Le geste de censure comme intervention artistique. Le décrochage d’Hylas et les Nymphes par Sonia Boyce

par Ariane Lemieux

 

– Ariane Lemieux est docteure en histoire de l’art spécialiste de l’histoire des musées. Elle est chargée d’enseignement en histoire du patrimoine et des musées à l’Université de Paris 1 et en médiation de l’art contemporain à Paris 13. Elle est également intervenante pédagogique en muséologie à l’École du Louvre. Ses recherches portent principalement sur la nature des rapports du musée d’art ancien avec la création vivante, sur l’évolution de l’offre culturelle dans l’enceinte du musée et sur le rapport triangulaire musée-public-artiste. Membre de l’association internationale d’art contemporain, elle collabore régulièrement avec la revue Espace-Art actuel (Montréal).

Fig. 1 : John W. Waterhouse, Hylas et les Nymphes, 1889. Huile sur toile, 98,2 cm x 163,3 cm. Manchester Art Gallery

Le 26 janvier 2018, une œuvre de John Waterhouse, Hylas et les Nymphes [Fig. 1], est décrochée des cimaises de la Manchester Art Gallery dans le cadre d’une performance de Sonia Boyce[1]. Ce décrochage devant public visait à engager une réflexion sur la représentation de la femme dans la peinture victorienne en particulier et la manière dont le musée aujourd’hui donne à voir et à interpréter ces œuvres du passé dans lesquelles les femmes apparaissent comme des objets de désir et de beauté. Le vide instauré dans l’accrochage était comblé par un avis de l’artiste, qui contextualisait les motifs du décrochage et posait trois questions aux visiteurs sur la manière dont pourraient être exposées les œuvres du passé, au regard du contexte actuel dominé par une revendication pour l’égalité des genres et le mouvement #MeToo[2]. Sur une table, des post-it étaient mis à disposition du public afin de recueillir ses réponses [Fig. 2].

Fig. 2 : Affiche exprimant les motifs du retrait temporaire d’Hylas et les Nymphes et invitant les visiteurs à donner leur avis sur la manière de rendre l’accrochage plus représentatif des problématiques contemporaines dont l’égalité des genres. Photo : Manchester Art Gallery

L’absence de l’œuvre et les motifs de celle-ci ont cependant suscité davantage de commentaires dénonçant une censure puritaine teintée d’un féminisme radical que des réponses sur les alternatives de présentation des œuvres et sur l’actualisation de leur interprétation par l’institution. Il est vrai que le tableau de John Waterhouse ne représente pas un sujet réellement offensant et la nudité qu’il donne à voir est plutôt académique. Il représente la rencontre funeste d’Hylas, jeune compagnon d’Héraclès, avec les Nymphes alors qu’il puisait de l’eau à la rivière. Le propos du tableau tire son inspiration des thèmes classiques traitant des dangers de la beauté féminine et du caractère sournois des femmes. Il participe de ce fait à la fabrication de l’image de la femme au charme vénéneux et dont l’intention est de détourner l’esprit de l’homme par sa nudité. En réalité, Hylas et les Nymphes a le « défaut », ou la « qualité », d’être parmi les tableaux les plus significatifs des représentations de femmes fatales propres à la fin du XIXe siècle. C’est cette représentation de la femme dans la peinture ancienne au regard du contexte actuel et des débats sur l’égalité des genres que le retrait d’Hylas et les Nymphes voulait souligner.

L’avis indiquait pourtant que le retrait de l’œuvre était temporaire et servait à créer un espace de réflexion pour l’ensemble des visiteurs. Mais si nous considérons que la censure émane d’un discours obéissant à une certaine morale, ou du moins à un jugement de valeur, le décrochage d’Hylas et les Nymphes par Sonia Boyce peut sembler s’en approcher. Dans le domaine des arts, la censure procède d’un contrôle de l’entrée des œuvres dans l’espace public, soit par les autorités institutionnelles responsables de la diffusion officielle de l’art, soit par une autorité morale émanant de l’État[3]. Elle est le fruit d’un rapport autoritaire aux œuvres qui s’appuie, soit sur la forme, soit sur le contenu de la représentation. Par définition, la censure procède d’une sanction qui se manifeste et se concrétise par le retrait de l’œuvre de l’espace public. Même si le retrait de l’œuvre participe d’une démarche artistique et vise la problématique de l’accrochage, il s’accompagne d’une interprétation et d’une prise de position sur le contenu des œuvres des salles de la Manchester Art Gallery.

Le geste de Sonia Boyce : une censure au sens propre

En soustrayant l’œuvre de John Waterhouse au regard du public Sonia Boyce se pose en censeure. L’œuvre n’est plus visible et le vide de la cimaise peut ici corroborer l’idée que l’institution muséale, faisant autorité en matière d’histoire de l’art, soutient ce qui apparaît comme condamnation. Le geste du décrochage provoque une rupture dans l’imaginaire du visiteur du fait que le vide ait été comblé par un avis témoignant d’une position fortement idéologique. À travers sa mise en contexte et les questions inscrites sur l’avis, le retrait temporaire d’Hylas et les Nymphes s’imposait en effet comme une posture et un jugement critique selon des critères qui ne sont pas d’ordre esthétique, mais relevant plutôt de considérations féministes qu’encourage un contexte contemporain singulier. Le décrochage s’apparente ainsi à une censure qui, par définition, procède d’une sanction sur fond de système de valeurs et de conceptions idéologiques[4].

S’il est difficile de connaître les réactions en temps réel du public assistant au décrochage d’une des pièces majeures du musée pour sensibiliser à une normalisation de la représentation « du corps féminin en tant que forme décorative passive ou femme fatale[5] », les post-it laissés par les visiteurs, les articles de presse et les réseaux sociaux, témoignent d’une compréhension en termes de censure. Plusieurs articles de presse sont particulièrement virulents et leurs auteurs ont accusé le musée et l’artiste d’un révisionnisme historique au regard d’un contexte sociopolitique étranger aux œuvres du passé[6]. Dans les tribunes des plus grands journaux anglais, les critiques d’art, et professeurs d’université en particulier, soulignent ainsi que cette lecture de l’œuvre de Waterhouse et des peintures de l’ère victorienne est d’abord un déni de la connaissance historique, de l’évolution des goûts et des valeurs esthétiques propres à chaque époque, au profit de valeurs à la fois extrinsèques et subjectives et d’interprétations orientées, pour ne pas dire politiques et idéologiques. La comparaison avec le régime nazi par une germaniste du Jesus College de l’Université d’Oxford, Katrin Kohl, montre à quel point l’idée de censure au sens le plus strict du terme domine l’analyse du décrochage de Sonia Boyce.

« Le rôle du conservateur est de permettre au public de voir des œuvres et de comprendre les processus historiques dans lesquels elles s’inscrivent. Les conservateurs nazis nous ont également mis au défi de soustraire l’art de la vue du public, car il était contraire à leurs objectifs politiques et à leur goût puritain. Mais peu de gens aujourd’hui considèreraient que cela était autre chose que de la censure[7] ».

Selon la professeure en lettres, soutenir que le décrochage de l’œuvre de Waterhouse n’est pas une censure, mais une manière de provoquer un questionnement chez les visiteurs sur ce qui lui est présenté n’est pas valable « car un tel objectif ne peut qu’être proprement atteint que si l’œuvre est encadrée dans une exposition propice à un débat productif[8] ».

Pour le critique Jonathan Jones, figure connue du milieu de l’art, la « conversation » proposée par Sonia Boyce interroge plutôt la neutralité des musées d’aujourd’hui à l’égard des œuvres et il n’hésite pas à définir le décrochage comme une censure au sens propre du terme : « les musées doivent-ils censurer les œuvres d’art pour des motifs politiques[9] ? ». Le propos de Jones se déplace alors de l’intervention de l’artiste vers la responsabilité de la Manchester Art Gallery sur le droit de soustraire à la vue du public une œuvre du passé pour des motifs qui la dépassent. L’historien de l’art Kevin Childs ne fait pas référence à la censure de manière aussi directe, mais dénonce tout de même un révisionnisme historique et esthétique, insistant sur le fait que le regard contemporain ne peut juger les œuvres anciennes comme « inacceptables » au regard des débats actuels sur la représentation.

« Quelle que soit la stratégie choisie par les conservateurs de la Manchester Art Gallery, il y a un problème plus grave derrière ce qui semble remettre en question la validité de l’art réalisé dans le passé qui, nous dit-on, ne correspond pas aux notions modernes de la moralité. […] Faut-il jeter tout art qui explore et exploite la sexualité ? Est-ce ce que les nouveaux puritains exigent ? Les nus flagrants du Titien, le nu couché de Modigliani [Fig. 3], doivent alors disparaître[10] ? »

Fig. 3 : Amedeo Modigliani, Nu couché au coussin bleu, 1916. Huile sur toile, 60,1 cm x 92,1 cm. Collection privée

S’il ne parle pas de censure à proprement parler, Kevin Childs pose néanmoins la problématique de la sanction d’une œuvre au regard de la représentation de son sujet.

Du côté du site web du musée, plus de 900 personnes ont réagi au décrochage d’Hylas et les Nymphes. L’ensemble des commentaires qualifie cette démarche de dangereux précédent pour les autres œuvres et interroge sur ce droit que s’est donné, et qu’a eu, l’artiste de soustraire à la vue du public une œuvre du patrimoine[11]. Plusieurs dénoncent le principe même de débattre d’un sujet contemporain à partir d’une œuvre ancienne rappelant que la visite des collections permanentes a pour objectif de voir des œuvres reconnues pour ce qu’elles sont. Et si certains rappellent l’objectif de l’artiste, à savoir susciter le débat, d’autres leur rappellent systématiquement que la suppression de l’œuvre était et demeure une censure : « Aussi, quel que soit votre point de vue sur le tableau, sa suppression était une censure, une fin de discussion. V