10/2025 – Histoire des espaces de l’exposition : ce que disent les vues d’expositions archivées

 

Numéro dirigé par Roula Matar

– Roula Matar, Introduction

– Wesley Meuris, Documentation relative à la méthode de travail – Extrait des archives

– Simon Starling, De dessous un drap de visée, suivi d’un entretien mené par Roula Matar

– Marie Fraser, Muséologie d’enquête : The Responsive Eye au MoMA en 1965

– Inge Meijer, À propos des deux ouvrages d’Inge Meijer The Plant Collection (Roma publications, Amsterdam, 2019) et The MoMA Plant Collection (Roma publications, Amsterdam, 2024). Un entretien mené par Roula Matar

– Pascal Riviale, La muséographie et la scénographie d’expositions au musée national des Arts et Traditions populaires au travers des archives conservées aux Archives nationales

– Tatiana Trouvé, À propos de l’exposition Tatiana Trouvé – Le grand atlas de la désorientation (Centre Pompidou, Paris, 2022). Un entretien mené par Roula Matar

Introduction

par Roula Matar

 

Roula Matar, architecte et docteure en histoire de l’art, est maîtresse de conférences en Histoire et Cultures Architecturales à l’école nationale supérieure d’Architecture de Versailles. Ses recherches et publications se consacrent aux croisements des disciplines, notamment aux rapports de l’œuvre d’art à l’architecture, aux xxe et xxie siècles. Sur ce sujet, elle a publié L’Architecture selon Gordon Matta-Clark, aux Presses du réel (2022). Ses recherches récentes portent sur l’histoire des espaces de l’exposition et sur l’histoire de l’architecture du musée. —

Peut-on se servir des vues d’exposition comme sources documentaires pour construire une histoire des espaces de l’exposition ? Cette question a été proposée à la discussion lors de journées d’études et de séances de séminaire organisées à l’école nationale supérieure d’Architecture de Versailles en 2021-2022[1]. Nous avons examiné ces images-archives, en tenant compte de leur statut complexe, pour saisir ce qu’elles peuvent nous dire de l’espace de l’exposition, de sa construction et de son évolution. Nous avons interrogé les vues d’exposition en les considérant notamment comme révélatrices de dispositifs, dans le sens foucaldien, c’est-à-dire comme mettant au jour un « ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit aussi bien que du non-dit[2] ». Les vues d’exposition ont ainsi été mobilisées pour saisir ce qui nous intéresse, non pas tant l’objet premier de la photographie mais le rapport de l’objet à l’espace, et plus précisément le cadre de ce rapport et ce qui se révèle sur ces bords.

Les différents temps de réflexions ont choisi de multiplier les points de vue en réunissant diverses positions, de l’historien de l’art à l’archiviste, du commissaire à l’artiste. Quelques réponses à cette large problématique sont réunies dans ce présent numéro volontairement centré sur la critique institutionnelle et ses déplacements depuis son émergence dans les années 1960. Une large place est donnée à la voix des artistes, à leurs recours aux vues d’expositions à différents moments de leur processus de travail ou dans leurs approches critiques et spatiales : elles sont des images d’archives de dispositifs de monstration qui fondent le travail de Wesley Meuris sur les politiques de présentation et infrastructures des institutions ; elles irriguent et construisent un large corpus de travaux de Simon Starling qui, au gré des répliques et reconstructions, interrogent les mécanismes du musée et de l’exposition ; elles constituent un inventaire exhaustif de la présence végétale méticuleusement relevée par Inge Meijer dans les archives du Stedelijk Museum d’Amsterdam ou du MoMA à New York. À ces usages répondent ceux du ou de la commissaire qui, comme Marie Fraser, à l’occasion de la reconstitution de l’exposition The Responsive Eye tenue au MoMA en 1965, se penche sur les archives visuelles de cet événement, tandis que l’archiviste Pascal Riviale expose ce que montrent les archives visuelles des innovations menées par le MNATP, tant dans ses études que dans son approche muséographique. Enfin, parallèlement au séminaire, s’est tenue l’exposition Le Grand atlas de la désorientation de Tatiana Trouvé dans la Galerie 3 du Centre George Pompidou à Paris. Dans le prolongement de notre réflexion, je me suis entretenue avec l’artiste sur le sujet des espaces de l’exposition puisque celui-ci fait partie intégrante de la définition même de son travail.

Je tiens à remercier les membres du comité scientifique du séminaire, l’ensemble des intervenant·es aux journées d’études et au séminaire pour leurs contributions[3] et les moments de partage – Yvonne Bialek, Marie Fraser, Giulia Gabellini, Audrey Ilouz, Wesley Meuris, Constance Nouvel, Yusuke Offhause, Rémi Parcollet[4], Jean-Marc Poinsot, Pascal Riviale, Nathalie Simonnot, Simon Starling, Tatiana Trouvé et Richard Venlet. Pour leur soutien, je remercie également l’équipe de La Maréchalerie, Valérie Knochel sa directrice ainsi que Sophie Peltier et Simon Poulain, le LéaV laboratoire à l’ENSA Versailles, ainsi que le bureau de l’Enseignement et de la Recherche (BER) du ministère de la Culture.

 

Notes

[1] Ce projet de recherche s’est déroulé sous la forme d’un cycle de trois demi-journées d’études, des débats Manèges, organisés à l’automne 2021 en partenariat avec le centre d’art La Maréchalerie (cf https://tram-idf.fr/maneges-2021-la-marechalerie/), et s’est poursuivi par séminaire au printemps 2022.

[2] Foucault M., « Le Jeu de Michel Foucault », Dits et écrits. Vol. II : 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001 (1994), p. 299.

[3] Pour diverses raisons, l’intervention de Jean-Marc Poinsot, initialement prévue dans ce numéro, et consacrée à la reconstruction de l’Atelier londonien de Francis Bacon à la Dublin City Gallery n’a pu être intégrée au sommaire. Elle peut être lue dans son dernier ouvrage Notes sur l’exposition et ses acteurs (Éditions Hermann, 2023), dans le chapitre 5 intitulé « L’exposition comme machine interprétative » aux pages 99-103.

[4] Les recherches menées par Rémi Parcollet sur les vues d’expositions ont nourri notre séminaire. Voir notamment l’ouvrage qu’il a dirigé sur ce sujet, Photogénie de l’exposition, Manuella éditions, 2018

Pour citer cet article : Roula Matar, "Introduction", exPosition, 2 juin 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles10/matar-introduction/%20. Consulté le 15 juin 2025.

À propos de l’exposition Tatiana Trouvé – Le grand atlas de la désorientation (Centre Pompidou, Paris, 2022)

un entretien avec Tatiana Trouvé, mené par Roula Matar

 

Tatiana Trouvé est artiste. Née en 1968 à Cosenza, en Italie, elle a grandi à Dakar, au Sénégal ; aujourd’hui, elle vit et travaille à Montreuil. Son travail artistique débute avec la création du Bureau d’Activités Implicites (B.A.I.), sorte de laboratoire du temps où les activités sont toujours à venir (1997-2007). Tatiana Trouvé a participé à de très nombreuses expositions personnelles et collectives, biennales et triennales, dans des musées et institutions à l’étranger comme en France. Parmi ses publications récentes figurent : en 2025, The Strange Life of Things, catalogue de son exposition à la fondation Pinault de Venise ; en 2023, le recueil de textes Récits, rêves et autres histoires aux Éditions de l’école nationale supérieure des Beaux-Arts, et, en 2022, Le grand atlas de la désorientation, catalogue raisonné  de ses dessins. Elle a reçu plusieurs distinctions importantes, dont le prix Marcel Duchamp en 2007. Ses œuvres font partie de nombreuses collections publiques et privées, parmi lesquelles le musée d’Art moderne de la ville de Paris, le Centre Pompidou à Paris, le MAC VAL à Vitry-sur-Seine, le Migros Museum à Zurich, le Museo del Novecento à Milan, le Hirschhorn Museum and Sculpture Garden à Washington D.C., le Nasher Sculpture Center à Dallas, ainsi que le Museo Jumex à Mexico.

Roula Matar, architecte et docteure en histoire de l’art, est maîtresse de conférences en Histoire et Cultures Architecturales à l’école nationale supérieure d’Architecture de Versailles. Ses recherches et publications se consacrent aux croisements des disciplines, notamment aux rapports de l’œuvre d’art à l’architecture, aux xxe et xxie siècles. Sur ce sujet, elle a publié L’Architecture selon Gordon Matta-Clark, aux Presses du réel (2022). Ses recherches récentes portent sur l’histoire des espaces de l’exposition et sur l’histoire de l’architecture du musée. —

 

Cet entretien – réalisé le 8 décembre 2022 dans l’atelier de Tatiana Trouvé à Montreuil – est consacré à son exposition Le grand atlas de la désorientation organisée par Jean-Pierre Criqui au Centre Pompidou, à Paris, dans la galerie 3, du 8 juin au 22 août 2022.

Fig. 1 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « Le grand atlas de la désorientation », Centre Pompidou, Paris, 2022.

Roula Matar : Dans le cadre d’un large projet de recherche que je mène sur l’histoire des espaces de l’exposition, je suis très heureuse de pouvoir m’entretenir avec vous au sujet de votre dernière exposition au centre Georges Pompidou Le grand atlas de la désorientation. Je souhaite vous interroger sur la mise en espace et, si vous le voulez bien, rester près de l’architecture dans laquelle vous intervenez, qui fait bien sûr partie de la définition même de l’œuvre, qui l’englobe ; pouvons-nous porter une attention peut-être un temps « dissociée » sur l’architecture des lieux, et s’arrêter au stade qui précède l’installation, au moment où vous concevez sa mise en espace ou le dessin d’espace ; pouvons-nous insister sur ce processus, sur le préalable qui est peu évoqué, peu montré, et qui est vite englouti dans l’analyse de l’œuvre ?

Tatiana Trouvé : Tout est parti de l’espace, de l’architecture, comme souvent dans mon travail. Que ce soit à l’intérieur de mes dessins ou dans mes installations, il y a un lien très direct avec l’espace et l’architecture. On m’a invitée pour une exposition de sculptures car c’est un espace qui s’y prête parfaitement. Il y a beaucoup de contraintes pour montrer, dans ce cube en verre, des œuvres sur papier ; les normes des musées sont très strictes, il faut tamiser la lumière, très peu de lumens sur les œuvres parce qu’elles s’abiment très vite etc. Lorsque je suis rentrée dans l’espace, j’ai eu l’impression de pénétrer dans une des architectures de mes dessins. L’idée était soit de faire une installation qui devienne un dessin, soit de confondre l’espace de l’architecture avec l’espace de mes dessins. Cette exposition a eu un très long parcours. Au départ, comme je ne voulais pas présenter mes dessins contre un mur mais prolonger leurs lignes dans l’espace, j’avais à disposition ces structures métalliques que j’avais construites sur lesquelles ils étaient fixés et se superposaient en perspective, et l’on voyait aussi au travers de ces lignes graphiques. Parfois, cette superposition des lignes était précise, et d’autres fois trop aléatoire. J’ai abandonné cette présentation parce que cela ne convenait plus vraiment à ce que je cherchais. Puis s’est naturellement imposée cette idée de suspendre les pièces et de travailler tout l’espace comme un grand tableau à l’intérieur duquel il y aurait d’autres vues ou d’autres espaces, de travailler plutôt comme des fenêtres. Les dessins me servaient finalement à ouvrir d’autres espaces à l’intérieur d’un espace structuré comme un dessin ; un espace que j’ai ensuite dessiné de façon assez simple avec des rideaux, avec un dessin au sol en faisant aussi jouer certaines parties des vitres. On m’a imposé de mettre des filtres sur les vitres. Mais là où j’avais posé des rideaux, j’ai pu laisser certaines parties ouvertes. Je voulais aussi que la rue et l’extérieur rentrent dans l’exposition. Ce fut un compromis assez vertigineux entre ce que je pouvais faire et les restrictions muséales.

Au final, pour les sculptures qui étaient côté rue, je n’ai pas réussi à obtenir de laisser le verre des vitres complètement transparent ; le musée a imposé des filtres sur cette partie, et de ce fait, on ne pouvait voir les sculptures que la nuit, lorsqu’il n’y avait plus le jeu de miroir produit par le filtre sur les vitres à la lumière du jour. Pour le reste, je pense que lorsqu’on était à l’intérieur de l’espace, on pouvait tout de même percevoir le mouvement et l’activité de la ville qui venaient se superposer à mes dessins un peu comme des feuilles de calque, autant avec les transparences produites par les rideaux sur l’espace extérieur, qu’avec les ombres de sculptures posées entre les rideaux et les vitres, tout cela soumis aux variations de la lumière extérieure, dont l’intensité faisait aussi varier la perception générale que l’on avait de l’exposition. Enfin, il y avait le travail au sol où j’ai réalisé un dessin à partir de la réunion de plusieurs façons de se déplacer dans le monde et dans l’espace pour différents corps et éléments, du nutrino à la cellule, des fourmis aux loups et aux humains, qui renvoyaient à plusieurs manières d’habiter le monde. C’est un peu comme cela que l’exposition s’est construite.

L’exposition a beaucoup changé. Je l’ai énormément travaillée, d’abord en maquette. Je commence toujours par réaliser des maquettes, puis je passe sur SketchUp. Là, cela est beaucoup plus technique, et me permet de mesurer mes passages etc. Et parfois, lorsqu’il y a un peu de budget pour cela, je finalise en 3D, mais je me méfie beaucoup de ces points de vue qui n’existent pas, qui sont toujours très charmants et lissés. Pour moi, les idées se mettent en place lorsque je commence à construire des maquettes en carton plume, recouvertes de matériaux les plus proches de ceux avec lesquels je vais travailler. J’essaye avant tout de sculpter, de penser aux matériaux qu’ensuite je vais retrouver. J’essaye de les visualiser, de les retraduire dans la maquette.

Fig. 2 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « Le grand atlas de la désorientation », Centre Pompidou, Paris, 2022.

R. M. : Travaillez-vous sur une seule maquette ?

T. T. : Pour que je puisse vraiment y travailler et manipuler les choses – je mets, je casse, j’enlève, je remets – il me faut au minimum une échelle de 1/10e et au-dessus. En dessous, cela ne me sert à rien, parce que j’ai besoin de traduire tous les matériaux. Donc ce sont de très grandes maquettes, lorsqu’on a presque 1000 m2 on arrive tout de suite à des maquettes de 3 m par 3. Je les photographie toutes et ensuite elles sont détruites. Pour certaines maquettes, je suis allée jusqu’à couler des dalles en béton, pour les casser, parce que je pense qu’à cette échelle réduite on arrive à reproduire les gestes que l’on va faire à l’échelle réelle. Je me dis que si on parvient à les faire avec les matériaux en petit, on pourra toujours les refaire en plus grand.

Fig. 3 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « A Stay between Enclosure and Space », Migros Museum, Zurich, 2009.
Fig. 4 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « Il Grande Ritratto », Kunsthaus, Graz, 2010

R. M. : Gardez-vous une trace photographique de l’évolution, des différentes étapes de la réflexion de cette mise en espace ? Ou bien gardez-vous seulement la trace du projet une fois fixé ?

T. T. : Non, seulement une fois que le projet est fixé, car je ne suis pas assez patiente pour cela. Peut-être que c’est une chose que Marguerite, mon assistante, devrait faire. Elle avait commencé à le faire par elle-même. Elle avait eu cette intuition parce qu’elle avait remarqué que mes dessins changeaient tellement d’un jour à un autre. Pour les très grands formats du Centre Pompidou, elle a donc commencé à prendre une photo, à chaque fois qu’elle arrivait à l’atelier, trois jours par semaine. Et c’est vrai que c’était frappant, finalement. Je ne me rendais pas compte à quel point les dessins changeaient avant d’arriver à leur terme. Je sais que je gomme beaucoup, mais j’oublie. Un conservateur de dessins les a passés aux ultraviolets et a vu tous les repentirs et toutes les traces de gommage. Ma façon de travailler est très empirique, que ce soit pour les dessins ou les maquettes. Pour les dessins, j’ai énormément d’archives d’images qui sont parfois issues de mes sculptures dans des expositions, mais aussi des images que je prends, des images photographiques que je garde, que j’organise par thèmes ou que je range par ordre alphabétique, des éléments qui reviennent souvent dans mes dessins. Je réalise énormément d’objets en bronze pour mes sculptures qui appartiennent, un peu comme mes images, à des sortes de répertoires. Je fais beaucoup de fleurs, de chaussures, des radios, beaucoup de livres issus de mes lectures, des choses que je stocke comme des archives et qui d’un seul coup reviennent, dans les assemblages de mes sculptures. Donc il y a une partie qui est très organisée, qui est très proche d’une façon d’archiver les objets et les images du monde et une autre partie qui est expérimentale, plus intuitive où toutes ces choses reviennent différemment dans mon travail.

Fig. 5 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « Le grand atlas de la désorientation », Centre Pompidou, Paris, 2022.

R. M. : Parmi cet ensemble d’images d’archives, j’ai une question au sujet des architectures ou espaces ; est-ce qu’il y en a qui comptent pour vous ? Il était pour moi flagrant de voir la présence de Mies van der Rohe dans cette exposition au centre Pompidou. Il me semble saisir un écho des collages du projet de la Resor House ou plus particulièrement du Café Samt und Seide, réalisé en 1927 avec Lilly Reich, et qu’évoque d’ailleurs Jean-Pierre Criqui dans le texte du catalogue. Ces images ont-elles été présentes lorsque vous avez pensé à cet espace ? D’autres images d’architectures ont-elles compté et sont-elles présentes dans vos archives visuelles ?

T. T. : Je pense que dans la production de cette génération d’architectes, celle de Mies van der Rohe, on retrouve ce rapport très fort au dessin, à la ligne. On sent le coup de crayon. C’est une architecture très dessinée. Aujourd’hui, je vois des architectures contemporaines incroyables, mais on devine la 3D et c’est tout un autre rapport au dessin. Je pense que s’il y a finalement des similitudes de cet ordre dans cette exposition, c’est parce que j’ai dessiné cette exposition, parce que j’en ai fait un grand dessin. Mies van der Rohe avait aussi cette façon de dessiner lui-même des rideaux dans l’espace. Oui, c’est évident, il y a beaucoup de ponts.

R. M. : Est-ce un architecte dont vous avez regardé les travaux, qui vous a influencé ? Avez-vous des références architecturales, je connais vos références littéraires ou artistiques, mais en architecture, qui a pu vous intéresser ?

T. T. : Oui, j’ai beaucoup regardé Mies van der Rohe mais ensuite je m’en suis détachée ou je n’y ai plus pensé en travaillant. Certaines références sont assimilées et font partie de nous, nous les portons. Je n’établis pas dans mon travail des références directes. Je pense que cela fait partie des choses qui m’ont nourries comme Alighiero Boetti ou Eva Hesse font partie des artistes qui m’ont nourrie et dont on peut retrouver certains aspects dans mon travail. On ne nait pas de nulle part, on arrive toujours avec des bagages, des transmissions.

R. M. : Quels architectes ont pu compter pour vous ? Je sais que votre père était sculpteur et enseignait dans une école d’architecture à Dakar, de ce fait il s’est intéressé à l’architecture, que vous a-t-il transmis de ce champ ?

T. T. : Il s’est beaucoup intéressé à l’architecture mais pas du tout à l’architecture occidentale. Il a fait beaucoup de recherches sur l’architecture traditionnelle de différentes ethnies surtout dans la Casamance. Il a fait beaucoup d’études et des relevés sur les matériaux traditionnels, les espaces de vie parce que Dakar était une ville complètement reconstruite d’abord par les colons, puis par les post-colons qui ont réalisé des architectures pavillonnaires comme on trouve en France et qui ne sont adaptées ni au climat ni à la façon de vivre traditionnelle. Une femme sénégalaise ne cuisine pas debout mais au sol, avec plusieurs calebasses. Elle a un espace précis. D’ailleurs, les cuisines de ces maisons n’étaient pas du tout utilisées parce qu’on cuisine dehors, on cuisine au charbon, sur de petits fours. Mon père s’est beaucoup intéressé à cela et a formé ses étudiants à étudier, à retravailler à partir des nécessités traditionnelles et adaptées au climat et à la culture. Je pense que mon père était plutôt en guerre avec l’architecture occidentale, avec peut-être aussi les grands noms, c’est-à-dire les grands signataires qui avaient la fâcheuse tendance de construire des mausolées ou des temples à leur nom. Il était passionné par Ugo La Pietra [et sa devise] « habiter la ville, c’est être partout chez soi ». Il estimait plutôt les architectes radicaux qui l’ont finalement formé au refus de signer, de construire et plutôt à penser, à expérimenter l’espace.

R. M. : L’avez-vous accompagné dans ses visites, dans ses espaces ?

T. T. : Dans son enseignement, mon père qui était sculpteur et professeur d’architecture, formait beaucoup à la réalisation de maquettes et de plans. À ce moment, il n’y avait pas encore d’ordinateurs. Ma sœur et moi, comme travaux d’accompagnement, nous grattions les plans sur du calque. C’est là que nous avons appris à lire l’espace avec les plans, à le dessiner sur calque et à faire des maquettes. C’était quelque chose d’assez peu commun ; comme les enfants des musiciens apprenaient le son et les notes tout de suite, et bien nous, c’était réaliser des plans d’architectes et des maquettes

R. M. : Avez-vous vécu des expériences d’architecture marquantes à ce moment-là aussi ?

T. T. : Oui, énormément. L’expérience spatiale est toujours très liée au mode de vie et le mode de vie des enfants en occident, peu importe les périodes, est toujours lié au foyer, à l’école, et aux lieux où l’on va faire du sport, de la musique etc. Tout est structuré par des espaces spécifiques qui permettent ces activités spécifiques. Mais en Afrique, c’est complètement différent, en tout cas, à l’époque où j’y étais. D’abord, il n’y a pas cette frontière si nette entre chez soi et chez l’autre. Lorsqu’on rend visite à quelqu’un, on participe tout de suite au repas. Ensuite, on passe sa vie pratiquement dehors, à inventer des activités, à être pieds nus. J’ai grandi sur l’île de Gorée, donc j’ai passé mon temps à me déplacer. J’étais très peu chez moi, tout le temps dans l’eau et chez mes amis. J’ai appris très vite le wolof ce qui m’a permis de naviguer dans une autre dimension, dans une autre culture. Pour moi, cela revenait à entrer dans un nouvel espace, complètement nouveau. L’espace architectural abrite plusieurs autres espaces, comme l’espace de la parole, l’espace culturel etc. Je ne sais pas si j’ai répondu à la question. Peut-être que j’ai même perdu la question ?

R. M. : Ce rapport est important. Ma question était au sujet d’expérience d’espace ; avez-vous eu une expérience marquante durant cette période ?

T. T. : Oui c’est cette frontière qui était presque inexistante entre l’extérieur, l’espace, le paysage et l’intérieur c’est-à-dire le foyer ou même les foyers, puisque j’avais plusieurs foyers familiaux. Je me sentais tout à fait chez moi aussi quand j’allais chez mes amis ; mes parents me disaient qu’ils ne me voyaient jamais. J’ai adoré ce moment-là de mon existence parce que justement il n’y avait plus de frontière entre le chez soi et tout le reste de la vie, tout ce qui se passe dans d’autres espaces. Tout était beaucoup plus perméable.

R. M. : Il est frappant alors de trouver un écho de tout cela, de ces espaces perméables, dans tout votre travail ; est-ce une expérience fondatrice que vous cherchez à rappeler ? mais je sais combien il est difficile de répondre à une telle question !

T. T. : Oui, je pense. Je crois que quand on est enfant, quand qu’on a entre sept et quinze ans, ce qui était mon cas lorsque j’ai grandi au Sénégal, et qu’on commence à parler une autre langue, c’est quelque chose de fondateur parce qu’on définit le monde différemment. Les expériences nous forment et je crois qu’évidemment, il y a un lien très fort avec ce moment de mon enfance. D’ailleurs ce lien existe toujours puisque mon père vit encore en Afrique.

R. M. : A-t-il continué à enseigner ?

T. T. : Il s’est arrêté mais a continué de travailler sur les chantiers, sur des constructions, sur des architectures. Il a aussi travaillé avec certains de ses étudiants qui sont devenus des architectes.

R. M. : Allez-vous le voir ? Avez-vous maintenu un lien avec Dakar ?

T. T. : Mon père vient très souvent ici et je ne suis plus jamais retournée à Dakar. Lorsque j’habitais à Gorée cela donnait sur des champs, la forêt, la brousse, c’est là que j’allais jouer avec mes amis, et maintenant cela s’est construit à perte de vue, il n’y a que des tours ; tous les lieux où j’allais nager ont été bétonnés si vite que je ne les reconnais plus sur les photos. Et je crois que ce moment de mon enfance tellement important que je ne veux pas qu’une image efface une autre. Je pense que peut-être par égoïsme ou par amour, je n’y retourne plus mais j’ai un souvenir très vif de ce moment-là, de tous ces espaces de mon enfance.

R. M. : J’ai une autre question liée à votre enfance, et liée à ce travail que vous avez réalisé, House of Leaves (2017). Ce sont des cabanes, et l’espace singulier de la cabane est un espace où l’on retrouve plusieurs des thématiques qui traversent et nourrissent votre travail, comme le rapport intérieur/extérieur ou la porosité entre ces espaces, je voulais vous questionner sur des jeux d’enfance, s’il y avait des jeux d’enfance rappelés dans cet espace de la cabane ?

T. T. : Il y a peut-être quelque chose qui est lié au jeu mais aussi à Ugo La Pietra. Il joue lui aussi tout en faisant un statement très radical : en disant « habiter la ville, c’est être partout chez soi », il commence à habiter la ville. Il y a quelque chose aussi de très enfantin, de très joueur, et c’est ainsi que j’ai grandi à Dakar, à Gorée : j’habitais l’espace extérieur plus que celui du foyer. La cabane me plaisait beaucoup comme idée, parce qu’elle renvoyait aussi à David Thoreau, lorsqu’il se retire pour écrire dans sa cabane au milieu des bois. À un certain moment, il sort tout son mobilier de sa cabane pour la nettoyer et l’installe à l’extérieur, au milieu des arbres et il se dit que c’est le lieu idéal.

En fait, je voulais imaginer une architecture qui puisse s’envoler avec un coup de vent où intériorité et extériorité se mêlent sans arrêt. Mais ces architectures sont des cabanes qui, si elles ont l’apparence de feuilles de carton, sont en bronze. Sur leurs parois sont reportées des représentations de l’univers, de la Terre, de la vie : il y a une ligne avec tous les âges qui ont constitué la terre, l’arbre de Porphyre qui donne une représentation de l’évolution du vivant sur Terre ; des données scientifiques de la constitution géologique de la terre, les mouvements dans l’univers qu’opère la terre, les premières migrations des peuples maya parce qu’elles ont été vécues comme un événement majeur. Ces cabanes sont riches de ces inscriptions gravées qui affirment que tout ce qui nous constitue et nous rend fort, ne cesse de bouger, n’est pas statique. Toutes ces idées se bousculaient dans ces sortes d’architectures.

R. M. : Ugo La Pietra est important ; votre père vous en a-t-il parlé, puisque La Pietra est actif à ce moment (puisqu’il est de la génération de votre père) ? Comment l’avez-vous croisé ?

T. T. : Oui, il était présent dans les discussions familiales, puis il est revenu beaucoup plus tard (ce sont des choses auxquelles on ne prête pas attention mais que l’on retrouve).

R. M. : Quelle a été la formation de votre père ; était-il proche de ce groupe d’architectes radicaux ?

T. T. : Non, il a eu une formation très classique aux Beaux-Arts dans la fin des années 1950 et début 1960. Puis, il a fait partie d’un groupe d’artistes italiens plus expérimental dans les années 1970, il y avait beaucoup de performeurs et d’autres artistes mais pas Ugo La Pietra. Il ne l’a pas connu, mais il a fait partie de ses recherches lorsqu’il a pensé ce qu’il pouvait enseigner en Afrique, car il ne voulait pas faire un enseignement d’architecture classique, cela n’avait aucun sens. Ces architectes radicaux sont des maitres penseurs qui lui ont permis de se remettre en cause, qui lui ont permis de penser à sa façon de transmettre. Je crois que pour lui, dans toute transmission, il y a aussi un apprentissage. Cela lui a permis d’apprendre énormément. Je crois qu’il a conçu l’enseignement plutôt à la manière d’un maitre ignorant, comme le décrit Rancière.

R. M. : Revenons aux avant-gardes historiques et pour cela, revenons à cette année 2014. En regardant les différentes expositions que vous avez organisées, il me semble voir apparaître deux figures – la suspension et la grille – qui sont en lien avec la pensée de l’exposition des avant-gardes. Je pense notamment à cette vue de l’installation au Schinkel Pavillon où l’on voit apparaître la suspension par la présence importante des rideaux, dans un espace qui ressemble beaucoup à un espace miesien. Puis il y a, la même année, l’exposition L’écho le plus long au MAMCO où l’on voit apparaître une sorte de grille en tubes métalliques utilisés pour l’accrochage. Que pensez-vous de cette lecture à propos de ces deux figures – la grille et la suspension ? Que se passe-t-il en 2014 entre ces deux moments ?

Fig. 6 et 7 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « L’écho le plus long », MAMCO, Genève, 2014. Photographie : Laurent Edeline.

T. T. : Le Schinkel Pavillon était déjà une architecture très forte, très prégnante, et les rideaux en font partie, c’est-à-dire que pour toutes les expositions, les artistes choisissent de les conserver ou non. Il me semblait que ces rideaux étaient presque des sculptures parce qu’ils avaient une sorte de teinte de ciment, et même s’ils étaient très mous, ils façonnaient complètement l’architecture. On ne pouvait pas imaginer que cet espace puisse vivre sans rideaux ; sans, il était comme une sorte de tour de contrôle ; dès qu’on tirait les rideaux, il se transformait. La sculpture que j’ai réalisée était davantage en écho avec ces rideaux, avec la force qu’ils amenaient dans cet espace, plus qu’avec l’architecture elle-même. Mais, est-ce que les deux sont dissociables ? Non. Au MAMCO, la situation était complètement différente. L’espace mis à disposition pour présenter les dessins était une sorte de long et large couloir. Sur la gauche, il y avait des fenêtres puissamment encadrées, soulignées par des structures métalliques. Je voulais que mes dessins se lisent en superposition, un peu comme des calques. Ces images ne sont pas faites pour être contemplées mais pour être vues en mouvement, en les traversant. Elles se liaient à l’architecture, à ce vitrage post-industriel et ses cadres métalliques. Les cadres métalliques de mes structures prolongeaient les lignes de mes dessins et celles de l’architecture.

R. M. : C’est bien la première fois que ce système d’accrochage apparaît en 2014. Puis vous l’utilisez en 2018 au musée des Beaux-arts de Rennes puis en 2020 à Beverly Hills, à la Galerie Gagosian. Est-il donc né de l’architecture, est-il venu d’une attention que vous avez porté à l’espace du MAMCO ?

T. T. : Oui. Cela est le cas pour toutes mes installations. Je pense que l’on ne peut pas, cela est en tout cas valable pour moi, rentrer dans un espace en disant je vais mettre ici mes pièces le mieux en valeur. On engage alors un conflit terrible avec l’espace et on ne gagne pas toujours. Je préfère me considérer un peu comme un hôte et penser à comment arriver à me faire accepter par un espace et à jouer avec lui. J’essaye toujours de tirer ce qu’il peut me donner, de le retourner à mon avantage plutôt que d’essayer de construire de grandes cloisons, de le plâtrer etc. Aussi parce que je crois qu’on voit toujours lorsque c’est faux. Lorsqu’on commence à tirer des grandes cloisons devant de grandes fenêtres etc., on est un peu dans un décor de placoplâtre, de carton… Si je fais un socle en carton plume et un socle en plâtre et si je fais en sorte que les deux soient totalement blancs, avec les yeux, on pourra distinguer entre quelque chose de lourd ou de léger. Pour l’architecture, c’est la même chose ; on sent toujours quand on a rapporté quelque chose qui ne devait pas être là, parce qu’une architecture est toujours avant tout un dessin. Il y a toujours quelque chose de très précis et de très logique dans le geste de la personne qui l’a réalisée. L’artiste vient avec son travail s’inscrire dans le travail de quelqu’un d’autre et il faut essayer de trouver une façon de dialoguer, de pouvoir être, d’y rentrer avec une forme de… je n’aime pas ce terme aujourd’hui, qui ne veut plus dire grand-chose… de bienveillance, avec une forme de…

R. M. : Une attention ?

T. T. : Oui, une attention, une sérénité, le désir de coexister.

R. M. : Justement, lorsque vous arrivez dans l’espace d’exposition, au Centre Georges Pompidou, vous allez voir l’espace n’est-ce pas, avant de construire la maquette ? Vous y allez pour le traverser, le sentir ? Que faites-vous exactement lorsque vous arrivez dans cet espace ? Prenez-vous des notes, des mesures ? Écrivez-vous ?

T. T. : J’y reste longtemps, parce que généralement, j’aime bien voir comment la lumière évolue. Je regarde beaucoup les détails aussi, le sol, le plafond, là où il y a des attaches électriques, la lumière, le jour artificiel. J’essaye toujours de comprendre comment il fonctionne parce qu’un espace est un lieu vivant ; la lumière, l’électricité etc. sont un peu les organes intérieurs d’une architecture. J’essaye d’abord de comprendre comment il va s’activer, c’est la première chose que je fais. Puis j’essaye d’imaginer des choses qui seraient un peu contre la nature de ce lieu : montrer des dessins dans cet espace du Centre Pompidou était complètement inapproprié d’un point de vue muséal – et même d’un point de vue architectural car pour des dessins, il fallait construire des cloisons – alors que je trouve que la force de cet espace est d’être un grand cube ouvert à la présence de la ville. Si on le voit vide, sans rideaux, il peut être très bruyant. On pourrait y rentrer en restant à l’extérieur, en voyant tout ce qui se passe depuis l’extérieur. En même temps, il ressemblait tellement à mes dessins que je voulais jouer de cette sorte de communion.

Fig. 8 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « Le grand atlas de la désorientation », Centre Pompidou, Paris, 2022.

R. M. : Avez-vous vu cet espace tout nu ?

T. T. : Oui, je l’ai vu tout nu. Je l’ai vu de plusieurs façons, je l’ai vu aussi dans l’obscurité.

R. M. : Vous l’avez aussi vu dans d’autres expositions ?

T. T. : Oui et à chaque fois, on ne pouvait pas le reconnaître. Il changeait en fonction de ce qui était montré, quand par exemple il y avait de la vidéo, on entrait dans un gouffre noir qui aspirait. En fait, c’est un espace qui n’a jamais été montré vraiment nu, tel qu’il est.

R. M. : Vous l’avez vu ainsi lorsque vous êtes arrivée, il n’y avait pas de rideaux, était-il tout ouvert ?

T. T. : Je l’ai vu semi-ouvert parce qu’avant moi, un artiste avait fait des planchers et fermé certaines parties. Avant cette intervention, un autre artiste avait montré des vidéos, l’espace était tout au noir. Avant, encore, je l’ai vu lors d’une exposition de peinture et c’était un labyrinthe de cloisons ; il a toujours été très différent.

R. M. : Avez-vous été confrontée parfois à des espaces de musée très difficiles à investir ou qui ont été des défis pour vous, pour vos installations ?

T. T. : Non. Peut-être qu’un espace aurait pu être difficile, c’est le MAXXI à Rome parce qu’il a été conçu comme une sorte de sculpture. Mais comme c’était une exposition de groupe, ma pièce a été montrée dans leur collection et je ne me suis pas déplacée puisque le commissaire avait fait toute la scénographie.

R. M. : Une autre question sur le défi de l’espace de l’exposition, je sais que vous avez eu plusieurs fois l’occasion d’installer un même travail dans deux espaces différents, au niveau de l’espace de l’exposition, avez-vous relevé des caractéristiques qui ont dû infléchir certaines installations ou pas ?

T. T. : Oui, toujours, mais certaines pièces sont moins perméables que d’autres qui me permettent de changer à chaque fois que je les présente comme Les Indéfinis. Les Points à l’infini, à l’inverse, ne me laissent que peu de liberté puisqu’ils jouent nécessairement avec la gravité. J’ai peu de marge de manœuvre, aussi parce que je dois reconstruire un sol pour emboîter des aimants en dessous. Les systèmes d’accroches peuvent changer en fonction des plafonds, mais ce sont des détails très minimes.

R. M. : Ce sont des détails qui jusque-là n’ont pas modifié les installations ?

T. T. : Pour certaines pièces non, pour d’autres oui. Les Indéfinis, par exemple, que j’ai montrés de façon différente de ce que j’avais initialement prévu. Ils m’ont amenée à retravailler la sculpture parce que d’un seul coup, je les ai vus différemment. Parfois, des architectures me permettent d’installer mon travail et m’amènent à le repenser, à le reconsidérer et cela est vraiment intéressant pour moi.

R. M. : Oui justement c’est ce qu’il m’intéresse de savoir, est-ce que vous pouvez m’en parler un peu plus ? Revenir peut-être plus concrètement sur une expérience précise ? Je pensais par exemple à cette exposition que vous avez eu itinérante, I tempi doppi, je me suis demandée s’il y avait eu cette expérience à ce moment ?

T. T. : Cette expérience a eu lieu avec Les Indéfinis. Les indéfinis sont ces caisses de transport en plexiglas dans lesquelles il y a ces sortes de sculpture-objets qui n’ont jamais vraiment trouvé de statut spécifique. Elles n’appartiennent pas à mon stock d’archives en 3D mais elles n’arrivent pas à devenir des sculptures plus autonomes : elles vivent donc entre ces mondes, entre l’idée d’une œuvre qui serait finie et mise en caisse, prête à partir, et quelque chose dont je n’arrive pas à me séparer, qui est très important et qui me suit toujours. La composition qui les réunit est à la fois souple et précise. Lorsque je les avais montrées à Nuremberg, le sol était devenu très important. Il était fait de grandes plaques de pierre marquées par des accidents. Je le voyais comme quelque chose qui était travaillé par le temps. Il y avait des passages que je trouvais très beaux. J’ai commencé à prendre des pièces qui n’avaient rien à voir avec Les Indéfinis, à les intriquer pour jouer avec le sol. Cela m’a amenée à repenser complètement l’exposition de cette pièce-là.

Cela peut être perturbant pour une galerie ou pour les collectionneurs parce qu’ils ne savent plus comment est cette pièce une fois finie. Comme je la retravaille, cela peut être perçu comme quelque chose d’indécis mais en fait ce n’est pas le cas. On peut réinventer des œuvres chaque fois qu’on les installe. Les réinstaller deux fois, trois fois, c’est quelque chose qui ne m’apporte rien si je ne peux pas à chaque fois les revisiter. Je n’ai jamais le même âge, il s’est passé d’autres choses donc je les vois différemment. Elles sont dans de nouveaux lieux, qui invitent à les repenser. Cette série se prêtait à ce jeu, celui de la vie d’une œuvre, et donc j’ai dû prendre d’autres œuvres, des éléments prélevés dans d’autres installations que j’ai intégrés pour les faire fonctionner dans cet espace-là, avec Les Indéfinis.

Récemment, une de ces pièces, qui appartient au Hirshhorn Museum, s’est cassée. Le musée m’a consultée pour la restaurer et j’ai demandé de ne pas y toucher, de me la renvoyer parce que cette fracture fait partie de sa vie et il faut comprendre qu’elle fait partie de l’œuvre. Je ne veux pas d’une restauration qui cache sa cicatrice, au contraire. C’est un peu compliqué avec un musée parce qu’il va falloir que je documente cela et que, d’un point de vue légal, ce soit accepté (cela commence à faire une série de courriers infinis avec le musée et, en même temps, ils comprennent complètement que cela fasse partie de l’œuvre, de sa vie). Que ce soit dans le jeu avec l’architecture, dans les relations à l’espace ou même à l’intérieur de mes pièces, j’aime toujours garder un rapport vivant à l’œuvre. Je crois que l’architecture nous donne offre toujours ce rapport vivant dès lors qu’on l’habite.

R. M. : Pour finir, je voudrai vous interroger sur Lina Bo Bardi, je sais qu’elle a compté pour vous. Elle fait partie des femmes que vous avez choisies d’évoquer dans ce film Femmes artistes, les coups de cœurs de Tatiana Trouvé, réalisé en 2018 par Arte. Lina Bo Bardi a innové dans ses espaces et notamment dans les manières d’exposer, en intégrant le déplacement du visiteur, en mettant en place de nouvelles scénographies.

T. T. : Oui, je pense que c’étaient ses plus belles idées. Ce qui comprend aussi comment elle a habité l’architecture. Cette femme militante se retrouve au Brésil et, d’un seul coup, il y a une autre dimension chez elle, qui devient plus mystérieuse, plus étrange, dans une communion avec la nature qui se fait jour. J’ai l’impression que tous ses dogmes, toutes ses idéologies tombent même si elle reste très engagée. Mais c’est une autre forme d’engagement beaucoup plus intériorisé. On sent dans ses architectures qu’elle se laisse complètement transporter par cette nature qui interfère, qui vient habiter ses espaces. La place qu’elle donne à ses poèmes devient aussi très importante, presque un guide pour ses architectures. Ses scénographies d’œuvres deviennent des œuvres elles-mêmes, notamment ce qu’elle a réalisé avec des vitres et ce principe qui fait qu’on ne peut plus s’arrêter pour voir une œuvre mais que le regard embrasse toutes les œuvres et tout dans l’espace. On est pris dans un flottement incroyable : avec un geste très simple, d’un seul coup, tout se bouscule, se retourne.

R. M. : Merci infiniment Tatiana Trouvé pour cet échange.

Pour citer cet article : Tatiana Trouvé, "À propos de l’exposition Tatiana Trouvé – Le grand atlas de la désorientation (Centre Pompidou, Paris, 2022)", exPosition, 2 juin 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles10/trouve-atlas-desorientation-pompidou-paris-2022/%20. Consulté le 15 juin 2025.

À propos des ouvrages d’Inge Meijer The Plant Collection (Roma publications, Amsterdam, 2019) et The MoMA Plant Collection (Roma publications, Amsterdam, 2024)

entretien avec Inge Meijer, mené par Roula Matar

 

Inge Meijer est artiste. Elle a obtenu un BA en arts visuels à l’Academy of Art & Design (Arnhem, Pays-Bas) en 2012 et a effectué une résidence d’artiste de deux ans à la Rijksakademie van Beeldende Kunsten (Amsterdam, Pays-Bas) en 2017. Elle a fait partie de l’ACC-Rijksakademie (Gwangju, Corée du Sud) en 2019 et a été boursière du Netherlands Institute for Advanced Study (Amsterdam) en 2023. Actuellement, elle fait partie de l’International Studio & Curatorial Program (New York, États-Unis) jusqu’au début de l’année 2026. Son travail a été exposé dans des institutions et des galeries à la fois à Amsterdam – où elle réside – et à l’étranger, notamment au Stedelijk Museum Amsterdam, au Museum Arnhem, à l’Australian Centre for Contemporary Art, à l’Asia Culture Center à Gwangju, en Corée du Sud, et à l’ISCP à New York, aux États-Unis.

Roula Matar, architecte et docteure en histoire de l’art, est maîtresse de conférences en Histoire et Cultures Architecturales à l’école nationale supérieure d’Architecture de Versailles. Ses recherches et publications se consacrent aux croisements des disciplines, notamment aux rapports de l’œuvre d’art à l’architecture, aux XXe et XXIe siècles. Sur ce sujet, elle a publié L’Architecture selon Gordon Matta-Clark, aux Presses du réel (2022). Ses recherches récentes portent sur l’histoire des espaces de l’exposition et sur l’histoire de l’architecture du musée. —

 

Entretien réalisé par courriel à l’automne 2024 à propos des deux ouvrages d’Inge Meijer : The Plant Collection (Roma publications, Amsterdam, 2019) et The MoMA Plant Collection (Roma publications, Amsterdam, 2024) dont certains extraits sont présentés ici.

Toutes les images ci-dessous sont reproduites avec l’aimable autorisation d’Inge Meijer, Martha Olech (photographe), The Museum of Modern Art / Licensed by SCALA.

 

Roula Matar : Chère Inge, en préparant les trois journées d’études dédiées à l’histoire des espaces de l’exposition et aux archives visuelles[1], les images en noir et blanc de votre premier livre The Plant Collection, publié en 2019, me sont revenues. L’ouvrage était entièrement constitué de photographies des espaces d’expositions du Stedelijk Museum à Amsterdam, des vues trouvées dans les archives de l’institution, choisies pour la présence des plantes dans les espaces du musée. En raison du calendrier, vous n’aviez pu venir à Versailles évoquer ce travail, c’est pourquoi, je suis très heureuse de pouvoir mener cette conversation avec vous aujourd’hui. Comment en êtes-vous venue à travailler sur la présence des plantes dans le Stedelijk Museum ? Comment est né le projet de recherche dans les archives du musée et quels étaient vos intérêts initiaux ?

Inge Meijer : Il y a plusieurs années, avec un groupe d’artistes du Rijksakademie van Beeldende Kunsten[2], j’ai participé à une visite du Stedelijk Museum Amsterdam (SMA) animée par l’archiviste Michiel Nijhoff pour en savoir plus sur l’histoire, les archives et la bibliothèque de ce musée. Au cours de la présentation, Nijhoff a montré des photos d’exposition sur lesquelles figuraient des plantes. Lorsque je l’ai interrogé à ce sujet, il m’a répondu qu’il existait quelque part dans les archives une liste de toutes les plantes qui faisaient partie du musée. Comme il n’avait pas le temps de chercher tout de suite, j’ai commencé à consulter les photos d’exposition numérisées sur l’ordinateur de la bibliothèque. À ma grande surprise, il s’est avéré qu’il y avait beaucoup de photos avec des plantes et une fois que j’ai commencé à voir des plantes, je n’ai pas pu m’arrêter de les chercher.

Fig. 1 : Inge Meijer, The Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2019. Couverture de l’ouvrage avec un gros plan sur l’exposition « Ben Shahn » (1962) au Stedelijk Museum.

Mis à part quelques documents, il n’y avait pas d’informations sur la raison pour laquelle les plantes faisaient partie des expositions. J’ai donc commencé à interroger d’anciens employés qui travaillaient au musée à l’époque. C’est ainsi que j’en ai appris davantage sur le gardien des plantes, H. J. van der Ham. Il a été engagé comme préposé le 1er février 1958 et a suivi un cours de botanique durant deux ans à la société royale néerlandaise d’Horticulture et de Botanique, qu’il a terminé en 1962. Il s’est occupé de toutes les plantes du musée jusqu’à sa retraite en 1974. Le 15 septembre 1967, il a inventorié 94 plantes individuelles et 38 plantes groupées disséminées dans le musée.

Peu à peu, je me suis interrogée sur les parallèles entre les plantes et les œuvres d’art. Ce qui ressort des photographies de l’exposition, c’est que les plantes ont vécu dans le musée pendant de nombreuses années et ont fait partie de plusieurs expositions. Elles ont été conservées dans l’espace et placées dans une nouvelle composition après chaque exposition. Lorsqu’elles ne se trouvaient pas dans les galeries, elles étaient temporairement installées dans les bureaux.

R. M. : Pourriez-vous parler d’une « collection » de plantes, parallèle à la collection d’œuvres d’art ?

I. M. : Le directeur du SMA, Willem Sandberg, a mentionné dans une lettre à l’occasion du départ à la retraite de H. J. van der Ham, qu’il avait apporté les premières plantes de sa maison et les avait placées à côté des œuvres d’art de Hendrik Nicolaas Werkman (1882-1945) lors de l’exposition H. N. Werkman drukker-schilder en 1945. Selon ses termes, il s’agissait de « l’entrée de la nature dans le musée[3] » et d’une manière de relier l’intérieur à l’extérieur. Curieusement, on ne trouve rien sur cette relation durable entre l’art et les plantes dans la narration de l’histoire du musée. C’est pourquoi j’ai décidé de faire une publication sur ces plantes. J’ai recherché toutes les photos d’exposition dans le but de « prouver » leur présence de 1945 à 1983.

Fig. 2 : Inge Meijer, The Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2019. L’index de la collection de plantes avec, à gauche et à droite, l’index des plantes utilisées au Stedelijk Museum d’Amsterdam. Au centre, la première page de la publication montre l’exposition « N. H. Werkman, drukker-schilder » (1945).

Comme j’ai compris que le directeur Willem Sandberg était très influencé par Alfred Barr et le Museum of Modern Art de New York (MoMA), je me suis demandé s’il y avait aussi une relation entre les plantes. Lorsque j’ai regardé les photos de leurs expositions, pensant que je n’allais pas voir de plantes, j’ai été surprise de constater que ce n’était pas le cas, mais que les archives en montraient beaucoup.

Fondé en 1929, le MoMA est considéré par certains comme l’un des musées d’art moderne et contemporain les plus influents au monde et a été un précurseur en matière de conception d’expositions et de développement du « white cube ». Le fait que les plantes aient été un élément récurrent dans la conception de l’exposition est un élément sous-exposé. Mes recherches (basées sur la documentation des expositions) montrent qu’elles ont fait partie de plus de 200 expositions.

Fig. 3 : Inge Meijer, The MoMA Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2024. Couverture de l’ouvrage avec un gros plan sur l’exposition « The Museum Collection of Painting and Sculpture (1945-1946) » au Museum of Modern Art de New York.

R. M. : Comment avez-vous procédé à cette recherche, par période ? Par espace ? Comment avez-vous sélectionné les photographies, selon quels critères ?

I. M. : Dans les deux musées, mon objectif était de rassembler les photos d’expositions comportant des plantes. Mon objectif était de trouver autant de preuves que possible de leur existence. Ainsi, même s’il n’y avait que l’ombre d’une plante, la moitié d’une plante ou même simplement une feuille sur la photographie, je l’ai incluse. En tant qu’artiste, je m’intéresse à la forme, à l’équilibre, au rythme, à la lumière et à la relation entre l’œuvre et son environnement. J’ai découvert quelques expositions qui m’ont semblé intéressantes, comme celle de Hans Verhulst (1962) et celle d’Étienne-Martin, Sculptures (1964) au SMA. Dans ma pratique artistique, je suis curieuse de l’espace intermédiaire entre la culture et la nature, de la manière dont elles sont liées, se chevauchent, fusionnent. C’est la raison pour laquelle ces expositions me fascinent tant.

Fig. 4 : Inge Meijer, The Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2019. À la page 38, l’exposition « Hans Verhulst » (1962) et à la page 39, l’exposition « Laurens » (1962) avec diverses espèces de plantes, au Stedelijk Museum.
Fig. 5 : Inge Meijer, The Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2019. Aux pages 48 et 49 est montrée l’exposition « Étienne-Martin Sculptures » (1964), associée aux numerus clausus de la vie végétale au Stedelijk Museum.

Mon point de départ au SMA remonte à 1945, lorsque j’ai découvert les premières plantes associées à des œuvres d’art. Les murs du musée avaient été peints en blanc en 1938 pour marquer l’orientation moderne de l’institut. Il était fascinant de constater que tous les ornements (organiques), les murs de briques et autres distractions devaient être rendus « invisibles » par la couleur blanche, puis que les plantes devaient être réintroduites dans les galeries. Au MoMA, j’ai commencé par la période de fondation en 1929 jusqu’à l’exposition Matisse: The Red Studio en 2022.

Fig. 6 : Inge Meijer, The MoMA Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2024. À la page 102, l’exposition « Paris – Les années 1890 » (1997) fait face à la récente exposition « Henri Matisse: The Red Room » (2022) réunissant une variété de plantes au Museum of Modern Art de New York. À la page 103, le texte « Bringing in Plants”, Maria Barnas en conversation avec Inge Meijer.

Tant au SMA qu’au MoMA, j’ai laissé de côté certaines expositions de design, comme par exemple The Way We Live in Sweden (1947, SMA) ou Organic Design in Home Furnishings (1941, MoMA). Ici, la distinction entre l’intérieur du musée (en raison de la reconstitution d’une maison privée comme concept de l’exposition) et les œuvres d’art était floue, ce qui rendait l’exposition moins intéressante pour mes recherches.

R. M. : Avez-vous appliqué le même processus à vos recherches au MoMA ? Comment avez-vous procédé et qu’avez-vous découvert ?

I. M. : J’ai appliqué le même processus, mais j’ai remarqué que les deux instituts étaient organisés de manière très différente. Le SMA a été financé par la municipalité et a donc dû déclarer chaque centime, ce qui se reflète dans ses archives. Toute la gestion des dossiers, par exemple qui a travaillé où et pendant combien de temps, est accessible. Le MoMA est une institution financée par le secteur privé et a commencé à disposer d’archives officielles en 1989.

Au SMA, presque toutes les expositions n’étaient pas numérisées, ce qui m’a obligée à passer en revue toutes les photos analogiques des expositions. En revanche, lorsque j’ai voulu savoir qui s’occupait des plantes du musée, cette information a été relativement facile à trouver.

Au MoMA, l’histoire des expositions a été numérisée, ce qui m’a permis de faire des recherches depuis mon studio d’Amsterdam. En effet, ce n’est qu’après 60 ans que le musée a commencé à disposer d’archives officielles. Pendant des semaines, j’ai fouillé dans des milliers de documents afin de trouver des informations sur l’aspect plus organisationnel de la conservation des plantes dans les espaces du musée. Par exemple, les instructions pour l’entretien des plantes de l’exposition Hans Hofmann (1963, MoMA) dans lesquelles Alicia Legg écrit à M. Haviland : « Les instructions pour l’arrosage des deux Ficus Pandurata au troisième étage sont les suivantes : un quart pour chaque plante deux fois par semaine[4] », ou des plantes dessinées sur le plan de l’exposition Henri Rousseau (1942, MoMA), ou des factures de plantes pour l’exposition 100 Drawings From the Museum Collection (1960, MoMA).

Fig. 7 : Inge Meijer, The MoMA Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2024. Aux pages 12 et 13, des photos et dessins des expositions « Henri Rousseau » (1942) et « Isadora Duncan: Drawings, Photographs, Memorabilia » (1942), associées à diverses plantes au Museum of Modern Art de New York.
Fig. 8 : Inge Meijer, The MoMA Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2024. À la page 46, les expositions « Sculpture and Painting by Peter Voulkos » (1960) et « New Talent in the Penthouse et Art Education for Every Child » (1960). À la page 47, des dessins de plantes des expositions « Baden, Gaudnek, Rabkin: New Talent Exhibition » (1960) et « Drawings from the Museum Collection » (1960-1961).

R. M. : Dans ce dernier projet, The MoMA Plant Collection, pourquoi avoir intégré le dessin de plantes ?

I. M. : Au départ, il s’agissait d’une solution pratique. J’ai trouvé environ 550 photos d’exposition avec des plantes et je voulais les inclure dans ma publication. Mais les droits photographiques du MoMA sont représentés par Scala Archives, qui facture 50€ par image pour une publication (d’artiste). Cela devenait beaucoup trop cher et après avoir longtemps essayé de trouver d’autres solutions, nous avons eu l’idée, avec le graphiste Roger Willems, de dessiner les plantes. Je n’avais jamais inclus le dessin dans ma pratique, mais c’est devenu une merveilleuse façon de me rapprocher de mon sujet. Pendant des heures et des heures, j’ai dessiné leurs feuilles, leurs branches et leurs troncs.

R. M. : Le dessin transforme-t-il votre analyse de la photographie ? Que se passe-t-il dans ce va-et-vient ?

I. M. : Dans certains cas oui, et cela m’a rendue encore plus consciente de l’approche architecturale de la photographie et de l’idée d’espace. Je voulais conserver le sens de l’emplacement de la plante dans l’espace sans dessiner plus que nécessaire.

R. M. : Quelles observations tirez-vous de ces deux expériences dans les archives de deux musées importants ? Y a-t-il des points de convergence ou des spécificités ?

I. M. : Je tire de cette expérience la conclusion que chaque archive est structurée différemment. Après avoir travaillé pendant des années dans les archives du SMA, je me suis familiarisée avec leur structure et il m’a fallu un certain temps pour réaliser que les archives du MoMA sont différentes : dans ce qu’ils ont réussi à archiver de leur passé et dans ce qu’ils considèrent comme précieux à préserver et à garder en mémoire.

Grâce à cette recherche, j’ai également pris conscience du rôle que jouent les musées dans la création de sens par le biais des œuvres exposées (et de la manière dont elles le sont), mais aussi par ce qu’ils n’ont pas exposé ou qu’ils ont « oublié » d’inclure dans leur histoire.  Lorsqu’il s’agit de ces plantes, il est remarquable qu’elles soient présentes dans les expositions de ces institutions depuis si longtemps et qu’elles ne soient pourtant pas reconnues au sein de ces institutions.

Fig. 9 : Inge Meijer, The MoMA Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2024. À la page 22, l’exposition « The Museum Collection of Painting and Sculpture » (1945-46) ; à la page 23, dessins de plantes de l’exposition « The Photographs of Edward Weston » (1946) et de l’exposition « The Photographs of Henri Cartier-Bresson » (1947).
Fig. 10 : Inge Meijer, The Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2019. Aux pages 62 et 63, l’exposition « Niki de Saint Phalle » (1967) avec de grandes plantes au Stedeljk Museum.

 

Notes

[1] Voir l’introduction à ce présent numéro d’exPosition.

[2] La Rijksakademie propose un programme de résidence internationale de deux ans à une cinquantaine d’artistes.

[3] Willem Sandberg, lettre d’adieu au gardien des plantes du Stedelijk Museum, H. J. van der Ham, publiée dans le journal du personnel Het Kals van Potter, 1973.

[4] Archives du Museum of Modern Art, New York, collection Exhibitions nr. 727.9.

Pour citer cet article : Inge Meijer, "À propos des ouvrages d’Inge Meijer The Plant Collection (Roma publications, Amsterdam, 2019) et The MoMA Plant Collection (Roma publications, Amsterdam, 2024)", exPosition, 2 juin 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles10/meijer-plant-collection-2019-2024/%20. Consulté le 15 juin 2025.

De dessous un drap de visée

par Simon Starling, suivi d’un entretien mené par Roula Matar

 

Simon Starling est né à Epsom, en Angleterre, en 1967. Diplômé de la Glasgow School of Art, il a été professeur de beaux-arts à la Städelschule de Francfort de 2003 à 2013. Sa pratique se développe à travers une grande variété de médias, dont le film, l’installation et la photographie. Simon Starling a remporté le Turner Prize en 2005 et a été sélectionné pour le prix Hugo Boss en 2004. Il a représenté l’Écosse à la Biennale de Venise en 2003 et a présenté des expositions individuelles institutionnelles à la Pinacoteca Agnelli de Turin (2022), à la Galleria Estensi de Modène (2022), au Frac Ile-de-France, Le Plateau à Paris (2019), au musée régional d’Art contemporain de Sérignan (2017), à la Japan Society de New York (2016), au Museo Experimental El Eco de Mexico (2015), au Museum of Contemporary Art de Chicago (2014), au Monash University Museum of Art à Melbourne (2013), à la Staatsgalerie de Stuttgart (2013), au Hiroshima City Museum of Contemporary Art (2011), au musée d’Art contemporain du Val-de-Marne à Vitry-sur-Seine (2009), à la Tate Britain à Londres (2013, 2009), à la Temporäre Kunsthalle de Berlin (2009), au Massachusetts Museum of Contemporary Art à North Adams (2008) et à la Power Plant à Toronto (2008). Simon Starling vit à Copenhague. —

 

Introduction (par Simon Starling)

Je me suis récemment intéressé à la façon dont les publics consomment les expositions, un exercice qui m’a paru la fois extraordinairement passionnant mais quelque peu effrayant. Il y a quelques années, visitant le MoMA à New York, j’ai observé un jeune homme (il devait avoir une vingtaine d’années) qui circulait dans une œuvre de Hans-Peter Feldmann présentée dans la galerie haute du hall du musée. C’était une installation magnifique et fascinante, composée de 100 tirages noir et blanc, banals, figurant des personnes âgées de 1 à 100 ans, photographiées avec sensibilité et bienveillance par Feldmann. Immédiatement après avoir achevé de lire le texte de présentation de ce travail, le jeune homme leva son téléphone portable à hauteur de visage et entreprit de photographier l’une après l’autre toutes les photographies accrochées dans l’espace d’exposition, ne s’arrêtant devant chaque image que le temps nécessaire à l’enregistrer avant de faire un pas sur le côté pour passer à la suivante. Bizarrement, cette activité avait quelque chose d’enchanteur et de perversement approprié, quelque chose qui concernait l’œuvre et son sujet. J’imaginais le film d’animation que cette succession de prises de vues aurait pu devenir, lorsqu’il les parcourrait plus tard à loisir sur son écran tactile, comme une distillation de l’expérience et du temps. Quelques jours auparavant, j’avais visité la rétrospective Mark Leckey au PS1 et observé comment, dans le contexte de ses réflexions sur la soi-disant « longue traîne » du web et sa diffusion illimitée et démocratisée, cette exposition était photographiée par son public majoritairement composé de jeunes. Leur consommation numérique des œuvres présentées était à la fois authentique et d’une rigueur absolue. J’ai de nouveau imaginé la possibilité d’un film d’animation, une visite des salles du musée compilée image par image à la cadence de 24 images par seconde, provenant uniquement de photographies publiées sur les réseaux sociaux, une sorte de production participative d’une œuvre cinématographique. Un exercice qui, une fois de plus, m’a paru étrangement approprié et terrifiant, mais aussi, en quelque sorte, merveilleux.

Il ne fait aucun doute que cette hyper-absorption d’expositions contemporaines représente un défi pour quelqu’un qui, comme moi, a naguère gagné sa vie en photographiant méticuleusement les expositions d’autres artistes et en élaborant sur la base de cette expérience une réflexion personnelle sur ce que pourrait être une exposition. Une assez brève carrière qui a fait naître en moi une curiosité profonde et un amour pour les vues d’installations, dont l’histoire est relativement courte et dont les débuts sont en particulier marqués par la rareté, l’omission et la perte – une situation qui rend ce qui existe d’autant plus éloquent et significatif, et qui, en outre, pourrait-on dire, confère également à ces expositions à peine documentées un caractère lui aussi d’autant plus éloquent et significatif. Je suppose que cela soulève la question de savoir si cette surabondance d’images (si tant est qu’elle existe bien aujourd’hui) accentue ou affaiblit notre compréhension des expositions et le désir que nous avons pour elles. Les salles combles du MoMA et du PS1 laissent penser que le désir s’en trouve assurément accru, du moins dans certains milieux, mais je n’en suis pas aussi sûr pour ce qui concerne la compréhension. Ce que je perçois cependant, c’est que la fabrique d’exposition et, au demeurant, la création artistique se transforment en réaction à ces comportements, et que les expositions réellement importantes sont réalisées par des artistes comme Leckey qui partagent une vision précise de ce nouveau paysage et qui, d’une manière ou d’une autre, semblent à même de produire des expositions qui transcendent ou éludent ses contours et cooptent simultanément ses énergies. Ils réaffirment, peut-être momentanément, l’espace de l’exposition qui, à mon avis, demeure primordial.

L’entretien qui suit a été motivé par une courte conférence illustrée, donnée à Paris le 1er décembre 2021 dans le cadre d’une journée d’études[1] portant sur les rôles actuels de la vue d’installation entendue comme agent actif en matière de fabrique d’exposition et de l’histoire des espaces d’exposition. Cette conférence a été l’occasion de retracer l’évolution de ma propre activité en tant que fabricant à la fois d’expositions et de documentation relative aux expositions, en traitant principalement des exemples où ces deux disciplines furent inséparables.

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Entretien de Simon Starling avec Roula Matar, Paris, le 1er décembre 2022

Roula Matar : Comment en êtes-vous arrivé à créer cette première pièce Museum Piece, était-ce pendant vos études ? Étiez-vous concerné par ce que l’on appelait l’art conceptuel ou par la critique institutionnelle ? Les travaux de Dennis Oppenheim, par exemple, ses déplacements et transplantations critiques, vous intéressaient-il ? Quelles sont les raisons de votre choix de vous saisir de la question du contexte et de travailler à sa « reconfiguration » ?

Fig. 1 : Simon Starling, « Museum Piece » (1991) avec Paul Maguire, Mackintosh Building, Glasgow School of Art, Glasgow. Photo : Simon Starling.

Simon Starling : Museum Piece (1991) a été réalisée en collaboration avec mon camarade Paul Maguire également étudiant en MFA [master en beaux-arts], il y a presque exactement 30 ans. Elle a été créée dans le célèbre bâtiment Mackintosh de la Glasgow School of Art, un immeuble qui, étrangement, n’existe plus, détruit non pas par un, mais par deux incendies au cours de ces dix dernières années. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à apprendre à photographier des installations, dans le cadre d’une exposition qui se composait pour ainsi dire à 95 % de contexte et à 5 % d’œuvres d’art, une simple reconfiguration de l’éclairage fluorescent préexistant : les tubes fluos de certaines vitrines avaient été déplacés et répartis ailleurs dans le musée Mackintosh, afin d’exposer l’institution, en fait, de la nommer, le mot « museum » accroché au mur étant constitué de ces tubes fluo. Quand Paul et moi travaillions comme étudiants dans ce bâtiment, nous étions parfaitement conscients de ce bras de fer qui opposait son existence en tant qu’école des beaux-arts en activité et en tant que musée et monument du patrimoine national.

Sur un panneau posé au sol figurait l’inscription There is no museum in the exhibition at present [« Il n’y a momentanément pas de musée dans l’exposition »], une inversion du texte habituellement rencontré dans une salle de musée vide, en contradiction flagrante avec l’enseigne lumineuse plus insistante, accrochée au mur. En fait, le musée, c’est peut-être tout ce qu’il y avait !

La fin des années 1980 et le début des années 1990 ont été assurément marqués par une grande convergence d’intérêt sur la critique institutionnelle, mais aussi, me semble-t-il, par une remise à plat fondamentale de ce que pourrait être un musée et de ce à quoi il pourrait ressembler. Après avoir fait Museum Piece, je me souviens avoir été très impatient de découvrir le travail de Michael Asher, Kunsthalle Bern (1992), une intervention intellectuellement précise et douloureusement éloquente. Pour cette œuvre, Asher avait orchestré le repositionnement de l’ensemble des radiateurs du musée se trouvant dans le bâtiment de 1918 en un unique regroupement qui accueillait le visiteur dans le hall d’entrée, un espace déjà assez agressivement occupé par deux radiateurs qui préexistaient à l’installation. Chaque radiateur repositionné avait été ensuite raccordé à son emplacement d’origine au moyen d’un élégant réseau de conduites en cuivre évoquant un organigramme de programmation, qui cartographiait leurs trajets individuels le long des murs et dans les escaliers. L’espace d’exposition montrait de la sorte une sculpture (Kunsthalle Bern étant assurément un exemple très convaincant de sculpture), tandis que cette même sculpture exposait l’espace d’exposition et, par conséquent, son histoire en tant que lieu de monstration. Cette œuvre reste pour moi une référence.

Fig. 2 et 3 : Simon Starling, « Museum Piece » (1991) avec Paul Maguire, Mackintosh Building, Glasgow School of Art, Glasgow. Photo : Simon Starling.

R. M. : Comment avez-vous commencé à associer dans votre travail la photographie de vues d’installations et la fabrique d’exposition ? Était-ce en lien avec une expérience spécifique ?

S. S. : Museum Piece et les photographies que j’en ai faites peuvent être considérées comme le début de ma carrière à la fois comme fabricant d’expositions, mais aussi comme photographe d’expositions, fabricant de vues d’installations. Elles ont également marqué le début d’un intérêt pour l’histoire des espaces d’exposition, un intérêt que j’ai essayé d’exprimer dans ma brève présentation. Après avoir obtenu mon diplôme des beaux-arts, j’ai pendant quelques années gagné ma vie en travaillant en Écosse comme photographe au service de musées, de galeries d’art et d’artistes. C’était ma solution à cette transition difficile entre la condition d’élève des beaux-arts et celle d’artiste à part entière. Conséquence de cette période d’activité, la photographie de vues d’installations et la fabrique d’exposition sont à mes yeux intimement liées, ma compréhension des possibilités offertes en matière de création d’exposition s’approfondissant parallèlement à mon travail de photographe d’exposition.

La voie d’approche quelque peu pragmatique de la fabrique d’exposition que j’ai suivie pour réaliser Museum Piece, à savoir la déconstruction des moyens et de la signification de la monstration, a été approfondie par la suite à l’occasion de créations plus considérables et décentrées comme Kakteenhaus (Cactus House) (2002), une œuvre réalisée pour le Portikus de Francfort, sous-titrée : Cactus cierge provenant du désert de Tabernas, en Andalousie, déterré du plateau de tournage des Texas Hollywood Film Studios et transporté sur 2 145 km dans une Volvo 240 jusqu’à Francfort-sur-le-Main. Un moteur d’automobile installé à l’intérieur du Portikus était relié à une voiture garée à l’extérieur par un tuyau d’échappement et une conduite d’eau longs de 30 mètres, le tout produisant une chaleur suffisante pour assurer le confort du cactus dans le nord de l’Europe. Ce travail a abouti à Plant Room (2007), un bâtiment en briques crues construit à l’intérieur d’un bâtiment et se prêtant à l’exposition de huit tirages vintage de Karl Blossfeldt dans des conditions de type muséal et dans l’atmosphère par ailleurs non climatisée du Kunstraum Dornbirn, en Autriche.

Ces œuvres s’appliquaient à déconstruire les moyens et la signification de la fabrique d’exposition et des dispositifs de monstration. Elles ont un sens schématique, clair, qui, pour ce qui me concerne, est intimement lié à la compréhension de la fabrique d’exposition que j’ai acquise en photographiant des expositions.

Fig. 4 : Photographie du Museum Folkwang par Albert Renger-Patzsch, ca. 1933.
Matériel de recherche pour Simon Starling, « Nachbau (Reconstruction) » (2007), Museum Folkwang, Essen © Museum Folkwang, Essen
Fig. 5 : Simon Starling, « Nachbau (Reconstruction) » (2007), Museum Folkwang, Essen. Photographie de la reconstruction d’une salle du Museum Folkwang (Le bâtiment Körner), Essen, par Simon Starling. Photo : Jens Ziehe. © Museum Folkwang, Essen

R. M. : Nachbau est à l’évidence un jeu sur les interactions entre la vue de l’exposition et l’exposition même. Comment est né ce projet, comment avez-vous découvert les photographies d’Albert Renger-Patzsch ? Je suis curieuse d’en savoir davantage sur l’élaboration de la méthode de travail. Est-ce la première occurrence de la dimension historique dans votre travail, en 2007 ? Et surtout, comment est née l’idée de la réplique et pour quelles raisons ?

S. S. : (Reconstruction) a été réalisée au Museum Folkwang d’Essen. C’était pour ainsi dire un détour, un voyage circulaire qui commençait et s’achevait sur les mêmes images, suscitant ce faisant une impression très précise de rupture historique qui semblait revivifier un moment perdu avec toutes ses complexités et ses histoires cachées. Le projet a vu le jour à la suite de l’invitation qui m’avait été faite de créer la dernière exposition dans un bâtiment du musée qui allait être démoli pour céder place à des espaces flambant neufs conçus par David Chipperfield.

Les images qui m’ont servi de point de départ appartiennent à un grand corpus d’images comparables dues au photographe Albert Renger-Patzsch qui, à la fin des années 1920 et au début des années 1930, a réalisé des vues élégantes d’installation et de l’accrochage éclectique du musée. Outre des photographies sensibles et très personnelles d’objets individuels issus des collections, prises pour ainsi dire avec un œil de collectionneur, quatre images ont plus particulièrement attiré mon attention. Datant de vers 1933, elles ont toutes été réalisées dans l’un des deux anciens bâtiments du musée, deux villas qui préexistaient sur le même site que le musée contemporain, toutes deux détruites lors de bombardements alliés durant la Seconde Guerre mondiale. Ici encore, l’accrochage est un mélange éclectique d’œuvres avant-gardistes de l’époque, d’Emil Nolde et de Paula Modersohn-Becker entre autres, et de diverses pièces d’arts décoratifs, le tout coexistant dans un même espace. L’idée a pris forme en cherchant à refaire les images de Renger-Patzsch à une distance historique considérable, en remettant en scène cette salle de la villa dans le musée actuel, juste avant la démolition de ce bâtiment.

R. M. : Est-ce la démolition programmée du bâtiment qui vous a donné l’idée de créer des répliques des photographies ? Et que disent ces démolitions à propos de cet espace et de son exposition ? Il m’intéresserait également de savoir ce que vous avez pu découvrir de l’arrière-plan, c’est-à-dire d’une façon de dessiner, de monter et de construire l’espace d’exposition.

S. S. : Les modalités de création de remakes de ces images datant de 1933, de reconstitution de cette situation historique, m’ont permis d’en apprendre beaucoup sur les années qui séparent cette époque de la nôtre. Il a fallu remplacer par des fac-similés un certain nombre de toiles que les nazis considéraient comme « dégénérées », qu’ils ont confisquées et qui se trouvent aujourd’hui dans des musées suisses ou américains, tandis que d’autres œuvres ont tout simplement disparu des inventaires du musée pour des raisons inconnues. Une « scène » a été fidèlement et soigneusement construite avec pour matériaux de base les systèmes préexistants de cloisons mobiles pour l’espace qui allait bientôt être démoli. La question de la couleur s’est posée, car aucune archive de la couleur du sol en linoléum ou des murs n’a été conservée. Il a fallu le cas échéant se résoudre à une certaine licence artistique. Des fac-similés de l’ensemble des meubles du musée, des socles et des cache-radiateurs ont aussi dû être fabriqués.

Ce « plateau » est devenu à la fois le lieu d’une seconde mise en scène des images de Renger-Patzsch et d’une exposition ouverte au public. À la fois studio photo et espace à habiter dans une sorte de voyage dans le temps. J’ai ressenti un puissant vertige temporel quand, sous mon drap de visée, j’ai observé l’image inversée sur le dépoli de ma chambre grand format : je voyais précisément la même image que celle que Renger-Patzsch avait vue 70 ans plus tôt sur le dépoli de sa chambre photographique. Les quatre photographies que j’ai réalisées à cette occasion ont été exposées à l’entrée du studio photo devenu machine à remonter le temps.

Après la fin de l’exposition, les boulets de démolition sont arrivés ; le mot allemand Nachbau, qui signifie « réplique, reconstruction », est parfaitement pertinent en ce sens qu’il fait à la fois référence au passé, à l’histoire de la reconstruction du musée après la guerre, et au futur, au projet de construction d’un nouveau bâtiment du musée.

R. M. : Dans Nachbau, la collision historique fonctionne différemment que dans le cas de Never the Same River. Comment ce projet a-t-il vu le jour, quel était le sujet de votre recherche ? Votre situation en tant que commissaire d’exposition cette fois-ci a-t-elle d’une manière ou d’une autre influencé votre projet ou le choix des œuvres ?

S. S. : Never the Same River (Possible Futures, Probably Pasts) a été réalisée en 2010 au Camden Art Centre en tant que projet curatorial, ou peut-être comme Gesamtkunstwerk [œuvre d’art totale]. Composée d’œuvres qui tirent à hue et à dia une conception du temps linéaire, souvent en réorganisant ou en réitérant des idées, des images ou des formes du passé, ou bien en les projetant dans le futur, Never the Same River réunissait en une seule exposition des œuvres déjà présentées au Camden Art Centre depuis sa fondation, tout en les juxtaposant à des moments d’un possible programme à venir, dans une tentative de s’affranchir de l’emprise étouffante de l’histoire. En réorganisant l’accrochage d’œuvres datant de différentes périodes de l’histoire des salles du centre d’art et en les disposant dans la position exacte qu’elles occupaient le jour de leur première présentation, Never The Same River ambitionnait de créer une sorte de polyphonie temporelle, si ce n’est, parfois, une cacophonie, en orchestrant une série de collisions entre des œuvres tenues jusqu’à présent spatialement et historiquement éloignées les unes des autres, toutes inquiètes aux frontières de notre compréhension du temps : le passé probable et l’avenir possible du Camden Arts Centre se rejoignant momentanément dans un présent instable.

Fig. 6 : Simon Starling, « Never the Same River (Possible Futures, Probable Pasts) » (2010), Camden Arts Centre. Au premier plan, Francis Upritchard, « Sloth Creature » (2005). Photo : Jens Ziehe © Camden Arts Centre

R. M. : Comment avez-vous procédé pour réaliser la sélection des œuvres présentées ? Je souhaite en savoir davantage sur votre méthode : avez-vous pu mettre la main sur des vues d’exposition, des plans ? Avez-vous manipulé ces documents ou travaillé avec eux ? Les avez-vous superposés comme pour créer une stratification ?

S. S. : Une plongée dans la profondeur des archives du centre d’art a abouti à l’établissement d’une carte stratifiée, complexe, de l’histoire des expositions ayant eu lieu dans l’espace en cours d’aménagement. Les vues d’installation et les plans de salles que j’ai dénichés m’ont permis d’orchestrer très précisément en une seule exposition la contraction de fragments représentant 50 ans de fabrique d’exposition.

Fig. 7 : Documentation photographique d’un fragment de l’exposition « Hampstead in the 30’s » (1975) © Camden Arts Centre Archives
Fig. 8 : Simon Starling, « Never the Same River (Possible Futures, Probable Pasts) » (2010), Camden Arts Centre. Fragment reconstitué de l’exposition « Hampstead in the 30’s ». Photo : Jens Ziehe © Camden Arts Centre

C’est ainsi que, par exemple, la documentation photographique montrant une fraction de l’exposition Hampstead in the 30’s organisée en 1975 et consacrée aux avant-gardes en art, architecture et design dans ce quartier du nord de Londres dans les années 1930, nous a permis de rétablir à notre époque une partie de cette exposition qui devenait dès lors une superposition de temporalités en interaction. Dans le film False Future (2007) de Matthew Buckingham, un homme traverse un pont vers le futur, encore et toujours, ses actions marquant image par image un faux départ vers le futur cinématographique du XXe siècle ; l’œuvre fait référence aux premières images animées tournées à Leeds cinq ans avant le premier film des frères Lumière. Tandis qu’à proximité, Duration Piece no. 31 de Douglas Huebler, fusionne en un unique déclenchement d’obturateur d’appareil photo un 1/8e de seconde de l’année 1976 et un 1/8e de seconde de l’année 1977, un instant festif de nouvel An devenu indécis – à l’époque et maintenant ! Les tableaux de Paul Thek, Timely et Timeless (1988) étaient de nouveau accrochés devant une chaise d’écolier dans le même espace occupé par l’œuvre la plus précieuse de l’exposition, Figure Study II (1945-1946) de Francis Bacon, un hurlement peint exprimant le « pouvoir diabolique de l’avenir », elle-même dissimulée derrière une œuvre récente de Jeremy Millar intitulée The Man Who Looked Back. Deux chaises, sortes de machines à remonter le temps, se font face : l’une en chrome et contreplaqué d’Erno Goldfinger, l’autre de style tombeau égyptien datant de la période Arts and Crafts (fin du XIXe siècle). Cela fut pour le public l’occasion de déjà-vus aussi nombreux qu’extraordinaires, en particulier Studio Apparatus for Camden Arts Centre, de Mike Nelson, l’œuvre ayant réinvesti l’espace qu’elle avait occupé dix ans auparavant.

Fig. 9 : Simon Starling, « Never the Same River (Possible Futures, Probable Pasts) » (2010), Camden Arts Centre. Vue de l’installation : Francis Bacon, « Figure Study II (1945-46) » ; Jeremy Millar, « The Man Who Looked Back » (2010) ; Ernö Goldfinger, « Chrome plated steel tube chair with pressed ply back and seat » (1931) ; « Liberty & Co, High-backed chair in the Egyptian style » (c. 1884) ; Des Hughes, « Norfolk with Flint (with Boring) » (2007) ; Graham Gussin, « Fall » (1998) ; John Riddy, « London (Willow Road 2) » (1998). Photo : Jens Ziehe © Camden Arts Centre

La réalisation de Never the Same River a suscité tout un questionnement sur la relation existant entre les œuvres d’art et leur documentation, la photographie et la mémoire, les objets qui hantent l’histoire du centre d’art et les idées qui gravitent autour d’eux. La mémoire des artistes comme celle des commissaires d’exposition est bien entendu faillible et leurs souvenirs teintés par des préoccupations actuelles et des aspirations pour l’avenir. Nous avons eu des conversations désopilantes avec un artiste qui était persuadé que la projection de son film avait occupé l’intégralité d’une salle, avant que les plans ne viennent attester qu’il avait été projeté dans une minuscule cabine de projection. L’importance des œuvres d’art évolue, elles sont réévaluées ou refaites, ou se délabrent simplement. Certaines expositions ne sont tout simplement jamais documentées ; « la vue d’installation », comme le montrent les archives, est une invention relativement récente : les relations qu’entretient une œuvre avec celles qui l’entouraient ou avec l’espace qu’elle occupait sont souvent définitivement perdues. Never the Same River était par conséquent, étant donné sa nature même, un collage de faits établis, recherches rigoureuses, souvenirs flous, rumeurs de bouche à oreille et spéculations qui équivalaient à une sorte de mémoire collective d’un avenir possible et d’un passé probable.

R. M. : Ne pensez-vous pas que le choix et la mise en espace ont certainement produit de nouvelles associations entre les œuvres, voire de nouvelles significations ? Pourriez-vous évoquer quelques exemples de cet écart qui s’était creusé entre ce que vous aviez pu voir dans les documents d’archives et les œuvres une fois réinstallées ?

S. S. : Lorsque les œuvres individuelles ont été juxtaposées à d’autres qui représentaient l’histoire du centre d’art, elles ont revêtu une nouvelle existence de nombreuses manières différentes. Parfois, c’étaient des choses très éphémères, comme l’impression qu’un faucon, filmé des années plus tôt en train de voler dans l’un des espaces de Stefan Gec pour Lure (1995), aurait pu traverser directement le « fantôme » de Studio Apparatus for Camden Arts Centre installé par Mike Nelson en face, redoublant ainsi l’impression que l’ensemble de cette installation complexe n’était qu’un mirage. D’autres fois, c’était bien plus concret, comme la projection du film 16 mm noir et blanc de David Lamelas, A Study of Relationships Between Inner and Outer Space (1969), dans ce qui fut autrefois un espace délabré de la galerie, où il a été en partie filmé, et qui est aujourd’hui une salle soigneusement restaurée.

Simon Starling: Pictures for an Exhibition

R. M. : Une autre pièce, Pictures for an Exhibition, se rattache également à des documents d’archives et à des vues d’expositions. Comment est venue l’idée de travailler sur ces vues d’installation de l’exposition Brancusi à l’Arts Club de Chicago en 1927 ? Était-ce une image que vous aviez déjà vue auparavant, ou était-ce en fouillant dans les archives de l’institution à la suite de leur invitation ?

S. S. : L’invitation qui m’avait été faite en 2014 de monter une exposition à l’Arts Club de Chicago résultait en grande partie de mon intérêt existant pour Brancusi. Elle m’a amené à travailler avec deux rares vues d’installation de l’exposition des sculptures de Constantin Brancusi organisée en 1927 à l’Arts Club par Marcel Duchamp qui fut son ami, son collègue et parfois son marchand. L’exposition présentait dix-neuf œuvres du sculpteur roumain, qui provenaient en grande partie de l’extraordinaire collection d’art moderne laissée par l’avocat new-yorkais John Quinn après sa mort quelques années auparavant ; cette collection ayant été dispersée par ses héritiers, toutes les œuvres de Brancusi qu’il possédait furent rachetées par Marcel Duchamp et par l’écrivain et diplomate Henri-Pierre Roché. Installée par Duchamp, l’exposition de Chicago – l’une de leurs tentatives pour vendre certaines de ces œuvres – évoquait un jeu d’échecs dont les sculptures seraient les pions.

Duchamp avait demandé aux photographes d’architecture Kaufmann & Fabry de documenter l’exposition. Ceux-ci furent parmi les premiers à se fournir en chambres photographiques auprès d’un nouveau fabricant basé à Chicago, L.F. Deardorff & Sons, dont les premières chambres 8×10 pouces (20×25 cm) furent construites pendant la prohibition en bois d’acajou recyclé provenant de comptoirs de bar.

J’avais déniché et acheté deux chambres Deardorff en acajou et dessiné sur chacun de leurs écrans de mise au point en verre dépoli une image des contours des œuvres figurant dans les deux vues de l’installation, avant d’entreprendre un voyage épique dans douze villes d’Europe et d’Amérique du Nord pour retrouver et photographier chacune des 19 sculptures présentées dans l’exposition. Et à chaque fois, les photographier telles que replacées dans leur position d’origine sur le négatif.

R. M. : Êtes-vous parvenu à retrouver les 19 sculptures ?

S. S. : Oui, les 19 sculptures ont été localisées, certaines en Europe, mais essentiellement dans des musées américains et quelques collections privées. L’organisation de la prise de vue de l’ensemble de ces œuvres dans leurs nouveaux environnements s’est révélée très complexe. Au bout du compte, il en est résulté 36 images photographiques accompagnées du matériel utilisé pour les réaliser : les deux chambres Deardorff sur le dépoli desquelles étaient tracés les contours des vues d’installation, les trépieds, etc.

Certaines des images rétablissent partiellement des relations instaurées entre les différentes sculptures dans les vues d’installation d’origine. Par exemple, dans une image, on voit la Colonne sans fin (à Rotterdam) reconnectée à Adam et Ève (à New York). Dans une autre, L’oiseau dans l’espace (à Seattle), Trois pingouins (à Philadelphie), Socrate (à New York) et, à l’arrière-plan, Maiastra (également à New York), toutes ces sculptures ont de nouveau réinvesti le même espace photographique, jusqu’à ce qu’on ait obtenu un ensemble complet d’œuvres, chacune apportant avec elle un espace fantomatique – une congestion de l’architecture, de la géographie – qui s’est constitué au fur et à mesure.

D’autres images de « provenance » accompagnent ces collages, des images se rapportant aux différents collectionneurs qui ont possédé les œuvres de Brancusi au fil du temps. Le propriétaire des Dallas Cowboys, une équipe de football américain, a également été en possession du Commencement du monde (1920), et Jon Shirley, l’ancien président de Microsoft, propriétaire de l’une des plus célèbres collections de voitures rares au monde, possède également à l’heure actuelle L’oiseau dans l’espace qui fut présenté dans l’exposition de Chicago ; dans ce cas, l’image de provenance figure une Ferrari 175 GTB jaune, une pièce exceptionnelle, qui semble avoir un lien formel avec la sculpture. C’est Hester Diamond, la mère de Mike D des Beastie Boys, qui avait vendu L’oiseau dans l’espace à Jon Shirley et utilisé le produit de la vente pour acquérir une œuvre du Bernin (1616) que j’ai photographiée dans la salle à manger de son appartement new-yorkais.

R. M. : Pouvez-vous commenter les deux livrets qui accompagnent Pictures for an Exhibition? C’est une édition singulière qui s’inscrit également dans votre démarche particulière.

S. S. : Pictures for an Exhibition était accompagné d’un livret d’annotations et de titres qui établissaient la provenance complexe de chacune des dix-neuf sculptures, associant ainsi la production artistique et la collection d’œuvres à une sphère sociale, politique et économique plus large. À chacune des 36 photographies correspondent un titre détaillé et des notes de provenance qui retracent le réseau des connexions qui ont toutes un lien avec ce moment de l’année 1927.

R. M. : Il est très intéressant de voir comment, avec El Eco, vous vous emparez d’une autre dimension qui est également très présente dans votre travail, la dimension de la performance et souvent d’une corporéité/d’un corps paradoxalement absents. Qu’est-ce qui vous a amené à aborder ce projet architectural ? Comment a-t-il pris forme et quels documents avez-vous utilisés pour réaliser cette re-présentation ?

S. S. : En 2014, mon intérêt pour la documentation institutionnelle a pris une tournure inédite avec une œuvre intitulée El Eco réalisée pour et dans El Eco, un centre d’art interdisciplinaire d’avant-garde fondé à Mexico au début des années 1950 par l’architecte et artiste allemand émigré Matthias Goeritz. Pour l’inauguration de ce bâtiment extraordinaire, Goeritz avait demandé à Henry Moore de réaliser plusieurs peintures murales immenses dans l’espace principal, puis invité une danseuse âgée de 15 ans, Pillar Pellicer, à danser devant ses gigantesques silhouettes squelettiques. Le télescopage ainsi créé entre cette jeune danseuse pleine de vie et ces figures associées au Jour des morts était spectaculaire. Il n’y avait pas de véritable chorégraphie à proprement parler, et ce qui a subsisté de ce non-événement, c’était une série d’images publicitaires utilisées pour promouvoir El Eco en tant qu’espace interdisciplinaire où coexistent la danse, la musique, les arts plastiques et l’architecture. Le film que nous avons réalisé puisait dans les images publicitaires de Goeritz comme autant d’ »images clés » pour réaliser ce qui est devenu comme une forme d’exorcisme institutionnel et de réflexion paisible sur le vieillissement. L’absence de chorégraphie ou de performance véritable a inscrit un espace libre passionnant entre les instants photographiques qui en subsistaient – un espace de spéculation, de souvenirs partiels et de glissements, peut-être un espace commun à tous les projets dont nous avons parlé.

R. M. : J’aurais une dernière question à vous poser, Simon. Que pensez-vous, de manière générale, de ces nombreux retours à certaines expositions historiques qui sont revisitées, répliquées et reconstruites, organisées par différentes institutions ? Y a-t-il des aspects décisifs que vous souhaiteriez souligner ?

S. S. : Oui, ce que vous décrivez est devenu ces dernières années comme une sorte de trope de la fabrique d’exposition. Un exemple récent, très intéressant, est le remake de When Attitudes Become Form, l’exposition phare organisée par Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne en 1969, qui a été présenté à la Fondation Prada dans un palais baroque donnant sur le Grand Canal à Venise. Je dirais que ce fut une expérience des plus singulières. De l’avis général, l’exposition d’origine avait été un moment aussi essentiel que fécond, où de nombreuses œuvres furent réalisées sur place et la plupart des artistes directement impliqués dans son organisation. À Venise, avec la volonté de respecter la configuration originale de l’exposition, celle-ci a été insérée de force dans son nouvel environnement, fusionnant le rationalisme suisse et l’exubérance baroque. Les œuvres manquantes ont été marquées en blanc sur le sol, comme autant de cadavres, conférant à l’exposition son « apparence zombie » telle qu’elle a pu être décrite. Et passer d’une Kunsthalle à financements publics à une fondation privée s’est également révélé quelque peu troublant. À bien des égards, l’objet qui tenait le mieux la route, c’était le somptueux catalogue avec sa documentation rigoureuse et ses illustrations généreuses.

J’ai récemment repensé à cette exposition, pendant le vernissage de celle de Mike Nelson, Extinction Beckons, à la Hayward Gallery. Pour cette merveilleuse rétrospective de mi-carrière, Mike a orchestré en un seul lieu une stupéfiante conflagration de l’historique de ses expositions personnelles, amalgamant et fusionnant des œuvres réalisées dans différents lieux sur une période de 30 ans. Mike décrit ce travail comme un « démembrement d’actifs » (asset striping) effectué sur sa propre pratique afin de tisser entre ses œuvres des relations entièrement inédites. Ce fut pour moi une expérience mémorable, plutôt émouvante. Comme j’avais vu un certain nombre de ses expositions d’origine, j’ai ressenti une puissante sensation de vertige temporel, mais aussi l’impression intéressante, et troublante, de voir des choses fantomatiques, un sentiment qui contrastait plutôt avec la matérialité insistante du travail de Mike. Ici encore, le catalogue qui comporte de nombreuses vues d’installations des œuvres telles qu’elles ont été exposées à l’origine, revêt une existence fascinante, car il parle de la relation entre la photographie et la mémoire, les œuvres d’art et leur documentation.

R. M. : Je vous remercie de m’avoir accordé cet entretien.

S. S. : Tout le plaisir est pour moi.

 

Traduit de l’anglais par Christian-Martin Diebold

 

Notes

[1] Cette journée d’études – intitulée Histoire des espaces de l’exposition et archives visuelles : Ce que disent les reconstructions d’expositions – était organisée par Roula Matar, maîtresse de conférences à l’ENSA de Versailles, en collaboration avec le centre d’art La Maréchalerie, ENSA Versailles.

Pour citer cet article : Simon Starling, "De dessous un drap de visée", exPosition, 2 juin 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles10/starling-dessous-drap-visee/%20. Consulté le 15 juin 2025.

Muséologie d’enquête : The Responsive Eye et la circulation des expositions durant la Guerre froide (1950-1965)

par Marie Fraser

 

Marie Fraser est professeure en histoire de l’art et en muséologie à l’Université du Québec à Montréal et titulaire de la chaire de recherche UQAM en Études et Pratiques curatoriales. Elle est co-fondatrice du groupe de recherche et de réflexion CIÉCO qui travaille sur les collections depuis 2014. Elle a codirigé la publication Réinventer la collection. L’art et le musée au temps de l’évènementiel (PUQ, 2023) et le numéro 40, L’activisme dans les collections, de Marges. Revue d’art contemporain. Elle a récemment publié dans Culture & Musées, Intermédialités, Muséologies, Plastik et Stedelijk Journals. Elle a été conservatrice en chef au musée d’Art contemporain de Montréal (2010-2013) ainsi que commissaire du pavillon du Canada à la 56e Biennale de Venise (2015). —

 

Je voudrais profiter de ce numéro consacré à l’espace d’exposition pour partager les résultats d’une enquête que je mène sur la circulation des œuvres d’art durant la Guerre froide à partir de The Responsive Eye présentée au Museum of Modern Art (MoMA) en 1965.

 

D’abord déployée dans l’exposition L’œil attentif à la Fondation Guido Molinari à Montréal à l’automne 2023 (Fig. 1, 2 et 3)[1], cette recherche s’inscrit dans un projet plus large intitulé « Muséologie d’enquête », qui étudie l’histoire des expositions à partir de la trajectoire des œuvres d’art[2]. Comment les œuvres sont-elles déplacées pour être exposées ? Dans quels contextes voyagent-elles d’un pays à un autre, d’un musée à un autre ? Comment sont-elles présentées ? Dans quels buts ? Qui sont les acteurs de ces circulations ? Considérée comme une des références sur l’art optique, The Responsive Eye (Fig. 4) regroupait 123 œuvres de 99 artistes ou groupes d’artistes en provenance de 18 pays d’Amérique du Sud, d’Asie et d’Europe, ainsi que du Canada, d’Israël et des États-Unis.

Fig. 1 : Vue de l’exposition L’œil attentif, Fondation Guido Molinari, Montréal, 14 septembre – 17 décembre 2023; avec Guido Molinari, Mutation vert-rouge, 1964, acrylique sur toile 200,5 x 244 cm. Photographie : Michael Patten. Avec l’aimable permission de la Fondation Guido Molinari.
Fig. 2 : Vue de l’exposition L’œil attentif, Fondation Guido Molinari, Montréal, 14 septembre – 17 décembre 2023. Photographie : Michael Patten. Avec l’aimable permission de la Fondation Guido Molinari.
Fig. 3 : Vue de l’exposition L’œil attentif, Fondation Guido Molinari, Montréal, 14 septembre – 17 décembre 2023. Photographie : Michael Patten. Avec l’aimable permission de la Fondation Guido Molinari.
Fig. 4 : Vue de l’exposition The Responsive Eye, 25 février – 25 avril 1965
Archives photographiques. The Museum of Modern Art Archives, New York . Photographie de George Cserna. Crédit photo : Digital Image © The Museum of Modern Art / Licensed by SCALA / Art Resource, NY

Estimée comme une des expositions les plus populaires de l’époque[3], après sa présentation à New York, The Responsive Eye voyage dans quatre autres villes des États-Unis, au City Art Museum de St. Louis, au Seattle Art Museum, au Pasadena Art Museum et au Baltimore Museum. Les archives de l’exposition témoignent à plusieurs égards de la complexité d’un tel projet nécessitant de transporter des œuvres disséminées sur plusieurs continents. Cet article propose d’examiner cette mobilité internationale de l’art pour la mettre en parallèle avec la circulation des expositions au plus fort de la Guerre froide, au cours des années 1950 et 1960, et le rôle qu’entendait se donner le MoMA sur le plan géopolitique. The Responsive Eye s’avère un cas d’étude percutant pour réfléchir aux déterminations institutionnelles et politiques de l’espace d’exposition.

L’écriture de l’histoire des expositions se heurte toutefois le plus souvent à des archives incomplètes, fragmentaires et dispersées. Les problèmes historiographiques, méthodologiques et épistémologiques engendrés par une telle documentation lacunaire ont été soulevés par Rémi Parcollet et Léa-Catherine Szacka, en 2012 et 2013[4]. Comment retracer la mémoire des expositions ? Qu’est-ce que les musées, les organismes culturels, les commissaires, les artistes, les photographes ont-ils conservé ? Qu’est-ce que l’archive d’une exposition révèle et, inversement, qu’est-ce que ses absences ou ses vides dissimulent ? L’analyse de The Responsive Eye en comparaison avec trois expositions d’art moderne états-unien mises en circulation dans les années 1950 se base ici principalement sur la documentation accessible sur le site MoMA: Exhibition History (vues d’exposition, catalogues, communiqués de presse, listes des artistes et des œuvres) et celle conservée dans les dossiers d’exposition et les archives des institutions (correspondances, demandes de prêt, transport des œuvres, plans d’accrochage, production des catalogues). Force est de reconnaître que les aspects politiques et géoculturels laissent, de manière générale, très peu de traces dans les archives des expositions, alors qu’ils sont pourtant essentiels pour en comprendre l’histoire. Les musées seraient-ils peu enclins à révéler leur motivation et leur programme politiques ? Pourquoi ? Il apparaît de ce fait essentiel d’interroger ces structures souterraines et d’aller au-delà des sources pour se demander à quelles fins les expositions sont documentées et archivées. Afin de combler certaines lacunes documentaires et de pousser l’analyse des expositions pour faire apparaître les politiques culturelles en lien avec la Guerre froide, nous avons reconstitué les plans des expositions et comparé leur modèle muséographique ; nous avons porté notre attention sur la liste des artistes, le nombre d’œuvres exposées et les regroupements ; nous avons dessiné des cartographies pour suivre le déplacement des artistes et des œuvres. Les vues d’installation de The Responsive Eye par le photographe George Cserna ont été le point de départ de notre enquête et d’une première série d’interrogations sur l’espace que la photographie donne à voir et la mémoire qu’elle construit.

La photographie d’exposition comme renforcement du cube blanc

Le MoMA est un des rares musées à photographier de façon systématique ses expositions depuis son inauguration en 1929. Le musée a ainsi construit et archivé sa propre histoire à travers le temps[5]. Ces archives comprennent aujourd’hui un répertoire de plus de 5500 expositions et un fonds photographique d’une incroyable richesse. Accessible en ligne depuis 2016, le site MoMA: Exhibition History est perpétuellement mis à jour[6]. Cette immense ressource documentaire garantit la pérennité des expositions d’une des institutions muséales les plus puissantes aux États-Unis. Dans The Power of Display (1998), Mary Anne Staniszewski révèle l’intérêt de ce fonds photographique pour la recherche en proposant une histoire critique des expositions à partir de plus de 200 images[7]. La photographie est pour l’autrice un outil de première main pour étudier les accrochages dans la perspective où les expositions manifestent des valeurs, des idéologies, des politiques culturelles et muséales. Son analyse cherche à divulguer ce qu’une exposition montre et dissimule tout à la fois. Comment les expositions affectent-elles la signification et la réception des œuvres ? Comment façonnent-elles l’expérience ? Comment la photographie (re)cadre-t-elle cet espace ? Comment la construction du regard peut-elle contribuer à renforcer des usages, des idéologies et des politiques culturelles ?

Les vues d’exposition du MoMA sont relativement uniformes surtout au cours des années 1950 et 1960 lorsqu’il s’agit de documenter l’espace de l’art moderne et de la peinture moderniste. Au moment où Brian O’Doherty décrit le cube blanc, dans son article « Notes sur l’espace de la galerie » (1976) dans Artforum[8], celui-ci s’est déjà imposé non seulement comme une « marque distinctive des espaces d’expositions du MoMA[9] », mais aussi comme une norme partout en Occident. Le cube blanc est, pour lui, « le pôle complémentaire du tableau moderniste » : un « espace neutralisé, hors du temps et de l’espace[10] ». Il est fondamental de noter ici que c’est à partir de vues d’exposition que Brian O’Doherty théorise le cube blanc, comme si elles avaient pu en révéler les caractéristiques. Comment la photographie a-t-elle capté, voire reproduit cet espace ? Si les vues d’installation constituent un des principaux éléments de l’archive de l’exposition et une des rares sources pour comprendre la mise en espace, quel regard construisent-elles ?

 

 

L’archive visuelle de The Responsive Eye est particulière : elle comprend des vues d’installation prises par George Cserna, reconnu pour ses photographies d’architectures modernistes, ainsi qu’un film documentaire en noir et blanc réalisé par un jeune cinéaste à l’époque, Brian De Palma[11]. Les images de George Cserna (Fig. 5, 6) donnent à voir un espace épuré et sans artifice, dans lequel règne une sobriété générale, voire une certaine austérité. Elles adoptent le point de vue du cube blanc et intensifient son régime de visibilité. La description spatiale de Brian O’Doherty convient ici parfaitement. L’espace est construit de telle sorte que l’« extérieur ne doit pas y pénétrer – aussi les fenêtres sont-elles […] condamnées ; les murs sont peints en blanc ; le plafond se fait source de lumière. Le parquet est si bien ciré que vous pouvez y claquer méthodiquement du talon […]. L’art y est libre “de vivre sa vie”[12] ». George Cserna n’a pas cherché à saisir les effets optiques des œuvres. La froideur, le silence et le calme dominent partout et les vues d’exposition semblent contredire le mouvement et l’atmosphère très colorée qui devait régner. La photographie en noir et blanc semble ainsi avoir neutralisé l’impact des œuvres sur la perception au profit d’un espace immobile, blanc, uniforme et neutre.

Fig. 5 : Vue de l’exposition The Responsive Eye, 25 février – 25 avril 1965
Archives photographiques. The Museum of Modern Art Archives, New York . Photographie de George Cserna. Crédit photo : Digital Image © The Museum of Modern Art / Licensed by SCALA / Art Resource, NY
Fig. 6 : Vue de l’exposition The Responsive Eye, 25 février – 25 avril 1965
Archives photographiques. The Museum of Modern Art Archives, New York . Photographie de George Cserna. Crédit photo : Digital Image © The Museum of Modern Art / Licensed by SCALA / Art Resource, NY

Le film comme expérience optique

Tourné lors du montage et du vernissage, le film de Brian De Palma offre un point de vue inédit sur l’exposition qui tranche avec l’ambiance des photographies. La comparaison entre ces deux sources visuelles met en évidence le lien étroit entre les vues d’exposition et la construction d’un regard propre au cube blanc. Alors que le cadrage uniforme d’une photographie à l’autre accentue la rigidité d’un espace épuré et sobre, la caméra en mouvement montre, au contraire, un lieu animé, dans lequel se révèlent les effets optiques des œuvres et l’effervescence d’un évènement mondain. Le contraste ne tient pas qu’à la différence des médiums, entre l’image fixe de la photographie d’un côté, et l’image en mouvement du cinéma de l’autre, mais à la façon de cadrer l’espace d’exposition, voire de cadrer l’institution. En effet, l’ironie avec laquelle Brian De Palma filme The Responsive Eye est frappante. Il choisit le moment du montage, où les artistes sont présent·e·s, et celui du vernissage, un événement « cravate noire » pendant lequel l’establishment de New York fréquente le MoMA. Des interviews très sérieuses sur les œuvres et leurs effets sur la perception sont entrecoupées de remarques anodines, comiques et sarcastiques. Parmi les protagonistes se trouvent plusieurs personnalités : William C. Seitz, conservateur au MoMA et commissaire de l’exposition, Rudolf Arnheim, psychologue de la perception et théoricien de l’art et du cinéma, le docteur Irving H. Leopold, spécialiste de la vision, quelques artistes, dont Marisol, David Hockney et Josef Albers, des actrices et acteurs, ainsi que deux collectionneurs.

Le film est en soi une expérience optique. Il débute avec le mouvement répétitif et les reflets produits par les corps qui passent à travers une porte tournante vitrée pour entrer à l’intérieur du musée. Brian de Palma porte aussi une attention particulière aux effets visuels produits par les œuvres : mouvement, vibration, perception d’un objet à travers un espace ou d’un espace à travers un objet, image déformée par des matières transparences ou réfléchissantes. Cette fascination pour la perception est également portée par les gens qui sont filmés en train de regarder : c’est le cas lorsqu’un regard se reflète dans une sculpture, lorsque l’on voit une image et son double ou lorsque la caméra filme une femme blonde en train de regarder une œuvre. Tout est en mouvement. La caméra passe d’une salle à l’autre, traverse la foule. Elle suit (poursuit ?) les protagonistes (comme des suspects ?). Il n’y a presque pas de plan fixe même lorsque le parcours est entrecoupé d’interviews. Les effets optiques sont même parfois matière à suspense et Brian De Palma accentue le sentiment de vertige produit par certaines œuvres : c’est le cas de la scène où la caméra tourne autour de la sculpture de plexiglass d’Uli Pohl pour voir à travers son orifice un espace et des corps déformés. La bande sonore accentue ce vertige : le son est discordant et continu au-delà de l’image, comme c’est le cas des voix hors champ lors du générique.

L’écart entre les deux sources visuelles est assez significatif pour s’y arrêter. D’un côté, c’est comme si la photographie d’exposition pouvait contribuer à (re)formater l’espace du cube blanc et à renforcer l’image de neutralité que le MoMA voulait se donner en tant qu’institution états-unienne consacrée à l’art moderne. D’un autre côté, Brian De Palma déjoue la fiction de cette espace neutre et semble même vouloir tourner son image à la dérision. Qu’est-ce que cet « espace sans ombre, blanc, propre, artificiel[13] » dissimule ? C’est une question que pose Elena Filipovic en empruntant les propos de Brian O’Doherty pour montrer que le cube blanc fonctionne sur une apparente invisibilité alors qu’il est idéologique et qu’il cache des ambitions politiques[14]. Qu’est-ce que cette neutralité pourrait occulter ? Comment les vues d’exposition pourraient-elles amener à penser les déterminations institutionnelles et politiques de l’espace d’exposition ?

L’espace d’exposition recadré par la Guerre froide

Dans The Birth of the Museum (1995)[15], Tony Bennett démontre que le dispositif d’exposition crée un regard en même temps qu’il renforce l’invisibilité de l’institution et son pouvoir. Durant les premières décennies de la Guerre froide jusqu’en 1965, année de présentation de The Responsive Eye, le MoMA aurait bâti son influence internationale sur cette invisibilité. Au cours de cette période intense sur le plan géopolitique, le musée a exporté un nombre impressionnant d’expositions vers des endroits stratégiques du globe : dans toute l’Europe, ainsi qu’en Amérique du Sud, en Asie et en Afrique. La brochure publiée par l’International Council of The Museum of Modern Art (Fig. 7) recense plus de 150 expositions présentées entre 1938 et 1965 dans 260 lieux et près de 60 pays à l’extérieur des États-Unis et du Canada en plus de visualiser cet expansionnisme sur la carte du monde. Les expositions circulent à partir de New York comme jamais auparavant. Elles deviennent des espaces d’échanges diplomatiques qui contribuent aux rapprochements entre les États-Unis et le « reste » du monde. Comme l’ont démontré plusieurs études[16], l’art moderne américain est au cœur de cette stratégie parce qu’il incarne les valeurs américaines : l’individualité, la liberté d’expression et la neutralité qui, dans le contexte de la Guerre froide, deviennent le fer de lance de la démocratie. Ces ambitions géopolitiques ont-elles laissé des traces dans les archives des musées ? Comment impactent-elles les expositions ? Pour répondre à ces questions, nous reviendrons sur trois exemples qui, au plus fort de la Guerre froide dans les années 1950, ont contribué à implanter l’art américain en Europe et à imposer sa supériorité. Ces expositions sont organisées sous le couvert de l’International Program of the Museum of Modern Art et présentées sous le patronage des ambassades des États-Unis, des Centres culturels américains et sous les auspices de The International Council at the Museum of Modern Art, soupçonné de recevoir des fonds de la Central Intelligence Agency (CIA)[17]. Elles impliquent aussi le concours des gouvernements européens et des ministères des Affaires étrangères.

Fig. 7 : Diagramme préparé par The International Council of The Museum of Modern Art documentant plus de 100 expositions diffusées dans plus de 260 communautés dans près de 60 pays en dehors des États-Unis et du Canada, 1938-1960, page intérieure de la brochure, The International Council of The Museum of Modern Art, 1961. Impression offset en couleur (23,5 x 30,4 cm). Correspondance de René d’Harnoncourt, IV.22. The Museum of Modern Art Archives, New York. Crédit photo : Digital Image © The Museum of Modern Art / Licensed by SCALA / Art Resource, NY

Twelve Modern American Painters and Sculptors, en 1953-1954, est considérée comme l’exposition inaugurale du Programme international. La sélection des artistes a été faite par Andrew Carnduff Ritchie, directeur du département de la peinture et de la sculpture, et Alfred H. Barr Jr., directeur des collections. L’exposition voyage en Europe et s’arrête dans les grandes capitales et métropoles : d’abord à Paris, puis à Zurich, Düsseldorf, Stockholm, Helsinki et Oslo. Pour la circulation, le MoMA cible des lieux d’influence et de prestige, comme le musée national d’Art moderne à Paris. Dans le texte de présentation de la version française du catalogue, le conservateur en chef Jean Cassou reconnaît la puissance des États-Unis à travers « l’originalité, le naturel, la spontanéité » des artistes ainsi qu’un « appel à la liberté » et une « constante revendication d’autonomie[18] ». Dans l’introduction, Andrew Carnduff Ritchie explique son approche curatoriale en des termes similaires : « Nous n’avons pas essayé d’établir un panorama des différentes tendances de la peinture et de la sculpture américaine aujourd’hui, mais de souligner l’individualité de chacun des artistes[19] ».

Modern Art in the United States, en 1955-1956, est la plus importante exposition d’art américain jamais présentée en Europe. Elle est inaugurée à Paris au musée national d’Art moderne[20] avant d’entreprendre une tournée de deux ans : à Zurich, Barcelone, Francfort, à la Tate Gallery à Londres, à La Haye, Vienne, Linz, puis à Belgrade. Ce vaste panorama de l’art du XXe siècle regroupant 68 artistes est expédié dans 72 caisses sur le bateau America[21] : 108 peintures, 22 sculptures, ainsi que des objets architecturaux, des estampes, des photographies et des films provenant des collections du MoMA et de prêts accordés par des membres du conseil d’Administration. La peinture d’avant-garde se démarque avec une forte représentation de peintres expressionnistes abstraits. Sous la direction d’Alfred H. Barr Jr., la sélection a impliqué notamment la conservatrice des collections, Dorothy C. Miller, pour le choix des peintures et des sculptures.

Exposition majeure consacrée à la peinture américaine, The New American Painting, deux ans plus tard, en 1958-1959, est considérée comme le cas le plus emblématique du Programme international. Sa trajectoire est similaire aux deux précédentes : elle débute à Bâle, puis voyage à Milan, Madrid, Berlin, Amsterdam, Bruxelles, ainsi qu’à Paris toujours au musée national d’Art moderne, pour se terminer à Londres à la Tate Gallery. Dorothy C. Miller a sélectionné les 81 œuvres des 17 artistes. L’exposition est décrite comme l’ambassadrice des États-Unis à l’étranger et le directeur du Programme international Porter A. McCray vante l’émergence d’une peinture américaine « totalement nouvelle » et l’influence qu’elle exerce en Europe et d’autres parties du monde[22]. Après sa circulation, elle fait un retour triomphal à New York durant la période estivale, de mai à septembre 1959. Il s’agit de la première exposition à être présentée au MoMA après un voyage à l’étranger. L’adaptation de son titre The New American Painting as Shown in Eight European Countries, 1958-1959 visait, selon les échanges entre l’équipe qui travaillait à sa présentation new-yorkaise et Dorothy C. Miller, à mettre l’accent sur le succès de la tournée européenne[23].

Ce retour est à mettre en lien avec l’histoire des expositions du MoMA, remontant jusqu’à sa première année d’existence en 1929 avec la présentation de Paintings by Nineteen Living Americans. En plus d’être impliquée dans l’exportation des expositions du Programme International[24], Dorothy C. Miller a orchestré une série d’expositions dite « pionnière » sur la peinture et la sculpture américaines destinée au public états-unien. Circulant à travers le pays, ce programme national avait pour objectif de présenter des artistes émergents d’une « qualité exceptionnelle ». Dorothy C. Miller a piloté cette série, comprenant une dizaine  d’expositions, sur une période de vingt ans, de 1942 à 1963, en y appliquant le même modèle curatorial et muséographique : un titre qui fait ressortir l’identité nationale, un nombre limité d’artistes permettant la présentation d’une quantité considérable d’œuvres pour chacun et chacune[25], un parcours composé d’un enchaînement non chronologique de salles où chaque artiste est présenté individuellement, des œuvres accrochées à hauteur des yeux pour former une seule ligne sur des murs blancs. Instigatrice de ce type d’accrochage, Dorothy C. Miller parle de ce fait d’une « série de petites expositions individuelles dans le cadre d’une grande exposition », qui donne « une vision plus large et plus efficace des réalisations individuelles[26] ». Le plan de The New American Painting (Fig. 8) que nous avons reconstitué et la vue photographique de la salle consacrée à Barnett Newman (Fig. 9) donnent à voir comment ce modèle muséographique sert à mettre en valeur l’individualité et la liberté des artistes. Mais la neutralité de cet espace dissimule en réalité un projet politique, car le MoMA cherche à exporter le nouveau canon de l’art américain tout comme à légitimer son récit national sur son propre territoire. Doté d’un sens renouvelé, voire d’un pouvoir de persuasion dans le contexte de la Guerre froide, le « label » national trouve son lieu d’expression par excellence – et son appareil idéologique – dans la fiction du cube blanc[27].

Fig. 8 : Reconstitution schématique du plan d’exposition de The New American Painting à la Tate Gallery, Londres, 9 février 1959, à partir des documents d’archives conservés aux Museum of Modern Art Archives; NY. Collection : DCM. Series Folder : I.14.a. Conception : Louis-Charles Lasnier © Muséologie d’enquête, 2023
Fig. 9 : Vue de l’exposition The New American Painting as shown in 8 European Countries 1958-1959, 28 mai – 8 septembre 1959, The Museum of Modern Art, New York. Archives photographiques. The Museum of Modern Art Archives, New York. Photographie de Soichi Sunami. Crédit photo : Digital Image © The Museum of Modern Art / Licensed by SCALA / Art Resource, NY

En plus des échanges diplomatiques entre le directeur du Programme international et les directeurs des institutions européennes, le catalogue d’exposition adapte ce modèle et son projet politique. La section du catalogue du musée national d’Art moderne à Paris consacré à La nouvelle peinture américaine s’ouvre sur des citations d’artistes, suivies d’une courte présentation d’Alfred H. Barr Jr., qui insiste sur l’individualisme, l’« incroyable liberté » des artistes, la « diversité des peintures » malgré leur « appartenance » au mouvement de l’expressionnisme abstrait, pour se terminer sur des déclarations d’artistes. À la Tate Gallery de Londres ainsi qu’au palais des Beaux-arts de Bruxelles, les catalogues mettent encore plus en évidence la personnalité et le discours de l’artiste en consacrant une section où chaque artiste présente sa propre vision de l’art avec une large documentation des œuvres. Dorothy C. Miller reprendra ce format pour la version new-yorkaise du catalogue[28] en plus d’y insérer une nouvelle section intitulée As the Critics Saw it comprenant des extraits de la presse qui témoignent de l’accueil élogieux de la critique, comme si l’exposition revenait victorieuse de sa tournée européenne.

 

Cette section comprend également des vues d’exposition prises dans les musées européens. L’usage de la photographie est loin d’être un geste anodin que ce soit à l’intérieur du catalogue ou encore sur la carte géographique du monde placée à l’entrée des salles au MoMA (Fig. 10). La réutilisation des images de la circulation de The New American Painting et du Programme international montre au moins deux choses. Premièrement, la documentation des expositions n’est pas que destinée à des fins archivistiques pour préserver leur mémoire, mais dans une logique de propagande pour positionner stratégiquement le musée (et les États-Unis) sur la scène mondiale. Deuxièmement, la cartographie des expositions cherche à légitimer le canon de l’art américain sur son propre territoire en exhibant sa reconnaissance à l’échelle internationale. Disséminées sur une carte du monde, les photographies offrent le spectacle des territoires « conquis » par les expositions et deviennent emblématiques du rôle géoculturel que le MoMA entendait se donner. La présentation new-yorkaise de The New American Painting met ainsi en scène le « triomphe de la peinture américaine[29] » pour reprendre le titre du célèbre ouvrage d’Irving Sandler. Le directeur des arts du Arts Council of Great Britain avait déjà confirmé cette reconnaissance dans la préface du catalogue de la Tate Gallery, en affirmant que : « la peinture américaine a tellement captivé l’imagination des artistes européens que New York commence à être sérieusement considérée comme la future capitale artistique de l’hémisphère occidental[30] ». Et comme le soulignera plus tard Béatrice Joyeux-Prunel en citant l’ouvrage Comment New York vola l’idée d’art moderne (1983) de Serge Guilbaut, « l’avant-garde expressionniste abstraite, désormais assimilée à l’art américain par excellence, put se débarrasser du critère national pour se prétendre universelle[31] ».

Fig. 10 : Affichage mural didactique du Programme international du Museum of Modern Art, New York, présenté en collaboration avec The International Council Exhibition et placé à l’entrée de The New American Painting, as Shown in Eight European Countries, 28 mai – 8 septembre 1959 au Museum of Modern Art, New York. Crédit photo : Digital Image © The Museum of Modern Art / Licensed by SCALA / Art Resource, NY

Propagande bienveillante ou soft power ?

La cartographie des expositions frappe l’imaginaire par la vaste opération de propagande et de diplomatie culturelle qu’elle met en scène. Les premiers articles à dévoiler les ambitions géopolitiques du Programme international paraissent à la fin des années 1950 dans le New York Times[32], mais il faut attendre les années 1970 pour que les critiques d’art commencent à décortiquer les liens entre l’art moderne américain et la Guerre froide et à parler d’hégémonie culturelle. Le vocabulaire utilisé dans les articles parle de lui-même. Il y est question d’une « ère de la diplomatie culturelle », d’une « course aux expositions » comme s’il s’agissait d’une course à l’armement, du « triomphe » de la peinture américaine comme s’il s’agissait d’une victoire militaire, d’une « hégémonie culturelle », d’une domination, d’un impérialisme. Présenté comme l’antithèse du réalisme soviétique, l’art non figuratif aurait participé à une démonstration de la puissance états-unienne à travers le monde.

 Le critique d’art Max Kozloff est en quelque sorte le lanceur d’alerte. Dans son article « American Painting During the Cold War[33] » (1973) dans Artforum, il suggère que l’art moderne américain, et plus particulièrement l’expressionnisme abstrait, s’avère une forme de « propagande bienveillante » en phase avec l’idéologie politique du gouvernement durant la Guerre froide. Il s’intéresse au déplacement de la capitale occidentale de l’art de l’Europe vers les États-Unis ou de Paris vers New York en expliquant qu’il « a coïncidé avec la reconnaissance du fait que les États-Unis étaient le pays le plus puissant du monde[34] ». Pour lui, l’affirmation d’un art américain qui s’élève au-dessus de tout autre art à travers le monde met en valeur les normes et les mœurs les plus reconnaissables des États-Unis : la liberté de créer, la neutralité et la démocratie. C’est la première fois que le pays se trouve en position d’imposer un « leadership » et une « domination culturelle ».

L’année suivante, dans « Abstract Expressionism, Weapon of the Cold War » (1974), Eva Cockcroft affirme que la « relation politique entre l’expressionnisme abstrait et la Guerre froide est clairement évidente dans le Programme international du MoMA[35] » et met au jour les corrélations avec les activités de la CIA. Eva Cockcroft voit dans la rhétorique américaine de la Guerre froide et l’art américain une entreprise commune et sciemment orchestrée. En s’appuyant sur les articles du New York Times, elle nomme quelques-uns des protagonistes et étudie leurs implications dans des activités artistiques et politiques ainsi que leurs rôles stratégiques au sein du MoMA et de la CIA : la famille Rockefeller et particulièrement Nelson Rockefeller, John Hay Whitney, René d’Harnoncourt, Porter A. McCray, Thomas W. Braden, Alfred H. Barr, Jr. et, pourrions-nous ajouter, Dorothy C. Miller. Nous avons identifié ces acteurs dans la documentation photographique des trois expositions que nous venons d’examiner. Surtout réalisés lors des inaugurations, les reportages photographiques ont été commandés par l’ambassade des États-Unis à Paris et le MoMA[36]. Celui de 1953 est particulièrement significatif puisqu’il a été effectué par l’United-States Information Service (USIS), une agence de renseignement qui relevait du Conseil de sécurité national (United-States Security Council) et avait pour mission d’accroître l’influence des États-Unis à l’étranger et, plus particulièrement, dans les milieux culturels. L’USIS travaillait conjointement avec la CIA.

La gouvernance du MoMA croise de la sorte les intérêts de la CIA, et de façon encore plus souterraine, la politique extérieure des États-Unis. Le Programme international met en évidence la relation qui existe entre la circulation sans précédent des expositions, la Guerre froide et le rôle du MoMA. Eva Cockcroft n’hésite pas à dire que la CIA menait une telle « offensive » culturelle dans le but d’influencer la communauté intellectuelle étrangère et de présenter une image de propagande forte des États-Unis comme une société libre par opposition au Bloc communiste. Les artistes deviennent ainsi des « armes de propagande » pour démontrer les vertus de la « liberté d’expression » dans une « société ouverte et libre ». Eva Cockcroft souligne également que les programmes d’exportation de la culture ciblent des régions vitales sur le plan politique et économique : l’Amérique du Sud depuis la Seconde Guerre mondiale, l’Europe immédiatement après, la majeure partie du monde pendant les années 1950 et, enfin, l’Asie au début de 1960. L’usage des expositions à des fins géopolitiques ne semble plus faire aucun doute.

The Responsive Eye : rupture ou alternative ?

Ce détour dans l’histoire du MoMA était essentiel pour donner une idée de la circulation des expositions durant cette décennie de la Guerre froide. Comment The Responsive Eye vient-elle s’inscrire sur la nouvelle carte géopolitique ? Le fait que cette exposition d’envergure internationale incluant 99 artistes issues de 18 pays soit programmée juste après la série d’expositions nationales mérite d’être interrogé. Existe-t-il un lien entre The Responsive Eye et la politique expansionniste des États-Unis ? L’exposition reflète-t-elle le succès des objectifs du Programme international ou, au contraire, est-elle l’agente d’une nouvelle stratégie globale ?

Bien que le commissaire William C. Seitz soit reconnu comme un historien de l’art fervent défenseur de l’expressionnisme abstrait américain, The Responsive Eye marque une rupture par rapport au modèle d’exposition développé par Dorothy C. Miller. Il n’est plus question d’art moderne, mais d’art contemporain, la glorification d’un art typiquement américain est remplacée par une tendance internationale de l’art, l’expressionnisme abstrait par un art anti-expressif et géométrique, l’individualité de l’artiste par la réponse du spectateur. William C. Seitz énonce clairement cette position dans son texte au catalogue : « Les œuvres variées réunies ici en raison d’une similitude historique mettent en relation des moyens, des matériaux et des objectifs tout à fait différents. […] Il ne sera pas fait référence à des appartenances nationales, idéologiques ou de groupe[37] ».

Le MoMA annonce la présentation de l’exposition dès 1962[38]. Elle ouvre après deux ans et demi de préparation. Pour sélectionner les œuvres, William C. Seitz a parcouru plusieurs villes principalement européennes entre janvier et juillet 1964 : Tel-Aviv, Paris, Bruxelles, Anvers, Amsterdam, Copenhague, possiblement Stockholm, Hambourg, Berlin, Düsseldorf, Cologne, Ulm, Munich, Milan, Padoue, Zagreb, Berne, Bâle, Zurich, Londres puis Montréal[39]. La sélection internationale est à mettre en lien avec une série d’expositions sur l’art optique et l’art cinétique présentées au cours de cette période[40] : Nouvelles Tendances à Zagreb en 1961 et 1963, considérées comme marquant l’origine d’un mouvement international se développant en marge de la scène européenne ; Bewogen Beweging [Mouvement émouvant] conçue par Willem Sandberg au Stedelijk Museum à Amsterdam et Pontus Hulten au Moderna Museum de Stockholm en 1961, considérée comme la première exposition consacrant la tendance de l’art cinétique et optique à l’échelle internationale ;  Propositions visuelles du mouvement international Nouvelle Tendance au musée des Arts décoratifs à Paris en 1964 ; Licht und bewegung [Lumière et mouvement] sous la direction d’Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne en 1965 ; et enfin, Lumière et mouvement : art cinétique à Paris, organisée par Frank Popper au musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 1967. Certains partis pris curatoriaux quant au caractère international sont à souligner. L’exposition au musée d’Art moderne de la ville Paris regroupe 110 œuvres de 52 artistes de 11 pays, mais tous vivants à Paris, alors qu’à la Kunsthalle de Berne, Harald Szeemann réunit 175 œuvres de 57 artistes de 17 pays couvrant un plus large spectre historique et plusieurs artistes vivants dans les pays germaniques. Les listes d’artistes et de collectifs se recoupent d’une exposition à l’autre et un nombre important se retrouve dans la sélection de William C. Seitz. La présentation new-yorkaise couvre toutefois un territoire géographique plus vaste en ajoutant des artistes vivants aux États-Unis, au Canada et en Asie. The Responsive Eye met aussi de l’avant une nouvelle génération d’artistes ayant pour la plupart entre 25 et 35 ans, et dont la majorité expose pour la première fois aux États-Unis.

En attirant l’attention sur la « réponse oculaire » William C. Seitz propose une interprétation plus large de l’art optique pour l’ouvrir sur la science et les nouvelles théories de la perception et place cette « nouvelle tendance » dans une filiation historique à la suite de l’impressionnisme, du futurisme, du constructivisme et, plus généralement, de l’abstraction géométrique[41]. Cette perspective l’autorise à élargir le corpus d’artistes jusqu’à inclure des peintres comme Kenneth Noland, Ad Reinhardt, Ellsworth Kelly, Morris Louis ou même Agnes Martin qui ne se voyaient pas nécessairement dans la mouvance de l’art optique et encore moins de l’Op art. Cet effort de théorisation pour situer les artistes dans une histoire positiviste et autonome a de plus contribué à oblitérer les aspects politiques d’un art qui s’est développé en grande partie collectivement, avec Nouvelle Tendance à Zagreb, Gruppo N en Italie ou Equipo 57 en Espagne, et qui se voulait anti-subjectif et anti-individualiste. Comme Ljilana Kolesnik l’écrit, The Responsive Eye « […] a réussi à neutraliser la charpente idéologique du mouvement et à mettre sur un pied d’égalité les recherches optiques des artistes européens motivées par des considérations idéologiques et sociales[42] ».

La rupture avec le modèle national transparaît également dans le mode d’accrochage. Exposer une centaine d’œuvres dans les salles du MoMA devait représenter un défi considérable. À quelques rares exceptions, dont les deux références historiques, Josef Albers et Victor Vasarely, William C. Seitz a sélectionné une seule œuvre par artiste. La mise en espace a été pensée pour mettre en valeur non pas la nationalité ou l’individualité de l’artiste, mais au contraire une grande quantité d’œuvres contemporaines afin de montrer la mouvance internationale de l’art optique. Le plan des salles que nous avons reconstitué (Fig. 11) montre bien comment l’organisation du parcours a été réfléchie. Il n’y a pas d’ordre chronologique. Les salles s’enchaînent les unes après les autres en proposant des regroupements de plusieurs œuvres en fonction de leur forme, leur format et leurs effets optiques. L’accrochage parfois serré sollicite la perception et les rapprochements entre les œuvres favorisent des associations et des comparaisons. Quoique les vues d’exposition de Georges Cserna annihilent les effets optiques et renforcent par la photographie l’espace du cube blanc, comme nous l’avons vu, certaines images montrent que l’architecture crée des ouvertures et des perspectives permettant d’apercevoir une organisation labyrinthique où plusieurs œuvres se donnent à voir en même temps. La mise en espace incite ainsi à regarder les œuvres non pas individuellement, mais comme (faisant partie d’) un ensemble.

Fig. 11 : Reconstitution schématique du plan de l’exposition de The Responsive Eye avec la liste des artistes pour chacune des salles à partir de documents provenant de Museum of Modern Art Archives, NY. Collection : MoMA Exhs. 757.39. Conception : Louis-Charles Lasnier © Muséologie d’enquête, 2023

Pourquoi une exposition d’art optique aux États-Unis ? Comment The Responsive Eye s’inscrit-elle dans la suite logique des expositions de l’institution ? En cartographiant la liste des artistes et des œuvres (Fig. 12), nous avons observé que leurs provenances reflètent assez fidèlement la nouvelle carte géopolitique que le conflit de la Guerre froide est en train de dessiner et que l’Occident met en récit : la division Est/Ouest, les rapports de force entre les pays, les relations asymétriques. Puis, en comparant les pays visités par les expositions du Programme international après la Seconde Guerre mondiale, nous avons remarqué que les pays d’où proviennent les artistes de The Responsive Eye, outre le Canada et les États-Unis, sont sensiblement les mêmes. Sans vouloir faire un lien trop rapide entre l’influence qu’aurait pu avoir le MoMA sur l’internationalisation des principes du modernisme dans les années 1950 et 1960, exposer les œuvres d’artistes issu.es de pays alliés des États-Unis dans le conflit Est/Ouest ou de pays dits « non-alignés » ne peut pas être dû qu’à l’effet du hasard. Les œuvres semblent circuler dans un réseau correspondant au système géopolitique que le conflit de la Guerre froide est en train de dessiner. En effet, les 18 pays donnent à voir la division entre les blocs de l’Ouest et de l’Est et pointent en direction des lieux stratégiques où les États-Unis cherchaient à exercer une influence politique et économique : le Canada, un de ses alliés indéfectibles, les principaux pays européens jusqu’en Yougoslavie et, de l’autre côté du rideau de fer, la Pologne où les artistes jouissaient d’une liberté d’expression malgré l’influence soviétique, ainsi que l’Amérique du Sud et l’Asie, qui représentent des marchés émergents. Une comparaison entre les lieux de naissance des artistes et leur lieu de résidence au moment de leur participation à de The Responsive Eye montre également que plusieurs ont migré de l’Est vers l’Ouest ainsi que vers les grandes capitales de l’art, Paris et New York.

Fig. 12 : Cartographie des pays et des villes d’origine des artistes de The Responsive Eye selon leur lieu de naissance et cartographie des pays et des villes où vivaient les artistes en 1965. Conception : Hend Ben Salah © Muséologie d’enquête, 2023

De plus, The Responsive Eye n’était pas destinée qu’au public états-unien. Le MoMA a produit et acheminé onze communiqués de presse aux réseaux de communication d’autant de pays d’où proviennent les artistes. Ainsi, le communiqué consacré au Japon présente les deux artistes Larry Poons (né à Tokyo et vivant à New York) et Tadasuke Kuwayama ; celui du Canada, les artistes Agnes Martin (née à Maklin en Saskatchewan et vivant à New York), Guido Molinari et Claude Tousignant (originaires de Montréal), et ainsi de suite pour l’Autriche, la Grèce, la Belgique, les Pays-Bas, l’Espagne, l’Allemagne, la Pologne, la Yougoslavie et les pays d’Amérique du Sud incluant le Venezuela, l’Argentine et le Brésil. Le MoMA tire ainsi profit de la nationalité des artistes pour étendre son influence en s’assurant d’une couverture médiatique à la fois locale et internationale sur une exposition qui a lieu cette fois sur son territoire.

Notre enquête s’est finalement concentrée sur le destin des œuvres après leur présentation dans The Responsive Eye. Où pouvaient-elles se trouver aujourd’hui ? Sont-elles retournées dans leur pays d’origine ou sont-elles restées aux États-Unis ? Ont-elles été acquises par le MoMA ou d’autres collections muséales ou privées ? Était-il même possible de les localiser après toutes ces années alors que la majorité des jeunes artistes de l’époque sont devenu.e.s des références historiques ? Même si seulement la moitié a pu être retracée après une investigation de plusieurs mois, les résultats sont significatifs. Sur les 54 œuvres retrouvées, 41 sont demeurées aux États-Unis, dont 18 figurent dans la collection du MoMA. Si plusieurs sont sorties des circuits nous permettant de les localiser, la recherche nous a conduits sur des pistes insoupçonnées jusque dans les bureaux de la CIA. Acquise lors de sa présentation dans The Responsive Eye par le collectionneur Vincent Metzel, Black Rythm (1964) de Gene Davis a été déplacée à la CIA en 1967 avec d’autres œuvres de la Washington Color School lui appartenant. Selon le site web de l’Agence, elle serait toujours accrochée sur les murs du quartier général à Langley en Virginie[43]. Nous avons cherché à savoir pourquoi et dans quelle circonstance la CIA avait pu développer un intérêt pour des œuvres d’art aux effets optiques. L’histoire ne le dit pas, mais elle ne s’arrête pas là pour autant. Car, en 1988, pour des raisons qui restent tout aussi inexpliquées, le collectionneur a fait don à la CIA de 29 peintures de plusieurs artistes associés à l’expressionnisme abstrait, comme Willem de Kooning, Franz Kline et Clifford Still, ayant participé aux expositions du Programme international dans les années 1950.

The Responsive Eye marquerait-elle une sortie de la Guerre froide[44] ou plutôt une alternative ? Serait-elle à l’origine d’une stratégie muséale à l’échelle globale ? Est-ce la fin d’une hégémonie ? Pour répondre à ces questions, il faudrait percer la « culture du secret[45] » qui a tendance à invisibiliser, voire à effacer les traces que pourraient laisser les aspects politiques des expositions. Muséologie d’enquête entreprend de révéler ces structures souterraines en suivant le déplacement des œuvres d’art à travers l’histoire de leurs expositions. Pour conclure cette investigation, il apparaît que malgré une rupture discursive, il plane toujours une aura de Guerre froide sur The Responsive Eye. Le destin des œuvres, qui nous a conduits jusqu’à la CIA, introduit un argument de plus pour démontrer le rôle stratégique d’une institution comme le MoMA, mais surtout pour donner une idée de la mobilité des œuvres et de la circulation à grande échelle des expositions. L’étude comparative des approches curatoriales, la visualisation de cartographies pour faire apparaître la trajectoire des œuvres, des artistes et des expositions, la reconstitution des plans des salles et l’analyse des listes d’artistes et des œuvres brossent un portrait assez percutant de la stratégie géoculturelle du MoMA au plus fort de la Guerre froide. The Responsive Eye pose en ce sens une sorte de limite à partir de laquelle on peut observer que les stratégies institutionnelles et politiques se déplacent, se transforment, s’adaptent à l’espace d’exposition, et inversement : d’une vision unilatérale qui impose la puissance de son canon sur le monde vers un soft power qui mise davantage sur une intensification des échanges dans un système géopolitique plus complexe.

 

Notes

* Toutes les URL ont été consultées en janvier 2024.

[1] L’œil attentif présentait la reconstitution d’un fragment de The Responsive Eye et une importante documentation sur la circulation des œuvres d’art durant la Guerre froide. Je voudrais souligner la contribution de Louis-Charles Lasnier, Hend Ben Salah, Lisa Bouraly, Marian Gates, Anne-Sophie Miclo et Monika Wright. Voir, en ligne : https://fondationguidomolinari.org/loeil-attentif/.

[2] « Muséologie d’enquête » est financé par le conseil de Recherche en Sciences Humaines du Canada (CRSH).

[3] MoMA : Exhibition History, en ligne : https://www.moma.org/calendar/exhibitions/2914.

[4] Parcollet R., Szacka L.-C., « Histoire des expositions du Centre Pompidou : réflexions sur la constitution d’un catalogue raisonné », Marges. Revue d’art contemporain, n° 15, 2012, p. 107-127 ; Parcollet R., Szacka L.-C., « Écrire l’histoire des expositions : réflexions sur la constitution d’un catalogue raisonné d’expositions », Culture & Musées, n° 22, 2013, p. 137-162. 

[5] Voir Elligott M., Bee Schoenholz H. (éd.), Art in Our Time: A Chronicle of the Museum of Modern Art, New York, Museum of Modern Art, 2004.

[6] MoMA : Exhibition History, en ligne :  https://www.moma.org/calendar/exhibitions/history/.

[7] Staniszewski M. A., The Power of Display. A History of Exhibition Installations at the Museum of Modern Art, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1998.

[8] L’article est republié dans O’Doherty B., White Cube : l’espace de la galerie et son idéologie, Dijon, Les Presses du réel, 2008.

[9] Filipovic E., « The Global White Cube », OnCurating.org, n° 22 : Politics of Display, April 2014, p. 45-63.

[10] O’Doherty B., White Cube : l’espace de la galerie et son idéologie, Dijon, Les Presses du réel, 2008, p. 8.

[11] Brian De Palma, The Responsive Eye, court métrage en noir et blanc, 16 mm, 46 min, produit par Midge Mackenzie, Zodiac Associates, 1966.

[12] O’Doherty B., White Cube : l’espace de la galerie et son idéologie, Dijon, Les Presses du réel, 2008, p. 36-37.

[13] Ibid., p. 11.

[14] Filipovic E., « The Global White Cube », OnCurating.org, n° 22 : Politics of Display, April 2014, p. 45-63.

[15] Voir le chapitre « The Exhibitionary Complex », dans Bennett T., The Birth of the Museum. History, Theory, Politics, New York, Routledge, 1995.

[16] Les études qui ont décortiqué les liens étroits entre l’expressionnisme abstrait et la propagande dans le contexte de la Guerre froide sont relativement nombreuses. Je cite ici les analyses qui, dans le cadre de notre enquête, ouvrent sur des perspectives géoculturelles et permettent de saisir les enjeux de la circulation des expositions. Guilbaut S., Comment New York vola l’idée d’art moderne : expressionnisme abstrait, liberté et Guerre froide, Paris, Hachette littératures, 2006 (1983) ; Franke A., Ghouse N., Guevara P., Majaca A. (dir.), Parapolitics: Cultural Freedom and the Cold War, Berlin, Haus der Kulturen der Welt, 2021 ; Bazin J., Dubourg Glatigny P., Piotrowski P. (dir.), Art beyond Borders. Artistic Exchange in Communist Europe (1945-1989), Budapest ; New York, Central European University Press, 2016 ; Joyeux-Prunel B., Naissance de l’art contemporain (1945-1970). Une histoire mondiale, Paris, CNRS Éd., 2021.

[17] En 1952, le MoMA reçoit un important financement du Rockefeller Brothers’ Fund grâce auquel il fonde l’International Program of the Museum of Modern Art, puis en 1956, l’International Council of the Museum of Modern Art. Voir : Cockcroft E., « Abstract Expressionism, Weapon of the Cold War », Artforum, 1974, p. 39-41, également en ligne : https://www.artforum.com/print/197406/abstract-expressionism-weapon-of-the-cold-war-38017 ; Saunders F. S., Who Paid the Piper? The CIA and the Cultural Cold War, Londres, Granta Books, 1999.

[18] Cassou J., « Douze artistes américains », 12 peintres et sculpteurs américains contemporains, cat. exp., Paris, Musée national d’Art moderne, 1953, [n.p.].

[19] Carnduff Ritchie A., « Introduction », 12 peintres et sculpteurs américains contemporains, cat. exp., Paris, Musée national d’Art moderne, 1953, [n.p.].

[20] 50 ans d’art aux États-Unis. Collections du Museum of Modern Art de New York, cat. exp., Paris, Musée national d’Art moderne, 1955.

[21] Le Programme international du MoMA coordonne et défraie la majeure partie des coûts de la tournée européenne des expositions. Correspondance de Jean Cassou avec Porter A. McCray datée du 14 février 1958. Archives nationales (Paris) : direction des musées de France, 20144707/198, série 2HH64 et 20144707/203, série 2HH64.

[22] Voir le communiqué de presse de l’exposition The New American Painting (1958-1959) en ligne sur le site du MoMA : https://www.moma.org/documents/moma_press-release_326152.pdf?_ga=2.121296203.297958640.1675092269-433980432.1675092269.

[23] Notes de travail et échanges entre les équipes et Dorothy C. Miller. Museum of Modern Art Archives ; NY. Collection: DCM. Series Folder: I.14.a

[24] L’ampleur de ces manifestations reste sans précédent même si le MoMA n’est pas le seul musée à exploiter ce type d’exposition nationale. Comme le souligne Ljilana Kolesnik, cette circulation des œuvres devient une pratique culturelle courante dans le contexte de la Guerre froide. Kolesnik L., « Zagreb as the Location of the “New Tendencies” International Art Movement (1961-1973) », Ibid., p. 312-313. Voir également Franke A., Ghouse N., Guevara P., Majaca A. (dir.), Parapolitics: Cultural Freedom and the Cold War, Berlin, Haus der Kulturen der Welt, 2021 ; Bazin J., Dubourg Glatigny P., Piotrowski P. (dir.), Art beyond Borders. Artistic Exchange in Communist Europe (1945-1989), Budapest ; New York, Central European University Press, 2016.

[25] Ce récit national est emblématique de la disparité des genres. Grace Hartigan est la seule femme à participer aux expositions.

[26] Sixteen Americans, cat. exp., New York, Museum of Modern Art, 1959, [n.p.] : « […] a series of small one-man shows within the framework of a large exhibition [that gives…] a broader and more effective view of individual achievement ».

[27] Voir Guevara P., « Exhibition as Medium for Geopolitical Operations Digging Up the Exhibitions of the Congress for Cultural Freedom », Franke A., Ghouse N., Guevara P., Majaca A. (dir.), Parapolitics: Cultural Freedom and the Cold War, Budapest ; New York, Central European University Press, 2021, p. 295-330.

[28] Museum of Modern Art Archives ; NY. Collection: DCM. Series Folder: I.14.a

[29] Sandler I., The Triumph of American Painting: A History of Abstract Expressionism, New York, Praeger, 1970.

[30] White G., « Foreword », The New American Painting, cat. exp., Londres, Tate Gallery, 1959, p. 6 : « American painting has captured the imagination of European artists to such an extent that New York has begun to be seriously regarded as the future artistic capital of the Western Hemisphere ».

[31] Joyeux-Prunel B., Naissance de l’art contemporain (1945-1970). Une histoire mondiale, Paris, CNRS Éd., 2021, p. 162.

[32] « Exhibits Ban Works of Accused », The New York Times, 28 juin 1956 ; « To Help Our Art. Council Will Circulate Exhibitions Abroad », The New York Times, 30 décembre 1956 ; « Whitney Trust Got Aid », The New York Times, 25 février 1967.

[33] Kozloff M., « American Painting During the Cold War », Artforum, 1973, p. 43-54, également en ligne : https://www.artforum.com/print/197305/american-painting-during-the-cold-war-37413.

[34] Ibid. : « [it] coincided with the recognition that the United States was the most powerful country in the world ».

[35] Cockcroft E., « Abstract Expressionism, Weapon of the Cold War », Artforum, 1974, p. 39-41, également en ligne : https://www.artforum.com/print/197406/abstract-expressionism-weapon-of-the-cold-war-38017 : « The political relationship between Abstract Expressionism and the cold war can be clearly perceived through the international programs of MoMA ».

[36] Reportages photographiques sur les expositions du MNAM. Année 1953. MUS 195301 Douze peintres et sculpteurs américains contemporains – Exposition au palais de Tokyo (24 avril – 7 juin 1953) : inauguration de l’exposition [30 vues]. Photographe : Service américain d’information (USIS). Année 1955. MUS 195501 Cinquante ans d’art aux États-Unis – Exposition au palais de Tokyo, Musée national d’Art moderne (avril – mai 1955). MUS 195501.1-15 : inauguration de l’exposition [15 vues] et MUS 195501.16-40 : vues de salles [15 vues]. Photographe non identifié.

[37] The Responsive Eye, cat. exp., New York, Museum of Modern Art, 1965, p. 9 : « The varied works brought together here because of an historically significant similarity relate quite different means, materials, and aims. […] No reference will be made to national, ideological or group alignments ».

[38] MoMA : Exhibition History, en ligne : https://www.moma.org/calendar/exhibitions/2914.

[39] The Museum of Modern Art Archives, NY. Collection: MoMA Exhs. 757.39.

[40] Voir Dynamo. Un siècle de lumière et de mouvement dans l’art (1913-2013), cat. exp., Paris, Réunion des musées nationaux – Grand Palais, 2013, p. 294-340.

[41] The Responsive Eye, cat. exp., New York, Museum of Modern Art, 1965.

[42] Kolesnik L., « Zagreb as the Location of “New Tendencies” International Art Movement (1961-1973) », Bazin J., Dubourg Glatigny P., Piotrowski P. (dir.), Art Beyond Borders. Artistic Exchange in Communist Europe (1945-1989), Budapest ; New York, Central European University Press, 2016, p. 318.

[43] Voir la notice de l’œuvre de Gene Davies sur le site de la CIA : https://www.cia.gov/legacy/museum/artifact/black-rhythm/.

[44] Voir Joyeux-Prunel B., Naissance de l’art contemporain (1945-1970). Une histoire mondiale, Paris, CNRS Éd., 2021, p. 433 et suivantes.

[45] J’emprunte cette expression à Yaël Kreplak dans « La vie secrète des œuvres ? Une lecture de la section confidentielle des dossiers d’œuvres d’art contemporain au musée », Genèses, n° 126, 2022, p. 56-79, également en ligne : https://www.cairn.info/revue-geneses-2022-1-page-56.htm.

Pour citer cet article : Marie Fraser, "Muséologie d’enquête : The Responsive Eye et la circulation des expositions durant la Guerre froide (1950-1965)", exPosition, 2 juin 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles10/fraser-museologie-enquete-responsive-eye/%20. Consulté le 15 juin 2025.

Introduction

par Pierre-Vincent Fortunier et Sophie Montel

 

Pierre-Vincent Fortunier est muséographe et scénographe au sein de l’agence stéphanoise Le Muséophone. Il conçoit des expositions sur des thématiques historiques et sociétales. Il s’intéresse plus particulièrement aux nouvelles formes de médiation et d’écritures muséographiques. Il réalise des missions de conception, conseil et maîtrise d’œuvre dans le cadre de création ou modernisation de musées. Il conçoit également des scénographies, comme récemment celle de l’exposition EPIDEMIES au Musée des Confluences, à Lyon.

Sophie Montel est maîtresse de conférences à l’université de Franche-Comté, où elle enseigne l’art et l’archéologie du monde grec à Besançon. Spécialiste de la sculpture grecque et de ses modalités d’exposition, elle étudie également les collections de moulages ou tirages en plâtre, éléments du patrimoine scientifique comme de l’histoire de l’enseignement des arts et de l’archéologie. Ses champs de recherche l’ont amenée à questionner l’exposition sur le temps long ; elle assure par ailleurs le commissariat d’expositions lui permettant de valoriser les résultats de ses recherches.

 

Comme bien d’autres, les structures culturelles s’emparent de la question écologique et revoient leur mode de fonctionnement à l’aune des enjeux du développement durable. Ce numéro de la revue exPosition vous propose plusieurs points de vue sur cette question qui n’a pas encore de véritable vitrine.

Outre-Atlantique, après une première édition sur l’éco-responsabilité en 2012, la Société des musées du Québec a récemment publié un guide de bonnes pratiques (Musées et transition écologique. Bonnes pratiques muséales, 2024) que l’ICOM propose sur son site Internet.

L’ICOM a également mis en place SUSTAIN, un comité international sur les musées et le développement durable, qui prend la suite d’un Groupe de travail sur la durabilité (WGS) actif de 2018 à 2023 : « L’objectif de SUSTAIN est d’offrir aux membres de l’ICOM une tribune et une plateforme accessible où ils peuvent influencer l’orientation future de l’organisation dans tous les domaines liés à la durabilité et à la lutte contre le changement climatique. »

En France, le numéro 146 de la revue Culture et recherche du Ministère de la Culture (printemps-été 2024) a proposé au printemps un dossier d’une douzaine de pages sur la nécessité d’inscrire l’écologie comme politique publique de la recherche culturelle.

Le musée de Lille, présent dans ce numéro à travers l’article « Écoconcevoir au Palais des Beaux-Arts de Lille : de l’expérimentation à la structuration », est engagé depuis longtemps en faveur du développement durable ; il a également édité un Guide pratique d’écoconception construit autour deExpérience Goya, exposition présentée du 15 octobre 2021 au 14 février 2022.

L’édition 2023 des Rencontres des musées de France, organisée le 5 décembre 2023 au musée d’Orsay par le service des musées de France du ministère de la Culture, avait précisément pour thématique la transition écologique ; à cette occasion, le Ministère a présenté son Guide d’orientation et d’inspiration pour la transition écologique de la culture. On peut également signaler, sur un autre registre, la parution de l’ouvrage de Grégory Quenet (historien de l’environnement, professeur en histoire moderne à l’Université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines), L’écologie des musées. Un après-midi au Louvre (Éditions Macula, 2024), une lecture inspirante qui fait résonner autrement les enjeux communs de l’écologie.

En avril 2024, la fédération des Concepteurs d’Expositions XPO, regroupant l’ensemble des acteurs de l’écosystème, qu’ils soient muséographes, scénographes, manipeurs, agenceurs, concepteurs lumière, audiovisuels, multimédias… publie un « manifeste de l’écoconception des expositions permanentes et temporaires ». Ce manifeste regroupe une cinquantaine de propositions qui sont autant de pistes de réflexions et d’actions pour agir vers une exposition, plus propre, plus respectueuse, plus engagée aussi. Il montre la multiplicité des champs d’intervention possibles pour une exposition plus écoresponsable, tout en prévenant que cette énumération de propositions n’est pas exhaustive. Le champ de l’éco-responsabilité est un domaine à inventer, collectivement, en permanence, dont les actions sont à tester, à éprouver, à re-questionner, à faire évoluer. Les articles du présent numéro témoignent de cette diversité et de possibles à expérimenter.

Nous ne sommes pas les premiers, comme le montre ce rapide état de l’art, mais nous avions à cœur d’ouvrir les lignes de notre revue à ces enjeux.

Présentation des articles du numéro

Dans sa contribution que nous avons choisi de placer en tête du sommaire de ce numéro, Céline Schall (« L’écoresponsabilité des expositions : au-delà des mesures techniques, une révolution axiologique ») recense les domaines d’ajustements possibles et les changements structurels qu’il nous faut sans doute envisager pour des expositions plus conformes aux enjeux socio-écologiques. Anaïs Raynaud et Marjolaine Schuch (« Quitter la neutralité pour mieux l’atteindre ? ») présentent le travail réalisé par les équipes du musée national des Arts et Métiers pour préparer l’exposition Empreinte carbone, l’expo ! qui a ouvert ses portes le 16 octobre dernier. Des mesures concrètes sont présentées par Tony Fouyer qui traite dans un premier article (« L’exposition en réseau. Une solution éco-responsable à développer ? ») des possibilités permises par les expositions qui circulent d’un lieu à l’autre et sont conçues pour être partagées, un modèle expérimenté depuis longtemps par certains musées engagés ; on pense par exemple au Musée royal de Mariemont. Mélanie Esteves et Christelle Faure (« Écoconcevoir au Palais des Beaux-Arts de Lille : de l’expérimentation à la structuration ») reviennent sur les manifestations qui leur ont permis d’expérimenter l’écoconception des expositions et sur les leçons que l’on peut en tirer. C’est également un retour d’expérience que nous proposent Isabelle Lainé et Tony Fouyer (« Réemployer les matériaux et le mobilier scénographique. Du musée du quai Branly – Jacques Chirac au musée municipal de Bourbonne-les-Bains »). Enfin, le dernier texte, de Benjamin Arnault (« Notes sur les apports écologiques d’œuvres allographiques ») aborde la manière dont les artistes et les historiens de l’art traitent de l’éco-conception et de la neutralité des œuvres allographiques, qu’il faut sans doute nuancer si on considère l’empreinte carbone du stockage des données numériques.

Les questions de scénographie et de réemplois sont au cœur de notre numéro ; le souhait de Caroline Schall, qui appelle les structures à envisager la coprogrammation, trouve un écho intéressant dans le retour d’expérience de Tony Fouyer. Il reste encore beaucoup à dire sur quelques-uns des freins subis par les institutions culturelles : par exemple sur le vieillissement du parc immobilier qui les abrite, faisant des lieux culturels de véritables passoires thermiques ou sur la question des conditions de transport des œuvres qui nécessitent parfois des caisses faites ad-hoc pour une œuvre, conditionnement non réemployable et non stocké pour un éventuel nouveau déplacement de la même œuvre ; sur cette thématique, nous renvoyons au Guide de l’écoconditionnement des œuvres, un document élaboré entre mai 2023 et juin 2024 par le groupe de recherche-action dédié au sein de l’Augures Lab Scénogrrrraphie. Des ressources précieuses, à partager.

Nous espérons que vous sortirez grandis après la lecture de ces articles !

Pour citer cet article : Pierre-Vincent Fortunier et Sophie Montel, "Introduction", exPosition, 9 décembre 2024, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles9/fortunier-montel-introduction/%20. Consulté le 15 juin 2025.

9/2024 – L’éco-responsabilité dans les pratiques d’exposition – Varia

 

L’éco-responsabilité dans les pratiques d’exposition (dossier dirigé par Pierre-Vincent Fortunier et Sophie Montel)

– Pierre-Vincent Fortunier et Sophie Montel, Introduction

– Céline Schall, L’écoresponsabilité des expositions : au-delà des mesures techniques, une révolution axiologique

– Anaïs Raynaud et Marjolaine Schuch, Quitter la neutralité pour mieux l’atteindre ? L’exemple de l’exposition Empreinte carbone, l’expo ! au musée des Arts et Métiers (Paris, 2024-2025)

– Tony Fouyer, L’exposition en réseau. Une solution éco-responsable à développer ?

– Mélanie Esteves et Christelle Faure, Écoconcevoir au palais des Beaux-Arts de Lille : de l’expérimentation à la structuration d’une démarche opérationnelle

– Tony Fouyer et Isabelle Lainé, Réemployer les matériaux et le mobilier scénographique. Du musée du quai Branly – Jacques Chirac au musée municipal de Bourbonne-les-Bains

– Benjamin Arnault, Notes sur les apports écologiques d’œuvres allographiques

 

Varia

– Yoshiko Suto et Frédéric Weigel, L’histoire mouvementée du Palais des paris (Gunma, Japon). Un entretien mené par Caroline Tron-Carroz

 

Réemployer les matériaux et le mobilier scénographique. Du musée du quai Branly – Jacques Chirac au musée municipal de Bourbonne-les-Bains

par Tony Fouyer et Isabelle Lainé

 

— Docteur en archéologie et chercheur associé à l’UMR 6298 ARTEHIS, Tony Fouyer dirige actuellement le musée et parc Buffon de Montbard. Déjà auteur de plusieurs articles portant sur l’archéologie classique et sur l’histoire des collections, il porte un intérêt particulier pour les nouveaux dispositifs qui permettent aux institutions patrimoniales de réduire leur impact écologique.

Depuis 2019, Isabelle Lainé est Responsable des expositions au musée du quai Branly – Jacques Chirac. À la tête d’une équipe de 12 personnes, elle dirige la production des expositions temporaires du musée, alliant expertise muséographique et gestion d’équipe. Auparavant, elle a travaillé à la Réunion des musées nationaux, au Musée des Monuments Français (aujourd’hui la Cité de l’architecture et du patrimoine), puis à la Cité de la musique – Philharmonie de Paris. Elle a piloté la réalisation d’une trentaine d’expositions dans les espaces du musée de la Musique et contribué à la définition du programme muséographique de la nouvelle salle d’exposition inaugurée en 2015 au sein de la Philharmonie de Paris. Elle y a supervisé la conception et la mise en œuvre des expositions jusqu’en 2018.

 

Échange effectué en juin 2023

L’entretien que nous vous proposons a pour objectif de mettre en lumière les efforts réalisés par les musées pour réduire leur empreinte carbone – en même temps que leurs dépenses. Notre rencontre avec madame Lainé, responsable de production des expositions temporaires au musée du quai Branly – Jacques Chirac, dans le cadre d’un atelier commun, a déclenché une série de questions et lancé des démarches qui pourraient s’avérer fructueuses. Nos volontés autour de l’éco-conception des expositions étaient semblables, mais nos difficultés littéralement opposées.

Le musée du quai Branly – Jacques Chirac met en œuvre, chaque année, entre huit et dix expositions temporaires. Le rythme est intense, mais la demande ne l’est pas moins. De son côté, le musée municipal de Bourbonne-les-Bains tentait, avant l’arrivée de T. Fouyer en décembre 2022, de mettre en œuvre deux expositions temporaires, tout en sachant que les objectifs et le contenu scientifique et pédagogique étaient assez loin des prérogatives d’un musée labellisé « Musée de France ». Deux cas s’observent : d’un côté, le musée du quai Branly dispose d’un mobilier scénographique dont le stockage s’avère de plus en plus complexe – malgré les efforts faits pour mettre en place du 100% réemploi – et de l’autre le musée municipal de Bourbonne-les-Bains manque de moyens et accuse un retard dû au manque de personnel scientifique ces 30 dernières années.

Ce constat fait, nous avons décidé d’entreprendre un partenariat dans lequel tout le monde serait gagnant. Comment limiter les pertes de matières premières et d’outils scénographiques ? C’est sur cette question du réemploi des matériaux et du mobilier que s’est focalisée notre attention et c’est sur cet aspect que nous aimerions pouvoir apporter notre témoignage. Nos démarches – toujours en cours – sont jalonnées de difficultés et celles-ci seront également abordées.

Tony Fouyer : Le musée de Bourbonne-les-Bains est un musée municipal de petites dimensions. Sans personnel scientifique à sa tête pendant presque 30 ans, il retrouve un attaché de conservation en 2019. Après trois ans à la tête de cette structure et une année marquée par la COVID-19, le poste, vacant en 2022, m’est confié en catégorie C[1]. Le musée en question ne dispose pas de PSC (Projet Scientifique et Culturel) et ses collections, liées à l’histoire de la ville, concentrent des collections archéologiques, beaux-arts et naturalistes des XIXe et XXe siècles. L’ensemble est présenté au public dans un bâtiment ancien – non inscrit et/ou classé au titre des Monuments historiques – divisé en deux ailes et formant une entité de type « pôle culturel ». D’un côté, se trouve une médiathèque/ludothèque ainsi que le fonds ancien de bibliothèque, et de l’autre le musée avec un bureau, les espaces d’exposition et une réserve interne. Cette seconde partie du bâtiment, qui abrite à proprement parler le musée, mesure près de 300 m2. Le passé de la ville thermale est plutôt flatteur, mais la ville est en perte de vitesse et peine à se renouveler. De mon côté, j’exerce presque toutes les fonctions dans le musée et je dois présenter, tous les ans, deux expositions temporaires. La situation est certainement bien différente de votre côté.

Pourriez-vous nous dire s’il vous plaît, madame Lainé, comment fonctionne votre service, consacré aux expositions temporaires du musée du quai Branly – Jacques Chirac ?

Isabelle Lainé : Le musée du quai Branly – Jacques Chirac organise, chaque année, huit à dix expositions temporaires. Chacune d’entre elles prend place sur trois mezzanines réparties dans le bâtiment, proposant des espaces plus ou moins modulables allant de 150 à 650 m2. Les contraintes architecturales de la structure sont assez importantes, notamment en matière de hauteur sous plafond et d’organisation de l’espace puisque les murs forment des lignes courbes. Pour les mezzanines, ce sont essentiellement les différences de hauteurs sous plafond et les systèmes d’éclairage qui peuvent poser des problèmes. À ces espaces, s’ajoute la galerie jardin, d’environ 2000 m2. Cette fois-ci, c’est la grandeur des lieux qu’il faut pouvoir casser et la hauteur sous plafond qui est particulièrement importante.

Le service des expositions comporte quatre chargés de production. Ils gèrent la scénographie, le contenu éditorial, s’occupent du suivi de production et de l’iconographie. Ils sont associés, aussi, aux commissaires d’exposition et quatre régisseurs d’exposition qui prennent en charge les relations avec les organismes prêteurs, participent activement aux convoiements des œuvres, à leur installation, et s’assurent de la conservation préventive de celles-ci.

Récemment, le musée s’est doté d’un Responsable Social et Environnemental (RSE). Il essaie de mettre en place des groupes de travail et participe à des lancements de projets, tels qu’Alternatives vertes, en lien avec le ministère[2]. Il y a aussi, dans mon service, une chargée des opérations scénographiques qui offre un regard technique sur les plans fournis par les scénographes. Elle s’assure de la faisabilité des projets en tenant compte des éléments propres au lieu, comme la sécurité, l’éclairage et la maintenance des structures, tout en respectant les principes d’éco-responsabilité.

Enfin, l’équipe est complétée par deux adjoints qui prennent en charge les aspects budgétaires et juridiques, le co-pilotage avec la responsable des deux pôles production et régie, et qui assurent un rôle transversal avec les autres départements du musée.

T. F. : Lors du réaménagement des salles d’exposition et afin de fournir un contenu plus cohérent et une expérience de visite plus fluide, je me suis tourné vers l’éco-conception du mobilier scénographique. Pour cela, j’ai dû m’inspirer du travail de scénographes tout en sachant que les matières premières disponibles ne me permettraient pas d’effectuer le même type de réalisations. La question me touche, mais la ville n’était pas toujours en mesure de répondre à la fois aux attentes des publics et de fournir du mobilier scénographique. Le volet économique a donc également joué un rôle dans ce choix.

Depuis quand l’éco-conception des expositions temporaires est-elle au centre de vos préoccupations au musée du Quai Branly – Jacques Chirac ?

I. L. : La raison économique, bien qu’intéressante, n’est pas ce qui nous a animés. En 2006, pour l’inauguration du musée du quai Branly – Jacques Chirac, il y avait déjà une préconisation allant dans le sens d’un développement durable. Il n’y avait, pour autant, ni attente particulière ni obligation. Cela reposait en grande partie sur les équipes et l’engagement personnel des agents du musée. Les équipes en charge de la production des expositions temporaires y étaient sensibles et ont cherché à optimiser et/ou à réutiliser le mobilier scénographique, notamment les cimaises, puisque le volume consommé est particulièrement important et représente entre 550 et 1000 m2.

Dès 2007-2008, le musée a commandé une étude à l’entreprise Atemia pour faire un bilan carbone de son activité. À partir de ce moment-là, a été testé le concept de lancer une consultation scénographique visant à réaliser deux expositions de Galerie Jardin avec l’optique de mutualiser un maximum de constructions pour les deux expositions. Cela concernait surtout la galerie jardin, très consommatrice en matériel scénographique, notamment en MDF (panneau de fibres de bois à densité moyenne). La mutualisation est plutôt intéressante puisqu’elle représente 50% des structures.

Pour les mezzanines, en 2012, le musée a fait l’acquisition d’un parc de vitrines haut de gamme Meyvaert afin de faciliter la mise en scène des items. L’investissement initial est conséquent, mais il est rapidement amorti compte tenu de la durabilité et de la modularité des vitrines, qui permettent d’éviter des achats répétés. Ces vitrines, que l’on peut très facilement moduler, sont montées, démontées et stockées par le Musée à chaque exposition ; elles sont inventoriées et font l’objet d’un constat d’état à chaque déplacement. Malgré leurs usages fréquents, elles sont toujours en état d’utilisation aujourd’hui. Certaines d’entre elles sont fatiguées, mais le parc a bénéficié d’un nouvel investissement conséquent en 2022.

T. F.  : Les pratiques évoluent dans le bon sens, on s’en rend bien compte dans votre propos.

Est-ce que des objectifs vous ont été fixés par la direction, ou par le ministère ?

I. L. : Si l’éco-responsabilité n’est pas clairement définie comme une priorité, les attentes sont aujourd’hui clairement identifiées, nos actions et démarches doivent être visibles et faire l’objet de rapports détaillés. L’objectif numéro 1 du musée du quai Branly – Jacques Chirac reste l’accueil et l’accessibilité. Il n’y a pas, non plus, de véritable ligne budgétaire sur la question de l’écologie. Pour autant, les attentes du public, des politiques et des équipes sont toujours plus importantes sur le sujet, et même si cela ne se traduit pas dans un tableur, des avancées sont notables.

En 2023, il a été demandé aux musées nationaux de présenter un bilan carbone sur une année. La demande, émanant du ministère, visait à estimer l’empreinte carbone des établissements. Aucun objectif officiel n’est donc posé mais, en se dotant d’un RSE, le musée affiche clairement sa volonté de mettre l’accent sur ces questions et de répondre à cet enjeu de société devenu essentiel.

Par ailleurs, nous travaillons, avec les équipes, pour faire en sorte d’optimiser et/ou de réutiliser le matériel qui est déjà en notre possession. Nous demandons, par exemple, à nos prestataires de faire des propositions permettant une réexploitation maximale de nos structures scénographiques. L’objectif est de se rapprocher du 100% de réemploi. Sans être le seul aspect pris en compte dans la sélection du prestataire, nous sommes attentifs au sujet. Notre intérêt grandissant pour la question, nous comprenons de mieux en mieux notre impact carbone et nous tentons de l’atténuer – même si la tâche est ardue.

T. F.  : On le remarque à travers vos propos, le mobilier scénographique nécessaire à la mise en place de ces expositions est important.

Une fois que l’exposition est terminée, que faites-vous du mobilier qui n’est pas réexploité ?

I. L. : Une fois que l’entreprise est sélectionnée et qu’elle commence le montage de l’exposition suivante, elle récupère les éléments réutilisables et les adapte à la nouvelle scénographie. Le reste est généralement stocké ou détruit lorsqu’il n’est plus intègre. Pendant longtemps, la politique était de tout détruire et de créer de nouvelles structures. Les choses évoluent donc dans le bon sens.

Dorénavant, le musée et le prestataire externe sélectionné pour la scénographie sont liés par un accord-cadre dans lequel apparaissent l’éco-responsabilité et le recyclage. Devenus des critères, ces deux aspects sont surveillés. Une note de développement durable est également calculée et devient un critère de choix lors de la sélection du prestataire. Depuis que le marché public le mentionne, les prestataires s’y attachent et s’améliorent sur le sujet.

T. F.  : L’une des problématiques que nous rencontrons régulièrement dans les structures régionales est, de manière générale, le manque d’espaces de stockage disponibles. Cela concerne les réserves, pas toujours adaptées, mais aussi le stockage des éléments scénographiques.

Concernant ce stockage, les bâtiments disponibles sont-ils assez grands pour accueillir, dans de bonnes conditions, le mobilier scénographique qui n’est pas réutilisé ? On pense aussi aux vitrines Meyvaert dont on a précédemment parlé.

I. L. : Malheureusement, même pour une institution comme le musée du quai Branly – Jacques Chirac, les murs sont parfois petits. À chaque fois qu’il faut « agrandir » ces lieux, nous devons louer de nouveaux espaces. Nous disposons toutefois d’un lieu de stockage assez conséquent et les vitrines qui sont démontées après chaque utilisation et rangées dans des caisses spécifiques y sont stockées.

T. F.  : Conserver ce type de mobilier a donc un coût.

Serait-il possible, pour une structure comme la vôtre, de donner du mobilier scénographique à d’autres structures ?

I. L. : Effectivement, il y a la volonté de faire don de certains de ces éléments. Malheureusement, le volet juridique est plus complexe qu’il n’y paraît. Les achats sont faits sur les deniers publics et il est donc interdit de donner, sauf entre institutions publiques ou sous un seuil d’une valeur marchande.

T. F.  : Lors de nos premiers échanges, nous voulions éviter la perte des vitrines Meyvaert fonctionnelles, mais fatiguées, en les ramenant à Bourbonne-les-Bains. Leur usage aurait été plus pérenne puisqu’elles étaient destinées à accueillir des pièces de l’exposition permanente du musée.

Est-ce ce volet juridique qui rend ce don impossible ?

I. L. : L’achat de ce matériel étant effectué avec l’argent du contribuable, il est parfois plus simple de le détruire que de le donner. Cela semble paradoxal, mais c’est une vérité à laquelle nous sommes confrontés. Cela concerne les vitrines en question. Le musée, sur des éléments de ce type, est contraint par un certain nombre de règles.

La valeur d’un don, par exemple, ne doit pas excéder 300 euros. Une vitrine Meyvaert de notre parc coûte 20 000 euros. Même fatiguée, sa valeur reste donc supérieure à cette valeur pécuniaire arbitraire qui a été fixée. On le comprend, cette limite est aussi liée au politique et évite quelques biais comme un éventuel favoritisme.

Il est possible, aussi, de les mettre sur la plateforme « Domaine du gouvernement », mais les structures nationales seraient prioritaires et une collectivité comme celle de Bourbonne-les-Bains aurait peu de chance de les obtenir.

Nous avions par ailleurs envisagé un prêt longue durée de ces éléments scénographiques. Cette tentative, qui pouvait être intéressante, s’est avérée infructueuse. Là aussi, le biais juridique n’est pas si simple.

En l’absence de directives ministérielles claires, il est difficile, sur ce type de matériel, d’avoir ou de proposer des dons. A contrario, la matière première n’est pas vraiment concernée par ces mesures. Ainsi, le MDF, les socles et les capots en Plexiglas peuvent, lorsqu’ils ne sont plus utilisés par le musée, être donnés en fin d’exposition temporaire. C’est là une possibilité pour faire en sorte que la réutilisation du matériel scénographique soit optimale et d’atteindre un 100% réutilisable – par le musée lui-même, si le prestataire externe le permet, ou par une autre structure muséale. La seule contrainte est la flexibilité de l’établissement d’accueil. La récupération du mobilier n’est possible que lors du changement d’exposition et la date est souvent connue assez tardivement. Elle doit généralement transiter par une structure de réemploi, telle que la Réserve des Arts. On procède ainsi à ce que l’on appelle un démontage propre. Dans tous les cas, l’organisme qui souhaiterait en bénéficier devrait être très réactif.

T. F.  : Une mise en réseau des institutions muséales nationales comme territoriales, plus appropriée que la plateforme ministérielle « Domaine », permettrait sans doute d’envisager la récupération de ces éléments scénographiques. Peut-être serait-il intéressant, aussi, de penser à des lieux de dépôt, permettant aux structures plus petites de venir récupérer ce mobilier dans des délais raisonnables ou de faire en sorte que ces éléments – dont tout le monde a besoin – soient répartis sur le territoire. Bien sûr, c’est tout un écosystème entier à penser.

Nous avons abordé le réemploi des structures d’exposition, j’aimerais terminer cet entretien sur la question des objets présentés au public. À Bourbonne-les-Bains, une très grande partie du mobilier en réserve – et dont l’état de conservation est admissible aux yeux du grand public – n’avait jamais été exposé. C’est pourquoi, dans l’année écoulée, j’ai pris le parti de rendre visible un fond de collection inexploité à travers une exposition-dossier. Les réserves du musée du quai Branly – Jacques Chirac, dont une petite partie est visible du grand public, sont certainement bien documentées et permettraient peut-être la production d’exposition de ce type.

Cette volonté de se tourner parfois vers des expositions-dossiers existe-t-elle dans votre établissement ? Cela permettrait de ralentir un peu le rythme des expositions temporaires pour lesquelles les transports entrent en ligne de compte. Comment le musée se positionne-t-il sur cette question des prêts sollicités ?

I. L. : Les expositions-dossiers ne sont pas véritablement ancrées dans l’ADN du musée. Nos items entrent dans les expositions, mais nous devons régulièrement agrémenter celles-ci de prêts extérieurs selon les sujets traités. En règle générale, c’est le commissaire chargé de l’exposition qui fait les propositions. Nous fixons toutefois des limites en matière de nombre d’œuvres et de provenances. Dans la mesure du possible, nous essayons de maximiser les trajets et de trouver les pièces nécessaires à l’exposition dans un rayon de 100 km autour des « indispensables ». Nous essayons également de réduire les déplacements effectués à l’étranger. Le nombre de provenances est d’emblée réduit, mais s’il y a besoin, pour l’exposition, d’une pièce particulière, nous tentons de nous la procurer.

T. F.  : Je vous remercie pour la qualité de cet échange instructif.

Notes

  1. Signalant ainsi la dégradation du poste d’attaché de conservation puisque la fiche de poste n’a pas changé et que les missions relèvent toujours d’une catégorie A.
  2. Alternatives vertes est un appel à projets dans le cadre du Plan France 2030.

    Pour citer cet article : Tony Fouyer et Isabelle Lainé, "Réemployer les matériaux et le mobilier scénographique. Du musée du quai Branly – Jacques Chirac au musée municipal de Bourbonne-les-Bains", exPosition, 9 décembre 2024, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles9/fouyer-laine-reemployer-materiaux-mobilier-scenographique/%20. Consulté le 15 juin 2025.

L’exposition en réseau. Une solution éco-responsable à développer ?

par Tony Fouyer

 

Docteur en archéologie et chercheur associé à l’UMR 6298 ARTEHIS, Tony Fouyer dirige actuellement le musée et parc Buffon de Montbard. Déjà auteur de plusieurs articles portant sur l’archéologie classique et sur l’histoire des collections, il porte un intérêt particulier pour les nouveaux dispositifs qui permettent aux institutions patrimoniales de réduire leur impact écologique. —

 

Bourbonne-les-Bains (Région Grand Est) est une petite ville thermale, qui compte moins de 2 000 habitants. En vogue aux XVIIIe et XIXe siècles, la ville perd progressivement de sa superbe. Les témoignages de ce glorieux passé sont encore présents, mais les habitants, comme les visiteurs/curistes n’en ont pas gardé le souvenir – en témoigne l’abandon progressif d’un hôtel réalisé par Henri Sauvage tombé dans un relatif anonymat. Située à la frontière de la Haute-Marne, des Vosges et de la Haute-Saône, la ville est particulièrement isolée. Bien qu’une bretelle d’autoroute permette de sortir à une vingtaine de kilomètres de celle-ci, elle n’est plus desservie en train et est assez difficile d’accès pour les citadins qui souhaiteraient s’y rendre. Sur place, les logements disponibles ne correspondent plus aux attentes des visiteurs et la signalétique – pour se rendre au musée – est trop discrète, voire inexistante.

Malgré cela, le musée de Bourbonne-les-Bains[1] proposait, en 2023, une exposition sur L’Afrique en musée, en partenariat avec l’Institut national d’histoire de l’art (INHA, Paris). L’objectif de l’exposition thématique était de fournir, sur l’ensemble du territoire, une exposition sur la constitution des collections d’objets africains dans les musées français. Les expositions[2], visibles durant une période variant d’un musée à l’autre, devaient nécessairement être inaugurées en parallèle du colloque international[3] qui s’effectuait dans les murs de l’INHA[4]. Ainsi, le Musée d’Angoulême, le musée Calvet à Avignon, le Musée municipal de Bourbonne-les-Bains, le Muséum d’histoire naturelle de La Rochelle, le musée d’Arts africains, océaniens et amérindiens de Marseille, la Monnaie de Paris, l’Association des musées en Bourgogne-Franche-Comté[5] et le musée Saint-Remi de Reims[6] se sont retrouvés autour de cette thématique et ont présenté des objets issus de leurs collections ayant fait l’objet de recherches récentes et s’intégrant au programme piloté par Claire Bosc-Tiessé[7].

Conçue sur le principe de l’exposition dossier[8], cette mise en réseau liant les musées autour d’une thématique commune se trouvait, de fait, placée sous le signe de l’éco-responsabilité[9]. Les réflexions sur la thématique et les besoins de repenser nos musées se sont accentuées depuis 2020 – la question était déjà posée dans les années 2000[10]. Longtemps sourds aux problèmes environnementaux, la pandémie a marqué un tournant. Les « petits » musées sont, depuis toujours, de bons élèves dans le domaine puisque les moyens mis à leur disposition ne leur permettent pas de jeter les éléments de scénographie qu’ils ont ou de faire des prêts demandant des transports à longues distances ou la production de caisses de transport réalisées sur mesure. Depuis 2020, les initiatives des musées se multiplient, tout comme les appels à communications/publications qui permettent de diffuser le résultat d’expériences récentes[11]. C’est sous cet angle que cet article interroge ce modèle de l’exposition dossier, mise en réseau. Il vise à en souligner les aspects positifs, tout comme les inconvénients.

Le but est également de réfléchir, sur le long terme, aux modes d’exposition et aux partenariats entre sites, tout en prenant en considération la diversité des structures, les publics et les politiques culturelles qui, dans ce contexte, ne trouvent pas toujours leur compte[12]. Cela nous amènera donc, également, à nous questionner sur le rôle des institutions culturelles. Enfin, nous tenterons de proposer des solutions concrètes qui permettraient d’améliorer et de pérenniser ce modèle qui offre l’opportunité de créer un maillage territorial et de valoriser les résultats des recherches sur les collections qui répondent à une même problématique.

L’Afrique en musée. Le cas de Bourbonne-les-Bains

Répondant à l’appel lancé par l’INHA, certains musées ont décidé de montrer aux publics des objets ou lots d’objets africains provenant de leur collection. Ces objets pouvaient faire partie des expositions permanentes ou être présentés pour la première fois. La seule contrainte, pour les musées, était de faire coïncider ce temps d’exposition avec le temps du colloque international que l’institut organisait dans ses locaux à Paris et qui marquait la fin d’un programme de recherche pluriannuel portant sur la constitution des collections africaines dans les musées français[13]. Pour faire écho aux installations sur sites, l’INHA proposait à ses conférenciers et aux passants une série de posters scientifiques qui visait à montrer la pluralité des lieux d’exposition, des modes de constitution des collections et à valoriser la démarche des musées partenaires (Fig. 1).

Fig. 1  : Vitrine exposant les écrits et les étuis à médailles de l’Exposition universelle de 1889 obtenues par Ernest Noirot et le Fouta-Djalon. Le cliché représente Ernest Noirot en uniforme (© cliché T. Fouyer)

Le cas de Bourbonne-les-Bains était particulièrement intéressant. Le musée, au cours du programme de recherche, a reçu des chercheurs spécialisés en histoire et en histoire de l’art et a pu bénéficier d’un contact régulier avec eux – par échanges de mails – afin d’éclaircir la nature des objets conservés dans les réserves et de déterminer leur provenance. Une partie de ces items a fait l’objet de billets, dans les Carnets Hypothèses[14]. En l’absence de documents officiels, legs ou dons, la présence de ces objets dans les collections interroge et nous oblige à effectuer les difficiles recherches de provenance.

L’un des légataires ou donateurs supposés – à juste titre – est un certain Ernest Noirot. Né à Bourbonne-les Bains en 1851 et mort dans la cité thermale en 1913, Ernest Noirot[15] a été administrateur colonial[16] au Fouta-Djalon (Guinée[17]) pendant presque 30 ans. À ce titre, il a participé à l’Exposition universelle de 1889 réunissant des objets du Fouta-Djalon et d’ailleurs[18] et sélectionné les participants du pavillon sénégalais sur l’Esplanade des Invalides, à Paris. La région, lors de cette Exposition universelle, reçut plusieurs prix[19]. Loin de s’attendre à un tel succès, Ernest Noirot fut également récompensé (Fig. 2).

Fig. 2 : Espace ethnographique présentant les pièces africaines liées à Ernest Noirot (© cliché T. Fouyer)

Pour célébrer ce colloque et la fin du programme d’étude, le musée a présenté presque tout son fonds africain. Cela représente près d’une cinquantaine de pièces allant de l’outillage au costume, en passant par l’armement (Fig. 3). Ce mobilier comprend également des œuvres écrites et peintes, des photographies et de la correspondance[20]. Certaines de ces pièces sont particulièrement emblématiques par leur rareté ou leur dimension historique[21], d’autres relèvent plus d’un usage quotidien. Il fait peu de doutes que la majorité de ces objets a été réunie par Ernest Noirot[22].

Aucun véritable budget n’a été alloué à cette exposition sur L’Afrique au musée de Bourbonne-les-Bains[23]. La mise en scène – scénographie, régie et installation – s’est faite en interne[24]. Les canisses, qui ont habillé le sommet des vitrines anciennes, les pieds d’une vitrine table et le support de présentation des huiles sur carton avaient été employés auparavant, lors d’un autre projet pour la grande partie, et donnés par les entreprises locales qui en possédaient en hors stock pour le reste. Il en est de même pour le mobilier d’exposition. Le pupitre qui accueillait les huiles sur carton et la vitrine éphémère ont été fabriqués en interne, en réutilisant des tréteaux et des contreplaqués qui étaient stockés dans le musée. Ils ont simplement été customisés pour l’occasion (Fig. 3). Des vitres, récupérées sur des cadres anciens, permettaient de garantir l’intégrité des huiles sur carton. L’usage de ce type de support, légèrement incliné, limitait ainsi la détérioration des œuvres. Longtemps placées au mur à l’aide d’un piton, on pouvait constater une déformation des cartons – dû à ce mode d’exposition et à l’hygrométrie relativement haute qui règne dans le musée (autour de 70 %), tandis que des trous au niveau de la surface peinte signalaient la présence, ancienne ou non, des pitons.

Fig. 3 : Vitrine éphémère permettant l’exposition des spécimens zoologiques conservés au musée (© cliché T. Fouyer)

La plupart des autres vitrines employées était auparavant dédiées à un fonds de naturalia, qui lui, a fait l’objet d’un récolement et d’une nouvelle mise en scène usant des éléments en réemploi. Des socles, notamment, ont été « upcyclés » afin de présenter convenablement toutes les pièces. L’ensemble a permis la refonte du parcours du musée. En utilisant les vitrines – inamovibles – différemment, on a libéré un espace pour l’ethnographie et un autre pour l’histoire naturelle afin qu’une cohérence plus forte se dégage (Fig. 4). Ce deuxième espace a également bénéficié de changements, rendus possibles par la fabrication d’une mise à distance usant de socles du musée et de vitres issues des vitrines anciennes. Les présentoirs, pour les spécimens naturalisés, ont été fabriqués à l’aide des chutes tandis que deux vitrines ont été fabriquées à l’aide d’anciens cadres stockés au musée, montés sur tréteaux pour l’une, accoudés à une ancienne cimaise fabriquée en interne – de longue date – pour l’autre.

Fig. 4 : Salle nature qui a vu le jour grâce à l’exposition en réseau (© cliché T. Fouyer)

S’appuyant sur les seules œuvres du musée – auxquelles nous aurions peut-être pu associer des pièces stockées au Quai Branly –, aucun transport d’œuvre n’a été effectué et le bilan carbone[25] est relativement faible.

Par ailleurs, le musée a pu bénéficier de l’appui, en communication, de l’INHA et des autres structures muséales. Ce partenariat entre sites, un peu différent de celui qui est habituellement opéré puisqu’il ne nous lie pas par des prêts et des dépôts, offre des avantages et des inconvénients.

L’exposition en réseau : objectifs et résultats

Ce modèle d’exposition en réseau a généré beaucoup d’intérêt de notre part. Il se construisait avec d’autres structures, s’appuyait sur un discours scientifique fourni par des spécialistes difficilement accessibles[26] pour une structure comme le Musée municipal de Bourbonne-les-Bains et permettait de présenter une partie des collections, « cachée » au grand public depuis son arrivée. Les pièces en question avaient été stockées dans le grenier du musée. Leur état, bien que discutable, permettait une exposition, mais c’est surtout leur intérêt qui n’avait pas été perçu. Cela permettait également, même si le cœur du propos n’était pas là, d’être plus juste sur le rôle d’Ernest Noirot. Méconnu, les locaux le voient comme un simple aventurier[27] alors qu’il s’agissait d’un administrateur et d’un homme politique important dans les colonies. Sans nier les pratiques liées à « l’exposition d’habitants » sur les stands des Expositions universelles[28], le replacer dans l’histoire locale semblait indispensable[29].

En cela, ce fut une réussite. Les habitués – passionnés d’histoire locale, curistes réguliers, familles – et les visiteurs qui sont venus au musée ont été surpris, satisfaits et très intéressés par la proposition[30]. Cela s’est traduit sur le nombre de visiteurs sans pour autant que cela génère, non plus, des flux que le musée ne pourrait supporter. Le public touché a été un peu plus large que d’habitude, sans mobiliser les visiteurs des grandes villes[31].

Dans les faits, l’objectif n’était pas tant de démultiplier le nombre de visiteurs que de permettre aux locaux de s’emparer d’un sujet qu’ils n’ont pas l’habitude de voir, considérant que la question ne concerne pas leur territoire. Par ailleurs, la construction même de l’exposition et la volonté manifeste de réaliser une exposition sur les collections du musée reflètent bien cet objectif.

Malgré cela, et même si l’augmentation du nombre de visiteurs est effective, elle est multifactorielle[32]. Les actions de médiation, la refonte du parcours de visite et une meilleure – mais loin d’être optimale[33] – communication autour des actions du musée y sont également pour beaucoup. Au-delà de ces conceptions, les élus – dont l’objectif n’est pas toujours lié à l’aspect pédagogique – peuvent éprouver une certaine frustration. L’absence d’hôtes de marque lors du vernissage – liée au fait que le colloque international et l’inauguration de l’exposition aient coïncidé – et l’impression de ne pas avoir d’interlocuteurs directs/de partenariats concrets en sont les raisons.

Bien que cela n’entre pas toujours en résonance avec les politiques menées par les collectivités, la découverte, la création du débat, le rôle pédagogique, le lien social autour des expositions sont des aspects signifiants qu’il ne faut pas minimiser. Leur prise en compte est essentielle, d’autant plus que le déplacement de publics nombreux au musée entraîne nécessairement un bilan carbone conséquent.

L’exposition en réseau a, il me semble, un intérêt fondamental dans cette perspective. Elle permet au visiteur, près de chez lui, d’avoir accès au mobilier conservé au musée, souvent stocké, car méconnu, répondant à une thématique « nationale » et à un contenu scientifique adapté sans pour autant devoir se rendre dans un pôle d’attractivité que représente une grande ville. De ce fait, le modèle est aussi éco-responsable puisqu’il évite aux locaux de se déplacer vers les métropoles, limitant ainsi la note carbone qui en résulterait.

Anticipation, optimisation et flexibilité

Ce modèle de l’exposition dossier, en réseau, peut tout à fait être digne d’intérêt. Bien que contraignant, il a un bilan carbone (presque) neutre[34], tout en s’appuyant sur un discours scientifique et en maintenant les attentes du public. Bénéficiant de l’appui scientifique des chercheurs liés à l’INHA et de leurs contacts, l’exposition en réseau permet aux structures – petites ou grandes – de mieux connaître leurs collections. Ce partage des connaissances, dans le cas où la structure initiatrice du projet est un institut de recherche, est sans conteste l’un des points forts du projet. L’exposition en réseau, elle, nécessite tout de même une grande flexibilité et ne peut pas convenir à toutes les structures. Les collections disponibles, dans les réserves, ne sont pas toujours présentables et, surtout, elles ne peuvent pas toujours offrir un discours cohérent, avec les quelques pièces fortes essentielles et attendues. En l’occurrence, la tunique protectrice et les deux tablettes coraniques faisaient office de pièces maîtresses à côté de deux tableaux réalisés par Ernest Noirot. Toutes ces pièces avaient été étudiées et « décryptées » par les chercheurs associés au programme de l’INHA.

Pour pallier ces deux problèmes énoncés, il semble indispensable de solliciter d’autres structures, parmi lesquelles les musées et les universités. Les prêts entre les structures peuvent, par exemple, être optimisés et plus durables. Les conventions de prêts sont souvent assez courtes et des demandes de dépôt, sur une période de trois ou cinq ans renouvelables, permettent de lisser un bilan carbone qui peut s’avérer lourd en transport. Cela concerne le trajet à proprement parler, mais aussi la production de caisses de transport adaptées, réalisées sur mesure et l’utilisation du consommable – les mousses notamment, qui ne sont pas toujours recyclables[35]. Dans certains cas, lorsque l’espace d’exposition temporaire est trop restreint, il est nécessaire d’envisager une modulation des espaces permanents d’exposition. De fait, il faut imaginer, en même temps que la mise en place d’une exposition temporaire donnée, une rotation des collections. Bien entendu, une telle stratégie demande une grande capacité d’adaptation et d’anticipation pour des musées disposant de « petites » équipes. Dans cette perspective, il faut anticiper la programmation culturelle et se projeter sur plusieurs années.

Le travail de sélection des pièces s’avère crucial, tout comme la nécessité de cerner les personnes-ressources qui pourront faire vivre les collections et les expositions à travers des animations et des conférences – pour le grand public comme pour les passionnés. Les universitaires sont, dans ce cas de figure, sollicités. Nos connaissances scientifiques des collections dépendent en grande partie de leurs travaux[36].

On le constate, ce modèle est adaptable même s’il est complexe à mettre en œuvre. C’est d’autant plus vrai que nos institutions dépendent en grande partie du politique[37]. Les commandes politiques qui sont liées aux expositions ou partenariats ponctuels sont aléatoires et ne sont pas toujours faciles à mettre en œuvre, puisqu’elles relèvent d’une autre temporalité. Elles sont également difficiles à anticiper et donc contradictoires avec le modèle de l’exposition en réseau – et parfois même de l’éco-responsabilité. La période électorale – à laquelle nous serons bientôt confrontés – est, par définition, synonyme d’instabilité.

Conclusion

Bien qu’il soit difficile d’évaluer – à partir du cas de Bourbonne-les-Bains – le succès ou non de ce type d’initiative, il convient d’en tirer tout de même quelques enseignements. L’impact environnemental d’une telle exposition est très faible. La mécanique qui s’appuie sur le réemploi, le recyclage ou encore l’upcycling offre des opportunités certaines de ce point de vue. Bien que s’appuyant sur les collections du musée, elle peut délivrer un contenu scientifique de qualité et répondre à certaines de nos missions.

Malgré cela, le modèle peut difficilement être répété « à l’infini ». Il constitue, de ce fait, une alternative, un outil complémentaire auquel on peut faire appel pour ralentir le rythme des expositions temporaires ou itinérantes qui, elles, demandent des transports d’œuvres – généralement liés à des prêts dont la durée est relativement faible[38].

L’usage du réseau, tel qu’il a été employé dans le cas de L’Afrique en musée, n’est probablement pas, non plus, celui qui conviendrait le mieux à une structure/une ville comme Bourbonne-les-Bains. Bien que la communication ait son importance, intégrer un réseau national de cette envergure ne peut pas apporter le flux de touristes désiré par les élus locaux[39].

Il serait intéressant, je pense, de tester cette solution sur un territoire plus circonscrit, à l’échelle de la région ou du département. Ce serait un moyen d’associer les structures entre elles, de créer un lien sans que cela passe nécessairement par le volet financier[40]. La difficulté d’une telle initiative réside dans la grande diversité de nos collections et dans les politiques territoriales menées. Par ailleurs, et si un consensus sur la question pouvait exister, il faudrait également veiller à ce que les thématiques choisies ne soient pas trop simplistes. Une exposition en réseau sur L’Architecture, Les Animaux ou Les Couleurs – à titre d’exemple – enverrait un mauvais message.

 

Notes

* Toutes les URL ont été consultées en décembre 2024.

  1. Les collections du musée sont mixtes et présentent l’histoire de la ville, de ses personnages les plus éminents – peintres, hommes politiques etc.
  2. Qui pouvaient prendre des formes très différentes.
  3. Le colloque international en question s’intitulait Collections premières. Aux débuts des objets d’Afrique dans les musées occidentaux. Organisé par Claire Bosc-Tiessé (INHA/CNRS/EHESS), Coline Desportes (INHA/EHESS) et Pauline Monginot (INHA), il s’est tenu les 14, 15 et 16 juin 2023, à l’auditorium Lichtenstein de l’Institut national d’histoire de l’art (Paris).
  4. Les musées participants avaient carte blanche et devaient proposer des vitrines en lien avec la thématique ou une exposition. La première solution est celle qui a été plébiscitée.
  5. L’association des musées en Bourgogne-Franche-Comté : https://musees-bfc.fr/L-association-l-AM-BFC.
  6. Musées de Reims : https://musees-reims.fr/fr/musees/musee-saint-remi/.
  7. Je tiens à remercier très chaleureusement Claire Bosc-Tiessé pour sa gentillesse, sa bienveillance et pour les échanges que nous avons eus et que nous continuons d’entretenir autour de l’Afrique. Ce colloque venait clôturer un programme de recherche visant à faire connaître les collections d’objets d’Afrique en France. Il en résulte, notamment, une cartographie en ligne : Le monde en musée, https://monde-en-musee.inha.fr. Loin des débats actuels, il s’agissait surtout de comprendre les processus de muséalisation de ces collections et la manière dont elles ont été constituées. Le programme se développe désormais sous l’intitulé Vestiges, indices, paradigmes, lieux et temps des objets d’Afrique (XIVe-XIXe siècle).
  8. Exposition qui s’appuie sur un corpus propre aux collections d’un musée et ayant fait l’objet d’une étude particulière.
  9. Voir Simode F., « Le mauvais bilan carbone des expositions », L’œil-Le Journal des arts, septembre 2019, en ligne : https://www.lejournaldesarts.fr/medias/le-mauvais-bilan-carbone-des-expositions-par-fabien-simode-sur-tsf-jazz-145882) ; Celeux-Lanval M., « Musées et écologie : un tournant majeur », Beaux-Arts magazine, octobre 2021, en ligne : https://www.beauxarts.com/grand-format/musees-et-ecologie-un-tournant-majeur/.
  10. Voir Hasquenoph B., « Développement durable : vers des musées écoresponsables », L’hebdo du Quotidien de l’Art, n° 1597, en ligne : https://www.lequotidiendelart.com/articles/13642-développement-durable-vers-des-musées-écoresponsables.html.
  11. Voir le numéro hors-série, « Écoresponsabilité. Les Musées sont pionniers », Le Quotidien de l’Art, mars 2023, en ligne : https://www.sitem.fr/wp-content/uploads/2023/10/QDA-HorsSerie_2023-03-26.pdf.
  12. L’idée, même si la pression est moindre, est de générer de l’attractivité et donc des flux. Or, l’intérêt de ce type d’exposition réside certainement davantage dans le fait d’amener les locaux à voyager à travers ces collections sans pour autant avoir besoin de se rendre dans des institutions parisiennes. Dans une ville thermale en perte de vitesse, le public étranger, de passage ou en cure, génère de l’activité – notamment pour les petits commerçants qui la peuplent et qui l’alimentent tout au long de l’année.
  13. Ce programme de recherche est initié en 2017 par Claire Bosc-Tiessé et s’intitule Vestiges, indices, paradigmes, lieux et temps des objets d’Afrique (XIVe-XIXe siècle). Ce programme avait pour objectif de proposer des outils conceptuels et pratiques permettant de renouveler l’histoire de l’art des objets d’Afrique réalisés entre le XIVe et le XIXe siècle. En retour, il réinterrogera à partir de ces objets les méthodes et les paradigmes d’une histoire de l’art principalement élaborée à partir de cas européens au cours de la même période.
  14. Le musée a fait l’objet de deux billets. Bosc-Tiessé C., « L’Afrique en musée. Musée de Bourbonne-les-Bains », Carnets d’Afrique. Actualité de la recherche en histoire de l’Afrique avant le XXe siècle, 2020, en ligne : https://afriques.hypothèses.org/1013 ; Collet H., Diaw O., « L’Afrique en musée. Les tablettes coraniques et la tunique protectrice de Bourbonne-les-Bains », Carnets d’Afrique. Actualité de la recherche en histoire de l’Afrique avant le XXe siècle, 2021, en ligne : https://afriques.hypothèses.org/1176.
  15. Le musée du Quai Branly – Jacques Chirac conserve également des objets et clichés d’Ernest Noirot. Le don, signalé en 1936, provient d’une certaine Bartel-Noirot dont nous ne savons malheureusement pas grand-chose : Bosc-Tiessé C., « L’Afrique en musée. Musée de Bourbonne-les-Bains », Carnets d’Afrique. Actualité de la recherche en histoire de l’Afrique avant le XXe siècle, 2020, en ligne : https://afriques.hypothèses.org/1013.
  16. Pour une synthèse récente, voir : David P., Ernest Noirot. Un administrateur colonial hors normes (1851-1913), Paris, Karthala, 2012.
  17. La région du Fouta-Djalon se trouve à cheval entre la Guinée et le Sénégal.
  18. Ernest Noirot, pour les besoins de l’exposition, a reçu des objets provenant d’autres régions de l’Afrique (sans que l’on ne sache la nature de ces items).
  19. Si l’on en croit le nombre d’étuis à médaille conservés au musée, il en a reçu onze – certaines médailles sont connues par des sources écrites : voir David P., Ernest Noirot. Un administrateur colonial hors normes (1851-1913), Paris, Karthala, 2012, p. 192. Ces médailles le récompensent pour son action au Fouta-Djalon, mais aussi ses collaborateurs (des locaux) et la région.
  20. Une lettre destinée à Ernest Noirot, commandant du cercle, a été retrouvée dans l’une des réserves du musée peu de temps avant l’exposition. Sans l’aide précieuse d’Hadrien Collet, pour la traduction du courrier, nous n’aurions pas pu l’exploiter. Nous tenons, ici, à le remercier une fois de plus. Est-ce que ce fonds a fait l’objet d’une recherche avant le colloque ? Malheureusement, l’étude n’a pu être poussée au maximum, la découverte du document était trop tardive.
  21. On pense ici à la tunique protectrice, aux tablettes coraniques sur lesquelles on trouve une trace de don à Ernest Noirot ou encore aux deux tableaux (presque des études) qui montrent que l’État français choisit l’image qu’il souhaite offrir au visiteur de l’Exposition universelle.
  22. Il est probable que les trophées montés à l’européenne, a posteriori, proviennent d’un autre Bourbonnais, un Père blanc du nom de Brutel, mort dans les années 1950. Certains habitants locaux se souviennent de son appétence pour ce type de pièces.
  23. La somme dépensée représente à peine 1 % du budget du musée qui, dans les faits, n’a presque jamais de budget alloué aux expositions temporaires.
  24. Seules trois personnes – en dehors du directeur – ont participé à la production de l’exposition. Deux personnes étaient bénévoles, issues des filières culturelles, la dernière était stagiaire au musée. Les cartels développés et les textes ont été relus et corrigés par une chargée d’édition, bénévole également.
  25. Ne disposant pas d’outils adéquats, il est difficile de chiffrer le bilan carbone de l’exposition. Pour le transport : 218 g CO2e ; pour le MDF : 22,2 kg CO2e en prenant en moyenne qu’1m3 de MDF équivaut à 428 kg CO2e (fourchette moyenne correspondant aux chiffres disponibles sur : Enecobois, http://www.enecobois.be/page/12/MDF) ; pour le plexiglas, je n’ai malheureusement pas les chiffres ; les autres éléments sont issus de réemplois.
  26. Le musée, éloigné des réseaux universitaires, ne voit presque pas de chercheurs, encore moins spécialisés dans l’ethnographie extra-européenne. Le personnel disponible – limité à un individu – ne permet pas toujours de réaliser les recherches documentaires associées – les dossiers d’œuvres correspondants.
  27. La plaque lui rendant hommage à Bourbonne-les-Bains est doublement erronée. Elle le présente comme un aventurier et indique une mauvaise date de mort.
  28. On pense ici aux zoos humains, pratiques régulières dans le cadre de ces Expositions universelles.
  29. Il reste encore des zones d’ombre l’entourant. Photographe et bon peintre, on ne connaît pas, par exemple, sa formation artistique.
  30. Les commentaires laissés sur le livre d’or, les retours après actions de médiations l’ont démontré.
  31. L’appréciation reste tout de même difficile. Le musée ne dispose pas d’un observatoire des publics et les agents en charge de l’accueil sont liés à la médiathèque. Les instruments de mesure sont rudimentaires et les informations recueillies presque inexistantes.
  32. Sur l’année, l’augmentation de la fréquentation doit être de l’ordre de 20 %.
  33. La communication du musée et autour des actions de médiation pourrait être améliorée ; il n’y a pas de service dédié à la ville, la création des supports et leur diffusion s’ajoutent aux activités du directeur.
  34. L’éco-responsabilité n’était pas l’un des objectifs de l’appel de l’INHA et de l’exposition en réseau qui s’est dessinée. Les institutions partenaires pouvaient réaliser une exposition ou une vitrine afin de célébrer la fin du programme. Les participations, même numériques, pouvaient être proposées. Le modèle offre, en tout cas, une base scientifique solide et un discours d’ensemble cohérent qui mérite, à mon sens, que l’on s’y attarde.
  35. Voir Augures Lab Scénogrrrraphie : Guide de l’éco-conditionnement des œuvres, en ligne : https://ecotheque.s3.fr-par.scw.cloud/br8wv193dchkbwqrgdtikwgoijxo.
  36. Mon intérêt premier pour la question est avant tout citoyen. Désireux d’avoir une empreinte carbone relativement faible tout en proposant des expositions de qualité et « attractives », j’ai commencé à me documenter sur le sujet et à m’inscrire dans les projets qui portaient sur le sujet. Je m’appuie également sur le retour d’expérience de mes collègues afin de transposer leur démarche, de l’adapter voire de l’améliorer lorsque cela est possible ou nécessaire. Bien qu’il n’y ait aucune directive réelle sur le sujet à l’échelle des petits territoires, réfléchir à des processus vertueux est un exercice qui, même intellectuellement, est extrêmement enrichissant.
  37. On pense par exemple ici aux choix dans les thématiques d’expositions temporaires.
  38. On entend ici qu’il est difficile de lisser l’impact environnemental sur une période inférieure comprise entre 9 et 18 mois.
  39. Les élus n’ont pas fixé de chiffres de fréquentation à atteindre en début d’année, mais la ville a tendance à perdre des habitants et à perdre en fréquentation. Le musée est un des lieux qui permet de générer des flux dans le secteur, avec le parc animalier (qui est très visité).
  40. C’est le rôle des pays d’Art et d’Histoire, mais ces derniers ont parfois du mal à exister.

    Pour citer cet article : Tony Fouyer, "L’exposition en réseau. Une solution éco-responsable à développer ?", exPosition, 6 décembre 2024, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles9/fouyer-exposition-en-reseau/%20. Consulté le 15 juin 2025.