— Diplômée de l’école du Louvre, Anaïs Raynaud est attachée de conservation et cheffe de projet au département des Expositions et des Manifestations culturelles du musée des Arts et Métiers. Avant cela, elle a travaillé au MuCEM et au musée de la Grande Guerre du Pays de Meaux.
Titulaire d’un master d’Histoire des Sciences et d’Épistémologie (Université Paris Diderot), Marjolaine Schuch est cheffe de projet au département des Expositions et des Manifestations culturelles du musée des Arts et Métiers.—
En octobre 2024, le musée des Arts et Métiers a ouvert une exposition consacrée à l’empreinte carbone (Fig. 1). C’est un événement conçu en interne par le département des Expositions et des Manifestations culturelles. En tant que cheffes de projet, nous assurons à la fois le développement des contenus – sans commissaires mais avec le soutien d’un conseil scientifique – et la création muséographique – aux côtés d’une agence de scénographie qui constitue la maîtrise d’œuvre. Nous avons par ailleurs bénéficié du mécénat de compétences d’un centre d’expertises en développement durable sur les contenus de l’exposition, notamment les quantifications qui y sont présentées. Cette exposition vise à déconstruire les présupposés et les idées reçues sur notre empreinte carbone, d’en décortiquer les mécanismes et de proposer aux visiteurs un espace de réflexion sur les actions à mener face au défi du réchauffement climatique. Le sujet, dans sa dimension scientifique et technique, s’insère logiquement dans la thématique du musée des Arts et Métiers. Cette institution, anciennement musée national des techniques, conserve et expose des jalons de l’histoire scientifique française et européenne. De la pascaline au cyclotron en passant par le cinématographe ou l’avion d’Ader, ces collections comptent près de 80 000 objets. La Révolution industrielle y tient une place importante, du fait d’un essor important de l’institution et de sa maison-mère, le Conservatoire national des arts et métiers, au XIXe siècle, essor tourné en partie vers l’exaltation de la puissance industrielle française (Fig. 2).
Le projet répond à un triple objectif : accompagner nos visiteurs vers le changement, relire les collections du musée à l’aune de cette question d’actualité et repenser nos pratiques professionnelles pour construire un musée plus en phase avec les principes du développement durable.
Cet objectif multiple nécessite de revoir un certain nombre de nos pratiques et de nos conceptions habituelles, en évitant un discours descendant que les visiteurs reçoivent au cours d’une visite passive ou à sens unique. Nous interrogeons également la position depuis laquelle nous, en tant que muséographes, approchons le sujet, imaginons des façons différentes de rapprocher un sujet et son public, plus proches, plus liés, plus engagés. Pour cela, il semble nécessaire de questionner deux valeurs encore souvent aujourd’hui cardinales pour les musées : l’objectivité et la neutralité. Nous rapprochant des musées de société ou des centres de culture scientifique et technique, qui assument leur subjectivité et leur engagement, nous souhaitons être acteurs du changement et partie prenante sur des questions de société[1]. Quitter la neutralité[2], avec tout ce qu’elle comporte de biais, conscients ou non, et arrêter de survoler les débats, de se penser au-dessus de la mêlée. Traiter un sujet comme celui de l’empreinte carbone est au contraire l’occasion de montrer que le musée, et ceux qui y travaillent, sont concernés et partagent les mêmes difficultés à penser et à s’engager dans le changement.
Engager les visiteurs
Avec ce projet, nous souhaitons nous éloigner d’un discours à sens unique, descendant, et d’une expérience de visite trop fléchée. Pour des raisons de contexte contraint, notamment d’une temporalité trop resserrée, nous n’avons pas pu engager un véritable processus de co-construction avec des groupes extérieurs au musée. Malgré cela, nous visons un fort engagement de nos visiteurs et nous avons l’ambition de leur proposer une exposition qui permette une mise en action, individuelle et collective, ce collectif nous incluant. Pour cela, il faut que les visiteurs aient de la place et des outils pour construire du sens, développer leurs réflexions et faire grandir leurs envies d’agir.
Nous avons souhaité nous placer dans une position ouverte, où le musée n’est pas le seul détenteur du savoir mais plutôt une ressource à partir de laquelle des points de vue et des positions peuvent émerger, avec autant de légitimité. Il s’agit ici de partager la production des savoirs et de déconstruire la position dominante du musée dans son rapport à son public. L’avis des visiteurs compte, que celui-ci soit motivé, argumenté, construit, ou plus émotionnel et sensible. Ces deux registres de réaction sont valables et il est possible ensuite d’en tirer du sens. Nous nous sommes inspirées de la notion de convivialité développée par Ivan Illitch[3], en créant un lieu d’échange et de discussion sans hiérarchie.
Comment ouvrir la production de discours, et donc de sens, aux visiteurs ? Dans l’exposition, cela passe par des dispositifs semi ou peu directifs qui permettent l’expression du public. Deux d’entre eux sont particulièrement structurants dans le parcours : l’un situé au milieu du parcours, la « caisse carbone », l’autre en fin de visite, le jeu de rôle « Futurs en construction » (Fig. 3). Le premier invite les visiteurs à choisir entre trois thématiques (l’habitat et l’équipement de la maison, les déplacements, l’habillement) et à scanner des objets pour en découvrir l’empreinte carbone. Les visiteurs sont ensuite invités à modifier ou non leurs choix en renonçant à certains objets ou en adoptant des alternatives. Il n’y a pas d’objectif explicite qui préside aux choix, les visiteurs sont invités à sélectionner les objets qui leur plaisent et qui correspondent à leurs pratiques. En associant visualisation du poids des choix et possibilité ouverte de les modifier, nous cherchons à éviter la posture du bon élève essayant de réussir le test mais plutôt à encourager les visiteurs à se questionner et à interroger leurs propres usages. Le second dispositif propose aux visiteurs d’incarner un industriel, un politique ou un citoyen devant décider de grandes orientations dans trois domaines d’émission : les transports, l’alimentation et le logement (Fig. 4).
Leur objectif commun est de réduire l’empreinte carbone collective située au centre du dispositif. À chaque tour de jeu, ils choisissent entre trois options, spécifiques à chaque rôle et à chaque tour de jeu. L’une des options maintient la situation actuelle, la deuxième initie un changement et la troisième s’engage plus franchement dans le sens d’une réduction des émissions. Chaque option s’accompagne d’informations complémentaires sur les avantages et les inconvénients. En apportant de la nuance et en élargissant à d’autres incidences que les seules conséquences environnementales, ces informations supplémentaires rendent la prise de décision moins évidente. Les visiteurs peuvent ainsi choisir de contribuer à l’objectif général ou de poursuivre des objectifs individuels. Chaque tour de jeu se termine par un sondage de satisfaction. Les joueurs expriment leur niveau de satisfaction face à l’évolution de la situation commune, c’est-à-dire de l’objectif de réduction de l’empreinte carbone. Si ce niveau est insuffisant et que l’insatisfaction gronde, le jeu est menacé et peut ne pas aller à son terme. Les visiteurs sont invités à faire attention aux affects des autres et à exprimer leur ressenti individuel sur la façon dont le jeu se déroule. Ainsi, ce sont eux qui fixent, en partie, la difficulté du jeu et son issue.
Ces deux dispositifs laissent ainsi de la place aux visiteurs pour qu’ils puissent construire et développer leurs opinions, y compris dans la défiance, le rejet et l’alternative.
D’autres interactifs permettent aux visiteurs de s’approprier (ou non) le propos de l’exposition. Les visiteurs peuvent s’exprimer sur les solutions qu’ils seraient prêts à adopter, ou emporter avec eux après l’exposition des défis sur différentes thématiques et différentes durées : ne pas prendre l’avion pendant l’année à venir, ne plus manger de viande qu’une fois par semaine, garder le même smartphone pendant quatre ans… Le parcours est ainsi ponctué de dispositifs de natures différentes pour rendre le visiteur acteur de sa visite (Fig. 5).
Relire les collections à l’aune des questions environnementales
Le lien entre le sujet de l’exposition – l’empreinte carbone – et les collections du musée est à la fois évident et au final, peu mis en avant par le musée des Arts et Métiers. Son identité, assumée, est celle d’un musée d’histoire des techniques avec une emphase importante sur le XIXe siècle occidental et la Révolution industrielle. Les bornes chronologiques du parcours permanent en témoignent, avec un premier jalon avant 1750, un deuxième pour la période 1750-1950 et un dernier après 1950. Le choix de placer la première rupture au milieu du XVIIIe siècle est une conséquence directe de la place de la Révolution industrielle dans le discours général[4].
Le parcours rétrospectif s’attache à présenter les périodes et les objets qui en font partie comme une succession continue et ininterrompue d’innovations et d’inventions. Le contexte de création et les conséquences techniques et industrielles de ces objets n’apparaissent peu ou pas du tout. On y parle encore moins des incidences sur l’environnement, des conséquences sociales, de ce que ces objets ont fait naitre en dehors du progrès technique auquel ils contribuent. Dans cette perspective, les liens entre les collections et le sujet de l’empreinte carbone, bien qu’évidents, restent invisibles aux yeux du public. Pour les rendre explicites, il est nécessaire de changer de posture et d’approche sur les collections pour leur redonner une actualité et une utilité discursive renouvelée au regard de la question environnementale.
L’équipe-projet de cette exposition se devait donc d’interroger la collection avec un regard situé, conscient de là où l’on se trouve et d’où l’on parle : nous sommes des professionnelles de musée fortement intéressées par les questions de société à une période où la crise environnementale est un sujet majeur qui interroge la pertinence et l’intérêt de nos pratiques et notre rôle. Cela a impliqué d’accepter de regarder différemment les objets de la collection et de ne pas seulement les considérer comme des jalons historiques figés, immuables et sur lesquels tout aurait été dit. Le défi est accepté de leur accoler un sens nouveau, complémentaire de leur place dans l’histoire des techniques et envisager des valeurs nouvelles : à côté de leur valeur historique, instaurer une valeur contemporaine renouvelée[5]. Le réfrigérateur à compresseur[6] trouve ainsi sa place dans la section consacrée au cycle de vie et permet de développer un discours sur l’empreinte de l’équipe domestique et l’accélération du taux de renouvellement de l’électro-ménager (Fig. 6). Le micro-ordinateur Macintosh Apple 512K de 1986[7] illustre les problématiques de recyclage et de décomposition des appareils électroniques.
Si nous pouvons porter un regard subjectif sur les collections dont nous avons la charge, nous devons aussi l’envisager pour nos visiteurs. Nous l’avons souligné plus haut, ils seront incités à se positionner sur les solutions pour diminuer l’empreinte carbone présentée dans l’exposition. Nous leur laisserons de la place pour s’exprimer. Loin d’être des objets intouchables dans leur neutralité, les collections s’ouvrent au jugement des visiteurs et se mettent au service de la construction d’un lien nouveau. Les visiteurs pourront ainsi ne pas les utiliser comme un livre d’images mais comme des outils pour construire du sens.
Cet exercice est ici développé dans le cadre d’un projet d’exposition temporaire, qui rend possible cette relecture des collections sans bouleverser le parcours de visite permanent, avec une durée limitée. Cette expérience pourra, nous l’espérons, nourrir la réflexion sur la présentation et la médiation des objets d’une partie au moins du parcours permanent. À ce titre, on peut considérer l’exposition comme un laboratoire, dont une partie des résultats pourrait à terme se transposer au reste du musée.
La sélection des objets se fait selon de nombreux critères. Le plus prégnant consiste à utiliser les collections comme une ressource à gérer de façon raisonnée. Les objets sont exposés plus pour illustrer des idées que pour leurs valeurs singulières (tel fabricant, tel lieu d’usage). Cela conduit à retenir au sein de typologies l’objet le plus adapté et à opérer des choix raisonnés en fonction de critères durables. Un modèle de roue hydraulique[8] a ainsi été choisi parce qu’il est en bon état et ne nécessite aucune intervention en vue de son exposition et qu’il a été prêté au printemps 2024, en amont de l’exposition, il a déjà une caisse de transport, ce qui évite de devoir fabriquer ou trouver un autre emballage. Il s’agit donc d’adopter une vision pragmatique et utilitariste des collections, en lien avec les différentes équipes (scientifique, régie des œuvres, restaurateurs…).
Faire des choix scénographiques différents
Le processus de construction de la scénographie a logiquement été marqué par le sujet de l’exposition et sa nature profondément réflexive. Dans une logique d’économie, nous avons été obligées de nous demander ce qui était indispensable, ce qui constituait la grammaire irréductible de l’exposition et ce que nous pouvions retrancher ou radicalement transformer.
Jusqu’où peut-on changer les codes esthétiques d’une exposition pour qu’elle soit encore réussie, tant du point de vue de l’expérience de visite que l’on souhaite proposer à notre public, que conforme aux attentes en matière d’écoresponsabilité ?
La maîtrise d’ouvrage classique a été complétée par l’adjonction d’une spécialiste de l’accompagnement en éco-production. Au-delà du calcul du bilan carbone final du projet durant son cycle de vie (conception, montage, exploitation et démontage), elle a accompagné le projet tout au long de sa réalisation afin de conseiller, d’alerter et d’éduquer les équipes en interne autant que la maîtrise d’œuvre sur les enjeux de l’éco-conception. Une grande partie de l’empreinte carbone d’une scénographie est liée à la fabrication de mobiliers neufs[9]. Nous avons donc décidé de valoriser deux pratiques d’ordinaire confinées aux coulisses de l’exposition : la location et la récupération de mobilier. Le concept scénographique proposé par l’agence retenue, la Fabrique créative, se fonde sur l’utilisation d’une ossature centrale composée d’échafaudages de chantier (Fig. 7).
Cette structure partitionne l’espace et accueille également les collections. Elle est louée le temps de l’exposition et réintégrera ensuite le circuit de location et d’utilisation. L’empreinte carbone de la structure sera ainsi divisée autant de fois qu’elle sera réutilisée. La location, une des solutions présentées dans l’exposition pour réduire notre empreinte carbone, est ici mise en œuvre de façon centrale. Au-delà de la location du matériel technique (éclairages, équipements multimédia), habituelle mais peu visible des visiteurs, nous assumons la location comme une pratique légitime, pertinente et source de créativité. La réutilisation du parc multimédia existant du musée se place dans la même logique de réduction d’achat neuf. La phase de production (fabrication et transport) représente jusqu’à 90% de l’empreinte carbone des appareils électroniques dont les écrans, les unités centrales, les players ou les vidéoprojecteurs. Depuis plusieurs années, le musée réalise un inventaire de son matériel qui est joint à chaque appel d’offre de conception et de réalisation et nous demandons à la maîtrise d’œuvre de s’appuyer le plus possible dessus avant d’envisager de la location ou de l’achat. Pour Empreinte carbone, l’expo !, l’ensemble du matériel audiovisuel (six écrans et six vidéoprojecteurs) provient du parc du musée. Dans la même veine, la récupération de matériaux et de mobilier est ici revendiquée comme une prise de position appuyée par un ensemble de critères, plus qu’une solution pragmatique défendue pour son seul intérêt économique. Ce n’est pas une option par défaut mais un vrai choix, adopté en connaissance des contraintes qu’il entraine. Si certaines sont assez légères, comme le fait de travailler avec des mobiliers potentiellement disparates, d’autres requièrent des changements plus lourds, comme de démonter différemment la précédente exposition de façon à pouvoir réutiliser autant que possible les matériaux et les transformer pour ce projet. Enfin, nous souhaitons dépasser le cadre de la récupération en interne en nous fournissant le plus possible auprès des circuits de seconde main, ce qui nécessite d’adapter la passation des appels d’offres en y intégrant des principes de l’économie circulaire[10]. Pour le lot agencement, qui comprend la fourniture des mobiliers de l’exposition, il semblait difficile d’exiger une fourniture intégrale en panneau de seconde main. Les gisements sont aléatoires et les entreprises ne connaissent pas, plusieurs mois à l’avance, le stock qu’elles auront. Pour pallier cet aléa, nous avons demandé un chiffrage dans la décomposition du prix global forfaitaire (DPGF) d’une fourniture de seconde main et nous avons également demandé aux entreprises de remplir un bordereau de prix unique (BPU) chiffrant la fourniture d’un panneau standard neuf dans les différents matériaux de la scénographie. Ainsi, en cas d’impossibilité d’obtenir un panneau de seconde main, nous savons déjà ce que coûtera son remplacement en neuf. Les services supports (bureau des achats, commission de marchés) ont été sensibles à la démarche et ont bien accueilli les modifications inhérentes sur les éventuels avenants. Les échanges sur ces questions ont été fructueux et nous ont permis d’ajouter les bons critères dans la notation des offres des candidats.
Nous proposons une médiation écrite qui permette aux visiteurs de forger leur opinion sur les collections et thématiques parcourues. Par exemple, les cartels sont semblables aux étiquettes énergétiques que l’on peut trouver dans les magasins d’ameublement ou d’électro-ménager, avec notamment un indicateur visuel, et peuvent être manipulées par les visiteurs pour prendre connaissance des informations essentielles de l’objet. Nous reprenons ce système pour les éléments scénographiques, les donnant à voir à nos visiteurs au même titre que les objets. Un travail sur les supports et les techniques d’impression a été fait pour trouver les combinaisons les plus vertueuses tout en étant compatibles avec la réglementation[11]. Nous nous sommes orientés vers des papiers kraft classés, des panneaux de bois brut peints ou en impression directe et des impressions sur des supports papier, limitant leur impact à la fabrication et augmentant les possibilités de les réemployer ou de les transformer pour un nouvel usage à la fin de l’exposition. Le musée démontre la faisabilité des solutions qu’il expose, leur donnant ainsi une crédibilité supplémentaire auprès des visiteurs (Fig. 8).
Pour la médiation, tout un corpus de « manips » a été imaginé, notamment autour de l’alimentation. Nous nous attachons à leur adéquation au propos de l’exposition, mais veillons également à conserver une certaine sobriété énergétique dans le choix des matériaux, des mécanismes, du nombre de dispositifs, et de la perspective d’une seconde vie après l’exposition (Fig. 9).
Nous réfléchissons à chaque étape du projet à nos pratiques en tant que muséographes. Avons-nous forcément besoin de tous les éléments que nous avons pris l’habitude d’installer dans une exposition ? C’est l’occasion d’imaginer des propositions plus créatives et plus cohérentes avec le projet. Nous avons ainsi transformé un dispositif initialement pensé sous la forme d’un multimédia interactif en une manip « low tech » où le visiteur relie des propositions à l’aide d’une ficelle. Sur proposition de nos prestataires, nous avons également simplifié certaines fabrications pour limiter l’ajout de matériaux et l’utilisation de produits de finition superflus. Cette démarche nous permet de consolider la légitimité des choix faits, car ceux-ci ont été mis à l’épreuve. Est-ce à dire que c’est une façon de quitter sa posture professionnelle, de la déranger et de la remettre (au moins partiellement) en cause ? Nous l’espérons.
Et après ?
Ce projet nous a incitées à repenser notre posture de maître d’ouvrage dans une dynamique plus ouverte, à nous remettre en question de manière permanente et surtout, de porter un regard nouveau sur le musée, sa collection, son image et son positionnement.
Nous mettons tout en œuvre pour développer l’engagement des visiteurs, afin qu’ils soient plus actifs au cours de leur visite avec un parcours qui leur offre des espaces pour construire du sens et susceptibles de la prolonger, de la faire vivre au-delà de la salle d’exposition.
Nous aimerions que cette exposition soit, plus que son aboutissement, un jalon important d’un processus réflexif continu d’amélioration et d’optimisation. Nous avons gardé ce cap durant toute la préparation de l’exposition, le garderons durant son exploitation (y compris au travers de la programmation pédagogique et culturelle qui y sera associée) et jusqu’après son démontage.
En cours de développement, l’exposition a été un laboratoire de pratiques et de réflexions. Nous nous sommes formées pour être outillées dans cette démarche. Les choix effectués pour ce projet et la méthodologie mise en œuvre vont être intégrés aux prochains projets, même si les thématiques ne seront pas centrées sur le changement climatique. Notre approche dépasse le cadre de l’exposition pour investir les autres activités associées du musée, comme la programmation événementielle et pédagogique. De nombreux choix se confrontent à leur mise en pratique, qui fera émerger, à n’en pas douter, d’autres questionnements. C’est tout l’intérêt d’adopter une posture réflexive : ce projet nous permet de repenser notre position de maître d’ouvrage dans une dynamique plus ouverte. Cette remise en question continue, qui peut apparaitre comme une démarche difficile et lourde, constitue pour nous une évidence afin de rester au service des visiteurs et de mettre le musée à la hauteur de l’enjeu collectif de la réduction drastique de notre empreinte carbone. En nous décentrant, en acceptant de questionner nos collections, notre institution et notre positionnement professionnel, nous espérons créer un espace de convivialité ouvert, dans lequel nos visiteurs peuvent imaginer d’autres façons d’être. Et en abandonnant un peu de notre neutralité, contribuer à en atteindre une autre.
Notes
* Tous les liens URL ont été consultés en novembre 2024.
Côté M. (dir.), La fabrique du musée de sciences et sociétés, Paris, La documentation française, 2011, p. 22. ↑
En tant qu’établissement recevant du public (ERP) de première catégorie, le musée des Arts et Métiers est soumis aux dispositions de l’arrêté du 25 juin 1980 portant approbation des dispositions générales du règlement de sécurité contre les risques d’incendie et de panique dans les ERP, livre II, titre 1er, chapitre III, articles AM 1 à 20. Ces dispositions obligent à recourir pour la quasi-totalité des éléments imprimés à des matériaux classés M1, c’est-à-dire non-inflammables et sans dégagement de fumées. ↑
Pour citer cet article : Anaïs Raynaud et Marjolaine Schuch, "Quitter la neutralité pour mieux l’atteindre ? L’exemple de l’exposition Empreinte carbone, l’expo ! au musée des Arts et Métiers (Paris, 2024-2025)", exPosition, 22 novembre 2024, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles9/raynaud-schuch-empreinte-carbone/%20. Consulté le 22 janvier 2025.
— Benjamin Bianciotto est docteur en histoire de l’art de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. L’intitulé de sa thèse est : « Figures de Satan : l’art contemporain face à ses démons, de 1969 à nos jours ». Les liens unissant l’art actuel à la religion et aux sciences occultes demeurent au centre de ses préoccupations et recherches. Il est par ailleurs critique d’art et commissaire d’exposition indépendant. —
Le travail de l’artiste suisse Christoph Büchel (1966) a acquis sa réputation et sa notoriété par l’intermédiaire d’installations immersives de grande ampleur, proposant au spectateur une expérience unique et profondément marquante. À titre d’exemple, l’œuvre Simply Botiful (2007) [Fig. 1] qui prenait place dans les locaux de la galerie Hauser & Wirth Coppermill à Londres forçait le visiteur à traverser successivement un hall d’hôtel, puis des couloirs et des chambres encombrés de lits et d’objets divers (chambre d’une prostituée ; chambre familiale avec cuisine ; chambre minuscule, etc.) ; un bureau d’archéologue aux tonalités africaines duquel, par un petit trou dans le bas d’un placard, vous accédiez à une pièce exposant un scooter brûlé dans une vitrine avec une musique Métal jouée puissamment ; un mur ouvert dévoilait un immense stock d’électroménager, repaire d’un réparateur de réfrigérateurs.
Ensuite, vous traversiez des containers servant de refuge à des travailleurs du marché noir, oppressants par leur saturation d’objets, de lits et de nourritures ; puis un tunnel creusé dans le sol menait à une mosquée clandestine dont la dernière pièce voyait ses murs recouverts de pages de magazines pornographiques ; un atelier de confection illégal précédait un container recouvert lui aussi d’images pornographiques au sein duquel vous attendait un réfrigérateur pendu en guise de punching-ball. Puis, descendant par une banque frigorifique évidée, vous vous retrouviez au cœur d’un site de fouilles d’où émergeaient vaguement, d’un cube gigantesque de terre, deux défenses de mammouth ; en remontant, vous découvriez un lieu entre la casse et la décharge, envahi de produits électroniques, de câbles et d’ordinateurs démontés. Vous déambuliez ensuite vers un magasin (nommé Import-Export) d’électroménager, vendant également des tapis de prière dépeignant les événements du 11 septembre 2001 ou des exemplaires de Mein Kampf d’Adolf Hitler traduit en arabe ; un bureau envahi de paperasse, une arrière-boutique de réparateur de moteurs de banques frigorifiques, des toilettes à la lumière ultra-violette étaient placées là avant d’atteindre la sortie, absolument déboussolé par un voyage étrange dans une réalité invasive, à la fois extrêmement probante dans sa reconstitution et « surréelle » dans sa dimension condensée du monde.
Nous pourrions citer d’autres exemples similaires, comme Dump (2008) au Palais de Tokyo à Paris [Fig. 2] qui offrait cette fois une traversée claustrophobique, et sans possibilité de retour, à travers un long tuyau d’égout vers un monde à la fois ignoré, vertigineux et obscure au sein de la culture occidentale.
Après avoir signé une décharge, revêtu un casque de chantier, vous suiviez un pompier à travers un boyau dévoilant un monde envahi jusqu’à la saturation d’objets et de détritus. Ce labyrinthe au plafond bas, débordant d’éléments oppressants précédemment aperçus (matelas, seringues, journaux, bidons, images pornographiques, composants d’ordinateurs, etc.) se révélait être une mise en scène de la misère humaine et des mondes souterrains qui structurent et développent les sociétés capitalistes [Fig. 3]. Le banquet préparé qui vous attendait au sommet, puis la salle de classe, l’atelier automobile, la chapelle, le relieur aux livres entassés menant vers la sortie confirmaient, non pas la dualité, mais la coexistence, voire l’interpénétration de différentes strates composant le monde actuel.
Nous comprenons par ces deux œuvres que le travail entrepris par Christoph Büchel dépasse le cadre généralement délimité de l’exposition d’art contemporain, dans sa dimension physique comme dans sa perception idéologique. À la fois partie prenante intégrale d’un système qui l’accueille et le finance à des hauteurs considérables, et résistant à toute forme de contraintes et de frontières, il erre ainsi sur une ligne qui joue constamment avec les limites définies. Il n’est dès lors pas surprenant que cette attitude de défi lancé à la normalisation finisse par rencontrer des forces d’oppositions qui sont susceptibles d’utiliser le puissant outil de la censure pour tenter de contraindre, canaliser et domestiquer la virulence élevée au rang de geste esthétique par l’artiste.
La relation qu’entretient son travail avec la notion de censure est de ce fait à la fois complexe et ambiguë. Il affronte un spectre large et presque exhaustif des formes possibles de la censure. Si l’on s’écarte d’une vision restrictive de cette dernière, il affronte une censure qui vient épouser la définition donnée par l’historien de l’art Thomas Schlesser, à savoir :
« toutes les formes déguisées d’atteinte aux champs créatif et esthétique : protectionnisme économique, tutelle académique, détournement sémantique, vandalisme, instrumentalisation politique, condamnations juridiques. Sans oublier le poids croissant de la critique influente, de la sphère médiatique, des intérêts privés. Et bien sûr de l’autocensure[1]… »
En retour, Christoph Büchel utilise et détourne ces forces d’opposition en les transformant en matériaux préexistants, directement manipulables. Cette confrontation à une forme de censure à la fois dissimulée et ostentatoire a atteint son paroxysme dans un cas devenu célèbre par son ampleur et ses conséquences : l’affrontement judiciaire de Christoph Büchel au Massachusetts Museum of Contemporary Art (MASS MoCA), North Adams, États-Unis.
La stratégie de la contre-exposition
Pour comprendre la personnalité de l’artiste helvétique, il faut probablement se référer à sa vidéo intitulée No Future (2008), issue d’une performance menée lors de la Sidney Biennale 2008 au Museum of Contemporary Art de Sidney. Au cours de celle-ci, un groupe de quatre femmes octogénaires, maquillées et habillées en circonstance, interprète l’hymne punk God Save The Queen (1977) du groupe anglais The Sex Pistols, véritable ode à l’anarchisme revendicatif contre toute forme de pouvoir établi. L’artiste se mire sans doute – avec ironie, distance et humour – dans ce reflet d’une résistance sans faille ni affaiblissement face à la culture dominante. Ainsi, il serait sans doute plus juste d’évoquer son œuvre en termes de contre-culture, plutôt que de sous-culture[2] ; et par extension, de considérer son travail comme la mise en application d’une « contre-exposition » souhaitant ébranler les cadres autorisés du politiquement correct. Il propose une redéfinition des attitudes possibles lorsque l’art se trouve mis face à une censure qui ne laisse habituellement pas de place à la négociation ou au combat. Son exposition envisagée au MASS MoCA, Training Ground for Democracy (2007) ne portait pourtant pas les germes d’une radicalisation des positions à l’origine, mais promettait au contraire – à l’instar des œuvres Dump ou Simply Botiful citées précédemment, amplifiant à l’extrême la dimension immersive de l’installation –, une expérience insolite et revigorante au spectateur habitué au cube blanc des lieux d’exposition traditionnels[3].
Dans un espace dédié de la taille d’un terrain de football (Building 5), l’artiste envisageait la reconstruction d’une salle de cinéma, la présence de neuf containers, l’installation d’une maison coupée en six morceaux, un mobile home, le fuselage d’un avion (refusé par la direction), une accumulation de micro-ondes et de mixeurs, une citerne d’essence, des murs de briques, et une liste d’éléments non communiqués, tous modifiés et réarrangés afin de transformer l’ensemble en une réflexion globale sur les formes d’ingérence possibles de la démocratie et l’attitude américaine engagée dans des conflits – notamment en Irak – tournant à l’enlisement. Le titre, que nous pourrions traduire par « terrain d’entraînement pour la démocratie », explicitait la volonté de Christoph Büchel d’élargir la vision médiatiquement orientée de l’Occident, et surtout de retourner l’interrogation vers l’intérieur même de nos sociétés occidentales instables. Ce qui, au départ, avait des allures de tensions coutumières entre un artiste et une institution autour des notions de délais et de budget, devint rapidement une épreuve tournant à l’affrontement violent. Malgré des dates d’ouverture deux fois repoussées et un budget alloué doublé, aucune des deux parties ne jugea les conditions remplies ou satisfaisantes pour terminer l’exposition. Le musée refusa de poursuivre plus avant son investissement ; l’artiste n’accepta pas de continuer sans qu’un certain nombre de prérogatives essentielles à ses yeux soient validées. En mai 2007, le MASS MoCA attaqua l’artiste en justice devant l’United States District Court de Springfield afin d’obtenir l’ouverture en l’état de l’exposition. La justice lui donna raison et autorisa le musée à montrer l’œuvre inaboutie au spectateur. Devant l’indignation d’une partie du monde de l’art, l’institution américaine tenta une alternative déroutante : présenter l’exposition, inachevée, en partie cachée sous de grandes bâches noires. L’idée incongrue divisa au sein même du conseil muséal et il fut rapidement décidé de procéder au démantèlement de l’ensemble des éléments présents. En janvier 2010, l’appel mené devant la Cour Fédérale de Boston infirma le premier jugement et donna raison à l’artiste au nom du Visual Artists Rights Act de 1990 (partie du Copyright Act[4]) protégeant le droit inaliénable de l’artiste sur la présentation de son œuvre, notamment en cas de « déformation, mutilation ou autre modification » de celle-ci.
La publication d’une partie des e-mails échangés entre l’institution et l’artiste, et entre les membres de l’institution, affine la compréhension du trouble[5]. Il est notable de souligner la récurrence d’un champ sémantique de la guerre, et plus exactement des Guerres du Golfe – au cœur de l’œuvre de l’artiste – pour qualifier leurs relations :
« La relation entre l’artiste et l’institution. L’institution possède habituellement tellement plus de pouvoir que l’artiste. Mais ici la situation semble inversée […]. J’aime aussi beaucoup l’idée de comparer la situation au bourbier de l’Irak d’une certaine manière[6] » ;
« Y en a marre des peut-être ci, peut-être ça…. CB [Christoph Büchel, NDLR] adore tellement Saddam [Hussein, NDLR] en tant que figure historique, et lui non plus ne pouvait pas se confronter aux dates butoirs (vous vous souvenez du Koweït ?) L’heure pour d’autres négociations est terminée[7] ! »
« J’ai entendu dire qu’une lettre de chantage venant de vous est arrivée à Bâle le 2 avril […]. Je ne peux pas réagir en détail concernant des lettres que je n’ai pas en ma possession, et qui sont emplies de menaces, à ce qu’on m’a dit[8] ».
Qualifier l’annulation de l’exposition d’acte de censure univoque peut sembler être une interprétation extrapolée d’un dysfonctionnement lié apparemment au budget ou aux délais entre les parties. Pourtant, nous ne pouvons pas nous empêcher de lire derrière ce premier voile, une certaine manipulation idéologique, un sabotage de l’œuvre, qui s’incarneraient dans une forme de censure plus implicite. L’engagement politique de l’artiste, ouvertement critique envers les États-Unis, dans une institution américaine, avec un budget alloué plus que conséquent a possiblement favorisé le MASS MoCA à opter pour une coupure – nous pensons aux ciseaux sans pitié de Mme Anastasie, personnification de la censure – allant à l’encontre de la volonté de l’artiste.
La monstration à Art Basel Miami sur le stand de la galerie Hauser & Wirth, en décembre 2007, d’une pièce intitulée Training Ground for Training Ground for Democracy, confirme cette assertion, et signe la réponse de l’artiste à cet acte de censure pernicieux. L’œuvre consiste en une installation placée au sein d’un espace délimité par des grilles et filmé par des caméras de surveillance. À l’intérieur, un container accueillant un bureau de vote électronique est entouré d’objets divers [Fig. 4], essentiellement à l’image de l’Amérique – de son drapeau à ses obsessions –, mélangeant arbres de Noël, terrain de jeux pour enfants, restes de repas, télévisions allumées, peluches, rebuts variés d’une société se consommant elle-même. Sur le toit du container, un vestige de fête avec un missile suspendu au milieu des détritus [Fig. 5]. L’artiste condense ici la vision qu’il souhaitait étendre dans son exposition démesurée au MASS MoCA.
Cette solution, pour judicieuse ou économiquement viable qu’elle fût, ne représente qu’une alternative peu satisfaisante, un simple aperçu, un ersatz, modèle réduit ou bande-annonce de l’ensemble inachevé. Elle ne peut constituer une option crédible pour résister aux dangers de la censure, qu’elle soit explicite, ou plus dangereusement déguisée, voire excusée. Face à cette dernière, l’artiste doit développer des stratégies inattendues et innovantes ; deux options deviennent dès lors envisageables. La première, que nous qualifions de « sous-exposition », consiste à déjouer la surveillance en transposant l’œuvre d’art dans un champ sémantique du combat souterrain, cherchant la dissimulation, le camouflage, la disparition des radars sensibles. La seconde, que nous nommons à l’inverse « surexposition », choisit la grandiloquence et l’aveuglement par la démesure : devenir à ce point visible que cela annihile toute possibilité de se voir opposer une fin de non-recevoir et permet ainsi d’imposer sa vision par une force coercitive inhérente à l’œuvre-même. Christoph Büchel manipule les deux voies avec un savant dosage lui permettant de passer de l’une à l’autre afin de contourner la chape de plomb de la censure qui le menace en permanence – une censure par crainte et anticipation, souvent, des réactions potentielles ; un contournement des difficultés à venir, aussi, qui préfère sacrifier la liberté créatrice.
Sous-exposer : montrer l’invisible
L’artiste suisse s’inscrit dans la filiation directe des artistes conceptuels pionniers radicaux – tels que Michael Asher, Donald Judd, stanley brouwn ou Bas Jan Ader – ravivant l’esprit critique virulent et la violence inhérente au mouvement originel des années 1960 et 1970. Ses œuvres entrevoient ainsi les options de non réalisation ou de discrétion profonde érigées en absolu par l’art conceptuel.
Adepte d’un art « furtif », il propose par exemple dans Sleeping Guard (2009) de transformer un gardien de musée en sculpture endormie [Fig. 6]. L’employé doit réellement dormir durant les heures d’ouverture de l’institution, pervertissant ainsi son rôle de surveillant attentif. Au-delà de la dimension absurde et ironique, l’œuvre met en jeu les questions de travail excessif, la toute-puissance de la surveillance aujourd’hui, l’exploitation de l’homme (jusque dans la « performance » elle-même). Elle met également en jeu une part de poésie trouble – à quoi rêvent ceux qui passent leurs journées à regarder des œuvres d’art ? Leur sommeil engendre-t-il des monstres, ou des évasions salutaires ? – et renvoie à de célèbres précédents, de Gilbert & George à Erwin Wurm, de Duane Hanson à Andy Warhol[9].
Pendre une paire de chaussures par les lacets sur le panneau d’un stand de foire, ou dans la rue (Hanging Shoes), permet de cacher l’intervention, de rejeter le discours à un après de la découverte visuelle – ou à son ignorance – et ainsi contourner les questions de censures frontales. En devenant œuvre fantôme, le geste tait son lien aux gangs, à la criminalité urbaine, aux ventes de drogues et dissimule ainsi sa portée polémique. De même, lorsqu’il manipule la figure et les éléments caractéristiques du Sans Domicile Fixe dans plusieurs pièces (Wheel Chair Kit (2007) ; 1% (Joe) (2012) ; Cézanne (n.d.), il occupe un terrain longtemps passé sous silence et qui est devenu, dans nos cités occidentales, un sujet banalisé ne suscitant plus guère d’émotion de la part des milliers d’individus qui le croisent quotidiennement. La réification de l’humain rappelle le gardien endormi dans un étrange miroir entre le corps et l’objet. C’est une partie de la misère humaine qui se retrouve à vendre, simple marchandise pour collectionneurs fortunés, et renvoi cynique aux dérives du capitalisme mondialisé.
La dissimulation s’insinue parfois à travers des œuvres aux dimensions monumentales. Son projet (Terminal) – initié en 2000, encore inabouti à ce jour – d’enterrer un Boeing 727 dans le désert de Mojave et de le modifier en installation gigantesque accessible par deux voitures stationnées à la surface telles deux portes fantomatiques ouvrant sur un autre monde, exprime littéralement cet enfouissement volontaire des rêves de grandeur et d’émancipation des sociétés actuelles. L’œuvre fait écho à Spider Hole (2006), reproduction en trois dimensions et à échelle 1 de la cachette qui a permis à Saddam Hussein d’échapper à la vue de toutes les polices internationales.
En procédant de la sorte, il cherche à faire remonter à la surface ce que la conscience occidentale a tenté d’oublier, ou a délibérément préféré ignorer. Travaillant notre inconscient comme une zone à éclaircir, il agit de même à un niveau macrocosmique. Dans Invest in Palermo (2018), il ravive l’histoire sombre de Palerme, gangrenée par la mafia dans les années 1960 et 1970. Lors de ce qui fut appelé le « sac de Palerme », de nombreux bâtiments historiques furent détruits à des fins de spéculations immobilières. Christoph Büchel réalise une affiche géante placée sur un support publicitaire dans la ville avec le slogan suivant : « Invest in Palermo. Palermo is beautiful, let’s make it more beautiful[10] » sur une photographie en noir et blanc de la Villa Delella en pleine destruction. Un des projets constituant Land of David (Southdale Shopping Centre) (2014) au Museum of Old and New Art (Mona), Hobart, Tasmanie, proposait aux visiteurs un test sanguin leur offrant la possibilité de découvrir s’ils possédaient, ou non, du sang aborigène dans leurs veines. Le test émanait soi-disant du gouvernement australien, associé au laboratoire d’analyse génétique DeCODE Genetics et de l’entreprise pharmaceutique suisse Roche. Malgré la pluralité des attaques amorcées par l’artiste sur des cibles pourtant sensibles par ailleurs[11], ce fut précisément cette partie de l’installation globale qui fut censurée quelques jours seulement après l’ouverture, suite aux plaintes reçues de la part d’une population inquiète d’un passé qu’elle désire conserver dans l’ombre à l’abri des regards scrutateurs. David Walsh, directeur du Mona, musée réputé pour être aventureux et anticonformiste, a publié une lettre d’excuses à toutes les personnes offensées, et a décidé la fermeture définitive et le retrait de cette partie de l’installation, au risque assumé de subir un procès de la part de l’artiste, ce qui n’aura finalement pas lieu[12].
Ce sont en effet les périodes obscures de la culture occidentale dominante qu’il cherche ainsi à mettre au jour, forçant le spectateur à interroger son histoire, mais également à faire face à ses propres démons intérieurs. Amy Spiers, dans une étude détaillée de cette exposition, évoque le recours par Christoph Büchel à des stratégies qu’elle qualifie de « suridentification », une tactique de critique subversive qui dissimule ses intentions sous les traits même de ce qu’elle attaque[13]. Bien que s’appuyant effectivement sur des effets de ruse et de maquillage (comme ce fut le cas pour le reste de l’installation en Tasmanie[14]), il lui arrive malgré tout d’être repéré par les autorités décisionnaires et subir de ce fait les foudres de la censure.
Surexposer : dévoiler le trop visible
La seconde stratégie, symétrique de la première, se situe à l’autre pôle du spectre. La « surexposition » consiste en la mise en place d’œuvres dont la portée revendicative possède une telle ampleur qu’elle les protège de la censure. Si cela constitue l’objectif premier, les résultats peuvent s’avérer sensiblement différents.
Avec The Mosque: The First Mosque in the Historic City of Venice (2015), représentant l’Islande dans le cadre de la 56e édition de la Biennale de Venise, il transforme une ancienne église déconsacrée vénitienne (Santa Maria della Misericordia) en la première mosquée de la Cité des Doges [Fig. 7]. Elle n’était pas un simple décor, mais un lieu de culte effectif et devait fonctionner toute la durée de l’exposition internationale. Elle était censée accueillir fidèles, rencontres et programmes éducatifs durant les sept mois de l’événement ; elle fut fermée moins de deux semaines après l’ouverture. Les enjeux qu’elle sous-tendait – notamment la question religieuse omniprésente aujourd’hui, avec toutes les incertitudes et les montées extrémistes qu’elle véhicule – devenait trop ouvertement présente dans un cadre qui se veut pourtant être un reflet avisé du monde. All the World’s Futures était le titre donné par le commissaire Okwui Enwezor à son édition de la Biennale, un futur du monde qui ne considérait sans doute pas la question de la place de l’islam dans le monde, et en particulier en Occident, comme faisant partie des prévisions et des échéances à venir – du moins pas sous cette forme ou dans ce contexte. La fermeture prématurée de l’exposition fut décidée par un comité de sécurité vénitien qui évoqua : le risque lié au nombre trop important de personnes se rendant sur place ; les attaques terroristes potentielles contre le lieu ; et enfin une raison officielle plus surprenante : la mise en avant du statut particulier de l’œuvre d’art qui ne doit pas interférer avec la réalité[15]. Dans le cas présent, elle doit rester installation, et ne pas se transformer en lieu de culte. Une décision qui mettrait à mal beaucoup d’œuvres contemporaines, notamment celles issues de la fameuse « esthétique relationnelle » édictée par Nicolas Bourriaud[16] visant à abolir les frontières par la mise en place d’un échange interactif entre l’installation artistique et un spectateur devenu acteur. Le désir promulgué par l’artiste d’ouvrir le débat face à un constat éloquent – l’absence de mosquée à Venise, et la place à accorder à l’islam dans nos sociétés occidentales laïques, ou chrétiennes – avait opté pour une intrusion assourdissante dans le champ de l’art. La censure qui frappa l’installation avait été anticipée par Randy Kennedy[17], considérant l’œuvre comme une mise à l’épreuve grandeur nature de la tolérance et de l’acceptation de la religion musulmane en Europe. La réponse ne s’est pas fait attendre.
Si Christoph Büchel réintroduit au SMAK de Gand ses interventions de grande ampleur, il adopte pourtant une partie de la stratégie de « sous-exposition » évoquée préalablement . Présenté comme simple « commissaire invité » et non « artiste », il réinterroge au sein de son installation De la Collection / Verlust der Mitte (2017) le passé colonial de la Belgique avec des manifestations dissimulées ou non annoncées [Fig. 8]. La reconstitution d’une « jungle » partielle, similaire à celle de Calais, à l’extérieur du musée répondait malicieusement aux constructions à l’intérieur du musée, de stands promouvant l’investissement en République Démocratique du Congo (ancienne colonie belge) [Fig. 9], au ring de boxe appelant au dialogue pour le développement congolais, aux boutiques de souvenirs coloniaux, aux reconstitutions de villages traditionnels, aux magasins sauvages vendant téléphones et épaves, etc.
Une partie de l’œuvre amplifia ce phénomène de surexposition en ravivant la dimension photographique du terme lorsque l’image, le cliché, disparaît derrière une lumière aveuglante. Après avoir sélectionné plusieurs chefs-d’œuvre du mouvement CoBrA et du minimalisme parmi la collection de l’institution, il place des lits vides, des valises, des vêtements abandonnés tels des indices de la présence de réfugiés au sein même des salles d’exposition. Le problème qualifié sous le terme générique des « migrants » (sans que cette dénomination ne concerne une réalité unique et définie) est ici placé sous les lumières froides et sans ombres des institutions muséales européennes. Christoph Büchel n’expose pas cette fois l’humain, mais le vide laissé par sa trace ; il ne rejoue pas les zoos humains encore présents au début du XXe siècle, à Paris comme à Gand, mais transvase la réalité du monde dans un environnement qui n’est pas adapté à les recevoir. La métaphore est somme toute limpide : nous mettant une fois de plus face à ce que nous vivons, sans fard ni commentaire, il déstabilise nos certitudes et nos convictions. Alors qu’une partie de l’exposition demeure dans une nébulosité dans laquelle elle trouve refuge – sans publicité, pas de censure –, le reste s’affirme et s’impose en forçant le spectateur à se confronter à un réel qu’il côtoie pourtant quotidiennement. La surexposition dessille le regard, remémore les mots d’Heinrich von Kleist face à la peinture Le moine au bord de la mer (1810) de Caspar David Friedrich, le tableau étant « pareil à l’Apocalypse […]. On a l’impression, en le contemplant, d’avoir les paupières coupées[18] ». Elle étaye également la thèse développée par Maggie Nelson dans son ouvrage The Art of Cruelty. A Reckoning[19] (2011) sur l’utilisation nécessaire de la cruauté afin de réveiller les consciences endormies, endolories, des sociétés capitalistes actuelles :
« En résumé, l’idée est qu’il y a quelque chose qui ne va pas chez nous, dès le départ – que cela soit la marque du péché originel (ou, inversement, comme Nietzsche l’aurait dit, une adhésion à la “moralité d’esclave” du christianisme), une aliénation venant de notre travail, un désaccord fatal avec la Nature, le fait d’être perdus dans une forêt de simulations, déformés par des systèmes tels que le capitalisme et le patriarcat, l’occidentalisation, l’occidentalisation incomplète, ou simplement par “un manque épistémologique” comme l’a mentionné Kester – qui requière une intervention vigoureuse (c’est-à-dire, orthopédique) pour le corriger[20] ».
La « publicité » était par contre volontairement souhaitée pour son projet MAGA (2017). Il lance de manière très officielle une demande de classification en tant qu’œuvre d’art – entre la sculpture minimale et l’intervention de Land Art – des prototypes de murs commandés par le président américain Donald Trump pour séparer durablement les États-Unis du Mexique voisin [Fig. 10]. S’appuyant sur l’American Antiquities Act de 1906, il considère que les huit échantillons de murs gigantesques trônant près de San Diego – pourvus de finitions différentes selon de quel côté de la frontière l’on se trouve, privilégiant l’esthétique pour l’Amérique, la brutalité pour le Mexique – répondent aux critères d’œuvres possédant une valeur culturelle significative les autorisant à être classées monuments historiques[21].
Ils possèdent effectivement une présence indéniable, remémorant les volumineuses sculptures monumentales de Richard Serra, et de nombre d’autres exemples du minimalisme américain explorant puissance et martialité à travers de similaires matériaux. Ils évoquent également d’étranges formes totémiques dignes de 2001: A Space Odissey (1968) de Stanley Kubrick. Surtout, ils symbolisent les tentatives de repli, les craintes migratoires, les défenses et les endiguements illusoires d’un pays en proie à la peur de l’étranger. Ils représentent une époque, incarnent une tension palpable entre des visions du monde antagonistes, et s’érigent en menaces concrètes. De nouveau, Christoph Büchel préfère éclairer violemment les transformations en cours (il propose des visites touristiques payantes du site, ajoutant ainsi le débat de la médiatisation et de la commercialisation des angoisses et des désirs morbides de l’humanité), jugeant que la lumière demeure la plus fidèle alliée de l’artiste pour donner à voir ; mais aussi pour éviter une censure qui devra recourir, si elle souhaite engager le combat, utiliser des moyens semblables, et se projeter alors elle aussi sous les feux des projecteurs – une épreuve toujours délicate pour un acte qui désire souvent se produire dans l’ombre et le silence. De manière moins attendue, la demande de censure – sous forme de boycott de toute relation avec la galerie représentative de l’artiste, Hauser & Wirth, ainsi que le boycott du travail de Christoph Büchel et de sa promotion – émanera de la part d’artistes, critiques d’art, commissaires d’exposition et membres d’institutions artistiques, rassemblés dans une lettre ouverte énumérant leurs griefs à l’encontre de MAGA[22]. Ils lui reprochent notamment une démarche « fasciste », visant à l’ « exploitation de la misère humaine », détachée de toute réalité et de la souffrance quotidienne vécue par les familles brutalisées par cette frontière[23].
Travailler la censure
Christoph Büchel possède sans doute une conscience claire du poids de la censure lorsqu’il crée. Il anticipe certainement les réactions que son travail suscite, même si leur ampleur – positive ou négative – reste soumise à des fluctuations inattendues. Le fait qu’il refuse tout entretien, avec la presse ou autre[24], coupe toute possibilité de l’entendre s’exprimer sur ses différents projets ; il oblige, par la même occasion, à parler en son nom, et à émettre spéculations et suppositions subjectives, sans que celles-ci ne soient jamais ni confirmées, ni infirmées par l’artiste lui-même.
Rien ne permet cependant d’affirmer qu’il recherche activement la censure : aucune de ses pièces ne prône ouvertement la provocation, le blasphème, l’interdit. Il ne se confronte pas aux tabous sociaux ou moraux, ne pratique pas un art au-delà de la légalité. Il œuvre sur la marge, évoluant sur une zone sensible où chaque geste est calculé au plus juste pour atteindre le but fixé sans basculement. Il produit, en étant pleinement conscient de ses actes, un art sur le fil, et il sait que celui-ci se révèle forcément à double tranchant. Il paraît accepter en quelque sorte la censure comme un possible contrepoids ; s’il essaye de l’éviter afin de montrer son travail et interroger le spectateur, il conserve à l’esprit que le risque existe et qu’il doit être assumé. Nous verrons par la suite dans quelle mesure ce type d’engagement artistique est nécessaire. Nous souhaitons pour l’instant envisager ce moment décisif, cette crête étonnante sur laquelle il se tient lorsqu’il manipule non pas la censure, mais la possibilité de la censure, comme un matériau à part entière.
Peut-on réellement créer à partir de la censure ; ou plus généralement, avec la perspective de la censure comme menace ? Nombre d’artistes ont délibérément entrepris de créer tout en sachant que l’œuvre finale n’échapperait pas au contrôle et à la sanction ; nous pensons à des créations dans des contextes, politiques et religieux notamment, privant l’individu, et plus encore l’artiste, de libertés fondamentales d’expression[25]. Mais nous pourrions également envisager le cas inverse d’artistes poussant leur œuvre volontairement au-delà des limites connues de la loi et de la morale, y compris au sein de cultures démocratiques ; c’est l’option du choc, de la transgression, voire de la provocation assumée afin de bousculer l’ordre établi, de réveiller les consciences apathiques.
Plusieurs réponses peuvent être apportées face à de telles situations. La première est la plus insidieuse, et sans doute la plus dangereuse, puisqu’elle prend la forme de l’autocensure. Beaucoup d’artistes préfèrent choisir de ne pas donner forme à leur œuvre finale selon leur volonté initiale afin de ne pas heurter le pouvoir en place, ou pour ne pas affronter une réaction du public qu’ils anticipent négative. Ce fut le cas avec l’œuvre Silence (2008) – des paires d’escarpins féminins posés sur des tapis de prières musulmans – de Zoulikha Bouabdellah. L’artiste décida de retirer son œuvre de l’exposition Femina, ou la réappropriation des modèles (2015) au Pavillon Vendôme, Clichy, quelques jours avant l’inauguration suite à des pressions diverses et des inquiétudes quant à de possibles vindictes idéologiques et religieuses. La deuxième est plus stratégique : elle s’incarne par exemple dans les films d’Andréï Tarkovski réalisés en partie sous l’intimidation de la censure soviétique. L’artiste doit contourner la censure, en l’acceptant parfois, et conserver ainsi son idéal esthétique supérieur ; la pensée se fait métaphorique et le discours se dissimule sous un formalisme d’apparat, ou une poésie éblouissante. La troisième option est celle élue par Christoph Büchel : décider d’évoquer des périmètres sensibles du champ politique, social et culturel actuel en ne conservant à l’esprit que l’axe érigé en premier lieu par la nécessité de l’œuvre. La censure n’est ni ignorée, ni dédaignée. Bien que sans comparaison avec les exemples précédents, intervenant dans des contextes historiques et idéologiques différents, elle devient ici une simple composante – un risque à prendre, précisément parce que le risque mérite d’être pris.
Pour mener à bien cette quête, Christoph Büchel s’intéresse à des endroits singuliers de nos sociétés. Il se fait explorateur des zones grises, des vides juridiques métaphoriques, des trous noirs de l’inconscient – tous ces espaces qui existent, que nous connaissons mais que nous décidons de laisser sans lumières. Entre la peur et le rejet, ces interstices recoupent des thématiques embarrassantes, souvent désagréables. Ils ne possèdent cependant pas une violence inhérente susceptible de déclencher immédiatement, voire préalablement, un blocage symbolique ou réel ; ils ont par contre suffisamment de force et d’énergie dérangeantes pour ne pas laisser le spectateur indifférent à leur contemplation. Nous pensons symboliquement aux tremblements à peine perceptibles et inexpliqués d’un torchon au crochet d’une ancienne cuisine dans Les envoûtés (1939) de Witold Gombrowicz ; à la petite tache de sang entre deux lattes d’un vieux parquet dans Mother! (2017) de Darren Aronofsky ; au banal cambriolage qui se déroule mal (1972) dans l’affaire du Watergate. Des points de rencontres entre un élément non évident, présent sans être incontournable, et une suite de conséquences immense. Ce ne sont pas des détails acquérant soudain de l’importance – ils sont parfaitement signifiants par eux-mêmes. Ils sont de purs symptômes. Face à eux, la censure, dans son acception la plus générale, ne cherche pas la guérison mais l’amputation ; Christoph Büchel vise l’identification de la maladie. Pourtant, la censure signale bien l’existence d’une zone douloureuse sur laquelle le doigt de l’artiste vient se poser. Par cet acte, il sonne l’alerte, sans s’ériger contre les grandes injustices du monde (voyantes, et ignorées elles aussi) mais en insistant sur ces points de rencontres, ces lieux peu perceptibles, légèrement enterrés ou reculés, qui affleurent à la surface et qui indiquent un dérèglement plus profond[26].
Un sismographe intérieur
L’œuvre de Christoph Büchel est essentielle et existentielle. Elle doit être, jusque dans sa dimension censurée. L’artiste ne peut (plus) se contenter d’enregistrer les tremblements du monde. Le modèle de la « sismographie warburgienne » étudiée par Georges Didi-Huberman dans L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg[27] (2002), celle d’un artiste absorbant les secousses de l’extérieur, vibrant au rythme des fluctuations de nos sociétés, ne suffit plus. L’artiste doit retranscrire ces mouvements chaotiques – à peine perceptibles, ou dangereusement menaçants –, et nous les communiquer sous une forme esthétique. Il a le devoir de nous les rendre avec acuité, une exactitude fine qui nous permet de procéder à leur juste appréhension et compréhension. La question ne porte pas ici sur l’importance, l’intérêt et l’efficacité des notions d’engagement dans l’art, ni sur ses conséquences possibles. Cependant, tout art entrepris dans un contexte de censure potentielle[28] acquiert nécessairement une position engagée vis-à-vis du monde. Interroger les stratégies mises en place pour promouvoir une création dans un environnement propice à la censure renvoie inévitablement à analyser la nécessité et la force irrépressible qui nourrissent commissaires, institutions ou artistes à défier l’autorité dans le seul but de montrer une œuvre. Il existe une réelle urgence à exposer, à rendre visible des faits, des événements, des éléments que le reste du monde se doit de connaître. L’œuvre d’art au sein de la censure ne devient politique qu’au sens premier du terme, à savoir une création au cœur même de la Cité – dangereuse par définition selon la théorie platonicienne. Elle n’induit pas forcément des enjeux politiques au sens contemporain de l’expression. En ce sens, l’image du sismographe warburgien conserve sa pertinence : l’artiste tremble – enregistreur devenant transmetteur – face aux dangers souterrains de nos cultures. Il prévient avant que les catastrophes n’arrivent, lance l’alerte, manifeste l’invisible, matérialise le péril.
Christoph Büchel cherche à dépasser ce positionnement passif. Il veut être actif – activiste[29] ?– sans coloration politique autre que celle de l’humain face à lui-même. Ce faisant, il devient l’aiguillon qui dérange saint Paul (II Cor, 12,7) et qui ravive les forces de vie[30]. À un point extrême, s’articule la pensée d’Emil Cioran : « Souffrir : seule modalité d’acquérir la sensation d’exister[31] ». Si les piqures artistiques du plasticien suisse amorcent des électrochocs salutaires, inversement, la pointe de la censure pourrait à son tour accompagner d’un écho paradoxalement favorable ses revendications. Cette dernière hypothèse tendrait à envisager le fait qu’il manipule la censure, non pas à des fins de promotion personnelle, mais bien plutôt afin d’éclairer les zones qu’il cherche à dévoiler. La censure se mue ainsi en alliée sûre et efficace.
L’acte même de censure mute dès lors en un geste autorisant une appréhension mieux définie et plus précise du monde dans lequel nous évoluons. Il met en lumière les peurs les plus obscures, les terrains les plus inaccessibles, les dialogues les plus tus. Si, à la manière d’une mise en perspective symbolique, nous reculons et regardons l’œuvre construite par Christoph Büchel d’une certaine distance, il est envisageable qu’il nous faille porter notre attention sur la censure en elle-même comme acte créateur de sens. En effet, la censure qu’il introduit – de manière révélée ou silencieuse – démontre les mécanismes, systèmes et fonctionnements de ces machines productrices engagées envers d’autres machines. L’allusion aux théories anti-oedipiennes[32] dévoile l’architecture socio-économique des civilisations occidentales capitalistes qui cherche à cacher ses dérèglements – ses maladies. En poursuivant la métaphore psychanalytique, nous pourrions envisager la censure comme l’expression du refoulé : l’islam à Venise ; le sang aborigène en Tasmanie ; la mafia à Palerme ; les sans domiciles fixes partout – une réponse protectionniste venant de sociétés névrosées. Au contraire, nous pourrions également la considérer comme un fait neutre en lui-même, demandant une interprétation aussi rationnelle et objective que sa nature le requiert. Il est possible que la solution se situe entre ces deux pôles. La censure affirme un premier plan de rupture légale avec la morale ou le droit légiféré ; elle exprime aussi un arrière-plan de tensions souterraines mises à nue, cachées ou oubliées.
Søren Kierkegaard interroge précisément cette nécessité de l’opposition lorsqu’il affirme qu’en politique, « l’importance s’attrape en se rangeant dans l’opposition et si bien qu’à la fin, sans doute, on souhaite un gouvernement pour avoir tout de même quelque chose à quoi s’opposer[33] ». La démarche de Christoph Büchel instaure ce mouvement en creux, et désigne un art du négatif, véritable bain révélateur, miroir noir de nos sociétés. La singularité de son travail réside dans sa résistance au phénomène systématique d’absorption par la culture dominante des forces d’opposition, y compris dans ses formes les plus extrêmes ou subversives[34]. Il va même plus loin, dépasse ce stade et se montre offensif. Il intègre la censure qui le menace, le poursuit ou l’accompagne ; il ne se contente pas de la retourner contre elle-même, tel Méduse, mais s’en sert comme d’une arme redoutable qui vient doubler et amplifier la portée de son discours.
Notes
[1] Schlesser T., L’art face à la censure : cinq siècles d’interdits et de résistances, Paris, Beaux Arts Éd., 2011, p. 8-9.
[2] Sur la définition de la « sous-culture » comme ensemble minoritaire constamment menacé de récupération, nous renvoyons à l’ouvrage suivant : Hebdige D., Subculture. The Meaning Of Style, Londres, Methuen, 1979 ; la question de la « contre-culture », mouvement en opposition constante à la culture dominante, est abordée de manière panoramique dans l’ouvrage : Bizot J.-F. (dir.), Underground. L’histoire, Paris, Actuel ; Denoël, 2001.
[3] La notion de « cube blanc » doit ici être comprise dans sa dimension synecdotique, voire métaphorique ou allégorique ; la nature même des œuvres remodelant l’ensemble de l’environnement qui l’accueille. Nous pourrions citer à ce sujet son œuvre Memorial (2007), divisée en trois salles : la première est une salle d’attente diffusant la chaîne CNN en continu sur des écrans de télévision ; la deuxième est une salle de shoot destinée à administrer de la drogue aux personnes dépendantes ; la dernière est une salle d’exposition, un « white cube » parfait et vide, possible espace d’expérimentation des effets de la drogue sur l’organisme.
[4] The Copyright Act est une loi américaine votée en 1976 statuant sur les droits de propriétés, droits moraux et droits de reproduction, notamment des biens culturels et des créations artistiques. Elle a introduit la notion de « fair use » qui autorise, selon certaines conditions, la diffusion d’œuvres outrepassant le droit strict du propriétaire originel si l’utilisation est jugée « juste » ou « équitable ».
[5] Les différents documents, notamment les échanges de courriels, sont extraits de l’article du journal The Boston Globe consultable en ligne : Edgers G., « Dismantled », Boston.com, 21 octobre 2007, en ligne : http://archive.boston.com/ae/theater_arts/articles/2007/10/21/dismantled/ (consulté en avril 2019).
[6]Ibid. : courriel de Susan Cross, curatrice, à Joe Thompson, directeur, en date du 31 janvier 2007 : « The relationship between artist and institution. The institution usually has so much more power than the artist. But here the tables seem turned […]. I also do like the idea of comparing the situation to the quagmire in Iraq somehow » (consulté en avril 2019).
[7]Ibid. : courriel de Richard Criddle, directeur de la régie, à Dante Birch, directeur des expositions, Nato Thompson, curateur, et Joe Thompson, en date du 15 février 2007 : « To hell with the maybe this maybe that… CB is so fond of Sadam as a historical figure and he couldn’t deal with deadlines either! (Remember Kuwait?) The time to further negotiation is over! » (consulté en avril 2019).
[8]Ibid. : courriel de Christoph Büchel, à Joe Thompson, en date du 9 avril 2007 : « I have heard a black-mailing letter from you has arrived in Basel the 2nd of April […] I cannot react in details on letters that I don’t have in front of me and that are full of threats, as I was told » (consulté en avril 2019).
[9] Nous pensons notamment aux œuvres « iconiques » The Singing Sculpture (1969) de Gilbert & George, One Minute Sculptures d’Erwin Wurm, Derelict Woman (1973) ou Museum Guard (1983) de Duane Hanson, et Sleep (1963) d’Andy Warhol.
[10] « Investissez à Palerme. Palerme est belle, rendons-la encore plus belle ».
[11] L’installation reproduisait l’intérieur d’un faux centre commercial, avec ses publicités, ses magasins de luxe, ses stands promotionnels, etc. Des allusions à la « Black War » entre les colons britanniques et les aborigènes tasmaniens du XIXe siècle, ou aux zones occupées israélo-palestiniennes ; des bibles et des torahs, entre autres ouvrages, brûlées dans la cheminée d’un Starbucks Coffee ; l’utilisation illicite des logos des laboratoires pharmaceutiques ou de l’insigne de La Croix Rouge – pour ne citer que quelques exemples –, offraient autant de possibilités de protestations contre l’exposition.
[14] L’artiste a refusé que son nom soit cité avant le début de l’exposition, et toute la communication autour de l’installation a délibérément laissé penser à l’ouverture d’un centre commercial en lieu et place du musée.
[18] Kleist H. (von), « Empfindungen vor Friedrichs Seelandschaft », Berliner Abendblätter, 13 octobre 1810, p. 47-48. Cité dans Zerner H., Tout l’œuvre peint de Friedrich, Paris, Flammarion, 1976, p. 11-12.
[19] Nelson M., The Art of Cruelty. A Reckoning, New York ; Londres, W.W. Norton & Company, 2011.
[20]Ibid., p. 4 : « In short, the idea is that there’s something wrong with us, from the get-go – be it the mark of original sin (or, conversely, as Nietzsche would have it, adherence to the “slave morality” of Christianity), alienation from our labor, a fatal rift with Nature, being lost in a forest of simulations, being deformed by systems such as capitalism and patriarchy, Westernization, not enough Westernization, or simply “an epistemological lack” as Kester put it – that requires forceful (i.e., orthopedic) intervention to correct ».
[24] Il refuse également toute photographie personnelle, et gère avec restriction la diffusion des dossiers de presse.
[25] L’artiste chinois Ai Weiwei (1957) par exemple, est devenu, par son militantisme constant érigé en œuvre d’art, le symbole international de la création dans un pays où sévit une censure étatique systématique.
[26] Nous soulignons que la position défendue ici ne vise pas à instaurer une image de l’artiste en héros solitaire. Il n’est ni seul, ni isolé. Tout acte nécessite des complicités et des soutiens divers, y compris institutionnels, pour permettre la réalisation de ces œuvres. Il n’en demeure pas moins que le rôle central du créateur le place irrémédiablement en première ligne des décisions, et des conséquences de ses actes.
[27] Didi-Huberman G., L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Les Éd. de Minuit, 2002.
[28] Cette remarque ne se limite pas aux régions du monde dominées par des régimes dictatoriaux, mais concerne également l’Occident comme nous l’avons vu, et les États-Unis en particulier.
[29] Il se distingue cependant de l’« artivisme », mouvement nébuleux né en Amérique à la fin des années 1990 qui prône l’art comme arme active de revendications politiques et sociales. Christoph Büchel reste, en accord avec son éthique artistique, en dehors de toute mouvance, qu’elle soit organisée ou non.
[30] Saint Paul, II Cor, 12,7 : « Et pour que je ne sois pas enflé d’orgueil, à cause de l’excellence de ces révélations, il m’a été mis une écharde dans la chair, un ange de Satan pour me souffleter et m’empêcher de m’enorgueillir ».
[31] Cioran E., La tentation d’exister, Id., Œuvres, Paris, Gallimard, 1987 (1956), p. 831.
[32] Nous renvoyons à ce titre à l’ouvrage fondateur suivant : Deleuze G., Guattari F., L’anti-Œdipe, Paris, Les Éd. de Minuit, 1972, et notamment au chapitre III : « Sauvages, barbares, civilisés ».
[33] Kierkegaard S., Traité du désespoir, Paris, Gallimard, 1949 (1849), p. 221.
[34] La généalogie dessinée par Greil Marcus dans Lipstick Traces: A Secret History of the 20th Century, Cambridge, Harvard University Press, 1989, reliant le dadaïsme au punk en passant par les situationnistes, constitue un modèle éclairant ; nous pourrions y adjoindre un nombre fort conséquent d’exemples, incluant la figure de Che Guevara ou les écrits de Donatien Alphonse François de Sade.