— Pierre-Vincent Fortunier est muséographe et scénographe au sein de l’agence stéphanoise Le Muséophone. Il conçoit des expositions sur des thématiques historiques et sociétales. Il s’intéresse plus particulièrement aux nouvelles formes de médiation et d’écritures muséographiques. Il réalise des missions de conception, conseil et maîtrise d’œuvre dans le cadre de création ou modernisation de musées. Il conçoit également des scénographies, comme récemment celle de l’exposition EPIDEMIES au Musée des Confluences, à Lyon.
Sophie Montelest maîtresse de conférences à l’université de Franche-Comté, où elle enseigne l’art et l’archéologie du monde grec à Besançon. Spécialiste de la sculpture grecque et de ses modalités d’exposition, elle étudie également les collections de moulages ou tirages en plâtre, éléments du patrimoine scientifique comme de l’histoire de l’enseignement des arts et de l’archéologie. Ses champs de recherche l’ont amenée à questionner l’exposition sur le temps long ; elle assure par ailleurs le commissariat d’expositions lui permettant de valoriser les résultats de ses recherches. —
Comme bien d’autres, les structures culturelles s’emparent de la question écologique et revoient leur mode de fonctionnement à l’aune des enjeux du développement durable. Ce numéro de la revue exPosition vous propose plusieurs points de vue sur cette question qui n’a pas encore de véritable vitrine.
Outre-Atlantique, après une première édition sur l’éco-responsabilité en 2012, la Société des musées du Québec a récemment publié un guide de bonnes pratiques (Musées et transition écologique. Bonnes pratiques muséales, 2024) que l’ICOM propose sur son site Internet.
En France, le numéro 146 de la revue Culture et recherche du Ministère de la Culture (printemps-été 2024) a proposé au printemps un dossier d’une douzaine de pages sur la nécessité d’inscrire l’écologie comme politique publique de la recherche culturelle.
L’édition 2023 des Rencontres des musées de France, organisée le 5 décembre 2023 au musée d’Orsay par le service des musées de France du ministère de la Culture, avait précisément pour thématique la transition écologique ; à cette occasion, le Ministère a présenté sonGuide d’orientation et d’inspiration pour la transition écologique de la culture. On peut également signaler, sur un autre registre, la parution de l’ouvrage de Grégory Quenet (historien de l’environnement, professeur en histoire moderne à l’Université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines), L’écologie des musées. Un après-midi au Louvre (Éditions Macula, 2024), une lecture inspirante qui fait résonner autrement les enjeux communs de l’écologie.
En avril 2024, la fédération des Concepteurs d’Expositions XPO, regroupant l’ensemble des acteurs de l’écosystème, qu’ils soient muséographes, scénographes, manipeurs, agenceurs, concepteurs lumière, audiovisuels, multimédias… publie un « manifeste de l’écoconception des expositions permanentes et temporaires ». Ce manifeste regroupe une cinquantaine de propositions qui sont autant de pistes de réflexions et d’actions pour agir vers une exposition, plus propre, plus respectueuse, plus engagée aussi. Il montre la multiplicité des champs d’intervention possibles pour une exposition plus écoresponsable, tout en prévenant que cette énumération de propositions n’est pas exhaustive. Le champ de l’éco-responsabilité est un domaine à inventer, collectivement, en permanence, dont les actions sont à tester, à éprouver, à re-questionner, à faire évoluer. Les articles du présent numéro témoignent de cette diversité et de possibles à expérimenter.
Nous ne sommes pas les premiers, comme le montre ce rapide état de l’art, mais nous avions à cœur d’ouvrir les lignes de notre revue à ces enjeux.
Présentation des articles du numéro
Dans sa contribution que nous avons choisi de placer en tête du sommaire de ce numéro, Céline Schall (« L’écoresponsabilité des expositions : au-delà des mesures techniques, une révolution axiologique ») recense les domaines d’ajustements possibles et les changements structurels qu’il nous faut sans doute envisager pour des expositions plus conformes aux enjeux socio-écologiques. Anaïs Raynaud et Marjolaine Schuch (« Quitter la neutralité pour mieux l’atteindre ? ») présentent le travail réalisé par les équipes du musée national des Arts et Métiers pour préparer l’exposition Empreinte carbone, l’expo ! qui a ouvert ses portes le 16 octobre dernier. Des mesures concrètes sont présentées par Tony Fouyer qui traite dans un premier article (« L’exposition en réseau. Une solution éco-responsable à développer ? ») des possibilités permises par les expositions qui circulent d’un lieu à l’autre et sont conçues pour être partagées, un modèle expérimenté depuis longtemps par certains musées engagés ; on pense par exemple au Musée royal de Mariemont. Mélanie Esteves et Christelle Faure (« Écoconcevoir au Palais des Beaux-Arts de Lille : de l’expérimentation à la structuration ») reviennent sur les manifestations qui leur ont permis d’expérimenter l’écoconception des expositions et sur les leçons que l’on peut en tirer. C’est également un retour d’expérience que nous proposent Isabelle Lainé et Tony Fouyer (« Réemployer les matériaux et le mobilier scénographique. Du musée du quai Branly – Jacques Chirac au musée municipal de Bourbonne-les-Bains »). Enfin, le dernier texte, de Benjamin Arnault (« Notes sur les apports écologiques d’œuvres allographiques ») aborde la manière dont les artistes et les historiens de l’art traitent de l’éco-conception et de la neutralité des œuvres allographiques, qu’il faut sans doute nuancer si on considère l’empreinte carbone du stockage des données numériques.
Les questions de scénographie et de réemplois sont au cœur de notre numéro ; le souhait de Caroline Schall, qui appelle les structures à envisager la coprogrammation, trouve un écho intéressant dans le retour d’expérience de Tony Fouyer. Il reste encore beaucoup à dire sur quelques-uns des freins subis par les institutions culturelles : par exemple sur le vieillissement du parc immobilier qui les abrite, faisant des lieux culturels de véritables passoires thermiques ou sur la question des conditions de transport des œuvres qui nécessitent parfois des caisses faites ad-hoc pour une œuvre, conditionnement non réemployable et non stocké pour un éventuel nouveau déplacement de la même œuvre ; sur cette thématique, nous renvoyons au Guide de l’écoconditionnement des œuvres, un document élaboré entre mai 2023 et juin 2024 par le groupe de recherche-action dédié au sein de l’Augures Lab Scénogrrrraphie. Des ressources précieuses, à partager.
Nous espérons que vous sortirez grandis après la lecture de ces articles !
— Docteur en archéologie et chercheur associé à l’UMR 6298 ARTEHIS, Tony Fouyer dirige actuellement le musée et parc Buffon de Montbard. Déjà auteur de plusieurs articles portant sur l’archéologie classique et sur l’histoire des collections, il porte un intérêt particulier pour les nouveaux dispositifs qui permettent aux institutions patrimoniales de réduire leur impact écologique.
Depuis 2019, Isabelle Lainé est Responsable des expositions au musée du quai Branly – Jacques Chirac. À la tête d’une équipe de 12 personnes, elle dirige la production des expositions temporaires du musée, alliant expertise muséographique et gestion d’équipe.Auparavant, elle a travaillé à la Réunion des musées nationaux, au Musée des Monuments Français (aujourd’hui la Cité de l’architecture et du patrimoine), puis à la Cité de la musique – Philharmonie de Paris. Elle a piloté la réalisation d’une trentaine d’expositions dans les espaces du musée de la Musique et contribué à la définition du programme muséographique de la nouvelle salle d’exposition inaugurée en 2015 au sein de la Philharmonie de Paris. Elle y a supervisé la conception et la mise en œuvre des expositions jusqu’en 2018. —
Échange effectué en juin 2023
L’entretien que nous vous proposons a pour objectif de mettre en lumière les efforts réalisés par les musées pour réduire leur empreinte carbone – en même temps que leurs dépenses. Notre rencontre avec madame Lainé, responsable de production des expositions temporaires au musée du quai Branly – Jacques Chirac, dans le cadre d’un atelier commun, a déclenché une série de questions et lancé des démarches qui pourraient s’avérer fructueuses. Nos volontés autour de l’éco-conception des expositions étaient semblables, mais nos difficultés littéralement opposées.
Le musée du quai Branly – Jacques Chirac met en œuvre, chaque année, entre huit et dix expositions temporaires. Le rythme est intense, mais la demande ne l’est pas moins. De son côté, le musée municipal de Bourbonne-les-Bains tentait, avant l’arrivée de T. Fouyer en décembre 2022, de mettre en œuvre deux expositions temporaires, tout en sachant que les objectifs et le contenu scientifique et pédagogique étaient assez loin des prérogatives d’un musée labellisé « Musée de France ». Deux cas s’observent : d’un côté, le musée du quai Branly dispose d’un mobilier scénographique dont le stockage s’avère de plus en plus complexe – malgré les efforts faits pour mettre en place du 100% réemploi – et de l’autre le musée municipal de Bourbonne-les-Bains manque de moyens et accuse un retard dû au manque de personnel scientifique ces 30 dernières années.
Ce constat fait, nous avons décidé d’entreprendre un partenariat dans lequel tout le monde serait gagnant. Comment limiter les pertes de matières premières et d’outils scénographiques ? C’est sur cette question du réemploi des matériaux et du mobilier que s’est focalisée notre attention et c’est sur cet aspect que nous aimerions pouvoir apporter notre témoignage. Nos démarches – toujours en cours – sont jalonnées de difficultés et celles-ci seront également abordées.
Tony Fouyer : Le musée de Bourbonne-les-Bains est un musée municipal de petites dimensions. Sans personnel scientifique à sa tête pendant presque 30 ans, il retrouve un attaché de conservation en 2019. Après trois ans à la tête de cette structure et une année marquée par la COVID-19, le poste, vacant en 2022, m’est confié en catégorie C[1]. Le musée en question ne dispose pas de PSC (Projet Scientifique et Culturel) et ses collections, liées à l’histoire de la ville, concentrent des collections archéologiques, beaux-arts et naturalistes des XIXe et XXe siècles. L’ensemble est présenté au public dans un bâtiment ancien – non inscrit et/ou classé au titre des Monuments historiques – divisé en deux ailes et formant une entité de type « pôle culturel ». D’un côté, se trouve une médiathèque/ludothèque ainsi que le fonds ancien de bibliothèque, et de l’autre le musée avec un bureau, les espaces d’exposition et une réserve interne. Cette seconde partie du bâtiment, qui abrite à proprement parler le musée, mesure près de 300 m2. Le passé de la ville thermale est plutôt flatteur, mais la ville est en perte de vitesse et peine à se renouveler. De mon côté, j’exerce presque toutes les fonctions dans le musée et je dois présenter, tous les ans, deux expositions temporaires. La situation est certainement bien différente de votre côté.
Pourriez-vous nous dire s’il vous plaît, madame Lainé, comment fonctionne votre service, consacré aux expositions temporaires du musée du quai Branly – Jacques Chirac ?
Isabelle Lainé : Le musée du quai Branly – Jacques Chirac organise, chaque année, huit à dix expositions temporaires. Chacune d’entre elles prend place sur trois mezzanines réparties dans le bâtiment, proposant des espaces plus ou moins modulables allant de 150 à 650 m2. Les contraintes architecturales de la structure sont assez importantes, notamment en matière de hauteur sous plafond et d’organisation de l’espace puisque les murs forment des lignes courbes. Pour les mezzanines, ce sont essentiellement les différences de hauteurs sous plafond et les systèmes d’éclairage qui peuvent poser des problèmes. À ces espaces, s’ajoute la galerie jardin, d’environ 2000 m2. Cette fois-ci, c’est la grandeur des lieux qu’il faut pouvoir casser et la hauteur sous plafond qui est particulièrement importante.
Le service des expositions comporte quatre chargés de production. Ils gèrent la scénographie, le contenu éditorial, s’occupent du suivi de production et de l’iconographie. Ils sont associés, aussi, aux commissaires d’exposition et quatre régisseurs d’exposition qui prennent en charge les relations avec les organismes prêteurs, participent activement aux convoiements des œuvres, à leur installation, et s’assurent de la conservation préventive de celles-ci.
Récemment, le musée s’est doté d’un Responsable Social et Environnemental (RSE). Il essaie de mettre en place des groupes de travail et participe à des lancements de projets, tels qu’Alternatives vertes, en lien avec le ministère[2]. Il y a aussi, dans mon service, une chargée des opérations scénographiques qui offre un regard technique sur les plans fournis par les scénographes. Elle s’assure de la faisabilité des projets en tenant compte des éléments propres au lieu, comme la sécurité, l’éclairage et la maintenance des structures, tout en respectant les principes d’éco-responsabilité.
Enfin, l’équipe est complétée par deux adjoints qui prennent en charge les aspects budgétaires et juridiques, le co-pilotage avec la responsable des deux pôles production et régie, et qui assurent un rôle transversal avec les autres départements du musée.
T. F. : Lors du réaménagement des salles d’exposition et afin de fournir un contenu plus cohérent et une expérience de visite plus fluide, je me suis tourné vers l’éco-conception du mobilier scénographique. Pour cela, j’ai dû m’inspirer du travail de scénographes tout en sachant que les matières premières disponibles ne me permettraient pas d’effectuer le même type de réalisations. La question me touche, mais la ville n’était pas toujours en mesure de répondre à la fois aux attentes des publics et de fournir du mobilier scénographique. Le volet économique a donc également joué un rôle dans ce choix.
Depuis quand l’éco-conception des expositions temporaires est-elle au centre de vos préoccupations au musée du Quai Branly – Jacques Chirac ?
I. L. : La raison économique, bien qu’intéressante, n’est pas ce qui nous a animés. En 2006, pour l’inauguration du musée du quai Branly – Jacques Chirac, il y avait déjà une préconisation allant dans le sens d’un développement durable. Il n’y avait, pour autant, ni attente particulière ni obligation. Cela reposait en grande partie sur les équipes et l’engagement personnel des agents du musée. Les équipes en charge de la production des expositions temporaires y étaient sensibles et ont cherché à optimiser et/ou à réutiliser le mobilier scénographique, notamment les cimaises, puisque le volume consommé est particulièrement important et représente entre 550 et 1000 m2.
Dès 2007-2008, le musée a commandé une étude à l’entreprise Atemia pour faire un bilan carbone de son activité. À partir de ce moment-là, a été testé le concept de lancer une consultation scénographique visant à réaliser deux expositions de Galerie Jardin avec l’optique de mutualiser un maximum de constructions pour les deux expositions. Cela concernait surtout la galerie jardin, très consommatrice en matériel scénographique, notamment en MDF (panneau de fibres de bois à densité moyenne). La mutualisation est plutôt intéressante puisqu’elle représente 50% des structures.
Pour les mezzanines, en 2012, le musée a fait l’acquisition d’un parc de vitrines haut de gamme Meyvaert afin de faciliter la mise en scène des items. L’investissement initial est conséquent, mais il est rapidement amorti compte tenu de la durabilité et de la modularité des vitrines, qui permettent d’éviter des achats répétés. Ces vitrines, que l’on peut très facilement moduler, sont montées, démontées et stockées par le Musée à chaque exposition ; elles sont inventoriées et font l’objet d’un constat d’état à chaque déplacement. Malgré leurs usages fréquents, elles sont toujours en état d’utilisation aujourd’hui. Certaines d’entre elles sont fatiguées, mais le parc a bénéficié d’un nouvel investissement conséquent en 2022.
T. F. : Les pratiques évoluent dans le bon sens, on s’en rend bien compte dans votre propos.
Est-ce que des objectifs vous ont été fixés par la direction, ou par le ministère ?
I. L. : Si l’éco-responsabilité n’est pas clairement définie comme une priorité, les attentes sont aujourd’hui clairement identifiées, nos actions et démarches doivent être visibles et faire l’objet de rapports détaillés. L’objectif numéro 1 du musée du quai Branly – Jacques Chirac reste l’accueil et l’accessibilité. Il n’y a pas, non plus, de véritable ligne budgétaire sur la question de l’écologie. Pour autant, les attentes du public, des politiques et des équipes sont toujours plus importantes sur le sujet, et même si cela ne se traduit pas dans un tableur, des avancées sont notables.
En 2023, il a été demandé aux musées nationaux de présenter un bilan carbone sur une année. La demande, émanant du ministère, visait à estimer l’empreinte carbone des établissements. Aucun objectif officiel n’est donc posé mais, en se dotant d’un RSE, le musée affiche clairement sa volonté de mettre l’accent sur ces questions et de répondre à cet enjeu de société devenu essentiel.
Par ailleurs, nous travaillons, avec les équipes, pour faire en sorte d’optimiser et/ou de réutiliser le matériel qui est déjà en notre possession. Nous demandons, par exemple, à nos prestataires de faire des propositions permettant une réexploitation maximale de nos structures scénographiques. L’objectif est de se rapprocher du 100% de réemploi. Sans être le seul aspect pris en compte dans la sélection du prestataire, nous sommes attentifs au sujet. Notre intérêt grandissant pour la question, nous comprenons de mieux en mieux notre impact carbone et nous tentons de l’atténuer – même si la tâche est ardue.
T. F. : On le remarque à travers vos propos, le mobilier scénographique nécessaire à la mise en place de ces expositions est important.
Une fois que l’exposition est terminée, que faites-vous du mobilier qui n’est pas réexploité ?
I. L. : Une fois que l’entreprise est sélectionnée et qu’elle commence le montage de l’exposition suivante, elle récupère les éléments réutilisables et les adapte à la nouvelle scénographie. Le reste est généralement stocké ou détruit lorsqu’il n’est plus intègre. Pendant longtemps, la politique était de tout détruire et de créer de nouvelles structures. Les choses évoluent donc dans le bon sens.
Dorénavant, le musée et le prestataire externe sélectionné pour la scénographie sont liés par un accord-cadre dans lequel apparaissent l’éco-responsabilité et le recyclage. Devenus des critères, ces deux aspects sont surveillés. Une note de développement durable est également calculée et devient un critère de choix lors de la sélection du prestataire. Depuis que le marché public le mentionne, les prestataires s’y attachent et s’améliorent sur le sujet.
T. F. : L’une des problématiques que nous rencontrons régulièrement dans les structures régionales est, de manière générale, le manque d’espaces de stockage disponibles. Cela concerne les réserves, pas toujours adaptées, mais aussi le stockage des éléments scénographiques.
Concernant ce stockage, les bâtiments disponibles sont-ils assez grands pour accueillir, dans de bonnes conditions, le mobilier scénographique qui n’est pas réutilisé ? On pense aussi aux vitrines Meyvaert dont on a précédemment parlé.
I. L. : Malheureusement, même pour une institution comme le musée du quai Branly – Jacques Chirac, les murs sont parfois petits. À chaque fois qu’il faut « agrandir » ces lieux, nous devons louer de nouveaux espaces. Nous disposons toutefois d’un lieu de stockage assez conséquent et les vitrines qui sont démontées après chaque utilisation et rangées dans des caisses spécifiques y sont stockées.
T. F. : Conserver ce type de mobilier a donc un coût.
Serait-il possible, pour une structure comme la vôtre, de donner du mobilier scénographique à d’autres structures ?
I. L. : Effectivement, il y a la volonté de faire don de certains de ces éléments. Malheureusement, le volet juridique est plus complexe qu’il n’y paraît. Les achats sont faits sur les deniers publics et il est donc interdit de donner, sauf entre institutions publiques ou sous un seuil d’une valeur marchande.
T. F. : Lors de nos premiers échanges, nous voulions éviter la perte des vitrines Meyvaert fonctionnelles, mais fatiguées, en les ramenant à Bourbonne-les-Bains. Leur usage aurait été plus pérenne puisqu’elles étaient destinées à accueillir des pièces de l’exposition permanente du musée.
Est-ce ce volet juridique qui rend ce don impossible ?
I. L. : L’achat de ce matériel étant effectué avec l’argent du contribuable, il est parfois plus simple de le détruire que de le donner. Cela semble paradoxal, mais c’est une vérité à laquelle nous sommes confrontés. Cela concerne les vitrines en question. Le musée, sur des éléments de ce type, est contraint par un certain nombre de règles.
La valeur d’un don, par exemple, ne doit pas excéder 300 euros. Une vitrine Meyvaert de notre parc coûte 20 000 euros. Même fatiguée, sa valeur reste donc supérieure à cette valeur pécuniaire arbitraire qui a été fixée. On le comprend, cette limite est aussi liée au politique et évite quelques biais comme un éventuel favoritisme.
Il est possible, aussi, de les mettre sur la plateforme « Domaine du gouvernement », mais les structures nationales seraient prioritaires et une collectivité comme celle de Bourbonne-les-Bains aurait peu de chance de les obtenir.
Nous avions par ailleurs envisagé un prêt longue durée de ces éléments scénographiques. Cette tentative, qui pouvait être intéressante, s’est avérée infructueuse. Là aussi, le biais juridique n’est pas si simple.
En l’absence de directives ministérielles claires, il est difficile, sur ce type de matériel, d’avoir ou de proposer des dons. A contrario, la matière première n’est pas vraiment concernée par ces mesures. Ainsi, le MDF, les socles et les capots en Plexiglas peuvent, lorsqu’ils ne sont plus utilisés par le musée, être donnés en fin d’exposition temporaire. C’est là une possibilité pour faire en sorte que la réutilisation du matériel scénographique soit optimale et d’atteindre un 100% réutilisable – par le musée lui-même, si le prestataire externe le permet, ou par une autre structure muséale. La seule contrainte est la flexibilité de l’établissement d’accueil. La récupération du mobilier n’est possible que lors du changement d’exposition et la date est souvent connue assez tardivement. Elle doit généralement transiter par une structure de réemploi, telle que la Réserve des Arts. On procède ainsi à ce que l’on appelle un démontage propre. Dans tous les cas, l’organisme qui souhaiterait en bénéficier devrait être très réactif.
T. F. : Une mise en réseau des institutions muséales nationales comme territoriales, plus appropriée que la plateforme ministérielle « Domaine », permettrait sans doute d’envisager la récupération de ces éléments scénographiques. Peut-être serait-il intéressant, aussi, de penser à des lieux de dépôt, permettant aux structures plus petites de venir récupérer ce mobilier dans des délais raisonnables ou de faire en sorte que ces éléments – dont tout le monde a besoin – soient répartis sur le territoire. Bien sûr, c’est tout un écosystème entier à penser.
Nous avons abordé le réemploi des structures d’exposition, j’aimerais terminer cet entretien sur la question des objets présentés au public. À Bourbonne-les-Bains, une très grande partie du mobilier en réserve – et dont l’état de conservation est admissible aux yeux du grand public – n’avait jamais été exposé. C’est pourquoi, dans l’année écoulée, j’ai pris le parti de rendre visible un fond de collection inexploité à travers une exposition-dossier. Les réserves du musée du quai Branly – Jacques Chirac, dont une petite partie est visible du grand public, sont certainement bien documentées et permettraient peut-être la production d’exposition de ce type.
Cette volonté de se tourner parfois vers des expositions-dossiers existe-t-elle dans votre établissement ? Cela permettrait de ralentir un peu le rythme des expositions temporaires pour lesquelles les transports entrent en ligne de compte. Comment le musée se positionne-t-il sur cette question des prêts sollicités ?
I. L. : Les expositions-dossiers ne sont pas véritablement ancrées dans l’ADN du musée. Nos items entrent dans les expositions, mais nous devons régulièrement agrémenter celles-ci de prêts extérieurs selon les sujets traités. En règle générale, c’est le commissaire chargé de l’exposition qui fait les propositions. Nous fixons toutefois des limites en matière de nombre d’œuvres et de provenances. Dans la mesure du possible, nous essayons de maximiser les trajets et de trouver les pièces nécessaires à l’exposition dans un rayon de 100 km autour des « indispensables ». Nous essayons également de réduire les déplacements effectués à l’étranger. Le nombre de provenances est d’emblée réduit, mais s’il y a besoin, pour l’exposition, d’une pièce particulière, nous tentons de nous la procurer.
T. F. : Je vous remercie pour la qualité de cet échange instructif.
Notes
Signalant ainsi la dégradation du poste d’attaché de conservation puisque la fiche de poste n’a pas changé et que les missions relèvent toujours d’une catégorie A. ↑
Alternatives vertes est un appel à projets dans le cadre du Plan France 2030. ↑
— Docteur en archéologie et chercheur associé à l’UMR 6298 ARTEHIS, Tony Fouyer dirige actuellement le musée et parc Buffon de Montbard. Déjà auteur de plusieurs articles portant sur l’archéologie classique et sur l’histoire des collections, il porte un intérêt particulier pour les nouveaux dispositifs qui permettent aux institutions patrimoniales de réduire leur impact écologique. —
Bourbonne-les-Bains (Région Grand Est) est une petite ville thermale, qui compte moins de 2 000 habitants. En vogue aux XVIIIe et XIXe siècles, la ville perd progressivement de sa superbe. Les témoignages de ce glorieux passé sont encore présents, mais les habitants, comme les visiteurs/curistes n’en ont pas gardé le souvenir – en témoigne l’abandon progressif d’un hôtel réalisé par Henri Sauvage tombé dans un relatif anonymat. Située à la frontière de la Haute-Marne, des Vosges et de la Haute-Saône, la ville est particulièrement isolée. Bien qu’une bretelle d’autoroute permette de sortir à une vingtaine de kilomètres de celle-ci, elle n’est plus desservie en train et est assez difficile d’accès pour les citadins qui souhaiteraient s’y rendre. Sur place, les logements disponibles ne correspondent plus aux attentes des visiteurs et la signalétique – pour se rendre au musée – est trop discrète, voire inexistante.
Malgré cela, le musée de Bourbonne-les-Bains[1] proposait, en 2023, une exposition sur L’Afrique en musée, en partenariat avec l’Institut national d’histoire de l’art (INHA, Paris). L’objectif de l’exposition thématique était de fournir, sur l’ensemble du territoire, une exposition sur la constitution des collections d’objets africains dans les musées français. Les expositions[2], visibles durant une période variant d’un musée à l’autre, devaient nécessairement être inaugurées en parallèle du colloque international[3] qui s’effectuait dans les murs de l’INHA[4]. Ainsi, le Musée d’Angoulême, le musée Calvet à Avignon, le Musée municipal de Bourbonne-les-Bains, le Muséum d’histoire naturelle de La Rochelle, le musée d’Arts africains, océaniens et amérindiens de Marseille, la Monnaie de Paris, l’Association des musées en Bourgogne-Franche-Comté[5] et le musée Saint-Remi de Reims[6] se sont retrouvés autour de cette thématique et ont présenté des objets issus de leurs collections ayant fait l’objet de recherches récentes et s’intégrant au programme piloté par Claire Bosc-Tiessé[7].
Conçue sur le principe de l’exposition dossier[8], cette mise en réseau liant les musées autour d’une thématique commune se trouvait, de fait, placée sous le signe de l’éco-responsabilité[9]. Les réflexions sur la thématique et les besoins de repenser nos musées se sont accentuées depuis 2020 – la question était déjà posée dans les années 2000[10]. Longtemps sourds aux problèmes environnementaux, la pandémie a marqué un tournant. Les « petits » musées sont, depuis toujours, de bons élèves dans le domaine puisque les moyens mis à leur disposition ne leur permettent pas de jeter les éléments de scénographie qu’ils ont ou de faire des prêts demandant des transports à longues distances ou la production de caisses de transport réalisées sur mesure. Depuis 2020, les initiatives des musées se multiplient, tout comme les appels à communications/publications qui permettent de diffuser le résultat d’expériences récentes[11]. C’est sous cet angle que cet article interroge ce modèle de l’exposition dossier, mise en réseau. Il vise à en souligner les aspects positifs, tout comme les inconvénients.
Le but est également de réfléchir, sur le long terme, aux modes d’exposition et aux partenariats entre sites, tout en prenant en considération la diversité des structures, les publics et les politiques culturelles qui, dans ce contexte, ne trouvent pas toujours leur compte[12]. Cela nous amènera donc, également, à nous questionner sur le rôle des institutions culturelles. Enfin, nous tenterons de proposer des solutions concrètes qui permettraient d’améliorer et de pérenniser ce modèle qui offre l’opportunité de créer un maillage territorial et de valoriser les résultats des recherches sur les collections qui répondent à une même problématique.
L’Afrique en musée. Le cas de Bourbonne-les-Bains
Répondant à l’appel lancé par l’INHA, certains musées ont décidé de montrer aux publics des objets ou lots d’objets africains provenant de leur collection. Ces objets pouvaient faire partie des expositions permanentes ou être présentés pour la première fois. La seule contrainte, pour les musées, était de faire coïncider ce temps d’exposition avec le temps du colloque international que l’institut organisait dans ses locaux à Paris et qui marquait la fin d’un programme de recherche pluriannuel portant sur la constitution des collections africaines dans les musées français[13]. Pour faire écho aux installations sur sites, l’INHA proposait à ses conférenciers et aux passants une série de posters scientifiques qui visait à montrer la pluralité des lieux d’exposition, des modes de constitution des collections et à valoriser la démarche des musées partenaires (Fig. 1).
Le cas de Bourbonne-les-Bains était particulièrement intéressant. Le musée, au cours du programme de recherche, a reçu des chercheurs spécialisés en histoire et en histoire de l’art et a pu bénéficier d’un contact régulier avec eux – par échanges de mails – afin d’éclaircir la nature des objets conservés dans les réserves et de déterminer leur provenance. Une partie de ces items a fait l’objet de billets, dans les Carnets Hypothèses[14]. En l’absence de documents officiels, legs ou dons, la présence de ces objets dans les collections interroge et nous oblige à effectuer les difficiles recherches de provenance.
L’un des légataires ou donateurs supposés – à juste titre – est un certain Ernest Noirot. Né à Bourbonne-les Bains en 1851 et mort dans la cité thermale en 1913, Ernest Noirot[15] a été administrateur colonial[16] au Fouta-Djalon (Guinée[17]) pendant presque 30 ans. À ce titre, il a participé à l’Exposition universelle de 1889 réunissant des objets du Fouta-Djalon et d’ailleurs[18] et sélectionné les participants du pavillon sénégalais sur l’Esplanade des Invalides, à Paris. La région, lors de cette Exposition universelle, reçut plusieurs prix[19]. Loin de s’attendre à un tel succès, Ernest Noirot fut également récompensé (Fig. 2).
Pour célébrer ce colloque et la fin du programme d’étude, le musée a présenté presque tout son fonds africain. Cela représente près d’une cinquantaine de pièces allant de l’outillage au costume, en passant par l’armement (Fig. 3). Ce mobilier comprend également des œuvres écrites et peintes, des photographies et de la correspondance[20]. Certaines de ces pièces sont particulièrement emblématiques par leur rareté ou leur dimension historique[21], d’autres relèvent plus d’un usage quotidien. Il fait peu de doutes que la majorité de ces objets a été réunie par Ernest Noirot[22].
Aucun véritable budget n’a été alloué à cette exposition sur L’Afrique au musée de Bourbonne-les-Bains[23]. La mise en scène – scénographie, régie et installation – s’est faite en interne[24]. Les canisses, qui ont habillé le sommet des vitrines anciennes, les pieds d’une vitrine table et le support de présentation des huiles sur carton avaient été employés auparavant, lors d’un autre projet pour la grande partie, et donnés par les entreprises locales qui en possédaient en hors stock pour le reste. Il en est de même pour le mobilier d’exposition. Le pupitre qui accueillait les huiles sur carton et la vitrine éphémère ont été fabriqués en interne, en réutilisant des tréteaux et des contreplaqués qui étaient stockés dans le musée. Ils ont simplement été customisés pour l’occasion (Fig. 3). Des vitres, récupérées sur des cadres anciens, permettaient de garantir l’intégrité des huiles sur carton. L’usage de ce type de support, légèrement incliné, limitait ainsi la détérioration des œuvres. Longtemps placées au mur à l’aide d’un piton, on pouvait constater une déformation des cartons – dû à ce mode d’exposition et à l’hygrométrie relativement haute qui règne dans le musée (autour de 70 %), tandis que des trous au niveau de la surface peinte signalaient la présence, ancienne ou non, des pitons.
La plupart des autres vitrines employées était auparavant dédiées à un fonds de naturalia, qui lui, a fait l’objet d’un récolement et d’une nouvelle mise en scène usant des éléments en réemploi. Des socles, notamment, ont été « upcyclés » afin de présenter convenablement toutes les pièces. L’ensemble a permis la refonte du parcours du musée. En utilisant les vitrines – inamovibles – différemment, on a libéré un espace pour l’ethnographie et un autre pour l’histoire naturelle afin qu’une cohérence plus forte se dégage. Ce deuxième espace a également bénéficié de changements, rendus possibles par la fabrication d’une mise à distance usant de socles du musée et de vitres issues des vitrines anciennes. Les présentoirs, pour les spécimens naturalisés, ont été fabriqués à l’aide des chutes tandis que deux vitrines ont été fabriquées à l’aide d’anciens cadres stockés au musée, montés sur tréteaux pour l’une, accoudés à une ancienne cimaise fabriquée en interne – de longue date – pour l’autre.
S’appuyant sur les seules œuvres du musée – auxquelles nous aurions peut-être pu associer des pièces stockées au Quai Branly –, aucun transport d’œuvre n’a été effectué et le bilan carbone[25] est relativement faible.
Par ailleurs, le musée a pu bénéficier de l’appui, en communication, de l’INHA et des autres structures muséales. Ce partenariat entre sites, un peu différent de celui qui est habituellement opéré puisqu’il ne nous lie pas par des prêts et des dépôts, offre des avantages et des inconvénients.
L’exposition en réseau : objectifs et résultats
Ce modèle d’exposition en réseau a généré beaucoup d’intérêt de notre part. Il se construisait avec d’autres structures, s’appuyait sur un discours scientifique fourni par des spécialistes difficilement accessibles[26] pour une structure comme le Musée municipal de Bourbonne-les-Bains et permettait de présenter une partie des collections, « cachée » au grand public depuis son arrivée. Les pièces en question avaient été stockées dans le grenier du musée. Leur état, bien que discutable, permettait une exposition, mais c’est surtout leur intérêt qui n’avait pas été perçu. Cela permettait également, même si le cœur du propos n’était pas là, d’être plus juste sur le rôle d’Ernest Noirot. Méconnu, les locaux le voient comme un simple aventurier[27] alors qu’il s’agissait d’un administrateur et d’un homme politique important dans les colonies. Sans nier les pratiques liées à « l’exposition d’habitants » sur les stands des Expositions universelles[28], le replacer dans l’histoire locale semblait indispensable[29].
En cela, ce fut une réussite. Les habitués – passionnés d’histoire locale, curistes réguliers, familles – et les visiteurs qui sont venus au musée ont été surpris, satisfaits et très intéressés par la proposition[30]. Cela s’est traduit sur le nombre de visiteurs sans pour autant que cela génère, non plus, des flux que le musée ne pourrait supporter. Le public touché a été un peu plus large que d’habitude, sans mobiliser les visiteurs des grandes villes[31].
Dans les faits, l’objectif n’était pas tant de démultiplier le nombre de visiteurs que de permettre aux locaux de s’emparer d’un sujet qu’ils n’ont pas l’habitude de voir, considérant que la question ne concerne pas leur territoire. Par ailleurs, la construction même de l’exposition et la volonté manifeste de réaliser une exposition sur les collections du musée reflètent bien cet objectif.
Malgré cela, et même si l’augmentation du nombre de visiteurs est effective, elle est multifactorielle[32]. Les actions de médiation, la refonte du parcours de visite et une meilleure – mais loin d’être optimale[33] – communication autour des actions du musée y sont également pour beaucoup. Au-delà de ces conceptions, les élus – dont l’objectif n’est pas toujours lié à l’aspect pédagogique – peuvent éprouver une certaine frustration. L’absence d’hôtes de marque lors du vernissage – liée au fait que le colloque international et l’inauguration de l’exposition aient coïncidé – et l’impression de ne pas avoir d’interlocuteurs directs/de partenariats concrets en sont les raisons.
Bien que cela n’entre pas toujours en résonance avec les politiques menées par les collectivités, la découverte, la création du débat, le rôle pédagogique, le lien social autour des expositions sont des aspects signifiants qu’il ne faut pas minimiser. Leur prise en compte est essentielle, d’autant plus que le déplacement de publics nombreux au musée entraîne nécessairement un bilan carbone conséquent.
L’exposition en réseau a, il me semble, un intérêt fondamental dans cette perspective. Elle permet au visiteur, près de chez lui, d’avoir accès au mobilier conservé au musée, souvent stocké, car méconnu, répondant à une thématique « nationale » et à un contenu scientifique adapté sans pour autant devoir se rendre dans un pôle d’attractivité que représente une grande ville. De ce fait, le modèle est aussi éco-responsable puisqu’il évite aux locaux de se déplacer vers les métropoles, limitant ainsi la note carbone qui en résulterait.
Anticipation, optimisation et flexibilité
Ce modèle de l’exposition dossier, en réseau, peut tout à fait être digne d’intérêt. Bien que contraignant, il a un bilan carbone (presque) neutre[34], tout en s’appuyant sur un discours scientifique et en maintenant les attentes du public. Bénéficiant de l’appui scientifique des chercheurs liés à l’INHA et de leurs contacts, l’exposition en réseau permet aux structures – petites ou grandes – de mieux connaître leurs collections. Ce partage des connaissances, dans le cas où la structure initiatrice du projet est un institut de recherche, est sans conteste l’un des points forts du projet. L’exposition en réseau, elle, nécessite tout de même une grande flexibilité et ne peut pas convenir à toutes les structures. Les collections disponibles, dans les réserves, ne sont pas toujours présentables et, surtout, elles ne peuvent pas toujours offrir un discours cohérent, avec les quelques pièces fortes essentielles et attendues. En l’occurrence, la tunique protectrice et les deux tablettes coraniques faisaient office de pièces maîtresses à côté de deux tableaux réalisés par Ernest Noirot. Toutes ces pièces avaient été étudiées et « décryptées » par les chercheurs associés au programme de l’INHA.
Pour pallier ces deux problèmes énoncés, il semble indispensable de solliciter d’autres structures, parmi lesquelles les musées et les universités. Les prêts entre les structures peuvent, par exemple, être optimisés et plus durables. Les conventions de prêts sont souvent assez courtes et des demandes de dépôt, sur une période de trois ou cinq ans renouvelables, permettent de lisser un bilan carbone qui peut s’avérer lourd en transport. Cela concerne le trajet à proprement parler, mais aussi la production de caisses de transport adaptées, réalisées sur mesure et l’utilisation du consommable – les mousses notamment, qui ne sont pas toujours recyclables[35]. Dans certains cas, lorsque l’espace d’exposition temporaire est trop restreint, il est nécessaire d’envisager une modulation des espaces permanents d’exposition. De fait, il faut imaginer, en même temps que la mise en place d’une exposition temporaire donnée, une rotation des collections. Bien entendu, une telle stratégie demande une grande capacité d’adaptation et d’anticipation pour des musées disposant de « petites » équipes. Dans cette perspective, il faut anticiper la programmation culturelle et se projeter sur plusieurs années.
Le travail de sélection des pièces s’avère crucial, tout comme la nécessité de cerner les personnes-ressources qui pourront faire vivre les collections et les expositions à travers des animations et des conférences – pour le grand public comme pour les passionnés. Les universitaires sont, dans ce cas de figure, sollicités. Nos connaissances scientifiques des collections dépendent en grande partie de leurs travaux[36].
On le constate, ce modèle est adaptable même s’il est complexe à mettre en œuvre. C’est d’autant plus vrai que nos institutions dépendent en grande partie du politique[37]. Les commandes politiques qui sont liées aux expositions ou partenariats ponctuels sont aléatoires et ne sont pas toujours faciles à mettre en œuvre, puisqu’elles relèvent d’une autre temporalité. Elles sont également difficiles à anticiper et donc contradictoires avec le modèle de l’exposition en réseau – et parfois même de l’éco-responsabilité. La période électorale – à laquelle nous serons bientôt confrontés – est, par définition, synonyme d’instabilité.
Conclusion
Bien qu’il soit difficile d’évaluer – à partir du cas de Bourbonne-les-Bains – le succès ou non de ce type d’initiative, il convient d’en tirer tout de même quelques enseignements. L’impact environnemental d’une telle exposition est très faible. La mécanique qui s’appuie sur le réemploi, le recyclage ou encore l’upcycling offre des opportunités certaines de ce point de vue. Bien que s’appuyant sur les collections du musée, elle peut délivrer un contenu scientifique de qualité et répondre à certaines de nos missions.
Malgré cela, le modèle peut difficilement être répété « à l’infini ». Il constitue, de ce fait, une alternative, un outil complémentaire auquel on peut faire appel pour ralentir le rythme des expositions temporaires ou itinérantes qui, elles, demandent des transports d’œuvres – généralement liés à des prêts dont la durée est relativement faible[38].
L’usage du réseau, tel qu’il a été employé dans le cas de L’Afrique en musée, n’est probablement pas, non plus, celui qui conviendrait le mieux à une structure/une ville comme Bourbonne-les-Bains. Bien que la communication ait son importance, intégrer un réseau national de cette envergure ne peut pas apporter le flux de touristes désiré par les élus locaux[39].
Il serait intéressant, je pense, de tester cette solution sur un territoire plus circonscrit, à l’échelle de la région ou du département. Ce serait un moyen d’associer les structures entre elles, de créer un lien sans que cela passe nécessairement par le volet financier[40]. La difficulté d’une telle initiative réside dans la grande diversité de nos collections et dans les politiques territoriales menées. Par ailleurs, et si un consensus sur la question pouvait exister, il faudrait également veiller à ce que les thématiques choisies ne soient pas trop simplistes. Une exposition en réseau sur L’Architecture, Les Animaux ou Les Couleurs – à titre d’exemple – enverrait un mauvais message.
Notes
* Toutes les URL ont été consultées en décembre 2024.
Les collections du musée sont mixtes et présentent l’histoire de la ville, de ses personnages les plus éminents – peintres, hommes politiques etc. ↑
Qui pouvaient prendre des formes très différentes. ↑
Le colloque international en question s’intitulait Collections premières. Aux débuts des objets d’Afrique dans les musées occidentaux. Organisé par Claire Bosc-Tiessé (INHA/CNRS/EHESS), Coline Desportes (INHA/EHESS) et Pauline Monginot (INHA), il s’est tenu les 14, 15 et 16 juin 2023, à l’auditorium Lichtenstein de l’Institut national d’histoire de l’art (Paris). ↑
Les musées participants avaient carte blanche et devaient proposer des vitrines en lien avec la thématique ou une exposition. La première solution est celle qui a été plébiscitée. ↑
Je tiens à remercier très chaleureusement Claire Bosc-Tiessé pour sa gentillesse, sa bienveillance et pour les échanges que nous avons eus et que nous continuons d’entretenir autour de l’Afrique. Ce colloque venait clôturer un programme de recherche visant à faire connaître les collections d’objets d’Afrique en France. Il en résulte, notamment, une cartographie en ligne : Le monde en musée, https://monde-en-musee.inha.fr. Loin des débats actuels, il s’agissait surtout de comprendre les processus de muséalisation de ces collections et la manière dont elles ont été constituées. Le programme se développe désormais sous l’intitulé Vestiges, indices, paradigmes, lieux et temps des objets d’Afrique (XIVe-XIXe siècle). ↑
Exposition qui s’appuie sur un corpus propre aux collections d’un musée et ayant fait l’objet d’une étude particulière. ↑
L’idée, même si la pression est moindre, est de générer de l’attractivité et donc des flux. Or, l’intérêt de ce type d’exposition réside certainement davantage dans le fait d’amener les locaux à voyager à travers ces collections sans pour autant avoir besoin de se rendre dans des institutions parisiennes. Dans une ville thermale en perte de vitesse, le public étranger, de passage ou en cure, génère de l’activité – notamment pour les petits commerçants qui la peuplent et qui l’alimentent tout au long de l’année. ↑
Ce programme de recherche est initié en 2017 par Claire Bosc-Tiessé et s’intitule Vestiges, indices, paradigmes, lieux et temps des objets d’Afrique (XIVe-XIXe siècle). Ce programme avait pour objectif de proposer des outils conceptuels et pratiques permettant de renouveler l’histoire de l’art des objets d’Afrique réalisés entre le XIVe et le XIXe siècle. En retour, il réinterrogera à partir de ces objets les méthodes et les paradigmes d’une histoire de l’art principalement élaborée à partir de cas européens au cours de la même période. ↑
Le musée a fait l’objet de deux billets. Bosc-Tiessé C., « L’Afrique en musée. Musée de Bourbonne-les-Bains », Carnets d’Afrique. Actualité de la recherche en histoire de l’Afrique avant le XXe siècle, 2020, en ligne : https://afriques.hypothèses.org/1013 ; Collet H., Diaw O., « L’Afrique en musée. Les tablettes coraniques et la tunique protectrice de Bourbonne-les-Bains », Carnets d’Afrique. Actualité de la recherche en histoire de l’Afrique avant le XXe siècle, 2021, en ligne : https://afriques.hypothèses.org/1176. ↑
Le musée du Quai Branly – Jacques Chirac conserve également des objets et clichés d’Ernest Noirot. Le don, signalé en 1936, provient d’une certaine Bartel-Noirot dont nous ne savons malheureusement pas grand-chose : Bosc-Tiessé C., « L’Afrique en musée. Musée de Bourbonne-les-Bains », Carnets d’Afrique. Actualité de la recherche en histoire de l’Afrique avant le XXe siècle, 2020, en ligne : https://afriques.hypothèses.org/1013. ↑
Pour une synthèse récente, voir : David P., Ernest Noirot. Un administrateur colonial hors normes (1851-1913), Paris, Karthala, 2012. ↑
La région du Fouta-Djalon se trouve à cheval entre la Guinée et le Sénégal. ↑
Ernest Noirot, pour les besoins de l’exposition, a reçu des objets provenant d’autres régions de l’Afrique (sans que l’on ne sache la nature de ces items). ↑
Si l’on en croit le nombre d’étuis à médaille conservés au musée, il en a reçu onze – certaines médailles sont connues par des sources écrites : voir David P., Ernest Noirot. Un administrateur colonial hors normes (1851-1913), Paris, Karthala, 2012, p. 192. Ces médailles le récompensent pour son action au Fouta-Djalon, mais aussi ses collaborateurs (des locaux) et la région. ↑
Une lettre destinée à Ernest Noirot, commandant du cercle, a été retrouvée dans l’une des réserves du musée peu de temps avant l’exposition. Sans l’aide précieuse d’Hadrien Collet, pour la traduction du courrier, nous n’aurions pas pu l’exploiter. Nous tenons, ici, à le remercier une fois de plus. Est-ce que ce fonds a fait l’objet d’une recherche avant le colloque ? Malheureusement, l’étude n’a pu être poussée au maximum, la découverte du document était trop tardive. ↑
On pense ici à la tunique protectrice, aux tablettes coraniques sur lesquelles on trouve une trace de don à Ernest Noirot ou encore aux deux tableaux (presque des études) qui montrent que l’État français choisit l’image qu’il souhaite offrir au visiteur de l’Exposition universelle. ↑
Il est probable que les trophées montés à l’européenne, a posteriori, proviennent d’un autre Bourbonnais, un Père blanc du nom de Brutel, mort dans les années 1950. Certains habitants locaux se souviennent de son appétence pour ce type de pièces. ↑
La somme dépensée représente à peine 1 % du budget du musée qui, dans les faits, n’a presque jamais de budget alloué aux expositions temporaires. ↑
Seules trois personnes – en dehors du directeur – ont participé à la production de l’exposition. Deux personnes étaient bénévoles, issues des filières culturelles, la dernière était stagiaire au musée. Les cartels développés et les textes ont été relus et corrigés par une chargée d’édition, bénévole également. ↑
Ne disposant pas d’outils adéquats, il est difficile de chiffrer le bilan carbone de l’exposition. Pour le transport : 218 g CO2e ; pour le MDF : 22,2 kg CO2e en prenant en moyenne qu’1m3 de MDF équivaut à 428 kg CO2e (fourchette moyenne correspondant aux chiffres disponibles sur : Enecobois, http://www.enecobois.be/page/12/MDF) ; pour le plexiglas, je n’ai malheureusement pas les chiffres ; les autres éléments sont issus de réemplois. ↑
Le musée, éloigné des réseaux universitaires, ne voit presque pas de chercheurs, encore moins spécialisés dans l’ethnographie extra-européenne. Le personnel disponible – limité à un individu – ne permet pas toujours de réaliser les recherches documentaires associées – les dossiers d’œuvres correspondants. ↑
La plaque lui rendant hommage à Bourbonne-les-Bains est doublement erronée. Elle le présente comme un aventurier et indique une mauvaise date de mort. ↑
On pense ici aux zoos humains, pratiques régulières dans le cadre de ces Expositions universelles. ↑
Il reste encore des zones d’ombre l’entourant. Photographe et bon peintre, on ne connaît pas, par exemple, sa formation artistique. ↑
Les commentaires laissés sur le livre d’or, les retours après actions de médiations l’ont démontré. ↑
L’appréciation reste tout de même difficile. Le musée ne dispose pas d’un observatoire des publics et les agents en charge de l’accueil sont liés à la médiathèque. Les instruments de mesure sont rudimentaires et les informations recueillies presque inexistantes. ↑
Sur l’année, l’augmentation de la fréquentation doit être de l’ordre de 20 %. ↑
La communication du musée et autour des actions de médiation pourrait être améliorée ; il n’y a pas de service dédié à la ville, la création des supports et leur diffusion s’ajoutent aux activités du directeur. ↑
L’éco-responsabilité n’était pas l’un des objectifs de l’appel de l’INHA et de l’exposition en réseau qui s’est dessinée. Les institutions partenaires pouvaient réaliser une exposition ou une vitrine afin de célébrer la fin du programme. Les participations, même numériques, pouvaient être proposées. Le modèle offre, en tout cas, une base scientifique solide et un discours d’ensemble cohérent qui mérite, à mon sens, que l’on s’y attarde. ↑
Mon intérêt premier pour la question est avant tout citoyen. Désireux d’avoir une empreinte carbone relativement faible tout en proposant des expositions de qualité et « attractives », j’ai commencé à me documenter sur le sujet et à m’inscrire dans les projets qui portaient sur le sujet. Je m’appuie également sur le retour d’expérience de mes collègues afin de transposer leur démarche, de l’adapter voire de l’améliorer lorsque cela est possible ou nécessaire. Bien qu’il n’y ait aucune directive réelle sur le sujet à l’échelle des petits territoires, réfléchir à des processus vertueux est un exercice qui, même intellectuellement, est extrêmement enrichissant. ↑
On pense par exemple ici aux choix dans les thématiques d’expositions temporaires. ↑
On entend ici qu’il est difficile de lisser l’impact environnemental sur une période inférieure comprise entre 9 et 18 mois. ↑
Les élus n’ont pas fixé de chiffres de fréquentation à atteindre en début d’année, mais la ville a tendance à perdre des habitants et à perdre en fréquentation. Le musée est un des lieux qui permet de générer des flux dans le secteur, avec le parc animalier (qui est très visité). ↑
C’est le rôle des pays d’Art et d’Histoire, mais ces derniers ont parfois du mal à exister. ↑
entretien avec Yoshiko Suto et Frédéric Weigel, mené par Caroline Tron-Carroz
— Yoshiko Suto et Frédéric Weigel sont respectivement directrice et directeur du « Palais des paris » à Takasaki au Japon. Yoshiko Suto est linguiste et professeure à l’université Nihon à Tokyo ; elle travaille actuellement sur des analyses sémio-linguistiques portant sur des supports de médiation. Frédéric Weigel est artiste et développe des expériences discursives puisant dans les terminologies des disciplines philosophiques, sémiotiques et anthropologiques.
Caroline Tron-Carroz est docteure et enseignante en histoire de l’art à l’École Supérieure d’Art et Communication (ESAC) de Cambrai. Elle co-dirige avec Keyvane Alinaghi (artiste et enseignant en code créatif) le programme de recherche « Retour aux sources : la création numérique reconsidérée ». Elle est également membre titulaire au laboratoire InTRu (Interactions, Transferts, Ruptures artistiques et culturelles) à l’Université de Tours et participe depuis 2016 au comité de rédaction d’exPosition. —
En 2014, par le biais de Tiphaine Larroque, je rencontrais Frédéric Weigel de passage en France qui me faisait part des débuts mouvementés du Palais des paris[1], une structure artistique montée en collaboration avec Yoshiko Suto dans une région au nord de Tokyo. Ce premier échange permettait de sonder les différences manifestes entre les institutions françaises et japonaises, les biais occidentaux sur l’art contemporain japonais mais aussi les difficultés de pérenniser au Japon un lieu d’exposition indépendant et exigeant dans sa programmation.
Fin 2022, Frédéric Weigel et Yoshiko Suto ont contacté exPosition pour soumettre un article qui a finalement pris la forme d’une discussion menée en visioconférences en 2023 et au début de l’année 2024. Ces échanges retranscrivent avec franchise le regard que ce duo franco-japonais (que je remercie chaleureusement) porte sur les structures muséales et l’art contemporain au Japon, dévoilant ainsi une parole peu entendue en France, tout en défendant un lieu d’exposition responsable et résistant.
Cet entretien s’inscrit dans une volonté pour la revue exPosition de valoriser des regards croisés entre les institutions culturelles françaises et les structures artistiques étrangères.
Caroline Tron-Carroz : Frédéric Weigel et Yoshiko Suto, pouvez-vous vous présenter, expliquer la genèse ainsi que la situation géographique du Palais des paris (centre d’art indépendant au Japon) que vous codirigez ?
Yoshiko Suto : Le Palais des paris utilise un bâtiment qui a été une école privée d’anglais construite par mon père dans les années 1970 à Takasaki. Il y a une quinzaine d’années, après avoir fini ma thèse de linguistique en France, je suis revenue au Japon avec Frédéric. Cette ville se trouve dans la région de Gunma au nord de Tokyo. Dans le contexte japonais, cette région est considérée comme la « campagne » de la capitale. En réalité nous vivons dans un tissu urbain avoisinant un million d’habitants. C’est à la fois gigantesque et petit.
Frédéric Weigel : Je suis artiste et j’ai suivi Yoshiko quand elle est rentrée dans son pays et qu’elle a trouvé un poste dans une faculté à Tokyo. J’ai d’abord utilisé ce bâtiment comme atelier, puis nous avons commencé à accueillir d’autres artistes de manière bénévole, ce qui est toujours le cas. C’est Yoshiko qui a trouvé le nom de la structure : si c’est une blague du côté français, du côté japonais la sonorité est ludique tout en fonctionnant avec les images d’Épinal sur les représentations françaises.
C. T.-C. : Ce lieu d’exposition est-il différent des structures artistiques existantes au Japon (publiques et/ou privées) ?
Y. S. : Au Japon, la différence entre structures artistiques publiques et privées est plus complexe qu’il n’y paraît. En voici les principaux cadres :
Les musées sont naturellement des institutions publiques, mais une grande part des expositions sont constituées par des entreprises privées appartenant notamment au monde des médias. Cela n’est d’ailleurs pas clairement spécifié sur les documents de communication. Ainsi, contrairement aux apparences, les équipes de curateurs n’ont pas tout pouvoir dans le choix des problématiques et des objets exposés.
Les festivals de revitalisation (comme la Triennale d’Echigo-Tsumari dont nous reparlerons) sont menés par des politiques publiques, qui visent avant tout les retombées économiques que génère ce type de production dans lequel la masse d’artistes bénévoles rend très rentable la valorisation « du local ». Les questionnements esthétiques sont souvent secondaires. Ce cadre étant maintenant répandu, il existe des initiatives à plus petite échelle (par exemple des artistes ou des designers) qui reproduisent spontanément les mêmes rouages pour tenter d’exister.
Les espaces d’expositions sont souvent à louer. Quand ils sont privés, ils sont appelés « galerie à louer ». Parfois, les espaces publics pour les citoyens fonctionnent comme des locations, avec notamment l’organisation de concours plus ou moins amateurs…
Les fondations privées sont finalement ce qui ressemble le plus à leurs homologues internationaux, elles montrent des collections d’œuvres achetées sur le marché de l’art. Je note que ces fondations participent parfois aussi à des projets à visées économiques.
Il existe aussi des expositions-ventes dans les grands magasins, mais il s’agit plutôt de formes décoratives liées aux systèmes des corporations.
Enfin, il existe des groupes d’artistes indépendants fonctionnant sur le rapport maître-élève. Généralement, ce sont les jeunes qui paient pour construire un modèle économique viable.
En résumé, pour l’art contemporain l’institution est faible et la dimension économique est forte. Mais il ne me semble pas y avoir, au moins pour l’instant, un marché de l’art puissant.
F. W. : Par rapport à ce contexte, le Palais des paris pratique une organisation qui ressemble plus au modèle associatif à la française. Nous visons le développement d’une structure qui est indépendante du politique, sans pour autant être strictement privée, et qui permet une énonciation différente dans laquelle les actes ne sont pas motivés par un enrichissement personnel. L’idéal serait de favoriser un espace public pensé comme le résultat de la dialectique des points de vue. Comme il n’y a pas tout à fait d’équivalence au Japon, nous avons trouvé un équilibre dans un registre plus privé, en vue d’un public qui n’est néanmoins pas une clientèle. Notre position n’est pas spontanément compréhensible au Japon, c’est donc expérimental par rapport aux habitudes sociales communes.
C. T.-C. : Quel était l’objectif premier de votre structure artistique indépendante ?
F. W. : Le Palais des paris a été monté pour répondre à notre besoin d’autonomie vis-à-vis des habitudes du monde de l’art au Japon. En arrivant sur l’archipel, celui-ci me semblait invraisemblable, en particulier sa dimension économique. En effet, l’artiste paie couramment pour exposer. Je me souviens avoir approché le festival de performance Nipaf en 2009, qui était connu à l’international comme étant l’exemple de l’underground japonais. En réalité, les jeunes artistes payaient des sommes conséquentes pour avoir le droit de faire une action de 10-15 minutes.
Dans ce monde que je jugeais absurde, j’ai proposé à Yoshiko d’essayer de monter des cadres organisationnels plus sains pour présenter d’autres artistes. Nous avons mené un premier projet de résidence avec quatre Français et quatre Japonais dans la ville de Maebashi en 2011. En 2013, nous avons monté un projet avec l’Institut Supérieur des Beaux-Arts (ISBA) de Besançon qui présentait des artistes japonais dans plusieurs villes de France, et enfin en 2014 nous avons ouvert le Palais des paris à Takasaki dans le but d’accueillir des artistes francophones en résidence[2]. En 2015, nous avons monté le premier festival d’art contemporain officiel de la ville de Takasaki. Si, dans tous ces projets, nous souhaitions produire un cadre où il puisse y avoir un art indépendant, nous nous sommes rendu compte qu’il fallait être les plus autonomes possible. Après Maebashi, nous avons expérimenté des relations avec les politiques de la ville de Takasaki, mais n’avons pas pu trouver un terrain d’entente. Si nous avons continué par-delà les attentes politiques, c’est par notre capacité d’autonomie et nos refus de compromis. Empiriquement, nous nous sommes rendu compte qu’il fallait éviter de recourir à des intermédiaires, dans un contexte où les relations sociales se construisent justement par des intermédiaires de confiance. Il s’agit alors de développer toutes sortes de compétences : communication, technique, médiation, logistique, relations sociales…
C. T.-C. : Ainsi, votre projet, qui se voulait au départ ouvert aux artistes contemporains japonais, est devenu un lieu de résidence d’artistes francophones. Pouvez-vous en expliquer les raisons ?
Y. S. : D’un point de vue très concret, les artistes japonais n’ont pas autant de temps disponible que leurs homologues européens. La plupart ont un emploi alimentaire et doivent financer leurs expositions, ils n’ont donc pas le loisir d’une résidence de recherche. Il y a aussi des décalages concernant la visée de notre structure : réflexivité, indépendance et non-rentabilité. Les artistes japonais ne nous ont fait part que très rarement de leurs souhaits d’une collaboration. Nous avons rapidement fait le choix de travailler avec des internationaux qui désiraient s’investir dans un projet. Mais aussi, dans le cas japonais, l’histoire est primordiale. Le concept d’art (bijutsu) est une construction moderne qui a commencé à s’élaborer durant l’ère Meiji (1868-1912) dont la finalité première était de structurer un État-nation. Ainsi, toutes les notions en art ont été constituées de néologismes dont les bases épistémologiques étaient calquées sur celles de l’Europe notamment dans le domaine de l’esthétique, de l’histoire de l’art, des musées…. Toute la complexité de cette histoire réside dans un balancier entre des importations reconnues comme telles, c’est-à-dire des modernisations, et l’affirmation d’une autonomie vis-à-vis d’un modèle étranger. Dans le milieu de l’art, il m’arrive d’entendre des discours que je pensais appartenir à d’autres temps et que je ne croise nulle part ailleurs : par exemple, celui que l’Occident aurait contaminé l’art japonais. Il y a encore une forme de compétition et Frédéric vient parfois incarner ce double imaginaire, à la fois modèle et rival.
F. W. : Un historien comme Mickael Lucken parle de « mimétisme romantique[3] » pour qualifier l’affirmation d’une originalité japonaise sur la base d’épistémologies importées autour des années 1930. Encore aujourd’hui, il existe une croyance persistante en une « pureté artistique japonaise », mais en même temps il est très difficile pour un artiste contemporain japonais d’être reconnu dans son pays. La tactique qui est alors couramment prônée pour acquérir le statut d’artiste est de partir en Occident et de s’y faire reconnaître comme artiste japonais. C’est ennuyant, car au-delà du fantasme d’un Occident faiseur de rois, il faudra y incarner des stéréotypes de ce que serait une esthétique asiatique pour espérer devenir célèbre. Cette relation de réelle fascination réciproque est accompagnée de tensions identitaires fortes qui viennent polariser une double essentialisation entre Orient et Occident. À notre échelle, nous essayons de ne pas remettre une pièce dans cette machine infernale qui se réenclenche rapidement.
C. T.-C. : Vos explications et retours d’expérience rejoignent l’idée (largement étudiée par d’autres[4]) selon laquelle le système artistique japonais est traditionnel, corporatiste et académique, fondé sur la transmission hiérarchique des techniques, cooptation, parrainage entre enseignant·es et étudiant·es. Comment expliquer cet état des lieux ?
Y. S. : La scène artistique actuelle au Japon se divise en deux mondes structurés différemment. Le premier est celui du gadan avec ses corporations artistiques. Il en existe au moins une centaine (Nitten, Inten…) qui organisent régulièrement des salons suivant des catégories reposant sur la technique. Ces corporations louent des salles dans des musées publics qui sont parfois spécialement dédiés, par exemple le Centre national des Arts de Tokyo ouvert en 2007. Les corporations sont organisées en filiales dans toutes les régions qui investissent des musées locaux. Le fonctionnement est hiérarchique et conservateur, il met en avant la relation maître-élève, il structure des organigrammes et des valeurs économiques. L’art pratiqué dans ce monde ne rayonne qu’à l’intérieur du pays[5].
Le second monde est celui de l’art contemporain. Il est beaucoup moins structuré et le marché, au moins jusqu’au Covid, a été quasiment inexistant. Les artistes sont indépendants et recourent beaucoup à la location d’espaces pour rendre publiques leurs œuvres.
Le fossé entre ces deux mondes est grand. Futoshi Koga note que les chemins se séparent pour les jeunes diplômés, soit vers le gadan, soit vers l’art contemporain[6]. Faisant partie du premier monde, l’artiste Kenta Nakajima explique que ses œuvres n’intéresseront pas à l’international. Il conseille aux jeunes qui veulent devenir artiste d’envergure mondiale de quitter le pays ; une école d’art au Japon pour eux serait une perte de temps[7].
C. T.-C. : En Europe, nous avons encore l’image d’un art contemporain japonais très vivant qui bouscule les codes. Mais, d’après vous, ce seraient les artistes de la diaspora qui développent leur travail dans les écoles d’art occidentales ou à travers des grandes galeries. Avons-nous en Europe un regard biaisé sur l’art contemporain japonais et la façon de l’appréhender ?
F. W. : À l’international, il y a deux phénomènes qui se répondent. D’un côté, il existe une poignée d’autorités japonaises qui produisent les choix des artistes diffusés mondialement, la plus connue étant la curatrice Yuko Hasegawa. L’image japonaise qu’elle construit met en avant l’idée d’une tradition artistique japonaise pure qui serait profondément différente de l’art occidental[8]. Cette dynamique est assimilable à un nationalisme ou à un romantisme. Le second phénomène est l’attente d’altérité des Européens qui favorise les formes de particularisme des peuples par opposition à la norme mondialisée des sociétés modernes. La rencontre entre ces deux orientations produit effectivement une imagerie qui semble bousculer les codes dans le sens où elle véhicule le fantasme d’un Orient capable de revitaliser l’Occident, rappelant quelque chose d’une « révolution conservatrice[9] ».
Y. S. : La perception habituelle depuis le Japon est inverse à ce que vous décrivez, l’art contemporain d’avant-garde est supposé être à l’extérieur du pays. Le sentiment dominant est celui d’être en retard, il y a par ailleurs assez peu de valorisation à l’égard de celui qui bouscule des codes.
C. T.-C. : C’est sans doute l’une des conséquences du rôle de l’Agence pour les Affaires Culturelles au Japon (fondée en 1968) qui promeut aujourd’hui les arts multimédias, les arts plastiques, le monde du spectacle et le manga et qui a pour mission de diffuser la culture japonaise sur la scène internationale.
Y. S. : Je propose de replacer cette agence (bunka-cho) dans le contexte politique et économique. Depuis les années 2000, le gouvernement promeut ouvertement l’industrie culturelle (manga, animation, jeu vidéo, etc.) comme l’un des principaux secteurs qui stimulent la croissance du pays. En parallèle, la législation crée une catégorie « art multimédia » pour le manga, l’animation, etc., et le bunka-cho y décerne des prix depuis 2008. En 2010, le gouvernement a déterminé comme stratégie économique d’État le « Cool Japon » qui consiste à promouvoir le développement de produits culturels calibrés aux marchés internationaux. C’est dans ce cadre que le bunka-cho a obtenu pour la première fois, en 2014, un budget spécifiquement pour l’art contemporain ; il s’agissait principalement d’aider les galeries privées qui participaient aux foires à l’étranger. En 2017, le gouvernement a élaboré une nouvelle politique plus ciblée sur la culture et l’art : la « stratégie de l’économie culturelle (bunka keizai senryaku)[10] » avec des textes préambules[11], parus quelques mois en amont et issus du Conseil des ministres (kakugi kettei), où apparaît explicitement la volonté d’une « culture qui fait gagner de l’argent (kasegu bunka) ». La finalité de la politique culturelle s’annonce dès lors comme économique, les différentes institutions sont considérées comme des acteurs du développement financier. C’est dans ce cadre qu’en 2018, le bunka-cho a inauguré le « projet d’activation du marché de l’art (âto shijô kasseika jigyô) » devenant le projet « Art Platform Japan[12] » qui a notamment cherché à promouvoir des méthodes pour augmenter la réputation internationale des artistes nationaux. Je note le paradoxe entre la promotion d’une marque (branding) japonaise de l’art contemporain à rentabilité marchande, et un contexte de faiblesse du marché de l’art au Japon. Actuellement, il y a une hausse globale des chiffres, mais la question reste de savoir si cette dynamique donnera effectivement un marché intérieur pérenne.
C. T.-C. : Rejoignez-vous le constat établi par plusieurs auteur·rices[13] selon lequel, à l’exception d’une poignée d’artistes comme Takashi Murakami, Yoshitomo Nara ou Yayoi Kusama, l’art japonais n’a pas réellement d’aura à l’international ? Selon votre point de vue de directeur.rice de lieu d’exposition, l’art contemporain rayonne-t-il très peu au sein du Japon ?
Y. S. : Murakami écrit au début de son livre[14] : « Pourquoi jusqu’à présent n’y a-t-il qu’une poignée d’artistes japonais qui ont réussi mondialement ? C’est simple. C’est parce que “la plupart n’ont pas respecté les règles du monde de l’art occidental”. »
Beaucoup d’artistes japonais travaillent en Occident après y avoir fait leurs études. Souvent ils y restent, parce qu’ils ne peuvent pas mener un travail artistique de la même manière au Japon. Quant aux quelques artistes japonais renommés à l’international, ils étaient d’abord inconnus au Japon et c’est le passage en Occident qui leur a donné une légitimité. Cette validation extérieure accrédite une reconnaissance au pays. La notion d’« importation inversée » dans le monde économique est utilisée métaphoriquement pour qualifier cette validation extérieure, et Murakami l’a transformée en stratégie d’artiste, par exemple dans sa conférence « Méthode stratégique du “Cool Japon” dans le monde de l’art[15] ».
Pour devenir artiste à la fois à l’international et au Japon, la stratégie qui semble fonctionner est d’adopter un double discours, souvent identitaire, pour l’extérieur et l’intérieur. L’ambivalence de ces énoncés a pour effet de diffuser des contresens multiples.
C. T.-C. : D’un point de vue théorique, avez-vous pu avoir des discussions avec des universitaires (historien·nes de l’art), critiques d’art, des expert·es japonais·es ou occidentaux·ales qui connaissent l’art contemporain japonais et en communiquent un regard qui semble renouvelé ? Que pensez-vous des publications relativement récentes à ce sujet[16] par rapport à votre expérience de terrain ?
Y. S. : Par comparaison avec la France, le monde universitaire est plus segmenté. La majorité des textes critiques que je lis décrivent le management ; la dimension économique est alors placée avant celle d’une théorie de l’art. Je note qu’à ma connaissance, avec les subventions nationales de recherche appelées kaken, la catégorie de la muséologie n’a pas promu de projet portant sur l’art contemporain, et rarement sur des expositions d’art. Les différentes traductions récentes viennent de la politique culturelle du bunka-cho décrit préalablement, il est possible que cela produise un effet de loupe depuis l’international.
F. W. : Du côté francophone, je peux noter des évolutions positives dans les discours sur l’esthétique japonaise, mais les auteurs me semblent souvent idéaliser une réalité qu’ils ont vraisemblablement vécue d’une manière fort différente. Mon sentiment, c’est qu’il y a une difficulté concernant la diversité des énonciations dans le milieu orientaliste. Les nombreux auteurs qui projettent leurs propres univers intérieurs sur l’autre ont tendance à effacer tout ce qui ne va pas dans leur sens.
C. T.-C. : Pensez-vous qu’une nouvelle génération peut ouvrir davantage le Japon à l’art actuel ? Je pense au collectif Chim↑Pom qui a travaillé sur la centrale de Fukushima peu de temps après la catastrophe. Les enjeux écologiques sont tout aussi importants au Japon comme ailleurs, et les artistes japonais peuvent éveiller les consciences sur ces questions à l’intérieur du pays comme à l’international.
F. W. : En 2011, j’ai le souvenir que beaucoup d’artistes de ma connaissance ont fait des œuvres sur Fukushima qui ne relevaient pas d’une dimension critique, il y avait un cadre politique avec des financements qui donnaient temporairement une fonction sociale à des artistes en manque de reconnaissance. De plus, Fukushima a créé une fascination quelque peu morbide depuis l’étranger, cet accident désastreux rayonne avec des images d’Épinal comme la vague de Hokusai, mais aussi avec la bombe atomique ou avec des idées de déshumanisation que les Européens adorent projeter sur le Japon. Ainsi, avec ce type de thématique, il faudrait pouvoir juger de la sincérité de l’engagement des artistes : est-ce une stratégie de reconnaissance, ou est-ce une affirmation politique ? En réalité, il est impossible de juger cela sans connaitre personnellement les artistes, c’est aussi ce qui rend ce type de formes très performantes et très spéculatives. Pour Chim↑Pom, il y a pas mal d’ambiguïté, à l’image du tableau de Tarô Okamoto dans la gare de Shibuya et de son rapport au nucléaire. Ce tableau a été le terrain d’une performance subversive et critique de Chim↑Pom, mais le groupe a fini par exposer dans le Taro Okamoto Memorial Museum…
Je profite de cette question pour parler aussi des jeunes générations d’organisateurs. Lorsque nous montions notre projet à Maebashi en 2011, j’ai croisé Fumihiko Sumitomo qui était voué à devenir une personnalité importante au Japon en défendant un art socialement engagé. Il devenait alors le curateur du projet de musée dans cette ville. Suite à une campagne électorale, en 2012, qui a fait advenir un nouveau maire par de virulentes critiques du projet de musée, ce curateur est arrivé à s’imposer à la tête de la direction. C’est le moment où nous avons déplacé nos activités dans la ville voisine. Sumitomo est devenu aussi un professeur de commissariat d’exposition dans la prestigieuse école des beaux-arts de Tokyo. Arrivant au sommet de sa carrière, un scandale a explosé. Après des enregistrements sauvages produits par des fonctionnaires de la ville, sa démission a été actée en 2021, et de nombreux documents ont été rendus publics[17]. Entre 2013 et 2020, une dizaine de curateurs ont démissionné. De nombreux articles de presse font état de pressions internes[18]. Mais c’est tout particulièrement sa gestion des artistes qui apparaît trouble. Par exemple, le musée avait entreposé, hors de ses locaux, les œuvres d’un artiste local décédé. Quand un curateur s’est rendu compte que certaines œuvres avaient disparu, la décision avait été prise de truquer les documents officiels concernant la liste des œuvres remises par la famille au musée. Parallèlement, l’institution avait promis une mise à l’honneur du défunt artiste avec l’acquisition d’œuvres et la production d’une rétrospective, cela vraisemblablement dans le but de cacher les pertes.
Avec les phénomènes que j’ai eu la chance d’observer depuis 15 ans, je n’ai pas le sentiment de voir une amélioration, les jeux de pouvoir et de reconnaissances subsistent malgré le rajeunissement des attitudes et des discours qui restent souvent démagogiques.
C. T.-C. : J’en viens au modèle économique de votre structure artistique indépendante. Vous soulignez le manque de soutien des pouvoirs publics japonais. Pourquoi n’avez-vous pas pu en bénéficier ? Est-ce si difficile de trouver des partenariats publics ? Pouvez-vous expliquer, à travers l’exemple du Palais des paris, les modes de financement au Japon ?
Y. S. : L’idée d’une production symbolique non rentable économiquement et dans laquelle il faut généreusement aider les artistes, ce n’est pas convaincant pour demander une aide financière. Pour donner une petite anecdote, j’ai le souvenir d’un journaliste qui ne comprenait pas pourquoi nous ne faisions pas payer de location aux artistes. Après plusieurs échanges, il a fini par écrire dans son article que la gratuité est un moyen pour attirer des artistes qui n’acceptaient pas de venir en province. Bref, il n’avait rien compris. Mais, plus généralement, il est difficile d’expliquer pourquoi il est nécessaire, pour produire de l’art, d’offrir un cadre alliant liberté, soutien financier et point de vue critique.
F. W. : La plupart de nos artistes reçoivent un financement depuis leurs pays. Concernant les subventions locales japonaises, nous ne souhaitons plus réessayer de les atteindre. Dans le passé, nous avons légitimé des budgets par nos événements, ceux-ci existent toujours et sont finalement absorbés par des entreprises.
C. T.-C. : Qu’en est-il du public ? Le Palais des paris a offert une programmation variée : expositions, concerts, mais pour un public japonais restreint, rarement convié à découvrir de l’art contemporain[19]. Quelles ont été les réactions des artistes invité·es face à cette forme de désaffection du public ?
F. W. : Il est très fréquent d’entendre les artistes ou des professionnels du monde de l’art japonais parler des spectateurs comme étant des individus qui ne comprennent pas l’art. Je me souviens qu’à l’ouverture du Palais des paris, plusieurs personnes nous ont dit que les gens étaient bien trop néophytes pour saisir ce que l’on proposait. Dans l’article que vous mentionnez[20], il y a un panel de ce type d’affirmations au sujet d’un art au Japon qui est « peu compréhensible aux yeux d’un large public » pour qui « il est difficile de juger quelque chose dont la réputation n’a pas clairement été établie ». Le public serait intéressé « par ce qui est populaire, les sujets à la mode et par les choses que l’autorité, ceux qui sont au pouvoir, tiennent en haute estime », c’est-à-dire un art qui « ne génère aucune inquiétude ». Ce type de propos est ambigu, car il est énoncé par des professionnels qui, eux, connaissent l’art à l’international, mais qui estiment que « l’idée d’un “art élitiste” devrait être rejetée » au Japon. Je suis toujours surpris de lire des articles idéalisant un antirationalisme, que ce soit par le refus d’une pensée savante ou par le rejet d’un langage d’articulation d’ordre analytique, tout en valorisant une vitalité japonaise. Valoriser les festivals d’art sans amener de dimension critique pour le lecteur français, c’est faire oublier que la finalité de ces projets est avant tout entrepreneuriale. Car, concernant le contexte de la Triennale en question, « cette renaissance par l’art ne doit pas faire oublier que son principal promoteur et financeur, le millionnaire Fukutake Sô.ichirô, domicilié en Nouvelle-Zélande, s’en sert pour des facilités fiscales, tandis que l’autre moitié de l’île est consacrée à une tout autre activité avec l’usine métallurgique polluante de Mitsubishi[21] ». Il suffit de gratter, dans tous ces projets, pour s’apercevoir que l’anti-élitisme est un écran cachant des enjeux économiques sans rapport avec l’art.
De notre côté, nous avons tenté, au contraire, d’expérimenter des formes d’art « rigoureuses » en vue d’un public non formé, c’est-à-dire que nous menions la sélection et l’encadrement des artistes en résidence dans l’optique de proposer des expositions qui ne produisent pas de contresens culturels et qui favorisent une réflexivité de la part du spectateur. En réalité, avec une œuvre plutôt conceptuelle et correctement contextualisée, les spectateurs étaient en mesure de vivre une expérience esthétique abstraite dans laquelle c’est le sujet qui constitue la finalité de la signification de l’objet face à lui. Les artistes en résidence ont vécu, par la procuration de la traduction et des explications, des échanges interhumains passionnants avec le public sur la finalité et les limites de l’objet d’art. Beaucoup ont gardé un souvenir ému de ces échanges et de cette tentative d’une meilleure compréhension mutuelle. Cependant, les professionnels japonais de l’art ont beaucoup de mal à comprendre notre démarche, nous sommes souvent confrontés à un refus.
C. T.-C. : Hormis l’exemple de la Triennale d’Echigo-Tsumari, pourquoi, selon vous, les programmes d’encouragement à la création très contemporaine sont si peu valorisés en dehors de Tokyo ?
F. W. : Il est possible que la notion de création ne soit pas adéquate. Je veux dire par là que même dans l’exemple de cette célèbre Triennale, la majorité des œuvres montrées sont soit celles d’artistes reconnus mondialement, soit celles convenant à un festival local. Dès lors, il n’y a pas de création au sens de l’émergence d’une nouveauté ou d’un progrès permettant une émancipation individuelle hors d’une appartenance à un État-nation spécifique. Il me semble que c’est surtout l’imaginaire d’une symbiose entre un luxe international et un folklore qui est investi. Dans tous les contextes que je connais, Tokyo y compris, je me demande souvent si ce qui est appelé art n’est qu’une réactualisation consensuelle de ce qui s’est déjà produit, j’ai l’impression de voir les mêmes situations se rejouer.
C. T.-C. : Le Palais des paris est en plein renouveau après la crise du Covid19. Quels sont les nouveaux enjeux à court, moyen ou long terme ? Et quels sont les outils multimédias mis en place pour communiquer ? Est-il possible d’imaginer des outils critiques (hors des outils de la philosophie de l’art occidental) pour penser l’art contemporain au Japon ?
Y. S. : Du point de vue général, la situation semble évoluer depuis nos premiers échanges. Je peux noter des transformations structurelles concernant l’internationalisation du marché de l’art au Japon, notamment avec la foire Tokyo Gendai ou avec l’implantation de galeries internationales qui tentent l’aventure d’ouvrir un espace au Japon. Nous pouvons espérer une chose : la libre concurrence mondialisée produirait une amélioration de la position d’artiste au Japon. Dès lors, notre analyse serait déjà dépassée historiquement. Toutefois, il reste probable que cette bulle spéculative ne change que superficiellement les pratiques du monde de l’art au Japon. À notre niveau, qui n’est pas celui du marché de l’art, nous choisissons de travailler l’aspect conceptuel et la période du Covid a été un moment de questionnement scientifique, avec la volonté d’écrire des articles[22] en français, se rapportant au contexte de l’art japonais que nous connaissons et qui est très peu représenté, que ce soit à l’international ou au Japon (hors des sphères organisationnelles). Les enjeux se sont automatiquement déplacés vers d’autres rapports de force dans la construction du symbolique, je pense en particulier aux institutions légitimant les discours sur les autres cultures. Cette interview fait suite à notre volonté de représenter un réel souvent invisible, nous vous en remercions.
F. W. : Oui, travailler la théorie a été un tournant permettant de prendre de la distance. Personnellement, j’avais besoin de sortir d’un contexte où j’étais piégé par ma place d’étranger au Japon. Avec les nouvelles résidences, l’aspect théorique prend maintenant le dessus sur la volonté d’intervention dans l’espace social japonais. Nous explorons un nouveau format vidéo s’ajoutant aux ouvertures vers le public local. Il s’agit de documentaires qui décrivent le processus, mais aussi les préalables théoriques par rapport aux artistes qui viennent représenter des phénomènes éloignés ; par exemple, la vidéo de la première résidence de 2024 avec le duo Martinet & Texereau, https://youtu.be/woYkGK7Qhbg, celle-ci est diffusée sur une chaîne avec des archives et des réflexions plus personnelles : https://www.youtube.com/@japon-critique.
Kuresawa T., Bijutsukan no seijigaku (Politique des musées), Tokyo, Seikyusha, 2007 ; Koga F., Bijutsukan no futsugô na shinjitsu (Les vérités inconvenantes du musée), Tokyo, Shinchôsha, 2020. ↑
Koga F., Bijutsukan no futsugô na shinjitsu (Les vérités inconvenantes du musée), Tokyo, Shinchôsha, 2020. ↑
Nakajima K., Kanbai gaka (Le peintre dont les œuvres sont toutes vendues), Tokyo, CCC Media House, 2021. ↑
Pour une analyse, voir Weigel F., « Le leurre animiste d’une esthétique du collectif japonais. Le catalogue de l’exposition Fukami », Bertrand D., Hachette P., Reyes E. (éd.), Existences collectives : perspectives sémiotiques sur les formes de sociabilité animale et humaine, actes du colloque (Paris, 20-21 octobre 2022). Colloques Fabula, 2023, en ligne : https://www.fabula.org/colloques/document9991.php. ↑
Bourdieu P., L’ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Les Éd. de Minuit, 1988. ↑
Ce projet s’est terminé en 2023. Il reste actuellement un portail de recherche sous la même appellation. ↑
Zernik C., « Un autre visage de l’art contemporain japonais : festivals d’art et îles musées. Un débat entre Shihoko Iida, Tadashi Kawamata, Fram Kitagawa et Kanako Tamura », Perspective, n° 1 : Japon, 2020, p. 67-86, plus part. p. 19, également en ligne : https://journals.openedition.org/perspective/13884. ↑
Murakami T., Geijutsu kigyô ron (Théorie de l’entrepreneuriat en art), Tokyo, Gentôsha, 2006. ↑
Repris dans Azuma H. (dir.), Nihonteki sôzôryoku no mirai (L’avenir de l’imaginaire japonais), Tokyo, NHK shuppan, 2010. ↑
Kitazawa N., et al. (dir.) History of Japanese Art after 1945: Institutions, Discourses, and Practice, Louvain, Leuven University Press, 2023 recensé dans Taalba A., « Chokusetsu kôdô : l’action directe comme méthode artistique au Japon », Critique d’art, n° 60, 2023, p. 80-90. ↑
Zernik C., « Un autre visage de l’art contemporain japonais : festivals d’art et îles musées. Un débat entre Shihoko Iida, Tadashi Kawamata, Fram Kitagawa et Kanako Tamura », Perspective, n° 1 : Japon, 2020, p. 67-86, également en ligne : https://journals.openedition.org/perspective/13884 : dans cet entretien, il est question de la Triennale d’Echigo-Tsumari, conçue en dehors de sentiers balisés de l’art contemporain tokyoïte, avec un public local, sans lien avec l’art exposé dans la capitale japonaise. ↑
— Céline Schallest docteure en Sciences de l’Information et de la Communication (France) et PhD. en Muséologie, Médiation, Patrimoine (Canada). Ses travaux de recherches ont d’abord porté alors sur les publics de la culture et la notion de médiation de la culture. Elle est actuellement chercheure à l’Institut d’Histoire de l’Université du Luxembourg, et financée par la Ville d’Esch-sur-Alzette pour développer des recherches sur la transition écologique et sociale de la culture. Elle s’intéresse donc notamment aux changements de pratiques professionnelles dans le secteur culturel, induits par la transition. Elle est actuellement en charge des recherches-actions du projet Interreg Atract-AB (lien : https://zf-interreg.gectalzettebelval.eu/atract-ab/). —
L’écoresponsabilité des expositions et des musées est un sujet dont l’importance et la visibilité ont été accentuées par la crise sanitaire de 2020. Cette contribution vise modestement à synthétiser les questions que pose la transition de l’exposition : pourquoi et comment favoriser la transition de l’exposition ? Que manque-t-il au secteur pour y parvenir ? Nous explorerons d’abord les liens entre exposition et environnement (1) puis les leviers d’action connus pour opérer cette transition (2), pour enfin identifier les principaux freins existants (3). En conclusion, nous tenterons de dessiner les chantiers prioritaires qu’on pourrait opérer, notamment au sein d’organes de recherche comme l’Université.
1. Les liens entre exposition et environnement
Le rapport entre l’exposition et ce qu’on peut appeler la « crise environnementale » (c’est-à-dire non seulement le changement climatique, mais aussi par exemple l’érosion de la biodiversité, la disparition d’écosystèmes ou la pollution du sol, de l’eau et de l’air) est double : l’exposition est un média puissant pour sensibiliser les publics, mais elle est aussi une pratique problématique pour l’environnement.
L’exposition, une chance pour l’environnement
L’exposition peut être considérée comme un dispositif spécifique de plusieurs points de vue[1]. Une de ces spécificités est qu’elle met en relation des visiteurs et des objets dans un même espace. L’authenticité des objets exposés et la véracité des savoirs mobilisés sont des éléments importants du pacte de confiance qui se tisse avec le visiteur[2]. Les publics considèrent d’ailleurs ces derniers comme des sources d’information crédibles[3].
Par ailleurs, si, longtemps, l’exposition[4] a tenu à distance les émotions, « au motif qu’elles troublaient la compréhension et les apprentissages des visiteurs », on observe depuis une vingtaine d’années un « tournant émotionnel » en sciences humaines et sociales : dans les expositions, l’émotion devient « un moyen pour susciter une empathie […] et atteindre des objectifs comportementaux, éducatifs, civiques, voire moraux, de transformation des attitudes et des représentations[5]». Notamment, la stratégie qui consiste à rapprocher, confronter, ou simplement mettre en parallèle les arts contemporains et les sciences ou techniques permet de « sensibiliser les visiteurs, par l’émotion esthétique, à un sujet politique ou social », même si, comme le montrent les auteurs, les effets ne sont pas mécaniquement assurés.
Ainsi, quand l’exposition porte un discours positif sur l’environnement pour sensibiliser les visiteurs à sa valeur, ou alerte sur l’état de la planète, elle peut jouer sur plusieurs registres : la diffusion de connaissances scientifiques (registre cognitif), le réveil d’émotions positives à l’égard du Vivant ou négatives à l’égard des causes de sa détérioration (registre affectif) ou le changement de comportements (registre conatif), le tout en utilisant une vaste palette de textes, images, sons, lumières, ou même odeurs, sensations… Cette médiagénie[6] de l’environnement dans l’exposition explique, au moins en partie, la forte visibilité de l’activisme environnemental dans les musées.
Ainsi, de nombreuses expositions portent ou ont porté, depuis des décennies, ce discours de sensibilisation : l’art contemporain dénonce volontiers les effets destructeurs du capitalisme sur la nature, des expositions scientifiques dans les aquariums ou les musées de sciences naturelles décrivent l’écocide actuellement mené par l’Homme, des expositions d’architecture montrent les transformations à opérer pour créer des constructions durables, des expositions scientifiques et techniques montrent les ordres de grandeur de l’impact environnemental des activités, etc.
À côté des expositions qui thématisent directement la crise environnementale, certaines créent des univers ou des récits décarbonés, qui valorisent des mondes inclusifs, divers, des temporalités plus longues, des distances plus proches. À l’inverse, certaines expositions (d’art contemporain surtout) prennent pour objet des mondes dystopiques plus ou moins clairement reliés aux problèmes climatiques. Et, quand l’environnement n’est pas le sujet de l’exposition, c’est aussi un nouveau lien aux objets de musées qui est mis en place, comme au musée des Beaux-Arts de Montréal, qui illustre des objets en ivoire par une vidéo sur le braconnage[7] et questionne ainsi la dimension patrimoniale d’un objet à l’aune de questions écologiques.
Les études de réception menées sur ces expositions montrent qu’elles remplissent un rôle de sensibilisation[8], même s’il n’a pas encore été prouvé, à notre connaissance, qu’elles infléchissent aussi les comportements des visiteurs à long terme.
On pourrait toutefois objecter que les publics libres des expositions et musées (c’est-à-dire les publics « non-captifs ») font plutôt partie de catégories sociales dotées d’un fort capital économique et culturel[9], alors que ce sont les mêmes personnes qui se soucient déjà le plus de l’environnement[10] et donc s’interroger sur l’efficacité de ce média à convaincre des personnes « pas encore convaincues ».
Deux pistes de réponse peuvent être données : d’abord, les expositions hors-les-murs, dans l’espace public, peuvent, dans certaines conditions, toucher des catégories plus larges de publics[11] ; et ensuite, les publics déjà convaincus sont aussi ceux qui doivent faire le plus d’efforts pour réduire leur empreinte écologique[12]. Leur proposer d’autres imaginaires n’est donc pas inutile. Par ailleurs (et c’est un point important), on sait que les catégories les plus défavorisées économiquement sont aussi celles qui sont et seront les plus touchées par les effets de la crise écologique[13]. La transition écologique (de l’exposition notamment) se double donc nécessairement d’une transition sociale : l’ouverture et l’inclusivité de l’exposition en sont des enjeux centraux.
L’exposition, un problème pour l’environnement
Le secteur de l’exposition est particulièrement actif et se développe. Depuis une trentaine d’années, le nombre de musées dans le monde a explosé : l’organisation internationale des musées (Icom) en compte plus de 104.000 en 2015[14]. L’exposition est aussi un secteur qui emploie des scénographes, conservateurs, médiateurs, régisseurs, personnel d’accueil mais aussi – en « dehors » des personnels des institutions – critiques d’art, artistes, conservateurs / commissaires / médiateurs indépendants, collectionneurs, étudiants ou chercheurs es sciences de la culture. Les expositions contribuent directement ou indirectement à près de 10% de toute l’activité culturelle en France, avec un poids économique direct considérable : « Avec 12.300 expositions culturelles par an en moyenne, le secteur de l’exposition a engrangé presque 117 millions de visiteurs pour l’année 2019. Par comparaison, c’est plus que le théâtre (11 millions), et cela représente plus de la moitié des entrées au cinéma (213,2 millions)[15]. »
Cette vitalité explique l’empreinte environnementale significative du secteur. Si elle est difficile à évaluer de manière précise, une étude estime que l’empreinte carbone mondiale du monde de l’art serait de l’ordre de 70 millions de Tonnes Équivalent CO2 par an[16]. En France, le collectif Les Augures estime qu’un grand musée émet environ 9.000 tonnes de CO2 par an, soit l’empreinte annuelle de 800 Français[17]. Ces chiffres, même s’ils sont indicatifs, pointent le rôle du secteur de l’exposition dans la production de gaz à effet de serre. Par ailleurs, elle contribue aussi à la pollution, l’appauvrissement des sols, la raréfaction des ressources, l’écocide, etc.
Le rapport Décarbonons la culture !, produit par le « laboratoire d’idée » ou « Think tank » Shift project[18], propose, à notre connaissance, la meilleure synthèse des éléments des expositions qui sont les plus problématiques en termes d’atteinte environnementale. On peut les synthétiser ainsi : la mobilité est le premier poste émetteur de gaz à effet de serre (GES) pour l’exposition – celle des publics, puis (largement derrière en général), le transport, le conditionnement et le convoiement des œuvres. Cette mobilité des publics peut représenter plus de 90% du bilan carbone d’un très grand musée. Vient ensuite la question des bâtiments et spécifiquement la consommation d’énergie (éclairage, chauffage / climatisation), liée à des normes internationales de conservation (température constante de 20 degrés et hygrométrie de 50%). On trouve après la question des matériaux utilisés pour les expositions, qui peuvent être très émetteurs de GES et polluants (la moquette, le polyane par exemple) ou qui ne sont pas spécifiquement émetteurs de GES, mais qui peuvent être un facteur de déforestation (ce qui accentue évidemment le problème climatique), de pollution ou de consommation d’eau (c’est le cas par exemple des cimaises en bois aggloméré). Enfin, les questions de l’alimentation, des achats, de la consommation d’eau, du traitement des déchets ou du numérique pourraient constituer une quatrième catégorie, moins impactante en proportion, mais toutefois significative.
Évidemment, ces impacts varient en fonction du type de structure, de la nature du bâtiment ainsi que de la programmation ou surtout de la visée internationale ou locale de l’institution. Ainsi, plus le musée vise une audience internationale et plus la mobilité des publics représente un enjeu important. C’est le cas (souvent cité) du Louvre, qui impute 98% de son bilan carbone aux déplacements de ses visiteurs. Par comparaison, la Réunion des Musées Nationaux Grand Palais n’impute qu’un tiers de son bilan carbone à la mobilité des publics.
Les évolutions du secteur observées ces dernières décennies vont dans le sens d’une aggravation de ces impacts. Le rythme des expositions temporaires et des événements s’est fortement accéléré, pour répondre aux attentes d’un système économique toujours plus exigeant. En 2013 déjà, Daniel Jacobi posait la question du sens d’une « accélération, qui dépasse le rythme d’adaptation des acteurs qui sont censés la faire vivre » et d’un musée qui, dans ces conditions, ne peut plus être « en phase avec ses missions premières[19] ».
À l’accélération tendancielle du nombre d’expositions et, conséquemment, au raccourcissement de leur durée, on peut ajouter une logique d’événementialisation croissante avec de plus en plus d’expositions blockbusters qui mobilisent des publics internationaux dans une optique de visibilité des territoires.
L’augmentation de la place du numérique (numérisation des œuvres et des expositions, dispositifs de médiation, NFT, metaverse, etc.), accentuée par la crise sanitaire de 2020, est aussi une partie du problème, alors qu’elle est souvent présentée comme une solution, via par exemple la visite d’expositions à distance ou encore la création d’expositions numériques.
Enfin, on peut penser que, dans le contexte de marchandisation des expositions qui est le nôtre, les musées, centres culturels et a fortiori les galeries collaboreraient peu les uns avec les autres, et encore moins à l’échelle d’un territoire réduit. Cela conduirait à une absence de coordination pour la circulation des œuvres, des expositions ou même des artistes invités.
Du côté des personnels, l’épuisement est palpable dans une partie des institutions[20] : il est notamment dû à l’externalisation des métiers de l’entretien, de la sécurité, mais aussi des équipes techniques, de montage, de transport et de médiation, et à leur précarisation, et aussi à une baisse des effectifs et des moyens pour réaliser de plus en plus d’événements[21].
Du côté des publics, il n’a pas été prouvé que cette accélération puisse générer une démocratisation des musées ou expositions[22] : comme dit précédemment, la réponse à l’offre culturelle reste plus forte parmi les catégories sociales disposant d’un revenu plus élevé et chez les personnes ayant un haut niveau de scolarité[23]. Se pose alors, à nouveau, la question du sens de ces évolutions.
L’enjeu éthique lié à la destruction du Vivant devrait donc à lui seul motiver une (ré)action massive et immédiate du secteur. Mais cet enjeu n’est pas le seul qui pourrait provoquer cette action immédiate. La raréfaction des ressources énergétiques (pétrole / gaz) et le réchauffement climatique pourraient conduire prochainement à une série de problèmes pour l’exposition : impossibilité de déplacer des œuvres et surtout des publics, coupure d’énergie (et donc problème de conservation mais aussi fermeture[24]) ou encore multiplication de crises sanitaires (et donc fermetures répétées). Enfin, des coupes budgétaires sont à craindre pour un secteur qui n’est (on en est maintenant certains) pas un « secteur prioritaire ». En somme, si l’exposition doit fournir des efforts pour minimiser ses atteintes au Vivant, ce n’est pas que par souci éthique : c’est une question de survie, surtout pour les petites et moyennes structures.
2. Les leviers d’action
Le rapport du Shift Project en France, Décarbonons la culture ! est un outil fondamental pour mettre en place des mesures écoresponsables pour le secteur culturel. D’autres outils existent aussi, spécifiquement adaptés à l’exposition : les chartes, labels et guidelines ne manquent pas[25] et plusieurs structures comme LesAugures, Karbone Prod, Solinnen, Art of Change 21, ou des écoconseillers accompagnent les musées dans leur transformation.
Sans viser l’exhaustivité, examinons quelques dynamiques de transformation nécessaires et des exemples de mesures à appliquer en fonction de la simplicité de leur mise en œuvre et de leur impact.
Les dynamiques et mesures
Le rapport Décarbonons la culture ! propose d’inscrire le secteur culturel dans quatre dynamiques générales : relocaliser les activités ; ralentir les déplacements ; diminuer les échelles (des jauges notamment) et écoconcevoir.
Ces dynamiques traversent quatre types de mesures à mettre en place :
1) les mesures dites « transparentes[26] » (court terme, faciles à mettre en œuvre) consistent par exemple à rédiger une charte d’engagement ou à substituer les protéines animales par des protéines végétales dans les menus proposés aux personnels et publics. On pourrait y adjoindre une série de gestes essentiellement techniques, comme le tri des déchets, l’alimentation locale, le remplacement des dispositifs énergivores par des appareils basse consommation, etc.
2) Les mesures « positives » (assez faciles à mettre en œuvre) recouvrent : l’adjonction de critères environnementaux pour les sous-traitants et fournisseurs ou dans le processus de recrutement, la formation des personnels et futurs engagés aux enjeux de la transition, l’accroissement des échanges entre le secteur professionnel et le monde de l’enseignement, la valorisation des mobilités décarbonées à destination des publics, le recours aux ressourceries pour la création des muséographies, la mise en vente de produits dérivés à faible impact, etc.
3) Les mesures dites « offensives » (qui supposent de réorganiser les modes de travail) peuvent être : la mise en place d’une stratégie de production des expositions incluant les enjeux de la transition, le travail sur la performance énergétique des bâtiments (y compris des mesures de conservation), la prise en compte du budget carbone des expositions temporaires, l’écoconception des expositions, le groupement des transports d’œuvres, la modification des pratiques de transport et de convoiement des œuvres et de déplacement des publics, l’assouplissement des normes internationales de conservation, ou encore la diminution du nombre d’expositions temporaires et l’allongement de leur durée. En outre, on pourrait ajouter que la transition écologique ne se fera pas sans une transition sociale : l’inclusion des publics et l’engagement de l’institution dans le sens du care[27] est une nécessité qui suppose notamment tout un travail sur la chaîne d’accessibilité des expositions.
4) Les mesures dites « défensives » enfin impliquent un renoncement au transport de certaines œuvres (venant de loin ou pour un temps très court), à des matériaux carbonés, à certaines technologies (UHD, 4K ou 8K, vidéos en ligne), ou à des innovations technologiques carbonées (NFT par exemple). Béatrice Josse promeut par exemple la notion de « désinnovation » : il s’agit d’abandonner certaines innovations qui, par ailleurs (c’est nous qui l’ajoutons), peinent souvent à montrer un effet positif sur les publics[28]. On pourrait aussi citer le renoncement aux logiques d’exclusivité par la mise en place de la circulation d’expositions, via ce qu’on pourrait appeler la « coprogrammation », c’est-à-dire le fait de programmer dans plusieurs institutions une exposition, afin d’allonger sa durée de vie et de la diffuser mieux dans le territoire (et donc baisser les mobilités des publics[29]). On peut citer également le renoncement à la course à la fréquentation. L’abandon de certains financements du privé (des mécènes pollueurs adeptes d’artwashing[30]) est un sujet aussi important qu’épineux. Enfin, un ralentissement important, marquant, des activités (mais sans baisse de personnel) aurait aussi un impact sur le bien-être des personnels et des publics.
Ce qu’il reste à faire
On sait donc ce qu’il faut faire. Muni de ces outils, en toute logique, en quelques années, ce secteur devrait baisser drastiquement son atteinte à l’environnement et même participer à la transition écologique et sociale en créant, diffusant ou renforçant des imaginaires qui valorisent le respect du Vivant. Combien d’institutions ont effectivement pris ce chemin ?
En l’absence d’une étude quantitative sur le sujet, il est difficile d’estimer l’état d’avancement des institutions. En France par exemple, les « petits gestes » sont anciens, mais les actions d’ampleur sont plus récentes : le Louvre a été le premier musée à créer le poste de chargé de développement durable en 2011. Dernièrement, plusieurs musées comme le musée du Quai Branly ont signé la charte de Développement durable des Établissements et Entreprises publics ou se sont engagés dans un processus de labellisation européenne, et des musées plus petits écrivent leur propre charte. Autres exemples : Paris Musées réutilise désormais « entre 60 et 95% du matériel de ses expositions[31] » et le musée des Beaux-Arts de Lille est passé de deux expositions par an à une tous les deux ans, avec des éléments de scénographie réutilisés à 70% grâce à une ressourcerie. Au Palais de Tokyo enfin, on ne climatise plus les salles du rez-de-chaussée, situées sous des verrières : on les ferme une partie de l’été pour cause de fortes chaleurs et les expositions descendent au sous-sol. Les plus grands musées du monde réalisent et publient leur bilan carbone. Passées une certaine taille, toutes les institutions comptent désormais, dans leur équipe, des responsables RSE-RSO, voire des départements entiers dédiés à l’écoresponsabilité (même si le personnel éprouve parfois des difficultés à se former). À un autre niveau, le Conseil international des musées (Icom) propose des séminaires sur la durabilité (par exemple sur l’épineuse question des normes de conservation).
Les actions des musées semblent s’accélérer depuis la crise sanitaire et, dernièrement, face aux alertes qui se multiplient (crise énergétique, interpellations directes du monde de l’art, activistes écologistes exaspérés…). Si le sujet semble donc pris en charge par les plus grandes institutions, souvent avec sincérité dans la démarche, on observe néanmoins que 1) rares sont celles qui bouleversent leur façon de faire et vont jusqu’à des mesures offensives ou défensives : la plupart, par exemple, n’abandonnent pas les expositions temporaires internationales ; et 2) ce n’est pas encore le cas de tous les musées du monde et spécifiquement pas des structures plus petites ou moins visibles. Comment peut-on l’expliquer ?
3. Les principaux freins à l’action
En dehors du secteur culturel, Aurélien Barrau, sommé de répondre à la question « pourquoi ne fait-on rien[32]? », cite différents blocages à l’action : la mécompréhension de la situation, le fait que les pouvoirs publics donnent l’illusion d’une transition qui n’existe pas, la bêtise de certains médias, le fait qu’il soit plus confortable de s’enfermer dans la négation, les échelles de temps géologiques qui ne coïncident pas avec le calendrier politique, le fait que nous ayons développé des dépendances qui échappent à notre contrôle, etc. Il est vraisemblable que ces freins expliquent aussi ceux du secteur culturel et spécifiquement du secteur de l’exposition. Mais dans ce dernier secteur, y aurait-il des freins plus spécifiques ? Nous pensons que oui, d’après les échanges formels et informels que nous avons eus avec ses acteurs. Il faudrait évidemment le vérifier scientifiquement pour affirmer et quantifier ces tendances : les pistes qui suivent sont issues d’une pré-étude sur le sujet.
Il existe d’abord des difficultés liées à des règles établies, nationales ou internationales, non compatibles avec les recommandations connues. C’est le cas par exemple des conditions de conservation (température et hygrométrie), de transport (conditionnement et convoiement) ou même de prêt des œuvres (certaines ne sont pas empruntables plus de 3 mois). Même si elles sont actuellement discutées, ces normes ne changent pas aussi vite que nécessaire[33].
L’idée selon laquelle ce n’est pas au secteur culturel de fournir des efforts, mais bien d’abord aux secteurs de l’industrie ou de l’agriculture, par exemple, est répandue dans le secteur culturel. Elle est d’ailleurs reliée à la suivante : on demande toujours beaucoup au secteur culturel et au musée. Comme en témoignent les différentes définitions dont il fut l’objet au cours de ce dernier siècle[34], ses missions ont évolué considérablement et ce qu’on attend de lui semble parfois extrêmement ambitieux. Les adaptations à faire pour une transition représentent encore une nouvelle série de bouleversements dont on peut comprendre qu’ils soient difficiles à mettre en place, surtout au vu de leur ampleur.
Très directement en lien avec cette (r)évolution du musée et la multiplication des missions qu’on lui impute, le manque de temps et de personnel est un frein puissant à l’enclenchement d’une transition du musée. Dans les petites et moyennes structures, un poste est rarement dédié à la transition et, même si c’est le cas, il est difficile de former l’ensemble du personnel…. déjà sous pression et débordé par son travail quotidien. Par ailleurs, engager un musée dans la transition suppose non seulement de mettre en place des « petits gestes » liés au tri ou à l’énergie, mais surtout un changement profond de politique au sein de l’institution. Le travail à réaliser à tous les niveaux et dans tous les métiers est donc considérable.
La transition est aussi parfois vue comme un « prétexte » pour justifier une politique d’économie. C’est le cas par exemple dans le spectacle vivant, qui craint un soutien moindre aux artistes avec l’argument (néanmoins bien réel) d’une surproduction. Dans le secteur de l’exposition, l’augmentation des jours de fermeture, la baisse des budgets pourraient également être en réalité des « prétextes » pour réaliser des économies.
Le manque d’informations ou de connaissances, également, est flagrant au sein du secteur culturel et de l’exposition. Les professionnels de la culture sont, certes, sensibles aux problématiques environnementales, mais en méconnaissent les enjeux : près de 88 % des professionnels et étudiants interrogés n’ont reçu aucune formation initiale ou continue aux « enjeux énergie-climat », même si 88 % des mêmes interrogés souhaitent être formés à ces enjeux[35].
Ce manque de formation pourrait d’ailleurs expliquer un sentiment d’impuissance, notamment face à l’enjeu majeur de la mobilité des publics. Ainsi, le bilan carbone d’un ensemble de grands musées indiquait en 2016 dans son introduction : « bien que les émissions de GES liées aux visiteurs aient été calculées, il a été choisi de prendre un périmètre d’analyse restreint ne prenant pas en compte ces émissions sur lesquelles il est difficile voire impossible d’agir. » (nous soulignons). Évidemment, il existe de nombreux leviers pour jouer sur la mobilité des publics et les institutions doivent prendre leur part de responsabilité dans ce problème. Toujours est-il que ce sentiment est un frein puissant.
Les institutions culturelles et notamment les musées sont aussi soumis à des injonctions contradictoires de la part des pouvoirs publics. Ils sont encouragés à opérer une transition écologique, mais aussi à l’innovation numérique, à la visibilité du territoire qui les finance, avec toujours plus d’événements, de communication, d’animations et d’expositions temporaires… Notons au passage que les injonctions contradictoires ont ceci de pervers qu’elles font reposer la responsabilité sur les destinataires de l’injonction (ce ne sont pas des ordres) et que, leur réalisation étant impossible, elles mènent à l’inconfort de ces derniers[36].
Enfin, les musées et expositions subissent aussi des pressions externes avec le désinvestissement des financements publics et l’augmentation de la part des financements privés. Or, il est difficile d’inclure, par exemple, dans une exposition sur l’espace financée par de grandes agences spatiales européennes, un discours scientifique sur les risques écologiques des voyages sur Mars…
On pourrait continuer à énumérer d’autres freins qui entravent une réelle et rapide transition du secteur. Mais, à ce niveau, nous retiendrons que :
1) la relative lenteur de la transition dans le secteur de l’exposition est le fruit de multiples freins : une action sur plusieurs plans, plusieurs échelles et avec plusieurs méthodes, auprès de plusieurs acteurs, est donc nécessaire.
2) On ne se forme pas parce qu’on n’est pas informé ; on n’est pas informé parce qu’on n’a pas le temps de se tenir informé ; on n’a pas le temps parce qu’on est tenu de travailler de plus en plus vite et de « produire » de plus en plus (notamment de plus en plus d’expositions temporaires), etc. – il semble évident que l’état d’épuisement du secteur (et de ses acteurs) ne constitue pas un terreau fertile à la réflexion et à l’action.
3) On l’a vu : même si des freins exogènes existent et sont puissants (injonctions, manque de temps et de personnel, manque de formations, rapports de force avec les financeurs, etc.), il existe aussi de nombreux freins endogènes, liés au ressenti ou aux représentations des professionnels eux-mêmes (peur du changement, méconnaissance des enjeux, etc.).
Pour toutes ces raisons, la transition écologique et sociale ne peut pas se décider : elle doit s’accompagner. Plus exactement, on peut décider de mettre en place des « petits gestes » techniques, mais qui ont peu d’impact réel sur le bilan environnemental de l’institution. Mais la mise en place de véritables mesures ayant des effets importants et à long terme (« offensives » et « défensives ») requiert un bouleversement des valeurs, de l’ethos professionnel et des « repères », et donc, une véritable transformation axiologique, c’est-à-dire une transformation des valeurs sociologiques et morales, qui sous-tendent les discours et les actions.
C’est une « révolution du désir » qu’il faut opérer selon Aurélien Barrau[37], au sens deleuzien, « c’est-à-dire en tant que valeur propre et non comme simple mode d’accès au plaisir ». La question de la coopération avec les autres institutions par exemple suppose un changement complet de praxis professionnelle et de mentalité. Un long travail autour des croyances est donc à opérer, à l’heure où on demande aux formations professionnelles des connaissances de plus en plus directement « applicables » et « pratiques ».
La notion de « permaculture institutionnelle », inventée au palais de Tokyo[38] et ensuite largement reprise par d’autres institutions, soutient, en partie au moins, cette idée de changement total de valeurs. Guillaume Désanges la définit comme une philosophie qui s’élabore dans le temps long, censée déboucher sur un changement institutionnel, qui envisage « des modes de pensées plus globaux, des perspectives plus longues, des philosophies de travail ». Elle repose notamment sur le partage et la collaboration plutôt que la concurrence, le temps long, la recherche de la diversité artistique et surtout sur un questionnement global : pourquoi agissons-nous ? Le curateur renouerait alors avec son rôle premier de « celui qui prend soin » (curateur vient du latin curator, qui signifie « soigner », « prendre soin de »), non seulement des œuvres, mais aussi des artistes, des personnels et des publics. Repenser les missions et les fonctionnements des institutions, c’est plus qu’un ensemble de règles à établir, comme l’écrit Guillaume Désanges dans son Traité, « c’est une éthique, un esprit insufflé à l’ensemble de l’institution : de la communication au bâtiment, du management à la programmation ».
Conclusions et pistes de réflexion
Comme on le voit, la question de la transition de l’exposition dépasse de loin la seule mise en place de mesures techniques de décarbonation : le problème est plus large, les solutions plus difficiles. En somme, le tournant attendu de l’exposition questionne tout son fonctionnement actuel et notamment le modèle des grands musées qui reposent entièrement sur des expositions et des publics internationaux.
Mais, à y regarder de plus près, la transition écologique et sociale apparait aussi comme un levier pour renégocier des enjeux anciens ou plus récents, comme ceux liés à l’entrée des musées dans une logique commerciale. En d’autres termes, remettre en cause le musée ou l’exposition tels qu’ils sont aujourd’hui serait difficile sans cette urgence d’agir. Il y a donc là une « occasion » à saisir : l’exposition doit se métamorphoser si elle veut survivre à long terme.
Quelle serait alors la stratégie à mettre en place pour opérer ce changement axiologique au sein des expositions ? La transition doit être menée de façon coordonnée, sur plusieurs fronts et à plusieurs échelles du territoire et des institutions. Les outils existent. Il est nécessaire de les utiliser et d’inciter le secteur à les utiliser, notamment, on peut le penser, en encourageant les efforts des structures engagées dans la transition, par de nouveaux soutiens.
Dans le milieu de la recherche (notamment à l’Université, mais aussi au sein de structures de recherche indépendantes), il nous semble que deux mouvements pourraient être centraux dans la transition, mais restent encore à développer.
1) Il faut coordonner des recherches-actions[39] pluridisciplinaires pour montrer les effets (techniques, sociétaux, psychologiques…) des changements attendus de la transition, au sein par exemple d’une équipe mixte, pluridisciplinaire et internationale ou d’équipes locales, mais toujours en lien avec le territoire et ses acteurs. Il est nécessaire d’évaluer scientifiquement l’effet de certaines actions sur le bilan environnemental d’une institution ou sur la conservation des œuvres : l’effet du ralentissement du rythme des expositions sur les personnels et les publics, des coprogrammations sur la fréquentation ou sur la mobilité des œuvres et des publics, de la relocalisation sur la participation culturelle ou, plus globalement encore, la congruence des intérêts écologiques et des intérêts des publics, des personnels,, etc. Même si certaines de ces hypothèses étaient invalidées, il serait pertinent de connaître les effets réels de ces changements pour que les institutions choisissent ou non, mais en toute connaissance de cause, de bouleverser leurs pratiques. De même, il faut systématiser les évaluations des dispositifs dits « innovants » afin de stopper la course à l’équipement parfois sans fondement à laquelle on assiste depuis des décennies ou pour la réorienter en questionnant nos objectifs. Enfin, des critères de réussite qui supplantent la fréquentation et le succès commercial seraient encore partiellement à inventer ou du moins à renforcer.
2) Les résultats de ces recherches doivent être diffusés largement. La formation des personnels et des publics doit être renforcée par la mise en place de programmes à différentes échelles du territoire et par leur communication massive. Cette formation ne doit pas uniquement être technique (les « petits gestes » directement applicables) et ne doit surtout pas évacuer la question des valeurs. Par ailleurs, les personnes à former doivent d’abord être celles qui ont un pouvoir de décision : à l’intérieur des institutions, non pas les responsables « durabilité » mais bien celles en charge de la politique générale de l’institution ; et au sein des pouvoirs publics, les élu∙e∙s en premier lieu.
Il nous semble que ces deux actions permettraient de lever certains freins (blocages légaux, peur de la transition comme prétexte, manque d’informations / de connaissances, sentiment d’impuissance, injonctions contradictoires…). En ce sens, l’Université a un rôle important à jouer dans cette question, en partenariat avec l’exposition et ses acteurs. Encore faut-il cependant qu’elle aussi s’interroge sur les changements de valeurs qu’elle doit opérer, mais il s’agit là d’une autre histoire…
Notes
* Tous les liens URL ont été consultés en novembre 2024.
Davallon J., L’exposition à l’œuvre : stratégies de communication et médiation symbolique, Paris, L’Harmattan, 1999. ↑
Gob A., Drouguet N., « Les publics des musées », Gob A., Drouguet N. (dir.), La muséologie, Paris, Armand Colin, 2021, p. 137-160. ↑
Selon la définition de Philippe Marion, la médiagénie d’un sujet définit sa capacité à « se réaliser de manière optimale en choisissant le partenaire médiatique qui [lui] convient le mieux » : Marion P., « Narratologie médiatique et médiagénie des récits », Recherches en communication. Vol. 7 : Le récit médiatique, 1997, p. 61-88. ↑
Le braconnage touche des espèces sauvages, dont certaines menacées. Conséquemment, des objets de musée en ivoire ou en fourrure par exemple sont directement liés à l’écocide et à la crise environnementale. ↑
Voir par exemple : Gasc C., Serain F., « La réception d’une exposition environnementale par les adolescents », La Lettre de l’Ocim, n° 105, mai-juin 2006, p. 11-18 ; Fracchetti J., Guai P.-A., « L’influence d’une exposition environnementale sur les représentations et pratiques des visiteurs-citoyens », La Lettre de l’Ocim, n° 134, mars-avril 2011, p. 14-21, également en ligne : https://journals.openedition.org/ocim/830. ↑
Voir par exemple : Donnat O., « Démocratisation de la culture : fin… et suite ? », J.-P. Saez (dir.), Culture et société : un lien à reconstruire, Toulouse, Éd. de l’Attribut, 2008, p. 55-71. ↑
CRÉDOC, Consommation & Modes de Vie, n° 303 : Consommation durable : l’engagement de façade des classes supérieures (dossier rédigé par Sessego V., Hébel P.), mars 2019. ↑
Voir par exemple : Chaumier S., Kurzawa M. (dir.), Le musée hors les murs, Dijon, EUD ; Ocim, 2019 ; Eidelman J., Jonchery A., « Sociologie de la démocratisation des musées », Hermès, n° 61 : Les musées au prisme de la communication, 2011, p. 52-60. ↑
CRÉDOC, Consommation & Modes de Vie, n° 303 : Consommation durable : l’engagement de façade des classes supérieures (dossier rédigé par Sessego V., Hébel P.), mars 2019. ↑
Jacobi D., « Exposition temporaire et accélération : la fin d’un paradigme ? », La Lettre de l’Ocim, n° 150 : Demain, les musées, 2013, en ligne : https://journals.openedition.org/ocim/1295. ↑
Olivier Donnat dénonce à ce propos une « thèse illusoire » qui reposerait sur une sorte de théorie du « ruissellement » : « plus l’offre culturelle sera riche, plus elle sera partagée par tous » (Donnat O. cité par Guerrin M., « Le sociologue qui casse le moral », Le Monde, 27 octobre 2018). ↑
Culture Études, n° 2 : Cinquante ans de pratiques culturelles en France (dossier rédigé par Lombarda P., Wolf L.), 2020-2. ↑
Depuis 2022, les musées de la ville de Strasbourg sont fermés deux jours par semaine pour générer plus d’économie d’énergie. ↑
Une plateforme visant la circulation des œuvres a été mise en place en 2023 dans le secteur des arts vivants (CooProg.eu) et, en 2024, dans le secteur des musiques actuelles. Une démarche similaire pourrait sans doute être adoptée pour certaines expositions. ↑
Ce néologisme désigne l’utilisation, par une entreprise privée, de la philanthropie et des arts pour améliorer sa réputation. ↑
Barrau A., « Pourquoi ne réagissons-nous pas à l’urgence climatique ? Et si nous interrogions la question ? », Univershifté, 10 septembre 2022, en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=cGn4cUc1X8o&t=0s. ↑
Pour autant, certains musées ont décidé de s’en affranchir : le musée des Beaux-Arts de Lille a fait descendre la température en hiver à 18° C dans les collections permanentes et le musée des Beaux-Arts de Dijon a pu baisser la climatisation en été dans certaines de ses salles. Ce frein n’est donc pas insurmontable. ↑
Voir par exemple : Desvallées A., Mairesse F. (dir.), Vers une redéfinition du musée ?, Paris, L’Harmattan, 2007. ↑
Réveil Culture, Étude réalisée sur 126 lieux, écoles, indépendants et acteurs institutionnels du secteur culture, en ligne : https://drive.google.com/file/d/12PdNOHS_Hh6cyKVQJdk15C92DFHel_IE/view ; Réveil Culture, Étude sur les connaissances des enjeux climatiques, en ligne : http://reveilculture.fr/?page_id=902. ↑
Voir par exemple : Bourocher J., « Injonction paradoxale », Vandevelde-Rougale A., Fugier P. (dir.), Gaulejac V. (de) (coll.), Dictionnaire de sociologie clinique, Toulouse, Érès, 2019, p. 365-367. ↑
Barrau A., Le plus grand défi de l’histoire de l’humanité, Paris, Michel Lafon, 2019. ↑
Une recherche action est une recherche qui a un double objectif : « transformer la réalité (élaboration d’un outil) et produire des connaissances concernant ces transformations ». Voir Hugon M.-A., Seibel C. (dir.), Recherches impliquées, recherches action : le cas de l’éducation, actes du colloque (Paris, 22- 24 octobre 1986), Bruxelles, De Bœck Université ; Paris, Éd. universitaires, 1988, p. 13. ↑
— Diplômée de l’école du Louvre, Anaïs Raynaud est attachée de conservation et cheffe de projet au département des Expositions et des Manifestations culturelles du musée des Arts et Métiers. Avant cela, elle a travaillé au MuCEM et au musée de la Grande Guerre du Pays de Meaux.
Titulaire d’un master d’Histoire des Sciences et d’Épistémologie (Université Paris Diderot), Marjolaine Schuch est cheffe de projet au département des Expositions et des Manifestations culturelles du musée des Arts et Métiers.—
En octobre 2024, le musée des Arts et Métiers a ouvert une exposition consacrée à l’empreinte carbone (Fig. 1). C’est un événement conçu en interne par le département des Expositions et des Manifestations culturelles. En tant que cheffes de projet, nous assurons à la fois le développement des contenus – sans commissaires mais avec le soutien d’un conseil scientifique – et la création muséographique – aux côtés d’une agence de scénographie qui constitue la maîtrise d’œuvre. Nous avons par ailleurs bénéficié du mécénat de compétences d’un centre d’expertises en développement durable sur les contenus de l’exposition, notamment les quantifications qui y sont présentées. Cette exposition vise à déconstruire les présupposés et les idées reçues sur notre empreinte carbone, d’en décortiquer les mécanismes et de proposer aux visiteurs un espace de réflexion sur les actions à mener face au défi du réchauffement climatique. Le sujet, dans sa dimension scientifique et technique, s’insère logiquement dans la thématique du musée des Arts et Métiers. Cette institution, anciennement musée national des techniques, conserve et expose des jalons de l’histoire scientifique française et européenne. De la pascaline au cyclotron en passant par le cinématographe ou l’avion d’Ader, ces collections comptent près de 80 000 objets. La Révolution industrielle y tient une place importante, du fait d’un essor important de l’institution et de sa maison-mère, le Conservatoire national des arts et métiers, au XIXe siècle, essor tourné en partie vers l’exaltation de la puissance industrielle française (Fig. 2).
Le projet répond à un triple objectif : accompagner nos visiteurs vers le changement, relire les collections du musée à l’aune de cette question d’actualité et repenser nos pratiques professionnelles pour construire un musée plus en phase avec les principes du développement durable.
Cet objectif multiple nécessite de revoir un certain nombre de nos pratiques et de nos conceptions habituelles, en évitant un discours descendant que les visiteurs reçoivent au cours d’une visite passive ou à sens unique. Nous interrogeons également la position depuis laquelle nous, en tant que muséographes, approchons le sujet, imaginons des façons différentes de rapprocher un sujet et son public, plus proches, plus liés, plus engagés. Pour cela, il semble nécessaire de questionner deux valeurs encore souvent aujourd’hui cardinales pour les musées : l’objectivité et la neutralité. Nous rapprochant des musées de société ou des centres de culture scientifique et technique, qui assument leur subjectivité et leur engagement, nous souhaitons être acteurs du changement et partie prenante sur des questions de société[1]. Quitter la neutralité[2], avec tout ce qu’elle comporte de biais, conscients ou non, et arrêter de survoler les débats, de se penser au-dessus de la mêlée. Traiter un sujet comme celui de l’empreinte carbone est au contraire l’occasion de montrer que le musée, et ceux qui y travaillent, sont concernés et partagent les mêmes difficultés à penser et à s’engager dans le changement.
Engager les visiteurs
Avec ce projet, nous souhaitons nous éloigner d’un discours à sens unique, descendant, et d’une expérience de visite trop fléchée. Pour des raisons de contexte contraint, notamment d’une temporalité trop resserrée, nous n’avons pas pu engager un véritable processus de co-construction avec des groupes extérieurs au musée. Malgré cela, nous visons un fort engagement de nos visiteurs et nous avons l’ambition de leur proposer une exposition qui permette une mise en action, individuelle et collective, ce collectif nous incluant. Pour cela, il faut que les visiteurs aient de la place et des outils pour construire du sens, développer leurs réflexions et faire grandir leurs envies d’agir.
Nous avons souhaité nous placer dans une position ouverte, où le musée n’est pas le seul détenteur du savoir mais plutôt une ressource à partir de laquelle des points de vue et des positions peuvent émerger, avec autant de légitimité. Il s’agit ici de partager la production des savoirs et de déconstruire la position dominante du musée dans son rapport à son public. L’avis des visiteurs compte, que celui-ci soit motivé, argumenté, construit, ou plus émotionnel et sensible. Ces deux registres de réaction sont valables et il est possible ensuite d’en tirer du sens. Nous nous sommes inspirées de la notion de convivialité développée par Ivan Illitch[3], en créant un lieu d’échange et de discussion sans hiérarchie.
Comment ouvrir la production de discours, et donc de sens, aux visiteurs ? Dans l’exposition, cela passe par des dispositifs semi ou peu directifs qui permettent l’expression du public. Deux d’entre eux sont particulièrement structurants dans le parcours : l’un situé au milieu du parcours, la « caisse carbone », l’autre en fin de visite, le jeu de rôle « Futurs en construction » (Fig. 3). Le premier invite les visiteurs à choisir entre trois thématiques (l’habitat et l’équipement de la maison, les déplacements, l’habillement) et à scanner des objets pour en découvrir l’empreinte carbone. Les visiteurs sont ensuite invités à modifier ou non leurs choix en renonçant à certains objets ou en adoptant des alternatives. Il n’y a pas d’objectif explicite qui préside aux choix, les visiteurs sont invités à sélectionner les objets qui leur plaisent et qui correspondent à leurs pratiques. En associant visualisation du poids des choix et possibilité ouverte de les modifier, nous cherchons à éviter la posture du bon élève essayant de réussir le test mais plutôt à encourager les visiteurs à se questionner et à interroger leurs propres usages. Le second dispositif propose aux visiteurs d’incarner un industriel, un politique ou un citoyen devant décider de grandes orientations dans trois domaines d’émission : les transports, l’alimentation et le logement (Fig. 4).
Leur objectif commun est de réduire l’empreinte carbone collective située au centre du dispositif. À chaque tour de jeu, ils choisissent entre trois options, spécifiques à chaque rôle et à chaque tour de jeu. L’une des options maintient la situation actuelle, la deuxième initie un changement et la troisième s’engage plus franchement dans le sens d’une réduction des émissions. Chaque option s’accompagne d’informations complémentaires sur les avantages et les inconvénients. En apportant de la nuance et en élargissant à d’autres incidences que les seules conséquences environnementales, ces informations supplémentaires rendent la prise de décision moins évidente. Les visiteurs peuvent ainsi choisir de contribuer à l’objectif général ou de poursuivre des objectifs individuels. Chaque tour de jeu se termine par un sondage de satisfaction. Les joueurs expriment leur niveau de satisfaction face à l’évolution de la situation commune, c’est-à-dire de l’objectif de réduction de l’empreinte carbone. Si ce niveau est insuffisant et que l’insatisfaction gronde, le jeu est menacé et peut ne pas aller à son terme. Les visiteurs sont invités à faire attention aux affects des autres et à exprimer leur ressenti individuel sur la façon dont le jeu se déroule. Ainsi, ce sont eux qui fixent, en partie, la difficulté du jeu et son issue.
Ces deux dispositifs laissent ainsi de la place aux visiteurs pour qu’ils puissent construire et développer leurs opinions, y compris dans la défiance, le rejet et l’alternative.
D’autres interactifs permettent aux visiteurs de s’approprier (ou non) le propos de l’exposition. Les visiteurs peuvent s’exprimer sur les solutions qu’ils seraient prêts à adopter, ou emporter avec eux après l’exposition des défis sur différentes thématiques et différentes durées : ne pas prendre l’avion pendant l’année à venir, ne plus manger de viande qu’une fois par semaine, garder le même smartphone pendant quatre ans… Le parcours est ainsi ponctué de dispositifs de natures différentes pour rendre le visiteur acteur de sa visite (Fig. 5).
Relire les collections à l’aune des questions environnementales
Le lien entre le sujet de l’exposition – l’empreinte carbone – et les collections du musée est à la fois évident et au final, peu mis en avant par le musée des Arts et Métiers. Son identité, assumée, est celle d’un musée d’histoire des techniques avec une emphase importante sur le XIXe siècle occidental et la Révolution industrielle. Les bornes chronologiques du parcours permanent en témoignent, avec un premier jalon avant 1750, un deuxième pour la période 1750-1950 et un dernier après 1950. Le choix de placer la première rupture au milieu du XVIIIe siècle est une conséquence directe de la place de la Révolution industrielle dans le discours général[4].
Le parcours rétrospectif s’attache à présenter les périodes et les objets qui en font partie comme une succession continue et ininterrompue d’innovations et d’inventions. Le contexte de création et les conséquences techniques et industrielles de ces objets n’apparaissent peu ou pas du tout. On y parle encore moins des incidences sur l’environnement, des conséquences sociales, de ce que ces objets ont fait naitre en dehors du progrès technique auquel ils contribuent. Dans cette perspective, les liens entre les collections et le sujet de l’empreinte carbone, bien qu’évidents, restent invisibles aux yeux du public. Pour les rendre explicites, il est nécessaire de changer de posture et d’approche sur les collections pour leur redonner une actualité et une utilité discursive renouvelée au regard de la question environnementale.
L’équipe-projet de cette exposition se devait donc d’interroger la collection avec un regard situé, conscient de là où l’on se trouve et d’où l’on parle : nous sommes des professionnelles de musée fortement intéressées par les questions de société à une période où la crise environnementale est un sujet majeur qui interroge la pertinence et l’intérêt de nos pratiques et notre rôle. Cela a impliqué d’accepter de regarder différemment les objets de la collection et de ne pas seulement les considérer comme des jalons historiques figés, immuables et sur lesquels tout aurait été dit. Le défi est accepté de leur accoler un sens nouveau, complémentaire de leur place dans l’histoire des techniques et envisager des valeurs nouvelles : à côté de leur valeur historique, instaurer une valeur contemporaine renouvelée[5]. Le réfrigérateur à compresseur[6] trouve ainsi sa place dans la section consacrée au cycle de vie et permet de développer un discours sur l’empreinte de l’équipe domestique et l’accélération du taux de renouvellement de l’électro-ménager (Fig. 6). Le micro-ordinateur Macintosh Apple 512K de 1986[7] illustre les problématiques de recyclage et de décomposition des appareils électroniques.
Si nous pouvons porter un regard subjectif sur les collections dont nous avons la charge, nous devons aussi l’envisager pour nos visiteurs. Nous l’avons souligné plus haut, ils seront incités à se positionner sur les solutions pour diminuer l’empreinte carbone présentée dans l’exposition. Nous leur laisserons de la place pour s’exprimer. Loin d’être des objets intouchables dans leur neutralité, les collections s’ouvrent au jugement des visiteurs et se mettent au service de la construction d’un lien nouveau. Les visiteurs pourront ainsi ne pas les utiliser comme un livre d’images mais comme des outils pour construire du sens.
Cet exercice est ici développé dans le cadre d’un projet d’exposition temporaire, qui rend possible cette relecture des collections sans bouleverser le parcours de visite permanent, avec une durée limitée. Cette expérience pourra, nous l’espérons, nourrir la réflexion sur la présentation et la médiation des objets d’une partie au moins du parcours permanent. À ce titre, on peut considérer l’exposition comme un laboratoire, dont une partie des résultats pourrait à terme se transposer au reste du musée.
La sélection des objets se fait selon de nombreux critères. Le plus prégnant consiste à utiliser les collections comme une ressource à gérer de façon raisonnée. Les objets sont exposés plus pour illustrer des idées que pour leurs valeurs singulières (tel fabricant, tel lieu d’usage). Cela conduit à retenir au sein de typologies l’objet le plus adapté et à opérer des choix raisonnés en fonction de critères durables. Un modèle de roue hydraulique[8] a ainsi été choisi parce qu’il est en bon état et ne nécessite aucune intervention en vue de son exposition et qu’il a été prêté au printemps 2024, en amont de l’exposition, il a déjà une caisse de transport, ce qui évite de devoir fabriquer ou trouver un autre emballage. Il s’agit donc d’adopter une vision pragmatique et utilitariste des collections, en lien avec les différentes équipes (scientifique, régie des œuvres, restaurateurs…).
Faire des choix scénographiques différents
Le processus de construction de la scénographie a logiquement été marqué par le sujet de l’exposition et sa nature profondément réflexive. Dans une logique d’économie, nous avons été obligées de nous demander ce qui était indispensable, ce qui constituait la grammaire irréductible de l’exposition et ce que nous pouvions retrancher ou radicalement transformer.
Jusqu’où peut-on changer les codes esthétiques d’une exposition pour qu’elle soit encore réussie, tant du point de vue de l’expérience de visite que l’on souhaite proposer à notre public, que conforme aux attentes en matière d’écoresponsabilité ?
La maîtrise d’ouvrage classique a été complétée par l’adjonction d’une spécialiste de l’accompagnement en éco-production. Au-delà du calcul du bilan carbone final du projet durant son cycle de vie (conception, montage, exploitation et démontage), elle a accompagné le projet tout au long de sa réalisation afin de conseiller, d’alerter et d’éduquer les équipes en interne autant que la maîtrise d’œuvre sur les enjeux de l’éco-conception. Une grande partie de l’empreinte carbone d’une scénographie est liée à la fabrication de mobiliers neufs[9]. Nous avons donc décidé de valoriser deux pratiques d’ordinaire confinées aux coulisses de l’exposition : la location et la récupération de mobilier. Le concept scénographique proposé par l’agence retenue, la Fabrique créative, se fonde sur l’utilisation d’une ossature centrale composée d’échafaudages de chantier (Fig. 7).
Cette structure partitionne l’espace et accueille également les collections. Elle est louée le temps de l’exposition et réintégrera ensuite le circuit de location et d’utilisation. L’empreinte carbone de la structure sera ainsi divisée autant de fois qu’elle sera réutilisée. La location, une des solutions présentées dans l’exposition pour réduire notre empreinte carbone, est ici mise en œuvre de façon centrale. Au-delà de la location du matériel technique (éclairages, équipements multimédia), habituelle mais peu visible des visiteurs, nous assumons la location comme une pratique légitime, pertinente et source de créativité. La réutilisation du parc multimédia existant du musée se place dans la même logique de réduction d’achat neuf. La phase de production (fabrication et transport) représente jusqu’à 90% de l’empreinte carbone des appareils électroniques dont les écrans, les unités centrales, les players ou les vidéoprojecteurs. Depuis plusieurs années, le musée réalise un inventaire de son matériel qui est joint à chaque appel d’offre de conception et de réalisation et nous demandons à la maîtrise d’œuvre de s’appuyer le plus possible dessus avant d’envisager de la location ou de l’achat. Pour Empreinte carbone, l’expo !, l’ensemble du matériel audiovisuel (six écrans et six vidéoprojecteurs) provient du parc du musée. Dans la même veine, la récupération de matériaux et de mobilier est ici revendiquée comme une prise de position appuyée par un ensemble de critères, plus qu’une solution pragmatique défendue pour son seul intérêt économique. Ce n’est pas une option par défaut mais un vrai choix, adopté en connaissance des contraintes qu’il entraine. Si certaines sont assez légères, comme le fait de travailler avec des mobiliers potentiellement disparates, d’autres requièrent des changements plus lourds, comme de démonter différemment la précédente exposition de façon à pouvoir réutiliser autant que possible les matériaux et les transformer pour ce projet. Enfin, nous souhaitons dépasser le cadre de la récupération en interne en nous fournissant le plus possible auprès des circuits de seconde main, ce qui nécessite d’adapter la passation des appels d’offres en y intégrant des principes de l’économie circulaire[10]. Pour le lot agencement, qui comprend la fourniture des mobiliers de l’exposition, il semblait difficile d’exiger une fourniture intégrale en panneau de seconde main. Les gisements sont aléatoires et les entreprises ne connaissent pas, plusieurs mois à l’avance, le stock qu’elles auront. Pour pallier cet aléa, nous avons demandé un chiffrage dans la décomposition du prix global forfaitaire (DPGF) d’une fourniture de seconde main et nous avons également demandé aux entreprises de remplir un bordereau de prix unique (BPU) chiffrant la fourniture d’un panneau standard neuf dans les différents matériaux de la scénographie. Ainsi, en cas d’impossibilité d’obtenir un panneau de seconde main, nous savons déjà ce que coûtera son remplacement en neuf. Les services supports (bureau des achats, commission de marchés) ont été sensibles à la démarche et ont bien accueilli les modifications inhérentes sur les éventuels avenants. Les échanges sur ces questions ont été fructueux et nous ont permis d’ajouter les bons critères dans la notation des offres des candidats.
Nous proposons une médiation écrite qui permette aux visiteurs de forger leur opinion sur les collections et thématiques parcourues. Par exemple, les cartels sont semblables aux étiquettes énergétiques que l’on peut trouver dans les magasins d’ameublement ou d’électro-ménager, avec notamment un indicateur visuel, et peuvent être manipulées par les visiteurs pour prendre connaissance des informations essentielles de l’objet. Nous reprenons ce système pour les éléments scénographiques, les donnant à voir à nos visiteurs au même titre que les objets. Un travail sur les supports et les techniques d’impression a été fait pour trouver les combinaisons les plus vertueuses tout en étant compatibles avec la réglementation[11]. Nous nous sommes orientés vers des papiers kraft classés, des panneaux de bois brut peints ou en impression directe et des impressions sur des supports papier, limitant leur impact à la fabrication et augmentant les possibilités de les réemployer ou de les transformer pour un nouvel usage à la fin de l’exposition. Le musée démontre la faisabilité des solutions qu’il expose, leur donnant ainsi une crédibilité supplémentaire auprès des visiteurs (Fig. 8).
Pour la médiation, tout un corpus de « manips » a été imaginé, notamment autour de l’alimentation. Nous nous attachons à leur adéquation au propos de l’exposition, mais veillons également à conserver une certaine sobriété énergétique dans le choix des matériaux, des mécanismes, du nombre de dispositifs, et de la perspective d’une seconde vie après l’exposition (Fig. 9).
Nous réfléchissons à chaque étape du projet à nos pratiques en tant que muséographes. Avons-nous forcément besoin de tous les éléments que nous avons pris l’habitude d’installer dans une exposition ? C’est l’occasion d’imaginer des propositions plus créatives et plus cohérentes avec le projet. Nous avons ainsi transformé un dispositif initialement pensé sous la forme d’un multimédia interactif en une manip « low tech » où le visiteur relie des propositions à l’aide d’une ficelle. Sur proposition de nos prestataires, nous avons également simplifié certaines fabrications pour limiter l’ajout de matériaux et l’utilisation de produits de finition superflus. Cette démarche nous permet de consolider la légitimité des choix faits, car ceux-ci ont été mis à l’épreuve. Est-ce à dire que c’est une façon de quitter sa posture professionnelle, de la déranger et de la remettre (au moins partiellement) en cause ? Nous l’espérons.
Et après ?
Ce projet nous a incitées à repenser notre posture de maître d’ouvrage dans une dynamique plus ouverte, à nous remettre en question de manière permanente et surtout, de porter un regard nouveau sur le musée, sa collection, son image et son positionnement.
Nous mettons tout en œuvre pour développer l’engagement des visiteurs, afin qu’ils soient plus actifs au cours de leur visite avec un parcours qui leur offre des espaces pour construire du sens et susceptibles de la prolonger, de la faire vivre au-delà de la salle d’exposition.
Nous aimerions que cette exposition soit, plus que son aboutissement, un jalon important d’un processus réflexif continu d’amélioration et d’optimisation. Nous avons gardé ce cap durant toute la préparation de l’exposition, le garderons durant son exploitation (y compris au travers de la programmation pédagogique et culturelle qui y sera associée) et jusqu’après son démontage.
En cours de développement, l’exposition a été un laboratoire de pratiques et de réflexions. Nous nous sommes formées pour être outillées dans cette démarche. Les choix effectués pour ce projet et la méthodologie mise en œuvre vont être intégrés aux prochains projets, même si les thématiques ne seront pas centrées sur le changement climatique. Notre approche dépasse le cadre de l’exposition pour investir les autres activités associées du musée, comme la programmation événementielle et pédagogique. De nombreux choix se confrontent à leur mise en pratique, qui fera émerger, à n’en pas douter, d’autres questionnements. C’est tout l’intérêt d’adopter une posture réflexive : ce projet nous permet de repenser notre position de maître d’ouvrage dans une dynamique plus ouverte. Cette remise en question continue, qui peut apparaitre comme une démarche difficile et lourde, constitue pour nous une évidence afin de rester au service des visiteurs et de mettre le musée à la hauteur de l’enjeu collectif de la réduction drastique de notre empreinte carbone. En nous décentrant, en acceptant de questionner nos collections, notre institution et notre positionnement professionnel, nous espérons créer un espace de convivialité ouvert, dans lequel nos visiteurs peuvent imaginer d’autres façons d’être. Et en abandonnant un peu de notre neutralité, contribuer à en atteindre une autre.
Notes
* Tous les liens URL ont été consultés en novembre 2024.
Côté M. (dir.), La fabrique du musée de sciences et sociétés, Paris, La documentation française, 2011, p. 22. ↑
En tant qu’établissement recevant du public (ERP) de première catégorie, le musée des Arts et Métiers est soumis aux dispositions de l’arrêté du 25 juin 1980 portant approbation des dispositions générales du règlement de sécurité contre les risques d’incendie et de panique dans les ERP, livre II, titre 1er, chapitre III, articles AM 1 à 20. Ces dispositions obligent à recourir pour la quasi-totalité des éléments imprimés à des matériaux classés M1, c’est-à-dire non-inflammables et sans dégagement de fumées. ↑
Pour citer cet article : Anaïs Raynaud et Marjolaine Schuch, "Quitter la neutralité pour mieux l’atteindre ? L’exemple de l’exposition Empreinte carbone, l’expo ! au musée des Arts et Métiers (Paris, 2024-2025)", exPosition, 22 novembre 2024, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles9/raynaud-schuch-empreinte-carbone/%20. Consulté le 18 janvier 2025.
— William Terrier est doctorant en histoire de l’art à l’université Rennes 2 sous la direction d’Hélène Jannière depuis 2019. Sa thèse, dédiée à la notion de « tradition classique » dans l’historiographie architecturale du dernier tiers du XXe siècle, explore le milieu académique et l’œuvre de l’historien de l’architecture David Watkin (1941-2018). En parallèle, il enseigne l’histoire de l’architecture en tant que chargé de Travaux Dirigés à l’ENSA de Toulouse. —
L’opposition des « modernistes » et des « traditionalistes » est un lieu commun historiographique. Comme tout clivage séculaire, il charrie son lot d’idées reçues arrivées jusqu’à nous en représentations galvaudées. Alors que son apparente binarité en fait un outil craint par l’historien qui redoute l’impasse d’une généralisation abusive, il demeure néanmoins un objet de tentation par la simplicité formelle qu’il offre pour recouvrir des réalités plurielles. Dans le champ architectural, il s’est formé dans les débordements éclectiques du XIXe siècle[1], s’est amplifié dans l’entre-deux-guerres entre le surgissement des avant-gardes avides de table rase et les réactions de la « vieille garde » traditionaliste qui s’est dressée contre elle. Cette résistance stylistique au modernisme s’est matérialisée par une forte polarisation idéologique, tant en Europe qu’aux États-Unis, entre les tenants de la tradition classique et les supposés pionniers du « style international[2] ».
Jugée peu fiable pour rendre compte de toute la complexité de la sphère architecturale, cette opposition fut négligée par la discipline historiographique et laissée en marge. Non seulement les historiens contemporains de l’avènement du Mouvement moderne éclipsèrent les expressions traditionalistes de leur lecture de l’actualité architecturale[3], mais bien d’autres travaux ultérieurs conservèrent l’avant-garde architecturale comme unique pierre de touche de tous les courants contemporains, minorant de fait la question des clivages[4]. Or, l’omniprésence de cette thématique dans le débat public, les expositions, chez les critiques et dans les colonnes des périodiques d’architecture devrait attirer notre regard sur l’importance qu’accordaient les acteurs de l’entre-deux-guerres à ce conflit et son rôle dans la construction identitaire de la discipline.
L’Architectural League of New York[5] décida en mars 1940 de se saisir des discordes stylistiques qui avaient tant animé les débats d’entre-deux-guerres et d’en retracer le bilan sous la forme d’une double exposition rétrospective intitulée Versus. Tenue dans les locaux de l’organisation située au 115 East 40th Street, près de Grand Central Station, elle opposait les photographies d’œuvres traditionalistes à la production moderniste sur deux niveaux distincts, offrant un instantané de la sphère architecturale new-yorkaise. Ces clichés permettaient de saisir en un regard ce qui séparait en 1940 deux groupes idéologiques qui avaient tant marqué les débats des deux dernières décennies. Quel rôle jouait encore cette polarisation dans le débat public ? À qui servait véritablement le choix d’une double exposition à l’impartialité de façade ? Certes, l’idée d’un lieu de comparaison comme un terrain neutre, fécond de débats, de réaction et de polémiques ne devrait surprendre personne. En revanche, plus ambiguë peut paraître la position de l’Architectural League et de son seul partenaire médiatique, la revue Architectural Forum, alors réputée privilégier dans ses rubriques les porte-voix du style international. Opportunité s’il en est de mieux saisir le rôle des expositions et les motivations de leurs relais médiatiques ; dans le cas qui nous occupe : la conquête de l’acceptation et de la légitimité politique de la production architecturale d’avant-garde auprès de l’opinion publique[6].
À l’aube d’un clivage
Il est inutile de remonter jusqu’aux premiers désaccords issus de l’éclectisme du siècle précédent pour retracer cette opposition dans le champ architectural. L’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de Paris en 1925 marqua en effet la rupture médiatique la plus proche de notre période. L’exposition bénéficia d’un formidable écho outre-Atlantique et fit l’objet d’une réception critique à la hauteur des tensions déjà présentes entre conservateurs et progressistes dans le champ pictural[7]. Il est frappant de constater que, si l’exposition de 1925 à Paris était également le lieu de l’éclectisme et du régionalisme, les traditionalistes américains préféraient attirer l’attention sur les formes géométriques qui leur semblaient trop s’éloigner de l’idéal classique : « L’invention pure et la négation de la tradition étaient à l’ordre du jour[8] », commentait le peintre et céramiste Léon-Victor Solon qui s’inquiétait du fait que la « manière moderniste » vît son influence croître par l’entremise de la France et de son exposition. Le « modernisme » était alors, malgré sa définition déjà approximative, moins un style en particulier que le symptôme perçu d’un changement du goût, des cultures et des idées venues d’Europe menaçant l’héritage classique. « La contagion anti-académique se propage[9] », insista W. Francklyn Paris dans Pencil Points en 1930, qui jugeait responsable l’exposition parisienne d’avoir « définitivement établi la nouvelle doctrine ». La terminologie était encore hésitante, mais les acceptions se cristallisèrent dans l’esprit des contemporains. Les épithètes « traditionaliste » et « moderniste » se chargèrent peu à peu de connotations et, dans le champ architectural, redéfinissaient deux tendances antinomiques. Leur aversion réciproque prospérait ainsi dans les périodiques d’architecture, mais également dans les sociétés d’architecture où cette thématique fut désormais omniprésente dans les rencontres et les comptes rendus de table ronde[10].
Le 6 décembre 1928, l’architecte et designer américain Harold Van Buren Magonigle (1867-1935) livra devant les membres de l’Architectural League un fervent discours contre certains courants émergents de la sphère picturale[11]. Magonigle dressait ainsi les attributs de la nouvelle génération à rebours des valeurs traditionnelles : « les radicaux et révolutionnaires […], les incompétents, les esprits immatures, les névrosés, les égocentriques[12] ». Ces épithètes infamantes dessinaient toutes les inquiétudes des traditionalistes de l’entre-deux-guerres. « L’expression de soi », insistait-il alors, « constitue la nouvelle doctrine[13] ». L’orateur s’inquiétait du haut de sa tribune qu’elle ait atteint la pratique architecturale. La partie du discours consacrée à l’architecture présentait ainsi une sélection[14] de gratte-ciels américains opposés aux toutes dernières résidences européennes empreintes de modernité. Il dressait, à deux ou trois exemples près, New York contre l’Europe. D’un côté, la grandeur de l’idéal classique américain[15], de l’autre la modernité européenne réduite aux laboratoires résidentiels. Deux pôles idéologiques furent alors désignés : « l’ultra-conservateur » et « l’ultra-radical ».
Si ces catégories peuvent aujourd’hui sembler peu judicieuses pour qualifier la complexité des partis pris au sein de la profession durant l’entre-deux-guerres[16], leur distinction dans le champ terminologique d’alors révélait cependant la manière dont les acteurs de la discipline distinguaient les groupes sociaux qui la composaient. L’enjeu n’est pas tant de comprendre comment la discipline était constituée, mais plutôt de mieux saisir comment les acteurs se percevaient et observaient la discipline. La figure du « traditionaliste » face à celui du « moderniste » constituait ainsi pour l’observateur de l’entre-deux-guerres les deux faces d’une même pièce ou, pour adopter une métaphore plus apte à rendre compte de l’inquiétude suscitée : un monstre à deux têtes. « Les noms changent, les cris de guerre varient, mais les protagonistes sont identiques[17] » conclut Magonigle.
À la faveur de la nouvelle dialectique, de nombreux articles fleurirent dans les périodiques d’architecture opposant les récentes productions traditionalistes et modernes. L’exemple le plus frappant est sans doute la confrontation en novembre 1937 qu’Architectural Forum mit en scène entre l’usine Edwards and Company implantée à Norwalk (Connecticut) et celle de General Motors située à Linden (New Jersey). La façade de style fédéral conçue par Leo F. Caproni s’opposait ainsi à la façade moderniste de l’architecte et ingénieur spécialisé dans la production d’édifices industriels Albert Kahn, selon de larges photographies en pleine page les présentant comme les deux antithèses de l’actualité architecturale : « Deux usines posent une question : l’architecture est-elle une route à double voie ou à sens unique[18] ? », semblaient poser ce faux dilemme les auteurs du Forum.
Le goût évolue, les aspirations se déplacent. À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, la discipline architecturale semble scindée, selon les discours véhiculés par les revues, en deux tendances que tout oppose. Un aperçu de la production architecturale de l’époque peut s’apprécier tout au long des pages du rapport rédigé par Short et Stanley-Brown mandaté par l’agence fédérale des travaux publics[19]. Le contenu de Public Buildings[20] (1939) insistait alors particulièrement sur la partition de la production architecturale de l’époque. La gravure placée en guise de frontispice l’illustre : un paysage urbain éclectique reflète la cohabitation entre une Amérique architecturale à la fois classique et moderne, horizontale et verticale (Fig. 1).
Versus, une arène pour un combat simulé ?
« Illustrer de façon spectaculaire l’opposition entre les deux principales écoles de l’architecture américaine[21] » : tel était le but de l’exposition Versus exprimé sans détour par Hugh Ferriss, président du comité de l’exposition, dans un communiqué publié dans Architectural Forum. Aux allures de rétrospective[22], l’exposition volontairement polémique devait susciter débats et discussions, générer une émulation collective afin d’alimenter une controverse que d’aucuns ne considéraient plus tellement d’actualité à l’aube des années 1940[23]. L’esprit d’opposition était alors respecté jusque dans le comité scientifique, scindé en deux : George A. Licht[24], Lawrence Grant White[25], Lindley M. Franklin[26], Otto R. Eggers[27], Geoffrey Platt[28] pour les tenants du traditionalisme ; Wallace K. Harrison[29], George Howe[30] et Edward D. Stone[31] pour le commissariat de la partie moderne.
Le carton d’invitation pour la soirée inaugurale annonçait d’emblée la confrontation selon une liste d’oppositions terminologiques toutes plus significatives les unes que les autres : « classique contre moderne », « conservateur contre radical », « artiste contre scientifique », « vieille tradition contre nouvelle tradition », « pilastres contre pylônes », « architecture contre bâtiment[32] ». Bien que teinté d’humour, ce florilège d’antagonismes à l’excès révélait toutes les acceptions que l’on assignait encore aux deux polarités de la sphère architecturale. L’ambivalence dialectique était incarnée dès l’entrée de l’exposition par le fût d’une colonne ionique surmontée d’un mobile d’Alexander Calder en guise de chapiteau, repris dans le livret comme le symbole de l’exposition (Fig. 2). Ce qui aurait pu être considéré comme un outrage quelques décennies plus tôt ne surprenait plus, et amusait tout au plus les visiteurs venus massivement dans les locaux de l’Architectural League. Une preuve de plus, s’il en fallait, que le titre de l’exposition déjà assez explicite signalait un conflit.
L’agencement muséographique devait quant à lui témoigner de la philosophie propre aux deux écoles. Les photographies du premier groupe furent ainsi alignées le long des murs du réfectoire du rez-de-chaussée de l’Architectural League selon une certaine économie formelle (Fig. 3).
Les photographies de l’étage furent disposées suivant une déambulation plus ou moins labyrinthique (Fig. 4), installées au cœur d’une scénographie complexe conçue par le designer George Nelson (1908-1986). L’espace fut délimité par plusieurs cloisons sinusoïdales rehaussées d’éclairages dynamiques et une abondante signalétique présentait des informations contextuelles. Ce qui serait perçu aujourd’hui au mieux comme une coquetterie muséographique paraissait encore en 1940 d’une extravagance sans bornes : Architectural Record décrivit une « fanfare visuelle » dans son compte rendu intitulé « L’architecture en parade[33] », dont l’illustration en préambule devait évoquer le dilemme que ces expositions suscitaient aux visiteurs[34] (Fig. 5). L’espace consacré aux traditionalistes devait ainsi refléter la simplicité et la modestie revendiquée par les tenants de la tradition classique. Le décorum moderne du second niveau devait traduire toute la virtuosité technique et l’esprit d’orgueil du style international.
Une « pièce à l’envers » (the upside-down room) signée Dan Cooper constituait le point d’orgue de l’exposition. Cette reproduction grandeur nature d’un séjour américain paré de mobiliers modernes, jusque dans le choix du cendrier, devait manifester tout le confort de la vie moderne. Les magazines Architectural Forum et Life posés sur les tables basses témoignaient des nouvelles habitudes culturelles – et par là même affirmaient officieusement l’étroite relation de leur comité rédactionnel avec les tenants du style international. La pièce ainsi suspendue et renversée offrait aux regards des visiteurs une contre-plongée saisissante du nouveau mode de vie américain.
Au fil de ce développement se dessinent les choix ambigus des organisateurs. En souhaitant rassembler en opposant, rapprocher en juxtaposant, apaiser la situation en suscitant une dernière controverse, leurs motivations profondes n’étaient sûrement pas de trouver une solution à l’impasse architecturale de l’époque. Le traitement déséquilibré dans l’aménagement intérieur à l’avantage du moderne devait sans doute offrir une proposition plus attractive aux yeux des New-Yorkais. Du moins cette mise en scène devait-elle démontrer la désuétude de l’ancienne doctrine, reléguée dans un réfectoire peu prestigieux. En outre, que le Forum ait été le seul périodique spécialisé à collaborer avec l’Architectural League dans le comité de l’exposition – la revue fut par ailleurs la seule avec Architectural Record à minutieusement couvrir l’événement – n’augurait rien d’une retenue déontologique rigoureuse, si ce n’est celle d’une inclination moderniste plébiscitée le long des murs de l’exposition.
De l’appel à la modération et à la réconciliation nationale
Ce simulacre de combat équitable, conforme à l’esprit de l’exposition, fut mis en scène lors de la soirée inaugurale du 5 mars 1940 ; chaque école était alors invitée à défendre son champion et leurs discours respectifs : le traditionaliste William Adams Delano et le moderniste George Howe. Ce ne fut pas la première fois qu’une telle rencontre était organisée dans un cadre aussi formel[35], mais signe d’un apaisement du temps, le premier appela à la réconciliation : « En faisant des concessions mutuelles à nos opinions divergentes, nous parviendrons à améliorer l’art que nous aimons tous[36] » ; signe des tensions encore présentes, le second campait sur ses positions. Sans doute aussi étaient-ils conscients du nouveau rapport de force qui allait bientôt précipiter l’hégémonie du Mouvement moderne d’après-guerre[37].
La réception critique de l’exposition reflétait sans surprise les dissensions stylistiques exposées entre les murs et les crispations idéologiques au-dehors. Fidèle à sa ligne de conduite antimoderne, le critique d’art de l’Herald Tribune Royal Cortissoz dénonça le « culte de la laideur[38] » manifesté chez les modernes. La critique de Lewis Mumford dans le New Yorker fut à l’inverse catégorique : « le premier est un cimetière, le second une maternité. Comment peuvent-elles rivaliser[39] ? » Entre ces deux polarités, la posture médiane de Talbot Faulkner Hamlin fut cependant plus éclairante sur l’esprit du temps et l’évolution des relations entre modernistes et traditionalistes. Celui qui avait longtemps plaidé pour une position modérée[40] tira les leçons des deux décennies antérieures et persista par un appel à la réconciliation nationale en refusant le clivage comme seul horizon indépassable. Sa critique de l’exposition fut l’occasion parfaite pour y vanter les mérites d’un régionalisme adaptatif et collaboratif, soucieux de prendre en compte le climat et les matériaux locaux et ainsi dépasser des dissensions qui ne répondraient plus aux besoins du temps. À Hamlin de conclure : « N’est-ce pas, après tout, l’expression de la vraie tradition de l’architecture américaine[41] ? ».
Cette réflexion en construction sur l’américanité à l’aune de l’opposition entre architecture classique et moderne s’inscrivait pourtant jusque-là presque exclusivement dans une longue tradition du rejet des souches européennes, quel que soit le côté de la barricade. Dès septembre 1925, un auteur du Pencil Points loua l’érudition des architectes éclectiques américains qui les auraient préservé du « modernisme extrême » de certains Européens, et en particulier des architectes allemands qui « se détournaient de la tradition » et dont les œuvres ressemblaient « davantage à des cuirassés qu’à des bâtiments[42] ». L’exposition de 1925 à Paris fut une nouvelle fois perçue comme un « conglomérat d’architecture extrémiste venant de toute l’Europe », une « émeute du Modernisme[43] ». À l’inverse, un architecte de Cleveland dans le Pencil Points rappelait l’origine toute européenne des revivals américains et incitait à suivre l’exemple de Wright et Sullivan : « Les méthodes américaines, et non les écoles européennes[44] ». C’est selon cette même démarche de préférence nationale qu’une partie des traditionalistes rejetait le modèle du French Provincial Style[45] sous prétexte qu’il serait exogène[46], et privilégiait la « tradition américaine » qu’incarnerait le style colonial depuis qu’Emerson l’avait consacré en 1869 comme « la seule et unique architecture américaine[47] ».
Si l’exposition Versus scindait en apparence la discipline sur un plan stylistique, elle devait néanmoins rassembler sur le plan national. Le choix de sélectionner uniquement des architectes américains participait d’un patriotisme exacerbé par le contexte international. Plus encore, elle devait conjurer un sentiment d’infériorité, chasser l’impression de se situer à l’arrière-garde de l’innovation architecturale. Edgar I. Williams, alors président de l’Architectural League, l’affirmait ainsi dans le discours inaugural de l’exposition :
« Les architectes américains ont toujours été pudiques dans l’expression de leurs idées architecturales. […] Nous nous sommes toujours inclinés devant l’Europe dans la poursuite des Arts. Qu’en est-il de notre architecture, de notre architecture américaine[48] ? ».
Du rôle des expositions et de l’opinion publique
À qui l’injonction à la modération servait-elle vraiment ? Que se cachait-il donc sous le vernis de l’impartialité même relative ? Un coup d’œil dans le livret de l’exposition permet d’identifier quelques éléments de réponse et de mieux saisir certaines orientations privilégiées par les commissaires de l’exposition. Dans la liste des œuvres, les « traditionalistes » furent présentés par agences : McKim, Mead and White et leurs grandes commandes institutionnelles. Les « modernistes » furent quant à eux classés selon un ordre typologique introduit par la production résidentielle. L’ordonnance des photographies au sein de l’exposition devait non seulement démontrer l’adaptabilité du modernisme à épouser tout type d’architecture, mais plus encore rattraper son retard de popularité dans le secteur résidentiel. Résistant à l’opinion publique encore conquise par les variantes traditionalistes jugées plus adaptées au logement[49], il n’est pas anodin qu’Architectural Forum ait saisi chaque nouveau projet moderniste plébiscité dans ses colonnes pour balayer cette idée reçue[50] ou railler l’adversaire traditionaliste[51].
La question du style était d’autant plus importante pour les promoteurs immobiliers que l’on considérait encore le « modernisme » soumis à la volatilité du marché et celle du goût du public[52]. Ainsi, le choix de présenter les traditionalistes comme des architectes institutionnels d’œuvres de grandes dimensions[53] et de valoriser les modernistes comme des architectes résidentiels ou répondant à des commandes à petite échelle peut sans doute mieux s’éclairer à la lumière de l’enjeu économique des années 1940. Alors que les projets de gratte-ciels incarnaient encore trop l’instabilité financière des heures sombres de la Grande Dépression, la percée du modernisme dans le secteur résidentiel encore largement dominé par les traditionalistes devait offrir le rebond économique attendu par la discipline et la profession[54].
La multiplication des sondages d’opinion au cours des années 1930 devait progressivement démontrer l’acceptation de l’architecture moderne au cœur de la société américaine. Les années 1940 marquèrent un tournant[55]. Il n’est pas absurde d’envisager que les expositions, bénéficiant d’une popularité et d’une fréquentation qui dépassaient bien souvent les seuls cercles professionnels, jouèrent un rôle non négligeable dans la promotion du modernisme auprès de l’opinion publique. Cette dernière, après sondage, devait offrir une nouvelle source de légitimité politique en sa faveur. En 1949, la section new-yorkaise de la revue de l’American Institute of Architects (AIA) lança un sondage dans le cadre de l’exposition Tomorrow’s World, sponsorisée par le Museum of Science and Industry. Deux modèles de maisons, traditionnelle et moderne, furent présentés. Le résultat, fortement relayé dans un certain nombre de périodiques d’architecture du pays, révélait alors une écrasante majorité à l’avantage du moderne, à 72%[56]. De ces quelques exemples frappants, il serait absurde de déduire que toute manifestation de ce type résultait d’une collusion d’intérêts financiers unissant promoteurs, architectes, commissaires et éditeurs de revues. Du moins peuvent-elles nous informer sur leur orientation commune et les enjeux économiques qui dépassaient souvent de loin les grands discours esthétiques et réconciliateurs. Tout du moins, la préservation du statu quo plébiscitée dans les discours autour de ces expositions (Versus et Tomorrow’s World) permettait de consolider un rapport de force en faveur du style international et d’accélérer le processus de consensus social autour de la modernité.
L’exposition Versus charriait avec elle trois décennies de soubresauts identitaires sur l’idée d’architecture américaine bouleversée par l’avènement du modernisme. Elle y présentait dans un dernier râle les querelles intestines d’une discipline décomposée, mais également à travers elle les sentiments de concorde qui animaient ses acteurs. Ne soyons cependant pas dupes : les grands principes de façade et les discours réconciliateurs ne doivent pas voiler les motivations profondes qui résultaient de l’association féconde des organisateurs avec leurs relais médiatiques. Du moins sa postérité resta limitée à la controverse, comme s’il n’y avait plus rien à tirer d’un clivage frappé de sénescence : dans Opportunities in Architecture[57] (1946) le dramaturge Frank Vreeland (1891-1946) partageait, sous le pseudonyme de William Thorpe, quelques années plus tard son souvenir de l’exposition :
« Des discours enflammés ont été prononcés. Les esprits se sont échauffés. Plusieurs conservateurs en sont presque venus aux mains avec les libéraux. D’autres raillaient sans cesse les tendances révolutionnaires de l’architecture. Mais quoi qu’ils aient pu dire, le nouveau style est resté d’actualité. Et il a continué à gagner de plus en plus d’adhérents[58]. »
Si son avènement paraissait alors inéluctable, d’autres circonstances historiques précipitèrent l’hégémonie du Mouvement moderne et dans son sillage la disparition du clivage : les espérances traditionalistes furent dissoutes dans l’effort de guerre ; puis frappées d’infamie par la débâcle des états totalitaires qui avaient fait de l’esthétique néoclassique la vitrine architecturale de leur mission civilisatrice. Ainsi, l’espace accordé à ces querelles dans les expositions, les tables rondes et périodiques d’architecture se réduisirent considérablement. Les longs éditoriaux et les articles théoriques en pleine page des années 1920 cédèrent le pas aux maigres attaques interpersonnelles des courriers des lecteurs des années d’après-guerre[59].
« La réconciliation n’est pas encore terminée, mais le feu est éteint[60] », observait en 1957 l’historien de l’architecture Charles M. Stotz dans un éditorial pour la revue de l’American Institute of Architects. Mais le feu couve toujours sous la braise. Bien plus tard, des voix se sont de nouveau élevées contre le caractère hégémonique du Modernisme et, au cours des années 1980, les tenants du postmodernisme ranimèrent un clivage que d’aucuns pensaient définitivement relégué aux marges de l’histoire.
Notes
[1] Peut-on deviner dans les querelles entre les tenants du gothique et du classique au mitan du XIXe siècle l’embryon conceptuel des discordes opposant modernistes et traditionalistes ? C’est en tout état de cause une filiation sérieuse pour certains acteurs de l’entre-deux-guerres. En Angleterre, les architectes Albert Reginald Powys et Giles Gilbert Scott retraçaient son émergence avec celle qui avait tant animé la discipline pendant la seconde moitié du siècle précédent et plaidaient pour une troisième voie pour éviter l’impasse d’une nouvelle « bataille des styles ». Powys A. R., « Architecture: Tradition and Modernity », The London Mercury, vol. 24, n° 140, juin 1931, p. 168 : « The protagonists of both parties argue nearly as fiercely as did the heroes of the last century when “The Battle of Styles” was vigorously and uselessly waged » ; Stowell K. K., « As it Looks to the Editor », American Architect, vol. 147, n° 2639, novembre 1935, p. 58 : « […] the Classic versus the Gothic struggle of my grandfather’s time […]. The present controversy of Modernism versus Traditionalism is the same issue under other names ».
[2] L’expression « style international » est consacrée par Henry-Russell Hitchcock et Philip Johnson dans The International Style, Architecture since 1922 (New York, Norton, 1932).
[3] En 1928, le jeune historien de l’architecture Henry-Russell Hitchcock évacuait déjà la question des « anciens traditionalistes » (Old Traditionalists), mis de côté au profit des deux groupes émergents de la discipline architecturale : d’un côté les « nouveaux traditionalistes » (New Traditionalists), de l’autre les « nouveaux pionniers » (New Pioneers). Hitchcock soulignait alors les valeurs polarisées qui marqueront l’entre-deux-guerres, entre tendances décoratives et constructives, anciens et nouveaux matériaux, culte du passé et du futur. Voir : Hitchcock H.-R., « Modern Architecture: The Traditionalists and the New Tradition », The Architectural Record, avril 1928, p. 337-349 ; Hitchcock H.-R., « Modern Architecture: The New Pioneers », The Architectural Record, mai 1928, p. 453-460.
[4] Dans New York 1930 (1987), deuxième volet de la monumentale série dirigée par Robert A. M. Stern sur l’architecture new-yorkaise, l’architecte traditionaliste dut se conformer aux exigences de la modernité, adapter l’héritage de l’architecture classique à l’esprit du temps. Les États-Unis, et New York en particulier, deviennent ainsi le laboratoire d’un « classicisme moderne » d’une part, et d’un « naturalisme moderne » d’autre part. Les tenants d’un historicisme archéologique abdiquent. L’attraction de la modernité et la constante recherche de sous-catégorisation propre à l’historiographie architecturale a sans doute contribué à effacer l’importance de ce dualisme. Stern R. A. M., Gilmartin G., Mellins T., New York 1930: Architecture and Urbanism Between the Two World Wars, New York, Rizzoli, 1987.
[5] Fondée en 1881 par un groupe de jeunes architectes menés par Cass Gilbert (1859–1934), l’organisation Architectural League of New York explorait ce qui était encore une activité mineure de la discipline : l’éducation à l’architecture auprès du grand public. C’est dans cet esprit pédagogique que furent organisées chaque année depuis 1886 des expositions architecturales qui ont fait de la League un lieu incontournable de la vie culturelle new-yorkaise jusqu’à aujourd’hui.
[6] L’article repose sur la consultation de périodiques spécialisés ainsi que sur l’exploitation du fonds Archive of American Art communiqué à l’auteur par le Smithsonian, New York, en particulier les documents relatifs à l’exposition Versus (1940).
[7] En 1921, une exposition d’œuvres impressionnistes et post-impressionnistes au Museum of Modern Art (MoMA) suscita l’envoi d’une circulaire de protestation anonyme aux principaux organes de presse de la ville. Les éditorialistes du Pencil Points l’interprétèrent comme une manifestation du conflit artistique entre « progressistes » et « conservateurs ». [Anonyme], « The Anonymous Protest Against the Museum Exhibition of Impressionist and Post-Impressionist Paintings », The Bulletin of the Metropolitan Museum of Art, vol. 16, 1921, p. 179 ; [Anonyme], « Modernist Art », Pencil Points, vol. 2, n° 10, octobre 1921, p. 32.
[8] Solon L. V., « Will the Exposition Regain Artistic Leadership for France? », Architectural Record, vol. 58, n° 4, octobre 1925, p. 392.
[9] Paris W. F., « Modernism », Pencil Points, décembre 1930, p. 953-956.
[10] Citons en guise d’exemples les interventions de l’architecte Louis LaBeaume (1873-1961), originaire de Saint-Louis, lors des rencontres annuelles de l’American Institute of Architects (AIA). En 1930, au cours de la 63e convention, il attribuait la crise traversée par la discipline aux désaccords entre modernistes et traditionalistes qui auraient entraîné la discipline dans un « typhon cosmique ». Six ans plus tard, en 1936, il constatait un apaisement et tira une première conclusion : « Maintenant que la fureur de la discussion semble se calmer, nous pouvons profiter de ce répit pour tenter d’évaluer les résultats de cette controverse ». [Anonyme], « Sixty-third Annual Convention of the American Institute of Architects », Pacific Builder and Engineer, vol. 36, 21 juin 1930, p. 8 ; LaBeaume L., « Appraising the Controversy », The Octagon, vol. 8, mai 1936, p. 6.
[11] Van Buren Magonigle H., « The Values of Tradition: An Address Before the Architectural League of New York », Pencil Points, vol. 10, n° 1, janvier 1929, p. 17-24.
[12]Ibid., p. 17 : « Around a few salient names of radicals and revolutionaries have gathered a host of imitators, of incompetents, of immature minds, of neurotics, of egocentrics […] ».
[13]Ibid., p. 19 : « self expression […] is quite a new doctrine ».
[14] Dans l’ordre d’apparition des diapositives : Helmle & Corbett, Bush Terminal Building (New York) ; Arthur Loomis Harmon, The Shelton Hotel (New York) ; Willem Marinus Dudok, Columbarium, (Westerveld, Hollande) ; Voorhees, Gmelin & Walker, Vesey Street Building (New York) ; Henri Sauvage, Apartment House (Paris) ; Helmle & Corbett, Apartment House – n° 1 Fifth Avenue (New York) ; Buchman & Kahn, n° 2 Park Avenue (New York) ; Dennison & Hirons, Bridgeport Bank (Bridgeport) ; Henri Pataut [sic], Apartment House (Neuilly) ; Bertram G. Goodhue, Nebraska State Capitol (Lincoln) ; Raymond M. Hood, American Radiator Building (New York).
[15] Il est toutefois délicat d’appréhender le classicisme américain comme un monolithe. Leurs modèles stylistiques à l’aube du XXe siècle puisent à des sources aussi variées que l’architecture de la Rome impériale, la Renaissance florentine ou l’architecture géorgienne, notamment dans les œuvres de la firme McKim, Mead & White, jusqu’aux sources autrichiennes et germaniques, comme chez Carrère and Hastings. Voir : Stern R. A. M., Gilmartin G., Mellins T., New York 1930: Architecture and Urbanism Between the Two World Wars, New York, Rizzoli, 1987, p. 20.
[16] D’une part, car le groupe des « traditionalistes » – si tant est qu’il ait jamais constitué un ensemble coordonné – couvrait une myriade de typologies, du style beaux-arts au Collegiate Gothic répondant à des motivations disparates ; d’autre part, car ce qui fut généralement entendu par modern, et les acceptions portées par ses variantes modernist et modernistic, évoluèrent continuellement tout au long de cette première moitié du XXe siècle, attribuées à l’Art Nouveau jusqu’à Le Corbusier en passant par l’Art déco.
[17]Ibid., p. 18 : « The names change, the battle-cries vary, but the protagonists are the same ».
[18] [Anonyme], « Two Factories: A Debate in Three Dimensions », Architectural Forum, novembre 1937, p. 389-396 : « Two Factories which pose the question …. is architecture a two- or a one-way street?».
[19] Plus précisément, ils furent mandatés par le gestionnaire de l’administration fédérale des travaux publics en situation d’urgence (Federal Emergency Administration of Public Works) et par le directeur des achats du département du Trésor (Director of Procurement of the Treasury Department). Entre temps, ces branches furent transférées en juillet 1939 à l’agence fédérale des Travaux (Federal Works Agency), conformément au plan de réorganisation du président Franklin D. Roosevelt.
[20] Short C. W., Stanley-Brown R., Public Buildings: ASurveyof ArchitectureofProjects ConstructedbyFederalandOther Governmental Bodies BetweentheYears 1933and1939with theAssistanceof thePublic Works Administration, Washington, Government Printing Office, 1939.
[21] « Vs », Architectural Forum, avril 1940, p. 15 : « In presenting VERSUS, the aim of the League’s Exhibition is to exemplify dramatically the opposition between the two leading schools of American architecture. We thereby set the arena for an heroic conflict of ideas, the outcome of which we consider of first importance ».
[22] L’Architectural League désigne l’exposition comme « la première exposition définitive » relative aux deux écoles, dévoilant l’ambition d’une exposition rétrospective. « Announcement of Exhibition and Invitation to Exhibition », dans : « Current Work 1939-1940, “Versus” (March 1940), 1940 », carton n° 63, dossier n° 48, Fonds Archive of American Art, Smithsonian, New York : « The Exhibition will be publicized as New York’s first definitive exhibit contrasting the two schools ».
[23] Voir note 9. Nombreux furent les acteurs de la discipline, traditionalistes ou modernes, à exprimer une forme de lassitude à alimenter ces polémiques depuis le milieu des années 1930.
[24] Architecte de style beaux-arts, George A. Licht (1878–1960) fut le premier lauréat en 1904 du Paris Prize, calqué sur le concours du Prix de Rome.
[25] Diplômé de l’école des Beaux-Arts, Lawrence Grant White (1887–1956) était membre du cabinet d’architectes traditionalistes McKim, Mead & White succédant à son père, Stanford White.
[26] Lindley M. Franklin était un architecte de New York, membre de l’American Institute of Architects depuis 1927.
[27] Architecte et dessinateur, Otto R. Eggers (1882–1964) fut le collaborateur de John Russell Pope, prix de Rome américain 1897.
[28] Geoffrey Platt (1905–1985) était un architecte traditionaliste de l’agence Charles A. Platt, William & Geoffrey. Elle fut fondée avec son frère William Platt à la suite du décès de leur père, Charles A. Platt (1861–1933). Il devint en 1965 le premier président de la New York City Landmarks Preservation Commission.
[29] Wallace K. Harrison (1895–1981) était un architecte moderniste de l’État de New York proche de Nelson Rockefeller. Par son œuvre prolifique principalement concentré à New York, il participa activement à la transformation moderniste de la ville.
[30] Diplômé de l’école des Beaux-Arts, George Howe (1886–1955) participa avec William Lescaze à concevoir le PSFS Building (1932), premier gratte-ciel bâti aux États-Unis de style international.
[31] Edward Durell Stone (1902–1978) était un architecte moderniste, principalement remarqué en 1940 pour avoir participé à la conception du Museum of Modern Art (1930) et du Radio City Music Hall (1932).
[32] « “Versus” — Announcement and Invitation, dinner, preview and reception, Tuesday evening, March 5th. » dans : « Current Work 1939-1940, “Versus” (March 1940), 1940 », carton n° 63, dossier n° 48, Fonds Archive of American Art, Smithsonian, New York : « “Classical versus Modern”, “Conservative versus Radical”, “Artist versus Scientist”, “Old Tradition versus New Tradition”, “Pilasters versus Trylons”, “Architecture versus Building”, “the Olde versus The Nude” »
[33] « Architecture on Parade », Architectural Record, avril 1940, p. 81-83.
[34] L’exposition de New York est alors traitée conjointement avec une autre exposition située à Salt Lake City. Dédiée aux dernières innovations dans le domaine de l’habitat, l’exposition « The Modern House » s’est tenue à l’Utah State Art Center du 17 janvier au 7 février 1940.
[35] Lors d’une rencontre organisée par le T-Square Club en novembre 1928, Paul P. Cret, George Howe, Arthur Meigs et Leicester Holland échangèrent longuement sur ce thème. Deux ans plus tard, il fut de nouveau débattu lors de la 63e convention de l’American Institute of Architects (AIA) organisée en mai 1930, entre George Howe et Charles Howard Walker. « Un choix entre la liberté et l’autorité » polarisait George Howe en préambule de son discours, avant de résumer la production traditionaliste : « fragile, sentimentale, prétentieuse, malhonnête, laide ». Les échanges furent si tendus qu’un éditorial de The Architect tourna l’affrontement en ridicule par la métaphore d’un combat de coqs. Rieber H. G., « The T Square Club of Philadelphia », Pencil Points, vol. 9, janvier, n° 1, 1928, p. 51 ; « Institute Discusses “Modernism” », The Architect and Engineer, juillet 1930, p. 57 ; « Old and New Architecture », The Architect, vol. 14, juin 1930, p. 320.
[36] « Vs », Architectural Forum, avril 1940, p. 22 : « […] By mutual concessions to our differing opinions arrive at the betterment of the art we all love ».
[37] Partout le sentiment d’une victoire du modernisme sur l’ancienne doctrine semblait annoncer son inéluctable diffusion à travers le pays. Alors que l’exposition Versus s’apprêtait à ouvrir ses portes à New York, à Détroit le président de la Société des architectes de l’État du Michigan, Kenneth C. Black, se faisait l’écho un brin taquin de ce nouveau rapport de force : « Les forces du modernisme ont gagné leur bataille contre la tradition. Je crains qu’un architecte qui participerait à l’avenir à un concours national ne perde son temps à préparer un projet qui s’inspire d’un style historique. Aujourd’hui, la question n’est donc plus de savoir si le design moderne est là pour durer, mais plutôt de savoir jusqu’à quel point son développement peut être radical et rapide dans ce pays. » Black K. C., « Modern Architecture – Here Today – Whiter Tomorrow? », The Architect and Engineer of California, février 1940, p. 36.
[38] « Vs », Architectural Forum, avril 1940, p. 15 : « Bleak […] beauty goes completely by the board […] A weakness for the cult of ugliness ».
[39] Mumford L., « The Dead Past and the Dead Present », The New Yorker, 23 mars 1940, p. 54-55.
[40] Hamlin T. F., « What We Should Consider Before We Criticise », American Architect and Architecture, vol. 140, septembre 1931, p. 34 : « To the inspired traditionalist this new architecture or modern movement is like a gift from the gods, breathing new life into his creative instinct ».
[41] Hamlin T. F., « “Versus” and Other Things », Pencil Points, avril 1940, p. 224 : « Is this not, after all, a statement of the real tradition of American architecture? ».
[42] [Anonyme], « Modernism and Tradition », Pencil Points, vol. 6, n° 9, septembre 1925, p. 41 : « They have produced some designs that look more like battleships than buildings […] ».
[43]Ibid. : « The Exposition is a highly interesting conglomeration of extremist architecture from all over Europe-such an assemblage as has never before been brought together, a riot of Modernism ».
[44] Leonard L., « A Letter From Louis Leonard, A.I.A., Of Cleveland, Ohio », Pencil Points, vol. 12, n° 5, mai 1931, p. 286 : « Let the American architectural schools teach real architecture, fitting American conditions with American methods, not European school architecture, eliminate the superficial traditional methods, then we can start something ».
[45] Le French Provincial Style désigne l’importation stylistique de la maison de campagne du sud de la France, et en particulier provençal, des XVIIe et XVIIIe siècles, ou de l’idée de ce que s’en faisaient les architectes américains.
[46] French L., « The American Country House in the French Provincial Style », Architectural Forum, septembre 1928, p. 353-360. Notons la position paradoxale soulignée par Leigh French Jr à opposer le French Provincial Style au style colonial alors qu’ils sont tous deux une adaptation américaine d’une architecture européenne.
[47] Cité dans : The Architecture of William Ralph Emerson, 1833-1917, cat. exp., (Cambridge, Fogg Art Museum, 30 mai-20 juin 1969), Cambridge, Harvard University, 1969, p. 3.
[48] « Vs », Architectural Forum, avril 1940, p. 15 : « American Architects have always been bashful about expressing their architectural ideas. […] We have always bowed to Europe in the pursuit of the Arts. So again, what of our architecture, our American Architecture? ».
[49] En novembre 1936, Architectural Forum publia le résultat d’un sondage tiré d’un panel de 11 000 résidents de l’État de New York : 11% des sondés notaient une préférence pour la maison moderne, 89% pour les divers types d’architecture traditionnelle. « The Small House Preview », Architectural Forum, novembre 1936, p. 406-421.
[50] [Anonyme], « Mepkin Plantation, Moncks Corners », Architectural Forum, vol. 66, n° 6, juin 1937, p. 522 : « Many and caustic critics have claimed – with some justice – that in the domestic field the modernist fails to invest the house with a quality of graciousness quite as important as its functioning. Here is the refutation ».
[51] [Anonyme], « Building Money », Architectural Forum, février 1940, p. 136 : « Cooperative subdividing teaches Wisconsin traditionalists a lesson. Low land costs and wooded cul-de-sacs attract 89 members, 20 attractive houses » ; [Anonyme], « Cape Cod Rebellion in Architecture », Architectural Forum, juin 1941, p. 446 : « Cape Cod Rebellion in Architecture is won by Subdivider Cluett and Architect Peterson. Their five-room Modern houses shocked local traditionalists […] ».
[52] Tyler Stewart Rogers présente déjà en 1928 dans Architectural Forum le modernisme comme une mode qui « change aussi rapidement que les robes et les voitures ». Rogers T. S., « Building Future Real Estate Values Into Homes », Architectural Forum, novembre 1928, p. 773-775.
[53] Nous pouvons observer une partie des commandes de l’agence McKim, Mead & White en figure 4. Dans le sens de lecture apparaissent le Madison Square Garden II (1890, démoli en 1926), le hall du Harvard Club (1905), l’église presbytérienne du Madison Square (1906, démolie en 1919), la bibliothèque Low Memorial de l’université Columbia (1897) et enfin le University Club de New York (1899).
[54] Haskell D., « Architecture », Funk C. E., The New International Year Book: A Compendium of the World’s Progress for the Year 1939, New York ; Londres, Funk & Wagnalls, 1940, p. 37 : « In the United States the depression ended the great skyscraper era and threw the energies of the best architects into a wholly new field, the housing. “Modernism,” which had come to dominate the architecture of England, appeared to be gaining ascendancy here ».
[55] En 1937, le magazine Life sonda ses lecteurs : 55% des votants inclinèrent leur choix vers le traditionnel. ArchitecturalRecord publia les résultats d’un sondage en décembre 1940 non loin de là en Virginie : les habitants de Richmond témoignèrent d’une légère préférence pour les « styles architecturaux de tradition ». En 1947, Julian Roth évoqua dans un ouvrage un « sondage récent » dans lequel le « type traditionnel » remporterait 56,1% des suffrages contre 43.9% pour les maisons « de style moderne ». [Anonyme], « People Like Conservative Home Architecture », Brick and Clay Record, vol. 92, n° 1, janvier 1938, p. 31 ; [Anonyme], « Richmond Citizens Favor Traditional Styles », Architectural Record, décembre 1940, p. 16 ; Roth J. (éd.), A Home of Your Own: How to Buy or Build It, New York, Greystone Press, 1947, p. 11.
[56] [Anonyme],« The Editor’s Asides », AIA Journal, janvier 1949, p. 45.
[57] Vreeland F., Opportunities in Architecture, New York, Vocational Guidance Manuals, 1946.
[58]Ibid, p. 5 : « Sizzling speeches were delivered. Feeling ran high. Several conservatives almost came to blows with the liberals. Others steadily “pooh-poohed” the revolutionary trends in architecture. But regardless of what they said, the new style remained a hot subject. And it continued to win more and more adherents ».
[59] L’exemple le plus frappant de ce phénomène est sans doute la fronde que mena Guy H. Baldwin contre Architectural Forum et son éditeur en chef, Howard Myers. En juin 1945, cet architecte de Buffalo dans l’État de New York dénonça, dans les pages du Journal of the AIA, l’emprise des modernistes sur le contenu éditorial des revues architecturales. Selon lui, des acteurs extérieurs à la profession utiliseraient les revues d’architecture comme un outil de propagande pour imposer le style international. « L’endoctrinement forcé », insiste-t-il, imprègnerait tous les domaines de la vie publique, architecture comprise. Baldwin développa ses invectives dans une lettre adressée à la rédaction d’Architectural Forum que la revue publia en octobre 1945, suivie d’une « contre-attaque » signée de la main d’une trentaine d’acteurs de la discipline architecturale en soutien à la revue. La controverse continua d’alimenter la rubrique des courriers des lecteurs d’Architectural Forum jusqu’en mai 1946. Baldwin G. H., « Letters – Attack », Architectural Forum, octobre 1945, p. 42 ; « Letters – Counter-Attack », Architectural Forum, octobre 1945, p. 42, 46, 50, 58, 62, 66 ; « Letters – Brickbats for Baldwin », Architecture Forum, novembre 1945, p. 40, 44 ; « Letters – More on Baldwin », Architectural Forum, décembre 1945, p. 48, 52, 56 ; « More Baldwin », Architectural Forum, janvier 1946, p. 40, 44 ; « Against Ince », Architectural Forum, mai 1945, p. 48 ; 52 ; Pastor J. M. F., « Back to Baldwin », Architectural Forum, mars 1946, p. 38.
[60] Stotz C. M. « Editorial », Journal of the AIA, novembre 1957, p. 385-387 : « For years the only really live subject was the controversy between the modernists and the traditionalists. They now lie down peaceably together. Integration is not yet complete, but the heat is off ».
— Camille Béguin est chercheuse en communication. Sa thèse de doctorat s’est intéressée aux processus de réécriture patrimoniale, en prenant pour cas d’étude les médiations des couleurs originelles des marbres antiques (Écrire et réécrire un patrimoine. Approche communicationnelle de la statuaire antique, entre blancheur idéelle et polychromie originelle, 2021, Avignon Université). Dans le cadre d’un projet post-doctoral intitulé « La fabrique de la recherche par l’exposition » (2022-2024, Université Côte d’Azur), elle poursuit ses réflexions sur l’exposition et s’intéresse aux usages et fonctions des écritures alternatives en sciences humaines et sociales. Parallèlement, elle est membre de l’équipe éditoriale de la revue Culture et Musées, responsable de la rubrique « Visite d’exposition ». —
Les écritures dites « alternatives » en sciences sociales (film, théâtre, photographie, bandes dessinées, etc.) se développent parallèlement aux modalités d’écriture traditionnellement utilisées par les universitaires pour s’adresser à leurs pairs (article, ouvrage, conférence, etc.). En témoigne la multiplication des structures et des initiatives destinées à accompagner les universitaires de la découverte à la maitrise de ces écritures, mais aussi la multiplication des financements pour favoriser les rencontres et les collaborations entre chercheurs et artistes ou pour inciter à la recherche-création[1]. Pour l’universitaire, le recours à ces écritures semble répondre à deux principaux objectifs. En tant qu’outil de transmission, il s’agit de conquérir de nouveaux espaces de parole et de toucher des publics diversifiés. En tant qu’outil de réflexion, l’utilisation de langages non exclusivement linguistiques permettrait d’écrire et de réécrire la recherche, de produire d’autres savoirs. Recourir à la fiction par exemple, ou donner à voir plutôt qu’à lire, sont des opérations d’où peuvent surgir des problèmes et des questionnements jusque-là évités par l’usage du texte et les conventions d’écriture académiques.
L’exposition compte parmi ces alternatives, bien que la présence d’universitaires n’y soit pas nouvelle (pensons par exemple aux premières Expositions universelles[2]). Les universitaires intègrent couramment des comités scientifiques pour garantir la véracité des savoirs communiqués ou endossent le rôle de commissaire pour mettre en scène leurs recherches et valoriser certains résultats[3]. Les raisons et motivations à l’origine de cet investissement semblent diverses : perçue comme un nouveau « mode d’action[4] », considérée comme « émancipée[5] », l’exposition présenterait de nombreux avantages en tant que modalité de publicisation de savoirs (modalité engagée, participative, collaborative, etc.). En tant qu’exercice intellectuel, pratiquer le métier de « metteur en scène d’idées et de connexions dans un théâtre nommé musée » serait particulièrement « passionnant » et « addictif », selon les mots de Barbara Cassin, philosophe deux fois commissaire[6]. Si l’on imagine aisément que l’exercice ne manque pas de stimuler le chercheur, nous souhaitons identifier ici ce qui favorise justement cette stimulation, c’est-à-dire comprendre le fonctionnement heuristique de l’exposition : dans quelle mesure écrire la recherche en trois dimensions (avec objets, sons, cartels, lumière, vidéo…) peut-il contribuer en même temps à la produire ? En quoi concevoir une exposition peut-il favoriser la production de connaissances ? Ces questions sont actuellement au centre d’un projet de recherche intitulé « La fabrique de la recherche par l’exposition », mené sur deux ans à l’Université Côte d’Azur (2022-2024) et pour lequel nous expérimentons nous-même la conception d’une exposition[7] . Une fois le contexte de cette expérimentation détaillé, nous en analyserons quelques étapes (s’approprier les techniques muséographiques ; tenter de dépasser une « pensée de l’écran » ; réfléchir à l’énonciation ; se laisser surprendre par la polysémie des objets), pour formuler des hypothèses quant au potentiel heuristique de cet outil d’écriture.
Le contexte de l’expérimentation
L’expérimentation peut débuter une fois défini le sujet à traiter par l’exposition. Pour des raisons méthodologiques, nous avons choisi d’opter pour une problématique de recherche déjà maîtrisée − en l’occurrence notre thèse de doctorat, soutenue en juin 2021. L’avantage en effet est de nous éviter la phase de définition et de délimitation du sujet de l’exposition qui requiert du temps. Il suffit ainsi, du moins a priori, de transposer notre manuscrit de thèse en exposition pour analyser ce qu’il se produit[8]. Si l’expérimentation aurait pu traiter d’un tout autre sujet, précisons que notre thèse s’est intéressée à la médiation d’une polychromie originelle des marbres antiques : alors que ces objets ont été patrimonialisés sans couleurs, les savoirs archéologiques sur les pratiques picturales antiques s’accumulent depuis deux siècles, et les institutions muséales font face à un devoir de réécriture patrimoniale, nécessitant des ajustements autant cognitifs qu’affectifs[9]. Ce doctorat en sciences de l’information et de la communication, s’est donc intéressé à ce que nous faisons aujourd’hui de ces savoirs[10] (comment en parle-t-on ? comment sont-ils mis en image ? comment célèbre-t-on un patrimoine en couleurs ?).
L’exposition devrait ainsi s’intituler Ils peignaient nos statues et prendre place au Musée d’archéologie Nice-Cimiez d’octobre 2024 à mars 2025[11]. L’espace expérimenté est donc bien un espace réel, avec ses spécificités et ses contraintes. Le projet bénéficie du soutien de l’équipe du musée, principalement du conservateur-directeur, de la chargée des collections, du responsable des publics et du responsable technique[12], de manière à ce que l’exposition soit faite sur-mesure (en lien avec l’histoire et la collection de cette institution). Pour ma part, j’assure les fonctions de commissaire et de scénographe : écriture du scénario, sélection des objets, création de contenus multimédias, mise en scène de l’ensemble.
Si je ne suis pas formée pour assurer l’ensemble de ces fonctions, le faire semble nécessaire pour ne pas dissocier contenu et forme de l’exposé, ce qui est traditionnellement le cas dans la conception d’exposition : au chercheur revient la production d’un discours et au scénographe sa mise en forme. Partant du principe que les outils d’écriture configurent les écrits[13], il nous faut tenter de tirer pleinement parti de l’outil (l’écriture expographique donc), pour répondre à notre questionnement de départ (son potentiel heuristique), et ainsi éviter de faire croire, comme l’ironisait Roland Barthes, que « parvenu au moment de communiquer des “résultats”, tout serait résolu : mettre en forme ne serait qu’une vague opération finale[14] ». Ne pas déléguer l’écriture de l’exposition doit nous permettre de focaliser notre intérêt autant sur ce qui se passe lors de la conception (sur le processus) que sur ce qu’il se passera une fois l’exposition ouverte au public (le résultat et sa réception). Cela implique aussi que nous prenions le risque d’une écriture peu maitrisée, d’un « texte expographique » peu clair, ou le risque de ne pouvoir assurer in fine « contentement de l’œil avec satisfaction de pensée[15] ». Pour l’heure, la présente contribution est une étape dans ce travail. Elle est l’occasion pour nous de faire un inventaire des questions soulevées par la transposition en trois dimensions de notre recherche doctorale.
S’approprier les techniques muséographiques
Nous commençons par nous intéresser à une des rares statues en marbre que possède le musée représentant Antonia Minor[16], pour laquelle une restitution polychrome est tout juste produite à notre arrivée. À partir des matériaux récoltés dans les réserves, nous réfléchissons à un agencement de l’ensemble et proposons une première version, dans un espace en « U », situé à mi-parcours de l’exposition (Fig. 1 et 2).
Sur le pan de mur de gauche et débordant vers le centre, une partie des archives liées à l’œuvre, habituellement contenues dans un dossier d’œuvre, est exposée. Ce dernier est mis sous vitrine pour signifier son importance (dans la constitution d’une valeur patrimoniale) puisque c’est grâce à lui que l’objet fait patrimoine, grâce aux données archéologiques, aux dossiers de presse, aux images, qu’il contient. Les photographies qui en sont issues, exclusivement en noir et blanc, sont quant à elles simplement collées sur le mur, afin de montrer que c’est moins leur valeur d’art que leur valeur documentaire qui importe, et surtout leur accumulation (signifiée par leur juxtaposition et superposition sur la cimaise, débordant de la ligne de regard). La seule image du dossier d’œuvre encadrée est celle qui présente de la couleur (Fig. 3) : couleur qui ne sert pas à médier un possible état originel polychrome ou à cartographier des traces de pigments, mais qui indique en orange la partie restaurée en plâtre, et en rouge les lignes de cassures. Sur le mur d’en face, la restitution polychrome[17] est elle aussi encadrée, et par conséquent davantage valorisée que ne le sont habituellement les outils de médiation de ce type. Ces deux images illustrent ainsi des usages différents de la couleur (au service de la structure ou de la surface de l’objet), mais c’est surtout l’agencement de l’ensemble dans l’espace qui importe : ce sont deux versions patrimoniales d’un même objet qui sont confrontées, comparées. Dans cette confrontation, la restitution polychrome semble toutefois peser peu de poids face à l’ensemble de la documentation en noir et blanc. Seul un positionnement assumé (comme le suggèrent les propos du conservateur transcrits à côté de la restitution[18]) engendre la production d’images en couleurs, nécessaires pour s’habituer à une version polychrome, pour construire de nouvelles valeurs liées à une Antiquité polychrome (et donc réécrire un patrimoine).
L’expérimentation commence ainsi par l’appropriation de techniques muséographiques, qui permettent d’appréhender plus sensiblement les résultats de notre thèse, en s’appuyant sur ce que James Putnam a appelé « l’effet musée[19] ». Dans une perspective heuristique, c’est le statut des expôts qui est interrogé et leur hiérarchisation inversée : la documentation habituellement reléguée au second plan prend toute son importance, sans être évincée par l’objet original resté exposé dans le parcours permanent. Et puisque les couleurs des marbres antiques n’existent généralement qu’à travers la documentation produite (les traces visibles à l’œil nu étant rares et les originaux ne pouvant être repeints), ce sont ces rapports qu’il faut inverser, si l’on veut échapper à une approche esthétisante de la statuaire antique exposée, qui valorise la forme sculptée, voire sa blancheur.
L’importance de la documentation, et plus largement de tout ce qui entoure les objets (dans n’importe quelle exposition), est approfondie dans une autre salle, intitulée « Derrière l’exposition » et située en fin de parcours. Derrière l’exposition, il y a les choix des concepteurs qui configurent la construction et la réception de la valeur patrimoniale des objets. Cette unité souhaite ainsi les rendre visibles en redonnant toute son importance au paratexte dans l’exposition[20] : éclairage, assises, cartels, couleurs, typographies, etc. Nous avons choisi d’utiliser la maquette (objet bien connu des visiteurs de musées, surtout des musées d’archéologie) pour mettre en scène différemment quatre objets du musée numérisés et imprimés en 3D en taille réduite (Fig. 4).
Les objets sont placés systématiquement au même endroit, seul le contexte change − le contexte d’intégration du signe pour reprendre la terminologie de Roy Harris[21]. Chaque maquette est associée à une affiche (à partir de laquelle nous construisons un horizon d’attente) et révèle ainsi l’importance d’un langage expographique dans la constitution d’une atmosphère. À propos de la médiation des couleurs des marbres antiques, il s’agit d’interroger la présence ou l’absence de couleur : le conventionnel rouge foncé du musée d’archéologie, le multicolore et psychédélique de l’exposition temporaire, le white cube du musée d’art contemporain.
Ces deux exemples (l’unité « En transition » et l’unité « Derrière l’exposition… ») mettent en évidence la possibilité de construire plusieurs discours selon les techniques muséographiques utilisées et les agencements privilégiés. Surtout, en jouant de ces possibilités, l’écriture expographique apparait comme un moyen de « mettre en ordre la connaissance ». La formule est empruntée à l’anthropologue Jack Goody[22], qui a montré comment la mise en ordre de la connaissance est caractéristique de l’écriture graphique. Il identifie en effet des techniques propres à un savoir graphique, comme la liste et le tableau (composé de lignes et de colonnes) qui ne sont pas de « simples modalités de présentation ou de transposition de la parole », mais bien « un moyen de mise en ordre de la connaissance », favorisant l’abstraction, la généralisation et la formalisation propre à la science[23]. Si l’on suit et paraphrase ce raisonnement pour analyser le fonctionnement heuristique de l’écriture expographique, nous proposons de considérer que celle-ci repose sur des techniques propres à un savoir expographique, comme la spatialisation, la mise sous vitrine ou l’encadrement, qui ne sont pas de simples modalités de présentation, mais bien des moyens de mise en ordre de la connaissance qui favorisent, cette fois-ci, l’identification d’un statut donné aux choses, aux expôts, également spécifique à la démarche scientifique. Recourir à l’écriture expographique serait donc l’occasion pour le chercheur en sciences sociales d’interroger le statut de ce qui est collecté (puisqu’indiquer comment regarder une chose nécessite de savoir ou d’avoir décidé en amont ce qu’est cette chose).
Tenter de dépasser « une pensée de l’écran »
Parmi les techniques muséographiques à disposition, la spatialisation caractérise spécifiquement l’écriture expographique, puisque l’exposition est un média « fondé sur l’espace[24] », comme le souligne Jean Davallon. Ce ne serait donc plus une « pensée de l’écran » qu’il faudrait mobiliser, celle à l’origine de l’écriture graphique[25], mais bien une pensée de l’espace (si nous paraphrasons l’expression d’Anne-Marie Christin), par l’ajout au plan d’une troisième dimension. Du moins en théorie, car cette dimension supplémentaire n’est pas toujours exploitée (ni même commentée[26]), lorsque les cimaises s’apparentent à des pages de livre posées à la verticale (dont le centre uniquement est occupé), situées en périphérie d’espaces vides dédiés à la circulation du visiteur. Il s’agit donc souvent d’« un usage de l’espace comme support d’écriture » (le « degré zéro de l’exposition »), et non d’« une écriture par l’espace[27] » (nous soulignons).
Cette distinction en tête, nous constatons notre propre difficulté à nous détacher d’une pensée de l’écran, une difficulté probablement renforcée par l’utilisation d’outils intermédiaires en deux dimensions (le carnet papier pour dessiner, puis la page informatisée pour les numériser). Si les conventions de l’écriture expographique (comme celles de l’écriture académique) permettent de partager un vocabulaire commun et donc de se faire comprendre (voire de jouer de ce vocabulaire), elles peuvent aussi enfermer le concepteur dans des modes de présentation dont il est difficile de s’affranchir. Au centre de l’exposition, une unité tend toutefois à s’en éloigner.
En face de la thématique « En transition » présentée plus haut (Fig. 2), un socle est posé, isolé, pour accueillir un verre d’eau (Fig. 5). Ce verre est à moitié vide, ou à moitié plein, selon le regard porté sur lui. Sur deux faces opposées du socle sont inscrites les phrases suivantes : d’un côté « Je sais bien que c’était peint, mais quand même je préfère ne pas proposer de reconstitution pour ne pas tromper le public » et de l’autre « Je sais bien que les savoirs sont hypothétiques, mais quand même, je préfère montrer la couleur pour au moins en donner une idée ». Ces deux phrases reflètent deux positionnements professionnels antagoniques observés sur le terrain de la thèse, et la formule « je sais bien, mais quand même » fait référence aux ajustements cognitifs nécessaires pour faire coïncider nos discours et pratiques[28]. L’emplacement du verre n’est pas non plus choisi au hasard, puisqu’il scinde l’exposition en deux, et les deux parties de l’exposition à gauche et à droite du socle correspondent à chaque positionnement et les expliquent : d’un côté une culture visuelle achromatique, une poétique de la ruine, une valorisation du marbre nu ; de l’autre l’accumulation des savoirs sur les couleurs, la production de certaines images polychromes, etc.
Mais est-ce là une écriture par l’espace ou une simple prise de conscience de l’espace, qui invite le visiteur à considérer deux parties bien distinctes dans l’exposition ? Par ailleurs, à l’image d’une double page, l’espace est utilisé ici pour opposer des points de vue, ce qui est pertinent au regard du sujet de l’exposition, mais qui peut aussi forger une vision binaire de la réalité − là où les résultats sont décrits avec plus de nuances et de manière plus subtile dans le manuscrit de thèse.
En outre, lorsque nous avons travaillé à un second livrable pour l’équipe du musée, nous avons apporté plusieurs modifications à notre première version de l’exposition. Ces modifications concernent notamment l’unité thématique « En transition » (Fig. 2) qui prend finalement place sur un unique pan de mur au lieu de trois (Fig. 6).
Dans cette nouvelle configuration, l’isolement de la restitution polychrome n’est pas assez explicite à notre goût, c’est pourquoi nous proposons d’ajouter des feuilles grises à ces côtés. Cela nous permet de signifier l’absence d’une documentation en couleurs. Il s’agit de marquer le vide, de révéler le manque, de rendre visible l’espace que ne prennent pas d’autres restitutions (puisqu’inexistantes). « Écrire par accrochage », comme le formule l’historien Philippe Artières, offre « une place pour le blanc » : « on peut matérialiser très facilement ce qui manque, ce qui échappe[29] ». Ou alors il est possible d’interpréter ces zones grises comme des espaces vacants, disponibles pour accueillir une documentation à venir. Dans les deux cas, l’écriture expographique semble favoriser une réflexion par le vide et le plein.
Réfléchir à l’énonciation
L’expérimentation nous pousse également à interroger l’énonciation dans l’exposition. Cette dernière ne peut être sans auteur(s), puisque la recherche est à la fois individuelle et collective, à la fois objective et impossible à détacher de ses auteurs. Or dans l’exposition, les commissaires une fois mentionnés par l’ours en introduction se font oublier, et c’est l’institution muséale qui parle. Rien d’étonnant néanmoins puisque, comme le souligne Jean Davallon, si l’opérativité de l’exposition est autant communicationnelle que référentielle, le premier circuit se met en effet au service du second :
« venu pour voir un ensemble d’objets réuni par un producteur, le visiteur va se trouver emporté vers le monde auquel appartiennent ces objets. Il apparait donc comme constitutif de l’exposition que l’objet soit là pour représenter son monde et non l’intention du producteur. Toute exposition qui quitte cette règle constitutive quitte aussi le registre de l’exposition pour entrer dans celui de l’œuvre. C’est sur cette limite que joue l’installation en art contemporain[30] ».
Pour faire en sorte que le visiteur soit mis en relation autant avec le monde des objets choisis qu’avec les auteurs de la recherche, nous avons imaginé deux solutions. La première consiste à présenter une vidéo introductive qui retrace une histoire personnelle de la thèse, rappelant l’investissement du chercheur, tant intellectuel qu’émotionnel[31]. Autrement dit, il s’agit d’introduire, comme le suggère d’ailleurs Boris Grésillon, « une part d’autobiographie[32] ». L’unité introductive intitulée « Derrière la science − la recherche » (dans laquelle s’intègre cette vidéo) renvoie au bureau comme lieu de travail (Fig. 7) – et constitue la seconde solution envisagée. Pour que le visiteur soit mis en relation avec le monde scientifique, il fallait donc choisir des objets qui y appartiennent : collections de cartes postales glanées sur le terrain, dessins personnels, objets imprimés ou moulés − soit des objets plus intimes que les habituels outils du chercheur (carnet de terrain, dictaphone, appareil photo, etc.).
Notre réflexion sur l’énonciation nous amène également à restituer la parole des enquêtés, professionnels et visiteurs de musée (interrogés pour comprendre les modalités de conception et de réception d’une médiation muséale), ainsi que les travaux antérieurs sur lesquels notre analyse s’est appuyée. Comment conserver dans l’exposition ces matériaux discursifs, sans lesquels la recherche n’existerait pas ? Comment leur rendre leur juste place ? Nous avons choisi d’exposer les discours des enquêtés et de les associer à des citations d’auteurs qui nous ont aidés à les interpréter. Par exemple, concernant une partie de l’unité thématique « Derrière le culturel − l’habituel » (Fig. 8), les deux textes reproduits ci-dessous dialoguent côte à côte.
Conservateur du musée du Louvre, interrogé en entretien en 2015.
« Il faut bien penser qu’il y a ce que c’était dans l’Antiquité − et comme il n’y avait pas la photographie on ne le saura jamais, quelque part − et ce qu’on perçoit nous aujourd’hui. Et c’est vrai que le côté très violent, pour moi [de certaines reconstitutions colorées], il est aussi dû, et il faut le reconnaitre, à notre perception, à nous, contemporaine, de la polychromie antique ».
Michel Pastoureau, Vers une histoire des couleurs : possibilités et limites, 2005.
« Pendant près de quatre siècles, la documentation en noir et blanc a été la seule documentation disponible, ou presque, pour étudier les témoignages figurés du passé, y compris la peinture. Par là même, les modes de pensée et de sensibilité des historiens et des historiens de l’art sont eux aussi quelque peu devenus en noir et blanc[33] ».
Mais alors que les discours recueillis sur le terrain sont visibles, les citations ont besoin de l’activité du visiteur pour être révélées. Écrites en bleu mais brouillées par un amas de traits rouges, il est nécessaire de superposer un filtre rouge (qui s’apparente formellement à une loupe) pour être lues : autrement dit, une façon plus métaphorique d’illustrer la démarche du chercheur.
Se laisser surprendre par la polysémie des objets
Enfin, l’écriture expographique apparait comme heuristique lorsqu’elle nécessite la manipulation des matériaux récoltés sur le terrain (devenus expôts), et par conséquent favorise de multiples articulations desquelles émergent de nouvelles significations. Or, ces opérations de manipulation ne sont pas toujours facilitées par les outils traditionnels du chercheur qui, une fois les matériaux récoltés, les archive dans des dossiers distincts, et s’attèle à l’écriture des résultats par terrain.
L’expérimentation nous a ainsi conduite à manipuler des objets et des idées jusque-là dissociées dans le manuscrit de thèse. Par exemple, le concept de « naturel » a souvent été invoqué par les visiteurs interrogés pour justifier leur préférence pour l’état de conservation actuel de la statuaire, c’est-à-dire sans couleur − « je préfère au naturel, en comparaison à la version colorée ». Pendant notre recherche doctorale, nous avions déjà saisi que le qualificatif utilisé n’était pas approprié pour désigner une pierre taillée à l’effigie de l’homme par l’homme lui-même (une statue faite à partir d’un minéral, certes naturel, mais une statue toute de même). En réfléchissant à la manière d’exposer ce raisonnement (dans la première unité thématique de l’exposition intitulée « Derrière le naturel – le culturel », qui succède à l’introduction), il semblait pertinent d’y intégrer les matériaux utilisés dans l’Antiquité pour produire des pigments. Or, puisque ces matériaux sont également extraits de la nature, comme le marbre avant d’être sculpté, nous comprenons surtout qu’une sculpture peinte n’est donc a priori pas moins naturelle qu’une sculpture achromatique. Cette addition (naturel + naturel = naturel) ne nous était pourtant pas apparue avec autant de clarté, car la rédaction du manuscrit avait dissocié d’une part les pratiques picturales antiques traitées en état de l’art et d’autre part les discours des visiteurs traités lors de la restitution des enquêtes de terrain.
La manipulation d’idées, incarnées par différents expôts, peut donc favoriser de nouvelles associations[34]. Cela semble d’ailleurs facilité par la nature particulièrement polysémique des objets manipulés. Ainsi de nombreux musées proposent de renouveler leur discours et de construire de nouveaux récits à partir de collections restées inchangées : ce sont les réagencements qui offrent ces possibilités, et qui « provoquent simplement des intelligibilités inédites[35] », comme l’analyse Philippe Artières. Or, c’est justement ces intelligibilités inédites qui peuvent intéresser le chercheur et le pousser à se saisir de l’écriture expographique.
Quid du potentiel heuristique de l’exposition pour le chercheur ?
Au-delà des quelques qualités heuristiques de l’écriture expographique ici discutées, est-il possible de démontrer plus généralement l’existence d’une manière proprement expographique de raisonner, pour paraphraser Jack Goody et son analyse d’une manière proprement graphique de raisonner[36] ? Cela ne serait-il possible qu’en étudiant des sociétés avec et sans exposition (si elles existent) − pour faire référence aux sociétés avec et sans écriture étudiées par l’anthropologue ? Cette question pour le moins caricaturale a le mérite d’illustrer la difficulté à éprouver notre hypothèse de départ. Jack Goody avertit d’ailleurs son lecteur des risques d’une telle démarche (faire de l’usage d’un outil, d’une technologie intellectuelle[37], le seul facteur responsable de la production d’un type de pensée et de savoirs particuliers). Autrement dit, un avertissement pour ne pas tomber dans un « déterminisme technique » : « il y a trop de remous et de courants divers dans les affaires humaines pour qu’on ait le droit de s’en tenir à une explication unilinéaire et unicausale[38] ». Sa démarche ne se borne d’ailleurs pas aux avantages des outils, elle interroge également leurs limites. Il constate par exemple que le « caractère bidimensionnel et figé [des cases d’un tableau] simplifie la réalité du discours oral, au point de la rendre quasiment méconnaissable, et que donc il en réduise notre compréhension au lieu de l’augmenter[39] ». Dans quelle mesure l’écriture expographique est-elle aussi limitative ? Par exemple, notre découpage de l’exposition en unités thématiques et scénographiques (suivant les usages habituels) ne nous empêche-t-il pas d’appréhender l’espace autrement ? Comment dépasser cette habitude (propre au raisonnement linéaire de l’écriture) de tout segmenter en chapitre, sous-chapitre, etc. ? Et en donnant à voir les choses simultanément (au même moment et au même endroit), la mise en exposition des matériaux de terrain serait-elle réductrice en comparaison à la complexité de l’enquête (surtout lorsque celle-ci prend le social pour objet) ?
À ce stade de notre recherche, on admettra que les questions soulevées sont aussi nombreuses que les réponses apportées. On s’interroge d’ailleurs sur la pertinence d’un pas de côté : non plus interroger le fonctionnement heuristique de l’exposition, mais identifier l’objet sur lequel l’expérimentation peut produire de la connaissance. Est-ce sur la médiation des couleurs antiques, sur le médium exposition ou sur la construction de la science ? La réponse concerne probablement ces trois objets à la fois, mais là encore est-il possible d’attribuer le mérite à l’écriture expographique (à la pratique comme à la théorie) ? La conception de l’exposition Ils peignaient nos statues s’intègre d’ailleurs dans un contexte qui a autant son importance par les cadres qu’il impose, comme les interactions avec un conservateur soucieux de ses publics, ou l’usage d’un espace existant qui, à l’inverse d’une page vierge, possède ses caractéristiques propres (taille, recoins, ouverture, passage, couleurs des cimaises, etc.). Par ailleurs, puisque l’exposition sera effectivement programmée pour octobre 2024, il n’est pas évident de concilier d’une part la volonté de « faire comprendre » une recherche doctorale achevée et d’autre part de se focaliser sur les problématiques d’une recherche postdoctorale pour laquelle le processus importe davantage que le résultat.
Notes
[1] Peuvent être cités à titre d’exemples : La fabrique des Écritures ethnographiques (FÉE) du centre Norbert Elias (EHESS / AMU / CNRS) ; le groupement de recherche « Images, écritures transmedias et sciences sociales » (INSHS / CNRS 2019-2021) ; le réseau national des Écritures alternatives en Sciences sociales ; le centre de Recherche-Création sur les mondes sociaux ; l’école universitaire de Recherche ArTeC (université Paris 8) ; la Revue française des Méthodes visuelles, etc.
[2] Voir notamment la notice de l’Exposition des sciences anthropologiques rédigée en 1878 par Arthur Bordier, dans laquelle il explique que l’événement avait « pour but de rendre service à la science plutôt que de fournir un spectacle au public », en réunissant des collections d’habitude dispersées, voire inaccessibles à certains savants qui purent alors les étudier. Bordier A., « Notice sur l’Exposition des Sciences anthropologiques », Rapport administratif sur l’exposition universelle de 1878, Paris, Imprimerie nationale, 1878, vol. 1, p. 571-578.
[3] Peuvent être cités à titre d’exemples : l’exposition Rituels grecs. Une expérience sensible (musée Saint-Raymond de Toulouse, 2017-2018), rattachée au projet de recherche Synaesthesia mené sur deux ans à l’université de Toulouse, dont le commissariat scientifique a été assuré par Adeline Grand-Clément ; l’exposition Le complexe d’Actéon, proposée à la galerie l’Artichaut (Nantes, 2022) par Antoine Jeanne pour clôturer sa recherche doctorale ; ou les expositions dirigées notamment par Bruno Latour, Critical Zones (ZKM, Karlsruhe, Allemagne, 2020-2022) et Toi et moi, on ne vit pas sur la même planète (Centre Pompidou-Metz, 2021-22) initialement produite pour la Biennale de Taipei 2020. Pour d’autres exemples, nous renvoyons à l’ouvrage de Grésillon B., Pour une hybridation entre arts et sciences sociales, Paris, CNRS Éditions, 2020, et précisément au chapitre 3 « Dévoyer les mediums traditionnels ».
[4] Dayre É., Gautier D. (dir.), L’art de chercher. L’enseignement supérieur face à la recherche-création, Paris, Éditions Hermann, 2020, p. 11.
[5]La recherche s’expose. Espace public et sans domicile fixe, catalogue du colloque-exposition, Saint-Étienne, Cité du Design, 2012, p. 8.
[6] Cassin B., « Des objets migrateurs », Perspective, n° 1, 2022, p. 23.
[7] Il s’agit d’une recherche postdoctorale encadrée par Patrizia Laudati (SIC.Lab Méditerranée), à la suite de l’obtention d’une « bourse d’excellence jeunes chercheurs » financé par l’agence nationale de la Recherche au titre des projets Investissements d’Avenir UCAJEDI portant la référence n° ANR-15-IDEX-01.
[8] « A priori » puisqu’une transposition médiatique n’est pas moins neutre qu’une traduction linguistique. Sur la vulgarisation scientifique, voir par exemple les travaux de Jacobi D., Diffusion et vulgarisation : itinéraire du texte scientifique, Paris, Les Belles Lettres, 1986.
[9] Voir sur ce sujet l’ouvrage de Jockey P., Le mythe de la Grèce blanche. Histoire d’un rêve occidental, Paris, Belin, 2013. Sur l’actualité des savoirs, voir les publications issues des rencontres Polychromy Round Table (https://www.polychromyroundtable.com), ou les numéros 40 et 48 de la revue Technè (2014 et 2019).
[10] Béguin C., Écrire et réécrire un patrimoine. Approche communicationnelle de la statuaire antique, entre blancheur idéelle et polychromie originelle, thèse de doctorat sous la dir. de Lise Renaud et Éric Triquet, Avignon Université, 2021, 1 vol.
[11] Pour avoir des chances que ce projet de recherche soit financé, il était préférable en effet que l’exposition soit montée et présentée à un public.
[12] J’en profite pour remercier ici chaleureusement Bertrand Roussel, Audrey Recouly, Romain Lavalle et Jean-David Fantone.
[13] Nous renvoyons pour exemple à l’ouvrage de Waquet F., L’ordre matériel du savoir, Paris, CNRS Éditions, 2015, et à son analyse introductive des propos de Claude Lévi-Strauss lorsqu’il témoigne de son activité d’écriture. Dans un tout autre registre, on pense également à l’œuvre de Iannis Xenakis (architecte, ingénieur et compositeur), qui s’est séparé de la partition traditionnelle et a utilisé le papier millimétré pour penser une diffusion spatialisée du son et ainsi imaginer une nouvelle forme de musique électronique (voir par exemple les partitions graphiques de Metastasis).
[14] Barthes R., « Jeunes chercheurs », Communications, n° 19, 1972, p. 2.
[15] Freydefont M., Petit traité de scénographie, Nantes, Joca Seria, 2007, p. 13.
[16] Statue d’environ 2,10 m, datant du Ier siècle ap. J.-C., n° d’inventaire CIM.F.61.1.9.2.
[17] Réalisée par Mélodie Marchal en stage de fin d’études au musée d’Archéologie Nice-Cimiez (2022).
[18] Ces propos ont été recueillis lors d’une réunion de travail au musée : « On part du présupposé que les statues étaient peintes dans l’Antiquité, donc la nôtre devait l’être aussi » ; « quitte à restituer la forme, et à modéliser les bras, autant faire la couleur aussi ».
[19] Putnam J., Le musée à l’œuvre : le musée comme médium dans l’art contemporain, Paris, Thames & Hudson, 2002, p. 34.
[20] Glicenstein J., L’art : une histoire d’expositions, Paris, Presses universitaires de France, 2009.
[21] Harris R., La sémiologie de l’écriture, Paris, CNRS Éditions, 1993.
[22] Goody J., La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Éditions de Minuit, 1979 (1977), p. 109.
[24] Davallon J., « Le pouvoir sémiotique de l’espace. Vers une nouvelle conception de l’exposition ? », Hermès. La Revue, n° 61, 2011, p. 38.
[25] Christin A.-M., L’image écrite ou la déraison graphique, Paris, Flammarion, 2009 (1995), p. 8.
[26] Nous renvoyons à l’ouvrage de Sompairac A., Scénographie d’exposition. Six perspectives critiques, Genève, MetisPresses, 2016, et notamment au chapitre « La critique absente » (p. 15-23) dans lequel l’auteur dénonce le peu de débats autour des qualités spatiales des expositions.
[27] Davallon J., « Le pouvoir sémiotique de l’espace. Vers une nouvelle conception de l’exposition ? », Hermès. La Revue, n° 61, 2011, p. 39.
[28] Lambert F., Je sais bien mais quand même. Essai pour une sémiotique de la croyance, Paris, Éditions Non Standard, 2013.
[29] Artières P., « Comment tenter d’écrire l’histoire en mode mineur. Propositions », Le Bart C., Mazel F. (dir.), Écrire les sciences sociales, écrire en sciences sociales, actes des journées d’étude (Rennes, 1er et 15 mars 2019), Rennes, MSHB ; PUR, 2021, p.198
[30] Davallon J., L’exposition à l’œuvre : stratégies de communication et médiation symbolique, Paris ; Montréal, L’Harmattan, 1999, p. 29.
[31] Waquet F., Une histoire émotionnelle des savoirs (XVIIe-XXIe siècle), Paris, CNRS Éditions, 2019.
[32] Grésillon B., Pour une hybridation entre arts et sciences sociales, Paris, CNRS Éditions, 2020.
[33] Pastoureau M., « Vers une histoire des couleurs : possibilités et limites », Cohen É., Gœtschel P., Martin L., Ory P. (dir.), Dix ans d’histoire culturelle, Villeurbanne, Presses de l’ENSSIB, 2011, p. 74.
[34] Des opérations de manipulations sont également travaillées par Jack Goody qui explique que l’écriture graphique, par accumulation de documents, permet une pensée et un discours de type philosophique. L’écriture est un outil pour développer une pensée réflexive et permet l’« exercice de rumination constructive ». Une rumination est possible car le texte écrit peut être « manipulé », indépendamment des circonstances d’énonciation, « il devient plus abstrait, plus dépersonnalisé ». Goody J., La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Éditions de Minuit, 1979 (1977), p. 97.
[35] Artières P., « Comment tenter d’écrire l’histoire en mode mineur. Propositions », Le Bart C., Mazel F. (dir.), Écrire les sciences sociales, écrire en sciences sociales, actes des journées d’étude (Rennes, 1er et 15 mars 2019), Rennes, MSHB ; PUR, 2021, p. 198.
[36] Goody J., La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Éditions de Minuit, 1979 (1977).
[37] Pour reprendre la définition qu’en donne Françoise Waquet, « l’expression techniques intellectuelles ou technologie intellectuelles désigne les outils employés pour repérer et traiter l’information, pour produire et transmettre le savoir, outils qui se réfèrent à l’écrit, à l’imprimé, à l’image, au numérique », mais aussi aux « gestes que les savants accomplissent dans leur travail », et à toute autre opération qui « mobilise à la fois la main experte, l’œil qui sait voir et l’oreille qui sait entendre ». Dans Waquet F., L’ordre matériel du savoir (XVIe – XXIe siècle), Paris, CNRS Éditions, 2015, p. 9.
[38] Goody J., La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Éditions de Minuit, 1979 (1977), p. 49.
— Christine Godfroy-Gallardo est docteure en histoire de l’art de l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle a soutenu en 2014, sous la direction de Dominique Poulot, sa thèse qui portait sur les marchands de tableaux qui ont œuvré en tant qu’experts pour le musée du Louvre, de la Révolution à 1848. Chercheur indépendant, elle concentre principalement ses recherches sur l’histoire du marché de l’art en relation avec la création du musée du Louvre et les premières institutions muséales en Europe. Ses dernières interventions ont porté sur la restitution de deux tableaux de Claude Lorrain sous le Consulat, dans le cadre du séminaire « Collection » du GRHAM (Groupe de Recherche en Histoire de l’Art Moderne) à l’INHA, ainsi que sur l’étude du peintre et marchand de tableaux Jacques Aved (1702-1766) lors de la conférence annuelle de l’Association for Art History à Londres. Elle a aussi récemment contribué en tant qu’auteur à la rédaction de notices sur les marchands de tableaux et les galeries d’art pour le dictionnaire digital Bloomsbury Art Markets, lancé en ligne en mars 2023. —
Les tableaux, à la fin du XVIIe siècle, sont peu exposés à la curiosité du public. Comme le rappelle en 1699 les pages du Mercure galant : « … nous voyons rarement de beaux ouvrages exposez à la vûë de tout le monde, les particuliers les renfermant dans leurs cabinets, comme dans des cachots, à la maniere des tresors[1] ». Cette situation est jugée d’autant plus regrettable par le rédacteur que les tableaux disposés dans les lieux publics présentent des spectacles propres à plaire au peuple et à l’attirer, selon les sujets de représentation, à la piété. Les expositions publiques de tableaux sont rarement associées au siècle de Louis XIV (1643-1715). Les imaginer se dérouler en plein air, à ciel ouvert, soumises à des variations climatiques imprévisibles paraît encore plus improbable. Pourtant de tels événements se sont produits, d’une part lors de la fête annuelle du Saint-Sacrement, d’autre part dans le cadre des activités de l’Académie royale de peinture et de sculpture. Toutefois ils ont été peu analysés, car si l’étude des espaces publics d’exposition a fait l’objet de publications très récentes, notamment celles de Pamela Bianchi[2], les thèmes abordés se rapportent majoritairement à des espaces intérieurs.
La procession du Saint-Sacrement
À la fin du XVIIe siècle, les peintres qui désirent vendre leurs tableaux sans intermédiaire ont rarement la possibilité d’exposer leurs œuvres à la foule des curieux. L’étalage et la vente de tableaux à Paris sont strictement réglementés par la corporation des peintres, qui laisse peu d’alternatives aux jeunes artistes désireux d’accéder à la notoriété, comme l’ont montré Thomas Crow[3], Jean Chatelus[4] ou Isabelle Richefort[5]. Certes, des tableaux se déploient dans l’espace public urbain à l’occasion de cérémonies religieuses comme le May de Notre-Dame, ou de solennités profanes comme les entrées royales et les cérémonies funèbres, mais ces commandes ponctuelles ne concernent que des artistes au talent souvent affirmé. Si des expositions[6] régulières de tableaux sont documentées à Rome, sous le portique du Panthéon, dès les années 1630, très rares sont les cérémonies religieuses qui donnent lieu à des expositions publiques de tableaux, dans les rues et sur les places, telles que celle de la place Dauphine, à Paris, lors de la Fête-Dieu. Celle-ci offre la possibilité aux artistes de suspendre temporairement aux murs de la place des tableaux susceptibles d’inspirer de pieux sentiments, les autorités ecclésiastiques ne tolérant sur la place que les seuls sujets sacrés. Mais les peintres et les marchands de tableaux, en quête d’éventuels acquéreurs, profitent de cette fête populaire pour transformer le lieu en une éblouissante salle d’exposition à ciel ouvert.
Célébrée le jeudi qui suit la Trinité, soit soixante jours après Pâques, et solennisée le dimanche, la Fête-Dieu[7] commémore l’institution du Saint-Sacrement. L’Octave appelée la « petite Fête-Dieu » donne lieu, la semaine suivante, à de nouvelles processions. Le Saint-Sacrement est exposé avec éclat, porté magnifiquement dans les rues selon un parcours parfaitement réglé, pour recevoir des fidèles les hommages qui lui sont dus[8]. Les rues qui accueillent les processions sont tendues de tapisseries et de tentures éclatantes[9], ce qui n’est pas laissé au bon vouloir des habitants des quartiers, mais s’avère une obligation formelle sous peine d’amendes. Même les membres de la religion réformée se voient contraints de tendre le devant de leur maison[10].
Placés aux endroits stratégiques de la ville, à l’intersection des rues et sur les places, des reposoirs[11] permettent de poser régulièrement l’ostensoir durant la procession. Richement décorés, ces autels provisoires font l’orgueil des habitants du quartier qui contribuent, autant qu’ils le peuvent, à leur décoration, fournissant des fleurs, des vases ou des flambeaux. La construction de ces autels éphémères incombe au propriétaire du logement contre lequel le reposoir est adossé. Les plus riches habitants se font un devoir d’orner somptueusement la façade de leur maison où sont dressés les reposoirs. Ainsi, en juin 1648, le reposoir placé devant le logis de Jacques Tubeuf, l’un des quatre intendants des finances, garni de vases d’argent et de vermeil empruntés pour l’occasion, a coûté en bois et en ouvrages pas moins de 3 000 livres[12] (Fig. 1). La décoration des reposoirs offre l’occasion au roi et aux membres de la famille royale de témoigner leur piété. Les richesses de la Couronne sont présentées à la foule venue les admirer. Ainsi, en 1648, la reine Anne d’Autriche confectionne de ses propres mains une couronne composée des diamants de la Couronne, destinée à orner le reposoir dressé au Palais-Royal[13].
Documentés à Paris depuis la fin du XVIe siècle[14], les reposoirs sont d’abord ornés de pièces d’orfèvrerie. La procession du Saint-Sacrement déploie un amoncèlement de richesses faites pour magnifier la cérémonie. Un arrêt du Parlement de Paris, daté du 23 mai 1524, ordonne à tous les monastères, aux églises et aux collèges de parer les rues le jour du Saint-Sacrement, et à leurs membres de sortir et venir devant leurs portes avec leurs ornements et encensoirs[15]. À partir du milieu du XVIIe siècle, les tableaux commencent à embellir les installations, posés directement sur l’autel, mais aussi suspendus devant les tapisseries qui entourent le reposoir et cachent la construction faite de poteaux solidement ancrés dans le sol et de planches de bois[16]. Outre les reposoirs, des tableaux sont également exposés sur les murs à l’entour, aux portes des maisons et aux devantures des boutiques devant lesquelles passe le cortège des ecclésiastiques et des fidèles en prière. Cette profusion d’objets éclatants, faite pour éblouir les yeux, n’est pas contraire à l’austérité qu’exige la cérémonie. La procession du Saint-Sacrement doit se faire avec une pompe magnifique, car elle a pour objet de réparer toutes les irrévérences commises pendant le cours de l’année contre la sainte eucharistie[17]. Dans un contexte de controverses religieuses sur la légitimité du culte des images, la splendeur de la cérémonie doit contribuer à convertir hérétiques, impies ou libertins[18]. Aussi le reposoir doit-il être bien orné et éclairé de luminaires ; surtout, il ne doit rien montrer de lugubre. Même si cette cérémonie représente l’état dans lequel le Seigneur était dans le tombeau, le Christ ne cesse pour cela d’être considéré comme glorieux et immortel. Le lieu où repose le Saint-Sacrement peut donc accueillir des images et des figures[19]. La présence des images lors de la Fête-Dieu ne fait pourtant pas l’unanimité parmi les dignitaires ecclésiastiques. Des voix s’élèvent contre leur utilisation pendant la cérémonie, les fidèles préférant regarder les images si bien ornées plutôt que se recueillir dans la prière[20]. Le rôle pédagogique attribué aux images pieuses est toutefois réaffirmé par les membres de la Compagnie du Saint-Sacrement. Les images doivent séduire les yeux agréablement afin d’exhorter les spectateurs à imiter les vertus représentées[21]. Les tableaux qui montrent des choses saintes et non profanes trouvent ainsi naturellement leur place dans les rues où passent les processions.
Une nouvelle Jérusalem céleste
Parmi les plus beaux reposoirs de Paris, celui de la place Dauphine s’avère l’un des plus admirés. La place tout entière est transfigurée pour l’occasion, offrant la vision d’une « nouvelle Jérusalem céleste[22] », telle que la décrit l’apôtre Jean dans le chapitre 21 de l’Apocalypse. Comme l’exigent les ordonnances de police, les façades des maisons sont tendues de tapisseries, mises en place dès le matin de la procession à l’aide de crochets fixés au premier étage des maisons[23]. Une multitude de tableaux, des plus humbles auteurs aux maîtres reconnus, émaillent les murs de la place jusqu’à déborder sur le quai voisin. Cet étalage de toiles peintes fait de la place une immense salle tapissée de tableaux[24].
Par son architecture en forme de triangle et sa proximité avec le Pont-Neuf très fréquenté, la place Dauphine se prête particulièrement bien aux cérémonies, aussi bien religieuses que profanes[25] (Fig. 2).
Construite au début du XVIIe siècle et achevée vers 1616, elle présente un alignement de façades identiques faites de pierres blanches, de briques et d’ardoises, que relève à la pointe du triangle la statue équestre en bronze du roi Henri IV. Les immeubles, tous semblables, à l’exception de ceux situés aux angles, lui donnent son caractère d’espace fermé[26] (Fig. 3). Les rez-de-chaussée à arcades accueillent des boutiques de marchands. Les orfèvres y sont particulièrement bien représentés. Cette corporation, l’une des plus riches de la ville, est spécialement chargée de la décoration du reposoir.
Si les orfèvres fournissent pour la fête de somptueux objets d’or et d’argent, ils se servent également de tableaux pour faire du reposoir de la place Dauphine le plus beau de la ville. Prêtés pour quelques heures par les marchands de tableaux installés dans le quartier, les tableaux sont aussi parfois commandés directement par les orfèvres auprès d’artistes réputés, à l’instar des commandes de la corporation pour les Mays de Notre-Dame[27]. Ainsi, le peintre Claude Vignon (1593-1670) est sollicité par un orfèvre de ses amis pour réaliser une toile de grande dimension destinée à couvrir l’étendue de sa boutique et à servir de fond à son reposoir[28] (Fig. 4).
Bien que les thèmes religieux, tels que le martyre des saints, trouvent naturellement leur place sur les reposoirs, d’autres genres de tableaux sont admis lors de la Fête-Dieu[29]. Les paysages, qui présentent une infinité de figures d’arbres, de plantes et de fleurs, puis les portraits sont tolérés par les autorités ecclésiastiques, soucieuses de ne faire voir aux fidèles que des sujets jugés inoffensifs. Les rubriques du Processionnal de Chartres de 1674 mettent ainsi en garde les membres du clergé contre la mise en place sur le reposoir d’images qui pourraient choquer la vue des fidèles, notamment de tableaux indécents ou qui prêteraient à rire[30]. Malgré l’attention portée aux thèmes exposés ces jours-là, les tableaux profanes, notamment ceux traitant de sujets mythologiques comme les amours des dieux, se mêlent vraisemblablement dès la fin du XVIIe siècle aux scènes religieuses[31]. La présentation de peintures lascives et indécentes lors des processions attire les foudres des dignitaires qui s’opposent fermement à la présentation de tableaux ou d’images irrévérencieuses. Dans un mandement du 21 mai 1717, l’archevêque de Paris, le cardinal de Noailles, demande aux évêques d’arrêter un tel désordre :
« Nous avons été avertis qu’entre les Tapisseries tenduës et les tableaux exposez, tant dans les ruës et aux Reposoirs, que même dans les Eglises, pour les Processions et l’exposition du Très-Saint Sacrement à sa Fête et pendant l’Octave, il s’en étoit trouvé les années dernières qui representoient non seulement des Histoires profanes ou fabuleuses, des jeux ou des danses, mais encore des nuditez, des actions et postures indecentes, objets capables d’offenser la pudeur et de réveiller les passions. Un tel desordre n’attireroit-il pas le reproche que S. Paul faisoit aux Fidèles de Corinthe, de s’assembler non à leur bien et à leur salut, mais à leur ruine et à leur perte, sans le discernement et le respect dû au corps du Seigneur[32] ».
Ces images profanes ne peuvent que détourner les fidèles de leur foi et surtout attirer la raillerie des membres de la religion réformée. Exhiber des tableaux indécents à la vue des croyants va à l’encontre des préceptes du Concile de Trente qui condamnent dans les images exposées tout embellissement et ornement contraires à la pudeur[33]. Regarder des images « deshonnêtes et lascives », les exposer, les vendre, et pire encore, les faire, est considéré par les évêques des conciles provinciaux comme un divertissement criminel[34]. Pourtant, en dépit de la volonté du clergé de ne tolérer au reposoir et dans les rues ornées pour la procession que les images de saints ou de saintes que l’église reconnaît et honore, les tableaux profanes restent bien visibles sur la place Dauphine et se mêlent toujours plus nombreux aux scènes de piété[35]. Établie par l’usage, l’exposition temporaire de tableaux sur la place Dauphine ne suit pas de règlement précis[36]. Les œuvres ne sont soumises à aucune sélection préalable par les autorités ecclésiastiques, bien que les thèmes religieux restent privilégiés. Le zèle des commissaires du quartier chargés de faire respecter l’ordre et la décence s’avère toutefois très pointilleux, même à la fin du XVIIIe siècle, lorsque les portraits de Préville et Feuillie, acteurs de la Comédie-Française, sont ôtés de l’exposition comme profanes et indignes de rester sur une place que la procession doit parcourir[37]. La présence sur la place de marchands de tableaux parmi les plus réputés de la capitale favorise le déploiement d’œuvres peintes lors de ces journées de fête.
Les marchands de tableaux de la place Dauphine[38]
Du début du XVIIe au milieu du XVIIIe siècle, quatre peintres, dont trois académiciens, s’établissent à l’angle de la place Dauphine, face au monument équestre d’Henri IV. Pierre Forest (1587 ?-1675) est le premier peintre et marchand de tableaux à s’installer à la pointe de l’île du palais[39]. Il signe le 12 mars 1637 le bail pour deux maisons attenantes, moyennant 285 livres par an[40]. La location comprend notamment deux boutiques avec entresols, l’une ouvrant sur le quai de l’Horloge, l’autre sur la place Dauphine. La boutique de Forest porte comme enseigne au Cheval de bronze[41]. Son fils, le peintre académicien Jean Forest (1636-1712) s’installe dans la même maison après son mariage en 1673. Célèbre pour ses paysages, il se livre comme son père au commerce de tableaux. En juin 1649, un artiste d’origine flamande s’établit dans le même logement que loue Pierre Forest[42]. Il s’agit de Jean-Michel Picart (1600-1682)[43], peintre réputé de fruits et de fleurs, académicien, marchand et antiquaire. Enfin, un troisième artiste Charles Hérault (1644-1718)[44], peintre académicien habile pour le paysage, élit à son tour domicile à l’angle de la place Dauphine[45]. Ses talents de connaisseur, appréciés des grands seigneurs, le sont aussi du roi Louis XIV. Selon les mémoires du temps, aucun achat de tableau pour la Couronne ne peut se faire sans son avis d’expert[46]. Hérault acquiert pour les collections royales des tableaux de P.P. Rubens, Jules Romain, Nicolas Poussin, Pierre-François Mola ou Annibal Carrache. Il réside jusqu’à sa mort, en 1718, en face du Cheval de bronze, à l’enseigne du Buis. Les tableaux, souvent des grands maîtres, qu’il propose à la vente ne sont pas stockés dans l’une des deux boutiques qui ouvre sur la rue, mais sont visibles dans un appartement situé au premier étage[47].
Forest, Picart et Hérault entretiennent avec les orfèvres du quartier des relations commerciales que viennent renforcer de solides liens familiaux. Ainsi, à la demande du marquis de Seignelay, Jean Forest parcourt l’Italie à la recherche de tableaux de maître en compagnie du marchand joaillier Louis Alvarez, pourvoyeur de pièces d’orfèvrerie, de diamants et de pièces précieuses pour le garde-meuble de la Couronne[48]. Picart fréquente les joailliers de la paroisse Saint-Barthélémy et Saint-Germain l’Auxerrois. Il épouse Marie Richard, la fille du joailler et marchand lapidaire Guillaume Richard. Picart assiste au mariage de l’orfèvre Pierre de Lens, membre d’une grande famille d’orfèvres originaire des Flandres[49]. Quant à Hérault, il épouse en 1676 la fille de Jean de Lens, orfèvre et joaillier de Monsieur, qui demeure au coin de la place Dauphine, en face de l’appartement de son gendre[50].
La fête annuelle du Saint-Sacrement fournit aux marchands installés sur la place une occasion exceptionnelle de présenter des tableaux à la foule venue suivre la procession[51]. Ils profitent de cette circonstance pour suspendre à des cordes tendues dans le coin nord de la place, face au terre-plein du Pont Neuf, les toiles qui craignent le moins d’être gâtés par les intempéries et celles dont le sujet s’accorde le mieux avec la solennité de la fête. Les tableaux de dévotion sur lesquels s’exercent en particulier les jeunes artistes ont l’avantage de ne pas être trop précieux pour risquer de les exposer en extérieur[52]. L’habitude de voir des peintures disposées dans le coin nord de la place incite à leur tour les peintres à y présenter leurs tableaux[53]. À partir vraisemblablement des années 1710, les artistes prennent ainsi l’habitude d’exposer chaque année leurs ouvrages en plein air, le jour de la Fête-Dieu[54]. Aux tableaux des artistes vivants s’ajoutent, depuis au moins l’année 1722, des productions des anciens maîtres italiens, français et flamands[55]. Ces tableaux anciens seraient-ils proposés par des amateurs ou des marchands qui souhaiteraient les vendre[56] ? L’exposition de tableaux anciens, si elle attire un large public et satisfait le goût des curieux, pourrait aussi avoir une vocation pédagogique, celle d’ « exciter la jeunesse au travail, en luy faisant voir les ouvrages des grands hommes[57] ».
Outre les artistes débutant sans généreux protecteurs, les peintres de l’Académie royale de peinture et de sculpture ne dédaignent pas cet accrochage spontané en plein air[58], sans doute en raison du très faible nombre d’expositions organisées au palais du Louvre entre 1704 et 1737[59]. Ainsi les peintres académiciens Antoine Coypel ou François Lemoyne exposent place Dauphine jusque dans les années 1720, avant de céder la place à de jeunes artistes indépendants[60]. Reçu à l’Académie en 1720, le peintre Noël-Nicolas Coypel, frère du recteur de l’Académie[61], ne participe qu’une seule fois, dans toute sa carrière, à une exposition publique de tableaux, celle de la place Dauphine de 1724.
La cour du palais Brion
L’exposition de tableaux à ciel découvert ne représente pas une expérience inédite pour les peintres de l’Académie[62]. À la fin du XVIIe siècle, la cour du palais Brion accueille à deux reprises les travaux des académiciens lors de la fête de l’institution. Selon la grâce du roi[63], la Compagnie[64] s’installe dès 1661 dans les anciens appartements du comte de Brion, écuyer de Gaston d’Orléans. Elle réside au palais Brion jusqu’au 2 février 1692, puis quitte le Palais-Royal pour se fixer au palais du Louvre[65]. Attenant au Palais-Royal, le palais Brion bénéficie d’une entrée directe par la rue de Richelieu[66] (Fig. 5).
Tournée vers le nord, la façade principale et ses hautes fenêtres, d’une longueur d’environ 34 mètres, donne sur une cour qui accueille depuis 1671, dans sa partie centrale, la statue un peu plus grande que nature d’un cheval de bronze [67]. Face au corps de logis, de l’autre côté de la cour, s’étend un pavillon qui présente un long mur sans ouverture, tandis qu’un appentis longe la rue de Richelieu. En 1667, après six ans d’atermoiements, se déroule au palais Brion la première exposition de tableaux et de sculptures ouverte au public[68]. La grande salle de l’Académie semble suffire cette année-là à contenir les ouvrages rassemblés pour l’occasion[69]. L’exposition de 1669 se déroule elle aussi, semble-t-il, uniquement dans la salle d’apparat. Mais en 1671, la place manque pour présenter aux visiteurs les peintures et sculptures des académiciens, aussi les officiers prennent-ils la décision de descendre les œuvres dans la cour, devant la salle dite du magasin des antiques. Seuls les graveurs sont conviés à disposer leurs ouvrages dans une petite salle du rez-de-chaussée[70].
Des notes de menuiserie et de travaux de décoration conservées dans les comptes des bâtiments du roi donnent une idée plus précise de l’arrangement des tableaux et des sculptures dans la cour[71]. Les toiles sont placées sur des estrades en bois, les unes au-dessus des autres, pour une meilleure visibilité[72] et les sculptures posées sur des piédestaux appelés « scabellons », au milieu de la cour.[73] Ainsi, selon les registres des bâtiments du roi, en 1671 le menuisier Denis Buret reçoit 152 livres et 10 sols pour avoir « fait et défait des amphithéâtres dans la cour de l’Académie des peintures pour exposer les tableaux pendant la semaine de Pasques[74] ». Le peintre académicien Baudoin Yvart (1611-1690)[75], un proche collaborateur de Charles Le Brun, touche également une rémunération pour compenser les sommes d’argent données aux ouvriers chargés de la décoration de la salle, ainsi que de la cour de l’Académie. En 1673, l’encombrement de la grande salle, couverte de tableaux, impose de nouveau aux organisateurs de descendre les ouvrages dans la cour. Pour la première fois, un imprimé explicatif de quatre pages présente succinctement les œuvres exposées. L’intitulé de l’imprimé ne laisse aucun doute sur le placement des ouvrages en plein air : Liste des tableaux et pièces de sculpture exposez dans la court du Palais Royal par Messieurs les peintres et sculpteurs de l’Académie royale[76]. Contrairement aux tableaux et statues descendus dans la cour, aucun texte ne décrit ceux regroupés dans la salle d’apparat. La pièce officielle, déjà surchargée, ne renfermerait-elle que les seuls morceaux de réception des académiciens, tandis que la cour accueillerait les ouvrages réalisés au cours des deux dernières années[77] ? Deux autres expositions académiques, celle de 1675 et de 1681, se déroulent de nouveau au palais Brion, mais les comptes-rendus de séance ne précisent pas si les ouvrages ont été déposés dans la cour, comme précédemment[78]. La seule autre mention de tableaux exposés en plein air, lors de la fête de l’Académie, a lieu en 1704, non pas au palais Brion, mais au palais du Louvre. Elle concerne trois immenses tableaux de Jean Jouvenet (1644-1717), descendus, selon le livret, au pied de l’escalier qui sert de sortie, en raison vraisemblablement de leur taille exceptionnelle[79].
Pour l’honneur de l’Académie
Les réactions des peintres à la vue de leurs ouvrages disposés en plein air ne font l’objet d’aucun commentaire écrit. Pourtant, les conditions d’exposition s’avèrent souvent précaires. Une remarque du Mercure galant de septembre 1699 indique que les tableaux ont souvent dus être retirés de la cour en raison du mauvais temps[80]. Selon le périodique, la cause pour laquelle les expositions auraient cessé de se produire de 1683 à 1699 serait les mauvaises conditions de présentation des œuvres sous un ciel incertain. D’autres circonstances pourraient toutefois expliquer l’absence d’expositions officielles à la toute fin du XVIIe siècle. Tout d’abord, le manque récurrent d’ouvrages à présenter au public rend difficile l’organisation de la fête[81]. En mai 1680, le nombre de tableaux prévu par les académiciens se révèle insuffisant, à tel point que les officiers songent un temps à présenter des tableaux de maîtres anciens[82]. En 1681, l’exposition ne commence pas faute de tableaux. Outre les toiles qui manquent pour embellir la cour, les dépenses liées aux préparatifs empêchent également de célébrer la solennité aussi souvent qu’il serait à souhaiter. L’entrée de l’exposition étant gratuite, les académiciens se montrent prêts à financer eux-mêmes une partie des frais de la fête, jusqu’à un écu chacun selon les besoins, sans succès[83].
Établies pour honorer la grandeur du roi et témoigner de sa prodigalité envers les arts, les expositions publiques de tableaux au sein de l’Académie ne sont pas conçues comme un lieu de vente officiel. Pourtant, si les peintres les plus réputés réussissent à obtenir régulièrement des commandes du roi ou des membres de la famille royale, d’autres peinent à trouver des commanditaires. Pour subvenir à leurs besoins, ils n’ont souvent d’autres choix que de trouver eux-mêmes des acheteurs en exposant leurs ouvrages devant un large public. La Compagnie commence par se montrer plutôt conciliante envers ces pratiques marchandes. Ainsi, lorsque le peintre Charles Hérault demande le 9 décembre 1684 à l’Académie la liberté de pouvoir vendre ses tableaux en les exposant en public, la permission lui est accordée. Pourtant, trois ans plus tard, à un peintre qui sollicite le droit d’exposer publiquement à ses fenêtres des tableaux pour les vendre, l’Académie refuse tout net de lui donner son accord et prend même le parti de revenir sur sa décision en révoquant la permission qu’elle avait donnée à Hérault. Ces procédés de vente sont jugés compromettants pour l’honneur de l’Académie[84]. Les pratiques marchandes sont interdites aux peintres académiciens, afin de distinguer le caractère moral et désintéressé[85] de la Compagnie des procédés vulgaires de la maîtrise[86]. Refusant toute publicité tapageuse qui menacerait la décence et l’honnêteté de l’institution, les académiciens réagissent violemment lorsque l’un de leurs membres agit contre l’honneur de l’Académie. Ils n’hésitent pas à exclure en août 1723 le peintre de Marseille Michel Serre (1658-1733), accusé non seulement d’exposer publiquement ses tableaux, mais également de monnayer un droit d’entrée. L’Académie se montre surtout agacée que le peintre ait eu recours à la publicité en diffusant des billets imprimés distribués auprès du public, tel un bateleur de foire. Le peintre a beau se défendre en affirmant que son fils a pris l’initiative d’une telle démarche sans lui demander son avis, les académiciens se montrent intraitables. Michel Serre ne doit sa réintégration deux mois plus tard qu’à la forte recommandation de son protecteur marseillais, Monseigneur de Belsunce[87].
Au début du XVIIIe siècle, les peintres de l’Académie ne sont plus autorisés à montrer leurs tableaux en dehors des expositions officielles organisées au palais du Louvre. Le choix qui leur est accordé d’exposer leurs ouvrages, aussi bien au Palais-Royal qu’à la Place Dauphine, est toléré par l’Académie tant qu’elle ne dispose pas d’un lieu fermé où rassembler et présenter régulièrement les œuvres de ces peintres privilégiés. L’exposition de la place Dauphine, qui attire des artistes aux talents très contrastés, prend le nom d’exposition de la Jeunesse à partir des années 1760[88]. Non seulement la Direction des Bâtiments du roi défend aux académiciens d’avoir recours à d’autres espaces d’expositions pour présenter leurs tableaux, mais elle s’oppose également à la création de nouvelles salles d’exposition pour les peintres qui ne font pas partie du corps académique. Ainsi, le Salon du Colisée en 1776 ou l’Etablissement de la Correspondance générale et gratuite pour les Sciences et les Arts de Pahin de la Blancherie, fondé en 1777, sont critiqués et combattus jusqu’à leur suppression définitive. La nécessité de trouver des lieux d’exposition pour rencontrer des acheteurs devient si impérieuse pour les artistes sans ressources qu’à la veille de la Révolution, un ancien peintre devenu marchand de tableaux, Jean-Baptiste Pierre Lebrun, après avoir exposé lui-même place Dauphine, propose d’accueillir dans sa salle de vente rue de Cléry les tableaux de jeunes débutants[89]. L’exposition de la Jeunesse organisée dans la galerie Lebrun prend fin en 1791[90], lorsque l’autorisation donnée à tous les peintres, quel que soit leur talent, d’exposer au Salon du Louvre rend temporairement inutile le recours à des espaces d’exposition alternatifs[91].
Même exposés dans la cour du palais Brion, les tableaux des académiciens restent accessibles à un public limité d’amateurs ou de curieux. Ceux de la place Dauphine attirent une foule de spectateurs plus variée, mais aussi plus indisciplinée et sensible aux divertissements. Le durcissement des contrôles sur la décence des tableaux exposés à la Fête-Dieu montre à quel point les dignitaires ecclésiastiques tentent de réagir face aux critiques qui cherchent à discréditer les processions religieuses, présentées comme des spectacles païens. Alors que les tableaux profanes supplantent peu à peu les scènes de dévotion, l’exposition de la place Dauphine devient une manifestation culturelle très courue dont rend compte régulièrement le Mercure, sans aucune considération pour la solennité religieuse de la fête. Le recueillement et la piété qu’impose la cérémonie du Saint-Sacrement s’estompent au profit d’intérêts plus mercantiles, notamment en raison de l’engouement des collectionneurs pour les tableaux de maître. Ce jour « hermaphrodite[92] », mélange de sacré et de profane, associé aussi bien au culte divin qu’à l’avidité du commerce, ne survit pas à la suppression par la Constituante des confréries et congrégations religieuses.
[2] Bianchi P. (éd.), Displaying Art in the Early Modern Period, New York, Routledge, 2022; Bianchi P., The Origins of the Exhibition Space (1450-1750), Amsterdam, Amsterdam University Press, 2023 ; voir aussi : Habermas J., L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1997 (1962) ; Berger R.W., Public Access to Art in Paris: a Documentary History from the Middle Ages to 1800, University Park, The Pennsylvania State University Press, 1999 ; Bianchi P., « Les espaces d’exposition alternatifs du 18e siècle : entre sociabilité et contre-culture », Dix-huitième siècle, n° 50, 2018-1, p. 85-97.
[3] Crow T., La peinture et son public à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Macula, 2000.
[4] Chatelus J., Peindre à Paris au XVIIIe siècle, Nîmes, éditions Jacqueline Chambon, 1991.
[5] Richefort I., Peintre à Paris au XVIIe siècle, Paris, Imago, 1998.
[6] Le terme « exposition », à la fin du XVIIe siècle, se rapporte à l’« action d’exposer, de faire voir en public ». Le verbe « exposer » signifie « mettre une chose à la veuë du public ». Furetière A., Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les Termes de toutes les Sciences et des Arts, La Haye-Rotterdam, Arnout & Reinier Leers, 1690, t. I, p. 1054-1055.
[7] La Fête-Dieu compte parmi les célébrations religieuses les plus importantes de l’année. Elle se réfère à une coutume très ancienne, puisque cette fête est instituée dès l’année 1264 par le pape Urbain IV. Meusy N., Code de la religion et des mœurs ou Recueil des principales ordonnances depuis l’établissement de la monarchie françoise concernant la religion et les mœurs, 1770, Paris, chez Humblot, t. I, p. 290. Les processions du Saint-Sacrement semblent avoir débuté en France au début du XIVe siècle. Lire Mgr Barbier de Montault, « L’ostensoir de Charles d’Anjou », Revue de l’art chrétien, 1884, t. II, p. 39.
[8] Meusy N., Code de la religion et des mœurs ou Recueil des principales ordonnances depuis l’établissement de la monarchie françoise concernant la religion et les moeurs, 1770, Paris, chez Humblot, t. I, p. 289.
[9] Les tapisseries sont tendues sur des planches de bois assemblées par le haut qui reposent sur des poteaux en bois d’environ cinq mètres de hauteur. Le sol est dépavé pour y enfoncer les poteaux, puis repavé à la fin des processions. Guiffrey J., Comptes des bâtiments du roi sous le règne de Louis XIV, Paris, Imprimerie nationale, 1891, t. III, p. 573 et p. 1019-1020. Sur les fêtes et cérémonies organisées durant le règne de Louis XIV, lire : Lafage G., Charles Le Brun décorateur de fêtes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.
[10] « Arrêt du Conseil d’Etat du 19 octobre 1650 portant injonction à ceux de la religion pretenduë reformée de faire tendre devant leurs maisons, aux jours et heures des processions solennelles et notamment à la fête du Saint Sacrement », Recueil des actes, titres et mémoires concernant les affaires du Clergé de France, Paris, 1716, t. I, p. 1669.
[11] Selon la définition de l’Encyclopédie, le reposoir est « une décoration d’architecture feinte, qui renferme un autel avec des gradins chargés de vases, chandeliers et autres ouvrages d’orfèvrerie, le tout accompagné de tapisseries, tableaux et meubles précieux pour les processions de la Fête-Dieu. Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers par une société de gens de lettres, Neufchastel, Samuel Faulche, 1765, t. XIV, p. 140. Le mot « reposoir », plutôt employé dans la langue liturgique, ainsi que les termes « saint-sépulcre » ou « tombeau » font tous référence à cette construction éphémère. Le mot « paradis » est, quant à lui, utilisé dans certaines provinces françaises. Corblet J., Histoire dogmatique, liturgique et archéologique du sacrement de l’Eucharistie, Paris, V. Palmé, 1885, t. I, p. 539.
[12] Saige G. (éd.), Journal des guerres civiles 1648-1652 de Dubuisson-Aubenay, Paris, Honoré Champion, 1883, t. I, p. 26.
[14] Dans une sentence du Châtelet datée du 12 juillet 1582, la rue Breneuse porte déjà le nom de rue du Petit-Reposoir, en raison de la présence d’un reposoir dressé dans cette rue lors de la Fête-Dieu. Lazare F., Dictionnaire administratif et historique des rues de Paris et de ses monuments, Paris, Félix Lazare, 1844, p. 588.
[15] Brillon P.-J., Dictionnaire des arrêts ou jurisprudence universelle des parlements de France et autres tribunaux, Paris, Au Palais, 1727, t. III, p. 286.
[16] La taille des reposoirs les plus somptueux s’avère monumentale. Le reposoir du Palais-Royal décoré par Simon Vouet en 1645, s’étend sur environ 16,5 m de long et 7,5 m de large. Loire S. (dir.), Simon Vouet,actes du colloque internationale, (Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 5-6-7 février 1991), Paris, La Documentation française, 1992, p. 296.
[17] La Mare N. (de), Traité de la police où l’on trouvera l’histoire de son établissement, les fonctions et les prérogatives de ses magistrats, toutes les loix et tous les règlemens qui la concernent, Paris, Jean et Pierre Cot, 1705, t. I-III, p. 361.
[18] Face aux critiques des protestants qui refusent de reconnaître la transcendance de Dieu et prônent l’Écriture comme parole de Dieu, le Concile de Trente réaffirme le rôle éducateur des images saintes destinées à instruire les fidèles et les inciter à conformer leur vie aux modèles représentés. Les seules images sacrées autorisées par le concile sont celles du Christ, de la Vierge et des saints. Lire à ce sujet Fabre P. A., Décréter l’image ? La XXVe session du Concile de Trente, Paris, Les Belles Lettres, 2013.
[19] Thiers J.-B., Traité de l’exposition du Saint-Sacrement de l’autel, Paris, Jean Dupuis, 1673, p. 280.
[20] L’archevêque de Malines, par un mandement du 29 août 1674, interdit de porter des images de saints lorsque le Saint-Sacrement est présent, source de distraction pour le public. Rideau G., Une société en marche. Les processions en France au XVIIIe siècle, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2021, p. 86.
[21] Fabre P. A., Décréter l’image ? La XXVe session du Concile de Trente, Paris, Les Belles lettres, 2013, p. 255.
[22] Rideau G., Une société en marche. Les processions en France au XVIIIe siècle, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2021, p. 371.
[23] Guiffrey J., Histoire de la tapisserie depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours, Tours, Alfred Mame et fils, 1886, p. 452.
[24] Fournier É., Histoire du Pont Neuf, Paris, É. Dentu, 1862, t. I, p.301.
[25] La place Dauphine accueille dans les années 1628-1634 le théâtre de Tabarin. La foule des curieux s’amuse des questions souvent saugrenues que le valet Tabarin pose à son maître Mondor. Déguisé en médecin savant, celui-ci profite des situations comiques qu’il déclenche pour vendre des poudres, des pommades et autres baumes miraculeux aux badauds venus l’écouter (Fig. 2). Lire à ce sujet Giraud Y., « Tabarin et l’université de la place Dauphine », Cahiers de l’AIEF 1974, n° 26, p. 77-100.
[26] Gaillard M., Paris, de place en place, Amiens, Martelle, 1997, p. 12.
[27] Chaque année, de 1630 jusqu’en 1707, les deux premiers dignitaires de la corporation des orfèvres offrent en l’honneur de la Vierge un tableau à la cathédrale Notre-Dame de Paris : le « May ». Ces commandes honorifiques, très recherchées par les peintres, s’achèvent peu d’années avant que ne débutent les premières expositions de tableaux sur la place Dauphine. Les peintres auraient-ils décidé de se tourner vers ce nouvel espace urbain pour atteindre un large public ? Pour l’étude des Mays, lire : Trouvé I., Recueil et mémoire historique touchant l’origine et l’ancienneté de la présentation du tableau votif que les marchands orfèvres joailliers, confrères de la confrérie de sainte Anne et saint Marcel de Paris présentent tous les ans le premier jour de may à la sainte Vierge, Paris, Chez l’auteur, 1685 ; Auzas P.-M., « Les grands Mays de Notre-Dame de Paris », Gazette des Beaux-Arts, vol. 36, 1949, p. 177-200 ; Bellier de la Chavignerie É., « Les Mays de Notre-Dame », Gazette des Beaux-Arts, janvier 1864, p. 457-469 ; Guiffrey J., Les Mays de Notre-Dame de Paris, Nogent-le-Rotrou, 1887 ; Notter A. (éd.), Les Mays de Notre-Dame de Paris, Arras, SEP, 1999 ; Bastet D., Les Mays de Notre-Dame de Paris : 1630-1707, Paris, Arthéna, 2021.
[28] Claude Vignon, Sainte Catherine refusant de sacrifier aux idoles, vers 1623-1625, huile sur toile, 145 x 210 cm, Paris, musée du Louvre. L’orfèvre qui commande le tableau à Claude Vignon n’est pas identifié. Lire : Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l’Académie royale de peinture et de sculpture, publiés d’après les manuscrits conservés à l’École impériale des Beaux-Arts, Paris, J.-B. Dumoulin, 1854, t. I, p. 272 ; Bassani Pacht P., « Sainte Catherine refusant d’adorer les idoles, une nouvelle peinture de Claude Vignon entre au Louvre », Revue du Louvre, n° 5, décembre 2008, p. 44-19.
[29] Loubens É., Recueil alphabétique de citations morales des meilleurs écrivains, prosateurs et poètes, historiens et philosophes de tous les temps et surtout contemporains ou Encyclopédie morale, Paris, C. Delagrave, 1867, p. 239.
[30] Thiers J.-B., Traité de l’exposition du Saint-Sacrement de l’autel, Paris, Jean Dupuis, 1673, p. 239-240.
[31] Lire à ce sujet Thiers J.-B., Traité des jeux et des divertissemens qui peuvent être permis, ou qui doivent être défendus aux Chrêtiens selon les Regles de l’Eglise et le sentiment des Pères, Paris, Antoine Dezallier, 1686.
[32]Recueil des mandemens, ordonnances, instructions et lettres pastorales de son Eminence Monseigneur le cardinal de Noailles, Paris, J.-B. Delespine, 1718, p. 583.
[33] Guiffrey J., « Les tapisseries des églises de Paris », Revue de l’art chrétien, 1890, t. I, p. 200-209. Selon le décret du Concile de Trente : « Toute superstition (…) devra être bannie de l’invocation des saints, de la vénération des reliques et de l’usage sacré des images ; toute recherche du lucre en sera éliminée ; toute indécence enfin en sera écartée ». « Décret sur l’invocation, la vénération et les reliques des saints et sur les images sacrées », § 5. Fabre P.-A., Décréter l’image ? La XXVe session du Concile de Trente, Paris, Les Belles Lettres, 2013, p. 12.
[34] Thiers J.-B., Traité des jeux et des divertissements qui peuvent être permis, ou qui doivent être défendus aux Chrétiens selon les règles de l’Eglise et le sentiment des Pères, Paris, 1686, p. 96-97.
[35] Les tableaux exposés place Dauphine ne sont mentionnés qu’à partir de l’année 1722, grâce aux comptes rendus que publient le Mercure et le Mercure de France. En juin 1722, seule une Descente de Croix de Jean Restout est citée comme tableau religieux, mais le rédacteur précise que le tableau « dominait sur les tableaux de cette espèce », sans donner plus de précisions. En juin 1723, deux tableaux seulement traitent de sujets sacrés, alors qu’en juin 1724, le Mercure de France ne cite aucun sujet religieux méritant d’être signalé à l’attention des lecteurs. En 1725, aucune œuvre, dans la cinquantaine de tableaux exposés, ne fait référence à des thèmes sacrés. Le Mercure de France cesse ses descriptions de tableaux cette année-là et ne les reprend qu’en 1732. Les expositions de 1722, 1723, 1724 et 1725 rassemblent majoritairement des portraits, ainsi que des paysages et des sujets galants.
[36] Mantz P., « Les expositions sous Louis XV », L’Artiste, mai 1857, p. 144.
[37] Ces tableaux de Pierre Danloux sont brièvement exposés en 1773. Le Dévidoir du Palais Royal, instrument assez utile aux peintres du sallon de 1773, La Haye, 1773, p. 38.
[38] Sur les relations entre les artistes et les marchands de tableaux, lire : Pomian K., Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris, Venise : XVIe – XVIIIe siècles, Paris, Gallimard, 1987 ; « Il gagne de l’argent : l’artiste et l’argent au XVIIIe siècle », Bertrand Dorléac L. (éd.), Le commerce de l’art : de la Renaissance à nos jours, Besançon, La Manufacture, 1992, p. 129-155; Szanto M., Le marché de la peinture à la foire de Saint-Germain dans la première moitié du XVIIe siècle, mémoire de DEA sous la dir. d’Antoine Schnapper, Université Paris IV-Sorbonne, 1996 ; Richefort I., Peintre à Paris au XVIIe siècle, Paris, Imago, 1998 ; Glorieux G., À l’enseigne de Gersaint : Edme-François Gersaint, marchand d’art sur le pont Notre-Dame (1694-1750), Ceyzérieu, Champ Vallon, 2002 ; Schnapper A., Curieux du grand siècle. Collections et collectionneurs dans la France du XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 2005 (1994) ; Michel P., Le commerce du tableau à Paris dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2007 ; Vasselin M., Vivre des arts du dessin : France XVIe-XVIIIe siècle, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2007 ; Castelluccio S. (éd.), Le commerce du luxe à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles : échanges nationaux et internationaux, Bern ; Berlin ; Bruxelles, Peter Lang, 2009 ; Rasmussen J. (éd.), La valeur de l’art, exposition, marché, critique et public au XVIIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2009.
[39] Sur les peintres Pierre et Jean Forest, lire : Duval L., « Notes sur quelques artistes Percherons », La Revue normande : histoire, littérature, sciences et arts, 1892, p. 64-68 ; Raulet L., « Les billets d’enterrement d’artistes huguenots de l’ancienne Académie royale de peinture et de sculpture (1653-1712) », Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, vol. 56, 1907, p. 53-69 ; Wildenstein W., « Le peintre Jean Forest révélé par son inventaire après-décès », Gazette des Beaux-Arts, avril 1958, p. 243-254.
[43] Sur le peintre et marchand Jean-Michel Picart, lire : Faré M., « Jean-Michel Picart (1600-1682), peintre de fleurs et marchand de tableaux », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, 1957, p. 91-102 ; Faré M., Le Grand siècle de la nature morte en France : le XVIIe siècle, Paris, Société française du livre, 1974 ; Widmaier D., Jean-Michel Picart (1600-1682). Figure d’un marchand de tableaux au Grand siècle, mémoire de maîtrise d’histoire de l’art sous la dir. d’Alain Mérot et Antoine Schnapper, Université Paris IV-Sorbonne, 2000.
[44] Sur le peintre Charles Hérault, lire : Guiffrey J., « Charles Hérault, peintre ordinaire du roi et de son Académie royale. Apposition de scellés », Nouvelles archives de l’art français, t. IV, 1883, p. 260-261 ; Merle du Bourg A., Rubens au Grand Siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004 ; Schnapper A., Curieux du Grand siècle. 2, Œuvres d’art : Collections et collectionneurs dans la France du XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 2005 (1994).
[45] Charles Hérault est installé place Dauphine depuis au moins le mois de janvier 1678. Trois de ses tableaux, Saint Guillaume, Saint Charles Borromée et Sainte Geneviève ornent en 1704 l’église paroissiale de Saint-Barthélemy. Les figures sont d’Antoine Coypel, son neveu. Brice G., Description nouvelle de la ville de Paris et de tout ce qu’elle contient de plus remarquable, Amsterdam, [s.n.], 1718, t. III, p. 253.
[46] Leprince N.-T., Nougaret P.-J.-B., Anecdotes des beaux-arts, contenant tout ce que la peinture, la sculpture, la gravure, l’architecture, la littérature, la musique etc. et la vie des artistes offrent de plus piquant chez tous les peuples du monde, Paris, J.-F. Bastien, 1776, t. II, p. 176.
[48] Sur le marchand-joaillier Louis Alvarez, lire : Mercure galant, juillet 1682, p. 139-140 ; Bapst G., Histoire des joyaux de la Couronne de France, Paris, Hachette, 1889, vol. 1, p. 362-363 ; Raimbault C., « Négoce de tableaux entre France et Italie : le cas du marchand Louis Alvarez (v.1625-1696) », Bulletin de l’Association des historiens de l’art italien, vol. 12, 2006, p. 38.
[49] Jal A., Dictionnaire critique de biographie et d’histoire, Paris, Henri Plon, 1867, p. 966-967.
[50] L’orfèvre Jean de Lens meurt en 1689, à l’âge de 78 ans, dans la maison de son fils François de Lens, marchand orfèvre, demeurant quai des Orfèvres, « Au duc d’Orléans », au coin de la place Dauphine. AN, fonds Laborde, fiche 050. Sur l’orfèvre Jean de Lens, lire : Bimbenet-Privat M., Les orfèvres et l’orfèvrerie de Paris au XVIIe siècle, Paris, Musées de la ville de Paris, 2202, vol. 1, p. 405.
[51] Les boutiques doivent rester fermées lors de la procession.
[52] Fournier É., Histoire du Pont Neuf, Paris, É. Dentu, 1862, t. I, p. 301.
[53] « L’usage (de l’exposition de la Jeunesse) s’en est, paraît-il, établi au XVIIe siècle, à l’instar d’une coutume romaine dont avaient été témoins des artistes français ». Dorbec P., « L’exposition de la Jeunesse au XVIIIe siècle », Gazette des Beaux-Arts, janvier 1905, p. 458. Lire aussi : Bellier de La Chavignerie É., Notes pour servir à l’exposition de la Jeunesse qui avait lieu chaque année à Paris les jours de la grande et de la petite Fête-Dieu à la place Dauphine et sur le Pont-Neuf, Paris, Vve Jules Renouard, 1864.
[54] Cette tradition perdure jusqu’en 1793. Hillairet J., L’Ile de la Cité, Paris, Éd.d. de Minuit, 1969, p. 301.
[56] D’après un manuscrit contemporain cité sans références, des tableaux étaient prêtés spécialement par des amateurs. Mantz P., « Les expositions sous Louis XV », L’Artiste, mai 1857, p. 144. En juin 1725, Le Mercure de France décrit les tableaux exposés place Dauphine en évoquant « la facilité que les Curieux ont de communiquer ce qu’ils ont de plus rare dans leurs cabinets », p. 1399. Sur l’exposition de 1725, lire : Wildenstein G., Le Salon de 1725. Compte rendu par le Mercure de France de l’exposition faite au Salon carré du Louvre par l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1725, publié avec des notes et documents nouveaux sur les expositions de l’Académie pendant le XVIIIe siècle, Paris, Les Beaux-Arts, 1924.
[57]Mercure galant, octobre 1683, p. 302. Lire aussi : Mercure galant, juillet 1732, p. 1610.
[58] Selon Pierre-Jean-Baptiste Nougaret, les académiciens exposaient régulièrement place Dauphine avant de s’installer au palais du Louvre. Leprince N.-T., Nougaret P.-J.-B., Anecdotes des beaux-artscontenant tout ce que la peinture, la sculpture, la gravure, l’architecture, la littérature, la musique etc. et la vie des Artistes, offrent de plus curieux et de plus piquant, chez tous les Peuples du monde, depuis l’origine de ces différents Arts, jusqu’à nos jours, Paris, J.-F. Bastien, 1776, p. 317.
[59] Sur l’histoire des salons, voir : Mantz P., « Les expositions sous Louis XV », L’Artiste, mai 1857, p. 142-146; Lafenestre G., « Le salon et ses vicissitudes », Revue des deux mondes, 1er mai 1881, p. 104-135; Lenôtre G., Histoire anecdotique des salons de peinture depuis 1673, par Théodore Gosselin, Paris, É. Dentu, 1881 ; Marcel P., « Notes sur les 6 expositions du règne de Louis XIV », La chronique des arts et de la curiosité, janvier 1904, p. 10-13 et 19-20; Guiffrey J. (éd.), Collection des livrets des anciennes expositions depuis 1673 jusqu’en 1800, Nogent-le-Roi, J. Laget, Librairie des arts et métiers éditions, 1990-1991, 8 vol. ; Lemaire G.-G., Histoire du Salon de peinture, Paris, Klincksieck, 2004 ; Maingon C., Le Salon et ses artistes : une histoire des expositions du Roi Soleil aux artistes français, Paris, Hermann, 2009.
[60] Fournier É., Histoire du Pont Neuf, Paris, É. Dentu, 1862, t. I, p. 301. Les expositions de tableaux organisées au palais du Louvre de façon épisodique à partir de 1699, et plus régulièrement dès 1737, rendent désormais inutile pour les académiciens le recours au « marché en plein air » de la place Dauphine.
[61] Près de trente ans après la création de l’Académie, le corps académique regroupe 25 affiliés : douze membres fondateurs, les officiers appelés aussi les « anciens » (Charles Le Brun, Charles Errard, Sébastien Bourdon, Laurent de La Hyre, Jacques Sarrazin, Michel Corneille, François Perrier, Charles Beaubrun, Eustache Le Sueur, Juste d’Egmont, Gérard van Opstal et Simon Guillain), un directeur, un chancelier et onze académiciens (Louis du Guernier, Pieter van Mol, Louis Ferdinand Elle l’aîné, Louis Boullogne, Henri Mauperché, Louis Hans, Louis Testelin, Gérard Goswin (Gossin), Thomas Pinagier, Samuel Bernard et Gilbert de Sève). À cette assemblée s’adjoignent un protecteur et un vice-protecteur, quatre recteurs perpétuels et deux adjoints, deux huissiers, douze professeurs et huit adjoints, un trésorier, des conseillers et enfin, un secrétaire pour tenir les registres. Mercure galant, janvier 1682, p. 183-184.
[62] Pour les études portant sur l’Académie royale de peinture et de sculpture, lire : Guérin N., Description de l’Académie royale des Arts, de peinture et de sculpture, Paris, J. Collombat, 1715 ; Le Gentil de Paroy J.P.G., Précis historique de l’origine de l’Académie royale de peinture, sculpture et gravure, Paris, J. Gratiot, 1816 ; Montaiglon A. (de) (éd.), Mémoires pour servir à l’histoire de l’Académie royale de peinture et de sculpture, depuis 1648 jusqu’en 1664, Paris, P. Jannet, 1853 ; Vitet L., L’Académie royale de peinture et de sculpture : étude historique, Paris, Michel Lévy frères, 1861 ; Heinich N., Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique, Paris, Éd. de Minuit, 1993 ; Wine H., « Les peintres de l’Académie et leur famille », Dix-huitième siècle, n° 28, 1996, p. 483-513 ; Pevsner N., Les académies d’art, Paris, G. Monfort, 1999 ; Guichard C., « Arts libéraux et arts libres à Paris au XVIIIe siècle : peintres et sculpteurs entre corporation et Académie royale », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 49, n° 3, 2002, p. 54-68 ; Michel C., « Les premières années de l’Académie royale de peinture et de sculpture : une histoire toujours méconnue », Bulletin de la Société de l’histoire de l’Art Français, 2011, p. 9-23 ; Michel C., L’Académie royale de peinture et de sculpture (1648-1793). La naissance de l’école française, Genève, Droz, 2012.
[64] Le terme, employé à la fin du XVIIe siècle, fait référence au corps académique.
[65] Jeandel A., Tableau de Paris : de ses mœurs, coutumes, rues, édifices, monuments, Paris, Ledoyen, 1854, p. 213.
[66] [Anonyme], Notice historique sur le palais national et description des salles de l’exposition et des appartements intérieurs, Paris, Vinchon, 1850, p. 17.
[68] Dix expositions sont orchestrées durant le règne de Louis XIV, dont six au palais Brion.
[69]Sentimens des plus habiles peintres du temps, sur la pratique de la peinture recueillis et mis en table par Henry Testelin, peintre du roy, professeur et secrétaire en l’académie royale de peinture et de sculpture, Paris, [s.n.], 1680. Cité par Fontaine A., « L’origine des salons », La Revue bleue, 1910, vol. 48, n° 1, p. 625-630.
[70]Notice historique sur le palais national et description des salles de l’exposition et des appartements intérieurs, Paris, Vinchon, 1850, p. 18.
[71] Guiffrey J., Comptes des bâtiments du roi sous le règne de Louis XIV, Paris, Imprimerie nationale, 1881.
[72] Cette disposition reprend celle des bustes et statues conservées dans la salle dite des antiques et rangées « sur des degrés en manière d’amphithéâtre. » Brice G., Description nouvelle de ce qu’il y a de plus remarquable dans la ville de Paris, Paris, Nicolas Legras, 1684, p. 64. Voir Gady A., Jacques Lemercier : architecte et ingénieur du roi, Paris, Éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 2005, p. 306.
[73] Lenôtre G., Histoire anecdotique des salons de peinture depuis 1673, par Théodore Gosselin, Paris, É. Dentu, 1881, p. 8.
[74] Guiffrey J., Comptes des bâtiments du roi sous le règne de Louis XIV, Paris, Imprimerie nationale, 1881, p. 550.
[75] Baudouin Yvart est chargé à la manufacture royale des Gobelins de la garde et conservation des tableaux, dessins et modèles dès le mois de novembre 1667. Vaillant V.-J., Deux peintres boulonnais Baudren Yvart (1610 ?-1690), Joseph Yvart (1649-1728), Boulogne-sur-Mer, Typ. Simonnaire, 1884, p. 41.
[76] Montaiglon A. (de), Le livret de l’exposition faite en 1673 dans la cour du Palais-Royal, Paris, J.-B. Dumoulin, 1852.
[77] L’idée est suggérée par André Fontaine dans « L’origine des salons », La Revue bleue, vol. 48, 1910, p. 627-628. Lire également la préface des Sentimens des plus habiles peintres du temps, sur la pratique de la peinture recueillis et mis en table par Henry Testelin, peintre du roy, professeur et secrétaire en l’académie royale de peinture et de sculpture, Paris, [s.n.], 1680.
[78] Sur l’exposition de 1683, lire : Szanto M., Le dessin ou la couleur ? Une exposition de peinture sous le règne de Louis XIV, Genève, Droz, 2008.
[79] Dans le livret de 1704, la description des tableaux et sculptures exposés dans la galerie du Louvre s’achève avec les « trois grands tableaux de M. Jouvenet qui ont chacun 20 pieds de long (soit environ 6,64 m), et qui sont exposés dans la Cour du Louvre, au pied de l’Escalier qui sert de sortie ». Liste des tableaux et des ouvrages desculpture exposez dans la grande gallerie du Louvre, par Messieurs les peintres et sculpteurs de l’Académie royale, en la présente année 1704, Paris, J.-B. Coignard, 1704, p. 33. La Résurrection de Lazare, les Vendeurs chassés du temple et le Repas chez Simon sont tous les trois conservés de nos jours au musée du Louvre.
[84] Dans le compte-rendu de séance du 26 avril 1687, les académiciens admettent que « ce seroit trop exposer l’honneur de l’Académie de faire de telles expositions et estalages ». Montaiglon A. (de), Procès-verbaux de l’Académie royalede peinture et de sculpture, Paris, Charavay frères, 1881, t. II, p. 351.
[85] Vitet L., Journal des savants, janvier 1857, p. 31.
[86] Pour l’étude de l’Académie de Saint-Luc, lire : Lacroix P., Peintres et graveurs. L’Académie de peinture, Paris, Firmin Didot, 1888 ; Guiffrey J., « La communauté des peintres et sculpteurs parisiens, dite académie de Saint-Luc (1391-1776) », Journal des savants, vol. 4, avril 1915, p.145-156 ; Guiffrey J., « Les expositions de l’Académie de Saint-Luc et leurs critiques (1751-1774) », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, 1910, p. 77-124.
[87] Montaiglon A. (de), Procès-verbaux de l’Académie royalede peinture et de sculpture, Paris, Charavay frères, 1881, t. IV, p. 364-365.
[88] Tauziède-Espariat M., « Autour de Gabriel de Saint-Aubin. Les artistes actifs à Paris hors de l’Académie royale de peinture et sculpture », Henry C. (éd.), Une histoire des savoir-faire. Vol. 1 : Création et vie artistique à Paris du Grand Siècle à nos jours, actes des symposiums (Paris, Mairie du 11e arrondissement, 26 février et 8 juillet 2015, 3 mars et 5 juillet 2016), en ligne : https://mairie11.paris.fr/pages/parution-des-symposiums-d-histoire-de-l-art-de-la-mairie-du-11e-9988 (consulté en octobre 2023).
[89]Journal de Paris, rubrique « Arts », 13 avril 1787, p. 454-455.
[90]Livret de l’exposition de la Jeunesse chez le peintre-expert J.B. Lebrun en 1791, Paris, J. Schmit, 1907.
[91] Selon le décret du 27 août 1791, l’Assemblée nationale ordonne que tous les artistes, français ou étrangers, membres ou non de l’Académie de peinture et de sculpture, seraient admis à exposer leurs ouvrages dans la partie du Louvre destinée à cet objet.
[92] Ce terme est employé précisément par Louis-Sébastien Mercier dans son Tableau de Paris, t. XII, Amsterdam, [s.n.], 1788, p. 58.