Exposer la révolution russe : simplification(s) et réussite(s) d’une mise en scène artistique de 1917

par Juliette Milbach

 

Juliette Milbach est docteure en histoire de l’art et chercheuse associée au Centre d’études des Mondes Russe, Caucasien & Centre-Européen de l’EHESS. Ses recherches portent sur la peinture soviétique, reconstituant des parcours individuels à travers des fonds d’archives (national et privé) afin d’explorer la diversité des articulations de l’artiste à un cadre institutionnel restrictif. Elle étudie actuellement le discours sur l’art en URSS au prisme des circulations.

 

L’année 2017 a marqué le centenaire de la révolution russe. À cette occasion, nombreuses ont été les institutions nationales et privées, notamment en Europe et aux États-Unis, à mettre en scène les événements de février et d’octobre 1917 ayant conduit les bolchéviks au pouvoir. Une analyse des expositions consacrées à l’héritage artistique (notamment graphique) de la révolution russe d’octobre 1917 dans le cadre du centenaire de l’événement montre comment ces dernières sont parvenues ou ont échoué à interroger l’impact historique et artistique de l’événement. Dans un premier temps, l’article propose un panorama des expositions consacrées à la révolution révélant des spécificités nationales, pour se concentrer dans un second temps sur deux exemples particuliers : Revolution: Russian Art 1917-1932 à la Royal Academy de Londres et Revoliutsiia! Demonstratsiia! Soviet Art Put to the Test à l’Art Institute de Chicago. Ces manifestations sont comparables dans leur volonté de synthétiser l’art de la période. Elles offrent en outre d’autres similarités : le prestige de l’institution hôte, l’ambition didactique qui se traduit par la publication d’un catalogue conséquent, le nombre important de prêts institutionnels et privés, l’équilibre entre supports inédits et chefs-d’œuvre.

Nous interrogerons la manière dont ces deux manifestations défendent deux visions précisément antagonistes via des partis pris curatoriaux spécifiques. D’autres exemples mettront en relief combien l’histoire soviétique et ce qui est souvent volontairement réduit à n’être que son point de départ – la révolution – suscitent encore aujourd’hui beaucoup d’interprétations divergentes. Ces différentes expositions invitent à réfléchir à l’uniformisation d’une lecture moralisatrice de l’ensemble de la production soviétique, qu’elle soit artistique, industrielle ou même encore sociale qui obscurcit, voire nie, les forces divergentes et les tensions en jeu dans la société soviétique durant en l’occurrence ses vingt premières années.

En Russie, des expositions qui révèlent une situation complexe

En ce qui concerne tout d’abord les musées russes, les commissaires d’exposition semblent avoir éprouvé une certaine difficulté à trouver « le ton » pour marquer l’événement. Ce constat s’étend bien au-delà du cercle artistique. Dans la Russie contemporaine, traiter de 1917 revient à traiter d’une mémoire et d’un passé national qui demeure polémique. Les enjeux politiques expliquent, en partie au moins, les peu nombreuses et timides propositions au niveau des expositions artistiques. L’historien de l’URSS, Nicolas Werth a expliqué combien la révolution dérange l’idéologie du Kremlin[1]. Cela se cristallise principalement autour de la question de l’Église redevenue très puissante. Dans ce paysage actuel, la figure de Lénine, qui incarne le matérialisme athée, pose problème. Ce qui crée une grande ambiguïté, c’est que l’héritier de ce dernier, Staline, et en particulier son rôle dans la Grande Guerre patriotique (Seconde Guerre mondiale), sont de plus en plus valorisés. C’est en partie pour ces raisons que très peu d’événements liés au centenaire de la révolution ont eu lieu en Russie.

La proposition russe d’exposition qui a paru la plus intéressante est celle, pétersbourgeoise, montrant le Palais d’hiver en 1917, lieu matriciel évoqué par des photographies et objets de l’époque[2]. Consensuelle, l’exposition évoquait l’événement historique dans un contexte culturel large. Mais elle constituait surtout une sorte de rattrapage de dernière minute face au vide laissé par les autres institutions. L’une d’entre elles, la Galerie Tretiakov, l’un des deux plus grands musées d’art russe du pays, avait fait un choix symptomatique. Pour commencer, la Tretiakov entamait sa programmation annuelle non pas avec une manifestation liée au centenaire de la révolution, mais avec une exposition sur l’époque khrouchtchévienne, Le Dégel. Or la chose est presque ironique lorsque l’on sait que la période fut de nature à concurrencer 1917 par l’ampleur des mouvements sociétaux dont elle fut à l’origine.

À la suite de cela, en septembre 2017, la Tretiakov inaugurait Une Certaine année 1917[3]. En faisant suite au Dégel, l’exposition s’inscrivait dans une mise en scène de l’histoire du XXe siècle assumée par le musée et par cette succession, montrait sa volonté de réduire l’événement révolutionnaire originel à un événement du siècle. Le propos était toutefois stimulant : il s’agissait de montrer l’art de 1917 par des œuvres de 1917. Pourtant, sa réalisation, dominée par une ambition encyclopédique, s’en éloignait fréquemment, ce qui rendait illisible le fil conducteur. L’entrée en matière s’opérait avec la cohabitation d’œuvres abstraites et figuratives, insistant sur l’intérêt formel des œuvres, ce qui ne faisait que rendre particulièrement visible l’absence de l’événement de 1917 sur les toiles de l’époque. L’exposition minimisait, voire effaçait ainsi, l’impact de l’événement historique sur la création artistique immédiate. En accrochant des toiles sans rapport ni apparent ni explicite avec la révolution, Une Certaine année 1917 forçait les œuvres à parler de ce qu’elles taisaient, provoquant ainsi une confusion pour les visiteurs cherchant des preuves de 1917. Cet embarras russe à parler de 1917 et à réfléchir au passé soviétique incite donc à chercher hors des frontières russes les présentations questionnant le fait qu’il y ait eu, ou non, un art révolutionnaire et le rôle précis de la révolution sur l’activité artistique.

À Londres, des propositions nombreuses

L’importance de la communauté russe explique en partie le dynamisme culturel observé en Grande-Bretagne. Londres apparaît aujourd’hui comme un pôle important de l’art moderne et contemporain russe dans le monde occidental. Des départements universitaires sont consacrés à l’histoire de l’art russe, en particulier The Cambridge Courtauld Russian Art Centre (CCRAC). Plusieurs institutions, comme la Gallery for Russian Arts and Design (GRAD), la Pushkin House et la Calvert 22 Foundation sont des centres d’expositions et de débats exclusivement liés aux problématiques artistiques russes. En outre, Londres accueille deux fois par an la « semaine russe » durant laquelle se déroulent des événements culturels (films, pièces de théâtre, expositions) autour des enchères d’art russe dans les maisons de ventes Sotheby’s, Christie’s, Bonham’s, etc.

Ainsi, il était naturel que la programmation artistique londonienne de 2017 se tourne vers le centenaire de la révolution russe. Il y eut, aux côtés de Revolution: Russian Art 1917-1932 de la Royal Academy et de Russian Revolution: Hope, Tragedy, Myths à la British Library (dont il sera question plus loin), quelques manifestations importantes. Ainsi Imagine Moscow. Architecture, Propaganda, Revolution au Design Museum donnait à voir la capitale idéale, rêvée par les bolchéviks, mais jamais réalisée. Pour servir le propos, la scénographie du studio Kuehn Malvezzi avait établi un déroulement compliqué en spirale et plongé les salles dans la pénombre. Le spectateur restait de ce fait dans un flou concordant avec ces idéaux non réalisés.

Cette manifestation du Design Museum se trouvait en résonnance avec des propositions monographiques parfois plus confidentielles comme Dmitri Prigov. Theatre of Revolutionary Action[4] à la Calvert 22 Foundation ou encore Ilya And Emilia Kabakov. Not Everyone Will Be Taken Into The Future à la Tate Modern. Chacune de ces deux expositions conférait une réflexion méditative sur l’idée et le fait révolutionnaire, tout en invitant aussi à approfondir le lien entre l’art et l’histoire. La seconde exposition russe de la Tate en 2017, Red Star Over Russia, a Revolution in Visual Culture 1905-1955, exposait la collection de David King (1943-2016), récemment donnée à la Tate et déjà en partie connue grâce à plusieurs publications[5]. Pourtant, le propos de la manifestation contournait la question de 1917 jouant partout sur l’ambiguïté du titre. Par ces exemples, on comprend que le spectateur londonien avait beaucoup de propositions sur l’art russe en cette année anniversaire. Toutefois, à l’exception du Design museum, ces expositions ne présentaient pas de lien direct avec le centenaire. Elles contournaient plutôt la question de la révolution au prisme de l’expérience individuelle et en traitant l’histoire de la Russie sur un temps plus long, convenant mal à l’étude et l’analyse des dynamiques complexes révolutionnaires qui se jouent, elles, justement, sur un temps court. En outre, elles n’avaient pas vocation à réfléchir à l’événement historique et encore moins à son impact artistique.

La British Library et la BDIC : deux exemples d’expositions historiques 

L’exposition historique de la British Library, Russian Revolution: Hope, Tragedy, Myths quant à elle, n’a pas contourné le sujet. À travers des documents historiques (lettres, cartes, vidéos, etc.) et artistiques (films, affiches, peintures, etc.), l’exposition contextualisait le moment révolutionnaire en mettant en exergue ses liens avec les acteurs et les événements britanniques contemporains de l’époque. Était notamment présentée la première édition du Manifeste du parti communiste incitant le visiteur à faire le tour des lieux londoniens où vécurent (et moururent) les auteurs du manifeste. Plongé dans une semi-pénombre et conduit au rythme d’un parcours accidenté, celui-ci pouvait conclure peut-être rapidement à un événement inéluctable. Cependant, les matériaux exposés n’insistaient pas sur le déterminisme historique de la révolution, mais invitaient plutôt à considérer l’événement au prisme des circulations d’idées marxistes et antimarxistes russes et britanniques. Exposition d’histoire, les supports visuels étaient analysés selon leurs objectifs didactiques et non selon leurs qualités esthétiques.

Par ses qualités scientifiques et pédagogiques, la démarche de Russian Revolution: Hope, Tragedy, Myths se rapprochait de l’exposition française Et 1917 devient Révolution… Organisée par la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC, aujourd’hui renommée La Contemporaine), l’exposition présentait là aussi des liens pertinents avec l’histoire du pays « hôte ». Dans l’intention même, le titre programmatique Et 1917 devient Révolution… rappelle l’exposition de la British Library. En présentant de nombreux documents issus de son fonds, la bibliothèque rappelait l’étendue de sa collection russe.

Dans les deux expositions, la mise en scène montrait des allers retours, plus qu’elle n’imposait une lecture des causes et conséquences de 1917. Néanmoins, adoptant un point de vue plus historique qu’esthétique, les deux expositions évitaient de questionner la valeur artistique des artefacts. En revanche, les manifestations de la Royal Academy et de l’Art Institute de Chicago, de par leur nature, n’ont pu se soustraire à cet examen.

Deux expositions d’art qui s’opposent

Ainsi, Revolution: Russian Art 1917-1932 (Royal Academy, Londres) et Revoliutsiia! Demonstratsiia! Soviet Art Put to the Test (Art Institute, Chicago), parce qu’elles sont le produit d’historiens d’art, se distinguent des expositions dont il a été question précédemment. On doit le commissariat de Londres à Ann Dumas de la Royal et à deux historiens de l’art travaillant sur la Russie : Natalia Murray et John Milner[6]. Quant à celui de Chicago, il fut assuré par Matthew Witkovsky de l’Art Institute. Cela leur confère un intérêt particulier car leur objet est artistique et leur volonté est d’inscrire ce dernier dans un contexte chronologique relativement large. Il s’agit d’au moins une décennie pour Revoliutsiia! Demonstratsiia! et un peu plus pour celle de la Royal Academy.

Cet examen artistique apparaît clairement plus subjectif que les propositions purement historiques. C’est parce que cela a engendré des propositions opposées qu’il apparaît particulièrement pertinent d’en examiner les enjeux. Si les deux propositions avaient clairement trouvé leur raison d’être dans le centenaire et plaçaient au centre de leur problématique et de leur titre la révolution, la Royal a traité du sujet en vase clos, ainsi que le « Russian Art » présent dans le titre l’indique, alors que l’Art Institute de Chicago a cherché à en questionner l’internationalité et l’universalité.

Pourtant, cette relation entre art et révolution est importante parce que 1917 est au centre de bouleversements artistiques globaux dans lesquels les Russes ont joué un rôle actif : d’une part, en absorbant les courants avant-gardistes occidentaux accessibles au public principalement moscovite, notamment à travers les collections Chtchoukine et Morozov ; d’autre part, en inspirant à leur tour, à travers les constructivistes et autres suprématistes, les artistes du XXe siècle. Il était donc légitime d’attendre avec impatience les choix curatoriaux faits pour Revolution: Russian Art 1917-1932 et ceux faits pour Revoliutsiia! Demonstratsiia! Soviet Art Put to the Test.

Si les deux manifestations semblaient aborder le même sujet, elles ne pouvaient être plus différentes dans la manière de le traiter. Les titres de ces deux présentations parlent d’eux-mêmes. Ambiguë, Revolution: Russian Art 1917-1932, par sa ponctuation même, ne donnait aucune clef sur la relation entre art et révolution. Dans Revoliutsiia! Demonstratsiia! Soviet Art Put to the Test, en revanche, apparaissait la révolution et son impact sur l’art. Les points d’exclamation du titre de Chicago apportaient une sensation de mouvement. En outre, ce fut la seule des manifestations consacrées à 1917 à reprendre des mots russes en son titre. La Royal qualifiait cet art de russe, en faisant pourtant, nous le verrons plus loin, le procès de la production soviétique. Chicago invitait à revenir sur la formation de l’art soviétique au prisme de ses expérimentations formelles et conceptuelles.

L’ambition de l’exposition britannique Revolution: Russian Art 1917-1932 était de présenter la révolution par thématiques dont le découpage suivait les grands points du Premier Plan quinquennal. À cela s’ajoutaient trois salles monographiques dédiées à Vladimir Tatline, avec sa machine pour voler, à Kazimir Malevitch et à Kuzma Petrov-Vodkine[7]. Le parcours commençait par des portraits de Lénine, des académiques d’Isaak Brodsky[8] évoquant Lénine à Smolny (1930), à Lénine sur son lit de mort par Petrov-Vodkine (1924) [Fig. 1] pour rappeler que le culte de la personnalité commence tôt. Le leader était aussi évoqué par les images filmées (Eisenstein notamment) et plus inédit, par l’artisanat et les arts industriels.

Fig. 1 : Kuzma Petrov-Vodkine , Auprès du cercueil de Lénine, huile sur toile, 71 x 88,5 cm, 1924. Galerie nationale Tretiakov, Moscou

Staline quant à lui apparaissait notamment dans la peinture : le portrait oscillant entre le kitsch et l’académisme du même Isaak Brodsky en 1927 et celui, plus libre, à la façon d’un art naïf, de Georgy Rublev[9] autour de 1930. Ce dernier par exemple ne pouvait que surprendre. Sur la peinture, on voit un Staline joyeux, enfantin, assis une jambe repliée sous la seconde, sur un fauteuil d’osier et en train de lire la Pravda, à ses pieds un chien. La toile est composée par un fond aux tonalités rouge brique duquel se distingue à peine le chien si ce n’est par son collier, et bien sûr la tache blanche composée par Staline et sa Pravda. Cette prépondérance du rouge pourrait presque apparaître comme une référence au monochrome rouge de Rodchenko ou à certains travaux de Malevitch. La légèreté de la structure du fauteuil et la spontanéité de Staline sont absolument incongrues. Le tableau est placé aux côtés d’ennuyeux portraits bien plus littéraux de Staline sans qu’une distinction ne soit faite.

Cette manière de réunir sur un même plan des œuvres tout à fait dissemblables parce qu’elles illustrent un même thème est récurrent dans l’exposition et n’est donc pas du tout anecdotique. Ainsi, puisque le parcours est principalement thématique, l’illustration du monde ouvrier y est évoqué à travers les photographies d’Arkady Shaikhet, de Semyon Fridlyand et de Boris Ignatovitch, ainsi qu’avec plusieurs huiles dont celles de Pavel Filonov (L’Usine Poutilov, 1931-32) [Fig. 2]. Or était aussi accrochée une œuvre beaucoup moins littérale, celle d’Ekaterina Zernova[10] (L’usine de tomates, 1929). Dans cette dernière, des hommes translucides comme des fantômes, semblent vidés de leur substance par leur labeur. La tension de leurs corps témoigne de la difficulté du travail. Ces hommes vert et bleu autour de la cuve rouge se distinguent de la scène en haut à droite de la toile figurant des femmes au travail et distinctes des hommes par des tons exclusivement jaune-orange. On peut regretter que dans la lecture proposée au spectateur, cette nuance, distinguant la toile de Zernova et ses expérimentations formelles, n’ait pas relevée.

Fig. 2 : Pavel Filonov, Ateliers de tracteurs à l’Usine Poutilov, huile sur toile monté sur carton, 73 x 99 cm, 1931-1932. Musée national russe, Saint-Pétersbourg

Ainsi les toiles figurant Staline, comme les trois dernières œuvres dont il a été question, étaient utilisées comme illustratives et cela, à notre sens, révèle un refus catégorique de juger des qualités picturales de ces œuvres car l’on juge exclusivement de leur lien avec le contexte de production. Ces oublis et approximations sont révélateurs car ils montrent qu’une perception de la production artistique russe, indépendante de ce que les œuvres peuvent dire, a présidé à la conception de l’exposition. Les matériaux ne semblent pas avoir été regardés pour eux-mêmes, sans préjugés idéologiques.

Le commissaire de Revoliutsiia! Demonstratsiia! Soviet Art Put to the Test, Matthew Witkovsky, a voulu explicitement (comme il l’exprime dans Artforum[11]) se démarquer des propositions précédentes, en particulier de celle de la Royal Academy. Pour son exposition présentée à Chicago[12], il a traité de 1917 comme un processus et sans imposer une lecture rétrospective volontairement unilatérale.

Revoliutsiia! Demonstratsiia! Soviet Art Put to the Test analysait ainsi comment le pouvoir soviétique cherchait et trouvait de nouvelles réponses à d’anciennes questions : maison, travail, art, etc. L’idée centrale était de traduire comment une nouvelle société avait été modelée et selon quelles modalités cette dernière avait été mise en images. Plus encore que les œuvres et les objets exposés dans les dix sections de l’exposition, le travail curatorial donnait lieu à une réflexion passionnante à la croisée de plusieurs chemins. L’idée à l’origine de l’exposition était bien de montrer comment chaque objet et chaque type d’activité investissaient, et démontraient, les changements sociétaux en devenir selon les principes de la révolution. On y insistait donc sur l’idée de processus, tant dans ses aspects expérimentaux que discursifs. La production était abordée comme une mise en forme du communisme. Non seulement l’exposition s’attaquait de front à la révolution, mais elle cherchait en outre à mettre en œuvre un laboratoire d’idées tout à fait convaincant du fait de son adéquation avec le sujet traité.

Pour servir leur propos, le parcours distinguait profondément les deux expositions. Dès l’inauguration, Revolution: Russian Art 1917-1932 a fait l’objet de commentaires mitigés : un accrochage désordonné (Philippe Dagen[13]) et une qualité artistique médiocre (Adrian Searle[14]). En effet, passées les premières salles, la cohérence se perdait rapidement. Une salle entière était consacrée à la Russie éternelle à travers l’orthodoxie, sans qu’il soit relevé l’articulation de cette dernière avec le plan quinquennal qui occupait les premiers espaces. Après cette évocation, le visiteur accédait à des salles d’histoire, consacrées au Communisme de guerre et à la Nouvelle politique économique (NEP). Ces présentations, tout à fait pédagogiques, présentaient néanmoins un intérêt esthétique largement moindre.

Si la Royal Academy était relativement dominée par la peinture, l’exposition de Chicago privilégiait la multiplicité des supports, en présentant un grand nombre de pièces diverses (dessins, photographies, sculptures). Elle faisait aussi la part belle aux couvertures de revues, présentant en particulier les très inventifs numéros de Krasnaia Niva et de ceux de la revue plurilingue L’URSS en construction, rappelant ainsi l’effervescence des publications. Et cet enthousiasme était, dans l’exposition, visible sur tous les supports. Les objets exposés étaient sélectionnés pour leur valeur créative.

À l’accrochage sans nuance de la Royal Academy, menant pièce après pièce à la boite noire finale où figuraient les victimes du Goulag, s’opposait la dynamique circulatoire de Chicago. Les espaces de Chicago étaient séquencés par des murs installés spécialement pour l’exposition qui permettaient de séparer les espaces. Dans la pièce centrale à laquelle on accédait après un couloir introductif dédoublé de salles plutôt historiques, les cloisons n’atteignaient pas l’entière hauteur de la salle et permettaient ainsi de garder le sens de l’unité. Tous les projets de la société soviétique étaient traités séparément, tout en laissant au visiteur la possibilité d’en garder une vision d’ensemble. Cette mise en scène dynamique permettait de créer une cartographie de l’expérience soviétique. C’était tout l’inverse à la Royal Academy, qui écrasait de ses hauts murs et d’une lumière tamisée tous les objets exposés. Quant à l’exposition de Chicago, le parcours des salles y était rythmé par un mélange des supports exposés (photographies, revues, sculpture, arts industriels, etc.), alors que la Royal Academy, elle, proposait un accrochage largement plus rigide, avec peu de vitrines. Les tableaux étaient accrochés les uns à la suite des autres, donnant peu de chance au visiteur de saisir la force de la révolution dans les bouleversements artistiques.

Les formulations de ces deux expositions sont ainsi très différentes. Elles ne sont pas seulement divergentes, mais révèlent de visions profondément antagonistes de la révolution de 1917 qui sont connectées avec l’historiographie de l’URSS et son historique clivage. Il faut ici rappeler un aspect important de l’analyse de l’URSS. En histoire, deux approches ont existé : totalitarienne et révisionniste. Si celles-ci sont désormais relativement dépassées par les chercheurs, sans doute pour des approches plus délimitées aux disciplines, elles restent des lieux communs relativement tenaces. Schématiquement, la première approche postule des décisions venues exclusivement du sommet du pouvoir, alors que la seconde met en avant les luttes et les marges de discussions dans la société soviétique[15]. L’histoire de l’art a peu conversé et soutenu l’une ou l’autre vision. Néanmoins, certains ouvrages ont repris relativement littéralement ces approches. Igor Golomstock par exemple pour l’approche totalitarienne postulait pour un art exclusivement et entièrement soumis à l’État[16]. Le révisionnisme à quant à lui fait peu d’émules. Néanmoins, à la fin des années 1980, des ouvrages comme ceux du philosophe Boris Groys[17] invitent à repenser la rupture entre avant-gardes et réalisme socialiste. Ces conceptions ont laissé leurs traces dans les deux expositions.

Ainsi, à La Royal Academy, en choisissant des limites chronologiques « classiques » soit de 1917 à 1932, on suggérait que les expérimentations prenaient brusquement fin en 1932. En effet, 1932 marque le Décret sur la réorganisation des groupes littéraires et artistiques que l’on a longtemps analysé comme l’arrêt brutal de l’activité artistique « libre ». Cet aspect est contestable, en particulier lorsque l’on met en avant le fait que ce décret était voulu par de nombreux artistes et que les tensions au sein du monde de l’art ont persisté tout au long des années 1930. Si l’exposition n’aborde pas cette décennie, elle montre néanmoins, par ce choix chronologique et ce qui l’y mène, la façon dont elle comprend les années 1920. Cette décennie illustrerait donc, selon l’exposition de la Royal, le déroulement d’un long processus de la fin des avant-gardes, à entendre ici comme la fin d’un art libre. Cette lecture rétrospective présidée par un jugement exclusivement négatif est, en outre, renforcée par la dernière salle de l’exposition. Dans celle-ci était montré un diaporama des victimes du Goulag (tous citoyens confondus, et non seulement le milieu artistique dont il était question jusqu’alors dans l’exposition). Par la forte résonance de ces événements, mais aussi en réaffirmant la rupture de 1932, l’exposition adhère à l’approche historiographique qui veut que l’art soviétique ait été un art servilement soumis au pouvoir et aux événements historiques et politiques. Cela se fait au détriment des opinions divergentes, sans restituer donc les débats et dynamiques propres à la société soviétique des années 1920 et 1930.

À l’inverse, Chicago réussissait parfaitement son pari en donnant à voir les formes d’une créativité intense, en montrant aussi la radicalité contre l’ancien establishment artistique. Le projet utopique porté par la révolution, la volonté de transformation du quotidien, en particulier avec le rôle très actif des constructivistes dans la production industrielle textile, était visible dans les deux expositions, mais mis en valeur à Chicago, tandis qu’à Londres on mettait surtout en avant le poids iconographique de ces productions (avec l’exemple des censures posthumes qu’ont pu connaître certains portraits de dirigeants). Un autre aspect fondamental de la richesse de la révolution en art, l’aspect prospectif des avant-gardes, l’image que l’URSS veut donner à l’étranger, a été mis en valeur à Chicago d’une très belle manière avec une grande vitrine consacrée à la revue L’URRS en construction[18] alors que l’on retenait surtout les œuvres autour de la Russie éternelle à Londres.

Les exemples témoignant de la difficulté qu’il y a à parler de cet art de manière désidéologisée sont légion. Jonathan Jones pour The Guardian, avant même que l’exposition de la Royal ne fût inaugurée, s’écriait que le politiquement correct ne pouvait être rompu au point d’exposer l’art d’un pays tel que l’Union soviétique, c’est-à-dire un art condamné et plus encore condamnable car créé par un État totalitaire. De manière assez ironique, son papier, au titre sans équivoque We cannot celebrate revolutionary Russian art – it is brutal propaganda[19] ne faisait que verbaliser, en termes journalistiques, les mêmes idées que celles de l’exposition critiquée : un rapprochement empressé avec le nazisme afin de ne pas réfléchir davantage. Un refus de regarder qui apparaît finalement très simplificateur. L’exposition de la Royal Academy aura choqué aussi car, par manque d’appareil critique, tant textuel que suggéré par l’accrochage, elle a montré quelques chefs-d’œuvre de la période post-avant-gardes – évoqués précédemment – sans pour autant inviter à une relecture.

Revoliutsiia! Demonstratsiia! Soviet Art Put to the Test a semblé, on l’aura compris, la proposition la plus intéressante car elle s’attaque à un sujet largement polémique, sans imposer au spectateur une lecture rétrospective, guidée par le fait qu’on ne pourrait pas parler du moment révolutionnaire sans parler des conséquences que le nouveau régime qui le porte fera vivre au pays plus tard. Par des limites chronologiques plus courtes, elle met l’accent sur l’émulation artistique de la révolution plutôt que sur les parts d’ombre. La présentation a paru plus stimulante intellectuellement car elle propose une visite dynamique, qui pousse à réfléchir alors que Revolution: Russian Art 1917-1932 propose une opinion toute faite qui ne reflète pas les travaux historiographiques récents[20]. Par sa volonté de juger de cet art plutôt que de l’exposer, elle paraît défendre une position contestable. Par une organisation brouillonne et des approximations dont on se permet de penser qu’elles ont été volontaires, l’exposition de la Royal Academy fait taire les voix dissonantes pour tirer son bilan d’une révolution qui aurait signé la mort de la création artistique. À Chicago, bien au contraire, c’est le foisonnement des propositions des artistes, leurs articulations aux différents éléments du monde de l’art soviétique, l’importance conférée par les soviétiques à un modèle culturel à exporter qui permettait au spectateur d’appréhender le basculement de la révolution dans sa complexité.

 

Notes

[1] Voir Dorman V., « Nicolas Werth “Moscou ne sait pas quoi faire des révolutions de 1917” », Libération, 21 février 2017, en ligne : https://www.liberation.fr/planete/2017/02/21/nicolas-werth-moscou-ne-sait-pas-quoi-faire-des-revolutions-de-1917_1550104 (consulté en mai 2019).

[2] L’exposition, préparée dans l’urgence, n’a pas donné lieu à la publication d’un catalogue, mais le lecteur russophone trouvera de nombreuses informations dans le périodique du musée : http://hermitage-magazine.ru/

[3] On trouvera à la fin de cet article la liste des expositions analysées.

[4] L’exposition faisait partie du programme annuel consacré au centenaire par la Calvert 22 Foundation « The Futur Remains: Revisiting Revolution » composé de conférences, colloques, expositions, etc.

[5] Citons les éditions françaises suivantes : King D., Le commissaire disparaît : la falsification des photographies et des œuvres d’art dans la Russie de Staline, Paris, Calmann-Lévy, 2005 et King D., Sous le signe de l’étoile rouge : une histoire visuelle de l’Union soviétique de février 1917 à la mort de Staline : affiches, photographies et œuvres graphiques de la collection David King, Paris, Gallimard, 2009.

[6] Ces deux historiens de l’art sont liés au Courtauld Institute of Art. Leurs approches sont principalement biographiques et ils travaillent particulièrement sur la décennie des années 1920. John Milner s’intéresse au constructivisme, on renvoie notamment à son ouvrage : Milner J., Vladimir Tatlin and the Russian Avant-Garde, New Haven, Yale University Press, 1983. Natalia Murray est l’auteure d’une biographie de l’historien de l’art Nicolaï Punin : Murray N., The Unsung Hero of the Russian Avant-Garde. The Life and Times of Nikolay Punin, Leyde ; Boston, Brill Academic Publishers, 2012 dans laquelle on peut déceler une grille interprétative téléologique qui se retrouve dans l’exposition.

[7] Moins connu en Occident que Tatline et Malevitch, Kuzma Petrov-Vodkine (1878-1939) a étudié à Munich et Paris avant d’être actif à Léningrad où son influence stylistique, pleine de références iconographiques et formelles aux fresques de la Renaissance italienne, est forte sur un grand nombre d’artistes.

[8] Isaak Brodsky (1883-1939) défend une manière académique et réalise de nombreux portraits notamment de chefs. Il joue un rôle actif dans l’institutionnalisation du monde artistique dans les années 1930.

[9] Georgy Rublev (1902-1975) a étudié aux VKhuTeMas et est actif particulièrement dans la peinture monumentale dans les années 1920. Aujourd’hui, ses peintures de chevalet, représentant des thématiques classiques de la peinture soviétique (alphabétisation, réunion ouvrières etc.), mais peintes dans une manière naïve assez unique, sont très bien exposées à la Galerie Tretiakov entre autres.

[10] Ekaterina Zernova (1900-1995) a commencé à exposer très jeune, dans les années 1920 et participe à toutes les grandes expositions des années 1930. Elle est également active pédagogue et a publié ses mémoires.

[11] Witkovsky M., « Seeing red: exhibiting the Russian revolution », Artforum, vol. 56, n° 2, 2017, p. 214-220.

[12] Un préambule à l’exposition était présenté à Venise dans le lieu d’exposition du co-organisateur de l’événement, la VAC Foundation, et comportait un volet avec des œuvres d’artistes contemporains.

[13] Dagen P., « À Londres, l’art soviétique avant la glaciation stalinienne », Le Monde, 24 février 2017.

[14] Searle A., « Revolution: Russian Art review – from utopia to the gulag, via teacups », The Guardian, 7 février 2017, en ligne : https://www.theguardian.com/artanddesign/2017/feb/07/revolution-russian-art-review-from-utopia-to-the-gulag-via-teacups (consulté en juillet 2019).

[15] Voir Depretto J.-P., « Comment aborder le stalinisme ? Quelques réflexions de méthode », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 65-66, 2002, p. 48-54.

[16] Voir Milbach J., « État des lieux sur la nouvelle historiographie de l’art soviétique », Marges, n° 26, 2018, p. 24‑34.

[17] Voir Groys B., Staline, œuvre d’art totale, Édith Lalliard (trad.), Nîmes, Éd. Jacqueline Chambon, 1990.

[18] Revue richement illustrée des travaux notamment d’El Lissitzky et d’Alexandre Rodchenko, L’URSS en construction paraît en plusieurs langues pour montrer à l’étranger les succès de l’industrie soviétique.

[19] Jones J., « We cannot celebrate revolutionnary Russia art – it is brutal propaganda », The Guardian, 1er février 2017, en ligne : https://www.theguardian.com/artanddesign/jonathanjonesblog/2017/feb/01/revolutionary-russian-art-brutal-propaganda-royal-academy (consulté en novembre 2018).

[20] En particulier ceux en France de Cécile Pichon-Bonin. On renvoie notamment à l’introduction de son ouvrage, adaptation de sa thèse de doctorat : Pichon-Bonin C., Peinture et politique en URSS. L’itinéraire des membres de la Société des artistes de chevalet (1917-1941), Dijon, Les Presses du Réel, 2013, p. 9-20.

 

Liste des expositions analysées dans le texte

RUSSIE

Une Certaine année 1917 [Nekto 1917], [28 septembre 2017 – 14 janvier 2018, Galerie Tretiakov (Moscou), catalogue]

Le Palais d’hiver et l’Ermitage en 1917. L’histoire s’est faite ici [Zimnij dvorec i Ermitaž v 1917 godu. Istorija sozdavalas’ zdes’], [26 octobre 2017 – 4 février 2018, Musée de l’Ermitage (Saint-Pétersbourg), pas de catalogue]

ÉTATS-UNIS

Revoliutsiia! Demonstratsiia! Soviet Art Put to the Test, [13 mai – 25 août 2017, V-A-C Foundation (Venise) et 29 octobre 2017 – 14 janvier 2018, Art Institute (Chicago), catalogue]

LONDRES

Revolution: Russian Art 1917-1932, [11 février – 17 avril 2017, Royal Academy (Londres), catalogue]

Imagine Moscow. Architecture, Propaganda, Revolution, [15 mars – 4 juin 2017, The Design Museum (Londres), catalogue]

Russian Revolution: Hope, Tragedy, Myths, [28 avril – 29 août 2017, British Library (Londres), catalogue]

Dmitri Prigov. Theatre of Revolutionnary Action [13 octobre – 17 décembre 2017, Calvert 22 Foundation, brochure]

Ilya and Emilia Kabakov: Not Everyone Will Be Taken Into The Future, [18 octobre 2017 – 28 Janvier 2018, Tate Modern (Londres), catalogue]

Red Star Over Russia, a Revolution in Visual Culture 1905-1955, [8 novembre 2017 – 18 février 2018, Tate Modern (Londres), guide]

PARIS

Et 1917 devient Révolution… [18 octobre 2017 – 18 février 2018, Bibliothèque de documentation contemporaine aux Invalides (Paris), catalogue]

 

Pour citer cet article : Juliette Milbach, "Exposer la révolution russe : simplification(s) et réussite(s) d’une mise en scène artistique de 1917", exPosition, 3 septembre 2019, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles5/milbach-exposer-revolution-russe-1917-2017/%20. Consulté le 8 novembre 2024.

Le musée augmenté des réseaux sociaux : de nouveaux modes d’exposition et de censure ?

par Camille Prunet

 

Camille Prunet est docteure en Esthétique et Sciences de l’art (Université Paris 3) et ATER en Arts plastiques à l’université Toulouse Jean Jaurès (LARA-SEPPIA). Sa thèse a été publiée chez L’Harmattan sous le titre Penser l’hybridation. Art et biotechnologie (2018) et elle a codirigé avec Thierry Weyd l’ouvrage Seconde nature (ésam Caen Cherbourg, 2019). Spécialiste des rapports entre art et sciences, ses recherches portent sur l’écologie des œuvres et sur le statut épistémologique des images. Elle publie régulièrement des articles sur ces sujets et des critiques sur l’actualité artistique, tout en développant une activité de commissariat d’exposition en lien avec ses recherches.

 

Si dans certains contextes sociaux et géographiques Internet peut servir d’espace d’exposition virtuel afin d’échapper à la censure, les réseaux sociaux sont surtout utilisés en Occident comme espaces supplémentaires de diffusion des œuvres d’art. Paradoxalement, ceux-ci n’hésitent pas à censurer les images des expositions et des œuvres qui leur sont soumis. L’arrivée des réseaux sociaux au début des années 2000, avec leur succès grandissant, a profondément modifié le paysage de l’activité artistique en ligne. Nous évoquerons ici les réseaux sociaux les plus utilisés par le milieu artistique : Facebook, Instagram, Snapchat, Tumblr et Twitter. Si les réseaux sociaux restent des outils d’autopromotion en premier lieu, une nouvelle forme de monstration des œuvres semble s’y développer. Ainsi, la création en 2014 de la MuseumWeek, en partenariat avec l’Unesco, prend acte de l’importance des réseaux sociaux. Chaque année durant une semaine, les utilisateurs de Twitter sont invités à partager leurs photographies d’œuvres provenant des musées du monde entier. Sept journées à thème sont organisées, avec la création d’un mot-dièse (hashtag) permettant d’identifier rapidement les commentaires et images associés tels que #MuseumWeek ou #WomenMW. Le public et les institutions commentent et publient les photographies des œuvres et des expositions qu’ils souhaitent, chacun pouvant repartager ces données. L’objectif est de donner à voir « la culture au-delà des frontières physiques et d’en permettre l’accès à tous[1] ». La popularité de cette « Semaine du musée » s’évalue en nombre de tweets, équivalent sur Internet du nombre d’entrées dans le musée[2]. Dans cet exemple, le réseau social est d’abord utilisé comme un support de communication pour valoriser les collections et les expositions des musées participants. Mais il y a également la volonté de permettre au public d’accéder à des œuvres par ce biais. Les modalités d’exposition sont donc remises en question par ce type de diffusion, qui perturbe la distinction entre les statuts des émetteurs (artiste, personne privée, institution) et modifie les enjeux de l’exposition. Par ailleurs, cette activité d’exposition en ligne n’est pas toujours identifiable comme telle car elle vient se fondre dans les multiples usages des réseaux sociaux.

Ce choix de monstration des œuvres en ligne, qui fait des médias sociaux un espace prolongé du musée ou de l’atelier de l’artiste, fait évoluer la compréhension de ce que peut être une exposition. L’analyse du rôle des réseaux sociaux sur les modalités d’exposition, dans un premier temps, nous permettra, dans un second temps, de cerner les modalités de la censure qui sont alors susceptibles de s’appliquer aux œuvres dans un tel contexte. Les sanctions décidées par les propriétaires de ces sites, selon leurs propres critères, interviennent après la diffusion et concernent essentiellement des nus. Notre hypothèse est que l’évolution des formes de l’exposition en ligne influe sur les formes de la censure. La modification des modalités de monstration, liée aux usages des réseaux sociaux, semble faire évoluer la censure artistique, ses motivations comme ses conséquences. Il s’agit dès lors de s’interroger sur ce que la visibilité des œuvres sur les réseaux sociaux fait à l’exposition et à la censure, et incidemment à l’image.

Montrer des œuvres sur les réseaux sociaux : de nouveaux modes d’exposition ?

Dans l’ouvrage Le jeu de l’exposition, Jean-Louis Déotte et Pierre-Damien Huyghe relèvent que la fonction de l’exposition a évolué entre l’art classique et l’art contemporain. Ils identifient une fonction distractive à l’exposition d’art contemporain : « dans l’exposition d’art contemporain, la distraction devra avoir autant de valeur que la contemplation[3] ». Selon ces auteurs, qui s’appuient sur les analyses du philosophe et historien d’art Walter Benjamin (1892-1940), le caractère reproductible d’une grande partie de la production artistique contemporaine explique la césure entre l’exposition d’art classique et l’exposition d’art contemporain. De plus, certaines œuvres seraient « toute d’exposition », lorsque l’une d’elles « expose même sa propre capacité à s’exposer (un R. Serra, par exemple), qu’elle met en jeu son exposabilité ou l’exposition de sa technique personnelle d’exposition[4] ». Je ferai mien ce postulat et n’opérerai donc pas de distinction entre l’œuvre et son exposition, tant les usages d’Internet viennent confirmer une dilution des frontières entre œuvre et exposition dans la sphère virtuelle. La question de la distraction s’explique par la compréhension de l’œuvre comme un espace de jeu, « ouvert à chacun, […] et […] répétable à l’infini[5] », faisant écho à la reproductibilité technique des œuvres. L’identification de ces deux caractéristiques propres à l’exposition d’art contemporain se fait par rapport à une rupture énoncée avec l’exposition d’art classique. Elles ressortent donc d’une lecture chronologique. Le développement de l’exposition virtuelle, qui prive « l’art de lieu matériel sans pour autant le priver de visibilité et tout en l’inscrivant dans l’espace d’une conversation au statut encore à définir[6] », fait évoluer ce que l’on peut attendre d’une exposition et la finalité de celle-ci. Concernant les œuvres présentées sur les réseaux sociaux, faisant ostensiblement ou non exposition, elles sont susceptibles d’appartenir à toutes les époques. Elles sont d’abord et avant tout image dans ce contexte. Autre difficulté : certaines œuvres sont créées à partir de matériel numérique et pensées pour les réseaux, je pense notamment à la diffusion du travail de l’artiste chinois Ai Weiwei sur Twitter, ou encore aux démarches artistiques qui anticipent cette monstration dans leur conception même telle que l’œuvre Existence or Nonexistence (2014) de David Birkin[7]. Sur Internet, ce n’est pas la forme des œuvres qui dicte leurs modalités éventuelles d’exposition, pour reprendre l’exemple de Richard Serra, mais bien le format du média qui le diffuse – faisant résonner la fameuse formule du sociologue Marshall McLuhan, « the medium is the message[8] ». Cependant, la fonction distractive de l’œuvre et sa propre capacité à s’exposer, caractéristiques propres à l’exposition d’art contemporain relevées par Jean-Louis Déotte et Pierre-Damien Huyghe, n’ont pas disparu ; au contraire, ces traits semblent s’être encore renforcés avec la diffusion sur Internet.

Les images diffusées sur les réseaux sociaux se trouvent parfois réunies avec beaucoup de soin par les artistes. Des comptes Twitter, Instagram ou Pinterest par exemple sont conçus comme des espaces virtuels d’exposition. C’est le cas d’Ai Weiwei qui utilise régulièrement depuis 2009 son compte Twitter, malgré la censure étatique chinoise, pour montrer de nouvelles œuvres. Les photographies qu’il y diffuse sont réalisées avec son téléphone portable. Il peut ainsi les partager rapidement sur son compte Twitter, contournant la censure grâce à un VPN ou Réseau Privé Virtuel. Cette démarche lui offre la possibilité d’échapper lui-même à la censure du gouvernement chinois, l’artiste étant très critique sur la propagande et la politique chinoises. Mais le « mur » de l’artiste peut aussi être appréhendé comme une exposition monographique permettant d’accéder à ses productions visuelles, dont la nature numérique même confirme la pertinence à privilégier la diffusion première sur ce type de média. L’importance des réseaux sociaux dans la sphère artistique apparaît clairement lorsque l’on constate à quel point le nombre d’abonnés sur le réseau est devenu un critère majeur de reconnaissance professionnelle, y compris pour des artistes déjà identifiés dans le circuit traditionnel. En 2014, le magazine Vogue titrait un article « Why the World’s Most Talked-About New Art Dealer Is Instagram[9] ». De nombreux artistes connus essentiellement sur les réseaux, tels que Ashley Longshore, Petra Cortright ou Gordon Stevenson (connu sous le pseudonyme Baron Von Fancy), y témoignent qu’ils n’ont plus besoin ni d’exposer ni d’être défendus par des galeries d’art pour vendre ou pour obtenir une reconnaissance publique. Leur travail est beaucoup plus vu sur les réseaux sociaux que s’ils étaient exposés. Petra Cortright explique qu’ « Instagram est plus important que les vernissages maintenant[10] ». L’exposition Influencers[11] (2019) à la Galerie Hussenot [Fig. 1] a présenté des œuvres de Ben Elliot, un jeune artiste et un influenceur (son compte Instagram a plus de 20 000 abonnés au printemps 2019), qui a lui-même invité d’autres influenceurs.

Fig. 1 : QT, Ed Fornieles, Ben Elliot. Vue de l’exposition « Ben Elliot “Influencers” ». Courtesy Hussenot, 2019, Paris. Photo Aurélien Mole.

Cet exemple souligne l’importance prise par les réseaux sociaux dans la reconnaissance des artistes par le milieu de l’art. L’exposition à la Galerie Hussenot était conçue comme un espace aisément « instagramable », avec une esthétique froide rappelant des espaces publics tels que des halls ou des salles d’attente [Fig. 2]. L’exposition s’y exposait comme telle, les œuvres qui la composaient y figurant essentiellement comme éléments constitutifs d’une image virtuelle.

Fig. 2 : Ben Elliot, Constant Dullaart. Vue de l’exposition « Ben Elliot “Influencers” ». Courtesy Hussenot, 2019, Paris. Photo Aurélien Mole.

L’ouverture de nouveaux espaces, dont l’ambition artistique s’hybride avec la volonté d’offrir au public une expérience ludique partageable en ligne, repose sur des logiques similaires. Ouvertes d’abord à San Francisco, les initiatives de Museum of Ice Cream et de Color Factory connaissent un vif succès avec l’ouverture d’espaces dans d’autres villes américaines. Ces structures proposent des installations colorées et joyeuses conçues par des artistes et des designers. La distraction et le jeu sont des concepts centraux de ces projets qui ne cachent pas leurs objectifs commerciaux. Ces univers créatifs semblent largement inspirés par des installations artistiques comme celles de John Baldessari, de Pipilotti Rist, de James Turrel ou encore Olafur Eliasson. Dans ces espaces, tout est fait pour que les gens se prennent en photographie et les diffusent ensuite sur les réseaux sociaux. À Color Factory, des appareils photographiques sont présents dans chaque salle afin que les personnes puissent prendre des clichés sans se gêner avec leur téléphone portable. Le geste artistique est dilué au service d’un discours de légèreté et de jeu, un univers coloré rappelant les aires pour enfants de la restauration rapide. Les espaces, sortes d’« expositions pop-up », sont pensés dès le départ comme des installations insistant sur des formes, des dispositifs en mouvement et des couleurs adaptés à la prise de vue et à la vidéo. À l’inverse des lieux d’exposition traditionnels, ces espaces sont conçus dès le départ comme des expositions à photographier. Le magazine Wired les nomme fort justement des « Made-for-Instagram Exhibits[12] ». Prenant acte que l’« image partagée[13] » est un nouveau paradigme, les réseaux sociaux et les nouveaux lieux comme Museum of Ice Cream ou Color Factory fondent leur diffusion sur des pratiques plastiques autorisant des reproductions visuelles à grande échelle. Le dispositif d’exposition y est détourné, déplacé, afin de privilégier une esthesis immédiate et ludique.

Le réseau Snapchat, surfant sur cette tendance, a lancé en 2017 une plateforme artistique de réalité augmentée (art.snapchat.com). Jeff Koons a été le premier artiste invité. Ses sculptures « gonflées » sont visibles grâce à l’application dans quelques endroits sélectionnés : le Champ de Mars à Paris, Central Park à New York, ou encore l’Opéra de Sydney. L’application fonctionne quand les utilisateurs sont géolocalisés à proximité du lieu, et intègre alors les images des sculptures de l’artiste dans l’espace réel. Snapchat développe cette stratégie afin de souligner les capacités de création qu’offre son outil[14]. Il ne fait aucun doute, dans cet exemple, que nous sommes bien face à une opération de communication. Cependant, l’utilisation d’œuvres réalisées par des artistes indiquent que l’acte d’exposition, c’est-à-dire l’acte de disposer publiquement un objet afin qu’il soit vu, se mêle à la réalité du spectateur. La réalité augmentée dématérialise le rapport à l’œuvre et la sort définitivement du débat sur sa reproductibilité qui devient ici sa force puisqu’elle permet d’insérer quotidiennement l’art dans la réalité du spectateur. Cette tendance rejoint celle de l’offre individualisée en ligne, par le biais notamment des suggestions soumises à l’utilisateur sur la base de ses recherches antérieures, qui ciblent particulièrement ses goûts. Dans les lieux culturels physiques, la politique des publics est construite sur une séparation des usagers en plusieurs groupes : les scolaires, les familles, les adultes, les étudiants, les retraités, les personnes avec handicaps, etc. Sur Internet, il n’y a plus qu’un utilisateur, dont l’âge ou le statut disparaît derrière une multitude d’informations rassemblées grâce à des cookies et organisées par des algorithmes permettant d’avoir des propositions adaptées au public visé. Le glissement indique le passage d’une proposition ouverte et collective faite à un ensemble (relativement) hétérogène, à une proposition fermée et destinée à un individu précis. La notion d’exposition apparaît brouillée par ces nouveaux usages induits par les réseaux sociaux. Dans les exemples évoqués jusqu’à présent, il n’y avait pas d’éléments susceptibles d’être censurés par les règles des espaces communautaires virtuels qui visent essentiellement la nudité. Mais la censure évolue sous l’influence de ces stratégies qui tendent à répondre à une individualisation des propositions artistiques.

La censure des réseaux sociaux : mise à nu

L’extension virtuelle des ateliers d’artistes et des institutions culturelles permet d’observer une nouvelle forme de censure, consistant à faire disparaître tout texte ou image contrevenant aux règles établies par la plateforme en ligne. Celles-ci s’appliquent sur des images numériques sans considération de contexte : toute image produite sur les réseaux sociaux est lue comme un ensemble numérique. Facebook, notamment, a empêché la diffusion de certaines œuvres sur les comptes de musées. Par exemple, la publication d’une photographie de Laure Albin Guillot, Étude de nu datée de 1940, sur le compte du Jeu de Paume en 2013 a été supprimée car elle représentait un nu. Un an plus tôt, le compte du Centre Georges Pompidou sur le même réseau social montrait une peinture de nu de Gerhard Richter (Ema (Nu sur un escalier), 1966), supprimée pour les mêmes raisons. Dans le cas de l’œuvre de Gerhard Richter, Facebook a indiqué que ses modérateurs humains ont pris le tableau pour une photographie, soulignant par là une perception trouble du médium, qui mêle indistinctement image, photographie ou peinture dans l’espace virtuel des réseaux sociaux. Une réclamation après censure automatique est traitée par des modérateurs humains qui vérifient si l’image est de nature artistique, seule condition permettant généralement d’échapper à la censure de nus. Seule la nature numérique des images publiées est analysée par les algorithmes ; quant aux humains qui regardent les images signalées et diffusées dans ce contexte virtuel, ils ont trop peu de temps pour comprendre leur nature originale. La re-présentation semble se dissoudre dans le rapport distendu à l’œuvre qu’instaure le traitement informatique de son image numérique. L’agencement des images sur ces plateformes favorise une lecture souvent isolée et décontextualisée de l’image. La censure qui s’applique dans ce contexte obéit à la même logique en s’adaptant ainsi à cette lecture des images. Si la censure d’État ne disparaît pas, une autre censure privée apparaît, organisée par les réseaux sociaux eux-mêmes (et à la demande des États qui leur requièrent de réguler les activités générées). En publiant des images sur des réseaux tels que Facebook, le Centre Pompidou ou le Jeu de Paume, pour reprendre ces exemples, deviennent dépendants des conditions d’utilisation et des sanctions éventuelles mises en place par ce type de médias. Les règles des différentes communautés fluctuent selon l’orientation prise par leur société propriétaire. Il n’existe plus de valeurs communes liées à une aire culturelle et géographique permettant d’expliquer les restrictions appliquées et ses modalités. La censure reflète ce qui s’observe concernant les modalités de diffusion des images : une absence de contextualisation, une individualisation et une privatisation. Cet éclatement des images aboutit à des monstrations qui ne sont pas des expositions à proprement parler, expliquant que la censure déplace ses applications sur des images de façon apparemment isolée, plutôt que sur des ensembles. La suspension du compte Facebook de Jerry Saltz, célèbre critique d’art du New York Magazine, pour avoir publié un ensemble d’images d’œuvres d’art majoritairement datées du Moyen Âge qui cumulaient des représentations de nus et de scènes de torture, indique que si la censure frappe apparemment plus souvent des images (qui sont donc supprimées) que des comptes (ce qui indiquerait comme pour Jerry Saltz la censure d’une démarche de type curatorial), c’est justement parce que la monstration, qui semble remplacer l’exposition sur ces plateformes, éclate et isole les modes de perception des œuvres. En effet, la configuration des réseaux sociaux morcelle le regard par un éclatement sous forme de cadres (frames) des objets présentés, faisant écho en cela à une consommation individualisée de l’image. Nous comprenons donc mieux pourquoi, à la suite de Jean-Louis Déotte et Pierre-Damien Huyghe, il apparaît que l’œuvre est « toute d’exposition » car elle expose bien sa propre capacité à s’exposer et, ce faisant, elle déplace la notion d’exposition et s’expose à une nouvelle forme de censure.

La censure de nus, quasi systématique sur l’ensemble des réseaux sociaux, est la plus discutée par le monde de l’art. De nombreux utilisateurs et des États comme l’Allemagne dénoncent régulièrement le racisme ou la xénophobie, qui y seraient moins fortement censurés que les nus. Les réseaux sociaux suppriment des images en fonction d’algorithmes basés sur leurs règles communautaires ou à la suite de réactions d’utilisateurs. Des artistes ont décidé de jouer avec les règles des réseaux sociaux et les intelligences artificielles qui repèrent les nus. En 2015, le photographe allemand Olli Walhauer a ainsi publié sur Facebook une image dans laquelle une femme apparaissait poitrine dénudée derrière un homme habillé tenant une pancarte contenant des propos racistes, en référence à la propagande antisémite allemande des années 1930. Le réseau social a censuré l’image dans les deux heures suivant sa parution pour non-respect de ses règles sur la nudité, sans relever les propos racistes. Le commentaire publié par le photographe sous son image indiquait que celui-ci l’avait créée afin de jouer avec cette censure aveugle. N’importe quel humain regardant cette image avait donc dès le départ un contexte puisque l’auteur indiquait son intention sous l’image. Sur le réseau Instagram, les règles stipulent que la nudité, en particulier la monstration de tétons de femme, est proscrite. Claudia Sahuquillo, une artiste espagnole, s’est rendu compte que les algorithmes ne relevaient pas l’infraction lorsque le téton était peint, elle a donc produit des images pour Instagram basées sur cette observation afin de détourner la censure. Elle n’est pas la seule à avoir adapté sa production à l’espace de visibilité que sont les réseaux sociaux. Un autre artiste, Marius Sperlich[15] (358 000 abonnés sur Instagram en avril 2019), joue avec le corps de ses modèles pour créer des scènes humoristiques dans lesquelles les nus photographiés échappent par des détournements formels à la censure. Ces exemples permettent de relever le rôle de la censure dans l’identification d’une mutation de l’exposition et de la construction des images. Comme le rappelle Lev Manovich, chercheur en théorie des médias :

« si auparavant le spectateur d’un film convoitait ou essayait d’imiter le corps de la vedette, l’utilisateur d’un ordinateur est désormais invité à suivre la trajectoire mentale du concepteur de nouveaux médias[16] ».

Si la censure des réseaux sociaux s’applique particulièrement aux images de nus, c’est bien qu’elles ont été ciblées par les concepteurs des algorithmes. Penser la censure du nu, c’est envisager les algorithmes qui déchiffrent les nus. C’est bien ce que dénoncent ces artistes qui tentent de comprendre ce que les réseaux sociaux perçoivent comme étant de la nudité ou non.

Dans un texte intitulé « Méditations sur un cheval de bois[17] », l’historien de l’art Ernst Gombrich analyse les éléments constitutifs du cheval de bois qui permettent de suggérer un cheval, malgré des formes et des volumes parfois très approximatifs. Dans cette optique, l’image d’un objet peut être considérée comme la substitution de celui-ci par des éléments qui en reconstruisent les formes essentielles, en s’appuyant sur un vocabulaire formel de base, c’est-à-dire sur un ensemble de conventions culturelles. La censure des médias sociaux permet de s’apercevoir que la machine qui déchiffre l’image ne lui reconnaît pas ce rôle de substitution, ne cherchant pas à saisir la signification de l’image mais uniquement à faire correspondre celle-ci à des bases de données permettant d’organiser les informations récoltées. L’image numérique a l’apparence visuelle de l’objet de remplacement évoqué par Gombrich, mais sa nature chiffrée lui offre la possibilité d’exister également sous cette autre forme. Cependant cette seule lecture numérique de l’image lui ôte toute possibilité d’être considérée comme un élément de substitution par les algorithmes utilisés sur les médias sociaux. Les expérimentations plastiques des artistes évoqués le démontrent bien : l’image numérique n’est reconnue comme un nu par les intelligences artificielles qu’à certaines conditions. Le fait même que les réseaux sociaux déconstruisent la notion d’exposition, par la fragmentation du regard et des images (à la différence d’expérimentations artistiques proposées sur des sites internet ad hoc), amène à une décontextualisation propre à menacer les démarches artistiques trop complexes pour elles, avec des régimes de signification à plusieurs niveaux. Ces différentes démarches soulignent l’importance prise par les réseaux dans la diffusion et la monstration des œuvres par les artistes, mais aussi leur impact sur la façon de penser l’œuvre. Le filtre de la censure opéré par les réseaux sociaux régule tous les échanges d’images qui se font sur ces sites[18], qui sont incapables de distinguer « le désir de fabriquer un “substitut[19]” » d’un document visuel. L’in situ de l’espace numérique valant comme espace de monstration invite finalement à produire un certain type d’images qui correspond aux contraintes formelles du réseau social. Le passage de l’objet à un signal électrique, au caractère « essentiellement mutable[20] » comme le relève Lev Manovich, modifie profondément le rapport à l’œuvre, et par conséquent à la censure.

Représentation et image numérique : quand la censure faillit

La censure s’applique suite à une lecture informatisée de l’image, mettant de côté la nature originelle de celle-ci (peinture, photographie, sculpture, image produite sur ordinateur, etc.). L’utilisation extensive des réseaux sociaux, apparaissant comme une sorte de musée étendu, amène à s’interroger sur la question de la représentation dans un tel cadre. L’artiste Grégory Chatonsky travaille régulièrement à partir d’images ou de logiciels utilisés par les réseaux sociaux. L’œuvre Perfect Skin II (2015) [Fig. 3] est une vidéo pensée comme une grande image créée par un logiciel qui a été chercher sur Tumblr toutes les images identifiant les termes « Kim Kardashian ». Dans la vidéo, la caméra se déplace librement sur un paysage qui semble infini, recomposé à partir des images du visage de la star d’Internet et de la téléréalité.

Fig. 3 : Grégory Chatonsky, Perfect Skin II, 2015, vidéo générée à partir du compte Instagram de Kim Kardashian, durée infinie, © Grégory Chatonsky

Cette sorte d’autophagie monstrueuse est un écho au travail de sculpture de soi de cette femme, qui n’a d’autre finalité qu’un narcissisme ad nauseam. Cette dernière gagne sa vie en se filmant et en se photographiant dans son environnement quotidien, une unique compétence assumée et étalée sur les réseaux sociaux. Cette œuvre évoque un article du théoricien de l’image, Andrea Pinotti, intitulé « Rentrer dans l’image : sommes-nous tous Narcisse ? », dans lequel l’auteur identifie les différentes stratégies, développées au fil des siècles, pour dépasser la frontière qui sépare l’image de la réalité. L’effet paradoxal de ces stratégies est la production d’images qui « cherchent à se nier elles-mêmes en tant qu’images pour se présenter immédiatement (sans médiation) comme la réalité qu’elles représentent[21] ». Le désir de pénétrer dans l’image est millénaire, comme le montre bien l’exemple donné par Pinotti du mythe de Narcisse, qui tombe amoureux de son propre reflet dans l’eau, et s’y plonge pour l’embrasser dans certaines versions du mythe. Dans Perfect Skin II, le geste plastique consistant à venir abîmer, accidenter l’image de Kim Kardashian crée un écart propre à faire émerger un imaginaire qui ne se laisse pas abuser par son reflet machinique. L’intelligence artificielle créée pour retrouver les selfies de Kim Kardashian s’appuie sur les bases de données qui, de concert avec les algorithmes, gèrent les réseaux sociaux. Rentrer dans la logique informatique permet d’interroger le monde que construit l’ordinateur. Cet exemple permet de mieux saisir, par extension, l’évolution du rapport à l’œuvre et à l’exposition qui s’opère à travers le recours aux réseaux sociaux. La convocation d’un ensemble d’images provenant des réseaux sociaux souligne l’absence de statut identifié de l’image : on ne sait plus d’où elle provient, renforcée en ce sens par sa nature numérique fluide. Elle est capable d’être transférée d’un support à un autre avec une grande facilité.

Dans Image May Contain (2016) [Fig. 4] du même artiste, ce dernier s’appuie sur l’intelligence artificielle utilisée par Facebook qui récupère les commentaires publiés par les utilisateurs sur les photographies afin de pouvoir suggérer ensuite des mots-clés sur les images. L’artiste détourne cette technologie en soumettant à l’intelligence artificielle des images incidentées, glitchées.

Fig. 4 : Grégory Chatonsky, Image May Contain, 2016, impression, 100 x 53 cm © Grégory Chatonsky

L’opération consistant à se nourrir du regard humain pour offrir un service de labellisation rapide est détournée par l’artiste. Il est impossible de lire cette image pour un regard humain sans se rendre compte qu’elle a subi une transformation ; l’intelligence artificielle, elle, ne le comprend pas et tente de déchiffrer au sens propre les images qui lui sont soumises. Cette opération indique que la machine ne cherche pas du sens, elle en est incapable, car elle se contente d’appliquer des algorithmes à des éléments visuels possiblement complexes. Dans cette œuvre, l’image est transformée en pure matière visuelle et sa modification permet de lui refuser toute fonction utilitaire que lui imposent les réseaux sociaux comme Facebook. Image May Contain est finalement une hallucination visuelle, une disjonction entre ce qu’on voit et ce qui est, qui rend visible le flux informatique par la suspension temporaire de son efficacité. Le regard tel qu’il est simulé par la machine n’est plus là pour identifier, au sens de redonner une identité aux éléments, mais pour capturer des données. Il nous amène à faire évoluer notre mode de pensée vers des analogies formelles, des équivalences visuelles, modulant discrètement la logique avec laquelle nous avions jusqu’à présent pensé l’image. Si « le mythe caché sous la surface des interfaces est celui de la purification du réel par la formalisation logico-mathématique[22] », comme l’écrivait l’artiste et théoricien Edmond Couchot, les réseaux sociaux en sont une bonne illustration. Le détour par des œuvres de Chatonsky permet de se rendre compte de l’évolution du rapport à l’image. La logique numérique crée un système d’équivalence visuelle (avec la création de motifs (patterns) reconnaissables par une lecture mécanique), dans la continuité de l’image industrielle, appliquée à plus grande échelle encore.

Dans son ouvrage intitulé Consent of the networked, la journaliste Rebecca MacKinnon[23] insiste sur l’idéologie de transparence qui est à la base du fonctionnement de Facebook, rappelant que ses règles interdisent l’utilisation d’un faux nom (l’idée étant que l’on commet moins d’infractions en agissant publiquement sous son vrai nom). La question de ce qui doit être censuré ou non pour protéger de certaines dérives est délicate, le problème que relève la journaliste est la délégation de cette question à de jeunes trentenaires californiens souverains aidés de logiciels automatiques, appliquant bien entendu les chartes des sociétés privées qui les emploient. L’image n’est pas investie autrement que comme un ensemble de motifs chiffrés. Dans cette approche, l’image vaut pour elle-même sans que l’idée qu’elle puisse se substituer à un référent réel soit envisagée. L’image elle-même est transparente, elle n’est pas un filtre du réel, elle devient le réel. C’est bien ce glissement qui s’observe lorsque les modérateurs humains eux-mêmes sont pris à censurer des œuvres d’art célèbres pour cause de nudité, incapables d’y observer un geste artistique[24] : La liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix, L’origine du monde de Gustave Courbet, Nu couché de Modigliani, la Vénus de Willendorf, une statue de Neptune à Bologne, la photographie de « la petite fille au napalm » de Nick Ut, etc. La liste n’est malheureusement pas exhaustive. La transformation progressive du regard humain induite par l’utilisation de l’image numérique sur les réseaux sociaux s’observe donc à travers ces erreurs des modérateurs humains. S’appuyant sur la lecture du livre Pour une philosophie de la photographie (2004) du philosophe Vilém Flusser, Emmanuel Brassat note en ce sens que :

« les images techniques, désormais produites de façon fonctionnelle par des appareils de plus en plus performants, sont devenues équivalentes aux choses mêmes, à la simple visualité directe du réel tel que le regard ordinaire croit pouvoir le saisir en le voyant[25] ».

Les images des œuvres qui circulent sur les réseaux (Twitter, Instagram, Tumblr et autres) empêchent une confrontation et une perception physiques aux œuvres (taille, matérialité, disposition). De plus, la numérisation entraîne une dégradation et une perte des données dues à la compression des images afin d’en permettre la diffusion. Le recours aux réseaux sociaux modifie en profondeur la finalité de l’exposition et la façon d’envisager l’œuvre en la transformant en pure matière numérique, dont la fluidité permet certes une circulation accrue de son image, mais en altère durablement la perception.

L’utilisation par les artistes et par les institutions culturelles des médias sociaux comme extension de leurs activités aboutit de facto à une évolution de l’exposition et à la censure susceptible de s’y appliquer. Le rapport virtuel à l’œuvre, avec la circulation des images qu’il autorise, développe encore la fonction distractive de l’exposition d’art contemporain et permet au public d’avoir accès à des pratiques artistiques extrêmement variées, mettant en jeu leur « exposabilité[26] ». La dimension distractive de l’exposition d’art contemporain, relevée par Jean-Louis Déotte et Pierre-Damien Huyghe, qui se retrouve dans l’appréhension des œuvres diffusées sur les réseaux s’explique par la nature essentiellement reproductible de leurs images. Une nouvelle forme d’exposition voit alors le jour, privilégiant une présentation individualisée des œuvres. Non conçus initialement pour diffuser des œuvres d’art, les réseaux sociaux leur appliquent leurs propres règles de censure, qui reflètent l’individualisation et la virtualisation du rapport à l’œuvre sur ces plateformes aux multiples fonctionnalités. Les protestations contre des censures d’images artistiques, majoritairement des nus, mettent en lumière cette évolution de l’exposition et de la censure associée. La lecture de l’image, au cœur des censures artistiques, subit une modification profonde par l’utilisation croissante de logiciels utilisés pour bloquer les contenus non souhaités. La distance opérée par le recours à la représentation se dissout dans les limbes des mondes virtuels, face à la tendance à quitter la représentation pour aller vers une image valant comme présentation du réel. L’image, nous dit Emmanuel Brassat, « appartient au regard, en cela elle est regard d’un regard et non pas le voir de la chose même[27] ». C’est ce à quoi répond l’exercice de l’exposition physique, un travail d’agencement qui permet de saisir ces jeux de regards qui participent à la construction du réel. La remise en question du format traditionnel de l’exposition entraîne l’application de censures étonnantes qui donnent l’occasion de questionner plus en profondeur les effets de ces usages numériques sur le monde de l’art.

 

Notes

[1] Ismail D., « Le #MuseumWeek, retour sur une semaine riche en culture ! », Toute La Culture, 26 juin 2017, en ligne : https://toutelaculture.com/actu/politique-culturelle/le-museumweek-retour-sur-une-semaine-riche-en-culture/ (consulté en décembre 2018).

[2] Ibid. : 664 000 tweets en sept jours en 2016, contre 363 209 en 2017.

[3] Déotte J.-L., Huyghe P.-D., « Introduction. La réception de l’art contemporain », Déotte J.-L., Huyghe P.-D. (dir.), Le jeu de l’exposition, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 15.

[4] Ibid., p. 17.

[5] Ibid.

[6] Caillet É., Perret C., « Avant-propos », Ceva M.-L. (éd.), L’art contemporain et son exposition, 1, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 9.

[7] En 2014, les mots « Existence or nonexistence » ont été écrits en fumée blanche dans le ciel par un avion volant au-dessus de Manhattan, New York. Les termes provenaient d’un courrier de la CIA (Central Intelligence Agency) adressé à une association qui demandait l’accès aux informations relatives à un programme de drones classé secret défense : « the CIA can neither confirm nor deny the existence or nonexistence of records responsive to your request ». Un nombre important de personnes ont publié sur Tumblr des images de cette action, en la commentant. Birkin avait anticipé le rôle des réseaux dans la réception et la diffusion de son travail, et a repris tous ces éléments publiés sur les réseaux sociaux pour documenter son œuvre. Voir le site Internet de l’artiste David Birkin, en ligne : https://www.davidbirkin.net/art#/existence-or-nonexistence/ (consulté en avril 2019).

[8] McLuhan, M., Understanding Media: The Extensions of Man, chapitre 1, New York, Mentor, 1964.

[9] Fleming O., « Why the World’s Most Talked-About New Art Dealer Is Instagram », Vogue, 13 mai 2014, en ligne : https://www.vogue.com/article/buying-and-selling-art-on-instagram (consulté en décembre 2018).

[10] Ibid.

[11] Influencers, Paris, Galerie Hussenot, 9 mars-6 avril 2019.

[12] Mohamed N., LaCour K., « Is It Art ? The Rise of Made-for-Instagram Exhibits », Wired, 27 septembre 2017, en ligne : https://video.wired.com/watch/is-it-art-the-rise-of-made-for-instagram-exhibits (consulté en décembre 2018).

[13] L’expression renvoie au titre de l’ouvrage suivant : Gunthert A., L’image partagée. La photographie numérique, Paris, Textuel, 2015.

[14] Chow A. R., « Snapchat and Jeff Koons Collaborate on Augmented Reality Art Project », New York Times, 3 octobre 2017, en ligne : https://www.nytimes.com/2017/10/03/arts/design/snapchat-and-jeff-koons-collaborate-on-augmented-reality-art-project.html (consulté en décembre 2018).

[15] Cet artiste avait plus de 358 000 abonnés le 17 avril 2019.

[16] Manovich L., Le langage des nouveaux médias, Dijon, Les Presses du Réel, 2010, p. 149.

[17] Gombrich E. H., Méditation sur un cheval de bois et autres essais sur la théorie de l’art, Mâcon, Éd. W, 1986.

[18] Pour rappel, il y aurait plus de deux milliards d’utilisateurs actifs mensuellement sur Facebook en 2018, un milliard pour Instagram, plus de 300 millions pour Twitter et Snapchat.

[19] Gombrich E. H., Méditation sur un cheval de bois et autres essais sur la théorie de l’art, Mâcon, Éd. W, 1986, p. 27.

[20] Manovitch L., Le langage des nouveaux médias, Dijon, Les Presses du Réel, 2010, p. 261.

[21] Pinotti A., « Rentrer dans l’image : sommes-nous tous Narcisse ? », The Conversation, 12 avril 2018, en ligne : https://theconversation.com/rentrer-dans-limage-sommes-nous-tous-narcisse-92444 (consulté en décembre 2018).

[22] Couchot E., La technologie dans l’art. De la photographie à la réalité virtuelle, Nîmes, Éd. Jacqueline Chambon, 1998, p. 247.

[23] MacKinnon R., Consent of the Networked: The Worldwide Struggle for Internet Freedom, New York, Basic Books, 2012.

[24] Selon le journal Le Figaro, « la décision de retirer, ou non, une image de nu revient […] à un modérateur humain » : Braun É., « Facebook censure une photo d’une statue de Neptune pour nudité », Le Figaro, 4 janvier 2017, en ligne : http://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2017/01/04/32001-20170104ARTFIG000008-facebook-censure-une-photo-d-une-statue-de-neptune-pour-nudite.php (consulté en décembre 2018).

[25] Brassat E., « L’intrusion de l’image technique dans le réel à l’âge des appareils », Essaim, n° 23, 2009/2, p. 42.

[26] Déotte J.-L., Huyghe P.-D., « Introduction. La réception de l’art contemporain », Déotte J.-L., Huyghe P.-D. (dir.), Le jeu de l’exposition, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 17.

[27] Ibid., p. 45.

 

Pour citer cet article : Camille Prunet, "Le musée augmenté des réseaux sociaux : de nouveaux modes d’exposition et de censure ?", exPosition, 3 septembre 2019, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles5/prunet-musee-augmente-reseaux-sociaux-censure/%20. Consulté le 8 novembre 2024.

La censure exposée. Un art contemporain russe sur le fil de la (dé)monstration

par Alice Cazaux

 

Alice Cazaux est professeure agrégée en arts plastiques et chercheuse associée au laboratoire CLARE (EA 4593) de l’université Bordeaux Montaigne, où elle enseigne au département Arts. Elle est l’auteure d’une thèse portant sur l’art contemporain russe et les liens établis par certains artistes avec des figures tutélaires évoquant la folie (le fol-en-Christ, L’Idiot de Dostoïevski, les dissidents ayant subi la psychiatrie punitive et la double vie des artistes non officiels en URSS) : « De l’idiot au fou dédoublé. Recherches sur les interprétations de la folie dans l’art actuel russe » (2015). Elle consacre à présent ses recherches à l’actionnisme russe, aux œuvres contemporaines réactualisant des formes passées (emprunt, détournement, reenactment) et à l’autofiction en art. Ses derniers articles sont parus dans la Revue Russe et aux Cahiers d’Artes (PUB). Elle exerce également une activité de critique et de conseil auprès d’artistes et de galeries.

 

« Quand l’ordre social se dissout, la présence du clown s’atténue sur la scène ou sur la toile ; mais le clown descend alors dans la rue : c’est chacun de nous. Il n’y a plus de limites, donc plus de franchissement.

Subsiste la dérision[1] ».

 

Cette réflexion entend faire un lien entre trois événements de l’histoire de l’art contemporain russe, trois cas d’étude reflétant le déploiement de modes de monstration alternatifs puisqu’élaborés pour des créations entravées, à un moment donné, dans leur mise en public. Il s’agit de deux actions entrant dans le champ de l’actionnisme russe (courant post-soviétique d’art corporel) et de la mise en public d’une collection d’art non-conformiste et contemporain au sein d’une institution d’État.

Ces événements seront pris de façon chronologique. Le premier en date est l’exposition Interpol (1996) organisée en Suède, au cours de laquelle Alexander Brener et Oleg Kulik, artistes de l’Est, répondirent d’une manière pour le moins brutale à ce qu’ils considéraient comme une prise d’ascendant autoritaire de certains artistes et organisateurs de l’Ouest. Leur riposte (morsure d’un critique et destruction d’une installation lors du vernissage) permit de court-circuiter les censeurs présumés en diffusant leur œuvre bien au-delà de l’exposition, et de rejouer un conflit géopolitique entre les pôles Est et Ouest par le biais de leurs appareils culturels. Le deuxième moment choisi de cette histoire est l’institutionnalisation de la collection constituée par le commissaire d’expositions Andreï Erofeev, rassemblant des œuvres non-conformistes et contemporaines datant des années 1970 à 2000. Il s’agit de la collection Tsaritsyno, qui souleva des problèmes d’autocensure institutionnelle dès son intégration au sein de la galerie Tretiakov, musée national russe, en 2002. Nous nous intéresserons également à l’action La Bite prisonnière du FSB (2010) au cours de laquelle le collectif Voïna dressa un graffiti colossal – un pénis de 65 mètres de haut – face au siège du FSB[2] à Saint-Pétersbourg, projetant un éclairage grotesque une nuit durant sur les forces politiques de l’ombre. Paradoxalement, cette action fut avalisée par un Prix du Ministère de la Culture russe.

Ici, les protagonistes ne jouent pas du contournement des règles imposées mais agissent dans une confrontation qui transgresse certains habitus et bonnes mœurs auparavant évidents – ne pas mordre ou vandaliser, ne pas exposer des œuvres critiquant directement le pouvoir politique ou la religion orthodoxe, craindre le FSB et d’une manière générale les porteurs d’uniforme. Chacun des événements choisis, à travers le scandale provoqué, a bénéficié d’un relais international qui opère un renversement de la censure. C’est en effet d’une façon paradoxale que le tollé provoqué par l’interdiction – officielle ou pressentie – donne une meilleure visibilité à ce qui devait être caché.

Ces trois cas de l’histoire de l’art actuel russe offrent à l’étude une situation complexe qui imbrique censeurs, créateurs et curateurs. La censure est ici perçue comme un grave manquement à la liberté d’expression, mais elle peut à l’opposé être interprétée comme un moyen d’accès à une audience élargie qui, à son tour, permet la monstration des modes opératoires des censeurs. Ainsi, Nathalie Heinich présente-t-elle le nouveau paradigme de l’art contemporain comme un jeu de main chaude, au sein duquel « à chaque innovation [répond] une indignation, puis une intégration, qui élargit les frontières de l’art en y incluant les dernières transgressions[3] ». Le meilleur moyen d’accéder à l’intégration serait donc, suivant ce schéma, la transgression. Mais étant donnée l’histoire artistique du XXe siècle en Russie, marquée par la pratique exclusive d’un art officiel jusque dans les années 1970, cette vision sociologique, bien que séduisante, n’est guère transposable à la scène russe : si les limites sont sans cesse repoussées par les artistes, bien souvent l’« intégration » n’a pas lieu.

Le champ établi permet ainsi de questionner des comportements possibles vis-à-vis d’interdictions ou d’obligations plus ou moins tacites : quels moyens trouver en faveur de la liberté d’exposer face à des autorités de nature culturelle, institutionnelle, religieuse et/ou politique, voire économique, qui choisissent de taire ou de faire taire certains sujets ? Alors même que la liberté d’expression semble garantie par l’article 29 de la Constitution, comment les nouveaux tabous de la Russie contemporaine sont-ils définis ? Et qui sont les censeurs ?

Les années 1990 furent le berceau de profondes mutations politiques, sociales et artistiques en Russie ; le démantèlement du bloc soviétique et la crise économique qui l’accompagna se fit parallèlement au renouveau d’une certaine liberté d’expression. La doctrine du réalisme socialiste n’étant plus imposée, l’art non-conformiste russe, jusqu’alors caché et entravé dans ses démarches de monstration, put sortir de son isolement. Certains artistes semblent avoir eu besoin de tester cette liberté jusqu’alors inconnue afin d’en définir les limites, sans affirmation d’une quelconque volonté politique, si ce n’est la revendication de nouvelles formes artistiques, tant sur un plan national qu’international. Oleg Kulik et Aleksandr Brener, furieux émissaires s’il en est de cette « sortie du placard », rendirent la Russie visible sur la scène artistique internationale lors d’un événement devenu historique, tout au moins pour l’actionnisme moscovite : Interpol.

Interpol : qui sont les censeurs ?

En février 1996, la ville de Stockholm accueillit l’exposition Interpol entre les murs de la Färgfabriken[4]. Les deux commissaires, le Suédois Jan Aman et le Russe Viktor Misiano, désiraient faire dialoguer les artistes de leurs pays respectifs à travers une organisation collégiale ; ils choisirent ainsi des artistes locaux qui, à leur tour, invitèrent un co-auteur international afin de créer ensemble cette exposition, organisée lors de deux rencontres préparatoires à Stockholm. C’est ainsi qu’Aleksandr Brener et Oleg Kulik furent invités à prendre part à l’exposition, le premier invité par le curateur russe, et le second, performer alors reconnu pour incarner un « chien méchant[5] », choisi par l’artiste suédois Ernst Billgren.

La situation du réseau culturel propre à chacun des deux pays était radicalement différente : le réseau suédois était bien développé et les artistes n’avaient rien perdu de leur rayonnement social, alors que la situation russe n’offrait aucun espace institutionnel réservé à la création actuelle, la place de l’artiste étant par conséquent publiquement et officiellement inexistante. Selon les termes de Viktor Misiano, rester en Russie pour pratiquer son art était – et c’est encore le cas à l’heure actuelle – « un choix moral » :

« Il y a, bien sûr, la preuve d’une énorme différence entre ces deux pays. L’exclusion de la Russie de l’arène internationale est due à l’effondrement de ses propres institutions, alors qu’en Suède, le protectionnisme gouvernemental a créé une existence si confortable pour ses habitants, qu’ils ont peu d’intérêt pour le monde extérieur. En Russie, où l’infrastructure au niveau des arts est faible et complètement marginalisée, les artistes existent en dépit du sens commun – ils font un choix moral. En Suède, où l’art a un pouvoir social, les artistes ont gardé leur fonction sans aucune perte de prestige. Il semble que ces différences diamétrales ne pouvaient qu’encourager le dialogue[6]. »

Malgré le désir d’un nouveau réseau artistique exprimé par le biais de cette exposition, fondée sur l’idée d’un partage harmonieux de l’espace, la production finale fut tout autre.

Dans un article relatant l’événement, la critique Ekaterina Degot indique que des conflits permanents avaient pour sujet la répartition de l’espace d’exposition[7]. L’échec de cette tentative de collaboration et d’entendement mutuel connut son point d’orgue lors du vernissage : le soir du 2 février, alors que les invités et la presse abondaient, Aleksandr Brener saccagea une grande installation signée Wenda Gu[8] – artiste chinois vivant aux États-Unis, convié à exposer par le Russe Dmitry Gutov[9]. Il détériora également une œuvre du Suédois Ernst Billgren qui avait invité Kulik. Ce dernier quant à lui mordit violemment un critique – malgré son engagement auprès des organisateurs de ne pas reproduire l’attaque canine qui l’avait conduit au poste à Zurich en 1995[10] [Fig. 1].

Fig. 1 : Arrestation d’Oleg Kulik suite à l’action Reservoir Dog, le 30 mars 1995 devant la Kunsthalle de Zurich lors du vernissage de l’exposition Signs and Wonder. Niko Pirosmani and Contemporary Art. Courtesy Oleg Kulik et galerie Rabouan Moussion Paris
Fig. 2 : Arrestation d’Oleg Kulik suite à l’action Dog House, le 2 février 1996 lors du vernissage de l’exposition Interpol, Stockholm, Färgfabriken. Courtesy Oleg Kulik et galerie Rabouan Moussion Paris

La police immédiatement prévenue arrêta Oleg Kulik [Fig. 2] alors qu’Aleksandr Brener avait déjà eu le temps de fuir. Voici l’événement décrit par Wenda Gu :

« Lors du vernissage, le performer russe Aleksandr Brener a commencé à jouer sur des tambours, installés devant mon installation, et a commencé à crier alors qu’il battait les tambours à tout rompre. […] il observait attentivement le comportement des spectateurs, et était attentif à chacun de mes mouvements. J’ai quitté un instant l’espace d’exposition pour recevoir des amis dans une partie adjacente du bâtiment. Une minute plus tard, un artiste allemand accourut vers moi en criant que mon travail avait été détruit par Brener. Je le suivis immédiatement à l’intérieur de l’exposition pour trouver un auditoire d’environ mille personnes dans un silence absolu, en état de choc, en train de regarder ma pièce. À ce moment-là, j’étais très ému, je n’avais jamais vécu cette situation auparavant. L’installation semblait avoir subi un attentat terroriste. En raison des matériaux et de la nature du travail, les cheveux, le drapeau et la fusée, elle ressemblait à un champ de bataille. Environ dix minutes plus tard, les membres du public avaient retrouvé leur sang-froid, certains d’entre eux appelèrent des reporters, les radios locales et les chaînes de télévision tandis que le Centre prévenait la police. Le critique d’art français, Olivier Zahm, s’est écrié : “Cette action est totalement néo-fasciste !”. L’écrivaine française Elein Fleiss vint vers moi et me proposa d’être témoin si je décidai d’intenter une action en justice. À l’arrivée des policiers, ils arrêtèrent un autre artiste russe qui jouait un chien enchaîné, nu, alors qu’il tentait d’attaquer et de mordre un bébé de deux ans. Certains membres de l’auditoire lui assénèrent des coups de pied au visage. Pendant ce temps-là, Brener avait quitté les lieux[11]. »

Ce témoignage présente la perception qu’un artiste « international » agressé a pu avoir de ses agresseurs « russes », qualifiés ici de « terroristes » ayant perpétré un « attentat » transformant l’exposition en « champ de bataille » par une action « totalement néofasciste », l’un d’eux n’hésitant pas dans sa sauvagerie à tenter « d’attaquer et de mordre un bébé de deux ans ». Il fait également état de la réaction immédiate de la presse : la communication autour de ces agressions russes à l’encontre de la sphère internationale débuta aussitôt, et une conférence de presse fut organisée dès le lendemain. Parmi ces réactions, une « lettre ouverte au monde de l’art » rédigée à l’initiative du critique Olivier Zahm et signée par de nombreuses mains expertes fut largement diffusée[12]. Elle figure aussi dans le catalogue d’Oleg Kulik[13], la médiatisation de l’événement s’avérant un élément important pour la promotion des « agresseurs ». Wenda Gu reproduit également de nombreuses coupures de presse sur son site internet, ainsi que sa lettre intitulée « La guerre culturelle[14] ». L’échange épistolaire trouva sa place dans les colonnes de Flash Art, revue italo-américaine à destination internationale, qui donna une visibilité certaine aux participants des deux parties. Viktor Misiano, co-commissaire de l’exposition, indiquait dans sa réponse que « cette confrontation exist[ait] également dans le contexte d’un partenariat tacite : son caractère scandaleux ser[vait] à promouvoir les nouveaux noms de Russie autant que des nouvelles institutions de Stockholm[15] ». La missive d’Oleg Kulik fut quant à elle suggérée par le comité d’organisation de Manifesta I (1996)[16], désirant que l’artiste se justifiât, pour anticiper les réactions que provoquerait sa participation à leur événement. Il exprime dans sa réponse l’incompréhension ressentie face à une invitation en tant que readymade chien, et au manque de collaboration interne entre les artistes : il avait été invité à collaborer par et avec Ernst Billgren, mais ce dernier avait élaboré sa pièce avant l’arrivée d’Oleg Kulik qui n’avait plus, en quelque sorte, qu’à la meubler, rompant ainsi le dialogue avant même un premier échange :

« […] plus rien de l’idée première ne transparaissait dans l’exposition – ni de son sens (l’idée de communication finit en rhétorique, plutôt qu’en désir pratique de fonder de nouvelles bases de contact avec l’Europe de l’Est), ni de sa réalisation pratique (nous avons vu comment les organisateurs avaient avorté beaucoup des projets moscovites). Étant un artiste avant d’être un chien, je ne voulus pas m’impliquer dans cette farce[17]. »

Les éléments qu’apporte Viktor Misiano convergent dans le sens d’une incompréhension mutuelle : « Le camp des Russes commença à penser que les Suédois les utilisaient dans le projet Interpol pour avoir accès à des financements » alors que « le camp suédois déclara que le projet Interpol était utilisé par les Russes pour obtenir de l’argent suédois[18] ». Les critiques se dirigèrent également vers les curateurs, Jan Aman étant jugé « charmant » mais manquant de « compétences organisationnelles et de professionnalisme » par les Russes, quand « les participants russes d’Interpol étaient généralement comme un gang mafieux, au sein duquel le curateur jouait le rôle du “parrain[19]” ». Wenda Gu les considérait également comme autoritaires et dominateurs :

« Les artistes russes, sous l’autorité de leur curateur, M. Misiano, essayaient fréquemment de contrôler l’ensemble du plan d’exposition, conceptuellement et spatialement. Il est évident que cela reflétait l’ambition de ces artistes russes, qui viennent d’une nation dont la superpuissance s’est effondrée, et qui ont une vision distordue de leur force passée[20]. »

Le « pôle Est », regroupé autour de l’action d’Aleksandr Brener, afficha son engagement dans le violent refus d’un certain impérialisme du « pôle Ouest », ressenti sur le plan théorique, spatial et financier, mais aussi politique[21]. Nous pouvons dès lors considérer qu’Oleg Kulik et Aleksandr Brener, agissant comme des enragés, parvinrent à altérer cet échange qu’ils jugeaient biaisé en faisant table rase des conventions pour entamer un nouveau dialogue établi selon leurs propres termes. Leur énoncé ne fut pas de l’ordre d’une parole et d’une pensée élaborées en concepts, mais d’une action s’adressant directement aux affects en jouant sur le scandale. Le terme grec de skandalon désigne au départ un obstacle sur le chemin, une pierre d’achoppement. Le scandale amené par la réponse inattendue et sensationnelle d’Aleksandr Brener et Oleg Kulik fait trébucher l’événement et dévier le discours d’une doxa figurée par le « pôle Ouest ». Toute allégeance à ce que les deux artistes interprétaient comme « occidental » – uniformisation présumée des codes artistiques, caractère mercantile –, fut refusée avec violence. Les « sauvages » qu’ils incarnèrent pour l’occasion devinrent les nouveaux censeurs, signifiant leur altérité au regard de la domination d’un « art international ».

Selon le théoricien de l’art et commissaire slovène Igor Zabel[22], la question était alors de savoir qui serait le maître des mots formant le dialogue. Oleg Kulik, invité en tant que chien, se comporta littéralement en tant que tel – agressif et bestial, défendant son territoire. La destruction d’Aleksandr Brener sembla, elle, influencée par l’espace qu’occupait l’installation de Wenda Gu, ne tenant pas compte des autres projets ni des commentaires effectués en amont lors des deux réunions de préparation. Igor Zabel cite un passage de À travers le miroir de Lewis Caroll pour illustrer son propos :

« Lorsque je me sers d’un mot, dit Humpty Dumpty d’un ton passablement méprisant, il a exactement le sens que je choisis de lui donner – ni plus, ni moins.

La question, dit Alice, c’est de savoir si vous pouvez donner aux mots tant de sens différents.

La question, dit Humpty Dumpty, c’est de savoir qui sera le maître, voilà tout[23]. »

Les dominés russes inversent les rapports d’autorité, montrant leur capacité à engendrer le chaos comme la réaction d’une Russie ne restant pas à la place qu’on lui avait administrée, en détruisant l’œuvre dominante – perçue comme une tentative de domination spatiale, conceptuelle et politique (porteuse de plus du drapeau européen).

Les mécanismes engendrés par le scandale obéissent ici à merveille à la dynamique de « transgression, réaction, intégration » évoquée en ouverture, Oleg Kulik – plus qu’Aleksandr Brener – ayant aujourd’hui une renommée internationale – les œuvres de la série The Mad Dog [Fig. 3] font désormais partie d’importantes collections, notamment celle du Centre Georges Pompidou[24].

Fig. 3 : Oleg Kulik, The Mad Dog, 1994, Epreuve gélatino-argentique, 120 x 160 cm, n° 2, Centre Georges Pompidou
Courtesy Oleg Kulik et galerie Rabouan Moussion Paris

La collection Tsaritsyno. Non-conformisme et provocation versus politiquement correct

Le curateur Andreï Erofeev s’est avec le temps, et peut-être malgré lui, fait le spécialiste d’expositions transgressives. La plus retentissante fut sans doute L’art interdit en 2006 (2007), avec les répercussions qu’elle eut sur l’exposition Sots’art à Paris la même année. Toutes deux impliquèrent des œuvres issues de la collection rassemblée par Andreï Erofeev.

À la suite de la grande liberté ressentie dans le domaine de la création – liberté entendue dans le sens d’une absence de contrôle – les années 2000 furent marquées en Russie par diverses interdictions ou représailles. Les liens sont étroits, qui associent la monstration de l’art non-conformiste à la censure : elle fait partie intégrante d’une l’histoire de l’art contemporain marquée par le souvenir d’événements tels que la colère de Khrouchtchev au Manège (1962)[25] ou plus tard la destruction de l’exposition dite « des bulldozers » (1974)[26]. Il est habituel que le processus créatif soit affecté par l’anticipation de telles représailles, pouvant modifier l’œuvre dès sa genèse[27]. Il nous semble même que ce risque pourrait parfois pousser à la provocation – provocare en latin, littéralement appeler au dehors –, par la création d’une situation permettant de rendre manifestes des interdictions tacites ou des tabous – à l’origine, rappelons-le, un tabou est un élément qu’il est interdit de toucher car il revêt une puissance sacrée. Si les restrictions infléchirent les œuvres du socialisme tardif[28], ce n’est qu’avec les début du Sots-art en 1972 que les artistes osèrent et trouvèrent de l’intérêt à aborder de nouveau des thèmes politiques, cette fois dans une visée critique. La création des années 1990 sembla rétrospectivement marquée par l’aura des avant-gardes, leurs formes[29], leurs scandales et leurs provocations[30]. En outre, le durcissement politique des années 2000 est allé de pair avec le resurgissement des pratiques répressives de l’État, aidé et alerté par des groupes religieux politisés.

Andreï Erofeev a été témoin et acteur de ces changements. Commissaire d’expositions, il rassembla une large collection d’œuvres non-conformistes grâce à des dons d’artistes, qu’il parvint en 2002 à intégrer aux collections de la Nouvelle Galerie Tretiakov, musée national à Moscou[31]. Nous aborderons ici la constitution de cette collection, l’autocensure auxquelles certaines pièces furent soumises au musée, puis le caractère provocateur de leur exposition hors-les-murs – au musée Sakharov, puis à Paris.

C’est de sa propre initiative qu’Andreï Erofeev débuta cette collection – qui demeure encore à l’heure actuelle une des rares collections publiques d’art contemporain en Russie[32] – sous Brejnev, alors que de nombreuses œuvres quittaient les ateliers, achetées à bas prix par les galeristes étrangers. Un ancien expert auprès du Ministère de la Culture de l’URSS, alors directeur scientifique du palais qui deviendrait le musée Tsaritsyno, lui proposa d’y organiser des expositions afin de poursuivre cette collection. Andreï Erofeev raconte :

« Pendant longtemps, nous avons fonctionné avec des donations de la part des artistes, que nous parvenions à rétribuer de manière compensatoire grâce aux retombées des expositions. […] Fort de cette expérience, je voulus faire entrer la collection Tsaritsyno à la Nouvelle Galerie Tretiakov. Il fallut que je présente et que je défende chaque œuvre devant le conseil scientifique, cela prit deux ans de 2000 à 2002. Mais les membres du conseil, qui ne connaissaient guère ce genre de travail, en laissèrent une grande partie à la porte (environ 2000 œuvres au total). Puis finalement je parvins à les faire entrer, clandestinement – personne ne surveillait le contenu des camions qui rentraient[33]… »

La présentation des œuvres de la collection de façon permanente dans les salles de la Nouvelle Galerie Tretiakov ne se fit pas sans difficultés, institutionnelles et administratives. Les problèmes, résidant principalement dans le choix des œuvres présentées au public dans la partie dédiée à la création contemporaine, posèrent la question d’une censure administrative, autocensure des administrateurs de l’institution craignant des représailles venues d’en-haut s’ils ne se pliaient pas à certaines directives – la difficulté principale étant que ces directives soient tacites. Cette crainte, provoquée par une situation réelle ou présumée, nous semble être de l’ordre du fantasme. Nous ne doutons pas que certains budgets alloués au musée aient pu être réduits ou des membres du personnel limogés à la suite d’expositions polémiques, mais ce qui nous interpelle est la manière dont, sans directives précises – venant en URSS de l’Union des artistes, prodiguant les codes stricts du réalisme socialiste –, les membres de l’administration aient élaboré leur propre jugement, sans référent défini, pour établir ce qui tient de la marge ou de l’irreprésentable. Dans la mesure où l’art non-conformiste était jusqu’alors méconnu, comment alors établir une classification dans un territoire n’ayant de définissable, par principe, que la « touffeur anarchique[34] » de sa marginalité ? Nous avons ici le cas, semble-t-il, de censeurs obéissant à ce qu’ils fantasmaient de la norme et de ses limites, du pouvoir et de ses désirs, encore guidés par l’ombre fantomatique des organes soviétiques. Le caractère clandestin de certaines œuvres, entrées littéralement par la porte arrière, en fait toute l’originalité et aura d’ailleurs marqué une œuvre en particulier : Policemen Kissing, ou L’Ère de la miséricorde (2005) des Blue Noses[35] [Fig. 4]. Le double titre tient précisément à cette clandestinité : l’original étant trop imagé et risquant d’éveiller des soupçons, Andreï Erofeev avec l’accord des artistes, fit figurer un nouveau titre sur les listes d’inventaire de la Galerie Tretiakov. Ainsi, L’Ère de la miséricorde continua à désigner l’œuvre par la suite.

Fig. 4 : The Blue Noses, Policemen Kissing ou Era of Mercy, 2005, Photographie, 75 x 100 cm, Courtesy The Blue Noses

Andreï Erofeev, conservateur de la collection qu’il fit entrer au musée, se heurta à plusieurs refus d’exposer des œuvres aux contenus formels, politiques ou religieux jugés inappropriés. Ces rejets successifs le conduisirent à rassembler toutes les œuvres interdites – de manière informelle et aléatoire – par l’administration de la Galerie Tretiakov dans une version revisitée du Salon des refusés, sous le titre L’art interdit en 2006 – les œuvres choisies concernant la seule année 2006. Yuri Samodurov, directeur du musée Sakharov[36], proposa d’y accueillir l’exposition. Le musée avait déjà défrayé la chronique suite à Attention, Religion ! (2003)[37], exposition vandalisée par des fondamentalistes orthodoxes[38] et dont les organisateurs furent condamnés suite à des procédures initiées par des groupes civils et religieux[39]. Andreï Erofeev participa à ce long procès en tant qu’expert. Selon Ada Ackerman, chargée de recherches au CNRS, Attention, Religion ! constitue un précédent qui fait jurisprudence et accorde aux autorités une sorte de « droit à la censure » sous couvert de protection de la liberté de culte par des accusations d’ « incitation à la haine religieuse » [Fig. 5].

Fig. 5 : Viktoria Lomasko, dessin du procès pour le livre L’Art Interdit, 2014 (Viktoria Lomasko, Anton Nikolaïev, L’Art interdit : Art, blasphème et justice dans la Russie de Poutine, Paris, éd. The Hoochie Coochie, 2014). Traduction : « Alors vous êtes une artiste indépendante ? Et bien moi, je suis un pogromiste indépendant. Je peux saccager vos expositions en toute liberté. »

Dans une excellente analyse, elle revient sur ce long procès qui mit en lumière l’ascendant de l’église orthodoxe sur l’impartialité du jugement. Elle y indique que :

Le cas d’Attention, Religion ! constitue le tout premier procès de ce genre en Russie post-soviétique et marque à ce titre un tournant historique pour la vie culturelle russe, servant de précédent juridique comme de modèle pour bien des cas ultérieurs. Il représente par ailleurs une affaire à part dans l’histoire mondiale de la censure artistique, dans la mesure où, dans un renversement quelque peu kafkaïen, non seulement les organisateurs et artistes de l’exposition furent victimes d’actes de vandalisme de la part d’extrémistes orthodoxes, mais en furent également, de surcroît, tenus comme responsables et reconnus coupables du point de vue de la loi[40].

Dans un contexte semblable, nous ne doutons pas que l’organisation d’une exposition récidiviste entre les murs du même musée Sakharov, ayant pour sujet « l’art interdit », ait pu être interprétée comme une nouvelle provocation de la part des deux organisateurs.

Bien conscient de cela, Andreï Erofeev imagina une scénographie particulière : cachées par l’ajout de nouvelles cimaises, les œuvres n’étaient visibles qu’au travers d’un œilleton[41] qu’il fallait atteindre en grimpant sur un escabeau [Fig. 6].

Fig. 6 : Viktoria Lomasko, dessin pour la couverture du livre L’Art Interdit, 2014 (Viktoria Lomasko, Anton Nikolaïev, L’Art interdit : Art, blasphème et justice dans la Russie de Poutine, Paris, éd. The Hoochie Coochie, 2014). Courtesy Viktoria Lomasko

Cette mise en scène, accentuant le caractère délétère de la monstration jusqu’à la caricature, poussa à son paroxysme l’apparent refus d’ostentation : afin d’exposer l’art interdit, Erofeev exposa l’interdiction avant l’art, en rendant évidentes les entraves à la vue des œuvres. Le spectateur étant ainsi transformé en voyeur, la nature des objets exposés se trouva de fait modifiée par leur intégration au sein de ce peep-show culturel pour regardeurs consentants. Rusant sur le fait que des spectateurs, juchés sur leur escabeau inconfortable, viennent délibérément jeter un œil pervers sur les œuvres cachées car politiquement incorrectes ou blasphématoires, dans une discrétion feinte, le dispositif mis en place prend un rebours ironique sur la censure.

Mais nous devons nous questionner sur la nature d’un tel défi : comment en effet réagir face à la censure ? Faut-il accepter de taire certains sujets, ou au contraire persévérer jusqu’à ce qu’ils ne soient plus tabous ? Sous quelle forme alors les dénoncer ? Erofeev et Samodurov prirent le parti de persévérer, espérant faire vaciller quelques limites sensibles – mais les risques courus par les artistes et ceux qui les exposèrent, prêts à en assumer les conséquences, ne relèvent pas d’une simple farce à l’égard des puissants. Leur engagement personnel est indéniable : L’art interdit en 2006 valut à Yuri Samodurov et Andreï Erofeev de perdre leurs places respectives au musée Sakharov et à la Galerie Tretiakov et s’ils évitèrent l’incarcération, ils furent condamnés à verser les amendes de 200 000 et 150 000 roubles par le tribunal du quartier Taganskaja de Moscou, reconnus coupables d’« incitation à la haine religieuse » selon l’article 282 du code pénal.

Le procès éveilla de vives réactions au sein de la communauté artistique, sa visibilité étant encore renforcée par la quasi-simultanéité avec l’exposition – toujours menée par Andreï Erofeev – Sots’art, Art politique en Russie de 1972 à nos jours (2007) à la Maison Rouge, à Paris. De nombreuses œuvres ne furent pas autorisées à quitter le territoire russe pour cet événement. Le ministre de la Culture Aleksandr Sokolov qualifia lui-même ces images de « honte pour la Russie[42] », et la presse française et internationale de relayer le titre alléchant d’exposition censurée. Quelques œuvres des Blue Noses furent touchées par ce veto ministériel. Celles-ci, ayant auparavant une portée médiatique moindre hors du contexte russe se retrouvèrent, suite à cette interdiction, en bonne place dans la presse internationale. C’est ainsi que L’Ère de la miséricorde ou Policemen Kissing évoquée plus haut fut publiée en couverture de Beaux Arts magazine[43] [Fig. 7]. Et c’est ainsi qu’une fois de plus ce qui devait rester invisible fut largement diffusé, promu à la publicité internationale des gros tirages de presse.

Fig. 7 : The Blue Noses, Policemen Kissing ou Era of Mercy, 2005, en couverture de Beaux Arts Magazine, n° 281, novembre 2007

Si certaines expositions sont effectivement perçues comme des provocations – même s’il nous semble qu’Attention, Religion ! ait moins été pensée comme une bravade envers les croyants que comme une réflexion à visée pédagogique –, force est de constater que le scandale n’éclate qu’à la réponse d’un certain public, politisé, qui use lui-même des mécanismes de la provocation. Tandis que les œuvres censurées tendaient à critiquer l’autorité politique et/ou religieuse, leur censure devient un outil servant la réaffirmation de cette autorité sur la place publique. En outre, il semble opportun de préciser que la portée de tels événements dans les milieux artistiques russe et occidental est bien différente. Lorsque chez les premiers, l’intention est avant tout politique et entend faire bouger les lignes de la liberté d’expression, chez les seconds elle semble séduisante surtout sur le plan médiatique. La formation d’un système institutionnel en Russie – système de monstration, de réception et d’interprétation des œuvres par un public incluant des non spécialistes – ne pouvant exclure les censeurs de l’Église Orthodoxe, les œuvres polémiques et leur exposition prêtent le flanc à de lourdes conséquences.

Fig. 8 : Viktoria Lomasko, dessin du procès pour le livre L’Art Interdit, 2014 (Viktoria Lomasko, Anton Nikolaïev, L’Art interdit : Art, blasphème et justice dans la Russie de Poutine, Paris, éd. The Hoochie Coochie, 2014). Traduction : « Des pèlerins m’ont montré les policiers qui s’embrassent [des Blue Noses, ndlr] ».
Courtesy Viktoria Lomasko

Nous verrons maintenant comment le collectif Voïna parvint néanmoins à la reconnaissance d’une pratique artistique contestataire, dans une démonstration par l’absurde.

Coup de projecteur sur les forces de l’ombre : Voïna, La Bite prisonnière du FSB

Fig. 9 : Voïna, Dick captured by FSB, 2010, action, Saint-Pétersbourg. Photogramme extrait de Andreï Gryazev (réal.), Voïna, 2012, film documentaire, 89 mn, Russie, Dissidenz films

Ce dernier axe de notre réflexion concerne l’institutionnalisation paradoxale d’un graffiti tapageur. La nuit du 14 juin 2010, le collectif grupa Voïna [la guerre], lors d’une action de rue, dessina un pénis de 65 mètres devant le siège pétersbourgeois du FSB – Service Fédéral de Sécurité, ancien KGB, services secrets soviétiques dont Vladimir Poutine est issu – sous le titre Huj v plenu u FSB, que nous traduisons par La bite prisonnière du FSB[44] [Fig. 9]. Profitant non seulement du large public – non averti – présent sur place et des nouvelles formes de diffusion offertes par internet, cette action trouva rapidement une large audience internationale[45].

Après la culture d’une discrétion imposée, dans les années 1980-1990 les artistes s’autorisent à inscrire des insanités sur leurs tableaux et bientôt à montrer toutes les parties de leurs corps. Ces provocations sont une recherche de nouvelles limites, dans laquelle il est possible de déceler une carnavalesque renaissance par les cendres, associant « sainteté et souillure » dans ce que l’anthropologue Bertrand Hell analyse comme un comportement « oscillant entre les pôles opposés de la profanation et de la tradition[46] ». Lorsque Voïna opère, les figures autoritaires de la doxa sont renversées, court-circuitées. Les fils spirituels – et spiritueux – de l’actionnisme ayant hérité de techniques performatives brutales et parfois obscènes, l’inspiration avant-gardiste des premières années du XXe siècle cède ici sa place à des érections moins poétiques, mais tout aussi retentissantes.

La réintroduction des mots huj – bite – et autres allocutions du lexique argotique, est le signe d’une liberté d’expression recouvrée qui explique en partie leur présence dans de nombreuses œuvres contemporaines. Selon Mikhaïl Bakhtine[47], dans l’ordre carnavalesque, « la contestation du code linguistique officiel et la contestation de la loi officielle » sont identiques. « Brise[r] les lois du langage censuré » équivaut à « une contestation sociale et politique ». L’introduction d’un tel vocabulaire est ici le signe d’une contestation de la culture dominante et de ses canons – nous pensons aux précédentes œuvres porteuses d’un tel défi au langage public, parmi lesquelles Pošel Ty… d’Ilya Kabakov[48], au groupe Mukhomor formant de leur corps le mot huj (ХУЙ) au cours d’une performance (1978), reprise par le groupe ETI sur la Place Rouge[49], aux multiples occurrences de la thématique pénienne chez les Blue Noses[50] ou encore au tardif Hujak ! d’Avdeï Ter Oganyan[51]. Nous notons d’ailleurs que plusieurs d’entre elles étaient présentées derrière les cimaises de L’art interdit en 2006.

Le collectif Voïna – dont certaines des protagonistes formèrent les Pussy Riot, plus largement médiatisées – a fait retentir les sirènes d’un art militant jouant de la provocation dès 2005. Leurs actions ont pour but d’alerter l’opinion grâce à un fort impact sur les symboles du pouvoir. Le symbole ici choisi est le quartier général du FSB à Saint-Pétersbourg. Ce fait d’armes vandale mérite d’être analysé d’un point de vue artistique, voire même plastique – son caractère environnemental et son articulation au lieu en font une œuvre performative in situ.

Les nuits blanches de Saint-Pétersbourg constituent un attrait touristique tout à fait remarquable. En raison de sa situation septentrionale, la ville bénéficie d’une clarté nocturne qui attire des touristes du monde entier pendant le mois de juin ; la nuit du solstice laisse poindre une aube constante. Ce phénomène naturel est doublé d’une autre attraction sur les quais de la Neva : aux alentours de minuit, les ponts qui relient entre elles les différentes îles constituant la ville se lèvent pour laisser passer les navires – qui profitent l’été d’un passage rapide vers le golfe de Finlande impossible en hiver – pour ne se rabaisser qu’à partir de cinq heures, laissant de nouveau circuler piétons et véhicules d’une île à l’autre. La nuit du 14 juin, date anniversaire de Che Guevara, mais également à une période de l’année où les berges de la Neva sont le plus fréquentées, grupa Voïna peint un pénis gigantesque sur le pont. Ce dispositif pictural simplissime emprunte aux techniques de l’activisme politique. Après une préparation de deux semaines – consistant à effectuer des relevés des horaires du pont, étudier le comportement des gardes et des automobilistes, préparer une sortie[52] – neuf membres de Voïna s’engagent sur le pont au moment où celui-ci doit se lever, et alors que les automobilistes sont arrêtés, un des leurs fait mine de continuer en voiture, occupant les gardes un moment. Très rapidement – 23 secondes –, ils vident les bidons de peinture blanche au sol en suivant leurs plans, alors qu’ils sont coursés par les gardes. Cette agitation trouve son sens à la seule minute où le mécanisme est actionné, élevant le pont : le dessin réalisé à la va-vite à grands jets de peinture s’avère être un sexe masculin – le niveau zéro du graffiti – se dressant sur 65 mètres de haut. S’articulant au lieu même de sa réalisation, cette œuvre est en étroite relation avec l’environnement dans lequel elle s’inscrit : le pont Litejnii prolonge l’avenue du même nom qui traverse la ville, rendant ainsi le graffiti, baigné de lumière grâce aux éclairages destinés au pont, visible depuis des points très éloignés. Cette visibilité entre en confrontation avec le lieu qu’elle stigmatise. En effet, la mention du FSB dans le titre donné à l’œuvre lui apporte une forte dimension politique. Le lieu choisi par les artistes est situé à quelques mètres du bureau pétersbourgeois des services secrets russes, dont l’ancêtre mieux connu des occidentaux est le KGB. Mise en lumière bête et méchante, clairon retentissant qui tourne le faisceau des projecteurs sur ce qui devait rester invisible, cette vulgarité hyperbolique stigmatise les forces gouvernementales de l’ombre, qui firent face à ce phallus géant durant les longues heures qui précédèrent son nettoyage laborieux par les pompiers. Dans un renversement burlesque, Voïna offre à travers cette scénographie urbaine une nouvelle verticale du pouvoir, qui vient d’en bas et rit au nez des forces fédérales, comme une gifle au goût des services secrets[53].

Ce travail apparaît aussi désormais comme le signe d’une mutation de la politique culturelle russe. Tous les ans, le Prix de l’Innovation[54] récompense un projet artistique ; il fut décerné en 2010 à Voïna pour cette action dans la catégorie « art visuel[55] », assorti d’un chèque du Ministère de la Culture de 400 000 roubles (environ 10 000 €). Andreï Erofeev confia au New York Times la teneur des discussions au sein du jury :

« M. Erofeev dit que la plupart des sept membres du jury étaient initialement contre le fait de décerner le prix à Voïna, dont les leaders attendent leur procès, accusés de hooliganisme et pourraient écoper d’une peine de plus de sept ans d’emprisonnement. Mais au cours des délibérations, trois défenseurs du groupe persuadèrent les quatre autres que le travail de Voïna avait un caractère artistique, a-t-il dit.

Au cours de l’argumentation, ils ont mis en avant que le pénis avait déjà bénéficié d’une grande visibilité sur internet, et que l’ignorer serait aussi une prise de position.

“Personne ne voulait avoir l’air d’un conformiste” , dit M. Erofeev […][56]. »

Cette institutionnalisation demeure paradoxale pour plusieurs raisons. Alors que l’intégration de cette œuvre au circuit artistique institutionnel semble possible – malgré sa dimension politique critique et ses caractéristiques vandales –, c’est au tour des artistes de se retirer du jeu : le collectif refuse d’assister à la cérémonie de remise du prix mais, avec l’aide de ses avocats, parvient à obtenir la somme afin de la verser à une association de défense des prisonniers politiques en Russie (Agora). Au cours d’un entretien mené par Camilla Pin, des membres de Voïna indiquent : « Nous avons fait en sorte qu’à la fin l’État paie les ennemis de l’État. C’était amusant[57]. » Par ce nouveau pied de nez, Voïna fait montre d’une certaine intégrité et persiste dans sa critique du pouvoir, politique encore, culturel et économique également. Les artistes, dont la légende urbaine voudrait qu’ils aient cessé d’utiliser de l’argent depuis 1998, refusent la marchandisation de leur engagement et poussent le système à l’absurde, par un crédit ministériel aux « ennemis » du gouvernement. Ce faisant, ils mettent en évidence les contradictions d’un système qui à la fois condamne et avalise la contestation, selon qu’elle est considérée sur le territoire politique ou le territoire artistique. Par son refus d’accepter ce marché de dupes, le groupe anarchiste affirme l’ancrage de sa pratique sur le territoire politique.

En outre, et nous clorons ainsi notre propos, force est de constater que malgré l’échec apparent de l’establishment ici, les limites se trouvent à nouveau repoussées et les frontières entre art et actionnisme politique tendent encore à s’amoindrir. Les pratiques de Voïna montrent l’évolution d’une nouvelle « tendance » de l’actionnisme russe qui s’ancre dans le politique, ouvrant la voie à l’institutionnalisation d’un activisme performatif. Il semble que ce mouvement fit école, la quatrième biennale d’art contemporain de Moscou accueillant en 2011 le projet spécial Media Impact, International Festival of Activist Art[58] et, dans un même mouvement, le Prix pour le meilleur projet régional fut décerné cette année-là aux Monstracii de Novossibirsk (collectif Contemporary Art Terrorism[59])[60]. Ainsi, la rue et la toile semblent être devenues des espaces d’expression artistiques plus libres, favorisant une reconnaissance de l’institution extra muros, mais également plus politiques et toujours plus risqués.

À la polémique engendrée par Révolution de Palais[61], une action au cours de laquelle des membres de Voïna avaient retourné une voiture de police – ce qui valut trois mois d’incarcération à Oleg Vorotnikov et Leonid Nikolaïev –, succéda une action plus radicale encore consistant à brûler un fourgon de police dans l’enceinte d’un commissariat comme signe de soutien aux prisonniers politiques pour fêter la nouvelle année[62]. Puis vinrent les concerts sauvages des Pussy Riot, et leur Prière Punk scandée dans la cathédrale du Christ Sauveur à Moscou. En août 2012, à l’issue d’un procès à résonance internationale, deux membres du groupe furent condamnées pour « vandalisme » et « incitation à la haine religieuse » à deux ans de camp de travail en Sibérie, faisant écho aux heures sombres de la répression soviétique. Petr Pavlenski a quant à lui récemment été libéré – septembre 2018 –, après une condamnation de deux ans de prison ferme assortie d’une année de sursis en France, pour avoir incendié la façade d’une succursale de la Banque de France à Paris. Cela fait suite à sa condamnation de six mois en Russie pour avoir mis le feu aux portes de la Lubianka à Moscou – bâtiment de triste mémoire, qui abritait depuis 1920 une prison politique et aujourd’hui le siège du FSB.

Finalement, le climax de l’action ne semble atteint que lors d’une confrontation violente, ou de l’arrestation des protagonistes. Entre provocation et sacrifice, l’artiste, le commissaire et le militant font figure de nouveaux martyrs mais servent, bien malgré eux, à une réaffirmation de l’autorité qu’ils dénoncent et qui les contraint au silence. Le resserrement des libertés constaté depuis 2010 en Russie et les signes forts envoyés par le gouvernement envers ces pratiques nous laissent dans l’expectative de nouvelles occurrences, voire de la dissolution de toute pratique artistique contestataire dans l’activisme politique pur.

 

Notes

[1] Starobinski J., Portrait de l’artiste en saltimbanque, Genève, Skira ; Paris, Flammarion, 1970, p. 140.

[2] Service de renseignement intérieur ayant supplanté la branche de sécurité intérieure du KGB à la suite de la tentative de putsch de 1991.

[3] Heinich N., Le triple jeu de l’art contemporain, Paris, Les Éd. de Minuit, 1998, p. 53.

[4] Interpol, exp., Stockholm, Färgfabriken, 2 février – 17 mars 1996.

[5] La première performance de l’artiste en chien – Oleg Kulik et Aleksandr Brener, Bešenyj pjos, ili poslednee tabu, ohranjaemoe odinokim Cerberom [Le chien fou, ou le dernier tabou gardé par un Cerbère solitaire], 1994. Performance, 25 novembre 1994, rue Bolšaja Jakimanka, Moscou – se déroula devant la galerie Guelman à Moscou. Brener, en maître chien, tenait Oleg Kulik en laisse et ce dernier, nu, se montrait tour à tour à quatre pattes, sautant sur le public et les passants, sur un capot de voiture ou « levant la patte ».

[6] Misiano V., « Interpol – The Apology of Defeat », Moscow Art Magazine, digest 1995-2007, p. 70 : « There is, of course, evidence of an enormous difference between these two countries. Russia’s exclusion from the international arena was due to the collapse of its own institutions, whereas in Sweden, state protectionism has created such a comfortable existence for its inhabitants that there is little interest in the outside world. In Russia, where infrastructure of the arts is weak and utterly marginalized, artists exist in spite of their common sense – they make a moral choice. In Sweden, where art has social authority, artists have kept their function with no loss of prestige. It seemed that such diametric differences could only stimulate dialogue. »

[7] Degot E., « À propos de quelques artistes russes / un théâtre de l’envie », Art Press, n° 214, juin 1996, p. 72-73.

[8] United Nations – Sweden & Russia monument, installation in situ, 1996, tunnel de cheveux suédois, rocket de la Swedish Royal Air Force, drapeau de la communauté européenne, 25,6 x 2,13 x 3 m.

[9] Yan Z., « An interview with Wenda Gu », 2004, en ligne : http://wendagu.com/publications/wenda-gu-interiews/zhou-yan.html (consulté en janvier 2019).

[10] Oleg Kulik, Reservoir Dog, 30 mars 1995, action réalisée devant la Kunsthaus de Zurich pour le vernissage de l’exposition internationale Signs of Wonder. Kulik, nu, avec à son cou un collier duquel pend une laisse que rien ne retient, garde les portes d’entrée et attaque les visiteurs qui tentent de pénétrer dans l’exposition.

[11] Gu W., « The Cultural War », Flash Art International, n° 189, mai-juin 1996, p. 102-103, cité (dans son intégralité) dans Hoptman L., Pospiszyl T. (dir.), Primary Documents: A Sourcebook for Eastern and Central European Art since the 1950s, New York, Museum of Modern Art ; Cambridge (Mass.) ; Londres, MIT, 2002, p. 352, p. 361 note 10. Également disponible en ligne sur le site de l’artiste : http://wendagu.com/installation/united_nations/un_interpol_incident/index.html (consulté en janvier 2019) : « In the opening, the russian performance artist, Alexander Brener, began playing a set of drums which were at the front of my installation and began screaming while he was pounding the drums […]. His was carefully watching the audiences’ behavior and was paying close attention to my every move. I left the exhibition space momentarily to receive friends in an adjacent part of the building. One minute later, a german artist came running up to me shouting that my work had been destroyed by Brener. I immediately followed him back to the show to find the audience of about one thousand in absolute silence, in shock staring at my piece. At that moment, I was very emotional; I had never experienced this situation before. The work looked like a place after a terrorist bombing. Because of the materials and nature of the work, the hair, the flag and the rocket, it looked like a battleground. About ten minutes later, the audience regained their composure, some of them called newspaper reporters, the local radio and tv stations while the center notified the police. The french art critic, Olivier Zahm screamed, “this is absolutely a neo-fascist action!” the other french writer, Elein Fleiss, came to me and stated that if I would like to have a lawsuit, she would like to be a witness. When the police arrived, they arrested the other russian artist who played a chained, naked dog as he attempted to attack and bite a two year-old baby. Some audience members actually kicked him in the face. Meanwhile, Brener escaped from the premises immediately after his actions. »

[12] Zahm O., et alii, « An Open Letter to the Art World », publiée pour la première fois de manière abrégée dans Flash Art International, n° 188, mai-juin 1996, p. 46, et dans son intégralité dans SIKSI (The Nordic Art Review), vol. XI, n° 1, été 1996, p. 66. Cette lettre fut également distribuée à la Färgfabriken et envoyée aux principales revues et acteurs de la scène artistique contemporaine internationale.

[13] Kulik O., Nihil Inhumanum a Me Alienum Puto, Bielefeld, Kerber, 2007, p. 125-127.

[14] Gu W., « The Cultural War », Flash Art International, n° 189, mai-juin 1996, p. 102-103, cité (dans son intégralité) dans Hoptman L., Pospiszyl T. (dir.), Primary Documents: A Sourcebook for Eastern and Central European Art since the 1950s, New York, Museum of Modern Art ; Cambridge (Mass.) ; Londres, MIT, 2002, p. 352, p. 361 note 10. Également disponible en ligne sur le site de l’artiste : http://wendagu.com/installation/united_nations/un_interpol_incident/index.html (consulté en janvier 2019).

[15] Misiano V., « Response to an Open Letter to the Art World », publié pour la première fois de manière abrégée dans Flash Art International, n° 188, mai-juin 1996, p. 46, et cité (dans son intégralité) dans Hoptman L., Pospiszyl T. (dir.), Primary Documents: A Sourcebook for Eastern and Central European Art since the 1950s, New York, Museum of Modern Art ; Cambridge, Mass. ; Londres, MIT, 2002, p. 347-349.

[16] Manifesta I, Rotterdam, 16 musées et 36 espaces publics, 9 juin – 19 août 1996.

[17] Kulik O., « Why Have I Bitten a Man? », Kulik O., Nihil Inhumanum a Me Alienum Puto, Bielefeld, Kerber, 2007, p. 129 : « […] nothing was left of the primary idea – neither of its sense (the idea of communication ended in rhetoric, to the practical desire of using different foundations of the support of contacts with the Eastern Europe) nor of its practical idea (we witnessed how the organizers had miscarried the Moscow projects). Being in the first place an artist and only then a person on all fours, “a dog’’, it was unbearable to take part in a farce. »

[18] Misiano V, « Interpol – The Apology of Defeat », Moscow Art Magazine, digest 1995-2007, p. 72.

[19] Ibid.

[20] Gu W., « The Cultural War », Flash Art International, n° 189, mai-juin 1996, p. 102-103, cité (dans son intégralité) dans Hoptman L., Pospiszyl T. (dir.), Primary Documents: A Sourcebook for Eastern and Central European Art since the 1950s, New York, Museum of Modern Art ; Cambridge (Mass.) ; Londres, MIT, 2002, p. 352, p. 361 note 10. Également disponible en ligne sur le site de l’artiste : http://wendagu.com/installation/united_nations/un_interpol_incident/index.html (consulté en janvier 2019) : « The russian artists, under the direction of their curator, Mr. Misiano, frequently attempted to conceptually control and occupy the whole exhibition plan, even trying to control the show’s catalogue. Evidently, it reflected the ambition of these russian artists, who from this collapsed superpower nation, the former Soviet Union, exhibit a somewhat twisted notion of their former strength. »

[21] À ce sujet, voir Cufer E., Misiano V., Interpol : The Art Exhibition Which Divided East and West, Ljubljana, Éd. Irwin ; Moscou, Éd. Moscow Art Magazine, 2000. Cet ouvrage recueille divers documents, notamment des échanges épistolaires ayant suivi le vernissage.

[22] Zabel I., « “Dialogue” est-ouest », Art Press, n° 226, septembre 1996, p. 37-42.

[23] Caroll L., Through the Looking-Glass, and What Alice Found There, 1871, cité par Zabel I., « “Dialogue” est-ouest », Art Press, n° 226, septembre 1996, p. 39. L’édition sur laquelle nous nous appuyons est la suivante : Carroll L., Alice au pays des merveilles suivi de À travers le miroir, trad. fr. Henri Parisot, Paris, Flammarion, 1979, p. 167. Le rapport au langage dans ce passage est également abordé par Gilles Deleuze lorsqu’il s’intéresse à Antonin Artaud (voir Deleuze G., Logique du sens, Les Éd. de Minuit, Paris, 1969, p. 101-107).

[24] Don de la société des Amis du musée national d’Art moderne en 2011.

[25] Lorsqu’il visite en 1962 une exposition organisée par l’Union des Artistes dans les salles du Manège, à Moscou, Nikita Khrouchtchev est furieux de voir des œuvres s’écartant des codes du réalisme socialiste. À la suite de cela, pourtant en plein « dégel », un contrôle et une sévérité renforcés sont appliqués à la création artistique, provoquant le repli des artistes non-conformistes en une communauté clandestine.

[26] Bulldozernaya Vystavka (titre postérieur), exp. clandestine, Moscou, terrain vague du quartier Belaïevo, 15 sep. 1974, Moscou. À l’initiative d’Alexandre Glezer et d’Oscar Rabine, le 15 septembre 1974 est organisée une exposition d’artistes non-conformistes en plein air, sur un terrain vague du quartier de Belaïevo au sud-est de Moscou. Sur ordre de Brejnev, une fois les œuvres installées, des agents du KGB déguisés en ouvriers rasent l’exposition avec des bulldozers.

[27] Voir à ce sujet, pour la littérature, Viollet C., Bustarret C., « Effets de censure : la littérature à ses limites », Viollet C., Bustarret C. (dir.), Genèse, censure, autocensure, Paris, CNRS, 2005, p. 10.

[28] Les créations non-conformistes puis conceptuelles furent marquées à la fois par la crainte des artistes – redoutant que leur activité non officielle ne soit découverte – et leur désir de s’affranchir d’un quelconque message politique – en se concentrant essentiellement sur la nature de leur œuvre, sa picturalité ou plus largement sa dimension ontologique. Voir notamment Boulatov E., Espace de libertés. Écrits sur l’art, Paris, Nouvelles Éd. Place, 2016 ; Kollektivnie Deistvia [Actions Collectives], Poezdki za gorod [Voyages au-delà de la ville], Moscou, Ad Marginem, 1997. Recueil constitué entre 1980 et 1989, par le groupe Actions Collectives, qui compile la documentation des performances réalisées depuis 1976. Disponible en téléchargement à l’adresse : http://www.conceptualism-moscow.org/page?id=219 (consulté en juin 2019).

[29] Il existe de nombreuses occurrences des formes iconiques de l’avant-garde dans les œuvres des années 1990, qui citent ou détournent le Monument à la Troisième internationale de Tatline, les formes géométriques d’El Lissitzky, ou encore le célèbre Quadrangle de Malévitch et d’autres. Voir notamment Cazaux A., « Malévitch et le Carré Noir en tant que modèles problématiques », Spettel É. (dir.), Utopies concrètes. Les Cahiers d’Artes, n° 11, 2015, p. 115-129.

[30] Voir Zaytseva A., « Faire la part entre l’art et l’activisme : les protestations spectaculaires dans la Russie contemporaine (2000-2010) », Critique internationale, vol. 55, no 2, 2012, p. 79-81.

[31] Musée national consacré à la création du XXe siècle, rattaché à la Galerie Tretiakov, mais spatialement éloigné.

[32] Nous pouvons recenser également le fonds du GCSI (NCCA, National Center for Contemporary Culture), comptant environ 1500 œuvres de créateurs russes, le fonds du musée Pouchkine (département – MLK-Museum of Private Collections), le musée Russe de Saint-Pétersbourg, et récemment l’Ermitage (avec des acquisitions d’œuvres de Kabakov et Prigov). Le musée municipal Moscow Museum of Modern Art (fondé par le sculpteur Tsereteli et dirigé par son petit-fils) dispose également d’un fonds d’art contemporain.

[33] Erofeev A., Entretien, Moscou, non publié, 2015.

[34] Formule utilisée par Aboudrar B.-N. pour désigner la non-détermination première des aliénés avant leur objectivation asilaire, dans Voir les fous, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 63.

[35] The Blue Noses, Era of Mercy, 2005, photographie couleur, 75 x 100 cm. Il s’agit d’un remake du célèbre pochoir du street-artiste londonien Banksy.

[36] Musée consacré aux droits de l’Homme, nommé ainsi en mémoire d’Andreï Sakharov, dissident soviétique.

[37] Ostorožno ! Religija, Moscou, musée Sakharov, janvier 2003.

[38] Actes revendiqués par l’archiprêtre Aleksandr Shargunov, voir : Akinsha K., « Rushdie à la russe », Project Syndicate, 17 juin 2004, en ligne : http://www.project-syndicate.org/commentary/rushdie-a-la-russe (consulté en janvier 2019).

[39] Au sujet de cette exposition, voir Ackerman A., « Attention religion ! – Retour sur une exposition controversée. Anticléricalisme, vandalisme et répression », Proteus-Cahiers des théories de l’art. De la menace en art, n° 11, septembre 2016, p. 18-36. Également disponible en ligne : http://www.revue-proteus.com/abstracts/11-3.html (consulté en août 2019).

[40] Ibid.

[41] En référence peut-être à l’œuvre de Marcel Duchamp, Étant donnés…, 1946-1966, installation, 242,5 x 177,8 x 124,5 cm, Philadelphia Museum of Art.

[42] Cité notamment dans Denis J., « À Paris, malgré la censure russe », Le Monde diplomatique, janvier 2008, en ligne : http://www.monde-diplomatique.fr/2008/01/DENIS/15503 (consulté en janvier 2019).

[43] Beaux Arts Magazine, n° 281, novembre 2007.

[44] Cela peut être entendu avec une nuance, le mot huj pouvant également signifier rien, autrement dit Rien n’est prisonnier du FSB.

[45] Plus de 135000 vues pour la vidéo présente à cette adresse par exemple : http://www.youtube.com/watch?v=kMXQ3U3FSyw&list=PL825E490B6522FBBF (consulté en janvier 2019).

[46] Hell B., Possession et chamanisme. Les maîtres du désordre, Paris, Flammarion, 1999, p. 351.

[47] Kristeva J., « Bakhtine, le mot, le dialogue et le roman », Critique, n° 239, 1967, repris dans Σημειωτικὴ. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Éd. du Seuil, 1969, p. 144.

[48] Ilya Kabakov, Poshel Ty… (Va te faire…), fin des années 1980, sérigraphie, dimensions inconnues.

[49] Collectif ETI (Eksproprijacija Territori Iskusstva / Expropriation du Territoire Artistique), Tekst, 18 avril 1991, performance sur la Place Rouge, Moscou.

[50] Viačeslav Mizin, Sud’ba moego huja, [La destinée de ma bite], 1999, série de 12 photographies couleur ; Viačeslav Mizin, Aleksandr Golizdryn, Grebanyj fašizm [Putain de fascisme], 1998, Série de 6 photographies en noir et blanc ; Viačeslav Mizin, Podvig оnanista (sgorel ot styda) [L’exploit de l’onaniste (consumé par la honte)], 1998, série de 5 photographies couleur.

[51] Avdeï Ter Ogan’jan, Vzryv n° 5 (Explosion n° 5), 2002, acrylique sur toile, dimensions inconnues.

[52] Natalia Sokol, une des fondatrices du collectif, explique la préparation dans un documentaire diffusé sur Arte, émission Tracks, 26 avril 2011, 52mn.

[53] Nous faisons ici référence au manifeste du futurisme russe intitulé Une gifle au goût du public et signé Bourliouk D., Khlebnikov V., Kroutchonykh A. et Maïakovski V. en 1912.

[54] Créé en 2005, organisé par le centre national d’Art contemporain (GTsSI, NCCA) et financé en partie par le ministère de la Culture, le prix de l’Innovation récompense chaque année des personnalités ou différentes catégories de projets. La scène artistique russe bénéficie également du prix Kandinsky. Créé en 2007 par Shalva Breus, directeur du magazine Artkhronika et de la fondation Breus, le prix récompense chaque année une œuvre et un jeune artiste après délibération de l’équipe d’expertise et d’un jury composé de personnalités du monde de l’art.

[55] Voir la page consacrée à cette œuvre sur le site du centre national d’Art contemporain (GTsSI, NCCA) : http://www.ncca.ru/innovation/shortlistitem?slid=78&contest=6&nom=1&winners=true (consulté en janvier 2019).

[56] Barry E., « Radical Art Group Wins Russian Ministry Prize », The New York Times, 8 avril 2011, en ligne : https://www.nytimes.com/2011/04/09/world/europe/09russia.html (consulté en janvier 2019) : « Mr. Yerofeyev said most members of the seven-member jury were initially against awarding the prize to Voina, whose leaders are awaiting trial on hooliganism charges that could bring a sentence of up to seven years. But during deliberations, three advocates of the group persuaded the other four that Voina’s work had artistic merit, he said. Among the arguments they put forward was that the penis had already gained such a wide audience via the Internet that ignoring it would also be making a statement. “No one wanted to look like a conformist,” said Mr. Yerofeyev […] ».

[57] Voïna, entretien avec Pin C., dans Villani T. (dir.), Voïna. Art/politique, Paris, Eterotopia France, 2014, p. 14.

[58] Moscou, Artplay Design Center, 24 sept.-10 oct. 2011. Catalogue en ligne : http://issuu.com/romanminaev/docs/media_impact/177 (consulté en janvier 2019). Une seconde édition du festival eut lieu à Novossibirsk du 26 avril au 1 mai 2013.

[59] Le groupe CAT (Contemporary Art Terrorism) a été fondé en 2003 à Novossibirsk par Maxim Neroda, Yekaterina Drobysheva et Artem Loskutov. Ces derniers sont à l’origine des Monstracii, littéralement des festations dans lesquelles des festants paradent avec banderoles et pancartes aux slogans absurdes et en apparence apolitiques. Depuis sa première édition le 1er mai 2004, la Monstracii de Novossibirsk rassemble tous les ans plus de participants.

[60] Voir Zaytseva A., « Faire la part entre l’art et l’activisme : les protestations spectaculaires dans la Russie contemporaine (2000-2010) », Critique internationale, vol. 55, n° 2, 2012, p. 73-90.

[61] Voïna, Révolution de palais, 16 septembre 2010, action, Saint-Pétersbourg, Place du Palais. Vidéo en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=kdE2my2y2Cs (consulté en août 2019).

[62] Voïna, Bonne année, les prisonniers politiques !, nuit du 31 décembre 2011, action. Vidéo en ligne sur la chaîne Youtube du collectif : https://www.youtube.com/watch?v=ZCm-s-vTebA (consulté en janvier 2019).

 

Pour citer cet article : Alice Cazaux, "La censure exposée. Un art contemporain russe sur le fil de la (dé)monstration", exPosition, 2 septembre 2019, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles5/cazaux-censure-exposee-art-contemporain-russe/%20. Consulté le 8 novembre 2024.

Le geste de censure comme intervention artistique. Le décrochage d’Hylas et les Nymphes par Sonia Boyce

par Ariane Lemieux

 

– Ariane Lemieux est docteure en histoire de l’art spécialiste de l’histoire des musées. Elle est chargée d’enseignement en histoire du patrimoine et des musées à l’Université de Paris 1 et en médiation de l’art contemporain à Paris 13. Elle est également intervenante pédagogique en muséologie à l’École du Louvre. Ses recherches portent principalement sur la nature des rapports du musée d’art ancien avec la création vivante, sur l’évolution de l’offre culturelle dans l’enceinte du musée et sur le rapport triangulaire musée-public-artiste. Membre de l’association internationale d’art contemporain, elle collabore régulièrement avec la revue Espace-Art actuel (Montréal).

Fig. 1 : John W. Waterhouse, Hylas et les Nymphes, 1889. Huile sur toile, 98,2 cm x 163,3 cm. Manchester Art Gallery

Le 26 janvier 2018, une œuvre de John Waterhouse, Hylas et les Nymphes [Fig. 1], est décrochée des cimaises de la Manchester Art Gallery dans le cadre d’une performance de Sonia Boyce[1]. Ce décrochage devant public visait à engager une réflexion sur la représentation de la femme dans la peinture victorienne en particulier et la manière dont le musée aujourd’hui donne à voir et à interpréter ces œuvres du passé dans lesquelles les femmes apparaissent comme des objets de désir et de beauté. Le vide instauré dans l’accrochage était comblé par un avis de l’artiste, qui contextualisait les motifs du décrochage et posait trois questions aux visiteurs sur la manière dont pourraient être exposées les œuvres du passé, au regard du contexte actuel dominé par une revendication pour l’égalité des genres et le mouvement #MeToo[2]. Sur une table, des post-it étaient mis à disposition du public afin de recueillir ses réponses [Fig. 2].

Fig. 2 : Affiche exprimant les motifs du retrait temporaire d’Hylas et les Nymphes et invitant les visiteurs à donner leur avis sur la manière de rendre l’accrochage plus représentatif des problématiques contemporaines dont l’égalité des genres. Photo : Manchester Art Gallery

L’absence de l’œuvre et les motifs de celle-ci ont cependant suscité davantage de commentaires dénonçant une censure puritaine teintée d’un féminisme radical que des réponses sur les alternatives de présentation des œuvres et sur l’actualisation de leur interprétation par l’institution. Il est vrai que le tableau de John Waterhouse ne représente pas un sujet réellement offensant et la nudité qu’il donne à voir est plutôt académique. Il représente la rencontre funeste d’Hylas, jeune compagnon d’Héraclès, avec les Nymphes alors qu’il puisait de l’eau à la rivière. Le propos du tableau tire son inspiration des thèmes classiques traitant des dangers de la beauté féminine et du caractère sournois des femmes. Il participe de ce fait à la fabrication de l’image de la femme au charme vénéneux et dont l’intention est de détourner l’esprit de l’homme par sa nudité. En réalité, Hylas et les Nymphes a le « défaut », ou la « qualité », d’être parmi les tableaux les plus significatifs des représentations de femmes fatales propres à la fin du XIXe siècle. C’est cette représentation de la femme dans la peinture ancienne au regard du contexte actuel et des débats sur l’égalité des genres que le retrait d’Hylas et les Nymphes voulait souligner.

L’avis indiquait pourtant que le retrait de l’œuvre était temporaire et servait à créer un espace de réflexion pour l’ensemble des visiteurs. Mais si nous considérons que la censure émane d’un discours obéissant à une certaine morale, ou du moins à un jugement de valeur, le décrochage d’Hylas et les Nymphes par Sonia Boyce peut sembler s’en approcher. Dans le domaine des arts, la censure procède d’un contrôle de l’entrée des œuvres dans l’espace public, soit par les autorités institutionnelles responsables de la diffusion officielle de l’art, soit par une autorité morale émanant de l’État[3]. Elle est le fruit d’un rapport autoritaire aux œuvres qui s’appuie, soit sur la forme, soit sur le contenu de la représentation. Par définition, la censure procède d’une sanction qui se manifeste et se concrétise par le retrait de l’œuvre de l’espace public. Même si le retrait de l’œuvre participe d’une démarche artistique et vise la problématique de l’accrochage, il s’accompagne d’une interprétation et d’une prise de position sur le contenu des œuvres des salles de la Manchester Art Gallery.

Le geste de Sonia Boyce : une censure au sens propre

En soustrayant l’œuvre de John Waterhouse au regard du public Sonia Boyce se pose en censeure. L’œuvre n’est plus visible et le vide de la cimaise peut ici corroborer l’idée que l’institution muséale, faisant autorité en matière d’histoire de l’art, soutient ce qui apparaît comme condamnation. Le geste du décrochage provoque une rupture dans l’imaginaire du visiteur du fait que le vide ait été comblé par un avis témoignant d’une position fortement idéologique. À travers sa mise en contexte et les questions inscrites sur l’avis, le retrait temporaire d’Hylas et les Nymphes s’imposait en effet comme une posture et un jugement critique selon des critères qui ne sont pas d’ordre esthétique, mais relevant plutôt de considérations féministes qu’encourage un contexte contemporain singulier. Le décrochage s’apparente ainsi à une censure qui, par définition, procède d’une sanction sur fond de système de valeurs et de conceptions idéologiques[4].

S’il est difficile de connaître les réactions en temps réel du public assistant au décrochage d’une des pièces majeures du musée pour sensibiliser à une normalisation de la représentation « du corps féminin en tant que forme décorative passive ou femme fatale[5] », les post-it laissés par les visiteurs, les articles de presse et les réseaux sociaux, témoignent d’une compréhension en termes de censure. Plusieurs articles de presse sont particulièrement virulents et leurs auteurs ont accusé le musée et l’artiste d’un révisionnisme historique au regard d’un contexte sociopolitique étranger aux œuvres du passé[6]. Dans les tribunes des plus grands journaux anglais, les critiques d’art, et professeurs d’université en particulier, soulignent ainsi que cette lecture de l’œuvre de Waterhouse et des peintures de l’ère victorienne est d’abord un déni de la connaissance historique, de l’évolution des goûts et des valeurs esthétiques propres à chaque époque, au profit de valeurs à la fois extrinsèques et subjectives et d’interprétations orientées, pour ne pas dire politiques et idéologiques. La comparaison avec le régime nazi par une germaniste du Jesus College de l’Université d’Oxford, Katrin Kohl, montre à quel point l’idée de censure au sens le plus strict du terme domine l’analyse du décrochage de Sonia Boyce.

« Le rôle du conservateur est de permettre au public de voir des œuvres et de comprendre les processus historiques dans lesquels elles s’inscrivent. Les conservateurs nazis nous ont également mis au défi de soustraire l’art de la vue du public, car il était contraire à leurs objectifs politiques et à leur goût puritain. Mais peu de gens aujourd’hui considèreraient que cela était autre chose que de la censure[7] ».

Selon la professeure en lettres, soutenir que le décrochage de l’œuvre de Waterhouse n’est pas une censure, mais une manière de provoquer un questionnement chez les visiteurs sur ce qui lui est présenté n’est pas valable « car un tel objectif ne peut qu’être proprement atteint que si l’œuvre est encadrée dans une exposition propice à un débat productif[8] ».

Pour le critique Jonathan Jones, figure connue du milieu de l’art, la « conversation » proposée par Sonia Boyce interroge plutôt la neutralité des musées d’aujourd’hui à l’égard des œuvres et il n’hésite pas à définir le décrochage comme une censure au sens propre du terme : « les musées doivent-ils censurer les œuvres d’art pour des motifs politiques[9] ? ». Le propos de Jones se déplace alors de l’intervention de l’artiste vers la responsabilité de la Manchester Art Gallery sur le droit de soustraire à la vue du public une œuvre du passé pour des motifs qui la dépassent. L’historien de l’art Kevin Childs ne fait pas référence à la censure de manière aussi directe, mais dénonce tout de même un révisionnisme historique et esthétique, insistant sur le fait que le regard contemporain ne peut juger les œuvres anciennes comme « inacceptables » au regard des débats actuels sur la représentation.

« Quelle que soit la stratégie choisie par les conservateurs de la Manchester Art Gallery, il y a un problème plus grave derrière ce qui semble remettre en question la validité de l’art réalisé dans le passé qui, nous dit-on, ne correspond pas aux notions modernes de la moralité. […] Faut-il jeter tout art qui explore et exploite la sexualité ? Est-ce ce que les nouveaux puritains exigent ? Les nus flagrants du Titien, le nu couché de Modigliani [Fig. 3], doivent alors disparaître[10] ? »

Fig. 3 : Amedeo Modigliani, Nu couché au coussin bleu, 1916. Huile sur toile, 60,1 cm x 92,1 cm. Collection privée

S’il ne parle pas de censure à proprement parler, Kevin Childs pose néanmoins la problématique de la sanction d’une œuvre au regard de la représentation de son sujet.

Du côté du site web du musée, plus de 900 personnes ont réagi au décrochage d’Hylas et les Nymphes. L’ensemble des commentaires qualifie cette démarche de dangereux précédent pour les autres œuvres et interroge sur ce droit que s’est donné, et qu’a eu, l’artiste de soustraire à la vue du public une œuvre du patrimoine[11]. Plusieurs dénoncent le principe même de débattre d’un sujet contemporain à partir d’une œuvre ancienne rappelant que la visite des collections permanentes a pour objectif de voir des œuvres reconnues pour ce qu’elles sont. Et si certains rappellent l’objectif de l’artiste, à savoir susciter le débat, d’autres leur rappellent systématiquement que la suppression de l’œuvre était et demeure une censure : « Aussi, quel que soit votre point de vue sur le tableau, sa suppression était une censure, une fin de discussion. Vous pouvez proposer autant d’arguments intelligents que vous le souhaitez, une censure est une censure[12] ».

Sur les réseaux sociaux, la dénonciation de censure met en évidence une critique de l’argumentaire de Sonia Boyce. Plusieurs commentateurs réfèrent plus spécifiquement à l’argumentaire féministe qui accompagne le décrochage d’Hylas et les Nymphes. La critique est alors celle du détournement des débats féministes traditionnels et de la montée du féminisme puritain qui s’appuie sur la stigmatisation de la sexualité masculine et sur la victimisation de la femme. Les propos de Kathryn Ecclestone, professeure en éducation à l’Université de Sheffield, sur son compte Twitter, sont révélateurs à maints égards d’une critique du discours féministe de l’artiste qui justifie l’idée de soustraire du regard Hylas et les Nymphes. Pour cette dernière, « définir ce décrochage d’ “acte artistique” ne dissimule pas sa moralisation autoritaire dans le cadre d’une censure de plus en plus répandue et défendue par un féminisme de plus en plus puritain, tendancieux et intolérant. C’est dangereux et loin du féminisme avec lequel j’ai grandi[13] ». Toujours sur Twitter, une internaute ironise sur l’argumentaire de Sonia Boyce lui assénant ainsi une critique sur la nature de son engagement féministe : « Les nymphes, petites déesses de la nature, soumettent Hylas ! Elles agissent. Il n’y a rien de passif, timide ou gratuit dans leurs formes. Elles sont en contrôle et attirent un homme à sa perte ! Les féministes enragées pourraient être folles de joie, mais elles sont trop obtuses[14] ».

Même si le geste de l’artiste revêt les traits d’une censure, il est important de rappeler qu’il s’agissait avant tout, non seulement d’un décrochage temporaire dans le cadre d’une performance artistique, mais aussi d’une intervention artistique donnant lieu à une participation active du public, totalement ouverte à la discussion et au débat d’idées. Le discours soutenant ce dispositif et la démarche globale de l’artiste procèdent d’une réflexion sur ce que les musées donnent à voir et sur la manière de regarder les collections du passé.

Le discours de Sonia Boyce : la proposition d’une relecture post-moderne et féministe de la peinture victorienne

Si l’on considère que la censure est une sanction qui se veut permanente, c’est-à-dire qui s’inscrit dans la durée, le décrochage de l’œuvre de John Waterhouse est davantage une action devant manifester un point de vue singulier sur ce que cette dernière représente ou révèle et qui doit être remis en question. Le décrochage d’Hélias et des Nymphes a été réalisé dans le cadre d’une performance dont le but était de confronter les visiteurs aux problématiques « de genre, de race et de sexualité » auxquelles est actuellement confrontée la société contemporaine. Intitulée Six Acts, la performance s’organisait autour de six séquences actées par des membres d’un groupe de Drags artists performateurs et de l’acteur et écrivain queer, Lasana Shabazz, invités par Sonia Boyce à répondre aux œuvres de leur choix dans les salles des XVIIIe et XIXe siècles et au titre de l’une d’elles : « In Poursuit of Beauty[15] ».

Vêtue d’une longue robe blanche, Lasana Shabazz [Fig. 4a] répondait, par exemple, au portrait d’Ira Aldridge, célèbre acteur shakespearien du XIXe siècle, réalisé en 1826 par James Northcote (1776-1831), sous les traits d’un personnage imaginé [Fig. 4b] : Othello le Maure de Venise, en référence à la célèbre nouvelle de Thomas Mann, La Mort à Venise (1912) qui traite de la fascination mortelle que peut exercer la beauté.

Fig. 4a : Lasana Shabazz durant la performance Six Acts – 26 janvier 2018. Photo : Andrew Brooks
Fig. 4b : James Northcote, Ira Aldridge, 1826. Huile sur toile, 76,3 cm x 63,2 cm. Manchester Art Gallery.

 

 

 

 

 

 

 

La Drag Artist Liquorice Black [Fig. 5a] répondait, quant à elle, à une œuvre de Charles-Auguste Mengin (1853-1933) qui a pour singularité d’érotiser Sappho alors qu’elle s’apprête à se donner à la mort en se jetant d’une falaise pour avoir été abandonnée par Phaon dont elle est amoureuse [Fig. 5b], bien que l’histoire la reconnaisse pour avoir été la première à exprimer, dans ses écrits, son attirance pour les jeunes filles. « Aucune peinture ne suggère son rôle prolifique et influent en tant que poète lyrique, ni son statut d’icône lesbienne », explique Sonia Boyce au sujet de cette séquence[16].

Fig. 5a : Liquorice Black durant la performance Six Acts – 26 janvier 2018. Photo : Andrew Brooks
Fig. 5b : Charles-Auguste Mengin, Sappho, 1877. Huile sur toile. 230,7 cm x 151,1 cm. Manchester Art Gallery

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est au cours du sixième et dernier « acte » qu’Hylas et les Nymphes est décrochée et remplacée par un avis sur lequel les visiteurs pouvaient lire trois questions ouvertes relatives aux possibles lectures des œuvres de la salle d’exposition[17]. De cette manière, l’artiste manifestait d’abord une position quant à la représentation de la femme dans l’art, puis invitait à la réflexion et interpellait les visiteurs à envisager une autre manière de voir les œuvres qui leur étaient présentées [Fig. 6].

Fig. 6 : Décrochage d’Hylas et les Nymphes – acte n° VI de la performance. Photo : Andrew Brooks

« Nous avons laissé ici un espace temporaire à la place de Hylas et des Nymphes de JW Waterhouse afin de susciter une réflexion sur la façon dont nous exposons et interprétons les œuvres de la collection publique de Manchester.

Comment pouvons-nous parler de la collection de manière pertinente au XXIe siècle ?

Voici quelques-unes des idées que nous avons envisagées jusqu’à présent. Qu’en penses-tu ?

– Cette galerie présente le corps féminin en tant que forme décorative passive ou femme fatale. Lançons un défi à ce fantasme victorien !

– La Galerie existe dans un monde plein de problèmes imbriqués de genre, de race, de sexualité et de classe qui nous concernent tous. Comment les œuvres d’art pourraient-elles parler de manière plus contemporaine et pertinente ?

– Quelles autres histoires ces œuvres d’art et leurs personnages pourraient-elles raconter ?

– Quels autres thèmes seraient-ils intéressants à explorer dans la galerie[18] ? »

Ces questions mettaient en exergue la problématique de la représentation de la figure féminine dans l’art, thème constant du travail de Sonia Boyce, émanent d’un travail collectif s’étendant sur plusieurs mois au sein du musée. Depuis les années 1990, l’artiste aborde la problématique de la représentation du genre dans l’histoire de l’art dans le cadre de projets collaboratifs fondés sur la conversation. C’est à partir de ce qui émerge de ces conversations, plus orientées qu’improvisées, qu’elle conceptualise des performances et filme en vue de la réalisation d’une installation vidéo pérenne.

Pour la Manchester Art Gallery, elle a réuni dans un premier temps des membres volontaires de l’équipe de conservation puis, dans un deuxième et troisième temps, des visiteurs réguliers du musée et les Drag Artists. Limitées aux conservateurs, les discussions se sont d’abord concentrées sur le parti pris muséographique des salles consacrées aux œuvres d’art des XVIIIe et XIXe qui avait été choisi en 2002. Mais l’attention s’est néanmoins davantage concentrée sur les salles dans lesquelles sont exposées les peintures de l’époque victorienne, qui sont reconnues pour la représentation singulière qu’elles proposent de la femme[19]. Le parti pris muséographique est alors l’objet d’une remise en question du point de vue de l’interprétation des œuvres qu’il suggère. Le dialogue proposé par l’artiste pose en effet comme problématique non pas tant la représentation de la femme dans la peinture de l’ère victorienne que la manière dont la muséographie soutient une image stéréotypée de la femme. Ce constat sur l’incidence de la muséographie sur le regard et la réception inconsciente de ce qui est donné à voir émane plus particulièrement d’une interrogation sur la validité et la pertinence du titre donné à la salle où est exposée Hylas et les Nymphes : « In the poursuit of beauty ». Celui-ci est en effet apparu comme un aspect de la présentation qui favorise une vision fantasmée de la femme et qui soutient l’idée d’une représentation « du corps féminin en tant que forme décorative passive ou femme fatale », pour reprendre l’avis qui remplaça l’œuvre, conduisant à la mort.

« In the poursuit of Beauty » fait pourtant référence à un ouvrage collectif publié en 1986 par le Metropolitan art Museum sur l’Aesthetic Movement américain et dont le propos n’est nullement dirigé vers la représentation du corps féminin, mais plutôt vers l’idée d’une recherche d’esthétisme à tous les niveaux dans la perspective d’un art total. Il ne renvoie donc pas à un corpus de peintures représentant des femmes à la beauté passive ou fatale, souvent nues, mais plutôt à un mouvement artistique qui unissait les différents médiums artistiques, allant de la peinture à la sculpture en passant par la tapisserie, la céramique, le textile et le vitrail, en vue de créer un environnement domestique visuellement esthétique. Mais dans le cadre des discussions dirigées par Sonia Boyce, force a été de constater que ce titre annexé à un corpus d’œuvres représentant des femmes, le plus souvent dénudées, lascives, sensuelles, amoureuses, bienfaisantes ou maléfiques, prend une autre signification et influe autrement sur le regard du visiteur.

L’incidence du titre quant à la réception des peintures victoriennes ne semble pas être une problématique nouvelle. Celle-ci a d’ailleurs fait l’objet de remarques lors de l’exposition Désirs et Volupté à l’époque victorienne (2013) du musée Jacquemart-André à Paris[20]. Corinne Rondeau, maître de conférences à l’Université de Nîmes, évoque alors sa gêne devant une exposition qui, à travers son titre, accentuait l’image passive et décorative de la femme jusqu’à faire apparaître les œuvres présentées comme du soft-porn[21]. Pour la critique, le titre « sent un peu mauvais », car non seulement il induit le visiteur en erreur puisqu’il s’agit d’abord d’une exposition reflétant le goût d’un particulier privé – Juan Antonio Pérez Simón –, mais surtout parce qu’il est réducteur de ce qu’était la production artistique à cette époque. Ce qui est souligné ici, au-delà du sujet de l’exposition, est que le titre accordé à un corpus d’œuvres est la première clé de lecture du public, que c’est à partir de lui que le public aborde les œuvres et construit sa compréhension globale[22]. En clair, il n’est pas seulement un outil de communication et un indicateur de contenu, mais aussi un support d’interprétation pour le visiteur.

Dans le cas qui nous intéresse ici, cette problématique du titre concerne l’exposition permanente. Le problème serait-il d’avoir donné un titre suggestif à une salle d’exposition des collections permanente ? Cette dernière ne devrait-elle pas être identifiée par la période à laquelle appartiennent les œuvres qu’elle présente afin d’éviter toute interprétation subjective de la part du visiteur ? Les propos de la conservatrice du département d’art contemporain, Clare Gannaway, ne révèleraient-ils pas cette prise de conscience ? Cette dernière expliquait que les discussions dirigées par Sonia Boyce lui avaient démontré qu’il était devenu nécessaire que le musée reconsidère sa manière de présenter les collections de la période victorienne. « Pour moi, personnellement, il y a un sentiment de gêne que nous n’avons pas résolu plus tôt. Notre attention a été ailleurs. Nous avons collectivement oublié de regarder cet espace et d’y penser correctement[23] ». Les propos de Clare Gennaway soutiendraient alors la considération d’une nécessaire suppression de l’interprétation soutenue par le titre « À la poursuite de la beauté » au profit d’un autre moins stéréotypée.

L’intégration du personnel de soutien du musée (surveillants, bénévoles, programmateurs…) et de membres extérieurs au musée avait pour objectif d’enrichir le dialogue de leurs ressentis face aux peintures de l’ère victorienne, et en l’occurrence face à Hylas et les Nymphes, joyau de la collection. Les rapports individuels aux œuvres et les interprétations de leurs représentations devaient alors mettre en exergue l’image fantasmagorique de la femme que perpétue la peinture victorienne dans l’imaginaire collectif[24]. L’élargissement du groupe avait en outre pour intérêt de percevoir les interprétations possibles selon les personnalités, les acquis, les origines sociales ou les intérêts personnels, voire les goûts, et ainsi déterminer les significations possibles des œuvres et forger de nouvelles relations à l’art. Il s’agissait donc à travers l’élargissement du groupe à des non spécialistes d’interroger la forme que pouvait prendre la réception de ces œuvres dans leur contexte muséographique actuel et de penser une autre façon de les faire voir.

Le choix de décrocher Hylas et les Nymphes au terme de la performance est, selon Sonia Boyce, une décision prise collectivement lors des dernières conversations qui ont engagé les points de vue d’une trentaine de personnes[25]. Ce choix collectif répondait à une volonté de signifier de manière forte les réflexions qui avaient émergé des conversations du groupe et de poursuivre celles-ci avec le public du musée. Le décrochage a en effet été envisagé comme un moyen d’instaurer dans le parcours des collections un espace de dialogue à destination des visiteurs de la galerie. Ainsi, il ne s’agit pas d’un vide dans l’accrochage, mais d’un espace de réflexion sur la représentation de la femme dans la peinture victorienne d’abord, et sur la manière dont le musée pourrait faire parler ses œuvres au regard de la réalité contemporaine ensuite [Fig. 7].

Fig. 7 : Le décrochage d’Hylas et les Nymphes et son transport sur chariot à la fin de l’acte n° VI de la performance. Photo : Andrew Brooks

Dans cette perspective, le choix de l’œuvre de Waterhouse doit être considéré à la lumière de sa notoriété. S’agissant de soumettre le public à une réflexion sur la représentation du genre féminin dans l’art et les accrochages de musées, et d’enrichir celle-ci processus par le recueil de ses réactions et ses idées, il était en effet essentiel de choisir une œuvre qui attire le public. Pour autant, les conversations semblent avoir fait émerger des ressentis singuliers sur Hylas et les Nymphes. Sonia Boyce parle d’un certain malaise pour des membres du groupe devant la mise en scène de l’appétit sexuel de filles pubères et la représentation de la sexualité qu’elle induit quant au désir physique de l’adolescente. Mais ce malaise n’est-il pas le résultat du sujet et du déroulé des conversations ? Ne s’est-il pas manifesté en raison du thème de la représentation du genre féminin à partir duquel se sont construites les conversations ?

Pour Sonia Boyce, il ne s’agissait donc pas de censurer une œuvre au sens propre du terme, mais de remettre en question la manière dont « les musées décident en permanence de ce que les visiteurs voient, dans quel contexte, avec quel étiquetage[26] ». Dans cette perspective, le décrochage d’Hylas et les Nymphes soutient davantage une critique de l’exposition muséale et de ses récits que de l’œuvre en elle-même. Il vise une réflexion sur ce que donnent à voir les musées en général, sur le sens de ses inclusions et ses exclusions et celui d’une construction de canons selon un schéma sociétal androcentré et ethnocentré. À travers le décrochage de l’œuvre de Waterhouse, elle réengage ainsi non seulement la critique post-moderniste du musée, mais aussi féministe de l’histoire de l’art qui s’attache, plus spécifiquement, à mettre en évidence les mécanismes institutionnels et les effets des dominations – masculines, raciales et de classes – dans la constitution des canons artistiques et des collections muséales. Largement inspiré des théories développées par Griselda Pollock dans Differencing the Canon, le point de vue de Sonia Boyce réside ainsi en une proposition à repenser ce qui est donné à voir dans les collections permanentes en mettant en évidence le discours canonique sur la représentation de la féminité à l’époque victorienne[27].

En réponse à l’accusation de censure, Sonia Boyce souligne que la question de la censure devrait davantage se poser au regard de l’autorité des choix du récit promu sur les cimaises : « Le problème, c’est que si nous parlons de la censure, ce dont j’ai été accusée, il faut poser d’autres questions : quelles sont les collections des musées et des galeries du pays qui ne sont pas montrées ? Que révèle l’autorité silencieuse de telles structures institutionnelles ? Les musées et les galeries sont-ils fiers d’un récit qui décrit les femmes comme une mort ou une beauté silencieuse[28] ? ». Considérant que la question de la censure devrait davantage être analysée sous le prisme de la sélection des œuvres représentatives d’un groupe dominant – masculin et blanc – aux dépens des dominés – les femmes et les colonisés – qui de facto sont éliminés du champ muséal, c’est à l’évidence les postulats post-modernes et féministes de la théorie de l’art que Sonia Boyce replace au cœur de la réflexion sur le musée. Mais l’enjeu de sa démarche consiste davantage à signifier la nécessité d’inscrire, dans l’espace des collections permanentes, une lecture renouvelée de l’histoire de l’art qui tiendrait compte des réalités sociales contemporaines, et plus particulièrement du combat pour l’égalité des genres qui se manifeste, entres autres, par une critique du regard porté sur la femme et sa représentation en art. Les questions posées aux visiteurs sont révélatrices d’une réflexion sur la pertinence du maintien du grand récit de l’histoire de l’art des œuvres dans des musées modernes et la nécessité d’intégrer d’autres manières de les voir : « Quelles autres histoires ces œuvres d’art et leurs personnages pourraient-ils raconter ? – Quels autres thèmes seraient-ils intéressants d’explorer dans la galerie ? », demandait-elle aux visiteurs de la Manchester Art Gallery.

L’artiste contemporain et le musée : vers une relecture permanente de ce qui est donné à voir

Aujourd’hui, la majorité des musées des beaux-arts invite des artistes à intervenir temporairement dans le parcours de leurs collections afin d’offrir un regard différent sur ces dernières et d’interroger le sens des interprétations induit par les muséographies[29]. La Manchester Art Gallery ne fait pas exception et sa programmation témoigne de l’importance qu’elle accorde à multiplier les regards sur ses collections. En Grande-Bretagne, l’intégration du regard de l’artiste au musée apparaît même comme une tradition de longue date. Dès la fin des années 1970, la National Gallery à Londres fait figure de pionnière avec la création du programme Artist’s eye dont le principe est d’inviter des artistes à concevoir des accrochages, et non des expositions, à partir d’œuvres des collections, sélectionnées sans aucune considération de l’époque à laquelle elles appartiennent, ni volonté de transmettre un savoir historique ou iconographique[30]. L’objectif est alors de donner à voir des juxtapositions affranchies de toutes considérations historiques et des œuvres qui étaient jusque-là conservées dans les réserves en raison de la valeur secondaire que leur accorde l’histoire de l’art[31]. Ce parti pris novateur a connu son apogée dans la seconde moitié des années 1980 avec la théorisation de la muséologie de la rupture défendue par Jacques Heinard, qui trouva un écho singulier dans le cadre des expositions du département des Arts graphiques du musée du Louvre début des années 1990[32]. Suivant cette volonté de faire voir autrement les œuvres des collections permanentes, des écrivains, philosophes, cinéastes sont aussi de plus en plus conviés à partager leur lecture des œuvres et leurs vues sur ce qu’elles représentent ou signifient à la lumière du temps présent, soit dans le cadre d’expositions singulières, de conférences, de manifestations performatives en collaboration avec d’autres artistes et de rencontres avec le public[33].

Les invitations d’artistes ont également été favorisées par l’émergence d’un art contemporain offrant un point de vue singulier, souvent critique, sur l’origine et le contenu des collections muséales et sur les modes de classification et de présentation du patrimoine artistique et culturel. Comme le souligne la critique Catherine Millet, les musées d’art ancien, « se sont vite rendu compte qu’il était gratifiant pour eux d’être l’objet de commentaires qui se trouvaient être des réalisations artistiques et ils se sont employés à les favoriser[34] ». Les invitations prennent alors des formes variées et manifestent une volonté d’intégrer un point de vue singulier non plus seulement sur les œuvres, mais également sur le musée en tant qu’institution. La volonté d’une diversification de la réception du patrimoine artistique s’est aussi enrichie de commissariats d’artistes et d’interventions performatives in situ dans la perspective, cette fois, d’une intégration du regard artistique sur le rôle, le fonctionnement et les systèmes hiérarchiques et interprétatifs des musées[35]. Pour les conservateurs, ces commissariats et ces interventions performatives d’artistes sont peu à peu devenus une source de réflexion non négligeable sur leur manière de penser les œuvres du passé, mais aussi des occasions d’enrichir leur point de vue et leur interprétation[36]. Elles sont devenues une réponse nécessaire à l’obligation de principe des musées non seulement de pluraliser le regard sur les œuvres, mais aussi d’assurer un renouvellement fécond quant à la manière de voir et de présenter les collections[37].

L’invitation de Sonia Boyce s’inscrit dans cette nouvelle dynamique. Elle participe à la diversification des discours sur les collections, tout en rendant visible la subjectivité des représentations et des interprétations traditionnelles sur l’art. Mais au vu du discours que souhaitait intégrer le musée, l’invitation de l’artiste visait aussi à intégrer au cœur du musée le débat actuel sur l’égalité des genres au moment où la ville de Manchester célébrait le 100e anniversaire des Suffragettes, et à offrir un écho aux problématiques soulevées par le mouvement #MeToo quant à la représentation de la femme. Dans cette perspective, il s’agissait pour la Manchester Art Gallery d’assurer à la fois son ancrage social et son rôle éducatif en donnant la parole à une artiste dont l’œuvre procède d’une critique sur la représentation du corps féminin dans l’art et d’une déconstruction des modèles issus des discours coloniaux et androcentrés. Cet ancrage et ce rôle pédagogique se réalisent de surcroît au travers d’une démarche artistique qui se veut collaborative. L’organisation de conversations avec des membres du musée choisis en dehors du corps des conservateurs et la création d’un espace de dialogue dans le parcours des collections permanentes à destination des visiteurs intègrent à la Manchester Art Gallery non seulement une muséologie de la critique, qui se définit par une contestation du discours unique émanant des autorités (en l’occurrence les conservateurs et les historiens d’art), mais aussi muséologie participative, dont l’intérêt est le renforcement de la relation entre l’institution et son public[38] [Fig. 8].

Fig. 8 : Raccrochage de l’œuvre de John Waterhouse au terme des deux semaines avec maintien des contributions des visiteurs. Photo : Michael Pollard

Parler de censure pour qualifier le décrochage d’Hylas et les Nymphes est une forme d’incompréhension, mais aussi de non-acceptation de la démarche de Sonia Boyce et du musée. Pour autant, le décrochage étant justifié par un jugement sur les œuvres de l’ère victorienne d’un point de vue de la représentation, elle en reproduit le schéma directeur. Même si l’idée de Sonia Boyce était d’éveiller le visiteur à une lecture. Il n’en demeure pas moins que sa démarche a été victime du contexte actuel qui voit apparaître des demandes de décrochage d’œuvres de la part de la société civile sous couvert de considération morale. Les récents numéros de Beaux Arts magazine et de l’Œil magazine sur le thème de la censure, ou la toute récente publication d’Emmanuel Pierrat, avocat au Barreau de Paris, « Nouvelles morales, nouvelles censures », sont parmi les nombreuses publications qui témoignent d’une amplification des demandes de retraits d’œuvres dans les musées pour des questions d’ordre moral et « aussi légitimes que le féminisme, l’antiracisme, le respect des minorités ou encore le droit des animaux[39] ». Le mouvement #MeToo a particulièrement exacerbé les positions et a imposé un changement dans la manière de voir les œuvres anciennes. La pétition pour le retrait d’une œuvre de Balthus, Thérèse rêvant, des cimaises du Metropolitan museum, prétextant qu’elle dépeignait « une très jeune fille dans une position sexuellement suggestive », est sans doute l’exemple le plus emblématique[40]. L’initiatrice de la pétition, Mia Merril, avait justifié sa démarche en faisant un parallèle avec le mouvement #MeToo et « le climat actuel d’agressions qui deviennent de plus en plus publiques[41] ». Son raisonnement, qui aboutissait à accuser le Metropolitan museum de soutenir le voyeurisme et l’érotisation des jeunes enfants, témoigne de l’évolution actuelle de la réception et impose, qu’on le veuille ou non, une reconsidération des modalités d’expositions de certaines œuvres. Face au refus du musée de décrocher l’œuvre expliquant que « le sens de l’art est de refléter différentes périodes, et non seulement la période actuelle », la jeune trentenaire a demandé à la direction d’être alors plus consciencieuse dans la contextualisation de ses pièces pour le public. Elle préconisait la mise en place d’une phrase supplémentaire dans la description du tableau telle que « certains visiteurs peuvent trouver cette œuvre choquante et perturbante, à la lumière de la fascination artistique de Balthus pour les fillettes[42] ».

Mais au-delà d’une certaine sensibilité à la censure, ce qui ressort du décrochage d’Hylas et des Nymphes est la problématique de ce qui est donné à voir au musée et le sens de ces choix d’accrochage, de ses mises en valeur, de ses mises en réserve aussi, voire de ce qui n’y est pas conservé. Si les questions relatives au droit de choisir et de représenter au nom des autres, au choix des histoires à raconter, à leur auteur et à leur destinataire, ou encore les questions relatives à la prise en compte et à l’exclusion des différentes représentations, remontent au début du XXe siècle, elles ont un écho singulier aujourd’hui au regard du pluralisme culturel et de l’éthique de la reconnaissance de la différence. Il n’en demeure pas moins que le choix de décrocher une œuvre des collections permanentes, ne serait-ce que temporairement, participe aussi à la problématique de l’autorité. L’artiste, appuyée par le musée, a en effet accepté l’idée formulée par les participants à ses conversations de soustraire à la vue des visiteurs une œuvre qu’ils s’attendent à retrouver dans le parcours. L’intervention de Sonia Boyce représente ainsi une autorité, dont elle critique le principe, et c’est en définitive cette autorité qui a été l’objet de critique [Fig. 9].

Fig. 9 : Six Acts, 2018, Six-screen film and wallpaper installation, 15 min. Photo : Michael Pollard

L’intervention de Sonia Boyce à la Manchester Art Gallery devait se matérialiser par une œuvre pérenne, telle une trace des problématiques soulevées sur la manière dont pouvait être réinterprété aujourd’hui l’accrochage des peintures des XVIIIe et XIXe siècles au regard de la réalité contemporaine du genre. Intitulée Six Acts, l’œuvre est constituée de six vidéos réalisées à partir  de la documentation filmique des actes performatifs et aménagées dans un espace cubique recouvert d’un papier peint réalisé à partir d’un collage de photographies des artistes qui se sont produits au cours de la soirée. Chacun des six écrans représente un acte performatif particulier, tandis que le papier peint de leur cimaise se présente visuellement au papier peint victorien. L’œuvre fait désormais partie des collections de la Contemporary Art Society.

 

Notes

[1] Figure  incontournable du British Black Art britannique et professeure d’art dans de prestigieuses universités londoniennes, Sonia Boyce est aussi chercheure et dirigeait, au moment de son invitation, le projet  Black Artists and Modernism financé par l’Art & Humanities Research Council dont l’une des composantes était de démontrer, à travers des programmes d’expositions dans certains musées britanniques, que le récit moderniste de l’art tel qu’il est présenté actuellement n’est plus représentatif des communautés dans lesquels ils s’inscrivent. Chez Sonia Boyce, cette remise en question du métarécit s’enrichit en outre d’une critique féministe qui pointe non seulement l’absence des artistes femmes dans les accrochages de musées, mais aussi l’image réductrice du corps féminin qui y est donnée à voir par une stricte mise en valeur esthétique des nus qui ancre l’identité de la femme dans un imaginaire androcentré de nature sexiste. Pour un biographie complète et une analyse de l’œuvre de cette artiste trop peu connue en dehors des frontières britanniques, voir Orlando, S., Sonia Boyce. Thoughtful disobedience, Dijon, Les Presses du Réel, 2018.

[2] Le mouvement #Metoo est un mouvement de dénonciation des violences sexistes et sexuelles subies par les femmes que ce soit dans le cadre du travail, de la sphère privée ou dans l’espace public. Il vise à donner la force et le courage aux femmes qui ont subi ces violences de genre de parler afin de les combattre et, à terme, de les faire disparaître. Bien que son amplification soit consécutif à l’affaire Weinstein, le mouvement #Metoo s’inscrit dans la continuité de lutte féministe contre les violences faites aux femmes et les attitudes sexistes à leur endroit.

[3] Childs E., Suspended License: Censorship and the Visual Arts, Washington, University of Washington Press, 2018.

[4] Au sujet de ce qu’est la censure en art, voir Van Essche É. (dir.), Le sens de l’indécence : La question de la censure des images à l’âge contemporain, Bruxelles, La Lettre volée, 2005.Eric Van Essche (dir.), Le Sens de l’indécence. La question de la censure des images à l’âge contemporain, Bruxelles, La Lettre volée, 2005, 153 p.

[5] Boyce S., avis de décrochage d’Hylas et les Nymphes de John Waterhouse, Manchester, Manchester Art Gallery, février 2018.

[6] Le 2 février 2018, The Guardian a publié en ligne quelques réactions de ses lecteurs, en ligne : https://www.theguardian.com/artanddesign/2018/feb/02/banning-artworks-such-as-hylas-and-the-nymphs-is-a-long-slippery-slope (consulté en avril 2019).

[7] Katrin Kohl, « Banning artworks such as Hylas and the Nymphs is a long, slippery slope », The Guardian, 2 février 2018, en ligne : https://www.theguardian.com/artanddesign/2018/feb/02/banning-artworks-such-as-hylas-and-the-nymphs-is-a-long-slippery-slope (consulté en avril 2019) : « A curator’s job is to enable the public to see works and understand the historical processes of which they form a part. Nazi curators, too, challenged us by removing art from public view because it conflicted with their political aims and puritanical taste. But few would now consider this to have been anything other than censorship ».

[8] Ibid.

[9] Jones J., « Why have mildly erotic nymphs been removed from a Manchester gallery? Is Picasso next? », The Guardian, 31 janvier 2018, en ligne : https://www.theguardian.com/artanddesign/2018/jan/31/hylas-and-the-nymphs-jw–waterhouse-why-have-mildly-erotic-nymphs-been-removed-from-a-manchester-gallery-is-picasso-next (consulté en avril 2019) : « Should museums censor works of art on political grounds? ».

[10] Childs K., « With a Manchester gallery removing an objectifiying painting why are we in such a hurry to erase the past», Independent, 3 février 2018, en ligne : https://www.independent.co.uk/voices/manchester-gallery-john-william-waterhouse-hylas-metoo-removal-art-objectification-a8192666.html (consulté en avril 2019).

[11] La Manchester Art Gallery a créé une page web spécifique pour recueillir les commentaires des visiteurs sur la démarche de Sonia Boyce (en ligne : http://manchesterartgallery.org/news/presenting-the-female-body-challenging-a-victorian-fantasy/, consultée en avril 2019). Elle compte 921 commentaires qui témoignent très largement d’un désaccord avec le décrochage quand bien même celui-ci soit temporaire et vise à susciter le débat.

[12] « Also which ever way you cut it, the removal of the painting was censorship, end of argument. You can come up with as many clever arguments as you like, censorship is censorship, is censorship ». [Commentaire daté du 11 février 2018 (8 :09 am)], en ligne : http://manchesterartgallery.org/news/presenting-the-female-body-challenging-a-victorian-fantasy/ (consulté en avril 2019).

[13] « Defining this “an artistic act” doesn’t disguise its authoritarian moralising as part of a rapidly spreading censorship championed by an increasingly puritanical, hectoring and intolerant feminism. It’s dangerous and a long way from the feminism I grew up with », en ligne : https://twitter.com/EcclestoneK/status/959058212086583296?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E959058212086583296&ref_url=https%3A%2F%2Fwww.breitbart.com%2Feurope%2F2018%2F02%2F01%2Fgallery-removes-famous-painting-nude-women-inspired-metoo%2F (consulté en avril 2019).

[14] « The nymphs, lesser goddesses of nature, are subjugating Hylas! They are exercising agency! There’s nothing passive, timid or gratuitous about their forms. They are in control and luring a man to his doom! Rabid feminists might be overjoyed, but they’re too obtuse », en ligne : https://twitter.com/KathySoltani/status/958863251848290309?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E958863251848290309&ref_url=https%3A%2F%2Fwww.rt.com%2Fuk%2F417555-manchaester-removes-hylas-nymphs-painting%2F (consulté en avril 2019).

[15] Le groupe était composé d’Anna Phylactic, Cheddar Gorgeous, Liquorice Black et de Venus Vienna.

[16] Boyce S., « Our removal of Waterhouse’s naked nymphs painting was art in action », The Guardian, 6 février 2018, en ligne : https://www.theguardian.com/commentisfree/2018/feb/06/takedown-waterhouse-naked-nymphs-art-action-manchester-art-gallery-sonia-boyce (consulté en avril 2019) : « Nothing in the painting suggests her prolific and influential role as a lyrical poet, or her status as a lesbian icon ».

[17] Une partie du tournage du décrochage a été publiée sur Twitter :

https://twitter.com/mcrartgallery/status/957016772821078016 (consulté en avril 2019).

[18] We have left a temporary space here in place of Hylas and the Nymphs by JW Waterhouse to prompt conservation about how we display and interpret artworks in Manchester’s public collection. How can we talk about the collection in ways which are relevant in the 21st century? Here are some of the ideas we have been taking about so far. What do you think?

This gallery presents the female body as either a passive decorative form or a femme fatale. Let’s challenge this Victorian fantasy!

The Gallery exists in a world full of intertwined issues of gender, race, sexuality and class, which affect us all. How could art works speak in more contemporary relevant ways?

What other stories could these artworks and their characters tell? What other themes would be interesting to explore in the gallery?, en ligne : https://www.theguardian.com/commentisfree/2018/feb/06/takedown-waterhouse-naked-nymphs-art-action-manchester-art-gallery-sonia-boyce (consulté en juillet 2019).

[19] La peinture de l’époque victorienne est même un sujet fondateur de l’histoire de l’art féministe britannique. Dès les années 1980, durant lesquelles se développent les théories féministes de l’art, des études se sont attachées à en démontrer les stéréotypes et l’imaginaire exclusivement masculin et fortement chargé sexuellement qu’elles véhiculent. Myths of Sexuality : Représentations des femmes en Grande-Bretagne victorienne (1988) de l’historienne de l’art Lynda Nead est certainement l’exemple le plus démonstratif de cette lecture de la peinture britannique du dernier tiers du XIXe siècle.

[20] Désirs et volupté à l’époque victorienne : collection Pérez Simón, cat. exp., Paris, Musée Jacquemart-André, 2013.

[21] Rondeau, C. entretien avec Arnaud Laporte, le 11 septembre 2013, en ligne : https://www.franceculture.fr/emissions/la-dispute/desirs-et-volupte-lepoque-victorienne-farah-atassi (consulté en avril 2019).

[22] Ibid. : « Je veux bien qu’il y ait une exposition qu’on appelle désirs et voluptés, au pluriel comme au singulier, comme vous voulez, c’est d’abord une collection, c’est d’abord un choix dans une collection ».

[23] « Manchester Art Gallery’s #MeToo-inspired removal of nude Nymphs painting branded a  “pathetic stunt”  », The Telegraph, 1er février 2018, en ligne : https://www.telegraph.co.uk/art/what-to-see/manchester-art-gallerys-metoo-inspired-removal-nude-nymphs-painting/ (consulté en avril 2019) : « For me personally, there is a sense of embarrassment that we haven’t dealt with it sooner. Our attention has been elsewhere. We’ve collectively forgotten to look at this space and think about it properly… ».

[24] Boyce S., « Our removal of Waterhouse’s naked nymphs painting was art in action », The Guardian, 6 février 2018, en ligne : https://www.theguardian.com/commentisfree/2018/feb/06/takedown-waterhouse-naked-nymphs-art-action-manchester-art-gallery-sonia-boyce (consulté en avril 2019).

[25] Higgie J., « Sonia Boyce: 30 Years of Art and Activism », Frieze, 29 mai 2018, en ligne : https://frieze.com/article/sonia-boyce-30-years-art-and-activism (consulté en avril 2019).

[26] Higgins C., « “The vitriol was really unhealthy”: artist Sonia Boyce on the row over taking down Hylas and the Nymphs », The Guardian, 19 mars 2018, en ligne : https://www.theguardian.com/artanddesign/2018/mar/19/hylas-nymphs-manchester-art-gallery-sonia-boyce-interview (consulté en juillet 2019).

[27] Pollock G., Differencing the canon (Revisions, Critical Studies in the History and Theory of Art), Londres, Routledge, 1999 : « Des canons et des guerres culturelles » Cahiers du Genre, n° 40, 2007. https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2007-2-page-45.htm?contenu=resume# (consulté en avril 2019).

[28] Higgie J., « Sonia Boyce: 30 Years of Art and Activism », Frieze, 29 mai 2018, en ligne : https://frieze.com/article/sonia-boyce-30-years-art-and-activism (consulté en avril 2019) : « The thing is, if we’re going to talk about censorship – which is what I was accused of – other questions need to be asked: what is held in the collections of the country’s museums and galleries but not shown? What does the quiet authority of such institutional structures reveal? Are museums and galleries proud of a narrative that frames women as equalling death or as silently beautiful? ».

[29] Voir Lemieux A., L’art contemporain au musée du Louvre. Une histoire de décors, d’expositions et de programmations culturelles, thèse de doctorat en histoire de l’art, sous la dir. de Dominique Poulot, Université de Paris I, 2011, 1 vol., 1 CD d’archives.

[30] Levey M., « Preface », The artist’s eye: an exhibition at the National Gallery. Selected by Richard Hamilton, cat. exp., Londres, The National Gallery, 1978, n. p. : « Nous devons apprendre à regarder et à moins s’inquiéter de connaissances ». Du fait qu’elles concernaient les collections permanentes et parce qu’elles œuvraient en faveur d’une pédagogie du regard, les expositions du programme Artist’s eye étaient gratuites et accompagnées d’un petit catalogue dans lequel le visiteur pouvait prendre connaissance des motivations des choix de l’artiste.

[31] Hodgkin H., « Introduction », The artist’s eye: an exhibition at the National Gallery. Selected by Howard Hodgkin, cat. exp., Londres, The National Gallery, 1979, p. 3. Howard Hodgkin avoue que sa première idée a été de réaliser un accrochage à l’image des expositions temporaires thématiques et monographiques : « My first thought was to arrange a didactic show of some kind but then I realised that this would just be an excuse for including pictures I am interested in anyway. Then someone suggested that I attempt a kind of artistic self-portrait and choose pictures that had influenced me as a painter and might help people to understand my own word. But I have not done this. These are all paintings I feel strongly about for one reason or another – including curiosity and perhaps antipathy – but they in on way describe my taste in painting, as work by many of the artists I care about most is missing ».

[32] Nous faisons référence ici à l’idée selon laquelle l’objet sert à illustrer un discours. Voir Hainard, J., « Pour une muséologie de la rupture », Bary M.-O. (de), Desvallées A., Wasserman F. (éd.), Vagues. Une anthologie de la nouvelle muséologie, t. 2, Mâcon, Éd. W ; Savigny-le-Temple, MNES ; Lyon, diff. Presses universitaires de Lyon, 1994 (1992) ; Chaumier S., « L’écriture de l’exposition », Hermès. La Revue, vol. 3, n° 61, 2011, p. 45-51. Pour l’écho de cette idée dans les musées des beaux-arts, voir Michel R., « De la non-histoire de l’art. Plaidoyer pour la tolérance et le pluralisme dans une discipline hantée par la violence de l’exclusion », Michel R.(dir.), David contre David, actes du colloque (Paris, Musée du Louvre, 1989), Paris, La Documentation française, 1993, p. XIII-LXII ; À propos des expositions du département des Arts graphiques durant les années 1990, voir Lemieux A., L’art contemporain au musée du Louvre (…), 2011, p. 137-146. Voir aussi Martin J.-H., « Préface », La peinture des Martin, de 1603 à 1984, cat. exp., Berne, Kunsthalle, 1984.

[33] Il faut noter l’influence que fut le programme des Grands invités du Louvre, organisé par l’équipe de l’Auditorium du Louvre. Inauguré à l’automne 2005, ce programme consiste à inviter une figure importante du milieu artistique et culturel à porter un regard sur les arts et leur histoire et à transmettre leur point de vue en proposant différentes manifestations dans le musée, allant de la conférence au spectacle vivant, en passant par l’exposition temporaire. Voir Lemieux A., L’art contemporain au musée du Louvre (…), 2011, p. 275-280. Cette réalité muséale a fait l’objet d’une journée d’études le 11 mai 2019 à BOZAR (Bruxelles) : L’écrivain commissaire, sous la direction de Julie Bawin (Université de Liège), Sofiane Laghouati (Musée Royal de Mariemont et Université de Louvain-la-Neuve) et David Martens (KU Leuven – MDRN).

[34] Millet C., L’art contemporain. Histoire et géographie, Paris, Flammarion, 2006. L’intervention performative d’Andrea Fraser dans les collections permanentes du Philadelphia Museum of Art (1989) ou l’exposition de Joseph Kosuth au Brooklyn Museum (1990) sont exemplaires de l’intégration de la critique muséale soutenue par les musées.

[35] Putnam J., Le musée à l’œuvre : le musée comme médium dans l’art contemporain, Paris, Thames & Hudson, 2002 ; Bawin J., L’artiste commissaire. Entre posture critique, jeu créatif et valeur ajoutée, Paris, Éd. des Archives contemporaines, 2014 ; Lemieux A., « Les collections permanentes du Louvre et l’exposition de l’art contemporain », CeROArt, n° 9, 2014, en ligne : https://journals.openedition.org/ceroart/3794 (consulté en avril 2019).

[36] Lemieux A., L’art contemporain au musée du Louvre (…), 2011, p. 204-206.

[37] Cette obligation procède du principe de démocratisation et de l’ensemble des critiques à l’encontre de la culture autoritaire du musée apparue dans les années 1960 et de la critique post-moderne du musée apparue dans les années 1990. Pour la question de démocratisation des musées, voir Mairesse F., Le musée, temple spectaculaire. Une histoire du projet muséal, Paris, Presses universitaires de Lyon, 2003. Au sujet de l’apport pédagogique des interventions d’artistes en contexte muséal, voir Robins C., Curious lessons in the museum. The pedagogic potential of artists’ intervention, Surry, Ashgate, 2013. Pour la critique post-moderniste, voir Jaumain S. (dir.), Les musées en mouvements. Nouvelles conceptions, nouveaux publics (Belgique, Canada), actes du colloque (Bruxelles, Université Libre, Centre d’études canadiennes, 1999), Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 2000 ; Lorente J. P., Moolhuijsen N., « La muséologie critique : entre ruptures et réinterprétations », La Lettre de l’OCIM, 158, 2015, en ligne : http://ocim.revues.org/1495 (consulté en avril 2019).

[38] Sur la muséologie participative, voir Lorente J. P., Moolhuijsen N., « La muséologie critique (…) », 2015 ; Chaumier S., « Le public, acteur de la production d’exposition ? Un modèle écartelé entre enthousiasme et réticences », Eidelman J., Roustan M., Goldstein B. (éd.). La place des publics. De l’usage des études et recherches par les musées, Paris, La Documentation Française, 2006.

[39] Pierrat E., Nouvelles morales, nouvelles censures, Paris, Gallimard, 2018 ; Lemoine S., Manca I., « Extension du domaine de la censure », L’Œil magazine, n° 171, avril 2018, p. 37-53 ; Ackermann J., Lavrador J., « Les nouvelles formes de censure », Beaux Arts magazine, n° 412, septembre 2018, p. 43-53.

[40] Burlet F., « À New York, une pétition s’élève contre un tableau de Balthus érotisant une très jeune fille », Les Inrocks, 8 décembre 2017, en ligne : https://www.lesinrocks.com/2017/12/08/style/style/new-york-une-petition-seleve-contre-un-tableau-de-balthus-erotisant-une-tres-jeune-fille/ (consulté en avril 2019).

[41] Ibid.

[42] Ibid.

 

Pour citer cet article : Ariane Lemieux, "Le geste de censure comme intervention artistique. Le décrochage d’Hylas et les Nymphes par Sonia Boyce", exPosition, 2 septembre 2019, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles5/lemieux-decrochage-hylas-waterhouse-sonia-boyce/%20. Consulté le 8 novembre 2024.

Christoph Büchel : de la nécessité de l’art, censure et anticipation

par Benjamin Bianciotto

 

Benjamin Bianciotto est docteur en histoire de l’art de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. L’intitulé de sa thèse est : « Figures de Satan : l’art contemporain face à ses démons, de 1969 à nos jours ». Les liens unissant l’art actuel à la religion et aux sciences occultes demeurent au centre de ses préoccupations et recherches. Il est par ailleurs critique d’art et commissaire d’exposition indépendant. —

 

Le travail de l’artiste suisse Christoph Büchel (1966) a acquis sa réputation et sa notoriété par l’intermédiaire d’installations immersives de grande ampleur, proposant au spectateur une expérience unique et profondément marquante. À titre d’exemple, l’œuvre Simply Botiful (2007) [Fig. 1] qui prenait place dans les locaux de la galerie Hauser & Wirth Coppermill à Londres forçait le visiteur à traverser successivement un hall d’hôtel, puis des couloirs et des chambres encombrés de lits et d’objets divers (chambre d’une prostituée ; chambre familiale avec cuisine ; chambre minuscule, etc.) ; un bureau d’archéologue aux tonalités africaines duquel, par un petit trou dans le bas d’un placard, vous accédiez à une pièce exposant un scooter brûlé dans une vitrine avec une musique Métal jouée puissamment ; un mur ouvert dévoilait un immense stock d’électroménager, repaire d’un réparateur de réfrigérateurs.

Fig. 1 : Christoph Büchel, Simply Botiful, 2007. Vue de l’installation, Hauser & Wirth Coppermill, Londres, 11 octobre 2006 – 18 mars 2007. Photographie : Mike Bruce. Courtesy the artist and Hauser & Wirth. © Christoph Büchel

Ensuite, vous traversiez des containers servant de refuge à des travailleurs du marché noir, oppressants par leur saturation d’objets, de lits et de nourritures ; puis un tunnel creusé dans le sol menait à une mosquée clandestine dont la dernière pièce voyait ses murs recouverts de pages de magazines pornographiques ; un atelier de confection illégal précédait un container recouvert lui aussi d’images pornographiques au sein duquel vous attendait un réfrigérateur pendu en guise de punching-ball. Puis, descendant par une banque frigorifique évidée, vous vous retrouviez au cœur d’un site de fouilles d’où émergeaient vaguement, d’un cube gigantesque de terre, deux défenses de mammouth ; en remontant, vous découvriez un lieu entre la casse et la décharge, envahi de produits électroniques, de câbles et d’ordinateurs démontés. Vous déambuliez ensuite vers un magasin (nommé Import-Export) d’électroménager, vendant également des tapis de prière dépeignant les événements du 11 septembre 2001 ou des exemplaires de Mein Kampf d’Adolf Hitler traduit en arabe ; un bureau envahi de paperasse, une arrière-boutique de réparateur de moteurs de banques frigorifiques, des toilettes à la lumière ultra-violette étaient placées là avant d’atteindre la sortie, absolument déboussolé par un voyage étrange dans une réalité invasive, à la fois extrêmement probante dans sa reconstitution et « surréelle » dans sa dimension condensée du monde.

 Nous pourrions citer d’autres exemples similaires, comme Dump (2008) au Palais de Tokyo à Paris [Fig. 2] qui offrait cette fois une traversée claustrophobique, et sans possibilité de retour, à travers un long tuyau d’égout vers un monde à la fois ignoré, vertigineux et obscure au sein de la culture occidentale.

Fig. 2 : Christoph Büchel, Dump, 2008. Vue de l’installation, exposition Superdome, Palais de Tokyo, Paris, France, 29 mai – 24 août 2008. Photographie : Stefan Altenburger Photography, Zürich. Courtesy the artist and Hauser & Wirth. © Christoph Büchel

Après avoir signé une décharge, revêtu un casque de chantier, vous suiviez un pompier à travers un boyau dévoilant un monde envahi jusqu’à la saturation d’objets et de détritus. Ce labyrinthe au plafond bas, débordant d’éléments oppressants précédemment aperçus (matelas, seringues, journaux, bidons, images pornographiques, composants d’ordinateurs, etc.) se révélait être une mise en scène de la misère humaine et des mondes souterrains qui structurent et développent les sociétés capitalistes [Fig. 3]. Le banquet préparé qui vous attendait au sommet, puis la salle de classe, l’atelier automobile, la chapelle, le relieur aux livres entassés menant vers la sortie confirmaient, non pas la dualité, mais la coexistence, voire l’interpénétration de différentes strates composant le monde actuel.

Fig. 3 : Christoph Büchel, Dump, 2008. Vue de l’installation, exposition Superdome, Palais de Tokyo, Paris, France, 29 mai – 24 août 2008. Photographie : Stefan Altenburger Photography, Zürich. Courtesy the artist and Hauser & Wirth. © Christoph Büchel

Nous comprenons par ces deux œuvres que le travail entrepris par Christoph Büchel dépasse le cadre généralement délimité de l’exposition d’art contemporain, dans sa dimension physique comme dans sa perception idéologique. À la fois partie prenante intégrale d’un système qui l’accueille et le finance à des hauteurs considérables, et résistant à toute forme de contraintes et de frontières, il erre ainsi sur une ligne qui joue constamment avec les limites définies. Il n’est dès lors pas surprenant que cette attitude de défi lancé à la normalisation finisse par rencontrer des forces d’oppositions qui sont susceptibles d’utiliser le puissant outil de la censure pour tenter de contraindre, canaliser et domestiquer la virulence élevée au rang de geste esthétique par l’artiste.

La relation qu’entretient son travail avec la notion de censure est de ce fait à la fois complexe et ambiguë. Il affronte un spectre large et presque exhaustif des formes possibles de la censure. Si l’on s’écarte d’une vision restrictive de cette dernière, il affronte une censure qui vient épouser la définition donnée par l’historien de l’art Thomas Schlesser, à savoir :

« toutes les formes déguisées d’atteinte aux champs créatif et esthétique : protectionnisme économique, tutelle académique, détournement sémantique, vandalisme, instrumentalisation politique, condamnations juridiques. Sans oublier le poids croissant de la critique influente, de la sphère médiatique, des intérêts privés. Et bien sûr de l’autocensure[1]… »

En retour, Christoph Büchel utilise et détourne ces forces d’opposition en les transformant en matériaux préexistants, directement manipulables. Cette confrontation à une forme de censure à la fois dissimulée et ostentatoire a atteint son paroxysme dans un cas devenu célèbre par son ampleur et ses conséquences : l’affrontement judiciaire de Christoph Büchel au Massachusetts Museum of Contemporary Art (MASS MoCA), North Adams, États-Unis.

La stratégie de la contre-exposition

Pour comprendre la personnalité de l’artiste helvétique, il faut probablement se référer à sa vidéo intitulée No Future (2008), issue d’une performance menée lors de la Sidney Biennale 2008 au Museum of Contemporary Art de Sidney. Au cours de celle-ci, un groupe de quatre femmes octogénaires, maquillées et habillées en circonstance, interprète l’hymne punk God Save The Queen (1977) du groupe anglais The Sex Pistols, véritable ode à l’anarchisme revendicatif contre toute forme de pouvoir établi. L’artiste se mire sans doute – avec ironie, distance et humour – dans ce reflet d’une résistance sans faille ni affaiblissement face à la culture dominante. Ainsi, il serait sans doute plus juste d’évoquer son œuvre en termes de contre-culture, plutôt que de sous-culture[2] ; et par extension, de considérer son travail comme la mise en application d’une « contre-exposition » souhaitant ébranler les cadres autorisés du politiquement correct. Il propose une redéfinition des attitudes possibles lorsque l’art se trouve mis face à une censure qui ne laisse habituellement pas de place à la négociation ou au combat. Son exposition envisagée au MASS MoCA, Training Ground for Democracy (2007) ne portait pourtant pas les germes d’une radicalisation des positions à l’origine, mais promettait au contraire – à l’instar des œuvres Dump ou Simply Botiful citées précédemment, amplifiant à l’extrême la dimension immersive de l’installation –, une expérience insolite et revigorante au spectateur habitué au cube blanc des lieux d’exposition traditionnels[3].

Dans un espace dédié de la taille d’un terrain de football (Building 5), l’artiste envisageait la reconstruction d’une salle de cinéma, la présence de neuf containers, l’installation d’une maison coupée en six morceaux, un mobile home, le fuselage d’un avion (refusé par la direction), une accumulation de micro-ondes et de mixeurs, une citerne d’essence, des murs de briques, et une liste d’éléments non communiqués, tous modifiés et réarrangés afin de transformer l’ensemble en une réflexion globale sur les formes d’ingérence possibles de la démocratie et l’attitude américaine engagée dans des conflits – notamment en Irak – tournant à l’enlisement. Le titre, que nous pourrions traduire par « terrain d’entraînement pour la démocratie », explicitait la volonté de Christoph Büchel d’élargir la vision médiatiquement orientée de l’Occident, et surtout de retourner l’interrogation vers l’intérieur même de nos sociétés occidentales instables. Ce qui, au départ, avait des allures de tensions coutumières entre un artiste et une institution autour des notions de délais et de budget, devint rapidement une épreuve tournant à l’affrontement violent. Malgré des dates d’ouverture deux fois repoussées et un budget alloué doublé, aucune des deux parties ne jugea les conditions remplies ou satisfaisantes pour terminer l’exposition. Le musée refusa de poursuivre plus avant son investissement ; l’artiste n’accepta pas de continuer sans qu’un certain nombre de prérogatives essentielles à ses yeux soient validées. En mai 2007, le MASS MoCA attaqua l’artiste en justice devant l’United States District Court de Springfield afin d’obtenir l’ouverture en l’état de l’exposition. La justice lui donna raison et autorisa le musée à montrer l’œuvre inaboutie au spectateur. Devant l’indignation d’une partie du monde de l’art, l’institution américaine tenta une alternative déroutante : présenter l’exposition, inachevée, en partie cachée sous de grandes bâches noires. L’idée incongrue divisa au sein même du conseil muséal et il fut rapidement décidé de procéder au démantèlement de l’ensemble des éléments présents. En janvier 2010, l’appel mené devant la Cour Fédérale de Boston infirma le premier jugement et donna raison à l’artiste au nom du Visual Artists Rights Act de 1990 (partie du Copyright Act[4]) protégeant le droit inaliénable de l’artiste sur la présentation de son œuvre, notamment en cas de « déformation, mutilation ou autre modification » de celle-ci.

La publication d’une partie des e-mails échangés entre l’institution et l’artiste, et entre les membres de l’institution, affine la compréhension du trouble[5]. Il est notable de souligner la récurrence d’un champ sémantique de la guerre, et plus exactement des Guerres du Golfe – au cœur de l’œuvre de l’artiste – pour qualifier leurs relations :

« La relation entre l’artiste et l’institution. L’institution possède habituellement tellement plus de pouvoir que l’artiste. Mais ici la situation semble inversée […]. J’aime aussi beaucoup l’idée de comparer la situation au bourbier de l’Irak d’une certaine manière[6] » ;

« Y en a marre des peut-être ci, peut-être ça…. CB [Christoph Büchel, NDLR] adore tellement Saddam [Hussein, NDLR] en tant que figure historique, et lui non plus ne pouvait pas se confronter aux dates butoirs (vous vous souvenez du Koweït ?) L’heure pour d’autres négociations est terminée[7] ! »

 « J’ai entendu dire qu’une lettre de chantage venant de vous est arrivée à Bâle le 2 avril […]. Je ne peux pas réagir en détail concernant des lettres que je n’ai pas en ma possession, et qui sont emplies de menaces, à ce qu’on m’a dit[8] ».

Qualifier l’annulation de l’exposition d’acte de censure univoque peut sembler être une interprétation extrapolée d’un dysfonctionnement lié apparemment au budget ou aux délais entre les parties. Pourtant, nous ne pouvons pas nous empêcher de lire derrière ce premier voile, une certaine manipulation idéologique, un sabotage de l’œuvre, qui s’incarneraient dans une forme de censure plus implicite. L’engagement politique de l’artiste, ouvertement critique envers les États-Unis, dans une institution américaine, avec un budget alloué plus que conséquent a possiblement favorisé le MASS MoCA à opter pour une coupure – nous pensons aux ciseaux sans pitié de Mme Anastasie, personnification de la censure – allant à l’encontre de la volonté de l’artiste.

La monstration à Art Basel Miami sur le stand de la galerie Hauser & Wirth, en décembre 2007, d’une pièce intitulée Training Ground for Training Ground for Democracy, confirme cette assertion, et signe la réponse de l’artiste à cet acte de censure pernicieux. L’œuvre consiste en une installation placée au sein d’un espace délimité par des grilles et filmé par des caméras de surveillance. À l’intérieur, un container accueillant un bureau de vote électronique est entouré d’objets divers [Fig. 4], essentiellement à l’image de l’Amérique – de son drapeau à ses obsessions –, mélangeant arbres de Noël, terrain de jeux pour enfants, restes de repas, télévisions allumées, peluches, rebuts variés d’une société se consommant elle-même. Sur le toit du container, un vestige de fête avec un missile suspendu au milieu des détritus [Fig. 5]. L’artiste condense ici la vision qu’il souhaitait étendre dans son exposition démesurée au MASS MoCA.

Fig. 4 : Christoph Büchel, Training Ground for Training Ground for Democracy, 2007. Installation, 450 x 400 x 800 cm. Vue de l’installation, Art Basel Miami Beach, 2007. Courtesy the artist and Nationalgalerie, Staatliche Museen zu Berlin / don de la Friedrich Christian Flick Collection, Allemagne. Photographie : Christoph Büchel. Courtesy the artist and Hauser & Wirth. © Christoph Büchel
Fig. 5 : Christoph Büchel, Training Ground for Training Ground for Democracy, 2007. Installation, 450 x 400 x 800 cm. Vue de l’installation, Art Basel Miami Beach, 2007. Courtesy the artist and Nationalgalerie, Staatliche Museen zu Berlin / don de la Friedrich Christian Flick Collection, Allemagne. Photographie : Christoph Büchel. Courtesy the artist and Hauser & Wirth. © Christoph Büchel

Cette solution, pour judicieuse ou économiquement viable qu’elle fût, ne représente qu’une alternative peu satisfaisante, un simple aperçu, un ersatz, modèle réduit ou bande-annonce de l’ensemble inachevé. Elle ne peut constituer une option crédible pour résister aux dangers de la censure, qu’elle soit explicite, ou plus dangereusement déguisée, voire excusée. Face à cette dernière, l’artiste doit développer des stratégies inattendues et innovantes ; deux options deviennent dès lors envisageables. La première, que nous qualifions de « sous-exposition », consiste à déjouer la surveillance en transposant l’œuvre d’art dans un champ sémantique du combat souterrain, cherchant la dissimulation, le camouflage, la disparition des radars sensibles. La seconde, que nous nommons à l’inverse « surexposition », choisit la grandiloquence et l’aveuglement par la démesure : devenir à ce point visible que cela annihile toute possibilité de se voir opposer une fin de non-recevoir et permet ainsi d’imposer sa vision par une force coercitive inhérente à l’œuvre-même. Christoph Büchel manipule les deux voies avec un savant dosage lui permettant de passer de l’une à l’autre afin de contourner la chape de plomb de la censure qui le menace en permanence – une censure par crainte et anticipation, souvent, des réactions potentielles ; un contournement des difficultés à venir, aussi, qui préfère sacrifier la liberté créatrice.

Sous-exposer : montrer l’invisible

L’artiste suisse s’inscrit dans la filiation directe des artistes conceptuels pionniers radicaux – tels que Michael Asher, Donald Judd, stanley brouwn ou Bas Jan Ader – ravivant l’esprit critique virulent et la violence inhérente au mouvement originel des années 1960 et 1970. Ses œuvres entrevoient ainsi les options de non réalisation ou de discrétion profonde érigées en absolu par l’art conceptuel.

Fig. 6 : Christoph Büchel, Sleeping Guard, 2009. Gardien de musée dormant pendant son service. Vue de l’œuvre à la Frieze London, 2014. Photographie : Paul Patterson. Courtesy the artist and Hauser & Wirth. © Christoph Büchel

Adepte d’un art « furtif », il propose par exemple dans Sleeping Guard (2009) de transformer un gardien de musée en sculpture endormie [Fig. 6]. L’employé doit réellement dormir durant les heures d’ouverture de l’institution, pervertissant ainsi son rôle de surveillant attentif. Au-delà de la dimension absurde et ironique, l’œuvre met en jeu les questions de travail excessif, la toute-puissance de la surveillance aujourd’hui, l’exploitation de l’homme (jusque dans la « performance » elle-même). Elle met également en jeu une part de poésie trouble – à quoi rêvent ceux qui passent leurs journées à regarder des œuvres d’art ? Leur sommeil engendre-t-il des monstres, ou des évasions salutaires ? – et renvoie à de célèbres précédents, de Gilbert & George à Erwin Wurm, de Duane Hanson à Andy Warhol[9].

Pendre une paire de chaussures par les lacets sur le panneau d’un stand de foire, ou dans la rue (Hanging Shoes), permet de cacher l’intervention, de rejeter le discours à un après de la découverte visuelle – ou à son ignorance – et ainsi contourner les questions de censures frontales. En devenant œuvre fantôme, le geste tait son lien aux gangs, à la criminalité urbaine, aux ventes de drogues et dissimule ainsi sa portée polémique. De même, lorsqu’il manipule la figure et les éléments caractéristiques du Sans Domicile Fixe dans plusieurs pièces (Wheel Chair Kit (2007) ; 1% (Joe) (2012) ; Cézanne (n.d.), il occupe un terrain longtemps passé sous silence et qui est devenu, dans nos cités occidentales, un sujet banalisé ne suscitant plus guère d’émotion de la part des milliers d’individus qui le croisent quotidiennement. La réification de l’humain rappelle le gardien endormi dans un étrange miroir entre le corps et l’objet. C’est une partie de la misère humaine qui se retrouve à vendre, simple marchandise pour collectionneurs fortunés, et renvoi cynique aux dérives du capitalisme mondialisé.

La dissimulation s’insinue parfois à travers des œuvres aux dimensions monumentales. Son projet (Terminal) – initié en 2000, encore inabouti à ce jour – d’enterrer un Boeing 727 dans le désert de Mojave et de le modifier en installation gigantesque accessible par deux voitures stationnées à la surface telles deux portes fantomatiques ouvrant sur un autre monde, exprime littéralement cet enfouissement volontaire des rêves de grandeur et d’émancipation des sociétés actuelles. L’œuvre fait écho à Spider Hole (2006), reproduction en trois dimensions et à échelle 1 de la cachette qui a permis à Saddam Hussein d’échapper à la vue de toutes les polices internationales.

En procédant de la sorte, il cherche à faire remonter à la surface ce que la conscience occidentale a tenté d’oublier, ou a délibérément préféré ignorer. Travaillant notre inconscient comme une zone à éclaircir, il agit de même à un niveau macrocosmique. Dans Invest in Palermo (2018), il ravive l’histoire sombre de Palerme, gangrenée par la mafia dans les années 1960 et 1970. Lors de ce qui fut appelé le « sac de Palerme », de nombreux bâtiments historiques furent détruits à des fins de spéculations immobilières. Christoph Büchel réalise une affiche géante placée sur un support publicitaire dans la ville avec le slogan suivant : « Invest in Palermo. Palermo is beautiful, let’s make it more beautiful[10] » sur une photographie en noir et blanc de la Villa Delella en pleine destruction. Un des projets constituant Land of David (Southdale Shopping Centre) (2014) au Museum of Old and New Art (Mona), Hobart, Tasmanie, proposait aux visiteurs un test sanguin leur offrant la possibilité de découvrir s’ils possédaient, ou non, du sang aborigène dans leurs veines. Le test émanait soi-disant du gouvernement australien, associé au laboratoire d’analyse génétique DeCODE Genetics et de l’entreprise pharmaceutique suisse Roche. Malgré la pluralité des attaques amorcées par l’artiste sur des cibles pourtant sensibles par ailleurs[11], ce fut précisément cette partie de l’installation globale qui fut censurée quelques jours seulement après l’ouverture, suite aux plaintes reçues de la part d’une population inquiète d’un passé qu’elle désire conserver dans l’ombre à l’abri des regards scrutateurs. David Walsh, directeur du Mona, musée réputé pour être aventureux et anticonformiste, a publié une lettre d’excuses à toutes les personnes offensées, et a décidé la fermeture définitive et le retrait de cette partie de l’installation, au risque assumé de subir un procès de la part de l’artiste, ce qui n’aura finalement pas lieu[12].

Ce sont en effet les périodes obscures de la culture occidentale dominante qu’il cherche ainsi à mettre au jour, forçant le spectateur à interroger son histoire, mais également à faire face à ses propres démons intérieurs. Amy Spiers, dans une étude détaillée de cette exposition, évoque le recours par Christoph Büchel à des stratégies qu’elle qualifie de « suridentification », une tactique de critique subversive qui dissimule ses intentions sous les traits même de ce qu’elle attaque[13]. Bien que s’appuyant effectivement sur des effets de ruse et de maquillage (comme ce fut le cas pour le reste de l’installation en Tasmanie[14]), il lui arrive malgré tout d’être repéré par les autorités décisionnaires et subir de ce fait les foudres de la censure.

Surexposer : dévoiler le trop visible

La seconde stratégie, symétrique de la première, se situe à l’autre pôle du spectre. La « surexposition » consiste en la mise en place d’œuvres dont la portée revendicative possède une telle ampleur qu’elle les protège de la censure. Si cela constitue l’objectif premier, les résultats peuvent s’avérer sensiblement différents.

Avec The Mosque: The First Mosque in the Historic City of Venice (2015), représentant l’Islande dans le cadre de la 56e édition de la Biennale de Venise, il transforme une ancienne église déconsacrée vénitienne (Santa Maria della Misericordia) en la première mosquée de la Cité des Doges [Fig. 7]. Elle n’était pas un simple décor, mais un lieu de culte effectif et devait fonctionner toute la durée de l’exposition internationale. Elle était censée accueillir fidèles, rencontres et programmes éducatifs durant les sept mois de l’événement ; elle fut fermée moins de deux semaines après l’ouverture. Les enjeux qu’elle sous-tendait – notamment la question religieuse omniprésente aujourd’hui, avec toutes les incertitudes et les montées extrémistes qu’elle véhicule – devenait trop ouvertement présente dans un cadre qui se veut pourtant être un reflet avisé du monde. All the World’s Futures était le titre donné par le commissaire Okwui Enwezor à son édition de la Biennale, un futur du monde qui ne considérait sans doute pas la question de la place de l’islam dans le monde, et en particulier en Occident, comme faisant partie des prévisions et des échéances à venir – du moins pas sous cette forme ou dans ce contexte. La fermeture prématurée de l’exposition fut décidée par un comité de sécurité vénitien qui évoqua : le risque lié au nombre trop important de personnes se rendant sur place ; les attaques terroristes potentielles contre le lieu ; et enfin une raison officielle plus surprenante : la mise en avant du statut particulier de l’œuvre d’art qui ne doit pas interférer avec la réalité[15]. Dans le cas présent, elle doit rester installation, et ne pas se transformer en lieu de culte. Une décision qui mettrait à mal beaucoup d’œuvres contemporaines, notamment celles issues de la fameuse « esthétique relationnelle » édictée par Nicolas Bourriaud[16] visant à abolir les frontières par la mise en place d’un échange interactif entre l’installation artistique et un spectateur devenu acteur. Le désir promulgué par l’artiste d’ouvrir le débat face à un constat éloquent – l’absence de mosquée à Venise, et la place à accorder à l’islam dans nos sociétés occidentales laïques, ou chrétiennes – avait opté pour une intrusion assourdissante dans le champ de l’art. La censure qui frappa l’installation avait été anticipée par Randy Kennedy[17], considérant l’œuvre comme une mise à l’épreuve grandeur nature de la tolérance et de l’acceptation de la religion musulmane en Europe. La réponse ne s’est pas fait attendre.

Fig. 7 : Christoph Büchel, The Mosque, 2015. Vue de l’installation, Pavillon islandais, 56e Exposition d’Art Internationale, La Biennale de Venise, Italie, 9 mai – 22 août, 2015. Photographie : Bjarni Grimsson. Courtesy the artist and Hauser & Wirth. © Christoph Büchel

Si Christoph Büchel réintroduit au SMAK de Gand ses interventions de grande ampleur, il adopte pourtant une partie de la stratégie de « sous-exposition » évoquée préalablement . Présenté comme simple « commissaire invité » et non « artiste », il réinterroge au sein de son installation De la Collection / Verlust der Mitte (2017) le passé colonial de la Belgique avec des manifestations dissimulées ou non annoncées [Fig. 8]. La reconstitution d’une « jungle » partielle, similaire à celle de Calais, à l’extérieur du musée répondait malicieusement aux constructions à l’intérieur du musée, de stands promouvant l’investissement en République Démocratique du Congo (ancienne colonie belge) [Fig. 9], au ring de boxe appelant au dialogue pour le développement congolais, aux boutiques de souvenirs coloniaux, aux reconstitutions de villages traditionnels, aux magasins sauvages vendant téléphones et épaves, etc.

Fig. 8 : Christoph Büchel, SMAK, 2017. Vue de l’installation, SMAK, Musée Municipal d’Art Actuel, Gand, Belgique, 20 mai – 27 août 2017. Photographie : Dirk Pauwels. Courtesy the artist and Hauser & Wirth. © Christoph Büchel
Fig. 9 : Christoph Büchel, SMAK, 2017. Vue de l’installation, SMAK, Musée Municipal d’Art Actuel, Gand, Belgique, 20 mai – 27 août 2017. Photographie : Dirk Pauwels. Courtesy the artist and Hauser & Wirth. © Christoph Büchel

Une partie de l’œuvre amplifia ce phénomène de surexposition en ravivant la dimension photographique du terme lorsque l’image, le cliché, disparaît derrière une lumière aveuglante. Après avoir sélectionné plusieurs chefs-d’œuvre du mouvement CoBrA et du minimalisme parmi la collection de l’institution, il place des lits vides, des valises, des vêtements abandonnés tels des indices de la présence de réfugiés au sein même des salles d’exposition. Le problème qualifié sous le terme générique des « migrants » (sans que cette dénomination ne concerne une réalité unique et définie) est ici placé sous les lumières froides et sans ombres des institutions muséales européennes. Christoph Büchel n’expose pas cette fois l’humain, mais le vide laissé par sa trace ; il ne rejoue pas les zoos humains encore présents au début du XXe siècle, à Paris comme à Gand, mais transvase la réalité du monde dans un environnement qui n’est pas adapté à les recevoir. La métaphore est somme toute limpide : nous mettant une fois de plus face à ce que nous vivons, sans fard ni commentaire, il déstabilise nos certitudes et nos convictions. Alors qu’une partie de l’exposition demeure dans une nébulosité dans laquelle elle trouve refuge – sans publicité, pas de censure –, le reste s’affirme et s’impose en forçant le spectateur à se confronter à un réel qu’il côtoie pourtant quotidiennement. La surexposition dessille le regard, remémore les mots d’Heinrich von Kleist face à la peinture Le moine au bord de la mer (1810) de Caspar David Friedrich, le tableau étant « pareil à l’Apocalypse […]. On a l’impression, en le contemplant, d’avoir les paupières coupées[18] ». Elle étaye également la thèse développée par Maggie Nelson dans son ouvrage The Art of Cruelty. A Reckoning[19] (2011) sur l’utilisation nécessaire de la cruauté afin de réveiller les consciences endormies, endolories, des sociétés capitalistes actuelles :

« En résumé, l’idée est qu’il y a quelque chose qui ne va pas chez nous, dès le départ – que cela soit la marque du péché originel (ou, inversement, comme Nietzsche l’aurait dit, une adhésion à la “moralité d’esclave” du christianisme), une aliénation venant de notre travail, un désaccord fatal avec la Nature, le fait d’être perdus dans une forêt de simulations, déformés par des systèmes tels que le capitalisme et le patriarcat, l’occidentalisation, l’occidentalisation incomplète, ou simplement par “un manque épistémologique” comme l’a mentionné Kester – qui requière une intervention vigoureuse (c’est-à-dire, orthopédique) pour le corriger[20] ».

La « publicité » était par contre volontairement souhaitée pour son projet MAGA (2017). Il lance de manière très officielle une demande de classification en tant qu’œuvre d’art – entre la sculpture minimale et l’intervention de Land Art – des prototypes de murs commandés par le président américain Donald Trump pour séparer durablement les États-Unis du Mexique voisin [Fig. 10]. S’appuyant sur l’American Antiquities Act de 1906, il considère que les huit échantillons de murs gigantesques trônant près de San Diego – pourvus de finitions différentes selon de quel côté de la frontière l’on se trouve, privilégiant l’esthétique pour l’Amérique, la brutalité pour le Mexique – répondent aux critères d’œuvres possédant une valeur culturelle significative les autorisant à être classées monuments historiques[21].

Fig. 10 : Christoph Büchel, Prototypes, 2017. Photographie : Bjarni Grimsson. Courtesy the artist and Hauser & Wirth. © Christoph Büchel

Ils possèdent effectivement une présence indéniable, remémorant les volumineuses sculptures monumentales de Richard Serra, et de nombre d’autres exemples du minimalisme américain explorant puissance et martialité à travers de similaires matériaux. Ils évoquent également d’étranges formes totémiques dignes de 2001: A Space Odissey (1968) de Stanley Kubrick. Surtout, ils symbolisent les tentatives de repli, les craintes migratoires, les défenses et les endiguements illusoires d’un pays en proie à la peur de l’étranger. Ils représentent une époque, incarnent une tension palpable entre des visions du monde antagonistes, et s’érigent en menaces concrètes. De nouveau, Christoph Büchel préfère éclairer violemment les transformations en cours (il propose des visites touristiques payantes du site, ajoutant ainsi le débat de la médiatisation et de la commercialisation des angoisses et des désirs morbides de l’humanité), jugeant que la lumière demeure la plus fidèle alliée de l’artiste pour donner à voir ; mais aussi pour éviter une censure qui devra recourir, si elle souhaite engager le combat, utiliser des moyens semblables, et se projeter alors elle aussi sous les feux des projecteurs – une épreuve toujours délicate pour un acte qui désire souvent se produire dans l’ombre et le silence. De manière moins attendue, la demande de censure – sous forme de boycott de toute relation avec la galerie représentative de l’artiste, Hauser & Wirth, ainsi que le boycott du travail de Christoph Büchel et de sa promotion – émanera de la part d’artistes, critiques d’art, commissaires d’exposition et membres d’institutions artistiques, rassemblés dans une lettre ouverte énumérant leurs griefs à l’encontre de MAGA[22]. Ils lui reprochent notamment une démarche « fasciste », visant à l’ « exploitation de la misère humaine », détachée de toute réalité et de la souffrance quotidienne vécue par les familles brutalisées par cette frontière[23].

Travailler la censure

Christoph Büchel possède sans doute une conscience claire du poids de la censure lorsqu’il crée. Il anticipe certainement les réactions que son travail suscite, même si leur ampleur – positive ou négative – reste soumise à des fluctuations inattendues. Le fait qu’il refuse tout entretien, avec la presse ou autre[24], coupe toute possibilité de l’entendre s’exprimer sur ses différents projets ; il oblige, par la même occasion, à parler en son nom, et à émettre spéculations et suppositions subjectives, sans que celles-ci ne soient jamais ni confirmées, ni infirmées par l’artiste lui-même.

Rien ne permet cependant d’affirmer qu’il recherche activement la censure : aucune de ses pièces ne prône ouvertement la provocation, le blasphème, l’interdit. Il ne se confronte pas aux tabous sociaux ou moraux, ne pratique pas un art au-delà de la légalité. Il œuvre sur la marge, évoluant sur une zone sensible où chaque geste est calculé au plus juste pour atteindre le but fixé sans basculement. Il produit, en étant pleinement conscient de ses actes, un art sur le fil, et il sait que celui-ci se révèle forcément à double tranchant. Il paraît accepter en quelque sorte la censure comme un possible contrepoids ; s’il essaye de l’éviter afin de montrer son travail et interroger le spectateur, il conserve à l’esprit que le risque existe et qu’il doit être assumé. Nous verrons par la suite dans quelle mesure ce type d’engagement artistique est nécessaire. Nous souhaitons pour l’instant envisager ce moment décisif, cette crête étonnante sur laquelle il se tient lorsqu’il manipule non pas la censure, mais la possibilité de la censure, comme un matériau à part entière.

Peut-on réellement créer à partir de la censure ; ou plus généralement, avec la perspective de la censure comme menace ? Nombre d’artistes ont délibérément entrepris de créer tout en sachant que l’œuvre finale n’échapperait pas au contrôle et à la sanction ; nous pensons à des créations dans des contextes, politiques et religieux notamment, privant l’individu, et plus encore l’artiste, de libertés fondamentales d’expression[25]. Mais nous pourrions également envisager le cas inverse d’artistes poussant leur œuvre volontairement au-delà des limites connues de la loi et de la morale, y compris au sein de cultures démocratiques ; c’est l’option du choc, de la transgression, voire de la provocation assumée afin de bousculer l’ordre établi, de réveiller les consciences apathiques.

Plusieurs réponses peuvent être apportées face à de telles situations. La première est la plus insidieuse, et sans doute la plus dangereuse, puisqu’elle prend la forme de l’autocensure. Beaucoup d’artistes préfèrent choisir de ne pas donner forme à leur œuvre finale selon leur volonté initiale afin de ne pas heurter le pouvoir en place, ou pour ne pas affronter une réaction du public qu’ils anticipent négative. Ce fut le cas avec l’œuvre Silence (2008) – des paires d’escarpins féminins posés sur des tapis de prières musulmans – de Zoulikha Bouabdellah. L’artiste décida de retirer son œuvre de l’exposition Femina, ou la réappropriation des modèles (2015) au Pavillon Vendôme, Clichy, quelques jours avant l’inauguration suite à des pressions diverses et des inquiétudes quant à de possibles vindictes idéologiques et religieuses. La deuxième est plus stratégique : elle s’incarne par exemple dans les films d’Andréï Tarkovski réalisés en partie sous l’intimidation de la censure soviétique. L’artiste doit contourner la censure, en l’acceptant parfois, et conserver ainsi son idéal esthétique supérieur ; la pensée se fait métaphorique et le discours se dissimule sous un formalisme d’apparat, ou une poésie éblouissante. La troisième option est celle élue par Christoph Büchel : décider d’évoquer des périmètres sensibles du champ politique, social et culturel actuel en ne conservant à l’esprit que l’axe érigé en premier lieu par la nécessité de l’œuvre. La censure n’est ni ignorée, ni dédaignée. Bien que sans comparaison avec les exemples précédents, intervenant dans des contextes historiques et idéologiques différents, elle devient ici une simple composante – un risque à prendre, précisément parce que le risque mérite d’être pris.

Pour mener à bien cette quête, Christoph Büchel s’intéresse à des endroits singuliers de nos sociétés. Il se fait explorateur des zones grises, des vides juridiques métaphoriques, des trous noirs de l’inconscient – tous ces espaces qui existent, que nous connaissons mais que nous décidons de laisser sans lumières. Entre la peur et le rejet, ces interstices recoupent des thématiques embarrassantes, souvent désagréables. Ils ne possèdent cependant pas une violence inhérente susceptible de déclencher immédiatement, voire préalablement, un blocage symbolique ou réel ; ils ont par contre suffisamment de force et d’énergie dérangeantes pour ne pas laisser le spectateur indifférent à leur contemplation. Nous pensons symboliquement aux tremblements à peine perceptibles et inexpliqués d’un torchon au crochet d’une ancienne cuisine dans Les envoûtés (1939) de Witold Gombrowicz ; à la petite tache de sang entre deux lattes d’un vieux parquet dans Mother! (2017) de Darren Aronofsky ; au banal cambriolage qui se déroule mal (1972) dans l’affaire du Watergate. Des points de rencontres entre un élément non évident, présent sans être incontournable, et une suite de conséquences immense. Ce ne sont pas des détails acquérant soudain de l’importance – ils sont parfaitement signifiants par eux-mêmes. Ils sont de purs symptômes. Face à eux, la censure, dans son acception la plus générale, ne cherche pas la guérison mais l’amputation ; Christoph Büchel vise l’identification de la maladie. Pourtant, la censure signale bien l’existence d’une zone douloureuse sur laquelle le doigt de l’artiste vient se poser. Par cet acte, il sonne l’alerte, sans s’ériger contre les grandes injustices du monde (voyantes, et ignorées elles aussi) mais en insistant sur ces points de rencontres, ces lieux peu perceptibles, légèrement enterrés ou reculés, qui affleurent à la surface et qui indiquent un dérèglement plus profond[26].

Un sismographe intérieur

L’œuvre de Christoph Büchel est essentielle et existentielle. Elle doit être, jusque dans sa dimension censurée. L’artiste ne peut (plus) se contenter d’enregistrer les tremblements du monde. Le modèle de la « sismographie warburgienne » étudiée par Georges Didi-Huberman dans L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg[27] (2002), celle d’un artiste absorbant les secousses de l’extérieur, vibrant au rythme des fluctuations de nos sociétés, ne suffit plus. L’artiste doit retranscrire ces mouvements chaotiques – à peine perceptibles, ou dangereusement menaçants –, et nous les communiquer sous une forme esthétique. Il a le devoir de nous les rendre avec acuité, une exactitude fine qui nous permet de procéder à leur juste appréhension et compréhension. La question ne porte pas ici sur l’importance, l’intérêt et l’efficacité des notions d’engagement dans l’art, ni sur ses conséquences possibles. Cependant, tout art entrepris dans un contexte de censure potentielle[28] acquiert nécessairement une position engagée vis-à-vis du monde. Interroger les stratégies mises en place pour promouvoir une création dans un environnement propice à la censure renvoie inévitablement à analyser la nécessité et la force irrépressible qui nourrissent commissaires, institutions ou artistes à défier l’autorité dans le seul but de montrer une œuvre. Il existe une réelle urgence à exposer, à rendre visible des faits, des événements, des éléments que le reste du monde se doit de connaître. L’œuvre d’art au sein de la censure ne devient politique qu’au sens premier du terme, à savoir une création au cœur même de la Cité – dangereuse par définition selon la théorie platonicienne. Elle n’induit pas forcément des enjeux politiques au sens contemporain de l’expression. En ce sens, l’image du sismographe warburgien conserve sa pertinence : l’artiste tremble – enregistreur devenant transmetteur – face aux dangers souterrains de nos cultures. Il prévient avant que les catastrophes n’arrivent, lance l’alerte, manifeste l’invisible, matérialise le péril.

Christoph Büchel cherche à dépasser ce positionnement passif. Il veut être actif – activiste[29] ?– sans coloration politique autre que celle de l’humain face à lui-même. Ce faisant, il devient l’aiguillon qui dérange saint Paul (II Cor, 12,7) et qui ravive les forces de vie[30]. À un point extrême, s’articule la pensée d’Emil Cioran : « Souffrir : seule modalité d’acquérir la sensation d’exister[31] ». Si les piqures artistiques du plasticien suisse amorcent des électrochocs salutaires, inversement, la pointe de la censure pourrait à son tour accompagner d’un écho paradoxalement favorable ses revendications. Cette dernière hypothèse tendrait à envisager le fait qu’il manipule la censure, non pas à des fins de promotion personnelle, mais bien plutôt afin d’éclairer les zones qu’il cherche à dévoiler. La censure se mue ainsi en alliée sûre et efficace.

L’acte même de censure mute dès lors en un geste autorisant une appréhension mieux définie et plus précise du monde dans lequel nous évoluons. Il met en lumière les peurs les plus obscures, les terrains les plus inaccessibles, les dialogues les plus tus. Si, à la manière d’une mise en perspective symbolique, nous reculons et regardons l’œuvre construite par Christoph Büchel d’une certaine distance, il est envisageable qu’il nous faille porter notre attention sur la censure en elle-même comme acte créateur de sens. En effet, la censure qu’il introduit – de manière révélée ou silencieuse – démontre les mécanismes, systèmes et fonctionnements de ces machines productrices engagées envers d’autres machines. L’allusion aux théories anti-oedipiennes[32] dévoile l’architecture socio-économique des civilisations occidentales capitalistes qui cherche à cacher ses dérèglements – ses maladies. En poursuivant la métaphore psychanalytique, nous pourrions envisager la censure comme l’expression du refoulé : l’islam à Venise ; le sang aborigène en Tasmanie ; la mafia à Palerme ; les sans domiciles fixes partout – une réponse protectionniste venant de sociétés névrosées. Au contraire, nous pourrions également la considérer comme un fait neutre en lui-même, demandant une interprétation aussi rationnelle et objective que sa nature le requiert. Il est possible que la solution se situe entre ces deux pôles. La censure affirme un premier plan de rupture légale avec la morale ou le droit légiféré ; elle exprime aussi un arrière-plan de tensions souterraines mises à nue, cachées ou oubliées.

Søren Kierkegaard interroge précisément cette nécessité de l’opposition lorsqu’il affirme qu’en politique, « l’importance s’attrape en se rangeant dans l’opposition et si bien qu’à la fin, sans doute, on souhaite un gouvernement pour avoir tout de même quelque chose à quoi s’opposer[33] ». La démarche de Christoph Büchel instaure ce mouvement en creux, et désigne un art du négatif, véritable bain révélateur, miroir noir de nos sociétés. La singularité de son travail réside dans sa résistance au phénomène systématique d’absorption par la culture dominante des forces d’opposition, y compris dans ses formes les plus extrêmes ou subversives[34]. Il va même plus loin, dépasse ce stade et se montre offensif. Il intègre la censure qui le menace, le poursuit ou l’accompagne ; il ne se contente pas de la retourner contre elle-même, tel Méduse, mais s’en sert comme d’une arme redoutable qui vient doubler et amplifier la portée de son discours.

 

Notes

[1] Schlesser T., L’art face à la censure : cinq siècles d’interdits et de résistances, Paris, Beaux Arts Éd., 2011, p. 8-9.

[2] Sur la définition de la « sous-culture » comme ensemble minoritaire constamment menacé de récupération, nous renvoyons à l’ouvrage suivant : Hebdige D., Subculture. The Meaning Of Style, Londres, Methuen, 1979 ; la question de la « contre-culture », mouvement en opposition constante à la culture dominante, est abordée de manière panoramique dans l’ouvrage : Bizot J.-F. (dir.), Underground. L’histoire, Paris, Actuel ; Denoël, 2001.

[3] La notion de « cube blanc » doit ici être comprise dans sa dimension synecdotique, voire métaphorique ou allégorique ; la nature même des œuvres remodelant l’ensemble de l’environnement qui l’accueille. Nous pourrions citer à ce sujet son œuvre Memorial (2007), divisée en trois salles : la première est une salle d’attente diffusant la chaîne CNN en continu sur des écrans de télévision ; la deuxième est une salle de shoot destinée à administrer de la drogue aux personnes dépendantes ; la dernière est une salle d’exposition, un « white cube » parfait et vide, possible espace d’expérimentation des effets de la drogue sur l’organisme.

[4] The Copyright Act est une loi américaine votée en 1976 statuant sur les droits de propriétés, droits moraux et droits de reproduction, notamment des biens culturels et des créations artistiques. Elle a introduit la notion de « fair use » qui autorise, selon certaines conditions, la diffusion d’œuvres outrepassant le droit strict du propriétaire originel si l’utilisation est jugée « juste » ou « équitable ».

[5] Les différents documents, notamment les échanges de courriels, sont extraits de l’article du journal The Boston Globe consultable en ligne : Edgers G., « Dismantled », Boston.com, 21 octobre 2007, en ligne : http://archive.boston.com/ae/theater_arts/articles/2007/10/21/dismantled/ (consulté en avril 2019).

[6] Ibid. : courriel de Susan Cross, curatrice, à Joe Thompson, directeur, en date du 31 janvier 2007 : « The relationship between artist and institution. The institution usually has so much more power than the artist. But here the tables seem turned […]. I also do like the idea of comparing the situation to the quagmire in Iraq somehow » (consulté en avril 2019).

[7] Ibid. : courriel de Richard Criddle, directeur de la régie, à Dante Birch, directeur des expositions, Nato Thompson, curateur, et Joe Thompson, en date du 15 février 2007 : « To hell with the maybe this maybe that… CB is so fond of Sadam as a historical figure and he couldn’t deal with deadlines either! (Remember Kuwait?) The time to further negotiation is over! » (consulté en avril 2019).

[8] Ibid. : courriel de Christoph Büchel, à Joe Thompson, en date du 9 avril 2007 : « I have heard a black-mailing letter from you has arrived in Basel the 2nd of April […] I cannot react in details on letters that I don’t have in front of me and that are full of threats, as I was told » (consulté en avril 2019).

[9] Nous pensons notamment aux œuvres « iconiques » The Singing Sculpture (1969) de Gilbert & George, One Minute Sculptures d’Erwin Wurm, Derelict Woman (1973) ou Museum Guard (1983) de Duane Hanson, et Sleep (1963) d’Andy Warhol.

[10] « Investissez à Palerme. Palerme est belle, rendons-la encore plus belle ».

[11] L’installation reproduisait l’intérieur d’un faux centre commercial, avec ses publicités, ses magasins de luxe, ses stands promotionnels, etc. Des allusions à la « Black War » entre les colons britanniques et les aborigènes tasmaniens du XIXe siècle, ou aux zones occupées israélo-palestiniennes ; des bibles et des torahs, entre autres ouvrages, brûlées dans la cheminée d’un Starbucks Coffee ; l’utilisation illicite des logos des laboratoires pharmaceutiques ou de l’insigne de La Croix Rouge – pour ne citer que quelques exemples –, offraient autant de possibilités de protestations contre l’exposition.

[12] Walsh D., « A letter of apology to Tasmanian Aboriginal people (and anyone else we have offended) », MONAblog, 24 juin 2014. Consultable sur le site Monad.ch, en ligne : https://monad.ch/usr/library/documents/main/letter_of_apology_to_tasmania_aboriginals.pdf (consulté en avril 2019).

[13] Spiers A., « Confounding and destabilising a town: Christoph Büchel’s Southdale at MONA », Monad.ch, 2014, en ligne : https://monad.ch/usr/library/documents/main/confounding_and_destabilising_a_town_amy_spiers.pdf (consulté en avril 2019).

[14] L’artiste a refusé que son nom soit cité avant le début de l’exposition, et toute la communication autour de l’installation a délibérément laissé penser à l’ouverture d’un centre commercial en lieu et place du musée.

[15] Muñoz-Alonso L., « Venice Authorities Shut Down Art Mosque by Christoph Büchel for Icelandic Pavilion », Artnet.com, 22 mai 2015, en ligne : https://news.artnet.com/exhibitions/christoph-buechel-art-mosque-iceland-pavilion-venice-biennale-shut-down-301246 (consulté en avril 2019).

[16] Bourriaud N., Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du Réel, 1998.

[17] Kennedy R., « Mosque Installed at Venice Biennale Tests City’s Tolerance », New York Times, 6 mai 2015, en ligne : https://www.nytimes.com/2015/05/07/arts/design/mosque-installed-at-venice-biennale-tests-citys-tolerance.html (consulté en avril 2019).

[18] Kleist H. (von), « Empfindungen vor Friedrichs Seelandschaft », Berliner Abendblätter, 13 octobre 1810, p. 47-48. Cité dans Zerner H., Tout l’œuvre peint de Friedrich, Paris, Flammarion, 1976, p. 11-12.

[19] Nelson M., The Art of Cruelty. A Reckoning, New York ; Londres, W.W. Norton & Company, 2011.

[20] Ibid., p. 4 : « In short, the idea is that there’s something wrong with us, from the get-go – be it the mark of original sin (or, conversely, as Nietzsche would have it, adherence to the “slave morality” of Christianity), alienation from our labor, a fatal rift with Nature, being lost in a forest of simulations, being deformed by systems such as capitalism and patriarchy, Westernization, not enough Westernization, or simply “an epistemological lack” as Kester put it – that requires forceful (i.e., orthopedic) intervention to correct ».

[21] « objects of historic or scientific interest » (« des objets d’intérêt historique ou scientifique ») selon la section 2 de The Antiquities Act of 1906, en ligne : https://www.nps.gov/subjects/legal/the-antiquities-act-of-1906.htm (consulté en avril 2019).

[22] « ADD YOUR NAME: Letter to Art and Cultural Institutions : Repudiate MAGA’s White Supremacist US-Mexico Border Wall Prototypes as « Art » », 6 février 2018, en ligne : https://docs.google.com/forms/d/e/1FAIpQLScQsFG24NzvMB_hbOYD3dHcV7a_QqtnwOb_kQLCsmemLQucNQ/viewform (consulté en avril 2019).

[23] Durón M., « Artists, Curators Respond to Christoph Büchel’s Border Wall Project », Artnews.com, 7 février 2018, en ligne : http://www.artnews.com/2018/02/07/artists-curators-respond-christoph-buchels-border-wall-project/ (consulté en avril 2019).

[24] Il refuse également toute photographie personnelle, et gère avec restriction la diffusion des dossiers de presse.

[25] L’artiste chinois Ai Weiwei (1957) par exemple, est devenu, par son militantisme constant érigé en œuvre d’art, le symbole international de la création dans un pays où sévit une censure étatique systématique.

[26] Nous soulignons que la position défendue ici ne vise pas à instaurer une image de l’artiste en héros solitaire. Il n’est ni seul, ni isolé. Tout acte nécessite des complicités et des soutiens divers, y compris institutionnels, pour permettre la réalisation de ces œuvres. Il n’en demeure pas moins que le rôle central du créateur le place irrémédiablement en première ligne des décisions, et des conséquences de ses actes.

[27] Didi-Huberman G., L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Les Éd. de Minuit, 2002.

[28] Cette remarque ne se limite pas aux régions du monde dominées par des régimes dictatoriaux, mais concerne également l’Occident comme nous l’avons vu, et les États-Unis en particulier.

[29] Il se distingue cependant de l’« artivisme », mouvement nébuleux né en Amérique à la fin des années 1990 qui prône l’art comme arme active de revendications politiques et sociales. Christoph Büchel reste, en accord avec son éthique artistique, en dehors de toute mouvance, qu’elle soit organisée ou non.

[30] Saint Paul, II Cor, 12,7 : « Et pour que je ne sois pas enflé d’orgueil, à cause de l’excellence de ces révélations, il m’a été mis une écharde dans la chair, un ange de Satan pour me souffleter et m’empêcher de m’enorgueillir ».

[31] Cioran E., La tentation d’exister, Id., Œuvres, Paris, Gallimard, 1987 (1956), p. 831.

[32] Nous renvoyons à ce titre à l’ouvrage fondateur suivant : Deleuze G., Guattari F., L’anti-Œdipe, Paris, Les Éd. de Minuit, 1972, et notamment au chapitre III : « Sauvages, barbares, civilisés ».

[33] Kierkegaard S., Traité du désespoir, Paris, Gallimard, 1949 (1849), p. 221.

[34] La généalogie dessinée par Greil Marcus dans Lipstick Traces: A Secret History of the 20th Century, Cambridge, Harvard University Press, 1989, reliant le dadaïsme au punk en passant par les situationnistes, constitue un modèle éclairant ; nous pourrions y adjoindre un nombre fort conséquent d’exemples, incluant la figure de Che Guevara ou les écrits de Donatien Alphonse François de Sade.

 

Pour citer cet article : Benjamin Bianciotto, "Christoph Büchel : de la nécessité de l’art, censure et anticipation", exPosition, 2 septembre 2019, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles5/bianciotto-christoph-buechel-censure-anticipation/%20. Consulté le 8 novembre 2024.