(Dé)construire l’image du Wisigoth. L’exposition Wisigoths. Rois de Toulouse (musée Saint-Raymond, musée d’Archéologie de Toulouse, 2020)

par William Trouvé

 

William Trouvé est ingénieur d’études, chargé de mission patrimoine écrit régional au Centre d’études supérieures de la Renaissance à Tours (UMR 7323 CNRS) et docteur en histoire du Moyen Âge. Sa thèse de doctorat porte sur les processus d’écriture, de transmission et de réception des listes de noms de rois du haut Moyen Âge occidental (royaumes francs, wisigothiques, lombards et anglo-saxons).

 

La période européenne correspondant au haut Moyen Âge (fin du Ve-IXe siècle) demeure encore, malgré les avancées scientifiques et archéologiques, souvent mal-aimée et empreinte de clichés. Ceci explique probablement pourquoi les expositions consacrées aux sociétés issues de cette époque restent rares dans les musées français[1]. L’inauguration de l’une d’entre elles est toujours un petit événement pour les amoureux de cette période. En 2020, le musée Saint-Raymond, musée d’Archéologie de Toulouse, a présenté Wisigoths. Rois de Toulouse, du 27 février au 27 décembre[2]. La réalisation de cette exposition en cette année 2020 n’était pas fortuite. En remontant près de 1600 ans en arrière, vers 418-419, on se rappelle que, en vertu d’un traité, les Wisigoths furent installés par l’empereur romain d’Occident Honorius dans un espace correspondant grosso modo au sud-ouest de la France actuelle – la province d’Aquitaine seconde, ainsi que probablement la Novempopulanie et certains territoires de la Narbonnaise première[3]. Ils exercèrent dès lors leur autorité sur ce territoire. Des mentions brèves contenues dans les sources historiographiques des Ve et VIe siècles laissent également entendre que les Wisigoths avaient très vraisemblablement choisi la cité de Tolosa pour y fixer leur principale résidence royale[4]. C’est donc pour marquer cet « anniversaire », célébrant la naissance du « royaume wisigothique de Toulouse », que les commissaires d’exposition – Laure Barthet, conservatrice du musée toulousain, et Jean-Luc Boudatchoux, archéologue de l’Inrap – ont conçu cette manifestation ; heureux prétexte pour parler d’un peuple méconnu du grand public[5].

Contrairement à ce que laisse penser le titre de l’exposition, le déroulé chronologique du parcours ne débutait pas en 418/419. Il démarrait aux temps primitifs et s’achevait en 507, date à laquelle ce peuple fut refoulé en Hispanie par les Francs. Dès lors, c’est à une (re)découverte de l’histoire gothique sur plusieurs siècles que le public a été convié. Pour retracer l’itinéraire de ce peuple et en dessiner les traits culturels, le propos s’est appuyé sur les données de l’archéologie. Outre les propres collections du musée Saint-Raymond, près de 250 objets provenant de musées français et européens – dont le Kunsthistorisches Museum de Vienne, le musée archéologique national de Madrid ou encore le musée national d’histoire de la Moldavie – y ont été exposés. Du mobilier inédit issu de fouilles archéologiques récentes et menées dans la région toulousaine y a également été présenté, mettant ainsi en valeur les résultats de l’archéologie préventive.

Les objectifs de l’exposition, tels qu’ils ont été affichés dès l’entrée dans le parcours, ont été doubles. D’une part, il s’agissait de sensibiliser le grand public à un pan d’histoire locale souvent méconnu, dans une visée de réappropriation du passé[6]. D’autre part, la manifestation cherchait à déconstruire l’image du Wisigoth barbare, cet étranger aux mœurs primaires qui aurait vécu lors des temps obscurs[7]. Dans cet article, nous nous proposons de décrire les moyens mis en œuvre par le musée pour répondre à ces deux finalités, tout en essayant de déterminer leur pertinence ainsi que leurs limites.

Du lieu de monstration à l’espace sous vitrine : atouts et faiblesses de la scénographie

Il faut signaler d’emblée que le musée Saint-Raymond est installé dans un ancien collège universitaire du début du XVIe siècle, classé au titre des Monuments historiques depuis 1975. Des contraintes techniques inévitables ont pesé sur la conception intellectuelle et matérielle de l’exposition. La salle dévolue aux expositions temporaires est située au rez-de-chaussée du bâtiment, jouxtant l’espace accueil-boutique. Elle n’est évidemment pas modulable à l’envi. Les hauts murs doivent rester en l’état et, de fait, conservent constamment leur aspect rocailleux malgré un enduit couleur sable. Cette austérité s’est logiquement répercutée sur l’atmosphère de l’exposition.

Aucune lumière extérieure ne pénétrait dans l’espace de monstration : les jours et les baies avaient été obstrués. L’éclairage provenait d’un dispositif lumineux qui avait été pensé pour respecter l’intégrité de certains objets fragiles, comme un manuscrit carolingien, et pour favoriser la mise en valeur d’autres pièces, comme les sculptures en marbre. Les panneaux explicatifs étaient également éclairés afin de faciliter leur lecture. Finalement, le reste de l’espace était plongé dans la pénombre. Ceci n’empêchait nullement de circuler de façon aisée ni de profiter des œuvres, à la condition que le nombre de visiteurs restât limité. Cette prépondérance de l’obscurité était évidemment subie par les concepteurs de l’exposition. Il est évident qu’ils ont tenté de composer avec les défauts du lieu et les exigences de la conservation.

Si un faible éclairage s’entend parfaitement pour garantir la meilleure conservation possible des objets, nous avons moins compris les choix graphiques qui évoquaient un monde ténébreux et sombre. La palette de couleurs de l’exposition comprenait du noir, du blanc, du rouge et du rouge-orangé. La composition visuelle des panneaux rectangulaires était généralement identique : une bande rouge habillait tout le côté gauche, puis celle-ci s’évanouissait peu à peu en tirant vers l’orangé avant de laisser place à un fond noir ou blanc. Les pilastres rouges, qui ponctuaient le parcours en différents endroits pour annoncer l’entrée dans une nouvelle section, étaient quant à eux uniformes. Enfin, le style des écritures était sobre, tantôt en noir tantôt en blanc.

Ce jeu de couleurs, entre rouge et noir, s’il offrait une certaine élégance, ne nous a pas semblé pertinent pour une exposition qui ambitionnait de déconstruire l’image traditionnelle du barbare. Sa charge symbolique la rattache aux clichés véhiculés par les « temps obscurs ». Ce syntagme désigne une vision négative et désuète du Moyen Âge, période pendant laquelle l’homme aurait délaissé la culture brillante des Anciens pour la guerre et la trivialité. Cette expression serait d’autant plus pertinente pour les sociétés du haut Moyen Âge que celles-ci ont laissé peu de traces scripturaires, ce qui témoignerait d’un manque d’intérêt et d’entretien pour la culture de l’écrit. Cette vision décadente du Moyen Âge a eu des transpositions muséographiques, à commencer par le musée des Monuments français d’Alexandre Lenoir (1795-1816). Les salles dédiées à l’art du Moyen Âge y étaient plongées dans la pénombre alors que les espaces consacrés aux époques postérieures bénéficiaient d’une belle luminosité ; cette mise en scène valorisait les progrès de la civilisation[8]. L’exposition toulousaine n’a évidemment pas cherché à restituer cette vision obsolète du Moyen Âge. Toutefois, en la replaçant dans une histoire des représentations muséales, sa charte graphique apparaît maladroite. L’affiche de la manifestation, portant le titre Wisigoths. Rois de Toulouse en rouge orangé sur un fond noir, nous a semblé cristalliser – involontairement ? – l’idée d’un peuple sortant des âges sombres du Moyen Âge. Il aurait été plus intéressant de proposer un graphisme audacieux et moins conventionnel, qui fasse écho aux ambitions de l’exposition.

Le mobilier répondait à une évidente simplicité. Les tables et les bornes vidéos étaient de forme rectangulaire et noires tandis que des murs bas, clôturant les différents espaces du parcours, alliaient le blanc au noir. Même si ce choix esthétique renforçait l’ambiance quelque peu austère, il nous a paru pertinent. En raison de son caractère sobre, ce mobilier s’est effacé sous le regard du visiteur, laissant toute leur place aux collections et compensant l’étroitesse du lieu de monstration. En effet, le parcours était délimité en couloirs et en « salles » relativement exigus, ce qui a parfois empêché le dialogue avec les œuvres. Ainsi, lorsqu’on se trouvait en compagnie d’autres visiteurs, une certaine agilité était parfois nécessaire pour observer le mobilier funéraire mis sous vitrine. Il était aussi difficile d’obtenir un recul efficace pour apprécier les statues de Diane chasseresse, de Bacchus adolescent[9] et de la Vénus de Chiragan[10], regroupées dans un même couloir étroit, ou d’apprécier la partie dédiée aux découvertes archéologiques de Seysses.

Heureusement, la mise en scène épurée des objets a favorisé certaines rencontres. Regroupées par thèmes, les collections sous vitrine ont été disposées de façon harmonieuse et dynamique : disposition parallèle et en diagonale par rapport au présentoir, rehaussement de certaines pièces grâce à des socles. Par exemple, la vitrine consacrée à la figure de l’aigle comportait deux appliques de harnachement en grenat, installées sur un socle gris, ce qui amenait le visiteur à y déposer le regard et prendre le temps de les observer. Nous avons regretté que, d’une manière générale, la mise en exposition des objets ait moins servi à valoriser leurs particularités qu’à illustrer le propos écrit. Néanmoins, la valeur intrinsèque de certaines pièces était soulignée par certains procédés d’exposition, à l’image de la sculpture « portrait de femme », dont on aurait très envie de croire qu’il s’agit de la reine wisigothique d’ascendance impériale, Galla Placidia[11]. Cette tête, par sa morphologie singulière et par sa mise en scène scénographique qui lui donnait l’impression de surgir de derrière un pilastre, surprenait le visiteur. Réalisée en marbre blanc de Saint-Béat, elle est étonnamment allongée. Ses traits sont austères, mais élégants. L’ensemble produit sinon un envoûtement, du moins une fascination. En dépit des contraintes techniques auxquelles ils ont dû faire face, les commissaires d’exposition sont parvenus à instaurer un dialogue entre cette pièce remarquable et le visiteur.

Le parcours et le discours muséal, reflets de partis pris historiographiques

Le parcours de l’exposition était chrono-thématique. Il se composait de cinq sections successives : 1) les origines, 2) les Wisigoths dans l’Empire, 3) le royaume de Toulouse, 4) une découverte exceptionnelle, 5) la chute du royaume[12]. Il a été traduit dans l’espace muséographique par un sens de visite unique, excepté pour la quatrième section qui était cloisonnée sur trois côtés, de manière à souligner son originalité. L’entrée dans chaque thème était matérialisée par des pilastres rouges, sur lesquels étaient inscrits un numéro et un titre.

Pour chaque section, le discours muséal s’est essentiellement appuyé sur des textes écrits. Aux panneaux placés sur les cimaises, à hauteur du regard, répondaient en dessous des objets sous vitrines, installés sur des présentoirs horizontaux, excepté pour les objets trop volumineux comme la colonne provenant de la Daurade. Des cartels proposaient une remise en contexte des pièces archéologiques et étaient parfois pourvus d’une explication relativement conséquente. Certains dispositifs sont venus briser cette monotonie comme des bornes vidéos, une maquette, une carte « des royaumes barbares, l’Empire romain d’Orient à la fin du Ve siècle » placée sur le sol, une généalogie, la reconstitution d’un équipement militaire du IVe siècle ou des crânes humains installés à l’intérieur d’un présentoir colonne dans la quatrième partie.

Le découpage intellectuel du parcours et sa traduction muséographique étaient adaptés aux attentes d’un visiteur cherchant à découvrir et à comprendre l’histoire wisigothique à partir d’une expérience de visite classique. Ils répondaient ainsi à la visée didactique de l’exposition.

Muséographier l’histoire d’une période ou d’un peuple revient toujours à écrire et à interpréter cette histoire. Le choix d’un sujet comme le « royaume wisigothique de Toulouse » n’est pas anodin pour le musée Saint-Raymond puisque l’établissement est situé sur un territoire où le souvenir des Goths est encore présent. Pour le visiteur averti, la crainte est de voir se dérouler devant lui une histoire dévoyée, en raison d’une méthodologie scientifique trop faible, et réinterprétée en fonction de motifs sinon politiques, du moins anachroniques. Tel n’était pas le cas pour l’exposition Wisigoths. Rois de Toulouse. Au contraire, elle a fait entendre la voix de la recherche scientifique auprès du grand public. Ceci est si rare qu’il faut le souligner. Jusqu’à récemment, la diffusion de l’histoire wisigothique à l’échelle de la région Occitanie a été le fait d’historiens et de militants occitanistes, à travers l’organisation de manifestations publiques ou la publication d’ouvrages de vulgarisation[13]. L’exposition du musée Saint-Raymond a été une réponse aux partisans d’une histoire occitane qui inclut la période wisigothique. Par exemple, au sujet de la reine wisigothique Pédauque, dont le nom provient de l’occitan pè d’auca, les commissaires d’exposition ont rappelé que « [son] existence […] n’est, bien sûr, pas avérée [et qu’] il s’agit sûrement d’une création folklorique[14] ». De même, ils ont précisé que « la mode des crânes allongés” toulousaine[15] » n’est pas l’héritage direct d’une pratique similaire identifiée dans des tombes wisigothiques de la région toulousaine.

Ce rejet de l’interprétation régionaliste de l’histoire wisigothique s’est également deviné à travers la mise en exposition de deux objets. Le sceau du roi wisigothique Alaric II, probablement réalisé au Ve siècle, et le fac-similé de l’anneau sigillaire du souverain mérovingien Childéric – dont l’original, volé en 1831, fut sans doute fabriqué sous le règne du souverain entre 457 et 482 – étaient présentés l’un à côté de l’autre, sous la même vitrine, ce qui les isolait du reste de la collection. Un cartel évoquait leurs « similitudes[16] », sans plus d’explications. Bien que lapidaire, ce constat était une invitation faite au visiteur à observer ces objets ensemble et à les comparer. Cette présentation nous a semblé éminemment symbolique. Plutôt que d’opposer brutalement les Wisigoths aux Mérovingiens – ce que font certains discours occitanistes abordant les origines des Occitans et des Français –, les concepteurs de l’exposition ont proposé d’appréhender la culture matérielle de ces deux peuples à partir d’objets qui les lient et selon une démarche scientifique : l’observation des sources.

Si le discours de l’exposition s’est appuyé sur les résultats de la recherche scientifique, il contenait néanmoins quelques approximations qui généraient parfois des confusions. Ce constat vaut, hélas, pour le cœur du sujet. L’existence d’un « royaume wisigothique de Toulouse » antérieur aux années 476-477 – soit avant la disparition de l’Empire romain d’Occident – ne fait pas consensus parmi les spécialistes. Ce n’est pas le lieu de revenir sur les sources et les travaux qui traitent de la question[17]. Il convient plutôt de s’interroger sur la position prise par le musée toulousain dans ce débat. Dans le panneau d’introduction, à l’entrée, il était expliqué que « Tolosa […] devient, au fur et à mesure des événements, capitale d’un territoire souvent désigné comme le royaume de Toulouse[18] ». Cette remarque fait écho aux recherches actuelles qui considèrent que la réalité d’un « royaume wisigothique de Toulouse » est incertaine, voire impossible avant 476-477, mais incontestable après cette date[19]. Dans la troisième section, les explications sont devenues plus confuses[20]. Les différentes hypothèses à propos de la réalité du « royaume de Toulouse » étaient expliquées dans le panneau liminaire. Puis, il était affirmé que son existence était certaine sous le règne du roi wisigothique Euric (466-484) et indiscutable dès la disparition de l’autorité impériale en 476. Pourtant, l’intitulé de cette troisième thématique était bien « Le royaume de Toulouse (418/419-507) », sous-entendant qu’il existait dès l’installation des Goths dans la cité toulousaine et non après la déposition du dernier empereur romain d’Occident. Une carte empruntée à l’historien Michel Rouche[21] illustrait également la « formation du royaume de Toulouse, 419-476 ». Titres et textes explicatifs se contredisaient donc quelque peu, ce qui pouvait créer des confusions dans l’esprit du visiteur, voire l’induire en erreur sur l’état actuel de la recherche. S’il est certain que les commissaires d’exposition maîtrisent l’état de l’art sur cette question historiographique, ils ont néanmoins usé d’approximations pour la rendre accessible, quitte à en affaiblir la compréhension. La tension entre l’exposé scientifique et sa vulgarisation a ici produit un discours décevant.

Une seconde faiblesse dans le discours de l’exposition concerne le traitement de la migration des Goths, phénomène qui précèderait leur entrée dans l’Empire romain. Notons d’ores et déjà que, d’une manière générale, les choix graphiques ont pleinement exploité cette thématique : les panneaux étaient agrémentés de bandes géométriques tantôt droites, tantôt arrondies qui délimitaient les textes et les reliaient entre eux. Ces formes favorisaient un sens de lecture tout en pouvant être interprétées comme la transposition symbolique d’un itinéraire, d’un déplacement entre plusieurs zones. Plus spécifiquement, le thème de la migration a été dévolu à la première section, qui, pour le traiter, a été divisée en deux espaces muséographiques correspondant à deux étapes migratoires. En outre, chaque espace associait le peuple des Goths à une culture archéologique protohistorique. Le premier était consacré aux légendes qui situent le territoire d’origine des Goths en Scandinavie et qui relatent leur migration dans les régions septentrionales de la Pologne actuelle. Des découvertes archéologiques semblent recouper les textes puisque dans cette dernière zone y a été mis au jour du mobilier funéraire, issu de la culture de Wielbark, dont des éléments de parure étaient présentés au sein de l’exposition. Bien entendu, aucune preuve ne permet de lier avec certitude les Goths à la culture de Wielbark. À nouveau, les auteurs ont oscillé entre la rigueur de la démarche scientifique – par l’emploi de propositions au conditionnel, comme « le mythe rejoint peut-être la réalité archéologique […] [;] de cette fusion serait née l’ethnie des Goths et la culture archéologique associée : la culture de Wielbark[22] », ou par l’usage de formules neutres, comme « [les] « femmes de la culture de Wielbark[23] » – et des raccourcis plus malheureux – « les Goths du territoire de Wielbark[24] ». L’espace suivant s’intéressait au second temps de la migration. Les « porteurs de la culture de Wielbark[25] » s’établirent en Scythie, c’est-à-dire un territoire allant de l’Ukraine actuelle aux bords du Danube de la Roumanie contemporaine, en longeant les rives de la mer Noire. La culture archéologique associée aux peuples de ces territoires est celle de Tcherniakhov. L’exposé, même s’il restait prudent, s’est autorisé des considérations rapides : « [la culture de Tcherniakhov] est directement liée à l’histoire ancienne des Wisigoths[26] ». Si les cultures de Wielbark et de Tcherniakhov disposent de liens incontestables, leur association avec l’histoire gothique est moins évidente, dans la mesure où les sources écrites à propos de la migration des Goths sont largement postérieures à ce phénomène et, de fait, peu fiables.

Depuis une quinzaine d’années, les historiens français du haut Moyen Âge ont souligné le manque de tangibilité des données archéologiques concernant le parcours migratoire des peuples altomédiéviaux, tout en contestant la pertinence historique des récits d’origine, à savoir les textes historiographiques qui retracent l’errance de ces peuples avant leur entrée dans le monde impérial romain et qui ont été écrits bien après les faits qu’ils relatent[27]. Le thème de la migration est un topos que partagent les récits d’origine des Goths, des Lombards, des Francs et des Anglo-Saxons. Il se fonde sur le modèle vétérotestamentaire[28]. L’itinéraire des Goths, tel qu’il est décrit dans l’exposition de Toulouse, est emprunté à l’ouvrage De origine actusque Getice gentis ou Getica de Jordanès, rédigé à Constantinople au milieu du VIe siècle, soit à une époque où les Wisigoths, qui avaient été délogés de Toulouse depuis quelques décennies, étaient bien établis en Hispanie et où les Ostrogoths dominaient une partie de la péninsule Italienne. Comme il est indiqué dans la première section de l’exposition, Jordanès s’est appuyé sur une histoire perdue des Goths écrite par Cassiodore, en entremêlant faits historiques et évènements légendaires. L’historienne Magali Coumert a montré que Jordanès n’avait pas seulement exploité l’œuvre de Cassiodore, mais également un répertoire de sources grecques et latines, dont la Géographie de Ptolémée, pour retracer le parcours des Goths[29]. Ce parcours – qui débute en Scandia (Scandinavie), passe par la Scythie et se termine dans l’Empire romain – se développe dans un cadre spatial conforme à l’ethnographie antique, depuis les limites du monde connu par les auteurs latins jusqu’aux rivages de la Méditerranée. Pour l’historienne, le récit tardif de cette migration ne peut pas être considéré comme une preuve historique fiable à propos des temps très anciens, mais doit être envisagé selon une perspective symbolique. Le parcours migratoire doit être entendu comme la « progression de l’indistinct vers le défini, de la barbarie vers la civilisation[30] ». L’étude riche et convaincante de Magali Coumert est un jalon récent, mais essentiel dans l’historiographie des peuples du haut Moyen Âge, et en particulier celle des Goths. Il est dommage que les commissaires de l’exposition n’aient pas accordé une place à cette interprétation acceptée par les historiens français de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge[31].

Nous avons abordé deux cas qui pointent les faiblesses scientifiques de l’exposition. Pour autant, il s’agit de thèmes qui font actuellement débat au sein de la communauté scientifique. Cet aspect peut sans doute expliquer ces lacunes – les seules que nous ayons relevées. Elles ne sauraient masquer les grandes réussites du discours muséal. En accord avec les courants historiographiques actuels, celui-ci ne parle jamais d’ « invasions barbares » et n’aborde pas la disparition de l’Empire romain d’Occident selon une perspective décadente. Les formulations sont généralement neutres, ce qui permet de suivre et de comprendre l’histoire des Goths sans a priori. En outre, la description de la méthode archéologique dans la quatrième section est à la fois pertinente et didactique, et certaines formulations sont parfois agréablement provocantes[32]. En cela, l’objectif d’évacuer les lieux communs attachés à la figure du Wisigoth, à partir d’une démarche scientifique parfaitement explicitée, est atteint.

Des dispositifs de médiation conçus à partir d’une influence assumée du médiévalisme et d’une approche ludique du musée

La médiation autour de l’exposition ne se réduisait pas aux textes écrits (panneaux, cartels) et à la présentation des objets. Ces autres dispositifs apportaient d’ailleurs une réelle plus-value à la visite et s’appuyaient volontairement sur des représentations de l’époque wisigothique se raccrochant à un imaginaire médiéval contemporain et populaire. Ainsi, dès l’entrée, un panneau indiquait que l’un des parcours audioguidés avait été conçu dans l’esprit de la série télévisée Kaamelott, dont le succès repose sur un emploi parodique et anachronique de l’histoire de la Table ronde, mais également des sociétés de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge[33]. Un peu plus loin, deux bornes vidéos invitaient à regarder des films d’animation, dont l’un portait sur la bataille d’Andrinople (378). Les graphismes en 3D rappelaient en outre ceux de certains jeux vidéos. Enfin, la deuxième section se concluait par la « reconstitution d’un équipement militaire du IVe siècle pouvant appartenir à un Goth ou un Romain », empruntée probablement à un matériel de reconstitution historique.

Cette démarche, qui consiste à représenter l’époque wisigothique, renvoie au concept du médiévalisme, entendu ici comme l’ensemble des représentations du Moyen Âge au sein d’une culture post-médiévale[34]. Les représentations proposées au sein de l’exposition avaient été formées à partir d’un imaginaire partagé par les commissaires, les muséographes et le visiteur. Elles n’étaient évidemment pas anodines. Puisqu’elles étaient connues d’une partie du grand public, qui a pour habitude de les rencontrer dans de nombreux médias contemporains (séries télévisées, films, bandes dessinées, jeux vidéos), elles disposaient, dès lors, d’un pouvoir d’attraction. Leur emploi rendait le discours de l’exposition plus attrayant et, in fine, favorisait sa transmission. Ces représentations n’étaient également pas gratuites. Leur caractère hypothétique était systématiquement précisé. Ces mentions sous-entendaient à nouveau que le discours muséal reposait sur un substrat scientifique. Enfin, cette démarche répondait à l’une des ambitions de l’exposition : déconstruire les lieux communs autour des Wisigoths. Ainsi, l’espace d’introduction était enrichi par un exemplaire d’Astérix chez les Goths et les tomes de La saga de Wotila, ainsi qu’une borne vidéo diffusant des extraits de la série télévisée Game of Thrones dans lesquels évoluaient des personnages que l’on qualifierait volontiers de barbares. Ces œuvres illustraient la manière dont l’image des Goths et celle des barbares peuvent être pensées et utilisées dans la culture populaire contemporaine. Autrement dit, les emplois des représentations populaires du Moyen Âge dans l’exposition servaient non seulement à agrémenter le parcours, mais aussi à remettre en cause les clichés qu’elles véhiculaient, à partir d’une approche critique et réflexive.

Un esprit du jeu a traversé le parcours. Ceci se devinait à travers l’usage des représentations médiévales que nous venons de présenter. Il apparaissait également à travers d’autres outils mis à disposition des visiteurs, en particulier le jeune public, mais qui fonctionnaient également avec les plus grands. L’un d’entre eux, un « générateur de nom goths » installé dans la première section, permettait de former des noms germaniques et d’en connaître les significations en actionnant deux cylindres. Dans la quatrième section, le visiteur était invité à découvrir tactilement deux reproductions de crânes pour constater que l’un avait été déformé de façon artificielle, conséquence d’une pratique propre à la société wisigothique.

L’une des belles réussites fut le parcours audioguidé décalé. Son intitulé « let’s goth » en reflète tout le programme. Déconseillé pour certains types de public, il proposait une visite de l’exposition sur un ton humoristique. Les pistes se rapportaient à quelques thématiques et objets exposés. Le narrateur principal, s’adressant directement au visiteur, employait une langue familière, un rythme rapide et un ton désabusé. Ses paroles étaient entrecoupées d’extraits de films ou de séries populaires. L’ensemble avait l’avantage de créer une ambiance singulière tout en proposant une reconstitution de la société wisigothique, à partir de propos comiques et anachroniques assumés. Ceci permettait de saisir l’attention du visiteur. Si la forme du discours tranchait volontairement avec les audioguides classiques, le propos scientifique est néanmoins resté rigoureux. Cette recherche du jeu et de l’amusement nous a semblé réussie, car elle compensait l’austérité visuelle de l’exposition.

En guise de conclusion : une exposition destinée à trois types de public

Finalement, l’analyse comparée de la scénographie et des dispositifs de médiation met en évidence trois niveaux de lecture, correspondant à des publics distincts. La scénographie, même si l’on a pu regretter l’image un peu datée d’un haut Moyen Âge obscure qu’elle renvoyait et son allure parfois monotone, avait l’avantage de ne pas bousculer les amateurs d’expositions d’histoire traitées sous un format académique. Les outils de médiation s’appuyant sur les représentations populaires du Moyen Âge étaient destinés aux publics familiarisés avec cet imaginaire. Ceci a pu compenser les faiblesses scénographiques, en favorisant une expérience de visite placée sous le signe de l’amusement. Le dernier niveau de lecture s’adressait aux plus jeunes. En suivant le « parcours jeune public », ils bénéficiaient de plusieurs dispositifs : un audioguide, une maquette reconstituant la bataille d’Andrinople et, surtout, des panneaux explicatifs, qui se démarquaient par leur couleur dorée et leur hauteur moyenne. Les textes, concis, étaient destinés aux enfants, mais n’importe quel visiteur pour qui l’histoire wisigothique était étrangère pouvait y trouver une première matière à réflexion.

Les commissaires de l’exposition Wisigoths. Roi de Toulouse ont réussi leur double pari : rendre accessible à tous l’histoire de ce peuple mal connu et proposer une image des Wisigoths conforme aux avancées de la recherche. Leur sujet était pourtant ambitieux et nécessitait de déconstruire de nombreux clichés – même s’ils se sont permis d’en reproduire certains, sans doute pour mieux attirer le public. Le discours muséal, malgré quelques petites déceptions, répondait à une approche scientifique rigoureuse, qui aurait pourtant pu être mise à mal par le contexte mémoriel dans lequel s’inscrivait l’événement. Tel ne fut jamais le cas, bien au contraire. On l’aura compris, le parcours de cette exposition a allié divertissement et plaisir intellectuel.

 

 Notes

[1] De mémoire, trois expositions, au moins, ont traité de cette période dans les années 2010 : Le haut Moyen Âge dans le nord de la France. Des Francs aux premiers comtes de Flandre, de la fin du IVe au milieu du Xe siècle, exp., Douai, Musée-parc Arkéos, 2015 ; Austrasie, le royaume mérovingien oublié, Saint-Dizier, Espace Camille Claudel, 2016-2017 ; Les temps mérovingiens, Paris, Musée de Cluny, 2016-2017.

[2] Initialement programmée jusqu’au 27 septembre 2020, l’exposition fut prolongée de deux mois afin de pallier la fermeture du musée due aux mesures de confinement du premier semestre 2020. Malheureusement, le second confinement y a mis prématurément fin, au début du mois de décembre 2020. Nous avons eu la chance de pouvoir la visiter entre ces deux périodes, mais la visite fut marquée par des règles de distanciation sociale qui ont nécessairement eu des conséquences sur notre manière de circuler dans l’espace de monstration, d’apprécier les œuvres et, in fine, de saisir le sens de l’exposition. Il est toujours possible de la visiter sous sa forme virtuelle : https://storage.net-fs.com/hosting/6288905/1/index.htm (consulté en janvier 2021).

[3] Récemment, une hypothèse séduisante sur les limites initiales de ce territoire, sur lequel les Wisigoths exercèrent leur autorité, a été exposée par Delaplace C., La fin de l’Empire romain d’Occident. Rome et les Wisigoths de 382 à 531, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 174-176.

[4] Des passages faisant implicitement de Toulouse la résidence royale principale des Wisigoths se trouvent dans les Consularia Caesaraugustana (= Chronica Caesaraugustana), 88a, la Chronica gallica a. DXI, 565 et dans les Historiae, II, 37 de Grégoire de Tours. À la fin des années 1980, la mise au jour d’un complexe monumental du Ve siècle à Toulouse, que l’on identifie aujourd’hui comme le probable palais des rois wisigothiques, a étoffé le rôle de cette cité dans notre connaissance de l’histoire gothique. Sur ce complexe monumental, voir en dernier lieu Heijmans M., « La présence des Wisigoths dans les sedes regiae du Midi de la Gaule », Sánchez Ramos I., Mateos Cruz P. (éd.), Territorio, topografía y arquitectura de poder durante la Antigüedad Tardía, actes des Jornadas Spaniae vel Galliae. Territorio, topografía y arquitectura de las sedes regiae visigodas (Madrid 2015), Mérida, Instituto arqueología mérida, 2018, p. 60-63, en part. p. 62-63.

[5] Les commissaires d’exposition ont davantage explicité les raisons qui les ont poussés à élaborer cette manifestation, dans Inrap. Wisigoths. Rois de Toulouse, en ligne : www.inrap.fr/wisigoths-rois-de-toulouse-14902 (consulté en janvier 2021).

[6] Wisigoths. Rois de Toulouse, livret de l’exposition, Toulouse, Musée Saint-Raymond, 2020, p. 5 : « Parce qu[e les Wisigoths] appartiennent aux peuples dits “barbares”, leur histoire est restée dans l’ombre de l’Empire romain. Parce qu’ils ne sont pas les Francs, héros du récit national, les Wisigoths ont été longtemps ignorés par l’archéologie dite “mérovingienne” ».

[7] Ibid. : « Ce sont sans cesse les mêmes clichés qui reviennent : le Barbare apparaît comme un personnage brutal et bestial, ne vivant que par le pillage et la destruction ».

[8] Poulot D., « Le musée des monuments français et la notion de patrimoine », Un musée révolutionnaire. Le musée des monuments français d’Alexandre Lenoir, cat. exp., Paris, Musée du Louvre, 2016, p. 89 ; Grzech K., « La scénographie d’exposition, une médiation par l’espace », La lettre de l’OCIM, n° 96, 2004, p. 6 ; Poulot D., Musée, nation, patrimoine (1789-1815), Paris, Gallimard, 1997, p. 303-304.

[9] Capus P., « Bacchus », Les catalogues numériques du MSR. Les sculptures de la villa romaine de Chiragan, Toulouse, Musée Saint-Raymond, 2019, en ligne : https://villachiragan.saintraymond.toulouse.fr/ark:/87276/a_ra_134_ra_137 (consulté en janvier 2021).

[10] Capus P., « Vénus », ibid., en ligne : https://villachiragan.saintraymond.toulouse.fr/ark:/87276/a_ra_151_ra_114 (consulté en janvier 2021).

[11] Capus P., « Tête de femme », ibid., en ligne : https://villachiragan.saintraymond.toulouse.fr/ark:/87276/a_ra_82 (consulté en janvier 2021).

[12] Il faut toutefois faire remarquer que la dernière section, qui se composait d’un unique panneau résumant les derniers siècles d’histoire wisigothique, ressemblait à un propos conclusif.

[13] Militant notable du mouvement occitaniste, Georges Labouysse a publié l’un des rares livres de vulgarisation sur l’histoire wisigothique en français : Les Wisigoths, première puissance organisée dans l’empire éclaté de l’Occident romain, de la Baltique aux colonnes d’Hercule, de Toulouse à Tolède, huit siècles d’épopée, Portet-sur-Garonne, Loubatières, 2005. Cet ouvrage, focalisé sur la migration et le « royaume wisigothique de Toulouse », dépeint une histoire wisigothique qui valorise Toulouse et le territoire occitan. Pour une réflexion similaire sur le travail d’historien de Georges Labouysse, voir Lespoux Y., « Du “petit Lavisse” au “petit Labouysse” ? Quels outils pour former à l’histoire de l’espace occitan ? », Lengas, n° 83, 2018, § 31, en ligne : https://doi.org/10.4000/lengas.1454 (consulté en janvier 2021).

[14] Wisigoths. Rois de Toulouse, livret de l’exposition, Toulouse, Musée Saint-Raymond, 2020, p. 44.

[15] Ibid., p. 84.

[16] Ibid., p. 46.

[17] En dernier lieu, voir Delaplace C., La fin de l’Empire romain d’Occident. Rome et les Wisigoths de 382 à 531, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 165-184.

[18] Wisigoths. Rois de Toulouse, livret de l’exposition, Toulouse, Musée Saint-Raymond, 2020, p. 4.

[19] Delaplace C., La fin de l’Empire romain d’Occident. Rome et les Wisigoths de 382 à 531, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 179 et suiv.

[20] Wisigoths. Rois de Toulouse, livret de l’exposition, Toulouse, Musée Saint-Raymond, 2020, p. 35.

[21] Rouche M., Clovis, suivi de vingt et un documents traduits et commentés, Paris, Fayard, 1996, p. 164, repris dans Delaplace C., La fin de l’Empire romain d’Occident. Rome et les Wisigoths de 382 à 531, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. XII.

[22] Wisigoths. Rois de Toulouse, livret de l’exposition, Toulouse, Musée Saint-Raymond, 2020, p. 10.

[23] Ibid., p. 12.

[24] Ibid., p. 11.

[25] Ibid., p. 14.

[26] Ibid., p. 16.

[27] Cette remise en cause va de pair avec celle du concept d’ethnogenèse – non évoquée dans l’exposition, mais implicite ? – élaborée par Reinhard Wenskus et développée par Herwig Wolfram. Cette notion désigne le processus par lequel à un groupe ethnique porteur d’un « noyau de traditions » (langue, religion, coutumes juridiques, croyance en une origine commune), se seraient agrégés et acculturés d’autres peuples tout au long du parcours migratoire jusqu’à son entrée dans l’Empire romain. Voir en particulier l’ouvrage fondamental de Coumert M., Origines des peuples, les récits du haut Moyen Âge occidental, Paris, Institut d’études augustiniennes, 2007. La première partie est consacrée à une étude critique des récits d’origine des Goths et aux données archéologiques (p. 35-142).

[28] Dumézil B., « Les “invasions barbares” : sources, méthodes, idéologies », Garcia D., Le Bras H. (dir.), Archéologie des migrations, actes du colloque international (Paris, 12-13 novembre 2015), Paris, La Découverte, 2017, p. 246.

[29] Coumert M., Origines des peuples, les récits du haut Moyen Âge occidental, Paris, Institut d’études augustiniennes, 2007, p. 100-101.

[30] Ibid., p. 510.

[31] Par exemple, Becker A. « Ethnicité, identité ethnique. Quelques remarques pour l’Antiquité tardive », Gerión. Revista de Historia Antigua, n° 32, 2014, p. 296-297 ; Delaplace C., La fin de l’Empire romain d’Occident. Rome et les Wisigoths de 382 à 531, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 29 ; Dumézil B., « Les “invasions barbares” : sources, méthodes, idéologies », Garcia D., Le Bras H. (dir.), Archéologie des migrations, actes du colloque international (Paris, 12-13 novembre 2015), Paris, La Découverte, 2017, p. 246.

[32] On pense à l’intitulé « Peut-on identifier un Wisigoth ? », dans Wisigoths. Rois de Toulouse, livret de l’exposition, Toulouse, Musée Saint-Raymond, 2020, p. 84.

[33] Sur les représentations médiévales dans Kaamelott, voir notamment les études regroupées dans Besson F., Breton J. (dir.), Kaamelott : un livre d’histoire, Paris, Vendémiaire, 2018.

[34] Nous empruntons cette approche du « médiévalisme » appliquée aux musées à Elsa Guyot qui en a proposé une définition plus large dans sa thèse de doctorat, à partir des travaux de Leslie J. Workman et Vincent Ferré. Voir Guyot E., « Les représentations du Moyen Âge au Québec à travers les discours muséaux. Pour une histoire du goût, du collectionnement et de la mise en exposition de l’art médiéval au Québec », Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, vol. 20, n° 1, 2016, § 11 et n. 3, en ligne : http://journals.openedition.org/cem/14378 (consulté en janvier 2021).

 

Pour citer cet article : William Trouvé, "(Dé)construire l’image du Wisigoth. L’exposition Wisigoths. Rois de Toulouse (musée Saint-Raymond, musée d’Archéologie de Toulouse, 2020)", exPosition, 21 septembre 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-2/trouve-deconstruire-image-wisigoths-toulouse/%20. Consulté le 29 septembre 2023.

Des architectures de terre : itinérance et valeur démonstrative d’une exposition

par Nadya Rouizem Labied

 

Nadya Rouizem Labied est une architecte franco-marocaine. Elle est titulaire d’un doctorat de l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, et sa thèse a été lauréate de la bourse de la Caisse des Dépôts pour la recherche en architecture en 2019. Depuis 2020, elle est chercheure associée au laboratoire AHTTEP (Architecture Histoire Techniques Territoire, Patrimoine) à l’UMR AUSSER. Elle est actuellement enseignante à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Paris la Villette. Parmi ses publications figure « La modernisation de la terre crue au Maroc dans les années 1960: architecture néo-traditionnelle ou néocoloniale ? » dans la revue Aedificare, n° 6, en 2019. —-

 

Depuis quelques années, les travaux de recherche sur l’exposition de l’architecture sont de plus en plus nombreux[1]. Mais tandis que ces ouvrages s’intéressent aux différentes approches possibles pour exposer l’architecture, cet article étudiera la manière dont une exposition peut valoriser un matériau de construction dans deux contextes différents.

En 1981, l’exposition Des architectures de terre au Centre Pompidou marque un tournant dans l’histoire de l’architecture en terre en France. Dans le contexte de crise énergétique due aux deux chocs pétroliers, Jean Dethier, architecte et médiateur culturel belge, propose un matériau écologique comme une solution alternative en architecture, ce qui suscite un grand intérêt en France, puisque cette exposition a initié un projet expérimental de 65 logements sociaux en terre à L’Isle-d’Abeau en Isère, inauguré en 1985.

Par ailleurs, il faut préciser que l’architecture de terre au Maroc a constitué pour Jean Dethier une source d’inspiration importante :

« C’est là que j’ai durablement pris conscience des atouts et enjeux de la construction en terre qui allait devenir, durant un demi-siècle, l’une de mes passions[2] ».

En effet, Dethier a travaillé au ministère de l’Habitat à Rabat entre 1965 et 1970, et cette expérience a influencé le reste de sa carrière. En 1966 il pilote durant neuf mois la réhabilitation d’un village construit en terre crue dans la vallée du Draa[3], le Ksar Tissergate ; il collabore également avec Jean Hensens[4], architecte belge, et Alain Masson[5], ingénieur français, qui ont réalisé plus de 3000 logements sociaux en terre crue au Maroc entre 1962 et 1969.

L’expérience marocaine de Jean Dethier apparaît aussi dans certains choix liés à l’exposition au Centre Pompidou en 1981 : en effet, sont exposés des plans de projets réactualisant l’architecture en terre au Maroc, et plusieurs conférenciers invités sont des maîtres d’œuvre ayant employé ce matériau sur le continent africain.

Toutefois, alors qu’en France les vertus de la construction en terre crue sont vantées au début des années 1980, contribuant à relancer une dynamique autour de ce matériau, au Maroc les projets en terre construits par l’État ralentissent considérablement à la fin des années 1970[6]. En effet, la période riche en expérimentations sur les matériaux de construction alternatifs amorcée au début des années 1960 ne parvient pas à mettre en place une filière de construction en terre crue dans le pays. Il faut rappeler que l’actualisation de l’architecture de terre crue répond à des enjeux économiques, culturels et environnementaux. En effet, ce matériau abondant et gratuit permet l’emploi d’une main d’œuvre non qualifiée, enjeu considérable pour les pays en développement, tout en faisant référence aux patrimoines vernaculaires construits en terre crue dans ces pays.

À Paris, l’exposition Des architectures de terre recueille un très grand succès durant quatre mois, du 28 octobre 1981 au 1er février 1982, puis dans de nombreuses villes du monde grâce à son itinérance pendant plusieurs années. Elle est ensuite présentée à Marrakech en mai 1983, où un projet de 60 logements sociaux en terre est lancé dans le cadre d’un programme de coopération avec la France, à partir de 1984. Cependant, ce projet n’a pas abouti, seuls quatre prototypes ont été réalisés.

Se pose dès lors la question de la représentation : comment les expositions ont-elles contribué à véhiculer une certaine image de ce matériau « pauvre » qu’est la terre crue ? Quels impacts ont-elles eu sur la réussite ou l’échec des projets en terre qui ont été initiés à la même époque ?

En France : la valorisation du matériau

Le projet d’exposition démarre en 1979 lorsque Jean Dethier le propose au directeur du centre de Création Industrielle (CCI), Jacques Mullender, ancien administrateur colonial en Afrique de l’Ouest[7], qui l’accueille favorablement.

L’exposition Des architectures de terre ou l’avenir d’une tradition millénaire s’étend sur 800 m2, et se divise en trois séquences : la première partie présente les exemples d’architecture vernaculaire dans le monde, avec seize maquettes représentant en 3D un fragment d’architecture de terre, de 2,40 à 4,60 mètres de hauteur, à l’entrée de l’exposition. La seconde partie présente les expériences de modernisation du matériau depuis le XVIIIe siècle, et enfin la dernière partie met en avant l’avenir de l’architecture de terre.

Parmi les projets modernisant l’emploi de la terre crue figure celui de Jean Hensens pour la délégation de l’aménagement du territoire à Marrakech, projet dessiné en 1968, mais qui n’a pas été réalisé, ainsi que la maison de l’artiste marocain Farid Belkahia[8] construite par l’architecte Abderrahim Sijelmassi[9] à Marrakech en 1986. Ces deux projets marocains illustrent l’actualisation de la construction en terre crue, amorcée au Maroc dès les années 1960.

Par ailleurs, l’exposition est accompagnée de plusieurs conférences données par les acteurs importants de l’architecture en terre dans le monde à cette époque. En décembre 1981, Jean Dethier invite plusieurs architectes et ingénieurs ayant exercé au Maroc, dont Jean Hensens et Alain Masson, à présenter leur expérience sous forme de débat sur la mise à jour des architectures de terre. Jean Dethier nous a confié que Hensens et Masson n’avaient finalement pas donné ces conférences[10].

L’exposition connaît un grand succès avec une itinérance sur quinze ans, depuis 1981 :

« Après sa présentation à Paris (octobre 1981-février 1982), l’exposition sera successivement présentée à Francfort (Allemagne), Palerme et Rome (Italie), Alger (Algérie), en 1982, à Marrakech (Maroc) et Valence (Espagne), en 1983, à Rio de Janeiro, Sao Paulo et Recife (Brésil), en 1984, à Caracas (Venezuela et Mexico (Mexique), en 1985, à Rotterdam (Pays Bas), en 1986, à Riyadh et Dahran (Arabie Saoudite), en 1988, à Ahmedabad, Bangalore et New Delhi (Inde), en 1989, à Villefontaine (France), en 1991, à Lisbonne (Portugal) en 1993, à Copenhague et Fredericia (Danemark), en 1996 et enfin à Arc et Senans (France), de mai 1998 à février 1999[11]. »

Par ailleurs, le catalogue de l’exposition est traduit et édité en une dizaine de langues[12]. Dans l’introduction d’un ouvrage sur les maisons de l’Isle-d’Abeau, Jean Dethier explique son souhait d’agir hors du musée : « Une institution culturelle vivante et dynamique devrait désormais agir aussi hors des murs de ses salles d’exposition[13] ».

Un projet vitrine 

En effet, selon Jean Dethier, il était indispensable de « compléter l’exposition par une démonstration en vraie grandeur pour que la terre n’apparaisse pas comme une élucubration d’intellectuels[14] ».

Le CCI cherche donc dans la région Auvergne-Rhône-Alpes un partenaire pour un projet urbain de maisons en terre, étant donné que la terre crue, en particulier la technique du pisé[15], a été fortement employée sur le territoire de la région jusqu’à la fin des années 1940[16]. En effet, on relève dans cette région jusqu’à 80 % du bâti ancien construit en terre crue, et jusqu’à 40 % de l’ensemble des logements[17].

Jean-Paul Paufique, directeur général de la ville nouvelle de l’Isle-d’Abeau, est très intéressé et des partenaires régionaux et nationaux rejoignent ce partenariat : l’office public d’Aménagement et de Construction (OPAC) de l’Isère, la direction de l’Architecture et la direction de la Construction au ministère de l’Environnement et du Cadre de vie, ainsi que le Plan Construction. L’expertise technique est apportée par plusieurs organismes de la région : le centre de Recherche et d’Application de la Terre (CRAterre[18]), le centre scientifique et technique du Bâtiment (CSTB) de Grenoble, l’École Nationale des Travaux Publics d’État (ENTPE) de Lyon et la Société de contrôle technique et d’expertise de la construction (Socotec[19]).

La réalisation d’un village en terre dans la ville nouvelle de l’Isle-d’Abeau est lancée au début de l’année 1981, sur un site de 1,6 hectare près de Villefontaine, en Isère. Il est intéressant de noter que le calendrier de l’opération se déroule en parallèle avec celui de l’exposition : l’appel à candidatures est lancé au printemps 1981, les dix équipes d’architectes sont choisies le 10 juin, un concours restreint aux seules équipes retenues est lancé en août et le jugement sur avant-projet sommaire s’effectue le 19 novembre de la même année. Ainsi, le projet se met en place pendant la durée de l’exposition du Centre Pompidou qui « jouait son rôle complémentaire d’information et d’incitation[20] ».

Le projet est composé de 65 logements locatifs sociaux, essentiellement individuels, répartis en douze petites opérations de quatre à dix logements (Fig. 1). Parmi les équipes d’architectes sélectionnées, certaines ont été sensibilisées à l’architecture en terre au Maghreb, c’est le cas d’André Ravéreau et Odile Hamburger. André Ravéreau (1919-2017), élève d’Auguste Perret, est connu pour son important travail en Algérie pour la valorisation du patrimoine du Sud, pour ses ouvrages sur le M’zab[21], et pour la réalisation en terre crue de l’hôpital Mopti au Mali en 1975 ; il réalise à l’Isle-d’Abeau six logements mitoyens en pisé avec l’architecte Michel Charmont. L’architecte Odile Hamburger (1940-) a également découvert l’architecture en terre au Maghreb, lorsqu’elle accompagnait son mari Bernard Hamburger à la fin des années 1960 pour travailler sur des projets de réhabilitation de villages en terre dans le Sud du Maroc. Elle réalise également six logements en pisé à l’Isle-d’Abeau, avec les architectes Jean-Michel Savignat et Mantu Munteanu.

Fig. 1 : Logements collectifs construits en pisé, architectes Jourda et Perraudin, Domaine de la Terre. Photo : Francesca Laura, 2020.

Depuis les années 1980, plusieurs publications sur ce projet ont eu lieu, le qualifiant d’opération pilote, de vitrine destinée à redonner de la modernité à la terre, et de « village exposition[22] ». Ces qualificatifs laissent presque entendre que c’est le domaine de la Terre qui sert d’espace d’exposition à la terre crue. Mais l’un des objectifs principaux de l’emploi de ce matériau semble être la valorisation de l’expertise française sur le plan international, car cette opération « doit constituer une “vitrine” pour l’exportation des techniques et des savoir-faire[23] ».

L’échec du projet au Maroc

Jean Dethier, qui a déjà des liens avec le Maroc, souhaite les mettre à profit, en proposant une collaboration entre le Cendre Pompidou et l’établissement régional d’Aménagement et de Construction (ERAC) du Tensift[24] dans la région de Marrakech. Comme son exposition a réussi à initier la construction de logements sociaux en terre en France, il souhaite agir de même dans le pays où il a puisé son inspiration. Il rencontre donc à Marrakech, en 1982, le directeur de l’ERAC Tensift, Nafakh Lazrak, qui lui confirme dans un courrier du 12 février 1982 sa volonté de « promouvoir le secteur de la construction traditionnelle[25] ». À cet effet, une « cellule terre » est créée dans l’établissement pour étudier les possibilités d’utiliser ce matériau dans la construction de logements économiques au Maroc, et Lazrak demande à Dethier de lui adresser tous les éléments de documentation nécessaires.

Pourtant, en travaillant au Maroc entre 1968 et 1973, Dethier a rassemblé une grande bibliographie sur ce matériau, dont il a dû s’inspirer pour son exposition au CCI. Par conséquent, une très importante documentation sur la terre crue existe déjà à Rabat, à seulement 300 kilomètres de Marrakech. En outre, c’est au Maroc qu’ont été réalisés des milliers de logements économiques en terre entre 1962 et 1969. Il aurait donc été logique pour l’ERAC de s’appuyer sur les résultats de ces expérimentations avant de rechercher une expertise étrangère.

Mais après avoir visité le domaine de la Terre, l’ERAC se tourne vers la France, et une opération de construction de 60 logements en terre à Marrakech est mise en place dans le cadre du programme de Recherche et d’Expérimentation en Coopération (REXCOOP[26]), avec la collaboration du CRAterre. En décembre 1982, une convention est signée entre le maître d’ouvrage du projet, l’ERAC Tensift, et le programme REXCOOP.

Appelée d’abord Marrakech 83, puis 84 et enfin 87, cette opération qui devait comprendre 60 logements répartis sur trois sites de la ville, a pris quatre ans pour se mettre en place aboutissant finalement à la construction de quatre prototypes seulement. Deux logements de 110 m2 sur deux niveaux sont réalisés en pisé à Ait Ourir, un village à 30 kilomètres de Marrakech, par les architectes Malak Laraki et Abdelkader Chekkouri ; et deux logements de 150 m2 sur deux niveaux, sont construits par l’architecte Abderrahmane Chorfi en blocs de terre comprimée, dans le quartier Hay el Massira à Marrakech (Fig. 2 et 3).

Fig. 2 : Prototype de Marrakech 87, Hay el Massira (vu depuis la rue). Photo Nadya Rouizem, 2020.
Fig. 3 : Prototype de Marrakech 87, Hay el Massira (vu depuis la cour). Photo Nadya Rouizem, 2020.

En 1987, le CRAterre publie Marrakech 87, habitat en terre[27], un ouvrage de bilan de cette opération. Ce livre, plutôt technique, donne des prescriptions, des recommandations et des détails de mise en œuvre de la terre, mais il explique également le déroulement des opérations, avec des conclusions et des enseignements à tirer de ce projet. Selon le CRAterre, les apports de l’opération sont, d’une part, la mise en place d’un suivi technico-administratif et d’une procédure de contrôle adaptée, et d’autre part la « réelle innovation[28] » technique et architecturale grâce à l’investissement dans le matériel, et l’expérimentation de dispositions de construction et d’exécution.

Si l’opération a eu des effets positifs, notamment en créant une dynamique autour de la construction en terre au Maroc par l’initiation de quelques projets dans des régions éloignées, elle est néanmoins restée au stade des prototypes. Les raisons de cet échec nous semblent être liées à l’importation d’une expertise étrangère, en ignorant totalement les compétences locales. Élie Mouyal, architecte marocain ayant participé à Marrakech 87 en tant qu’entrepreneur, propose une synthèse très pertinente des motifs de cet insuccès : « il faut dire que le programme REXCOOP avait réussi le prodige d’ignorer l’acquis marocain au profit d’une hypothétique nouvelle filière importée[29] ».

L’exposition à Marrakech : importance des modèles occidentaux

Alors que les études de ce projet viennent de démarrer, l’exposition Des architectures de terre est accueillie à Marrakech dans le cadre de son itinérance, pour une durée d’un mois, à partir du 13 mai 1983. Le 10 mai, trois jours auparavant, Jean Dethier anime une conférence de presse à l’ambassade de France à Rabat pour expliquer les enjeux et objectifs de l’exposition. La presse marocaine publie également à cette occasion des articles élogieux, valorisant le matériau et sa pertinence dans un pays comme le Maroc, où la tradition constructive en terre est très présente.

Quelques nuances entre la presse arabophone et celle francophone restent toutefois à signaler. Nous citerons, par exemple, un article publié dans le quotidien El Alam le 12 mai 1983, la veille de l’exposition, qui s’intitule : Hal youssahimattin fi halazmatassakan ? c’est-à-dire « La terre participe-t-elle à résoudre la crise du logement[30] ? ». Alors que l’exposition comporte une grande partie consacrée aux pays d’Afrique et d’Asie, l’auteur ne cite que les exemples français et américains :

« Il existe en France une proportion de 25 % de construction en terre, il y a même des régions comme celle de Lyon par exemple avec 80 % de construction en terre, en plus de l’existence d’immeubles de plusieurs étages en terre. Il y a également un esprit de renouveau et de modernité qui s’ajoute aux produits en terre. Il se passe la même chose aux États-Unis, où il existe une ancienne tradition de construction en terre, chez les indiens et les espagnols, surtout l’architecture traditionnelle espagnole, qui a transporté en Amérique l’héritage de l’architecture arabe. Cette tradition est réapparue depuis quelques années, et plusieurs architectes en ont fait leur spécialité, spécialement dans le Sud-ouest des États-Unis[31], montrant des résultats dans les bâtiments sociaux[32]. »

La presse marocaine découvre donc que les pays occidentaux, représentant la modernité, ont également une tradition constructive en terre, et en informe le public pour illustrer la possibilité d’actualisation de la mise en œuvre du matériau, démontrant ainsi qu’il ne s’agit pas d’une architecture réservée aux pays en voie de développement.

Le titre choisi dans ce journal arabophone est également évocateur, car il s’agit de résoudre la crise du logement, alors que dans le quotidien marocain francophone L’opinion, le titre « La renaissance de l’architecture de terre[33] », fait référence au passé de ce matériau.

Dans L’opinion, l’article consacré à l’exposition est tout aussi élogieux pour le matériau, tout en ajoutant cette fois-ci des exemples africains et latino-américains. En effet, l’auteure mentionne l’Algérie, la Tunisie, et le Pérou, qui introduisent la terre crue dans leurs programmes de construction d’habitat social. Le projet réalisé en terre à Marrakech dans le quartier Daoudiate est cité, avec quelques erreurs dans les chiffres : par exemple, il est indiqué que 3200 logements ont été construits alors qu’il s’agit en réalité de 2750. L’auteure Farida Moha, annonce même la construction d’une école d’architecture en terre crue à Meknès, « preuve de la volonté des autorités marocaines de renouer avec un patrimoine traditionnel[34] ». Toutefois, malgré cette volonté, un tel projet n’a jamais été réalisé. Nous notons également que l’article ne mentionne pas le projet prévu entre l’ERAC et le CRAterre.

Par ailleurs, le discours transmis et perçu au travers de cette exposition sur la terre crue venant de Paris est certainement influencé par la différence des conditions matérielles : le lieu, le format et la scénographie ne sont pas identiques à l’exposition d’origine.

Comme l’explique l’architecte et chercheur Pascal Amphoux, « exposer, c’est littéralement “poser hors de”. Exposer l’architecture, c’est poser l’architecture hors de son contexte d’origine[35] ». Non seulement les édifices bâtis en terre exposés sous forme de maquette au Centre Pompidou ont été montrés hors de leur environnement, mais c’est également toute l’exposition qui est de nouveau sortie de son contexte.

En effet, lors de son itinérance, l’exposition a une forme réduite consistant en un portfolio de 80 planches[36]. Il est également intéressant de noter qu’en France la construction du Centre Pompidou, où a lieu l’exposition, n’est achevée que depuis quatre ans en 1981, et avec son architecture futuriste il contraste avec le matériau exposé sous forme de maquettes géantes, qui peuvent sembler exotiques dans le contexte parisien. Ce même matériau n’est pas du tout perçu de la même manière à Marrakech, où il est présent dans les murailles en pisé de la médina, dans les douars[37] clandestins à la périphérie de la ville, ainsi que dans la majorité de l’habitat rural de la région.

Il faut également rappeler que le discours de Jean Dethier autour de l’exposition est militant et engagé. En effet, dans le catalogue de l’exposition, il explique comment l’usage de la terre crue peut permettre l’autonomie culturelle et économique des pays en développement[38]. Ce ne sont pas du tout les arguments avancés par le Maroc dans sa volonté de réactualisation de ce matériau. Ainsi, dans l’ouvrage Marrakech 87, l’équipe du CRAterre explique que pour « vaincre les obstacles d’ordre psychologique et social », le maître d’ouvrage souhaite réaliser « une opération de standing et de démonstration exemplaire ».

Le projet du domaine de la terre a été réalisé pour « renforcer par une démonstration pratique[39] » les thèses de l’exposition Des architectures de terre, mais également pour servir de « vitrine » à l’exportation de l’expertise française dans ce domaine. L’événement à Paris et l’opération en Isère ont eu lieu simultanément, et se sont valorisés mutuellement, attirant des visiteurs du monde entier.

Mais lorsque le Maroc tente une expérience équivalente, le projet architectural peine à se mettre en place et ne dépasse pas le stade des prototypes, malgré l’itinérance de l’exposition du Centre Pompidou à Marrakech à la même période. Par ailleurs, l’expertise marocaine dans le domaine semble peu mise en valeur.

L’impact d’une même exposition sur les deux contextes est bien entendu différent. Jean Dethier lui-même avait considéré que ce média est plutôt occidental, lorsque le ministre de l’intérieur marocain lui avait demandé en 1969 de réaliser une exposition itinérante des stratégies d’action du ministère de l’Habitat ; il s’était donc « inspiré des conteurs populaires qui transmettent la parole publique sur la place Jamaa el Fna de Marrakech », et avait recruté des conteurs pour « exposer » oralement son travail[40].

Cependant, nous avons constaté l’importance considérable que revêt le modèle occidental aux yeux de la presse et des autorités marocaines. Alors que la tradition constructive en terre crue est séculaire dans ce pays, inspirant architectes et artistes du monde entier, pour construire avec ce matériau ce sont des Européens qui sont sollicités, sans tirer les enseignements des expérimentations marocaines passées.

La terre crue exposée au Centre Pompidou est principalement celle des constructions vernaculaires des pays du Sud, sa modernisation à travers un projet en France sert de vitrine à une certaine expertise française dans le domaine mais également de « preuve » que l’on peut construire de façon moderne en terre. Ce même matériau exposé au Maroc par des Européens n’a pas la même signification : largement présent dans la tradition locale, les « preuves » de sa présence physique dans la région ne manquent pas dans l’architecture vernaculaire, il est par conséquent beaucoup plus difficile, dans ce contexte, de le hisser d’un statut de matériau pauvre à celui d’un matériau de construction moderne.

 
Notes

[1] Doré S., Herbin F., L’objet de l’exposition, l’architecture exposée, Bourges, ENSA, 2015.

[2] Chabard P., « Conversation avec Jean Dethier », Criticat, n° 13, 2014, p. 16-31.

[3] Fleuve du Sud du Maroc.

[4] Jean Hensens (1929-2006) a exercé presque 30 ans au ministère de l’Habitat au Maroc, à partir de 1962.

[5] Alain Masson (1927-2013) a travaillé au ministère des Travaux publics puis au ministère de l’Habitat, au Maroc, entre 1961 et 1973.

[6] Rouizem N., « La modernisation de la terre crue au Maroc dans les années 1960. Architecture néo-traditionnelle ou néocoloniale ? », Aedificare, n° 6, 2019, p. 249-265.

[7] Chabard P., « Conversation avec Jean Dethier », Criticat, n° 13, 2014, p. 16-31.

[8] Peintre marocain (1934-2014), considéré comme l’un des artistes contemporains les plus importants au Maroc.

[9] Architecte marocain (1946-2013) diplômé de l’école des Beaux-Arts à Paris.

[10] Rouizem N., entretien avec Jean Dethier, le 21 novembre 2019.

[11] Guillaud H., « Architecture de terre : l’héritage en “re-création” durable », Younès C., Paquot T. (dir.), Philosophie, ville et architecture. La renaissance des quatre éléments, actes Les 4 éléments, ville et architecture, actes du colloque Les 4 éléments, ville et architecture (Clermont-Ferrand, École d’Architecture, 23-24 avril 2001), Paris, La Découverte, 2002, p. 121-139.

[12] Des architectures de terre ou l’avenir d’une tradition millénaire, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, Centre de Création industrielle, 1981.

[13] Lozach’meur A., Tirard J.-C., Grezes D., Maisons de terre, L’Isle d’Abeau – ville nouvelle, présentation des projets, Grenoble, EPIDA / SGVN Éd., 1984, p. 1.

[14] Lefèvre P., « Retour d’expérience, le domaine de la Terre », Ekologic, n° 12, 2009, p. 70-74.

[15] Le pisé est une technique consistant à réaliser des murs porteurs par la mise en œuvre de couches de terre crue successivement compactées (ou pisées) dans des coffrages.

[16] Recensement des bâtiments caractéristiques de l’architecture de terre en Rhône Alpes, Bourg-en-Bresse, Éd. CAUE de l’Ain, 1983.

[17] Ibid.

[18] Le CRAterre est d’abord une association créée à l’école d’Architecture de Grenoble en 1979 ; aujourd’hui il s’agit d’un centre de recherche international sur la terre crue.

[19] Issu du premier organisme de contrôle de la construction en France le bureau Sécuritas, Socotec est fondé en 1953.

[20] Lozach’meur A., Tirard J.-C., Grezes D., Maisons de terre, L’Isle d’Abeau – ville nouvelle, présentation des projets, Grenoble, EPIDA / SGVN Éd., 1984.

[21] Ravéreau A., Le M’Zab, une leçon d’architecture, Arles, Actes Sud, 1981.

[22] CAUE de l’Isère, « Au cœur du village terre », fiche de présentation du Domaine de la terre à Villefontaine, https://www.caue-isere.org/wp-content/medias/2014/04/U_Ubanisme_operationnel-Extension-Villefontaine-Le_Domaine_de_la_Terre-Archimedes.pdf (consulté en janvier 2021).

[23] Ibid.

[24] Les ERAC sont des organismes créés au Maroc en 1971 pour mettre en application la politique de l’État en matière de construction de logements économiques. À partir de 2006, ces établissements portent une nouvelle appellation, « Sociétés Al-Omrane ».

[25] Archives du Centre Pompidou, fonds Jean Dethier, 1997W001/425.

[26] Programme créé en 1981 pour promouvoir l’habitat économique dans les pays en voie de développement avec une démarche de recherche-expérimentation.

[27] Marrakech 87, habitat en terre, Grenoble, Éd. CRAterre, 1987.

[28] Ibid.

[29] Zerhouni S., Guillaud H., Mouyal É., L’architecture de terre au Maroc. Paris, ACR, 2001.

[30] M.M.B., « هل يساهم الطين في حل ازمة السكن؟», El Alam, 12 mai 1983, Rabat. Traduction : Nadya Rouizem.

[31] L’article fait probablement référence au programme de 100 logements réalisés en adobe à Albuquerque au Nouveau Mexique, par l’architecte Antoine Predock. L’adobe désigne une brique en terre crue mélangée parfois à de la paille ou de la chaux, et séchée au soleil.

[32] M.M.B., « هل يساهم الطين في حل ازمة السكن؟», El Alam, 12 mai 1983, Rabat. Traduction : Nadya Rouizem.

[33] Moha F., « La renaissance de l’architecture de terre », L’opinion, 22 juillet 1983, Casablanca.

[34] Ibid.

[35] Amphoux P., « Exposer l’architecture : propos autour d’un pléonasme fondateur », Faces. Journal d’architecture, n° 53, 2003-2004, p. 18-22.

[36] Guillaud H., « Architecture de terre : l’héritage en “re-création” durable », Younès C., Paquot T. (dir.), Philosophie, ville et architecture. La renaissance des quatre éléments, actes Les 4 éléments, ville et architecture, actes du colloque Les 4 éléments, ville et architecture (Clermont-Ferrand, École d’Architecture, 23-24 avril 2001), Paris, La Découverte, 2002, p. 125.

[37] Douar : nom donné à un groupement d’habitations au Maghreb, à Marrakech les douars sont construits en pisé à la périphérie de la ville, et accueillent des populations issues de l’exode rural.

[38] Des architectures de terre ou l’avenir d’une tradition millénaire, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, Centre de Création industrielle, 1981.

[39] Wilson A., « Objectif terre », Criticat, n° 13, 2014, p. 94-117.

[40] Chabard P., « Conversation avec Jean Dethier », Criticat, n° 13, 2014, p. 16-31.

 

Pour citer cet article : Nadya Rouizem Labied, "Des architectures de terre : itinérance et valeur démonstrative d’une exposition", exPosition, 21 septembre 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-2/labied-architectures-terre/%20. Consulté le 29 septembre 2023.

6-2 /2021 – Doublement exposée – Varia

Introduction

– Christine Bernier, Théories et pratiques de l’exposition : relire Double Exposures de Mieke Bal

Doublement exposée (dossier dirigé par Christine Bernier)

– Mieke Bal, Entretien avec Itay Sapir

– Quentin Petit Dit Duhal, Exposer ORLAN ou donner à voir le corps hybride. Étude d’une expographie numérique et interactive

– Mélina Ramondenc, Ce que l’exposition fait à l’architecture. Le cas de la collection de projets d’architectes prospectifs du Frac Centre-Val de Loire

– Nadya Rouizem Labied, Des architectures de terre : itinérance et valeur démonstrative d’une exposition

– Gaëlle Crenn, L’itinérance comme médiation. Le cas de l’exposition Amazonie, le chamane et la pensée de la forêt (musée d’Ethnographie de Genève, 2016 ; musée de Pointe-à-Callière, Montréal, 2017)

– Jeanne Artous,  Sculpture originale et reproduction tactile. Retour sur l’exposition itinérante L’art et la matière : prière de toucher

– Ariane Noël de Tilly, Sans titre (les ripostes de Klaus Scherübel) 

– Mickaël Pierson, Pierre Huyghe : l’exposition qui n’existait pas

– Julie Graff, Double regard sur l’art inuit. L’exposition de l’art inuit au Musée des Beaux-arts de Montréal au prisme des transferts épistémologiques

Varia

– William Trouvé, (Dé)construire l’image du Wisigoth. L’exposition Wisigoths. Rois de Toulouse (musée Saint-Raymond, musée d’Archéologie de Toulouse, 2020)

6-1/2021 – Doublement exposée – Varia

Introduction

– Christine Bernier, Doublement exposée ou l’héritage théorique de Mieke Bal

Doublement exposée (dossier dirigé par Christine Bernier)

– Katrie Chagnon, Exposer les peuples, s’exposer aux peuples : les Soulèvements de Georges Didi-Huberman entre Paris et Montréal

– Ivana Dizdar, Camp en mouvement de Versailles au Met : Élisabeth Vigée Le Brun et Marie-Antoinette

– Florence-Agathe Dubé-Moreau, Reprendre en écho(s). Effets et enjeux de la reconstitution d’exposition sur le champ muséologique

– Marie J. Jean, Le Salon de Fleurus : la métahistoire d’une exposition

– Karine Bouchard, L’architecture aurale des lieux d’exposition, du Met Cloisters au MoMA. Glissements et mutations de l’expérience de l’œuvre sonore

– Maki Cappe, Poser, exposer, réexposer : transformation des regards à/sur l’œuvre

Varia

– Inès Chiab, La rétrospective suisse de Martin Barré : quand l’espace d’exposition se fait pleinement peinture

La rétrospective suisse de Martin Barré : quand l’espace d’exposition se fait pleinement peinture

par Inès Chiab

 

Inès Chiab est doctorante en histoire de l’art contemporain sous la double direction d’Hélène Trespeuch et d’Érik Verhagen. Son sujet de thèse est le suivant : « L’influence de l’art conceptuel sur la peinture abstraite française de la fin des années 1960 jusqu’aux années 1980 ». Elle s’intéresse aux relations qu’entretiennent la peinture et l’art conceptuel deux topos de l’histoire de l’art trop souvent perçus dans la littérature scientifique comme étant antagonistes. Sous la direction d’Hélène Trespeuch, maître de conférence à l’université Paul-Valéry de Montpellier, elle a rédigé ses deux mémoires de recherche sur la figure de Martin Barré, le premier soutenu en 2018 et ayant pour titre « Les peintures à la bombe de Martin Barré (1963-1967) : “Moins c’est plus” », le second soutenu en 2019 et étant titré « Martin Barré 1969-1970 : parenthèse conceptuelle ». —

 

Du 9 octobre 2019 au 2 février 2020, le musée d’Art moderne et contemporain de Genève (Mamco) accueillait la deuxième rétrospective de l’œuvre de Martin Barré, peintre abstrait français de la seconde moitié du XXe siècle à l’œuvre radical, sans concession et fondamentalement éthique. Cette nouvelle manifestation enrichit une liste d’expositions personnelles déjà prestigieuse[1] et est la première rétrospective à l’étranger, la première depuis la disparition de l’artiste en 1993. Cette occurrence a ceci d’important : Clément Dirié, critique d’art et commissaire d’exposition indépendant, endossait alors le rôle de chef d’orchestre de l’événement, il lui revenait donc de présenter de l’œuvre du peintre, une entreprise synonyme de discipline, une rigueur rappelée par le critique d’art Xavier Girard qui, dans un article de la revue art press de 1982, renouvelait la célèbre formule de Maurice Denis en ces mots :

« Une exposition de Martin Barré, avant d’être un casse-tête chinois, ou une leçon de formalisme, c’est avant tout un certain nombre de tableaux en un certain ordre assemblés[2] ».

Cette déclaration laisse entendre qu’il y aurait un ordre exact à respecter, comme si chaque toile était le maillon bien précis d’une chaîne dont la cohérence assurerait la solidité. Il faut avoir en tête l’exigence qu’était celle de Martin Barré vis-à-vis des accrochages de ses peintures ; en 1990 l’artiste se confiait à Catherine Lawless pour Les cahiers du musée national d’Art moderne :

« Dans le cadre d’une exposition personnelle, je n’aime pas que quelqu’un fasse l’accrochage à ma place, d’abord parce que j’aime beaucoup le faire – je pense que je le fais bien, que c’est comme ça qu’il fallait faire et pas autrement – et puis parce que c’est vraiment une “installation[3]” ».

Ainsi, l’accrochage serait une installation, un terme savamment choisi qui renvoie à l’idée selon laquelle il y aurait un sens bien particulier « pour que le tout fonctionne », une certaine façon de faire. Alors comment concevoir ces revendications : simples caprices ou véritable nécessité ? Dès 1960 Martin Barré annonçait à Michel Ragon :

« Mes intentions sont plus dynamiques que contemplatives. […] Je veux […] que ma peinture fasse sortir de lui-même celui qui la regarde ou celui qui vit avec elle ; et l’incite à, je dirais presque, refaire le monde et d’abord l’espace lui-même où il vit[4] ».

Les mots sont posés : la peinture de Martin Barré doit amener le regardeur à refaire l’espace, une ambition qui pointe comme le fil directeur de l’œuvre et qui explique le fait qu’elle soit synonyme de recherches plurielles. Plurielles, car en plus des recherches et du travail plastique, les diverses restructurations spatiales posent entre autres la question du tableau, objet qui, en tant que lieu pictural se définit comme espace dans un espace. Le dossier de presse relatif à l’événement rappelle que :

« L’entreprise picturale de Martin Barré […] l’a conduit à continûment expérimenter les possibilités sensibles, mentales, chromatiques, et physiques de la forme du tableau, envisageant la peinture comme un terrain de jeux conceptuels et visuels, un lieu où penser et mettre en forme cette pensée[5] ».

En outre, cette rétrospective engage une véritable entreprise curatoriale, une entreprise qui se doit de penser chaque œuvre dans son rapport à l’espace d’exposition ainsi que dans son rapport aux autres productions. L’exercice se veut donc délicat et précis, c’est dire si la responsabilité est grande et les enjeux importants. Car bien que la manifestation du Mamco ne soit pas la première exposition posthume de Martin Barré à l’international, il n’en demeure pas moins qu’elle reste la première rétrospective présentée au sein d’une institution muséale lui conférant ainsi un caractère officiel indéniable. Alors, la manifestation suisse organisée par Clément Dirié a-t-elle rendu justice aux ambitions du peintre ? Comment ? Le présent compte rendu se propose de répondre aux questions posées tout en analysant la production de Martin Barré afin de rendre compte de la potentielle efficience des divers phénomènes plastiques que suppose l’œuvre donnée.

La chronologie dessine le parcours décidé par Clément Dirié qui, à travers le cartel introductif, prend le soin d’énumérer les différentes périodes qui caractérisent l’œuvre de Martin Barré. Cette énumération sert la justification du parti pris chronologique en ce sens qu’elle dévoile la nature linéaire de l’œuvre, ses étapes réflexives et ses diverses expérimentations plastiques, louant au passage son « extrême cohérence[6] ». En revanche, sur les influences et l’entourage artistique du peintre le commissaire reste muet, pas un mot n’est écrit. Pourtant, de Frans Hals à Mies van Der Rohe, en passant bien-sûr par Malevitch et Mondrian mais aussi par des figures contemporaines telles que Jean Degottex, ces dernières s’avèrent nombreuses et porteuses de sens. Aussi, bien que l’œuvre de Martin Barré ne réponde d’aucune définition labellisée de l’histoire de l’art du XXe siècle, quelques lignes la replaçant dans l’histoire de l’histoire de l’art auraient été appréciables car après tout, il s’agit d’un récit dont elle fait incontestablement partie.

Fig : 1 : (de gauche à droite) –
Martin Barré, Grenam, 1957, Huile sur toile, 81 x 116 cm, Collection privée, Paris, Courtesy Applicat-Prazan, Paris.
Martin Barré, Peinture, 1956, Huile sur toile, 65 x 81 cm, Collection privée, Paris.
Martin Barré, 57-50-B, 1957, Huile sur toile, 89 x 116 cm, Fondation Grandur pour l’Art, Genève.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

L’exposition s’ouvre avec trois œuvres caractéristiques du milieu et de la fin des années 1950 passant ainsi sous silence plus d’une décennie de pratique de la peinture (Fig. 1). Est-ce à dire que ce silence est synonyme de carence ? Loin s’en faut. Pour cette exposition, la représentativité prime sur l’exhaustivité, il n’y en a ni trop, ni pas assez, juste ce qu’il faut[7].

La première salle donne le ton : le vocabulaire se veut résolument abstrait, une abstraction caractéristique – pour ne pas dire classique – du milieu du XXe siècle, celle qui, de Nicolas de Staël à Serge Poliakoff donne à voir et enjoint l’examen des notions de plan, d’espace et de couleur, d’espace par la couleur. Le spectateur est embrassé par les compositions accrochées à hauteur d’homme, une sur chaque mur. Ensemble, ces trois toiles exposent un premier bilan, une première strate d’expérimentations plastiques. Leur petit nombre confère une clarté de lecture appréciable et leur accrochage distancié s’avère judicieux à plus d’un titre. D’abord, parce qu’il enjoint le spectateur à envisager la toile dans un espace qu’est la paroi murale, ensuite parce qu’il initie la relation particulière que peut entretenir une toile et son mur d’exposition, cette disposition fait germer le futur dialogue des deux protagonistes.

Fig. 2 : (de gauche à droite)
Martin Barré, 59-116×97-A, 1959, Huile sur toile, 116 x 97 cm, Kunsthandel Wolfgang Werner, Brême/Berlin.
Martin Barré, 59-120×110-C, 1959, Huile sur toile, 120 x 110 cm, Musée d’art contemporain, Marseille.
Martin Barré, 59-80×75-C, 1959, Huile sur toile, 80 x 75 cm, Collection privée, Genève.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

Cette relation particulière se fait jour quelques pas plus loin dans la salle réservée aux œuvres du début des années 1960 (Fig. 2). Assurément, cet espace d’exposition rend parfaitement compte de la nature expérimentale des œuvres présentées, des réflexions engagées par Martin Barré. Toiles uniques, diptyques et polyptyques sont exposés afin de donner à voir au spectateur comment le peintre pousse le medium pictural dans ses retranchements et comment les toiles peuvent devenir des composants de laboratoire ; Clément Dirié écrit sur le cartel faisant office de préambule que : « Les œuvres réunies dans cette salle et le cabinet attenant donnent la mesure des expérimentations menées par Martin Barré au tournant des années 1960 ».

Ces expérimentations font directement écho au rapport qu’entretiennent les toiles à leur environnement, elles sont relatives aux blancs des fonds ainsi qu’à l’expansion de la peinture dans l’espace d’exposition. Alors que certaines œuvres demeurent encore partiellement crues, la majeure partie d’entre elles sont désormais parées d’un fond blanc dit cassé soigneusement travaillé par Martin Barré. Dès lors, une luminosité particulière émane de la salle : tandis que les fonds blancs donnent l’impression de se fondre dans l’espace blanc des parois murales, la lumière blanche se cramponne aux surfaces claires pour s’y réfléchir créant ainsi un milieu où la lumière apparaît comme une donnée visuelle, un élément plastique présent partout, aussi bien sur les toiles que dans l’ensemble de l’espace d’exposition.

Les toiles exposées rendent compte du travail de recherche du peintre, de ses avancées pas à pas. Car avant d’être définie comme une donnée immuable de l’œuvre, le blanc fut maintes fois essayé et ses divers essais se découvrent à travers l’exposition. D’abord apposé avec parcimonie, le blanc devient de plus en plus présent, le spectateur se fait le témoin de son affirmation progressive sur les surfaces picturales jusqu’à sa totale invasion, comme si le mur déteignait sur la toile pour pleinement s’y épancher.

Agissant comme de véritables miroirs, les œuvres sélectionnées reflètent une à une les étapes consécutives de la formation du style de Martin Barré et permettent l’assimilation aisée du spectateur qui appréhende à présent le blanc comme un dénominateur commun liant la toile au mur, faisant que cette dernière s’y fonde pour s’y confondre. Désormais acquise, cette fusion sert aussitôt un nouveau propos : celui de la propagation de la peinture dans l’espace d’exposition. Car face aux toiles qui tissent l’importance du blanc, le regardeur est mis en présence de peintures aux panneaux multiples qui semblent se jouer des frontières que leurs supports leur vouent (Fig. 3). Parmi elles, un imposant polyptyque composé de quatre panneaux de tailles variables agrippe l’œil de celui qui le regarde le temps d’un cheminement. Savamment distanciés sur le mur d’exposition, les panneaux de 60-T-45 n’en demeurent pas moins reliés, rattachés les uns aux autres par un tracé que les frontières de chacun d’eux peinent à retenir. La disposition des quatre toiles est telle que les extrémités du trait coïncident point par point, il passe de toile en toile en traversant le mur, outrepassant l’écart existant. Auteure d’un article consacré à cette œuvre dans la revue exPosition, Claire Salles écrit :

« On doit avant tout relever le fait que l’écart entre les toiles, invite l’œil à compléter la ligne, à la « projeter » contre le mur d’accrochage et à inscrire donc une partie de l’œuvre dans l’espace vide[8] ».

Fig. 3 : (gauche à droite)
Martin Barré, 60-T-45, 1960, Huile sur toile, 192 x 253 cm (quadriptyque, un panneau : 90 x 96 cm, un panneau 102 x 110 cm, deux panneaux : 80 x 86 cm), Centre Pompidou, Musée national d’art moderne de la ville de Paris, Paris ; achat de l’État, 1978, attribution, 1981.
Martin Barré, 60-T-47, 1960, Huile sur toile, 73 x 120 cm (diptyque), Dépôt de la Centre Pompidou Foundation au Centre Pompidou, Musée national d’art moderne de la ville de Paris, Paris, 2016 (Promesse de don de Thea Westreich Wagner et Ethan Wagner à la Centre Pompidou Foundation, 2016).
Martin Barré, 60-T-20, 1960, Huile sur toile, 140 x 130 cm, Kunsthandel Wolfgang Werner, Brême/Berlin.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

L’œil du spectateur est donc initié à « combler les vides », à envisager la peinture en dehors des frontières matérielles imposées par la toile et, par voie de conséquence, dans l’espace d’exposition. Tout pédagogue qu’il est, le parcours tient le regardeur par la main afin que, d’œuvre en œuvre, il embrasse les avancées des recherches plastiques de Martin Barré. Le tout se veut fluide et facile, bien loin du « casse-tête chinois » annoncé par Xavier Girard sans doute parce que les tableaux sont (très) bien assemblés.

C’est avec 60-T-45 que s’achève l’itinéraire des œuvres du début des années 1960. Présenter ce polyptique à ce moment de l’exposition est un choix curatorial sensé et ce pour deux raisons. La première est la plus évidente : 60-T-45 réunit l’ensemble des investigations picturales du peintre qui, du blanc des fonds aux prolongements tacites de la peinture dans le hors-champ représentent déjà une somme non négligeable. La seconde se murmure : puisque ce polyptyque est l’œuvre qui témoigne le mieux de l’ambition de la diffusion de la peinture au mur d’exposition, il sert l’introduction de la prochaine salle.

Ce nouveau chapitre de l’histoire de la peinture de Martin Barré entendu entre 1963 et 1967 laisse apparoir de saisissantes métamorphoses, il faut l’écrire : d’un point de vue visuel, les toiles incluses dans leur milieu détonnent. Il y a la radicale économie du langage plastique : tracés, traits, cercles et flèches illustrent un essentiel pictural. Il y a aussi l’éradication de la couleur qui jusqu’alors subsistait sur les surfaces picturales, elle est ostracisée pour un temps, suppléée par l’ascétisme du noir et blanc sur blanc. Enfin, il y a la bombe aérosol ce nouvel outil substitut du pinceau et du couteau à palette associé dans les années 1960 aux tags vandales peuplant les murs du métro parisien que Martin Barré présentait à Catherine Lawless comme « ustensile aussi commun qu’un insecticide qui était à la fois le pinceau, la peinture et le récipient qui la contient[9] ».

Fig. 4 : (de gauche à droite)
Martin Barré, 67-A-Z-3, 1967, Peinture glycérophtalique et acrylique sur toile, 113 x 105 cm, Collection privée.
Martin Barré, 67-Z-7, 1967, Peinture glycérophtalique et acrylique sur toile, 70 x 65 cm, Collection privée, Paris.
Martin Barré, 67-Z-18-43×40, 1967, Peinture glycérophtalique et acrylique sur toile, 43 x 40 cm, Collection privée, Verviers.
Martin Barré, 67-Z-19-43×40, 1967, Peinture glycérophtalique et acrylique sur toile, 43 x 40 cm, Collection privée, Paris.
Martin Barré, 67-Z-3-81×54, 1967, Peinture glycérophtalique et acrylique sur toile, 81 x 54 cm, Collection privée, Paris.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

Happé peut être le spectateur dans cette salle où « l’œil écoute[10] » et l’ouïe scrute, où l’immensité silencieuse des blancs contraste avec les bourdonnements insonores des pulvérisations de bombe aérosol qui font crépiter l’espace d’exposition et vibrer les surfaces picturales (Fig. 4). Clément Dirié l’écrit sans détour : « la toile […] devient un espace vibratile ». Bruits chimériques et réelles sensations prévalent dans cette salle et s’amplifient à la manière d’un crescendo de tableau en tableau. Sans l’ombre d’un doute, la réunion de plusieurs peintures à la bombe aérosol dans une même salle décuple les sensations et participe à la formation d’un environnement pictural. Car bien que les limites physiques des toiles sectionnent la plupart des tracés et autres flèches à l’instar d’une amputation forcée, le spectateur exercé à perpétuer la peinture au mur renouvelle l’exercice de façon naturelle, puisque comme le rappelle l’exégète du peintre Yve-Alain Bois dans une monographie de 1993 lui étant consacrée : « Très rares sont les tableaux où un tracé ne se prolonge pas dans le hors-cadre ou ne semblent pas en provenir[11] ».

Le caractère naturel et spontané de l’entreprise se doit entièrement à la pédagogie du parcours, à la présentation au bon moment de l’exposition du polyptyque 60-T-45 qui enseigne au spectateur la manière de faire et par-là même déverrouille les mécanismes de lecture des œuvres. De fait, la peinture se déploie partout sur la paroi murale parce qu’à la différence de la prolongation virtuelle fortement suggérée pour le polyptyque, le trajet à tracer n’est pas indiqué, il dépend ainsi pleinement de l’imagination de celui qui voudra ou pas le faire exister. Voilà comment l’expression d’environnement pictural prend tout son sens et comment se comprend l’effusion du médium peinture dans l’ensemble de l’espace d’exposition.

Rassembler plusieurs zèbres de formats hétérogènes sur un même mur s’avère être une idée séduisante en ce sens qu’elle rend les déploiements imaginaires multiples et hétérogènes. L’habile zigzag de l’accrochage laisse chaque toile agir individuellement sur la paroi et se répandre à sa guise tout en rythmant leur lecture d’un tempo que l’irrégularité des intervalles rend irrégulier. Ce parti pris s’oppose à la linéarité qui fut privilégiée par Martin Barré lors de l’exposition de ses toiles bombées à l’ARC en 1979. Qu’importe ? En tout état de cause, force est d’admettre que l’alchimie opère, les pulvérisations de peinture marquent l’espace d’exposition de leurs empreintes et l’imprègnent des interrogations qu’elles soulèvent : jusqu’où la peinture existe-t-elle ? Quelles sont ses limites spatiales ? Comment est-il possible de faire perdurer la peinture dans l’espace et par extension dans le temps ? Car de toute évidence, le rapport que ces œuvres entretiennent à la temporalité est et restera équivoque. Pour s’en convaincre, la confrontation des données est nécessaire : à la pesanteur du blanc s’oppose l’immédiateté furtive de l’inscription qui s’oppose à son tour à la profondeur infinie car indéfinie des toiles. Rendue par le truchement de jeux de transparences, la profondeur des toiles n’est en rien quantifiable, tout comme l’expansion de la peinture dans l’espace, les palimpsestes plongent le spectateur dans l’indétermination.

Derechef, la sélection de Clément Dirié est à saluer, sa précision rend justement les différentes facettes de l’œuvre qui ne sont pas forcément offertes sur l’ensemble des compositions : toutes ne jouissent pas d’effets de transparence et toutes ne présentent pas l’expansion de la peinture avec la même vigueur. En outre, la sélection des toiles provenant davantage de collections privées que d’institutions muséales témoigne du sérieux de l’entreprise curatoriale tant elle prouve le long travail de recherche effectué en amont, faut-il encore préciser qu’il n’existe aucun catalogue raisonné de l’œuvre de Martin Barré.  Gage de solides connaissances, le corpus exprime explicitement la manière dont Martin Barré teste les limites physiques et conceptuelles du tableau.

Alors que jusqu’aux peintures à la bombe aérosol le parcours se profilait en une succession de pièces en enfilade après elles, tel n’est plus le cas. Les historiens de l’art et les critiques se prêtant au jeu de l’analyse pourraient y comprendre un indice de rupture, ils auraient raison. Dans le catalogue de la précédente rétrospective du peintre, Ann Hindry explique qu’ « on arrive là, avec les tableaux à la bombe – traits uniques, « zèbres » et « Flèches » –  à une somme, au sommet d’une recherche picturale rigoureuse et sans concessions » sans oublier de préciser que « tout sommet est aussi un aboutissement », ce pourquoi « Martin Barré décide d’orienter un moment sa vision vers d’autres modes[12] ».

Fig. 5 : Martin Barré, Archives des expositions Objets-décrochés (1969) et Calendrier (1970), Archives de l’Association des amis de Martin Barré.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

En l’occurrence ces autres modes sont : la photographie et l’art conceptuel (Fig. 5). Concevable peut être la surprise du spectateur qui s’attendait à visiter une exposition purement picturale et qui se trouve nez-à-nez avec deux photographies en noir et blanc, chacune surplombant une vitrine. Un spot d’éclairage et une photographie montrant ce même cliché exposé en face de l’objet qu’il représente ; le sensible cède sa place au prosaïque, la rupture se veut radicale.

D’un côté de la première vitrine, d’autres photographies réitèrent ce petit jeu avec un coin de mur, un livre d’or d’exposition, un bec de cane et un pilier ; ces objets sont tous des éléments constitutifs de la première galerie parisienne de Daniel Templon. À ces photographies se joint un carton d’invitation à une exposition de Martin Barré titrée « Objets-décrochés » sur lequel figure un texte introductif signé Tzetan Todorov célèbre historien des idées, sémiologue, essayiste et critique littéraire. De l’autre côté, une nouvelle série de photographies en noir et blanc montre une exposition d’agrandissements de pages d’un calendrier éphéméride ; accrochées à intervalles réguliers ces reproductions de dates réverbèrent une ligne du temps à la fois réelle et illusoire.

La seconde vitrine rassemble un courrier rédigé par la plume du critique Pierre Restany et envoyé à Martin Barré en vue de sa potentielle participation à l’exposition new-yorkaise Art concept from Europ, le projet d’exposition ainsi que deux schémas qui convoquent le globe comme support : ce sont les ultimes travaux conceptuels de l’artiste.

L’incompréhension est compréhensible, et les interrogations en tout genre peuvent pulluler à satiété : Où est l’art ? Pourquoi de la photographie ? Que présentent-elles ?… À l’accoutumée, l’exposition éduque le spectateur, le cartel vient à sa rescousse afin de dispenser quelques prérequis indispensables. C’est ainsi que le visiteur comprend que rien de ce qui est présenté ne fait art, qu’il s’agit plutôt de souvenirs d’événements passés. La notice révèle en effet qu’en 1969 et 1970, Martin Barré élabora deux « œuvres-exposition » conceptuelles respectivement titrées « Objets-décrochés » (1969) et « Calendrier » (1970). En outre, excepté la photographie du spot d’éclairage, l’ensemble des clichés sont des vues d’exposition destinées à laisser des traces des manifestations passées, leur nature intrinsèque est donc documentaire, ce qui explique par ailleurs qu’elles soient empreintes de tous les codes de ce style artistique.

Ces œuvres-expositions qu’Yve-Alain Bois définit comme des « ensembles temporaires[13] » offraient des expériences de l’espace, du temps, de l’espace-temps et critiquaient plus d’une convention[14]. Étant donné que ces photographies ne sont pas des œuvres d’art, leur présentation sous vitrine est on ne peut plus appropriée car elle force le spectateur à considérer ces images aux qualités plastiques indéniables comme des documents et rien de plus. En revanche, la stratégie d’accrochage des photographies présentées au mur peut quant à elle être discutée, surtout si on évoque l’ambiguïté de la nature de la photographie du spot d’éclairage qui se distingue davantage comme un vestige que comme un souvenir. En témoigne la vue d’exposition à ses côtés, la photographie du spot d’éclairage était originellement placée en miroir de l’objet duquel elle résulte, autrement dit de son référent. Il n’y a que dans cette confrontation que les Objets-décrochés faisaient sens, un des desseins de l’exposition passée étant de faire dialoguer un objet et sa reproduction photographique afin de dénoncer les écarts existants entre un référent et son indice, et sonner le glas de la légendaire vérité photographique. Séparée du spot de l’ancienne galerie Templon, la photographie est déchue de son intérêt et efficience raison pour laquelle elle peut être pensée comme un vestige. Par conséquent, il est possible de se poser la question de la pertinence de son exposition au mur, place ordinairement réservée aux œuvres d’art. Pourquoi ? Parce que ce choix pourrait bien fausser la compréhension du spectateur pour qui cette photographie reste le produit d’un artiste et qui pourrait la considérer comme une œuvre d’art à part entière. Ce raisonnement se rapporte pareillement à la vue d’exposition d’un format plus important que ses semblables, qui est de surcroît encadrée. En regard de la singularité de l’épisode conceptuel de Martin Barré, il ne s’agit nullement de blâmer les choix curatoriaux de Clément Dirié, juste de les discuter. Car il faut bien reconnaître l’audace du commissaire d’exposition d’avoir pris le parti d’exposer ces travaux qui, en raison de leur caractère éphémère, pâtissent d’un manque certain de visibilité, manque qui contribue à les obscurcir injustement. D’ailleurs, ces derniers sont, soit dit en passant, les grands absents de la rétrospective de 1989. Dans le catalogue publié à son occasion, l’historien de l’art Marcel-André Stalter donnait pour seul commentaire :

« Sépare ces moments [les moments dédiés à la pratique de la peinture] un intervalle de près de cinq ans, durant lequel l’espace et le temps furent interrogés par d’autres voies[15] ».

Heureusement, Ann Hindry rectifie le tir en prenant la peine de leur consacrer quelques lignes[16], tant mieux pour ces travaux et tant mieux pour l’œuvre de Martin Barré dont la vérité de l’unité est ainsi légitimement rendue. Probité oblige, il faut bien reconnaître que, pour un spectateur pas plus initié que cela, tout peut ne pas forcément poindre comme une évidence, la faute à la complexité de l’entreprise qui requiert une médiation particulièrement prenante qui pourrait perdre celui qui la suit. Quoi qu’il en soit, l’initiative mérite une nouvelle fois d’être saluée.

Passé cet épisode conceptuel, quelques pas suffisent pour retrouver le chemin des toiles tendues sur un châssis. Une nouvelle salle pour une nouvelle donne picturale : dorénavant, la peinture se veut strictement sérielle, c’est donc série par série que Clément Dirié expose les œuvres. Pour chacune d’elles un petit nombre de tableaux est présenté, des condensés qui suffisent à saisir comment chaque toile est une pièce constitutive d’un ensemble plus vaste, existant pour elle-même tout en étant un maillon essentiel d’un tout, étant différente et pourtant tellement familière (Fig. 6). Qui dit nouvelle donne dit nouveaux aspects : les séries de la décennie 1970 plongent le visiteur dans la rigueur de l’abstraction dite froide, des quadrillages tracés à la règle et au crayon de bois, des hachurés rectilignes de peinture colorés. Les tableaux ont des airs d’énoncés mathématiques voire de démonstrations géométriques, le spectateur s’aperçoit qu’ils sont liés entre eux grâce à des codes visuels répétés différemment selon les toiles d’une même série, la tendance est à l’analyse des toiles entre elles et dans l’espace d’exposition, bref au casse-tête chinois ! Sans jamais s’éloigner de sa ligne de conduite curatoriale, Clément Dirié présente sous une vitrine d’une salle annexe un document publié en 1977 dans le deuxième numéro de la revue Macula[17]. Ce dernier met au jour des schémas de systèmes établis par Martin Barré et sert directement la médiation des toiles exposées : le visiteur comprend que les systèmes sont posés en base de la création et qu’ils définissent les figures des toiles directement rattachées entre elles par des grilles qui émergent comme les fondements de chacun d’eux. Il suffit d’un retour dans la salle où sont exposées les toiles pour que tout devienne limpide, pour que le spectateur qui s’est imprégné des trames retranscrive mentalement les systèmes de toile en toile tout en les calquant virtuellement dans l’ensemble de l’espace d’exposition. La peinture dépend d’une méthode, d’ « une règle du jeu » pour reprendre les mots de Martin Barré cités dans un des cartels. Peut-être abstraite au moment où le spectateur rencontre ces peintures, la notion de jeu devient peu à peu appréhendable pour celui qui s’investit et retrouve les réflexes de lecture qui prévalaient jadis. Car bien que métamorphosée, la peinture de Martin Barré reste empreinte de son propre héritage, comme le rappelait Marcel-André Stalter dans le catalogue de sa première rétrospective :

« Plusieurs fois nous avons pu signaler les emprunts de Martin Barré à Martin Barré, ou plus exactement les retours féconds d’un style bien formé sur lui-même, puisant à sa propre histoire, la réactivant[18] ».

Fig. 6 : (de gauche à droite)
Martin Barré, 74-75-A-113×105, 1974-1975, Acrylique sur toile, 113 x 105 cm, Collection privée, Rennes.
Martin Barré, 74-75-B-139×129, 1974-1975, Acrylique sur toile, 139 x 129 cm, Collection Pierre Brochet, Paris.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

Toutes les conditions plastiques sont à nouveau réunies pour que le spectateur puisse aisément se plaire à propager la peinture dans l’espace d’exposition ; dans le même catalogue, Ann Hindry écrit :

« Tout l’espace doit être compris comme espace pictural ; les grilles ne peuvent être perçues que comme fragments, souvent décadrés, et le blanc trouble du fond (trouble comme une eau vivante dont on peut apercevoir fugitivement les secrets immergés), comme un seul blanc, immense et continu[19] ».

Fig. 7 : (de gauche à droite)
Martin Barré, 72-73-B-130×120, 1972-1973, Acrylique sur toile, 130 x 120 cm, Collection privée.
Martin Barré, 72×73-B-108×100, 1972-1973, Acrylique sur toile, 108 x 100 cm, Collection privée, Paris.
Martin Barré, 72×73-E-108×100, 1972-1973, Acrylique sur toile, 108 x 100 cm, Collection privée.
Martin Barré, 73×74-B-149×139, 1973-1974, Acrylique sur toile, 149 x 139 cm, Collection privée, Paris.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

Les phénomènes opèrent pareillement sans pour autant rendre les mêmes impressions et pour cause : il ne suffit plus de perpétuer des pulvérisations de peinture, mais bien l’ensemble d’un système composé d’une grille sous-jacente qualifiée par Jean Clay de « treillis continu[20] » et d’un code pictural arbitraire, ainsi que des jeux de transparences qui font se chevaucher plusieurs strates du système (Fig. 7), rendant la donne indéfinissable et faisant écrire à Yve-Alain Bois :

«  Le grand vide, la grande réduction des procédures indicielles sont soudain remplacés par un trop-plein, par une surdétermination qui phagocyte le spectateur et le conduit à déposer les armes de son regard, à reconnaître que bien que toutes les pièces et minutes du procès lui soient données, il ne saura jamais, il sera toujours débordé, il finira toujours par s’égarer  quelque part dans le labyrinthe de la peinture [21] ».

Se sentir égaré(e) quelque part dans le labyrinthe de la peinture, telle est la sensation qui domine le spectateur à ce moment de l’exposition. Il faut s’imaginer être pris dans un réseau d’une multitude de lignes imaginaires obsédantes par l’insolence de leur ambivalence qui oscille entre présence et absence. D’autant que rien ne garantit que les toiles d’une même série soient convenablement ordonnées, les séries n’étant pas complètes, rien ne permet d’assurer le rattachement physique des toiles entre elles, déroutant toujours un peu plus la rétine et l’esprit du visiteur, les contrariant peut-être. En 1979, le peintre confiait à la critique Anne Tronche : « J’utilise une règle, une règle du jeu ; je la transgresse quand la peinture l’impose[22] ». Évidemment, la peinture impose la transgression lorsque le jeu s’avère trop facile, lorsque le spectateur peut rattacher la grille sans mal et déjouer les mille et un méandres que l’entreprise permet car c’est ainsi que le spectateur manque de refaire l’espace mille et une fois. Parce que là est tout l’intérêt du jeu et que c’est aussi son seul gain, il faut prendre du plaisir à se perdre, s’appliquer à se laisser submerger par les tracés tous-azimut pour se rendre compte de la rareté de l’expérience proposée et rejouer la partie afin de renouveler l’espace autant que faire se peut. Il est d’ailleurs intéressant de constater qu’en réunissant parfois plusieurs séries dans une même salle, l’exposition du Mamco déconcerte encore un peu plus le visiteur qui peut être tenté de faire fusionner les systèmes entre eux et façonner un enchevêtrement infini de formes et de couleurs virtuelles.

Comme une coutume, l’exposition épouse les postulats picturaux de l’œuvre et s’attache à les rendre tout aussi visibles qu’intelligibles. Clément Dirié adapte sa médiation : lorsqu’une savante sélection d’œuvres accrochées selon un ordre bien précis afin d’exposer un phénomène allant en s’affirmant et/ou primordial à la compréhension de l’œuvre s’avère inopérante, le commissaire présente des documents qui ont une valeur d’archive et soigne la rédaction des cartels en insufflant des notions clés de l’œuvre au visiteur. Exhiber les schémas des systèmes est une idée aussi éclairée qu’efficace car en plus de participer de la pénétration des toiles répondant d’une nouvelle donne picturale, elle favorise la médiation des œuvres. Ces schémas s’apparentent à des modes d’emplois qui livrent les instructions du regard et le mettent en condition pour la suite de l’exposition.

Fig. 8 : (de gauche à droite)
Martin Barré, 82-84-104×101, 1982-1984, Acrylique sur toile, 104 x 101 cm, Courtesy Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles.
Martin Barré, 82-84-128×124, 1982-1984, Acrylique sur toile, 128 x 124 cm, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne de la ville de Paris, Paris.
Martin Barré, 82-84-108×104, 1982-1984, Acrylique sur toile, 108 x 104 cm, Collection privée, Paris.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

Substituée au profit de formes géométriques colorées à partir des années 1980, la grille s’évanouit des surfaces (Fig. 8). Cette disparition ne rend pas pour autant la notion de système pictural caduque, chacune des séries s’en tient à ses motifs pour encoder l’espace d’exposition. De par leur simplicité et la gaité que leur confèrent leurs différentes couleurs, ces formes amusent l’œil du spectateur et parviennent à rendre ludique la nature analytique des entreprises tout en faisant oublier que système il y a ; occurrence qui rend à la peinture son autonomie.

Bien que visuellement différentes, les séries présentées portent l’ADN des productions passées : elles gardent une nature conceptuelle intrinsèque en se lisant et se pensant entre elles ainsi que dans l’espace d’exposition qui leur est imparti. Il s’agit toujours d’essayer de déchiffrer les règles des jeux et leurs dérogations, automatismes de l’œil et de l’esprit que l’exposition configure et auxquels le regardeur s’accroche pour raccrocher les toiles entre elles tant que cela lui est permis.

En outre, les réflexions engagées – et parfaitement rendues – par la pratique sérielle de Martin Barré témoignent de l’essence conceptuelle de sa pratique picturale, l’œuvre et l’exposition offrent au spectateur l’expérience d’une peinture conceptuelle qui pose des questions dont les réponses sont propres à chacun. Quelles qu’elles soient, ces questions restent relatives à l’espace des surfaces picturales et de l’exposition. Car gagnant en autonomie, la peinture se libère des postulats systématiques et aspire à envahir l’espace d’exposition selon l’unique bon vouloir de l’esprit du spectateur qui peut spontanément animer les différentes formes géométriques sans se soucier des règles.

Fig. 9 : (de gauche à droite)
Martin Barré, 91-72×288-A, 1991, Acrylique sur toile, 72 x 288 cm, Courtesy Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles.
Martin Barré, 91-120×160-A, 1991, Acrylique sur toile, 120 x 160 cm, Courtesy Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

Marchant sur les traces de Martin Barré et sûrement parce que « c’est comme ça qu’il fallait faire et pas autrement[23] », c’est en hauteur que Clément Dirié accroche les œuvres des séries des années 1989, 1990 et 1991[24] (Fig. 9). Le visiteur se doit donc de lever la tête, fait qui participe de l’élargissement de son champ visuel et le force à englober la peinture dans l’espace. Sans nul doute, cet accrochage est à comprendre comme un énième moyen d’intégrer la peinture dans son milieu afin que peinture et espace d’exposition forment un tout unitaire ; comme s’il fallait le dire une nouvelle fois, une fois pour toute.

La rétrospective suisse de Martin Barré au Mamco livre un émouvant hommage à son œuvre, l’une des plus enivrantes qu’ait connue l’histoire de l’art occidental du XXe siècle. Certes complexe, la production de l’artiste bénéficie d’une médiation minutieuse, le commissaire d’exposition la rend accessible à celui qui se prendra au jeu. Les soins tout particuliers de Clément Dirié choient le visiteur qui n’a qu’à se laisser guider et suivre un parcours savamment orchestré qui expose toute la cohérence de l’œuvre : tandis que les enjeux de chaque décennie sont clairement compréhensibles, les développements picturaux s’affirmant progressivement se lisent sur les surfaces des toiles doctement sélectionnées. La progression de salle en salle permet de pénétrer le processus de mûrissement de l’œuvre, des recherches et expériences des années 1950-1960 jusqu’à la pleine maturité à partir de la décennie 1970, lorsque le peintre renoue avec le pinceau.

Le terme d’hommage n’est pas uniquement employé pour évoquer la présentation du travail de l’artiste au sein d’une institution prestigieuse mais sert également la qualification de l’entreprise curatoriale de Clément Dirié, d’une pertinence égale à l’œuvre, l’ensemble des alchimies opère si bien que l’on pourrait croire que les accrochages et la scénographie sont signés Martin Barré, c’est dire la qualité du travail accompli. Car il y a vraiment une manière d’exposer et de présenter le travail de Martin Barré et cela, le commissaire l’a bien compris. Depuis les peintures à la bombe aérosol, chaque nouvelle série relance les dés et une nouvelle partie peut commencer, faut-il encore que le visiteur se soit imprégné des règles ou qu’il se soit façonné les siennes – sempiternelle et inlassable rengaine qui cadence le parcours.

L’œuvre et l’exposition ont en commun une haute éthique qui ne facilite ni la tâche du commissaire, ni l’appréhension du visiteur mais qu’à cela ne tienne, Clément Dirié fait honneur à l’œuvre sans jamais s’arranger avec l’histoire et présente l’œuvre conceptuelle de Martin Barré, ce à quoi peu se sont risqués. Quand bien même cette salle de l’exposition laisse le regardeur perplexe et que ce dernier ne saisit pas l’ensemble des nuances de ces travaux, cette présentation permet d’éduquer en vue d’une mutation voire d’une métamorphose en passant d’une peinture que l’on regarde à une peinture que l’on pense.

Cette manifestation internationale est le signe d’un regain d’intérêt d’envergure pour un œuvre et une figure de l’histoire de l’art majeurs, tout comme l’est la rétrospective-événement du Centre Georges Pompidou (14 octobre 2020 – 4 janvier 2021). Il ne reste plus qu’à espérer que les institutions s’engouffrent nombreuses dans cette brèche.

 

Notes

[1] La première exposition personnelle de Martin Barré eut lieu du 19 janvier au 20 février 1955 à la galerie parisienne La Roue. S’en suit une longue liste d’expositions en galerie parmi lesquelles se trouvent des expositions présentées au sein d’institutions nationales et internationales : dès 1965 au museu de Arte Moderna de Rio de Janeiro ; la même année au centre culturel Haus am Lützowplatz de Berlin ; en 1979 à l’ARC, musée d’Art moderne de la ville de Paris ainsi qu’au Henie-Onstad Kunstsenter d’Oslo ; en 1982 à l’école des Beaux-Arts de Nantes ; en 1983 au Porin taidemuseo et au Helsingin taidemuseo en Finlande, puis à Malmö ; en 1989 au musée des Beaux-Arts de Nantes, de Tourcoing ; et enfin, en 1993 à la galerie nationale du Jeu de Paume à Paris.

[2] Girard X., « Martin Barré, une légèreté sans nom », art press, n° 55, janvier 1982, p. 12.

[3] Barré M., Lawless C., « Entretien avec Martin Barré à propos de 65-H-L-78 x 74 et de 67-Z-26-70 x 53 », Les cahiers du musée national d’Art moderne, n° 31, mai 1990, p. 121.

[4] Ragon M., Martin Barré et la poétique de l’espace, Paris, Galerie Arnaud, 1960, p. 39.

[5] Dossier de presse de l’exposition, en ligne : https://www.mamco.ch/download/docs/pdgj25qh.pdf/DP-MAMCO-automne-19-MartinBarre.pdf, (consulté en novembre 2019).

[6] Dirié C., cartel introductif à l’exposition.

[7] Tout de même, il convient de rappeler que la pratique picturale de Martin Barré ne s’est pas immédiatement inscrite dans une pratique abstraite. L’artiste a aussi peint quelques natures mortes académiques et d’autres toiles aux motifs figuratifs. Seulement, ces toiles datant d’avant 1949 – date des premières compositions abstraites – sont si peu représentatives de l’œuvre que leur absence ne détonne pas. Aussi, la majeure partie des toiles anciennes, même abstraites, se font rares en raison de leur dispersion, dans une monographie consacrée au peintre, son exégète Yve-Alain Bois note que les premières peintures conservées datent de 1954. Bois Y.‑A., Martin Barré, Paris, Flammarion, 1993, p. 8.

[8] Salles C., « Le polyptyque 60-T-45 de Martin Barré : convoquer le mur d’accrochage pour dévoyer le sujet », exPosition, 3, 23 septembre 2017, en ligne : https://www.revue-exposition.com/index.php/author/claire-salles, (consulté en décembre 2019).

[9] Barré M., Lawless C., « Entretien avec Martin Barré à propos de 65-H-L-78 x 74 et de 67-Z-26-70 x 53 », Les cahiers du musée national d’Art moderne, n° 31, mai 1990, p. 117.

[10] Cette formule est empruntée à Jacques-Louis Thibault qui l’employa pour évoquer la peinture de Martin Barré dans : « Martin Barré », Cimaise, n° 3, janvier-février 1957, p. 29.

[11] Bois Y.-A., Martin Barré, Paris, Flammarion, 1993, p. 41.

[12] Hindry A., « L’espace et le temps de la peinture, 1960-1977 », Martin Barré, cat. exp., Nantes, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Tourcoing, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Nice, Galerie des Ponchettes et d’Art contemporain des musées de Nice, 1989-1990, p. 51.

[13] Propos recueillis lors d’un échange par courriers électroniques avec l’historien de l’art.

[14] Pour une plus ample analyse des expériences offertes par ces œuvres-expositions, voir : Chiab I., Martin Barré 1969-1970 : parenthèse conceptuelle, mémoire de Master 2 en histoire de l’art- sous la dir. d’Hélène Trespeuch, Université Paul – Valéry Montpellier 3, juin 2019, vol.1.

[15] Stalter M.-A., « Martin Barré : 1954 – 1987 : Approches », Martin Barré, cat. exp., Nantes, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Tourcoing, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Nice, Galerie des Ponchettes et d’Art contemporain des musées de Nice, 1989-1990, p. 9.

[16] Hindry A., « L’espace et le temps de la peinture, 1960-1977 », Martin Barré, cat. exp., Nantes, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Tourcoing, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Nice, Galerie des Ponchettes et d’Art contemporain des musées de Nice, 1989-1990, p. 51-52.

[17] Clay J., « Convergence des formats et des tracés dans la peinture de Martin Barré », Macula, n° 2, 1977, p. 77-78.

[18] Stalter M.-A., « Martin Barré : 1954 – 1987 : Approches », Martin Barré, cat. exp., Nantes, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Tourcoing, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Nice, Galerie des Ponchettes et d’Art contemporain des musées de Nice, 1989-1990, p. 24.

[19] Hindry A., « L’espace et le temps de la peinture », Martin Barré, cat. exp., Nantes, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Tourcoing, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Nice, Galerie des Ponchettes et d’Art contemporain des musées de Nice, 1989-1990, p. 53.

[20] Clay J., « Le dispositif Martin Barré : l’œil onglé », Macula, n° 2, 1977, p. 76.

[21] Bois Y.-A., Martin Barré, Paris, Flammarion, 1993, p. 72.

[22] Barré M. dans Tronche A., « Martin Barré », Opus International, n° 74, automne 1979, p. 52-53.

[23] Ce sont les mots de Martin Barré, cités en introduction à ce compte rendu.

[24] Lors de la présentation de ces peintures à l’occasion de l’exposition monographique du peintre à la galerie nationale du Jeu de Paume en 1993 à Paris, c’est ainsi que Martin Barré les exposa.

Pour citer cet article : Inès Chiab, "La rétrospective suisse de Martin Barré : quand l’espace d’exposition se fait pleinement peinture", exPosition, 10 février 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-1/chiab-retrospective-suisse-martin-barre/%20. Consulté le 29 septembre 2023.

Poser, exposer, réexposer : transformation des regards à/sur l’œuvre

par Maki Cappe

 

Maki Cappe est doctorante en Philosophie de l’art à Paris IV, sous la direction de Marianne Massin, et rattachée au Centre Victor Basch. Ses recherches portent sur la pratique de l’installation et, plus particulièrement sur la manière dont cette pratique met à l’épreuve la notion d’œuvre, ou ce que désigne et circonscrit cette notion en regard à l’installation qui n’est plus assimilable à un objet posé devant soi/ extérieur à soi – le titre de sa thèse est : « La question de l’œuvre à l’épreuve des installations contemporaines ». Par ailleurs, elle est enseignante-intervenante en TD Philosophie de l’art à Paris 1 et en prépa beaux-arts privée. Depuis 2019, elle est co-curatrice, avec Mailys Lamotte-Paulet, artiste, d’un cycle d’expositions qui ont lieu au Laboratoire de la Création et dont le principe consiste à inviter un artiste à exposer une œuvre qui ne sera visible qu’un soir (le temps du vernissage) et qui sera accompagnée d’un texte écrit par ses soins à la suite de discussions avec l’artiste, tentant d’explorer les enjeux de cette œuvre au sein de cette temporalité particulière. —

 

 

L’exposition de l’art contemporain : vers une poïetique de l’ex-poser

Étymologiquement composé du préfixe ex- qui entend le mouvement d’extraction, d’être « à l’extérieur », « hors », et du radical ponere lequel signifie « poser », « mettre », le verbe exposer se conçoit comme l’action de poser à l’extérieur. Un extérieur que l’on peut, par usage, admettre comme « à la vue d’un public » et hors des murs de l’espace intime que serait, par opposition, l’atelier. L’exposition, résultat et accomplissement du geste d’ex-poser des œuvres, apparaît ainsi aujourd’hui comme un moyen pour le spectateur d’avoir accès aux œuvres et comme moyen pour l’artiste de « montrer », en rendant public, son travail.

Ainsi, si exposer est le fait de poser à l’extérieur, comment envisager le radical, la racine de cet acte qu’est, plus simplement, celui de poser ? Quels passages s’opèrent en effet de l’action de poser ou de disposer dans l’espace intime de l’atelier à celle d’exposer, de « rendre public » ? Quels enjeux sont associés à ce geste ou à cette succession de gestes et de moments construisant l’ex-position d’une œuvre pour un artiste ? Doit-on ou peut-on, à ce propos, considérer que l’œuvre est la version publique de ce qui, posé dans l’espace intime de l’atelier, serait susceptible de ne rester qu’au stade de simple « objet » ? Son exposition au public est-elle sinon déjà une forme de réexposition si l’on envisage le mouvement premier de renverser l’acte poïetique en réception esthétique, autrement dit, que l’artiste en est le premier spectateur et l’atelier le premier espace de dialogue ?

Au Grand Palais, du 18 juillet au 23 août 2020, la nef s’exposait en atelier évoluant jour après jour[1] sous les élaborations plastiques (construction, déconstruction, exposition) de l’artiste Franck Scurti. Un lieu d’exposition devenu atelier ou un atelier exposé, non à la manière d’une reconstitution comme l’atelier de Brancusi, annexe du Centre Georges Pompidou, mais dans son activité créatrice vivante, comme espace proprement poïetique, espace de création « en cours ». Cette proposition artistico-institutionnelle venait questionner de plein fouet le geste d’ex-poser. L’installation de l’atelier et celle des œuvres cohabitaient et coexistaient dans un même espace-temps, faisant littéralement fusionner l’intime et le public dans une dynamique non binaire, non dichotomique et non hiérarchisée.

Sous les yeux des spectateurs aguerris, les objets sont posés au sol, sur une table, à plat, exposés sur des cimaises, composés entre eux, puis déplacés par l’artiste ou ses assistants sans que l’on ne sache à quel moment ils se stabilisent dans un état conceptuellement clair et saisissable. Où s’arrête le geste de poser, où commence celui d’exposer ? Ce déplacement dans l’espace, métaphoriquement intime de l’atelier sous la nef, se meut et se mue en véritable performance artistique sous les yeux du public. Marcher, faire ou poser, deviennent, sous les projecteurs de l’art, les gestes chorégraphiques d’une exposition en constante évolution. Il n’est plus question de chercher la bonne place pour les œuvres, il s’agit de performer le verbe « ex-poser ». L’exposition apparaît ainsi comme une finalité sans fin. Elle a lieu en se constituant comme telle, elle se réalise au double sens de s’opérer et de s’accomplir.

Seule et unique œuvre exposée au spectateur sous une modalité classique, c’est-à-dire installée en dehors de la délimitation bornée de l’espace d’atelier et de ses aléas, De la maison au Studio, débutée en 2012, vient rejouer par son dispositif et son propos, l’appréhension d’un état de l’œuvre non stabilisé, en constante compo/expo-sition. Un fil de 45 mètres de lacets attachés entre eux et parsemés de nombreux déchets et objets divers trouvés tout au long des déplacements quotidiens de l’artiste entre son atelier et son domicile est accroché sous la coupole de la nef. Nourri et agrandi aux dimensions du lieu pour l’occasion de son exposition, le fil apparaît donc comme une œuvre-trace qui pourtant n’a pas pu et ne pourra jamais être réexposée telle qu’elle. En effet, celui-ci sera dorénavant trop long pour pouvoir pendre aux dimensions exactes d’un plafond d’une dizaine de mètres seulement. Son identité est à présent inextricablement augmentée des dimensions de son exposition au Grand Palais. Plus que de porter la trace de son exposition comme état transitoire, sa constante alimentation vient nouer ensemble l’intime et le public à deux niveaux : du domicile à l’atelier, et de l’atelier au musée.

L’exemple caractéristique de cette exposition nous permet ainsi d’envisager d’ores et déjà une conception contemporaine plus communément admise de l’exposition pensée comme une finalité sans fin, comme une manière d’advenir en états temporaires, introduisant le mouvement et le temps au sein d’une conception qui prenait pour acquis l’exclusion mutuelle des espaces et les dichotomies du poïetique (création) et de l’esthétique (réception), mais aussi de l’art (expérience esthétique) et de la vie (expérience quotidienne).

Depuis la fin du XXe siècle, l’art a subi simultanément de profondes mutations du point de vue des formes et des contours des œuvres qui le composent. Le cadre du tableau ou le socle de la sculpture, qui permirent longtemps de délimiter l’espace de l’expérience esthétique d’avec celui de l’espace environnant, se sont ouverts à l’espace et au temps du spectateur. Le white cube en est ainsi devenu le représentant canonique, garant d’une tension artistique ambiante[2]. Fantasmé comme une pure instance de délimitation physique, le cadre est devenu, à partir entre autres du minimalisme, l’opérateur métaphorique et conceptuel qu’il a toujours été. L’expérience des œuvres débordant l’objet pour se nourrir du cartel et de l’ « immatériel » qui l’environne, qu’il s’agisse du contexte artistique, de la disposition spatiale, du concept, etc.

Arrêtons-nous un peu plus longuement sur ce point tournant qu’a été le minimalisme. En rendant l’œuvre indissociable de son contexte d’installation et, par voie de conséquence, de l’expérience qu’en fait le spectateur, le minimalisme donne à repenser historiquement le passage à l’ex-position. Pour Donald Judd, artiste-théoricien et pionnier du mouvement, la réduction de l’œuvre à des formes tridimensionnelles très basiques, ce qu’il appelle ses objets spécifiques (référence à l’article du même nom : Specific Objects publié en 1965), sert à révéler, en quittant le mur où régnaient des tableaux de plus en plus vidés de configurations signifiantes, l’espace environnant auquel le spectateur est forcé de se confronter. Chez Carl Andre, des éléments alignés au plancher forcent le spectateur à une déambulation entravée et s’attaquent simultanément à la spécificité du médium sculpture et aux particularités physiques du lieu d’exposition. Dans son travail, la sculpture s’horizontalise tout en s’aplanissant. L’appréhension du médium se renouvelle par le biais du corps et de la marche à côté, autour ou sur, une sculpture fatalement désacralisée qui redéfinit ses axes et ses limites d’objet. Il s’agit pour Carl Andre d’envisager une sculpture qui ne soit plus reliée inconsciemment à la verticalité, à l’édifice, à l’architectural.

Ainsi le minimalisme cristallise, dans la diversité des stratégies et des pratiques qui le circonscrivent, avec une certaine évidence, les relations complexes que l’objet artistique exposé entretient avec son espace de monstration.

L’œuvre minimaliste, en essentialisant le rapport à l’espace réel, abolit, d’une certaine manière, son autonomie d’objet, voire son indépendance. Plusieurs questions sur le statut de cet objet apparaissent alors légitimes. Si ce dernier devient un simple « révélateur » de l’espace environnant, que reste-t-il de sa tradition de médium (peinture ou sculpture), de son histoire et de sa capacité à réclamer une expérience spécifique ? Ce que demande le minimalisme, c’est la considération d’une œuvre ici et maintenant, d’une œuvre qui est installée dans l’espace/temps réel et qui, pour reprendre la célèbre critique du minimalisme que Michael Fried effectue dans Art and Objecthood, intensifie théâtralement la durée[3] et s’affirme dans la littéralité de son objectité[4] : « L’œuvre littéraliste dépend du spectateur[5]» écrit-il.

Loin de récuser l’accusation, Donald Judd insiste sur cette particularité de sa production :

« L’installation de mon travail et de celui d’autres artistes coexiste avec sa création même. L’œuvre n’est pas spatialement, socialement, temporellement désincarnée, comme dans la plupart des musées. L’environnement joue un rôle essentiel dans mon travail : l’installation suscite autant de réflexion que l’œuvre elle-même[6]. »

Introduisant ainsi l’importance de la présentation des œuvres, Donald Judd va même jusqu’à envisager un statut pérenne des installations :

« Il faut qu’il existe quelque part un endroit où l’installation soit bien faite et permanente. […] J’ai toujours eu besoin de voir mon travail dans mon propre espace pour le comprendre et pour pouvoir concevoir d’autres œuvres […] Il est urgent de protéger mon œuvre de façon à ce qu’elle puisse durer dans les conditions qui furent celles de sa création[7]. »

Les propos de Donald Judd semblent en effet réclamer une sorte d’espace axiomatique avec lequel dialoguerait l’œuvre, une œuvre programmatiquement insituée c’est-à-dire indissociablement attachée au lieu pour lequel elle a été imaginée et dans lequel elle a été créée. C’est probablement dans cette optique que fut mise sur pied en 1971 la Judd Foundation dans la ville de Marfa. Aujourd’hui considéré comme un lieu d’exposition incontournable en plein milieu du Texas rural, cet espace fut investi par l’artiste pionnier du minimalisme en réaction aux institutions muséales qu’il estimait impropres à exposer correctement les œuvres minimalistes[8]. En partenariat avec la Dia Art Foundation qui rachètera la base militaire pour en faire le principal lieu de stockage et de présentation des collections, Judd a ainsi pu acquérir un certain nombre de bâtiments (supermarché, banque, hôtel) laissés à l’abandon pour en faire, de façon durable, des installations monumentales spécifiques au site[9] comme pour y installer ses œuvres et celles de ses congénères (Carl Andre, John Chamberlain, Dan Flavin, etc.). On subodore déjà qu’une telle orientation va poser un problème de taille à toute entreprise de réexposition, laquelle n’aurait d’autres enjeux que des intérêts économico-culturels : faire circuler des biens célèbres appartenant à l’histoire de l’art contemporain et susceptibles d’attirer un grand public en les amputant des liens invisibles qui conditionnent pourtant profondément leur expérience esthétique.

Ainsi l’œuvre minimaliste, par le biais de l’ancrage au site, introduit-elle une pensée de l’œuvre comme une « œuvre-lieu[10] ».

Les relations complexes entre l’œuvre et le site (ou le lieu) n’ont fait que s’accentuer avec l’arrivée de nouvelles pratiques comme l’installation ou la performance. L’œuvre, plus que de s’étendre à l’espace du spectateur, se fait environnement artistique dans l’installation et événement avec la performance. Plus les contours de l’œuvre englobent l’expérience du spectateur et plus les espace/temps poïetique (création) et esthétique (réception) s’associent. Pamela Bianchi, dans son étude consacrée à ces passages significatifs de l’espace contenant à l’espace-œuvre, écrit que :

« dans cette perspective, l’espace de l’art se présente avec une double nature : il est à la fois un composant de l’œuvre et un paramètre (dispositif) du récit expographique. Il s’agit d’une sorte de processus évolutif en chaîne (sorte de syllogisme) où, d’abord l’œuvre se fait exposition, ensuite, l’espace se fait œuvre et, enfin, l’espace se fait exposition[11] ».

Or, quand nous en arrivons à ce dernier stade, nous comprenons aisément qu’une réexposition est impensable car insensée. Dès lors que l’espace se fait exposition, chaque réitération d’une œuvre, traversant les différents maillons de la chaîne dont parle Pamela Bianchi, adopte nécessairement toujours une nouvelle identité ; il s’agit d’une exposition unique à part entière, car irréductible à d’autres espaces.

Dans le champ des pratiques contemporaines, la performance rencontre les mêmes obstacles à une réexposition que l’installation. Pensons par exemple à l’environnement performatif créé par l’artiste Tino Sehgal à l’occasion de la carte blanche qui lui a été confiée au Palais de Tokyo à la fin de l’année 2016. L’artiste explique comment ses performances sont indissociablement liées à leur lieu d’occurrence :

« Je mets mon travail en liaison avec ce temple de l’objet qu’est le musée et je remplace l’objet par un autre type de produit, plutôt immatériel, comme des situations, des expériences[12] ».

Nous pourrions pour évoquer ce type de production emprunter le terme parlant et imagé d’ « exp’œuvre[13] » qu’utilise Pamela Bianchi pour parler de la présentation de la performance. L’œuvre, loin de l’objet traditionnel, devient en effet elle-même l’exposition. Si ex-poser correspond bien originairement à l’idée de poser à l’extérieur, nous devons concéder que les mutations de l’œuvre d’art et de ses formes viennent redéfinir l’exposition comme acte profondément poïetique. Tirant son étymologie du latin opera, l’œuvre est bien également ce qui est à l’œuvre. Elle se manifeste à la fois, et simultanément, à elle-même et au public. Son essence d’œuvre n’est alors plus à situer en deçà ni au-delà de son exposition mais elle fusionne avec ce moment pour en faire une sorte d’ « événement » où elle s’affirme comme extériorité.

De l’exp’œuvre aux problématiques de la réexposition ; expériences et identité(s) de l’œuvre en question

Si nous souhaitions ainsi repenser le passage allant du geste de poser à celui d’exposer (créer l’œuvre puis la présenter) à l’aune de l’histoire de l’art et des perturbations qu’y ont créées les pratiques contemporaines, c’est parce que nous comprenons fatalement que l’œuvre, débordant les contours de l’objet vers l’immatériel enveloppant et le in situ, pose le problème de sa réexposition. Pamela Bianchi remarque ainsi que, aujourd’hui :

« l’espace d’exposition (alternatif, non ordinaire, institutionnel, etc.) participe activement à la définition statutaire de la proposition artistique temporaire (in-situ ou non) qu’il accueille. En ce sens, les modes d’occupations spatiales peuvent modifier temporairement la nature de l’espace investi[14] ».

Est-il donc encore possible de réexposer une œuvre aujourd’hui eu égard au fait que le concept même d’œuvre est devenu inséparable de son ex-position ? Et, si nous pouvons bien encore envisager une réexposition en ces termes alors, qu’advient-il de l’œuvre, de son identité, quand chaque exposition semble en redéfinir de nouveaux contours, voire quand chaque exposition est la pleine manifestation de l’œuvre ? « Que reste-t-il d’une œuvre d’art, une fois qu’on l’a exposée des dizaines de fois, une fois que l’on a pris conscience de toutes les transformations dont elle était l’objet lors de ses expositions[15] ? » demande fort à propos Jérôme Glicenstein.

Existe-t-il encore un cadre qui puisse retenir l’essence de l’œuvre et lui permettre d’être réexposée, d’être toujours la même ? Que risque l’œuvre soumise à plusieurs expositions ? Nous tenterons d’appréhender ces questions à partir cette fois d’un cas plus pratique de curation d’expositions.

Lorsque nous[16] avons initié le projet des expositions avec Le Laboratoire de la Création[17], l’idée directrice était de proposer aux artistes d’exposer une œuvre qui ne serait visible qu’un soir et qui serait accompagnée d’un texte censé rendre compte des enjeux de l’œuvre et de sa monstration au sein de ce dispositif temporellement particulier. Des vernissages il ne reste que l’écrit, publié sur le site mais aucune image ne l’accompagne car nous avons favorisé l’intensité d’une rencontre ponctuelle en durée limitée au sein d’un dispositif confrontant : le face à face avec une seule œuvre, quelle que soit sa dimension ou son procédé. Nous ne sommes ni commissaires, ni galeristes. Les expositions n’ont aucune thématique, le lieu lui-même n’est ni un cube blanc ni un lieu fortement atypique (du moins de l’intérieur car il s’agit de l’ancien château d’eau du Palais Royal). À l’origine, le concept de la réexposition n’était pas au cœur de nos considérations pour ce projet. Mais il est apparu rapidement assez central puisque les paramètres imposés, notamment le temps court de présentation et l’absence de traces photographiques de l’œuvre, ont porté tous les artistes, jusqu’à présent, à réexposer une pièce telle quelle ou à en proposer une nouvelle version. Les œuvres sont mises à l’épreuve de ce dispositif de médiation particulier dont l’intensification temporelle a fait surgir une série de réflexions et ouvert de nouvelles perspectives sur la réexposition.

Tout d’abord, revenons un instant sur la problématique de l’in situ révélée par le renouvellement du contexte. Julia Gault, exposée en novembre 2019, Jean-François Leroy, en décembre 2019 et Vera Kox en février 2020, ont tous les trois proposé des pièces qui obligent une remobilisation de cette expression introduite avec le minimalisme et que nous pouvons ici penser à nouveaux frais. Expression qui recouvre, selon l’acception admise précédemment dans son usage courant, le lien inextricable de l’œuvre à son espace d’ex-position, le sous-entendu de ce terme étant alors que l’œuvre aurait bien été faite pour cet espace particulier, que l’espace d’exposition (le site) en serait tout à la fois l’origine et la finalité. Or, pour chacun de ces artistes, le rapport au lieu, s’il est évidemment revendiqué à l’origine de la pièce, ne l’est pas pour les mêmes raisons ni de la même manière. Dès lors que le « site » en question renvoie aux particularités d’un espace topographique, le terme n’est plus toujours assumé. Il semble donc important non seulement de le repenser, mais également d’envisager que, ce qu’il dessine en creux d’une œuvre, est peut-être moins relié à l’espace du spectateur qu’à sa temporalité. Jean-Marc Poinsot est sans doute l’auteur qui a le plus œuvré à redynamiser en profondeur les problématiques de l’in situ en affirmant que le rapport œuvre/lieu ou la notion d’œuvre-lieu souffrait d’un contresens. Ainsi écrit-il dans Les cahiers du musée national d’Art moderne :

« Il faut en finir avec l’idée selon laquelle le site, le cadre d’implantation, voire le contexte contiendraient l’œuvre. C’est bien au contraire l’œuvre qui contient les traits ou fragments du site dans lequel elle est implantée. […] En effet, le réel (entendu ici comme cadre ou lieu précis) est tout à fait interchangeable, si tous les traits ou fragments que l’œuvre in situ avait intégrés lors de sa première apparition sont toujours maintenus dans la nouvelle mise en vue[18]. »

En réalité, cette question de l’in situ s’avère bien plus complexe qu’il n’y paraît. À partir du moment où les contours de l’œuvre se dissolvent dans l’espace réel du spectateur, il apparaît difficile d’affirmer que cette dernière reste parfaitement autonome. Car l’œuvre n’est plus simplement l’objet, elle s’hybride dans la subjectivité de l’expérience sensible. Il faut alors, avec Jean-Marc Poinsot, distinguer les conditions de l’in situ du point de vue de la création, des répercussions et des échos se manifestant du côté de la réception car, comme il en propose le constat suivant :

« Pour certains artistes l’exposition sera dissociée en une première occurrence par laquelle l’œuvre advient et prend une forme qui, malgré les variables ultérieures dues aux particularités des contextes successifs d’exposition, restera en quelque sorte garante du sens et de l’effet à produire. […] D’autres gèrent l’espace de réitération comme l’espace de leur propre discours. Ils se donnent la possibilité de ne jamais tenir le même discours[19]. »

Cette différence de conception et d’interprétation de l’in-situ, avec les conséquences qu’elle peut avoir sur la réexposition, nous pouvons la retrouver en comparant par exemple les propositions de Julia Gault et de Jean-François Leroy. Julia Gault avait proposé, sous le titre La constance de l’eau, une sculpture-performative : un sac en plastique transparent rempli d’eau et finement percé laissait un mince filet désagréger la grille faite de boudins de terre crue qui la recouvrait. La pièce avait émergé pour la première fois quelques mois auparavant, en bord de Seine et en extérieur pour son exposition à ThunderCage[20]. Ici, le in situ tirait parti du hasard heureux d’un lieu associé (historiquement) à l’eau. Une fois libérée de son premier contexte d’occurrence, l’œuvre acquiert une forme d’autonomie lui permettant de mettre l’emphase sur son statut temporel d’événement. Car c’est en effet le temps plus que l’espace qui l’active. Ce qui caractérise cette œuvre n’est pas la résonance première au lieu, c’est la situation et la durée de son délitement ainsi intensifié.

Jean-François Leroy présentait pour sa part une pièce intitulée Punctum réactivé. Originairement créée in situ pour une chapelle en 2012 (à l’occasion de l’événement L’art dans les chapelles), la première occurrence en portait simplement le titre unique de Punctum. Un morceau de lino coloré revêtait le sol et les murs du lieu en un prosaïque drapé qui dialoguait pudiquement avec la charge symbolique du lieu sacré. Exposée une seconde fois dans une galerie, la pièce avait cette fois-ci été faite par les galeristes eux-mêmes. Faute d’avoir pu se rendre sur place, l’artiste n’avait contrôlé de son œuvre exposée que le dessin résumant dans les grandes lignes une « manière » d’habiter l’espace. Sous un même titre (Punctum), l’œuvre avait, en deux expositions, changé d’apparence (le lino noir ayant remplacé le précédent coloré) et été augmentée d’un protocole (dessiner schématiquement une « manière d’occuper l’espace » et confier son ex-position). Pour sa troisième exposition, au Laboratoire de la Création, l’œuvre Punctum avait troqué le lino pour de la moquette. À cette occasion, le protocole d’installation avait, finalement et au dernier moment, été réalisé par l’artiste lui-même. Le texte exposé en regard de l’œuvre au moment de l’exposition posait une analogie avec le bateau mythique de Thésée dont les pièces avaient toutes été changées au fil de la traversée. Nous arrivons au cœur de la question de la réexposition : s’agissait-il du même bateau ? Jusqu’où le titre de l’œuvre lui permettait-il de conserver la même identité ? Qu’est-ce qui constituait l’essence de cette œuvre ? Cette exposition était, en outre, l’occasion de sensibiliser le spectateur à la question identitaire de l’œuvre et de ses mutations.

Pour Julia Gault, la réexposition était donc une manière de rejouer la temporalité de la pièce éphémère dans un cadre autre et des circonstances différentes. L’isolement de l’œuvre et la durée brève de sa monstration imposés par le dispositif intensifiaient en effet l’attention portée au processus de destruction de la terre par l’eau. De surcroît, d’une exposition à l’autre, seule diffère la manière dont le processus de délitement de la matière a lieu. Le sol peint de la galerie a empêché l’eau et la terre crue de se mélanger naturellement en une flaque de boue, comme l’y conduisait irréversiblement l’intentionnalité entropique de la pièce. Le phénomène avait réussi la première fois pour l’exposition en extérieur et sur revêtement de bitume. Si cette œuvre existe ainsi principalement par son caractère conceptuel entropique (l’appréhension de son essence temporelle précaire par le spectateur), force est de constater que la réexposition met en exergue des expériences de l’œuvre variées ou différentes et plus ou moins satisfaisantes pour l’artiste.

Jean-François Leroy nous invitait plutôt à questionner l’identité même de l’œuvre puisqu’il semble tout à fait contradictoire de parler de ré-exposition quand chaque présentation en propose une version différente. Nous parlerions bien plus volontiers de nouvelles occurrences d’une œuvre qui allonge ainsi son « pedigree » tout en demeurant toujours nouvelle et (re)découverte, par l’artiste comme par le spectateur, au moment de chaque exposition. L’expérience de l’œuvre ne se modifie pas comme c’est le cas pour Julia Gault, elle est inévitablement renouvelée simultanément aux occurrences supplémentaires d’expositions de l’œuvre. C’est probablement dans l’ajout à la fois innocent et joueur du Punctum réactivé pour l’occasion du Laboratoire de la Création que se joue cette conception particulière de la réexposition. L’artiste parlant volontiers plutôt d’ « occupation de l’espace » que d’ « installation » pour cette pièce, nous pourrions considérer alors que l’exposition réactive la fonction œuvre, qu’elle réactive la pièce comme Punctum tout en la réinventant presque totalement (matériaux, agencement, concept). L’occupation matérielle de l’espace se fait œuvre quand l’exposition en est l’avènement, presque plus que l’événement.

Dépassant les particularités de chaque exposition, dans un cas comme dans l’autre, l’œuvre n’existe en tant que telle qu’au moment de son ex-position. En dehors de la monstration, il n’y a que des matériaux (une moquette roulée, des blocs de terre crue, des sacs plastiques). Bernard Guelton, dans son ouvrage L’exposition : interprétation et réinterprétation, part de l’expérience concrète de reproduction et de réexposition d’œuvres contemporaines in situ pour dégager les traits et les enjeux propres à ce type d’œuvre. Ainsi écrit-il que :

« [L]a matérialisation n’est pas la rematérialisation d’une même œuvre, mais la mise en œuvre d’un principe qui se réalise dans le contexte de l’exposition. Comme souvent, la théâtralité n’est pas produite à partir du principe d’une reproductibilité complète d’une œuvre, mais sur la base de la reprise ou du ré-agencement de certains éléments antérieurs. Elle est présente avant tout comme une manifestation forte d’une condition de la représentation[21]. »

Cette idée de « matérialisation » d’une même œuvre était également visible chez Vera Kox qui présentait sous le titre On the spot ce que l’on pourrait appeler un « assemblage sculptural ». Une composition déjà exposée dans une galerie mais agrémentée cette fois de nouveaux éléments. Chez Vera Kox comme pour les autres artistes exposés si ce n’est davantage, l’atelier est un espace de production d’éléments autonomes qui seront assemblés à la manière d’une composition picturale dans le lieu d’exposition. Aucune œuvre n’est constituée physiquement en dehors de son espace d’exposition. « Présentifiée matériellement », si l’on peut dire, par des coulées de plâtre qui soudent temporairement les éléments qui la composent, chaque sculpture offre un assemblage unique accordé au lieu de présentation. Elle ne pourra pas être répétée à l’identique, le plâtre devant à chaque fois être détruit. À nouveau, la réflexion sur la notion de réexposition est ici subtilisée pour être envisagée du côté d’un dialogue, d’une composition de matériaux spécifique « qui a déjà eu lieu » auparavant, pour des expositions antérieures. Pour autant, certains éléments comme la coulée de plâtre ancrant l’installation sculpturale en un état ici et maintenant ou les billes de silicate qui, disposées sur le plâtre de façon à absorber son humidité, intensifiaient la temporalité par un lent changement de couleur, manifestent le caractère indubitablement éphémère et inédit de l’œuvre. Pareillement à Jean-François Leroy, le titre vient ici indiquer la conception d’une œuvre in situ élargie sous l’éclairage ponctuel des spots (métaphore des lieux d’expositions) qui vient acter l’assemblage en œuvre dans la brièveté d’un état évolutif.

Dans les expositions du Laboratoire de la Création, le temps court alloué aux présentations permet de saisir et d’exploiter un « état intermédiaire » assumé. L’œuvre exposée est à la fois entièrement présente et pourtant – comme le révèlent les textes qui l’accompagnent – également ailleurs, c’est-à-dire, dans ses autres formes et états passés ou futurs. En ce sens, interroger ce qui fait œuvre ou ce qu’est l’œuvre ici et maintenant permet de mettre en évidence les constituants et les forces qui la sous-tendent, sans que cela l’amoindrisse dans sa présente itération. Du côté des artistes, le type de présentation imposé par Le Laboratoire de la Création a parfois permis de mettre à l’épreuve la résilience identitaire d’une œuvre. Ce fut le cas pour Cyril Zarcone dont la pièce Assemblage en arche apparaissait plus conventionnelle dans notre contexte : il s’agissait d’un élément sculpté, complètement achevé en atelier, sans que ne semble être envisagé, comme ce fut le cas pour les autres, le caractère insitué de l’œuvre. Toutefois, si le spectateur avait face à lui une sculpture, celle-ci était en réalité une composante d’une installation comprenant six autres éléments semblables, un ensemble conçu en vue d’une présentation ultérieure à la Galerie Éric Mouchet à Paris[22]. Pour l’artiste, l’enjeu de la participation aux expositions du Laboratoire de la Création était de voir si cet élément sculptural pouvait soutenir son état d’isolement. Percevrait-on une carence formelle, liée à l’absence des six autres composantes avec lesquelles elle devait former un tout signifiant ? Percevrait-on les références au monde du jardin, à l’architecture antique ou au kitsch, qui animaient la création de cette série et constituaient la thématique de son exposition Côté Jardin à la Galerie Éric Mouchet ? Quelques semaines après le passage au Laboratoire de la Création, la pièce était à nouveau réexposée seule, l’artiste ayant réalisé qu’elle pouvait survivre formellement et conceptuellement à cette situation d’isolement : l’ex-poser l’avait (re)définie comme œuvre. De façon générale, nos discussions avec les artistes à la suite des expositions ont révélé qu’ils avaient de leurs œuvres une conception ouverte et en (trans)formation perpétuelle. Et ce sont ces transformations des regards à l’œuvre, sur l’œuvre ici et maintenant, comme sur son appréhension en tant que concept, que nous souhaitons donner à voir et à penser avec le projet des expositions au Laboratoire de la Création.

De l’unité multiple d’une œuvre à ses multiples identités d’œuvre, la question de la réexposition s’avère véritablement féconde aujourd’hui. Nous avons ainsi tenté de montrer que les propositions artistiques, rabattant l’espace-temps de la création sur celui de l’exposition, permettaient d’appréhender une exposition comme un événement. Ainsi que l’écrit Fabien Faure : « le lieu de l’œuvre que l’esthétique contemporaine a parallèlement pensé, avec ses outils et ses visées propres, comme une ontologie de l’acte créateur » permet de mettre au jour « cette propriété fondamentale de la création, qui est de donner lieu[23] ».

Les concepts d’exp’œuvre (Pamela Bianchi) ou d’œuvre-lieu (Fabien Faure), s’ils introduisent un éclairage pertinent pour penser la problématique d’une réexposition, eu égard aux enjeux de la création contemporaine et de ses productions, s’avèrent probablement trop spécifiques et restrictifs pour notre réflexion. En effet, l’hétérogénéité des conceptions introduites par le biais des expositions du Laboratoire de la Création nous permet, à défaut d’adopter un nouveau concept de substitution à la notion d’œuvre ainsi qu’un nouveau paradigme d’appréhension, de rebattre les cartes de la distinction initialement organisée dans le temps et dans l’espace que composent ces trois gestes établis en prélude : poser, exposer, réexposer.

Si l’art, pour le dire un peu schématiquement, a traditionnellement été du côté de la formation et de l’information (donner une forme à la matière), nous pourrions peut-être davantage le penser, à la suite de notre exposé, du côté de la trans-formation. Transformation(s) d’une œuvre dont les réitérations donnent lieu à de multiples expériences ou mutations identitaires à travers le concept d’une œuvre qui « a lieu » (pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jean-Marc Poinsot) plus qu’elle n’ « est ». Il apparaît nécessaire de changer de regard sur l’œuvre et de l’envisager entourée d’une membrane flexible, sans pour autant abandonner cette notion qui, dans sa visée ontologique, nous permet de penser plus profondément certains enjeux de l’art contemporain, de son exposition et de ses réexpositions aujourd’hui.

Notes

[1] Au jour le jour : titre donné à l’événement. L’installation de l’atelier et des œuvres était cependant ouverte au public uniquement les week-ends.

[2] « Le cube blanc […] est l’ “en puissance” de l’art. C’est cette dimension inchoative qui lui confère son caractère “sacramentel” : il “artifie” » écrit Patricia Falguières dans la préface de O’Doherty B., White Cube. L’espace de la galerie et de son idéologie, Zurich, JRP Ringier, 2008, p. 8.

[3] Fried M., Contre la théâtralité, Paris, Gallimard, 2007, p. 139 : Fried oppose ainsi une « présenteté continue et entière » qui caractérise l’expérience temporelle des œuvres picturales modernistes avec les œuvres minimalistes qui instaurent quant à elles une expérience qui « persiste dans le temps, et cette composante de l’interminable, qui est au cœur de l’art et de la théorie littéralistes, est essentiellement une donnée du caractère interminable et infini de la durée ». C’est ce caractère interminable et infini de la durée qui en introduit pour l’auteur la théâtralité.

[4] Ibid., p. 119 : « Cette “condition du non-art” est ce que j’appelle, dans le contexte, “objectité”. Tout se passe comme si l’objectité était seule à même, dans les circonstances présentes, d’exprimer l’identité d’une chose, de la définir sinon comme non art, du moins comme n’étant ni peinture, ni sculpture ; ou comme si une œuvre d’art – une peinture ou une sculpture moderniste, pour être précis – n’était pas essentiellement un objet ».

[5] Ibid., p. 134.

[6] Judd D., Écrits 1963-1990, Paris, Daniel Lelong éd., 1991, p. 69.

[7] Ibid., p. 69-70.

[8] On retrouve les critiques de Donald Judd à l’encontre des institutions muséales dans ses Écrits 1963-1990.

[9] Nous n’avons pas ici clairement évoqué la distinction entre in situ et site-specificity. Ce dernier terme étant apparu pour parler, par exemple, des œuvres du land art de R. Smithson ou de R. Serra implantées dans un site extra-institutionnel (Spiral Jetty au Great Salt Lake, aux États-Unis, en 1970) et rendues visibles au public essentiellement par le moyen de la photographie. Nous préfèrerons utiliser le terme générique « in situ » qui englobe davantage de problématiques quant à la qualité et à la notion « spécifique » du lieu.

[10] Terme utilisé par Fabien Faure pour parler du travail de Richard Serra (Spin Out 1972-1973), Faure F., Richard Serra : ma réponse à Kyoto, Lyon, Éd. Fage, 2008, p. 54.

[11] Bianchi P., Espaces de l’œuvre, espaces de l’exposition. De nouvelles formes d’expérience dans l’art contemporain, Saint-Denis, Connaissances et Savoirs, 2016, p. 18.

[12] Propos recueillis par Deman S., « Tino Sehgal – Zéro photo, zéro vidéo », ArtsHebdoMedia, n° 10, 2010, en ligne : https://www.artshebdomedias.com/article/021010-tino-sehgal-zero-photo-zero-video/?fbclid=IwAR2qsOTUcRux5axYAKcnZF9GAhiaaGw5rceV7nRx_VcWyu6WCYGoWtRDatI (consulté en juin 2019).

[13] Bianchi P., « Exposer la performance : une nouvelle interface spatiale », Les chantiers de la création, n° 8, 2015, en ligne : http://journals.openedition.org/lcc/1055 (consulté en janvier 2019) : « Dans une exp’œuvre se produit une fusion entre des réalités diverses, entre l’œuvre, l’espace d’exposition, libéré de la logique traditionnelle et le corps du public qui donne vie à une sorte d’exposition in situ ».

[14] Bianchi P., Espaces de l’œuvre, espaces de l’exposition. De nouvelles formes d’expérience dans l’art contemporain, Paris, Connaissances et Savoirs, 2016, p. 16.

[15] Glicenstein J., L’art : une histoire d’expositions, Paris, Presses universitaires de France, 2009, p. 216.

[16] Maïlys Lamotte-Paulet, artiste diplômée des Beaux-arts et moi-même, doctorante en philosophie de l’art à la Sorbonne Paris IV.

[17] Le Laboratoire de la Création attribue des espaces de travail, des résidences artistiques et organise des expositions depuis 2002. Maïlys Lamotte-Paulet et moi-même avons entrepris ce projet d’expositions (un artiste, une œuvre, un soir, un texte) en décembre 2019 dans la galerie du Laboratoire de la Création au 111 rue Saint-Honoré 75001. Liste des expositions sur le site du Laboratoire de la Création (www.laboratoiredelacreation.org).

[18] Poinsot J.-M., « L’in situ et la circonstance de sa mise en vue », Les cahiers du musée national d’Art moderne, n° 27, printemps 1989, p. 72.

[19] Poinsot J.-M., Quand l’œuvre a lieu. L’art exposé et ses récits autorisés, Dijon, Les presses du réel, 2008, p. 38.

[20] Espace d’exposition public situé à Aubervilliers. Le principe des expositions consiste à inviter deux artistes à investir « en duel » un carré de bitume en extérieur situé sous une passerelle, en bord de rive, et dont les œuvres seront visibles pour les spectateurs-promeneurs urbains. Julia Gault y exposait en septembre 2019.

[21] Guelton B., L’exposition : interprétation et réinterprétation, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 51.

[22] Exposition personnelle de l’artiste : Côté Jardin, exp., Paris, Galerie Éric Mouchet, 2019.

[23] Faure F., Richard Serra : ma réponse à Kyoto, Lyon, Éd. Fage, 2008, p. 157.

Pour citer cet article : Maki Cappe, "Poser, exposer, réexposer : transformation des regards à/sur l’œuvre", exPosition, 10 février 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-1/cappe-poser-exposer-reexposer/%20. Consulté le 29 septembre 2023.

L’architecture aurale des lieux d’exposition, du Met Cloisters au MoMA. Glissements et mutations de l’expérience de l’œuvre sonore

par Karine Bouchard

 

Ayant complété son doctorat (Ph.D.) à l’Université de Montréal, Karine Bouchard est historienne de l’art et commissaire indépendante. Elle occupe le poste de directrice artistique de la revue Le Sabord et elle enseigne les enjeux historiques et théoriques des arts modernes, contemporains et actuels à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR). Ses travaux théoriques concernent l’apport actuel des éléments du sonore et de la musique dans les expositions du musée d’art et, plus précisément, l’évaluation de son impact sur les pratiques d’écoute du visiteur par le biais de questionnements phénoménologiques et sociopolitiques. Karine Bouchard a notamment publié dans Marges, revue d’art contemporain (France), dans l’ARSC Journal (États-Unis), dans Circuit – Musiques contemporaines et collabore en tant que critique d’art à différentes revues culturelles. —

 

Les installations sonores prennent considérablement part aux expositions et font partie intégrante de la programmation de musées d’art. Il est devenu fréquent de faire l’expérience de pratiques artistiques qui consistent précisément à spatialiser le son par un système de haut-parleurs diffusant des compositions sonores et musicales préalablement enregistrées et remixées. Toutefois, l’architecture du lieu est rarement prise en compte dans la conception et la diffusion de ces œuvres, et ce, ni par les commissaires, ni par les artistes, ni par les visiteurs. Pourtant, une attention portée à l’écoute d’une telle installation sonore démontre que sa finalité est entièrement tributaire de la structure bâtie dans laquelle elle est présentée. Le lieu active le sens de l’œuvre, ses enjeux culturels, historiques et sociopolitiques, entre autres. L’écoute se façonne et se transforme au gré des salles qui l’accueillent et qui modifient sa perception et sa compréhension.

Cet article propose de réévaluer notre approche de ces formes d’œuvres sonores de manière à considérer le résultat de leur diffusion dans un espace d’exposition donné, en portant une attention particulière à l’acoustique du lieu, à ses qualités physiques, ce qui devrait assurer une adéquation entre la source et la réverbération du son. Il s’agit de réfléchir le lieu à partir de l’expérience d’écoute des possibilités sonores – plutôt que visuelles – d’un tel espace, dont la démarche renvoie au concept d’architecture aurale qui a été défini par les auteurs Barry Blesser et Linda-Ruth Salter[1]. Selon eux, dans la mesure où un son émane d’une source, il devient d’emblée indissociable de l’écho et de la réverbération du lieu dans lequel il résonne. La perception d’un son relève ainsi d’une attention qui n’est pas uniquement portée sur l’objet dont il émane, que ce soit un son naturel ou enregistré, mais de tout un système de renvoi des occurrences sonores au sein duquel l’écoutant, au centre des échanges, est en mesure d’orienter son expérience, par la sélection singulière qu’il fait des bruits, des timbres et des fréquences de l’environnement. L’acoustique de chaque lieu communique donc, par l’organisation physique et performative de la structure architecturale, selon sa nature, une sensibilité esthétique particulière. L’architecture aurale se distingue de l’architecture acoustique dans la mesure où cette dernière prend en compte uniquement les propriétés du lieu régies par un langage de lois de la physique et par le type de diffusion des ondes sonores qu’elles permettent dans l’espace. L’architecture aurale s’intéresse, quant à elle, à la manière dont les auditeurs font l’expérience intelligible et sensible de cette spatialité.

À la suite de ce postulat, il s’agit d’analyser le potentiel de l’architecture aurale dans l’expérience d’exposition de l’œuvre sonore. À partir d’une attention portée précisément à l’écoute des sons artistiques lorsqu’ils dialoguent avec l’acoustique de l’espace, il s’agit d’étudier la manière dont s’opèrent les transformations de sens de l’installation sonore lorsqu’elle est transposée d’un lieu à un autre. Il s’agira notamment de comprendre comment l’architecture aurale d’une salle spécifique d’exposition, par sa singularité, peut affecter sa diffusion et moduler la signification de l’œuvre à différents niveaux : historiques, culturels ou sociopolitiques. Pour ce faire, j’examinerai comment s’active la réverbération dans un espace muséal ou expositionnel donné pour saisir la manière dont l’architecture ouvre à la compréhension de l’œuvre. À partir d’une description des comportements des sons diffusés dans chaque lieu, j’interrogerai les décalages, les glissements, les pertes et les mutations du message de l’installation sonore lorsqu’elle est reçue par le visiteur écoutant.

L’analyse procède à partir de deux cas d’étude, soit les installations sonores à canaux multiples, Study for Strings (2012) de Susan Philipsz et Forty-Part Motet (2001) de Janet Cardiff. Présentées, entre autres, à New York en 2013, un moment déterminant pour la reconnaissance de l’art sonore par l’institution muséale, ces œuvres, qui consistent visuellement en la disposition de haut-parleurs spatialisés, diffusent chacune des enregistrements sonores altérés ou déconstruits de pièces musicales qui renvoient à des réflexions sur l’histoire, la mémoire ou la perte[2].

En souhaitant apporter une contribution théorique aux champs de la muséologie et de l’histoire de l’art par l’intégration du concept d’architecture aurale et sa mise en pratique dans un contexte expositionnel, le présent examen s’appuie sur la réception critique de ces cas d’étude. Pour interroger la manière dont l’architecture aurale apparaît au critique d’art, j’analyserai l’expérience de l’exposition en fonction de diverses sources d’opinion, qui n’excluent pas les plateformes de grande diffusion comme les blogues, pour saisir le plus directement possible la réaction des visiteurs[3].

L’architecture aurale : de la salle de concert au musée d’art

Fig. 1 : Soundings: A Contemporary Score, 2013, The Museum of Modern Art. Vue de l’exposition et de l’installation de Susan Philipsz, Study for Strings, 2012. Photo : Jonathan Musikar. Courtoisie de l’artiste, Tanya Bonakdar Gallery, Galerie Isabella Bortolozzi et The Museum of Modern Art/SCALA/Art Resource.

L’œuvre Study for Strings est un enregistrement à canaux multiples de la pièce pour orchestre de Pavel Haas, qui a été composée lorsque l’artiste était prisonnier au camp de concentration de Theresienstadt, pendant la Seconde Guerre mondiale, en 1943[4] (Fig. 1). La pièce musicale originale fut jouée une seule fois par des musiciens incarcérés et un enregistrement filmique de cette performance a, par la suite, été utilisé à des fins de propagande nazie. La composition fut réarrangée par Philipsz et réenregistrée pour être diffusée dans un espace d’exposition. L’artiste a récupéré uniquement les parties de l’alto et du violoncelle de l’œuvre originale, lesquelles conversent à partir de huit pistes diffusées par le biais de haut-parleurs de manière à faire comprendre le sentiment d’absence et de perte qui a présidé sa conception.

Fig. 2 : Janet Cardiff: The Forty-Parts Motet, 2013, The Metropolitan Museum of Art, The Cloisters: Fuentidueña Chapel, galerie 002. Photo : The Metropolitan Museum of Art. Courtoisie de l’artiste, Musée des beaux-arts du Canada et The Metropolitan Museum of Art/Art Resource.

Contrairement à l’œuvre de Philipsz, celle de Janet Cardiff possède une structure visuelle installative fixe pour la diffusion en salle. Elle est composée de 40 haut-parleurs haute-fidélité disposés de manière elliptique, à égale distance l’un de l’autre, au milieu de la salle d’exposition. Haussés sur des tiges de métal à environ 2 m du sol, les haut-parleurs présentent un aspect anthropomorphique qui confronte le spectateur. Ils diffusent en boucle des extraits du motet Spem in alium numquam habui (vers 1556-1573) de Thomas Tallis (vers 1505-1585), un compositeur anglais de l’époque des Tudor[5] (Fig. 2). La version de cette pièce musicale polyphonique utilisée par Cardiff, véritable exercice contrapuntique pour 40 voix indépendantes, regroupées en huit ensembles de cinq voix, qui chantent a capella, a été enregistrée par la Salisbury Cathedral Choir. Chaque dispositif émet le timbre d’une des voix – basse, baryton, ténor, alto et soprano – de manière à fragmenter la composition monolithique pour en déplier les différentes fréquences dans l’espace[6]. Les qualités immersives de l’œuvre offrent aux visiteurs la possibilité de vivre une expérience d’écoute intense.

Les enregistrements de Study for Strings et de Forty-Part Motet se définissent a priori comme des pièces musicales qui suggèrent une performance devant un public donné. Toutefois, elles causent un paradoxe dans la mesure où ce type de diffusion s’effectue généralement dans une salle de concert. Les spectateurs sont assis devant une scène, face aux musiciens, pour écouter à l’unisson. Alors que les œuvres sonores exigent cette même expérience en temps réel, une différence majeure s’impose puisque les mélodies et les rythmes ne sont pas destinés à être joués en direct, mais en différé, par le biais de dispositifs-relais que sont les haut-parleurs. Contrairement à son déploiement en concert, la source sonore des enregistrements de Philipsz ou Cardiff n’a jamais été produite et enregistrée pour et dans le lieu de diffusion. L’espace que l’on entend est « virtuel », créé par une ingénierie de mixage et manipulé par des synthétiseurs et des logiciels à partir d’ordinateurs[7] : son lieu d’exécution est le studio de son ou d’enregistrement, un espace privé qui est généralement occupé par les producteurs, les artistes et les mixeurs.

D’un point de vue acoustique, l’architecture muséale ne répond pas aux mêmes critères qu’une salle de concert. Selon Blesser et Salter, les espaces musicaux possèdent une architecture aurale singulière qui diffère des autres espaces religieux, sociaux ou politiques. Certaines règles façonnent les propriétés de la réverbération (équilibre, niveau de délai et de limitation) de manière à ce que cette architecture soit au service de la pièce musicale et de l’artiste. De ce point de vue, l’espace physique qui accueille exclusivement de la musique peut être envisagé comme une extension de l’instrument, de manière à entretenir une interdépendance intrinsèque avec l’architecture aurale pour ne former qu’un seul et unique tout sonore[8]. Ayant une flexibilité limitée de la structure bâtie, l’espace traditionnellement dédié à la musique a développé ses normes et constitué son public à partir d’un répertoire majoritairement consacré à la musique classique occidentale, du XVIIe au XIXe siècle. La salle de concert a ainsi favorisé une réception qui s’organise selon l’ouïe, tout en contribuant à discipliner et à éduquer l’oreille par la musique présentée[9].

En étant accueillies dans un lieu dédié à la monstration d’objets comme le sont traditionnellement les musées, Study for Strings et Forty-Part Motet ne rejoignent pas ce genre de communauté. Elles ciblent le public muséal qui possède plutôt une sensibilité visuelle. Si ce rapport à la matérialité, à la fixité de l’œuvre bidimensionnelle et optique s’est renouvelé et diversifié à la fin du XXe siècle[10], il demeure que l’institutionnalisation du visiteur muséal s’est historiquement forgée par les codes scénographiques conçus pour disséminer le savoir par la vue. Les expositions ont construit un regard spatialisé émanant d’un visiteur en position verticale qui se déplace de salle en salle. De telles mises en espace exacerbent l’individualité et l’autonomie, chacun créant sa propre expérience singulière. Le lieu muséal lui-même répond à des règles architecturales visuelles tributaires de ces présentations.

Study for Strings et Forty-Part Motet doivent composer avec ces règles et ces codes muséaux. Leur exposition se traduit par un effort particulier de spatialiser le son à partir de technologies de diffusion. Les artistes sont ainsi amenés à sculpter le paysage sonore en manipulant la provenance des sources occupant le lieu. De cette manière, ces œuvres incitent l’espace à s’hybrider : une réminiscence subtile de l’expérience de concert y dialogue étrangement avec une présentation associée aux arts visuels. C’est principalement l’usage de sons amplifiés par les haut-parleurs qui crée cette défamiliarisation.

Dans les deux cas, les haut-parleurs modifient le rapport entre le son enregistré et la résonance. Le son apparaît ainsi plus présent, plus ample, que ce qu’il devrait être s’il était seulement généré par l’acoustique du lieu. Il s’agit de créer l’illusion d’un son plus intense, plus près de l’oreille que ce qu’il est réellement, l’amplification augmente l’effet de proximité. En somme, les œuvres exposées de Philipsz et de Cardiff combinent une acoustique active qui renvoie à un espace virtuel, l’espace de l’enregistrement d’instruments de musique ou de chants liturgiques, dans le studio de son, et un espace augmenté, amplifié, qui participe à la réverbération dans le lieu d’exposition.

L’écoute de la perte et de l’absence dans Study for Strings

Lors de sa présentation dans l’une des salles du Museum of Modern Art à New York (MoMA) dédiée à l’exposition Soundings: A Contemporary Score (2013) qui a mené à la consécration de l’art sonore, l’installation de Susan Philipsz diffusait la composition musicale par le biais d’un dispositif visuel minimal où huit haut-parleurs étaient placés à hauteur d’œil, au milieu de la cimaise tout au fond d’une salle sombre (Fig. 1). Selon la critique Jessica Feldman, le son atteignait frontalement le visiteur qui entendait les notes de manière isolée[11]. Barbara London, la commissaire de l’exposition Soundings: A Contemporary Score décrit dans le catalogue d’exposition le rythme de la pièce et l’émotion qui s’en dégage :

« Philipsz évoque la tristesse de la présentation originale de Study for Strings de même que les horreurs qui ont suivi. L’intégralité de la partition est exécutée par seulement deux musiciens qui jouent uniquement leur propre partie de l’œuvre orchestrale. C’est comme s’ils sont engagés dans une conversation sérieuse qui se déploie lentement, emplie de pauses, chacun attendant poliment que l’autre complète sa pensée. Les silences retentissent à partir de l’absence de musique et font apparaître la mémoire des disparus[12]. »

L’installation est perçue comme un dialogue douloureux, intimiste, ponctué sporadiquement de silences. Ce sont ces silences qui activent l’idée de l’absence et de la perte, celle des disparus du camp qui a inspiré la création de Study for Strings. Loin d’être une absence de son, ces silences résonnent, ils s’affirment comme un choix réfléchi de l’artiste.

Une analyse du dossier critique démontre toutefois que l’installation sonore exposée au MoMA ne réussissait pas à faire ressentir au visiteur l’idée de la perte. L’autrice Jessica Feldman remarque par exemple qu’en situation muséale la signification de l’œuvre reposait d’abord sur la disposition visuelle des haut-parleurs, ce qui laissait le visiteur démuni. Sans la lecture du cartel, l’intention de la pièce demeurait inintelligible :

« Toutes les relations qui auraient pu naître de l’imagination de l’auditeur quant à la composition et à l’interprétation originales sont effacées et conceptualisées. Dans cette installation, nous pensons à la perte, mais nous ne la ressentons pas vraiment[13]. »

D’autres auteurs ont quand même cru percevoir la manifestation de l’absence dans la scénographie visuelle. Pour le blogueur John Haber, cette dernière apparaissait dans l’ombre d’un cercle noir se dessinant autour des haut-parleurs adossés au mur d’une salle vide[14]. Selon Haber, la vision des haut-parleurs avait en quelque sorte subsumé la compréhension de l’installation à partir de la musique.

Fig. 3 : Soundings: A Contemporary Score, 2013, The Museum of Modern Art. Vue de l’exposition et de l’installation de Susan Philipsz, Study for Strings, 2012. Photo : The Museum of Modern Art. Courtoisie de l’artiste, Tanya Bonakdar Gallery, Galerie Isabella Bortolozzi et The Museum of Modern Art/SCALA/Art Resource.

Si l’on constate une certaine inaptitude de la critique à appréhender par l’écoute une œuvre comme Study for Strings, un sujet qui mériterait que l’on s’y attarde dans une analyse future, je souhaite plutôt interroger la manière dont l’acoustique a apparemment échoué à porter l’attention de l’auditeur vers l’architecture aurale ; cet échec, me semble-t-il, pourrait être la cause de ce détournement d’intérêt de l’expérience sonore vers la représentation visuelle. Les haut-parleurs étant positionnés sur une seule cimaise ; ils rappelaient un ensemble à cordes jouant devant un public, à la différence près qu’il n’y avait pas de scène ni de corps d’instrumentistes en mouvement, ni assez de sièges pour s’asseoir face à l’œuvre (Fig. 3). Ainsi, ces transmetteurs apparaissaient-ils dans leur fixité, tel un tableau bidimensionnel accroché à la cimaise où il occupe un espace restreint entouré de vide. Selon Feldman, les haut-parleurs étaient si près l’un de l’autre que le son se figeait. Les occurrences sonores semblaient prises au piège. Une fois entrées dans l’espace d’exposition, elles se résorbaient dans leur support matériel :

« Dans ce cas, nous pouvons littéralement observer les façons dont le déplacement dans un espace de musée peut amener une pièce à commencer à se transformer progressivement en objet. La puissance de cette œuvre résidait dans sa dispersion et la saisie de cette dispersion exigée des auditeurs, en raison des vides qu’elle articulait : dans le temps, l’espace, les groupes et les communautés[15]. »

Par ces choix scénographiques, le MoMA avait donc concentré le son temporellement et spatialement pour créer dans l’architecture aurale une acoustique locale réduisant le potentiel d’immersion nécessaire à l’œuvre. Le plafond bas ainsi que la moquette au sol assourdissaient les occurrences sonores et annihilaient toute réverbération. Le son était plutôt clair et distinct, mais il n’habitait pas l’espace architectural comme ce serait le cas dans une salle de concert où les murs et le plafond agissent comme réflecteurs et amplificateurs de la source sonore. Plutôt que le son ne se rapproche de l’oreille du visiteur par son ampleur, l’acoustique du lieu d’exposition, au contraire, « rétrécissait » le son et isolait les fréquences de manière à ce que s’établisse un rapport intimiste avec chaque haut-parleur. Par le fait que l’écho était atténué, l’espace ne pouvait pas répondre aux sources sonores. Cet espace ne créait pas non plus son propre bruit par le mixage des sons artistiques avec des occurrences non voulues, occurrences de l’ordre du fonctionnel ou celles émanant d’un public captif pour une période relativement longue (chuchotements, raclements de gorge, toux, etc.). L’acoustique, par l’étouffement des sons, laissait entièrement place aux sons artistiques qui formaient l’unique présence sonore. L’architecture aurale perdant son dynamisme, elle se neutralisait. Le potentiel sonore de l’espace était donc limité et ne pouvait pas rendre la pleine expressivité de l’œuvre, ayant pour conséquence de réduire l’affect qu’elle produisait chez les visiteurs.

Fig. 4 : dOCUMENTA (13), 2012, Kassel Hauptbahnhof. Vue de l’exposition et de l’installation de Susan Philipsz, Study for Strings, 2012. Photo : Eoghan McTigue. Courtoisie de l’artist, Tanya Bonakdar Gallery et Galerie Isabella Bortolozzi.

Lorsque Study for Strings a été présentée une année plus tôt à la dOCUMENTA (13) de Kassel, en Allemagne, les haut-parleurs, plus imposants, installés dans la gare de la ville, se fondaient dans un paysage visuel et sonore extérieur. Alors que certains étaient disposés près des rails, sur des tiges de métal, à une hauteur considérable, d’autres étaient accrochés directement à des éléments fonctionnels comme les pylônes électriques transportant les lignes d’alimentation du train[16]. Cette disposition, guidée par la volonté de spatialiser les sources sonores, nécessitait un déplacement important de la part du visiteur incapable de saisir simultanément toutes les occurrences sonores (Fig. 4). Des critiques, dont Feldman, ont jugé qu’une telle dispersion était susceptible de faire ressentir au visiteur-auditeur le sentiment de perte ayant inspiré la création de l’œuvre.

L’aire de départ et d’arrivée des trains étant un espace ouvert sans paroi ni obstacle majeurs pour s’opposer à sa diffusion et à sa résonance, le son de l’œuvre « se perd » littéralement dans un environnement sans limites et sans points de repère. Le visiteur ne peut plus façonner par l’écoute les limites du lieu ni imaginer le volume de l’espace[17]. Les sonorités musicales se fondent ainsi dans les sons de la ville, comme les cloches qui sonnent, ou dans les sons naturels, comme les chants d’oiseaux. C’est ce paysage sonore contextuel omniprésent qui amène le visiteur à ressentir le caractère illimité de l’espace. L’architecture aurale lui fait prendre conscience des horizons acoustiques, c’est-à-dire de la distance maximale qui peut exister entre lui-même et les sources les plus éloignées des sons à l’écoute.

Au sein de cette acoustique composée d’occurrences sonores hétéroclites, le son « cible[18] », ou visé par l’écoute, doit être généralement plus fort que le son contextuel, celui du paysage sonore qui évolue en trame de fond. Toutefois, ce son visé disparaît sporadiquement au moment où le train passe : s’opèrent ainsi des changements de points d’écoute ainsi que de sons cibles et, par conséquent, une modification de l’attention que le visiteur accorde à un son donné. Une métaphore de l’expérience de la perte se vit réellement lorsque l’on n’entend plus, pendant un certain temps, le son des instruments à cordes qui est submergé par le crissement des roues métalliques sur les rails, jusqu’à l’arrêt complet du train ou jusqu’à son redémarrage. Autrement dit, un paysage sonore apparaît lorsqu’un autre s’estompe. Ces champs sonores rivalisant entre eux demandent aux visiteurs de réévaluer régulièrement, par l’écoute, les nouvelles frontières de l’espace qui surgissent aléatoirement. En somme, l’architecture aurale démasque symboliquement la véritable nature d’une gare : un lieu de passage qui peut s’interpréter et se vivre comme une perte, où chacun s’y trouve pour une courte durée avant de le quitter pour d’autres endroits.

L’écoute de la mémoire et de l’histoire dans Forty-Part Motet de Janet Cardiff

En 2013, lors de sa présentation dans l’église Saint-Martin de Fuentidueña du Met Cloisters Museum, une extension du Metropolitan Museum of Art (MET) (Fig. 2), l’installation Forty-Part Motet voulait respecter les intentions de sa conceptrice, Janet Cardiff[19]. La présentation réussissait en effet à fournir au spectateur une expérience d’écoute singulière. Pour reprendre l’idée de Cardiff, la position stratégique du dispositif des haut-parleurs en ovale avait pour but de réinventer la réception d’un concert : elle permettait aux visiteurs d’expérimenter en marchant le point d’écoute des choristes. En s’approchant des haut-parleurs, chaque individu entrait en contact avec les voix de manière intime et façonnait son propre mixage des sons qu’il entendait grâce à ce jeu de proximité et d’éloignement des sources sonores. Cardiff souhaitait que la pièce musicale soit perçue comme une « construction changeante[20] » où chacun décidait de son parcours, physique comme virtuel. Le choix de spatialiser les haut-parleurs visait à révéler l’architectonique de l’œuvre de Tallis.

Cette planification de l’expérience du spectateur par Cardiff a été très bien comprise par la critique qui a expliqué l’installation selon les occurrences sonores entendues. Le témoignage de Marie-Claude Mirandette manifeste à cet effet une dynamique d’écoute attentive : « en se rapprochant de l’un des haut-parleurs, on entend distinctement chacune des 40 voix de ce chœur contrapuntique[21] ». On peut également découvrir Forty-Part Motet « dans sa plénitude en se plaçant au centre de l’espace[22] ».

Toutefois, si la compréhension de l’œuvre est une réussite, c’est principalement grâce au fait que l’expérience est entièrement tributaire de la structure physique du lieu de présentation, une église riche en références historiques et culturelles. D’ailleurs, les qualités acoustiques de Saint-Martin de Fuentidueña sont régulièrement exploitées par le musée qui y accueille plusieurs récitals de musique ancienne de l’époque de Tallis[23]. La réminiscence d’une telle expérience de concert transparaît dans la critique, comme le note Jim Dwyer :

« Extraite du familier, la sonorité propre à la musique ancienne et à l’espace de l’église arrive aux oreilles et aux yeux modernes comme rien d’autre : ni comme le fait d’entendre un chœur d’église, ni comme écouter de la musique à partir d’un excellent système de son[24] ».

La manière dont l’espace habite l’œuvre exacerbe l’écoute de manière à induire dans le visiteur un sentiment de transcendance. Pour la blogueuse Michelle Aldredge, l’installation est une rareté, une révélation[25], tandis que pour Marie-Claude Mirandette, « la perception du visiteur est ainsi affectée, modifiée, quasiment sanctifiée par l’œuvre, dans l’espace de la chapelle[26] ». L’architecture aurale qui fait vivre ces émotions aux individus accroît aussi leur sentiment d’appartenance à une collectivité, celle qui fait l’expérience de l’œuvre. Plusieurs témoignages, dont celui de Michelle Aldredge, relèvent cet effet de socialité qui se développe par l’écoute : « Un certain nombre d’auditeurs ont essuyé des larmes et beaucoup ont souri à des amis, à des étrangers ou à eux-mêmes[27] ». L’architecture aurale favorise l’idée de cohésion entre les visiteurs par l’écoute en groupe. Autrement dit, l’espace s’ouvre à un partage de l’expérience à partir de l’ouïe.

Plus concrètement, les voix enregistrées du motet se trouvaient aussi modifiées par les matériaux de l’architecture, des murs en pierre et un toit en bois[28], dont les grandes qualités de résonance ont également été soulignées par la critique[29]. Les chœurs se répondaient dans un jeu de renvois et amenaient un changement constant du son cible. L’espace était donc constitué de l’écho continu de ces sons. Les paroles mêmes du motet qui arrivaient aux oreilles des spectateurs étaient le résultat d’une accumulation de la réverbération de plusieurs syllabes dont chacune, avec sa sonorité et sa fréquence singulières, entrait différemment en collision avec les murs étroits et sobres de la nef sans transept ou se perdait dans la hauteur du plafond. Une telle architecture est susceptible de créer un délai qui fait correspondre dans un même espace des syllabes émanant de temporalités différentes : certaines qui existaient depuis quelques secondes se mélangeaient à la syllabe qui s’échappait des haut-parleurs, soit le son cible que l’on devrait entendre. Cette superposition temporelle amplifie le volume sonore, elle affecte les dimensions et la surface de l’espace ressenti. La réverbération exacerbée du lieu l’illumine, en quelque sorte, d’une manière sonore.

L’importance parfois trop grande de la résonance ne permettait pas de saisir les paroles issues des voix chantées et d’en comprendre le discours sous-jacent. L’installation réussissait à faire vivre un moment de transcendance au spectateur non pas grâce à l’intelligibilité du discours, mais grâce aux différents timbres des voix réverbérantes relayés par les haut-parleurs anthropomorphes formant une texture spatiale que le critique Jim Dwyer nomme de « tapisserie[30] ». À cet effet, les visiteurs sont conscients que la « couleur » de l’œuvre est indissociable de la nature du lieu de diffusion, car sans elle, le son enregistré serait entièrement aminci. Selon le visiteur et compositeur, Norman Yamada, dont les propos ont été rapportés par le critique Jim Dwyer :

« En enregistrant chaque chanteur avec un microphone à proximité de la source sonore, le son est très sec […] Lorsque vous le diffusez dans cet espace, il en prend la coloration[31] ».

Cette coloration de l’espace que mentionne Norman Yamada est propice au recueillement et à la méditation. Elle induit un sentiment de sacré en accord avec les motets de l’époque de Tallis[32]. Mais surtout, elle se réfère à la nature historique du lieu, une église romane du XIIe siècle de la région de Ségovie en Espagne achetée et reconstituée par le MET[33]. L’œuvre nous plonge dans l’Espagne médiévale en faisant apparaître certaines qualités structurelles du bâti roman par les pierres de l’abside originale de l’église et par la reconstitution fidèle de la nef et de la charpente. L’écoute des sons semble activer la sensibilité des visiteurs quant aux propriétés historiques du musée, ce qui a été remarqué par la critique Allison Meier :

« [I]l y a quelque chose dans le fait d’avoir accès non seulement à la chapelle Fuentidueña dans le cloître où elle est installée dans le but d’entrer en dialoguer avec ce dernier, mais de toute la série d’œuvres d’art et d’architecture du Moyen Âge disséminée à travers le musée[34] ».

L’installation dans cette chapelle semble d’autre part subsumer le temps historique des motets eux-mêmes – puisqu’ils datent de la Renaissance – pour les ramener au temps historique symbolisé par le lieu architectural. En somme, l’église du Met Cloisters active une expérience d’écoute complexe de Forty-Part Motet en misant sur la mémoire collective et culturelle de pratiques émanant d’un passé lointain.

Si l’église du Met Cloisters présentait une personnalité aurale forte liée aux particularités de l’architecture sacrée, on peut affirmer que l’acoustique du Cleveland Museum of Art semblait restreindre l’expérience d’écoute par le fait que le lieu muséal repliait l’œuvre sur elle-même. L’intégration de l’espace environnant dans la description qu’en ont faite les critiques se limitait d’ailleurs à signaler que la salle abritait des peintures de la Renaissance. Aucun compte rendu n’a analysé l’effet de l’architecture sur l’œuvre, ni le rapport à l’histoire qui fait correspondre le temps des objets exposés à l’Art’s Reid Gallery avec le temps de la création du motet Spem in alium numquam habui. Est-ce parce que l’espace rectangulaire se montrait hostile aux résonances ? L’écho semblait en effet réduit en étant absorbé par la dizaine de tableaux accrochés aux cimaises ou en se répercutant irrégulièrement sur les deux bustes sculptés et placés sur des socles derrière les haut-parleurs. En outre, l’entrée de l’Art’s Reid Gallery, scandée de deux colonnades en marbre, menait à une autre salle qui, acoustiquement, entravait les renvois d’écho, les sons se perdant et ne revenant pas vers l’oreille du visiteur (Fig. 5). Autrement dit, la structure et les matériaux conduisaient peut-être à un jeu d’écho irrégulier qui rendait diffuses, plus qu’il ne coordonnait, les correspondances entre le son cible et sa réverbération dans l’espace.

Fig. 5 : Janet Cardiff: The Forty-Parts Motet, 2013, Cleveland Museum of Art. Photo : Cleveland Museum of Art. Courtoisie de l’artiste, Musée des beaux-arts du Canada et Cleveland Museum of Art.

En l’absence d’un dialogue fort entre Forty-Part Motet et son espace d’insertion, il n’est pas étonnant que la critique se soit plutôt tournée vers une analyse des éléments textuels de l’œuvre, comme l’intitulé même du motet, Spem in Alium, dont la traduction à partir du latin peut se lire comme suit : « Mon espoir, je ne l’ai jamais mis en aucun autre que Toi ». Pour la critique Rebecca Dimling Cochran, le sujet de l’œuvre renverrait ainsi à deux vertus chrétiennes, la foi et l’espérance[35]. Il en résulte que l’expérience d’immersion et de sacré telle que souhaitée par Cardiff et exprimée par le titre de l’œuvre ne semble pas pleinement exploitée au musée.

Dans le cas de l’installation au Cleveland Museum, l’architecture aurale se construisait paradoxalement par un retrait de l’attention accordée à l’espace au profit d’une concentration sur la source des sons. La critique Brooke Kamin Rappaport attribue cette réduction à l’effet du white cube : « une salle blanche et propre est devenue un décor qui disparaît[36] ». De fait, dans un tel lieu qui commande d’emblée un silence propice à l’écoute et malgré une régularité du bâti suggérant une bonne capacité à contrôler l’audition, il demeure que les matériaux assèchent le son et que le timbre de la réverbération n’est pas aussi englobant que celui d’une église. L’expérience de l’ordre du sacré laisse place, dans une visée autoréférentielle, aux qualités mêmes du motet, accentuées par effet de contraste avec l’architecture froide, comme le souligne le commissaire Michael Rooks[37].

La culture de l’écoute comme expérience pour le visiteur

À la suite de ces analyses, il conviendra de reconnaître l’importance de l’architecture aurale pour que les œuvres mobilisant l’écoute répondent à l’intention de l’artiste qui l’a créée ou du commissaire qui la présente. De là émergent trois constats. Dans un premier temps, l’écoute d’une installation sonore est efficace lorsque le son s’inscrit dans un contexte architectural qui permet de lui donner un sens ou qui active ses propriétés culturelles, sociales et politiques. Sinon, malgré un dispositif et une spatialisation opérationnels, la réception du message de l’œuvre risque d’être partielle ou détournée. Deuxièmement, chaque architecture aurale inclut une prise en compte de la réverbération du lieu, qui devient l’un des matériaux de l’installation sonore elle-même et qui est une composante essentielle de la réussite de l’expérience. L’étude a cependant révélé que les espaces d’exposition s’apparentant au white cube renvoient généralement le son vers l’œuvre même et permettent moins un dialogue fluide entre la source sonore et les propriétés architecturales. Ces espaces diminuent l’efficacité de l’immersion et de la spatialisation sonore. Le niveau d’amplification du son n’est toutefois pas fixe ou normé : il ne s’agit pas d’atteindre une puissance spécifique pour que l’intention de l’œuvre soit comprise. Au contraire, la réverbération est malléable et est ajustée selon les timbres et l’écho des composantes architecturales du lieu ainsi que selon le type de sources sonores et de spatialisation. Par exemple, Study for Strings ne nécessite pas de réverbération des sons artistiques si l’on veut saisir le sens de la perte et de l’absence. En revanche, Forty-Part Motet demande une réverbération accrue de manière à amplifier tous les sons musicaux pour que l’écoute induise un sentiment de transcendance. Dans un troisième temps, l’architecture aurale joue un rôle de conscientisation des agirs du visiteur. Elle organise son attention et, par conséquent, son corps dans l’espace ainsi que ses comportements face à l’œuvre. L’architecture aurale pourrait fournir des pistes de réflexion et des outils pour comprendre et favoriser, dans une visée collective, tel que le suggère la nature même du son, un partage de l’expérience d’écoute lors de l’exposition.

 

 Notes

[1] Le professeur du Massachussetts Institute of Technology, Barry Blesser, étudie les relations entre l’audio, l’acoustique, la perception et la cognition alors que le travail de la chercheure indépendante Linda-Ruth Salter interroge les relations interdisciplinaires entre l’art, l’espace, la culture et la technologie. Se référer à Blesser, B., Salter L.-R., Spaces Speak, Are You Listening? Experiencing Aural Architecture, Cambridge, MIT Press, 2007.

[2] L’étude comparative de ces deux œuvres s’appuie sur les textes des critiques qui ont commenté les expositions à New York à l’été 2013. Consulter Mirandette M.-C., « Le mur du son », ETC MEDIA, n° 101, 2014, p. 66-71.

[3] Le blogue révèle l’expérience de l’exposition sous plusieurs angles perceptifs selon le savoir de l’auteur, ses présupposés culturels et sociaux, d’où l’importance de cette source dans notre recherche.

[4] La composition est disponible à l’écoute sur le site web du Museum of Modern Art : http://www.moma.org/interactives/exhibitions/2013/soundings/common/content/11/media/sp_studyforstrings.mp3 (consulté en mars 2020).

[5] Différentes informations sur la pièce sont mentionnées sur le site internet de l’artiste : https://www.cardiffmiller.com/artworks/inst/motet.html# (consulté en mars 2020).

[6] La National Gallery of Canada offre un extrait audiovisuel en 360 degrés de l’œuvre à l’adresse suivante : www.gallery.ca/whats-on/exhibitions-and-galleries/janet-cardiff-forty-part-motet-2 (consulté en mars 2020).

[7] Blesser B., Salter L.-R., Spaces Speak, Are You Listening? Experiencing Aural Architecture, Cambridge, MIT Press, 2007, p. 6.

[8] Ibid.

[9] Ibid., chap. 4. Ce lien étroit entre le produit musical et l’architecture aurale relève du fait que la musique n’est pas seulement un divertissement : elle a joué un rôle majeur dans l’histoire et la culture, entre autres. Elle est d’abord un langage lié aux domaines de l’esthétique, de la spiritualité ou encore, du patriotisme.

[10] Alpers S., « The Museum as a Way of Seeing », Karp I., Lavine S. D. (dir.), Exhibiting Cultures. The Poetics and Politics of Museum Display, Washington ; Londres : Smithsonian Institution Press, 1991, p. 25-32.

[11] Feldman J., « The Trouble with Sounding: Sympathetic Vibrations and Ethical Relations in “Soundings: A Contemporary Score” at the Museum of Modern Art », Ear|Wave|Event, vol. 1, 2014, p. 1-9.

[12] London B., Hilde Neset A., Soundings: A Contemporary Score, New York, Museum of Modern Art, 2013, p. 13 : « Philipsz evokes the pathos of the original performance of Study for Strings as well as the horror that followed. The entire score is performed by just two musicians, who play only their parts in the orchestral work. It is as if they are engaged in a serious conversation that unfolds slowly, full of pauses, each waiting politely for the other to complete a thought. The silences resound with absent music and conjure memories of the dead ».

[13] Feldman J., « The Trouble with Sounding: Sympathetic Vibrations and Ethical Relations in « Soundings: A Contemporary Score » at the Museum of Modern Art », Ear|Wave|Event, vol. 1, 2014, p. 5 : « Whatever relationships could have arisen in the listener’s imagination of the original composer and players get erased and conceptualized. We think about loss, but we don’t really feel it in this installation ».

[14] Haber J., « Soundings: A Contemporary Score », Ditties of No Tone, ([s.d.]), en ligne :  http://www.haberarts.com/sounding.htm (consulté en mars 2020) : « Absence itself becomes visceral for Susan Philipsz, with a wall of eight speakers in an otherwise empty room – each with a black circle beneath crossed by the speaker’s shadow ».

[15] Feldman J., « The Trouble with Sounding: Sympathetic Vibrations and Ethical Relations in “Soundings: A Contemporary Score” at the Museum of Modern Art », Ear|Wave|Event, vol. 1, 2014, p. 5 : « In this case, we literally can observe the ways in which the move into a gallery space can cause a piece to begin to glob into an object. The power of this work was in its dispersion, and the imagination that dispersion required of the listeners because of the empty holes it articulated: in time, space, ensembles, and communities ».

[16] Cette description visuelle et sonore est réalisée entre autres à partir de l’archive vidéo sur la chaîne YouTube de l’artiste : www.youtube.com/watch?v=s_yMZJkzbcw (consulté en mars 2020).

[17] Si la longueur, la profondeur et la largeur d’un lieu peut être définie par la vision, l’écoute en détermine le volume métrique global. Consulter Blesser B., Salter L.‑R., Spaces Speak, Are You Listening? Experiencing Aural Architecture, Cambridge, MIT Press, 2007, p. 21.

[18] L’expression est une traduction libre du terme « target sound » de Blesser et Salter qui est employée dans ce texte pour décrire les sons sur lesquels l’attention de l’écoute doit être portée. Dans le cas de Study for Strings, il s’agit des sons musicaux et de ses réponses spatiales. Ibid., p. 24.

[19] De l’église originale de Fuentidueña, il ne reste que l’abside. La nef ainsi que la charpente sont une reconstitution volontaire par le musée.

[20] La description est tirée du témoignage de l’artiste, Janet Cardiff, sur son œuvre. Se référer au site internet de l’artiste : https://www.cardiffmiller.com/artworks/inst/motet.html# (consulté en mars 2020).

[21] Mirandette M.-C., « Le mur du son », ETC MEDIA, n° 101, 2014, p. 66.

[22] Ibid.

[23] Le MET y fait référence sur son site internet : https://www.metmuseum.org/exhibitions/listings/2013/janet-cardiff (consulté en mars 2020).

[24] Dwyer J., « Moved to Tears at the Cloisters by a Ghostly Tapestry of Music », New York Times, 2013, en ligne : https://www.nytimes.com/2013/09/20/nyregion/moved-to-tears-at-the-cloisters-by-a-ghostly-tapestry-of-music.html (consulté en mars 2020) : « Sampled from the familiar, the sum of the ancient sound and space arrives in modern ears and eyes like nothing else: not like hearing a church choir, not like listening to music on a superb sound system ».

[25] Aldredge M., « Sounds Like a Masterpiece: The 1st Contemporary Artwork at the Cloisters », Gwarlingo, en ligne : https://www.gwarlingo.com/2013/the-1st-contemporary-artwork-at-the-cloisters-janet-cardiff-40-part-motet/ (consulté en mars 2020).

[26] Mirandette M.-C., « Le mur du son », ETC MEDIA, n° 101, 2014, p. 66.

[27] Aldredge M., « Sounds Like a Masterpiece: The 1st Contemporary Artwork at the Cloisters », Gwarlingo, en ligne : https://www.gwarlingo.com/2013/the-1st-contemporary-artwork-at-the-cloisters-janet-cardiff-40-part-motet/ (consulté en mars 2020) : « A number of listeners wiped away tears, and many smiled to friends, strangers, or themselves ».

[28] La description et le visuel correspondants sont disponibles sur le site du MET à l’adresse suivante : https://www.metmuseum.org/art/collection/search/472507 (consulté en mars 2020).

[29] Consulter, entre autres, Dwyer J., « Moved to Tears at the Cloisters by a Ghostly Tapestry of Music », New York Times, 2013, en ligne : https://www.nytimes.com/2013/09/20/nyregion/moved-to-tears-at-the-cloisters-by-a-ghostly-tapestry-of-music.html (consulté en mars 2020).

[30] Ibid.

[31] Ibid. : « By close-mikeing each singer, you’ve got it very dry […] Then you put it back in this space, and it takes the coloring of the space ».

[32] Les critiques ont notamment retenu ce sentiment lors de l’expérience dans l’église du Met Cloisters. Se référer notamment à Mirandette M.-C., « Le mur du son », ETC MEDIA, n° 101, 2014, p. 66.

[33] L’église faisait probablement partie du complexe architectural d’un château fort. Se référer au site du Metropolitan Museum of Art pour une description plus exhaustive de la chapelle : https://www.metmuseum.org/art/collection/search/472507 (consulté en  mars 2020).

[34] Meier A., « Music for a Solemn Space: The First Contemporary in the Cloisters », Hyperallergic, 2013, en ligne : https://hyperallergic.com/93177/music-for-a-solemn-space-the-first-contemporary-art-at-the-cloisters/ (consulté en mars 2020) : « there’s something about not just having the Fuentidueña Chapel in the Cloisters where it’s installed to respond to, but the whole array of medieval art and architecture throughout the museum ».

[35] Dimling Cochran R., « Janet Cardiff’s Sound Piece “Forty Part Motet”   a sublime experience, at the High », ARTSATL, 2013, en ligne : www.artsatl.org/janet-cardiff-the-forty-part-motet-high-museum/ (consulté en mars 2020).

[36] Kamin Rapaport B., « Sound Off | Janet Cardiff », International Sculpture Center re:sculpt re:work / re:new / re:view, 2013, en ligne : https://blog.sculpture.org/2013/10/30/sound-off-janet-cardiff/ (consulté en mars 2020) : « a clean, white room became a disappearing backdrop ».

[37] Dimling Cochran R., « Janet Cardiff’s Sound Piece “Forty Part Motet”  a sublime experience, at the High », ARTSATL, 2013, en ligne : www.artsatl.org/janet-cardiff-the-forty-part-motet-high-museum/ (consulté en mars 2020).

Pour citer cet article : Karine Bouchard, "L’architecture aurale des lieux d’exposition, du Met Cloisters au MoMA. Glissements et mutations de l’expérience de l’œuvre sonore", exPosition, 10 février 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-1/bouchard-architecture-aurale-lieux-exposition/%20. Consulté le 29 septembre 2023.

Camp en mouvement de Versailles au Met : Élisabeth Vigée Le Brun et Marie-Antoinette

par Ivana Dizdar

 

Ivana Dizdar est historienne de l’art et commissaire d’exposition. Elle est titulaire de masters en histoire de l’art et en études en conservation des universités Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Columbia à New York. Ses recherches portent sur la relation entre l’art contemporain et l’art du long XIXe siècle. —

 

Fig. 1 : Elisabeth Vigée Le Brun, Marie-Antoinette en grand habit de cour, 1778, 273 x 193,5 cm, Kunsthistorisches Museum

Marie-Antoinette savait se camper bien avant qu’on ne lui attribue une sensibilité camp. Pour son premier portrait peint par Élisabeth Louise Vigée Le Brun, la reine commande une toile plus grande que nature. Elle se tient fière et confiante (pourquoi ne le serait-elle pas ?). Son allure fait de l’ombre aux objets qui l’entourent, que ce soit une couronne royale ou le buste de son mari Louis XVI. Portant une élégante robe de cour ornée de paniers de satin blanc cassé, presque doré, d’une traîne fleurdelisée, et une aigrette de plumes fichée dans sa coiffure haute, la souveraine nous ignore. Son regard semble lointain, porté au-delà du cadre, vers un avenir prometteur. Depuis cette commande pour la cour de Vienne, exécutée en 1778 à Versailles, Marie-Antoinette en grand habit de cour (Fig. 1) a voyagé et été exposé dans bon nombre d’endroits que la reine elle-même n’aurait pu imaginer. En 2016, par exemple, le portrait fut déplacé du Kunsthistorisches Museum de Vienne vers le Metropolitan Museum de New York pour une rétrospective majeure de Vigée Le Brun. Plus récemment, en 2019, une reproduction du portrait peint par un artiste anonyme, Marie-Antoinette, reine de France, et appartenant au musée national des Châteaux de Versailles et du Trianon fit à son tour le voyage au Met pour se retrouver dans un environnement complètement différent. Suspendue contre un mur rose dans un cadre blanc minimaliste, Marie-Antoinette trônait au centre physique – et peut-être même conceptuel – de l’exposition Camp: Notes on Fashion.

Organisée par Andrew Bolton, conservateur en chef à l’institut du Costume du Met, l’événement avait pour ambition de retracer le développement de la sensibilité camp. Étant donné la complexité et la richesse de cette notion, l’exposition ne pouvait être que partielle et sélective. L’expert Fabio Cleto, parlant d’un terme nébuleux et difficile à définir, associe pourtant le camp à « une chose qui se manifeste, simplement[1] ». Le camp a pendant longtemps été considéré comme un phénomène sous-culturel, jusqu’à ce que des critiques et théoriciens s’y intéressent au milieu du XXe siècle et le fassent ainsi passer de l’ombre à la lumière. Les plus éminents d’entre eux, l’écrivain Christopher Isherwood et, plus tard, la philosophe Susan Sontag, ont décrit le camp comme un concept à la fois esthétique et culturel, une manifestation du glamour et de l’extravagance, un phénomène connotant simultanément l’exagération, l’artifice, l’humour, la parodie, l’ironie, la naïveté, la théâtralité et le plaisir[2]. À différents degrés, les deux auteurs entrevoient le lien, aujourd’hui bien établi, entre le camp et la politique queer, la culture gay, le non-conformisme de genre et les pratiques anti-patriarcales, l’associant à une forme de résistance face à l’ordre dominant. Bolton et le Met ont accueilli ces déclinaisons du camp, pour créer une expérience muséologique : une invitation au voyage à travers l’esprit camp – éclectique, excessif et amoureux de l’amour.

Conçue dans l’esprit camp, l’exposition Camp: Notes on Fashion brouillait les frontières entre l’art noble, l’art populaire et le non-art pour créer un espace où les grands maîtres côtoyaient des artistes pop et des vêtements à la pointe de la mode, avec Judy Garland en arrière-fond musical. En prenant pour référence le célèbre essai Notes on Camp (1964) de Sontag dont elle mime le titre, cette exposition à succès présentait des objets datant du XVIIe siècle jusqu’à aujourd’hui et se structurait en deux grandes parties. Transhistorique plutôt que chronologique, la première partie accumulait peintures, sculptures, dessins, photographies, matériaux d’archive, textes, gravures, objets décoratifs et pièces de haute couture. Les musiciens de Caravage (1597, Fig. 2) y côtoyaient des manuscrits d’Oscar Wilde, des boîtes de soupe Campbell d’Andy Warhol, des robes cocktail de Cristobal Balenciaga, ainsi que des portraits photographiques de Greta Garbo et de Marlene Dietrich. La deuxième partie, présentant près de deux cent mannequins sur deux étages, mettait en scène des ensembles et accessoires modernes et contemporains, conçus aussi bien par des marques de renommée mondiale comme Burberry, Versace et Dior, que par des labels moins connus comme Ashish.

Fig. 2 : Caravaggio (Michelangelo Merisi), Les musiciens, 1597, 92,1 x 118,4 cm, Metropolitan Museum of Art

Pourquoi et comment Marie-Antoinette et son portrait peint par l’artiste Vigée Le Brun se sont-ils retrouvés parmi cette foule d’objets ? On aime considérer aujourd’hui Marie-Antoinette comme une figure camp, étant donné son style vestimentaire recherché et son aptitude à poser dans différents rôles : dans le catalogue du Met pour Camp: Notes on Fashion, Cleto soutient  à ce propos que « Marie-Antoinette et les effets de mode qu’elle générait, sur fond de la révolution française, étaient possiblement les plus camp de tous[3] ». Le caractère camp de Marie-Antoinette ne peut cependant pas se lire comme une donnée statique et immuable. Comment le circonscrire, en effet, étant donné que le portrait de la souveraine a été repositionné, non seulement du point de vue historique et géographique, mais aussi herméneutique, notamment dans sa relation au camp qui a lui-même évolué ?

Dans le portrait original de Vigée Le Brun, Marie-Antoinette en grand habit de cour, la reine témoigne de son aptitude à prendre la pose ainsi qu’à se cadrer dans la composition, comme si elle effectuait une apparition sur scène. La souveraine se tient droite, ce qui la rend presque imposante, une attitude que Mary D. Sheriff n’hésite pas à qualifier d’architectonique[4]. Le portrait nous ramène à l’apprentissage du maintien que la reine a reçu d’un maître de danse français, lequel lui avait inculqué l’aptitude à rester gracieuse tout en portant de hauts talons, une crinoline et une traîne[5]. Vigée Le Brun s’est ainsi évertuée à représenter une figure distinguée, sérieuse et digne, endossant pleinement le comportement et l’allure attendus d’une reine. Même si l’artiste reste fidèle à l’apparence physique de Marie-Antoinette, sans dissimuler les caractères physionomiques qu’elle tient des Habsbourg, elle adoucit les traits et se concentre sur le teint pour le rendre rayonnant, jeune et sain[6]. La reine tient une rose qui fait ressortir la couleur de ses joues.

La souveraine Marie-Antoinette apparaît dans son élément, un décor évoquant la salle d’un palais. Derrière elle se trouve une colonne symbolisant le pouvoir royal[7], une colonne si imposante que des historiens d’art la considèrent comme une gaucherie de débutant, le signe que Vigée Le Brun n’avait pas encore atteint la maîtrise de l’échelle et des proportions[8]. Bien au-dessus de la souveraine, sur un piédestal orné de l’allégorie de la Justice, se trouve le buste de son mari, le roi Louis XVI. La couronne royale repose à ses côtés, sur un coussin luxueusement décoré, posé lui-même sur une nappe de velours rouge rehaussée d’ornements dorés. La taille de la colonne et la hauteur du buste affirment de toute évidence l’autorité du pouvoir royal. Malgré tout, aucun de ces attributs ne parvient à rivaliser avec l’allure fière et noble de la personne, Marie-Antoinette se trouvant subtilement mise en relief par un rayon de soleil.

Avant la commande de ce tableau, la reine cherchait non sans difficulté un portraitiste capable de reproduire de la manière la plus juste son image, déclarant dans une lettre à sa mère « les peintres me tuent et [me] désespèrent[9] ». Vigée Le Brun a probablement attiré l’attention de la reine aux alentours de 1776, après avoir été invitée à peindre des portraits du comte de Provence et sélectionnée au même moment pour reproduire des statues royales au cabinet de Louis XVI[10]. Marie-Thérèse d’Autriche, n’ayant pas vu sa fille depuis qu’elle avait été envoyée à Versailles pour épouser l’héritier de la couronne de France, réclamait un portrait de la jeune princesse devenue dauphine puis reine[11]. Elle ne se souciait pas de recevoir un portrait fidèle. Malgré le « fond de tendresse maternelle bien vive[12] » dont elle se déclarait animée, elle voulait avant tout savoir comment sa fille avait grandi, comment elle se comportait et s’habillait – c’est-à-dire comment elle incarnait l’autorité politique conférée par son mariage. Le portrait final donna pleine satisfaction aux deux reines et assura ainsi à Vigée Le Brun la place de portraitiste en titre de Marie-Antoinette[13].

Peut-être Marie-Antoinette en grand habit de cour contient-il déjà des indices du changement de style et de personnalité qui commençait à s’opérer chez la jeune reine de France ? Un changement qui, contrairement aux attentes, dérogeait aux conventions du portrait officiel pour aller vers quelque chose de plus excessif et de plus excentrique. La dérive est légère cependant : le tableau ne nous frappe pas comme participant d’une véritable sensibilité camp. Le cadre, le décor, les attributs, le langage corporel et la composition respectent dans les grandes lignes les normes de la peinture royale traditionnelle[14]. On peut alors s’interroger : pourquoi l’exposition du Met Camp: Notes on Fashion a-t-elle voulu présenter ce portrait de Marie-Antoinette au lieu d’un autre[15] ?

Fig. 3 : Elisabeth Vigée Le Brun, Marie Antoinette en chemise ou en gaulle, 1783, 93 x 79 cm, Sammlung von Ludwig von Hessen und bei Rhein, Schloss Wolfsgarten in Hessen

Vigée Le Brun a en effet produit des portraits de Marie-Antoinette qui, au moins en apparence, s’accordent plus clairement avec la sensibilité camp. Au moment où l’artiste en venait à s’accorder une plus grande liberté de style[16], la reine elle-même délaissait les conventions et les formalités de cour, préférant les contenus inattendus, l’expression de sa subjectivité qui se traduisait surtout par l’invention de jeux de rôle. Son portrait le plus célèbre, Marie-Antoinette en chemise ou en gaulle (1783, Fig. 3), marquait un écart sans précédent dans la représentation qui pouvait être faite d’une reine. La peinture, dans laquelle Marie-Antoinette apparaît vêtue d’une simple robe de mousseline blanche, fut jugée si explicite, si indigne et si indécente qu’elle fut retirée du Salon. Le tableau aurait donc été plus approprié pour l’exposition Camp: Notes on Fashion car, selon Mark Booth, les représentations camp « rendent gaiement publique leur immoralité[17] ». Le Met aurait également pu exposer une version de Marie-Antoinette à cheval (1783, Fig. 4) de Louis Auguste Brun, qui représente la reine dans une tenue masculine, une livrée de chasse. Le musée aurait aussi pu exposer une gravure plus osée représentant Marie-Antoinette portant une frégate dans les cheveux pour saluer l’engagement de la France dans un combat naval contre la Grande-Bretagne[18] (Fig. 5). En dépit de toutes ces possibilités, c’est la reproduction de Marie-Antoinette en grand habit de cour qui a finalement été retenue et accrochée au mur rose de la galerie.

Fig. 4 : Louis Auguste Brun, Marie-Antoinette à cheval, 1783, 60 x 66 cm, Le château de Versailles
Fig. 5 : Anonyme, Le négligé galant ornés de la coéffure à la Belle-Poule, 1778, 33,7 x 50 cm, Bibliothèque nationale de France
Fig. 6 : Pietro Tacca, Belvedere Antinous, environ 1630, 64,6 × 28,4 × 20,3 cm, J. Paul Getty Museum. Digital image courtesy of the Getty’s Open Content Program

L’exposition s’ouvrait avec des considérations sur « Le Beau Idéal », un concept du début du XIXe siècle cherchant à définir l’archétype de la beauté masculine[19]. Mis sur des piédestaux, au sens propre comme au sens figuré, se trouvaient des corps d’hommes idéalisés. Les représentations pouvaient aller de la photographie conceptuelle de Hal Fischer, Archetypal Media Image (1977), mettant en évidence le dos d’un mannequin masculin, à des statues classiques exhibant des muscles abdominaux ciselés en bronze poli. Une de ces sculptures était L’Antinoüs du Belvédère (v. 1630, Fig. 6) de Pietro Tacca, représentant Hermès, une icône de l’homoérotisme. Située au centre de la première galerie aux murs roses, L’Antinoüs incarnait l’éloge de la beauté, de l’attirance et de l’amour gay, des thèmes mis en avant par l’exposition. Cette sculpture et le sujet de Fischer, ainsi que deux mannequins masculins torses nus vêtus de leggings Vivienne Westwood, y adoptent le même contrapposto flatteur, leur poids reposant sur une jambe, un bras posé sur la hanche de manière provocatrice, le coude fléchi vers l’avant avec ostentation.

Fig. 7 : Hyacinthe Rigaud, Portrait de Louis XIV, 1700-01, Musée du Louvre

L’Antinoüs avait été une source de fascination pour Louis XIV, qui acquit la sculpture de Tacca durant son règne. Ce n’est sans doute pas une coïncidence si, dans son propre portrait peint par Hyacinthe Rigaud (1701, Fig. 7) aussi exposé dans Camp: Notes on Fashion, Louis XIV adopte une pose similaire à celle de la sculpture. Avec une jambe élégamment posée devant lui et une main sur la hanche, le roi parade dans une robe cérémonielle de velours bleu garni de fourrure ; il porte des souliers ornés de boucles et de talons rouges, symboles prééminents de la stature sociale dans la mode masculine du baroque[20]. Tout comme Marie-Antoinette plus tard, Louis XIV avait reçu des cours de maintien qui avaient développé sa passion pour la danse, traduite dans le portrait par la posture droite, la délicatesse de l’allure et le galbe accentué des jambes[21]. Exhibant sa grandeur de manière ostentatoire, le roi devient ainsi l’exemple parfait de la théâtralité du camp. Il n’est pas surprenant que Cleto fasse remonter les origines étymologiques du mot camp au terme français se camper et à l’italien campeggiare[22] – une action théâtrale associée à une posture qui se démarque, l’acteur cherchant (et obtenant) l’attention des autres.

Fig. 8 : L’artiste a également créé un panorama à grande échelle sur le même sujet. John Vanderlyn, Panoramic View of the Palace and Gardens of Versailles, 1818-19, 3,6 x 49,5 m, Metropolitan Museum of Art

Il n’est pas non plus étonnant que les racines du camp soient associées à la France, notamment à Versailles, qui était aussi représenté, dans Camp: Notes on Fashion, par une gravure de l’artiste néo-classique John Vanderlyn datant de 1818 et montrant les jardins, avec en premier plan le bassin de Latone (Fig. 8). Sontag a également fait une allusion à Versailles, courte mais pertinente, dans son essai fondateur. Selon Cleto, Versailles était le site originel du camp : un endroit où le style, la flamboyance et le drame « transformaient la réalité en une scène[23] ». De plus, d’après Booth les adeptes du camp considèrent « le Versailles de Louis XIV comme une sorte d’Eden, une autarcie vouée au divertissement, à l’exhibitionnisme et au scandale[24] ». Louis XIV s’érige ainsi comme le prédécesseur du camp, une réputation partagée avec Marie-Antoinette, cette Autrichienne pourtant mal reçue à Versailles avant qu’elle n’en devienne la figure emblématique dans l’exposition du Met.

Fig. 9 : Robe à la Polonaise, environ 1780, Metropolitan Museum of Art

Marie-Antoinette, reine de France, la copie de Marie-Antoinette en grand habit de cour, était exposée dans une sous-section intitulée « Sontagian Camp ». Cette section mettait en relation des objets ou groupes d’objets présentés sur fond rose, comme les œuvres dans « Le Beau Idéal », disposés dans des vitrines presque aussi hautes que le plafond et encadrés dans les mêmes nuances de roses. Le portrait de Marie-Antoinette apparaissait à côté d’une robe d’époque à la polonaise (Fig. 9) et d’une pièce de chinoiserie de la manufacture Höchst, datant de la fin du XVIIIe siècle (Fig. 10). Au-dessus des vitrines, un écran digital parcourait les contours de la salle. L’essai complet de Sontag y défilait, note par note, le bruit d’un clavier se faisant entendre en fond sonore. Dans sa note treize[25], Sontag retraçait les origines du camp au XVIIIe siècle et soulignait la coutume à Versailles de vouloir rendre la nature artificielle[26].

Fig. 10 : Höchst Manufactory (attribué à Johann Peter Melchior), Audience of the Chinese Emperor, environ 1799, 39,8 x 33,2 x 21,7 cm, Metropolitan Museum of Art

Le Petit Trianon avec ses jardins, bâti sur les terres de Versailles, est un parfait exemple de l’attrait de Marie-Antoinette pour l’artifice. Louis XVI lui avait offert cette demeure, dédiée à ses usages et plaisirs personnels, lors de son accession au trône en 1774 alors qu’elle n’était encore qu’une adolescente. Au fil des années, la souveraine y fit construire une maison d’été, une ferme, une grange, deux laiteries, un poulailler, et même un théâtre et un terrain de jeu de boules, le tout entourant un bassin artificiel. À la différence de Versailles, construit pour impressionner par son luxe et sa splendeur, le Trianon est décoré de manière délibérément modeste, afin de créer une illusion d’authenticité[27]. L’endroit était pour la reine un refuge, lui permettant de se fantasmer en « une éternelle adolescente[28] », qui jouerait à être paysanne, vachère, fermière, s’abandonnant à la fantaisie d’une vie simple dans un monde éloigné du sien[29].

Avec le Trianon, la reine s’était fabriqué un endroit pour elle. Elle en avait fait son royaume, une sorte de terrain de jeu où elle pouvait établir ses propres normes et laisser de côté les conventions usuelles de la cour[30]. Elle le transforma, à la manière du camp, en un lieu de vie où l’esthétique imprégnait le social, un lieu d’expérimentation et d’innovation en matière de mode, de loisir et de jeu. Marie-Antoinette prenait plaisir à organiser des pièces de théâtre et des fêtes élaborées, en invitant même des artistes de cirque ; des mascarades sur des thèmes variés n’étaient pas sans rappeler les divertissements costumés dont raffolait la Renaissance[31]. Le Trianon, écrit Xavier Salmon, « [permit] à la souveraine d’être femme[32] ». Mais il était aussi devenu l’endroit que le peuple associait aux dépenses frivoles de la souveraine, un comportement contre lequel sa mère et ses conseillers l’avaient pourtant prévenue, et qui lui valut le surnom de « Madame Déficit ». Bien qu’animés par des intérêts différents, les aristocrates comme les gens du peuple s’accordaient sur la haine qu’ils éprouvaient envers la reine. Tous l’accusaient d’avoir épuisé les fonds de la nation dans des activités frivoles et d’avoir ainsi contribué aux immenses inégalités économiques qui condamnaient la majeure partie des Français à la pauvreté, à la famine et à la souffrance[33].

Les loisirs et l’attitude de Marie-Antoinette contrastaient nettement avec ce qu’on pouvait attendre d’une reine. Tandis que des souverains plus conventionnels, comme sa belle-mère Marie Leczińska, se conduisaient en accord parfait avec l’étiquette formelle de la cour et restaient loin des projecteurs, Marie-Antoinette attirait l’attention par son train de vie extravagant et ses tenues flamboyantes[34]. Avec Marie-Antoinette en grand habit de cour, la reine avait réussi à se donner une image de bonne souveraine, une image de laquelle elle s’est éloignée rapidement pour devenir une personne différente : une reine déviante. Elle n’est pas le premier souverain au sein de la cour à s’être créé volontairement un statut parallèle. Durant son règne, Louis XIV avait poussé les nobles à s’éloigner de la politique ; à Versailles, ils étaient étourdis de divertissements avec le roi comme maître de jeu et comme surveillant. Cette forme de désactivation sociale s’est révélée être une condition nécessaire à la naissance du camp, une sensibilité intrinsèquement marginale, et a fait de Versailles ce que Booth décrit comme un « paradigme de la haute culture camp[35] ».

À la différence de Louis XIV, le personnage que s’était créé Marie-Antoinette n’était pas exclusivement le fruit d’un choix ni d’un habile calcul politique : femme, étrangère et reine par alliance, longtemps incapable de donner de protester contre les conditions qui lui étaient imposées par la raison d’État. Et la mode s’enlignait sur la sensibilité camp : amusante, souvent ironique, parfois offensante, elle s’écartait toujours de la dualité de goût bon-mauvais prônée par le jugement esthétique ordinaire[36], sans parler du jugement esthétique de la cour.

Les historiens de la mode citent les stylistes de Marie-Antoinette comme étant les précurseurs de la haute couture française moderne. La plus importante d’entre eux était la célèbre parisienne Rose Bertin, facétieusement surnommée « la ministre des modes », qui a influencé l’appétence de la reine pour des styles élaborés, amalgames de tissus opulents comme le velours, excessivement façonnés de plis, de ruches et de nœuds et surchargés de parures de bijoux et de plumes. La coiffure n’était pas en reste en termes d’extravagance. Connu comme Monsieur Léonard, le coiffeur de Marie-Antoinette, l’homologue de Bertin dans le monde de la coiffure, inventait et créait sur la tête royale les confections les plus exubérantes. Chacune s’érigeait comme une œuvre d’art singulière. Établies sur des échafaudages en fil de fer, les coiffures – nommées poufs – mêlaient la gaze et les crins de cheval aux cheveux de la reine. Crêpés bien au-dessus de son front et recouverts d’une épaisse poudre blanche (un des ingrédients de cette poudre était la farine, ce qui aurait attisé la colère d’une population française affamée[37]). Entre les tresses et les boucles, chaque pouf se présentait comme une sorte de nature morte, comprenant un étalage d’objets, de matériaux divers et d’authentiques végétaux comme les fruits et les légumes[38] – des accessoires en phase avec l’esthétique pastorale du Trianon tout en maintenant la relation du camp avec l’artifice.

Marie-Antoinette et ses stylistes étaient évoqués, dans la deuxième partie de l’exposition Camp: Notes on Fashion, à travers, entre autres, les créations de Vivienne Westwood et de Moschino. Les deux marques s’inspiraient des robes de cour du XVIIIe siècle pour créer des ensembles qui alliaient tenue courtière traditionnelle et style contemporain. Les costumes apparaissaient en fait comme des sortes de collages, confectionnés à partir d’un assortiment éclectique de tissus aux couleurs disparates, enjolivés de manches à volants, de ruches, et de passementeries. La Dress (1990-1991) de Moschino se composait de jacquard synthétique, de passementeries et de dentelles en rose, vert et or, tandis que la Evening Dress (1995-96) de Westwood combinait la soie et le taffetas rehaussés de dentelles roses et argentées. Restant fidèles au camp, les créateurs s’appuyaient sur Marie-Antoinette pour laisser libre cours à leur créativité débridée. Comme le suggère Isherwood : « tu ne peux pas camper sur quelque chose que tu ne prends pas au sérieux. Tu ne cherches pas à te moquer, tu veux plutôt en faire ressortir l’humour[39] ».

L’influence de Marie-Antoinette ne se limite pas aux robes de cour, ni même aux robes en général. Elle ne se restreint pas non plus à la mode féminine. Ses excès de style illustraient un bouleversement progressif, non seulement du vêtement genré, mais plus généralement des normes et des attitudes rigides qui définissaient la société française pour les femmes et les hommes, les épouses et les maris, incluant les reines et les rois. Encore dauphine à Versailles, Marie-Antoinette était déjà réfractaire au comportement qui était attendu d’une femme de son rang, résistance que nous pouvons retrouver dans sa façon d’arborer des tenues et des coiffures masculines. Ce penchant, révélé dans Marie-Antoinette à cheval, faisait écho à sa manière de monter « comme un homme[40] ». Cela correspondait également à l’adoption de conduites et à l’appropriation de privilèges habituellement réservés au roi. Weber qualifie le phénomène de « féminisation sans précédent », citant en exemple les régulations du Trianon qui, contrairement à la promulgation de décrets normalement réservés à l’autorité du souverain, étaient émises « par ordre de la reine[41] ». Cette attitude se manifesterait déjà fortuitement dans le portrait Marie-Antoinette, reine de France, dans lequel la reine affiche une détermination et une maîtrise de soi réservées d’ordinaire à des sujets masculins tels que les rois[42].

Le désir de Marie-Antoinette d’occuper l’espace frontière entre le masculin et le féminin la rapproche davantage de ce qu’on convient d’appeler la fête du camp, où l’androgynie est un invité important, sinon essentiel[43]. Il n’est pas surprenant de voir que la déstabilisation des normes de genre initiée par la reine, les libertés qu’elle prenait en termes de style et de comportement, aient fait beaucoup de bruit. Parmi les rumeurs qui circulaient à son endroit, une prévalait : on la soupçonnait d’être lesbienne. Cette rumeur partait de ses diverses relations avec des compagnes féminines, avec lesquelles elle passait souvent la nuit au Trianon (toujours en l’absence de son mari[44]). Même Vigée Le Brun fut considérée comme une des partenaires sexuelles de la reine, en raison de leur étroite relation et leur évidente admiration mutuelle[45]. Il est peut-être révélateur que, dans Marie-Antoinette, reine de France, la souveraine détourne le regard loin du buste de son mari.

Dans Notes on Camp, Sontag évitait de mettre en exergue le lien entre camp et homosexualité mais bon nombre de critiques l’ont depuis considéré comme inhérent. Ce lien apparaît indéniable dès l’exemple de Versailles. Le frère de Louis XIV, le duc d’Orléans Philippe Ier, en est l’illustration la plus flagrante. Le duc était un noble efféminé, extravagant et fêtard, qui s’habillait parfois en femme et dont la « maîtresse en titre » était en fait un « maître[46] ». Quant à Marie-Antoinette, et malgré les soupçons d’homosexualité qui planaient sur elle à son époque, elle apparaissait plutôt dans Camp: Notes on Fashion comme une figure queer, selon notre conception contemporaine du terme. À travers son regard féministe, Pamela Robertson associe ainsi le camp à un discours queer, celui-ci permettant aux hommes et aux femmes de toutes allégeances sexuelles d’exprimer leur aliénation par rapport aux rôles de genre qui leur ont été attribués par une culture normative[47]. Si nous l’acceptons aujourd’hui comme une icône queer, Marie-Antoinette pourrait être considérée comme la Judy Garland de son époque.

À l’instar de Camp: Notes on Fashion, nous portons un regard rétrospectif sur Marie-Antoinette, un regard évidemment conditionné par les enjeux du présent. Non seulement les connotations associées à la notion de camp mais son attribution même doivent être soumises à une appréciation critique. Répondant à l’affirmation d’Isherwood selon laquelle Mozart et le baroque seraient camp, Booth note qu’ils ne sont en réalité pas camp mais appréciés d’une manière camp[48]. Ainsi Marie-Antoinette, possiblement la plus camp de tous, n’a pourtant été façonnée, comprise et appréciée comme telle que depuis les dernières décennies. À son époque, la reine s’est contentée de dériver vers les marges, son manque de respect des conventions ayant tout simplement contribué à sa perte en popularité (dans son cas, cet écart équivalait à une condamnation à mort). De nos jours, son association au camp la ramène dans un mainstream qu’elle n’a pas pu rallier en son temps. C’est ainsi que nous la retrouvons suspendue contre un mur rose, sous un écran digital, en présence de Dior et en dialogue avec Judy Garland. Marie-Antoinette a nourri l’évolution du camp et, aujourd’hui, le camp l’illumine à son tour.

Notes

[1] Cleto F., « The Spectacles of Camp », Camp: Notes on Fashion, cat. exp., New York, The Metropolitan Museum of Art, 2019, p. 13 : « Camp just happens ».

[2] Voir Isherwood C., « From The World in the Evening », Cleto F. (dir.), Camp: Queer Aesthetics and the Performing Subject, a Reader, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1999, p. 49-52 ; Sontag S., « Notes on “Camp” », ibid., p. 53-65 (article originellement publié en 1964).

[3] Cleto F., « The Spectacles of Camp », Camp: Notes on Fashion, cat. exp., New York, The Metropolitan Museum of Art, 2019, p. 41 : « Marie Antoinette and her fashion statements on the backdrop of the French Revolution were possibly the campiest of all. ».

[4] Sheriff M. D., The Exceptional Woman: Élisabeth Vigée-Lebrun and the Cultural Politics of Art, Chicago, University of Chicago Press, 1996, p. 164.

[5] Weber C., Queen of Fashion: What Marie-Antoinette Wore to the Revolution, New York, Henry Holt, 2006, p. 3.

[6] Xavier S., « Marie-Antoinette en grand habit de cour », Marie-Antoinette, cat. exp., Paris, Grand Palais, 2008, p. 142.

[7] Berly C., Louise Élisabeth Vigée Le Brun : peindre et écrire, Marie-Antoinette et son temps, Versailles, Artlys, 2015, p. 102.

[8] Salmon X., « Marie-Antoinette in Court Dress », Vigée Le Brun: Woman Artist in Revolutionary France, cat. exp., New York, The Metropolitan Museum of Art, 2006, p. 72.

[9] Salmon X., « La reine et son image », Marie-Antoinette, cat. exp., Paris, Grand Palais, 2008, p. 136.

[10] Salmon X., « Marie-Antoinette en grand habit de cour », ibid., p. 142.

[11] Salmon X., « Marie-Antoinette en 2008 : chronique d’une exposition », ibid., p. 17.

[12] Salmon X., « Marie-Antoinette en grand habit de cour », ibid., p. 140.

[13] Salmon X., « La reine et son image », ibid., p. 136. Voir aussi May G., Élisabeth Louise Vigée Le Brun: The Odyssey of an Artist in an Age of Revolution, New Haven ; Londres, Yale University Press, 2005, p. 37.

[14] Salmon X., « La reine et son image », Marie-Antoinette, cat. exp., Paris, Grand Palais, 2008, p. 136. Voir aussi Sheriff M. D., The Exceptional Woman: Élisabeth Vigée-Lebrun and the Cultural Politics of Art, Chicago, University of Chicago Press, 1996, p. 164.

[15] Quand le portrait original est arrivé à Vienne en février 1779, il était endommagé. Le tableau avait été reproduit au préalable par un artiste anonyme. C’est cette reproduction qui a été présentée lors de l’exposition du Met. Les demandes de portraits de Marie-Antoinette étaient nombreuses, ce qui posait problème compte tenu de la difficulté de la reine à s’immobiliser pour la pose (Cécile Berly parle d’un « besoin, quasi pathologique, d’être continuellement en mouvement » ; voir Berly C., Louise Élisabeth Vigée Le Brun : peindre et écrire, Marie-Antoinette et son temps, Versailles, Artlys, 2015, p. 106.) Cette agitation encourageait les copies de portraits déjà existants, une pratique facilement acceptée à l’époque dans la mesure où les reproductions étaient quasiment identiques aux tableaux originaux. Il arrivait cependant que les artistes introduisent certains changements en combinant des éléments empruntés à différentes compositions. L’œuvre étudiée dans cet essai en est un parfait exemple : le sujet central reste inchangé mais l’iconographie qui l’entoure a été modifiée, notamment le buste de Louis XVI qui a été supprimé.

Salmon X., « La reine Marie-Antoinette en robe à paniers », cat. exp., Marie-Antoinette à Versailles : le goût d’une reine, Bordeaux, Musée des Arts décoratifs, 2005, p. 88.

[16] Berly C., Louise Élisabeth Vigée Le Brun : peindre et écrire, Marie-Antoinette et son temps, Versailles, Artlys, 2015, p. 105. Voir aussi May G., Élisabeth Louise Vigée Le Brun: The Odyssey of an Artist in an Age of Revolution, New Haven ; Londres, Yale University Press, 2005, p. 37.

[17] Booth M., « Campe-toi !: On the Origins and Definitions of Camp », Cleto F. (dir.), Camp: Queer Aesthetics and the Performing Subject, a Reader, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1999, p. 72 (article originellement publié en 1983) : « gaily publicise themselves as immoral ».

[18] Weber C., Queen of Fashion: What Marie-Antoinette Wore to the Revolution, New York, Henry Holt, 2006, p. 123.

[19] Bolton A., « The Beau Ideal », Camp: Notes on Fashion, cat. exp., New York, The Metropolitan Museum of Art, 2019, p. 62.

[20] Bolton A., « Verb », ibid., p. 75.

[21] Ibid., p. 74.

[22] Cleto F., « The Spectacles of Camp », Camp: Notes on Fashion, cat. exp., New York, The Metropolitan Museum of Art, 2019, p. 13, 41-43.

[23] Ibid., p. 39 : « transformed reality into a stage ».

[24] Booth M., « Campe-toi !: On the Origins and Definitions of Camp », Cleto F. (dir.), Camp: Queer Aesthetics and the Performing Subject, a Reader, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1999, p. 75-76 (article originellement publié en 1983) : « Louis XIV’s Versailles as a sort of camp Eden, a self-enclosed world devoted to divertissement, to dressing-up, showing off, and scandal ».

[25] Ayant été détruites durant la Révolution, aucune des robes de Marie-Antoinette n’a pu être exposée à New York. La robe à la polonaise était étroitement associée à la cour de Versailles. Des robes de ce genre sont aussi devenues populaires en Amérique, témoignant des relations entre les deux pays. Bolton A., « Sontagian Camp », Camp: Notes on Fashion, cat. exp., New York, The Metropolitan Museum of Art, 2019, p. 131.

[26] Sontag S., « Notes on “Camp” », Cleto F. (dir.), Camp: Queer Aesthetics and the Performing Subject, a Reader, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1999, p. 56 (article originellement publié en 1964).

[27] Weber C., Queen of Fashion: What Marie-Antoinette Wore to the Revolution, New York, Henry Holt, 2006, p. 131. Voir aussi Lever É., Marie-Antoinette : un destin brisé, Paris, Réunion des Musées nationaux, 2006, p. 82-83.

[28] Salmon X., « Marie-Antoinette en 2008 : chronique d’une exposition », Marie-Antoinette, cat. exp., Paris, Grand Palais, 2008, p. 17.

[29] Waltisperger C., « Entre mode et tradition, Marie-Antoinette et la nature », Marie-Antoinette à Versailles : le goût d’une reine, cat. exp., Bordeaux, Musée des Arts décoratifs, 2005, p. 25.

[30] Weber C., Queen of Fashion: What Marie-Antoinette Wore to the Revolution, New York, Henry Holt, 2006, p. 132.

[31] Ibid., p. 198.

[32] Salmon X., « Marie-Antoinette en 2008 : chronique d’une exposition », Marie-Antoinette, cat. exp., Paris, Grand Palais, 2008, p. 18.

[33] Pourtant, la reine avait bouleversé les distinctions de classe avec ses expérimentations sur la mode, jouant un rôle phare dans l’évolution du camp en tant que « long processus de démocratisation » (Cleto F., « The Spectacles of Camp », Camp: Notes on Fashion, cat. exp., New York, The Metropolitan Museum of Art, 2019, p. 41 : « a long process of democratization »). Seulement deux années après son premier portrait peint par Vigée Le Brun, Marie-Antoinette, encore dauphine, commença à porter des vêtements à l’antithèse d’une tenue royale acceptable durant ses temps de loisir. Souvent vêtue de blanc, elle affectionnait les robes simples et informes, faites de tissus naturels comme le lin et légers comme la gaze et la mousseline, à l’instar de la tenue portée dans Marie-Antoinette en chemise ou en gaulle. Bien que controversé à ses débuts, ce style devint rapidement à la mode pour les femmes de Paris. Ces vêtements simples empêchaient de distinguer les femmes riches de celles qui ne l’étaient pas, en permettant aux femmes de « basse classe » (Weber C., Queen of Fashion: What Marie-Antoinette Wore to the Revolution, New York, Henry Holt, 2006, p. 150-151 : « “lower birth” ») de passer pour des « femmes distinguées » (Ibid., p. 159 : « ladies of quality »).

[34] Ibid., p. 99.

[35] Booth M., « Campe-toi !: On the Origins and Definitions of Camp », Cleto F. (dir.), Camp: Queer Aesthetics and the Performing Subject, a Reader, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1999, p. 76 (article originellement publié en 1983) : « paradigm of high camp society ».

[36] Sontag S., « Notes on “Camp” », Cleto F. (dir.), Camp: Queer Aesthetics and the Performing Subject, a Reader, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1999, p. 61 (article originellement publié en 1964).

[37] Weber C., Queen of Fashion: What Marie-Antoinette Wore to the Revolution, New York, Henry Holt, 2006, p. 114.

[38] Ibid., p. 145.

[39] Isherwood C., « From The World in the Evening », Cleto F. (dir.), Camp: Queer Aesthetics and the Performing Subject, a Reader, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1999, p. 51 (article originellement publié en 1954) : « you can’t camp about something you don’t take seriously. You are not making fun of it, you are making fun out of it ».

[40] Weber C., Queen of Fashion: What Marie-Antoinette Wore to the Revolution, New York, Henry Holt, 2006, p. 149 : « like a man ».

[41] Ibid., p. 134 : « By Order of the Queen ».

[42] Sheriff M. D., The Exceptional Woman: Élisabeth Vigée-Lebrun and the Cultural Politics of Art, Chicago, University of Chicago Press, 1996, p. 165.

[43] Sontag S., « Notes on “Camp” », Cleto F. (dir.), Camp: Queer Aesthetics and the Performing Subject, a Reader, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1999, p. 56 (article originellement publié en 1964).

[44] Weber C., Queen of Fashion: What Marie-Antoinette Wore to the Revolution, New York, Henry Holt, 2006, p. 142.

[45] May G., Élisabeth Louise Vigée Le Brun: The Odyssey of an Artist in an Age of Revolution, New Haven ; Londres, Yale University Press, 2005, p. 39.

[46] Bolton A., « Verb », Camp: Notes on Fashion, cat. exp., New York, The Metropolitan Museum of Art, 2019, p. 75.

[47] Robertson P., « What Makes the Feminist Camp? », Cleto F. (dir.), Camp: Queer Aesthetics and the Performing Subject, a Reader, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1999, p. 271 (article originellement publié en 1996).

[48] Booth M., « Campe-toi !: On the Origins and Definitions of Camp », Cleto F. (dir.), Camp: Queer Aesthetics and the Performing Subject, a Reader, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1999, p. 67 (article originellement publié en 1983).

Pour citer cet article : Ivana Dizdar, "Camp en mouvement de Versailles au Met : Élisabeth Vigée Le Brun et Marie-Antoinette", exPosition, 9 février 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-1/dizdar-camp-mouvement-versailles-met/%20. Consulté le 29 septembre 2023.

Exposer les peuples, s’exposer aux peuples : les Soulèvements de Georges Didi-Huberman entre Paris et Montréal

par Katrie Chagnon

 

Katrie Chagnon est professeure associée au département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches portent principalement sur les théories et discours sur l’art, ainsi que sur les approches phénoménologiques, psychanalytiques et féministes. Sa thèse de doctorat, qui examine le rôle du fantasme dans les écrits de Michael Fried et Georges Didi-Huberman, sera publiée prochainement aux Presses de l’Université de Montréal. Katrie Chagnon est également active dans le milieu de l’art contemporain depuis une quinzaine d’années en tant qu’autrice, éditrice, conservatrice et commissaire d’exposition. Depuis 2019, elle est directrice artistique et membre du comité de rédaction du magazine culturel Spirale et fait maintenant partie de l’Association internationale des critiques d’art. —

 

D’abord conçue pour le Jeu de Paume à Paris, où elle a été présentée en 2016-2017, l’exposition Soulèvements signée par l’historien de l’art et philosophe Georges Didi-Huberman a connu cinq itérations subséquentes dans des institutions culturelles partenaires en Europe et en Amérique. Ces présentations, échelonnées sur une période de deux ans, ont eu lieu successivement à Barcelone, Buenos Aires, São Paulo, Mexico et, enfin, Montréal, où le projet de Didi-Huberman, déployé à la Galerie de l’UQAM et à la Cinémathèque québécoise, a trouvé son point d’aboutissement à l’automne 2018[1]. D’une version à l’autre, l’exposition a conservé sa structure générale, une part essentielle de son contenu[2], ainsi que l’unité théorique, narrative et stylistique que lui avait donnée le commissaire au départ, mais elle a été adaptée, à des degrés divers, en fonction du contexte culturel, sociohistorique, géopolitique et institutionnel des différents lieux où elle a circulé. Si cette série d’adaptations peut être perçue, rétrospectivement, comme une suite ou des variations musicales[3], comme le suggère l’initiatrice du projet alors à la tête du Jeu de Paume, Marta Gili[4], une mise en regard des présentations parisienne et montréalaise de Soulèvements permet d’observer des déplacements plus significatifs sur les plans discursif, sémantique et idéologique, lesquels dépassent les seuls enjeux contextuels. Ce sont ces déplacements, opérés entre la première et la dernière itération de l’exposition, qu’il s’agit d’examiner dans le présent texte en prenant appui sur l’idée de « double exposition » telle qu’elle a été théorisée par Mieke Bal[5] et telle qu’elle se décline, à différents niveaux, à travers la mise en forme et en vue de la pensée didi-hubermanienne des soulèvements.

L’exposition comme paradigme esthético-politique

D’emblée, la proposition curatoriale élaborée par Didi-Huberman a ceci d’intéressant qu’elle découle d’une vaste recherche historique et théorique sur le thème des émotions collectives où la notion même d’exposition, liée à celle de représentation, est doublement problématisée en termes esthétiques et politiques. Avec Soulèvements, en effet, l’historien de l’art a voulu concrétiser des réflexions développées dans les derniers volumes de sa série L’œil de l’histoire autour de la représentation ou de « l’exposition des peuples » : une question qui concerne précisément les conditions, tant esthétiques que politiques, selon lesquelles les collectivités humaines sont rendues visibles (et donc sensibles) dans l’espace public[6]. Dans Peuples exposés, peuples figurants, Didi-Huberman a notamment reformulé en ce sens le constat du sociologue Georg Simmel, énoncé en 1908, voulant « que toute réalité sociale n’a[it] d’autre destin que de prendre forme, c’est-à-dire requi[ère], à un moment, que l’on s’interroge sur ses modes d’apparition ou d’exposition[7]. » Une telle interrogation paraissait d’autant plus urgente, à celui qui publiait ces lignes en 2012, que les peuples contemporains voient leurs conditions de figuration se dégrader sous l’effet symétrique de leur mise en spectacle ou sous censure, étant à la fois « sur-exposés » et « sous-exposés » d’une manière qui nous les rendent similairement invisibles. Car le fait pour les peuples d’être « exposés », en cette époque hyper-médiatisée, ne signifie nullement qu’ils soient mieux représentés, d’un point de vue démocratique, ni plus visibles les uns aux autres, insiste Didi-Huberman. Au contraire, « les peuples sont exposés en ce qu’ils sont justement menacés dans leur représentation – politique, esthétique – voire, comme cela arrive trop souvent, dans leur existence même. Les peuples sont toujours exposés à disparaître[8] ».

L’ambiguïté inhérente à la réalisation d’une exposition abordant cette problématique à travers le paradigme insurrectionnel se révèle dès lors évidente : en tant qu’acte de monstration publique, la présentation de Soulèvements impliquait aussi bien d’ « exposer » cette exposition des peuples à la disparition, que d’y résister au moyen d’images et de modes d’apparaître alternatifs, à contrecourant de ceux, spectaculaires et triomphants, auxquels recourt le pouvoir hégémonique. Telle était, du moins, l’intention première du commissaire, qui répondait par là à l’injonction benjaminienne d’ «  organiser le pessimisme[9] » en explorant autrement le domaine du visible où se constitue l’expérience politique et historique. À ses yeux, les soulèvements représentaient une « situation exemplaire[10] » pour examiner comment, à travers l’histoire, des peuples à la visibilité menacée ont malgré tout été exposés par les artistes ou ont choisi eux-mêmes de s’exposer de façon parfois radicale, en manifestant sur la place publique, par exemple[11].

Si l’enjeu de cet article n’est pas de mesurer la cohérence de l’exposition à l’aune de ses prémisses théoriques, il est en revanche pertinent de réfléchir, dans ce contexte, aux différents sens que recouvre le verbe « exposer » lui-même, ainsi qu’à la manière dont cette polysémie affecte l’interprétation des deux itérations de Soulèvements. Comme le note Mieke Bal en introduction à son ouvrage Double Exposures. The Subjet of Cultural Analysis, le concept plurivoque d’exposition renvoie au mot grec apo-deik-numai, qui désigne l’acte de rendre public, de présenter quelque chose publiquement[12]. Selon cette acception apodictique, exposer peut signifier montrer, démontrer ou expliquer, qu’il s’agisse de mettre en vue des objets ou des images, d’exprimer des idées ou encore d’énoncer des opinions de façon plus ou moins affirmative et autoritaire. Dans toute présentation publique sont ainsi performés des gestes discursifs qui déterminent certaines manières de communiquer et de penser – l’exposition muséale offrant, selon Bal, un cas de figure emblématique à cet égard. Elle écrit :

« Quelque chose est rendu public dans l’exposition, et cet événement implique d’amener dans la sphère publique les opinions et croyances bien ancrées d’un sujet. Un exposé est toujours aussi un argument. Par conséquent, en rendant publiques ses idées, le sujet s’objective, s’expose autant que l’objet ; cela fait de la présentation (exposition) une exposition (exposure) de soi. Une telle exposition est un acte producteur de sens, une performance[13]. »

N’ayant pas de véritable équivalent en français, le terme exposure qu’emploie ici sciemment la théoricienne de la culture exprime bien la position complexe, toujours duplice, dans laquelle se trouve le sujet qui produit l’exposition, en l’occurrence le commissaire. Pour le dire simplement, celui qui performe l’acte d’exposer « s’expose » lui-même doublement, au sens où il se met à la fois de l’avant et à risque, promouvant sa pensée (et par le fait même sa subjectivité), tout en soumettant celle-ci à la critique. La situation dans laquelle il se place est donc tout aussi avantageuse que compromettante – à l’instar, en quelque sorte, de celle des peuples que Didi-Huberman a choisi d’exposer en images dans le cadre de Soulèvements.

Or, s’agissant des positions théoriques, esthétiques et politiques de cet éminent penseur, il convient de se demander : qu’expose-t-il, comment (s’)expose-t-il et à quoi ou à qui s’expose-t-il, différemment, à Paris et à Montréal ? De quelle manière les institutions qui ont présenté Soulèvements, leurs principaux acteurs et actrices et leurs publics ont-ils orienté ou adapté le discours expositionnel de ces ceux itérations ? Plus spécifiquement, comment la version montréalaise a-t-elle intégré la réception critique – et en particulier féministe – de l’exposition inaugurale au Jeu de Paume dans la production d’un nouveau discours infléchi par l’histoire (artistique et politique) locale, ainsi que par l’actualité récente ? Bref, comment la proposition de Didi-Huberman a-t-elle été performée de part et d’autre de l’Atlantique, et quelles significations spécifiques cette double perspective a-t-elle générées ?

D’un récit de soulèvements à l’autre

Afin de répondre à ces questions, il faut se pencher de plus près sur la structure et le contenu de l’exposition qu’a élaborés le commissaire en dialogue avec ses deux principales collaboratrices : Marta Gili, à Paris, et Louise Déry, à Montréal. J’insiste ici – et j’y reviendrai – sur le rôle prééminent que ces deux directrices d’institutions (la première rattachée au Jeu de Paume et la seconde, à Galerie de l’UQAM) ont joué dans l’orientation du projet Soulèvements, lequel a trop souvent été attribué, à tort, à la seule vision de Georges Didi-Huberman. Sollicitée en 2014 par Gili dans l’optique d’une programmation axée sur des enjeux sociaux et politiques[14], l’exposition a été pensée, dans sa forme initiale, comme un récit en cinq parties s’enchaînant les unes aux autres dans un ordre bien défini, lequel est demeuré inchangé au fil de ses multiples itérations. Cette structure narrative, que le commissaire a transposée dans la scénographie de l’exposition, s’articulait autour de cinq sous-titres auxquels étaient rattachés des corpus d’œuvres, d’images et de documents hétérogènes, à savoir : « I. Par éléments (déchaînés) » ; « II. Par gestes (intenses) » ; « III. Par mots (exclamés) » ; « IV. Par conflits (embrasés) » ; « V. Par désirs (indestructibles) ». Dans une vidéo diffusée sur le site Web du Jeu de Paume, Didi-Huberman affirme avoir forgé ces expressions dans le but non pas d’établir des catégories de soulèvements (même si le montage de l’exposition générait une forme de typologie), mais de raconter une histoire : il s’agissait d’entraîner les visiteurs et visiteuses d’un moment à un autre de son récit, des forces physiques de la nature qui se déchaînent aux forces psychiques du désir qui survivent et résistent à leur suppression, en passant par celles que manifestent diversement, et successivement, les corps, les paroles et les conflits[15] (Fig. 1-3).

Fig. 1 : Soulèvements, 18 octobre 2016 – 15 janvier 2017, Jeu de Paume, Paris, vue de l’exposition. Photographie : Thierry Rambaud et Alice Sidoli. Courtesy Jeu de Paume. ©Jeu de Paume, 2016.
Fig. 2 : Soulèvements, 18 octobre 2016 – 15 janvier 2017, Jeu de Paume, Paris, vue de l’exposition. Photographie : Thierry Rambaud et Alice Sidoli. Courtesy Jeu de Paume. ©Jeu de Paume, 2016.
Fig. 3 : Soulèvements, 18 octobre 2016 – 15 janvier 2017, Jeu de Paume, Paris, vue de l’exposition. Photographie : Thierry Rambaud et Alice Sidoli. Courtesy Jeu de Paume. ©Jeu de Paume, 2016.

Dessinant un parcours étonnamment linéaire pour celui qui se revendique d’une méthodologie warburgienne, l’accrochage plutôt conventionnel de Soulèvements réunissait différents éléments de sa recherche personnelle des quarante dernières années, revus à travers le prisme des soulèvements et montrés dans une nouvelle séquence visuelle. Ainsi, c’est autant l’histoire sociale des gestes par lesquels les sujets se construisent en sujets politiques que sa propre histoire intellectuelle que le commissaire racontait et exposait aux regards du public parisien[16]. Le choix de nombreuses œuvres et images présentées au Jeu de Paume en témoigne. Mentionnons, à titre d’exemples : les photographies d’hystériques prises à la Salpêtrière sous l’égide de Charcot, objets de son tout premier livre[17], ici placées sous la rubrique des « gestes (intenses) » ; les séries de gravures de Francisco de Goya intitulées Désastres de la guerre (1810-1820), Les Caprices (1799) et Les Disparates (1815-1824), incluses dans la première section de l’exposition (« Par éléments (déchaînés) ») et désignées comme le point de départ d’une réflexion sur les puissances de l’imagination qui traverse l’ensemble de son travail[18] ; les images captées de façon clandestine par un membre du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau, que l’auteur d’Images malgré tout[19] a recadrées dans la thématique de l’exposition, y voyant un témoignage de résistance lié à l’indestructibilité du désir ; ou encore de nombreuses œuvres d’artistes modernes et contemporains qui lui sont chers et sur lesquels il avait déjà écrit dans le passé, tels que Marcel Duchamp, Man Ray, Pascal Convert, Pier Paolo Pasolini et Maria Kourkouta, pour ne nommer que ceux-ci.

Le caractère idiosyncrasique de l’exposition a d’ailleurs été vertement critiqué en France, notamment par l’historien Philippe Artières, pour qui « [s]’il [y] est question de “subjectivité”, ce n’est que celle du commissaire, auxquels les sujets servent de matière, et que le visiteur est prié de contempler[20]. » Artières ajoutait que cette subjectivité – qui s’exposait elle-même en exposant, voire en imposant sa vision esthético-politique des soulèvements – nous livrait de notre monde une représentation « résolument ethnocentré[e], hétérocentré[e], masculin[e], urbain[e][21]… ». Dans un même ordre d’idées, certaines commentatrices ont dénoncé la posture universaliste et autoritaire dont relevaient, selon elles, les choix curatoriaux de Didi-Huberman, sa manière d’orienter le regard en fonction de ses intérêts spécifiques, mais surtout les effets d’exclusion qui en résultaient. Ainsi, dans un billet virulent publié sur son blogue en novembre 2016, Élisabeth Lebovici reprochait à l’exposition du Jeu de Paume de nier l’histoire matérielle et la fabrication collective des images au profit de « la puissance d’un grand homme qui sait mater les images[22] » ; un homme qui, incapable de prendre en compte les soulèvements féministes, renvoie systématiquement les femmes à leur corps plutôt qu’à l’histoire.

« Même s’il y a plusieurs ou quelques femmes artistes dans l’exposition Soulèvements (on imagine que Marta Gili a dû y veiller) [arguait Lebovici], la place que les femmes ont dans les images […] est double. Ce sont 1) soit des hystériques de la Salpêtrière 2) soit des mères, manifestant pour leur(s) enfant(s) place de Mai, etc[23]. »

Autrement dit, les femmes n’y apparaissaient pas comme sujets politiques à part entière, capables de mener un combat au nom de leur condition féminine, contre l’oppression patriarcale. Tel était également l’argument défendu par l’historienne de l’art Giovanna Zapperi, qui soulignait pour sa part le double refoulement des luttes féministes et des révoltes anti- et postcoloniales de l’horizon didi-hubermanien des soulèvements : des absences qu’elle imputait à une conception somme toute « classique » de l’histoire des mouvements de contestation, allant grosso modo de la Révolution française à Mai 1968, et soutenue par des choix muséographiques qui conféraient à l’exposition des allures de grand récit[24]. Qu’elles soient fondées ou non, ces critiques mettent clairement en lumière les effets idéologiques ressentis par certaines communautés face au discours de Soulèvements déployé dans sa version parisienne, dont le contenu renvoyait pour plusieurs à la vision élitiste et consensuelle d’un intellectuel de gauche[25]. À cela contribuaient également les modalités de monstration privilégiées par le commissaire qui, procédant par affinités formelles et accumulations de motifs sans expliciter le contenu historique, politique et social des images, prêtait le flanc à de nombreuses attaques (Fig. 4).

Fig. 4 : Soulèvements, 18 octobre 2016 – 15 janvier 2017, Jeu de Paume, Paris, vue de l’exposition. Photographie : Thierry Rambaud et Alice Sidoli. Courtesy Jeu de Paume. ©Jeu de Paume, 2016.

Or, voilà précisément ce que Louise Déry et son équipe semblent avoir cherché à corriger, en partie, à travers le remaniement de l’exposition pour le contexte montréalais. Intégrant plusieurs perspectives minoritaires dont l’absence avait été décriée dans la présentation au Jeu de Paume, l’adaptation de Soulèvements à la Galerie de l’UQAM et à la Cinémathèque québécoise marquait pour ainsi dire le retour du refoulé identifié par Zapperi. En effet, une large part de la bonification canadienne de l’exposition était consacrée à des questions identitaires concernant, au premier chef, l’émancipation des femmes et la mobilisation contre le racisme et le colonialisme, souvent traitées conjointement dans une perspective intersectionnelle. Cela se traduisait principalement par l’ajout d’œuvres d’artistes québécois et canadiens – parmi lesquels figuraient de nombreuses femmes ainsi que des membres des Premières Nations –, réparties dans les différentes sections de l’exposition[26] de manière à « enclaver dans Soulèvements quelques aspects de l’histoire ainsi que de l’art du Québec et du Canada à des fins de repère et de mémoire pour le public[27] ».

Fig. 5 : Rebecca Belmore, La couverture (The Blanket), 2011, vidéo HD, couleur, son, 4 min 32 s. Collection de l’artiste. Courtesy Rebecca Belmore et la Galerie de l’UQAM.

Suivant le récit en cinq temps imaginé par Didi-Huberman, on y retrouvait alors le travail d’artistes déjà soutenus par la galerie universitaire, tels que Michael Snow, Françoise Sullivan, Shary Boyle et Dominique Blain. À ce corpus attendu s’additionnait une variété de pièces plus clairement sélectionnées pour leurs résonances thématiques, dont The Blanket (2011) (Fig. 5), une œuvre de l’artiste anishinabe Rebecca Belmore inspirée des tactiques employées par les autorités britanniques afin de décimer les populations autochtones d’Amérique du Nord et d’étouffer leurs soulèvements ; des photographies et vidéos documentant l’émeute antiraciale qui s’est déroulée à l’université Sir George Williams à Montréal en 1969 ; d’autres images de contestations prises plus récemment, lors d’une manifestation du mouvement décolonial Idle No More ou pendant de la grève étudiante de 2012 au Québec, symbolisée par le carré rouge ; la vibrante performance filmée de Michèle Lalonde récitant son poème Speak White (1968) à l’occasion de la Nuit de la poésie en 1970 (Fig. 6) ; une autre vidéo de poésie, celle-là réalisée par l’écrivaine innue Natasha Kanapé Fontaine et portant sur les revendications territoriales autochtones ; ainsi qu’un ensemble de documents d’archives témoignant des luttes menées par les peuples québécois et canadiens à différentes époques et sur de multiples fronts (culturel, linguistique, social, écologique, sexuel, etc.). Si cet aperçu sommaire du corpus augmenté de Soulèvements permet déjà de saisir dans quelle mesure et surtout dans quel sens l’exposition a été revue pour le public montréalais – dont la sensibilité politique était aussi aiguisée, au moment de l’inauguration, par la montée du mouvement #MoiAussi et les controverses récentes autour des spectacles SLĀV et Kanata de Robert Lepage –, ce sont les glissements opérés au sein même du discours commissarial et appuyés par celui de l’institution hôte qui m’apparaissent les plus révélateurs.

Fig. 6 : Soulèvements, 2018, Galerie de l’UQAM et Cinémathèque québécoise, Montréal, vue de l’exposition, œuvres de Michèle Lalonde, Étienne Tremblay-Tardif. Photographie : Galerie de l’UQAM. Courtesy Galerie de l’UQAM.

Lorsque l’on s’attarde à la reconfiguration du récit de Didi-Huberman à Montréal, ce qui ressort avant tout est l’accent mis un peu partout sur la présence des femmes et, corrélativement, l’intérêt nouveau porté au féminisme. De fait, non seulement des productions artistiques féminines et féministes ont-elles été intégrées à chacun des cinq volets de cette ultime itération de Soulèvements, mais la dernière section, intitulée « Par désirs (indestructibles) », a été réarticulée de telle sorte que le récit se termine non plus sur la question générale du désir, mais sur celle plus spécifique « des femmes ». Pour citer les paroles mêmes du commissaire, c’est à « la femme comme élément de soulèvement possible d’une société, [depuis] Antigone […] jusqu’au féminisme d’aujourd’hui[28] » qu’était alors consacré le chapitre final de l’exposition à la Cinémathèque québécoise. Réponse implicite aux critiques parisiennes, cette réorientation discursive atteste également l’apport crucial de Louise Déry qui, de concert avec le commissaire et assistée à la recherche par l’historienne de l’art Ariane De Blois, a veillé à ce que l’intégration du contenu canadien couvre par le fait même des aspects négligés de la proposition initiale. On le saisit bien à la lecture du texte que Déry et De Blois ont coécrit pour la publication produite au terme du projet (en plus du catalogue du Jeu de Paume qui accompagnait toutes les présentations[29]), où les références au féminisme se multiplient : de l’évocation du travail politiquement chargé de Suzy Lake et de Joyce Wieland au commentaire d’une photographie d’Alain Chagnon intitulée C’est à la femme de décider (1973) montrant des femmes manifestant pour le droit à l’avortement, en passant par la mention de publications telles que Québécoises deboutte !, une revue qui a servi de véhicule à des groupes de militantes au début des années soixante-dix, ou encore le manifeste du Refus global (1948), dont près de la moitié des signataires étaient des femmes. Faisant écho à la présentation du commissaire citée plus haut, les autrices soulignent en outre que la dernière section de l’exposition « comprend plusieurs photographies qui témoignent de différents actes de résistance – manifestation, occupation, rassemblement, marche – liés au droit des femmes et elle revient sur les luttes contre le racisme envers les populations noires et autochtones[30] ». Leur parcours réflexif se conclut d’ailleurs sur une image savamment choisie afin de cristalliser la conception didi-hubermanienne du soulèvement telle qu’exposée à Montréal : celle « d’une femme innue en marche, debout et combative, ayant réussi, au nom des siens et avec eux, à protéger le territoire ancestral de sa communauté contre l’invasion des avions de chasse[31] » (Fig. 7).

Fig. 7 : Peter Sibbald, Sans titre [Elizabeth Penashue et deux autres activistes innus marchent contre l’implantation d’une base militaire de l’OTAN au Nitassinan, 1990], 1990, tirage jet d’encre pigmentaire, 2018, 20,3 x 30,5 cm. Collection de l’artiste. Courtesy Peter Sibbald et la Galerie de l’UQAM.

Sans donc changer de façon substantielle ni la signification ni la tonalité affective de l’exposition conçue par Georges Didi-Huberman, le discours institutionnel qui sous-tendait sa présentation montréalaise révèle des changements conséquents dans la manière d’exposer les peuples – sur la base d’une compréhension différente des peuples à exposer dans ce contexte spécifique –, mais aussi, parallèlement, dans la manière de s’exposer aux peuples. De fait, si Soulèvements ne pouvait être exposée à Montréal de la même façon qu’elle l’avait été à Paris deux ans plus tôt, c’est peut-être moins pour des raisons d’ordre pratique ou logistique, liées entre autres à ses conditions de circulation et de mise en espace, ou à cause de la controverse qu’elle avait suscitée en France, que pour des motifs culturels et politiques relatifs à ses modalités d’apparition publique. Le commissaire et, en particulier, ses comparses au sein des institutions concernées l’avaient très bien compris : à Montréal, en 2018, c’est à un tout autre peuple, pourvu d’une sensibilité différente et affecté par d’autres enjeux de représentation, que le projet « s’exposait », dans le double sens de la monstration et de la mise à l’épreuve. Aussi tout le défi de cette trajectoire transatlantique aura-t-il été de ne pas « coloniser le regard des uns et des autres[32] », comme l’a écrit Marta Gili à Louise Déry, en intégrant au discours de l’exposition l’impératif de la décolonisation qui caractérise aujourd’hui la réalité culturelle nord-américaine.

 

Notes

[1] Les lieux et dates exacts de présentation de l’exposition sont les suivants : le Jeu de Paume à Paris, du 18 octobre 2016 au 15 janvier 2017 ; le Museu Nacional d’Arte de Catalunya de Barcelone, du 24 février au 21 mai 2017 ; le MUNTREF – Museo de la Universidad Nacional de Tres de Ferrero de Buenos Aires, du 21 juin au 27 août 2017 ; le SESC Pinheiro de São Paulo, du 18 octobre 2017 au 28 janvier 2018 ; le MUAC – Museo Universitario Arte Contemporáneo, à Mexico, du 24 février au 29 juillet 2018 ; et, conjointement, la Galerie de l’UQAM et la Cinémathèque québécoise, du 7 septembre au 24 novembre 2018 et du 7 septembre au 4 novembre 2018, respectivement.

[2] L’exposition en circulation comptait environ 80% des pièces présentées à Paris, que ce soit dans leur intégralité ou sous la forme de fac-similés.

[3] Gili M., « Préface », Le soulèvement infini, cat. exp., Montréal, Galerie de l’UQAM, 2019, p. 6.

[4] Critique d’art et commissaire d’exposition d’origine catalane, Marta Gili a dirigé le Jeu de Paume de 2006 à 2018, avant d’être remplacée par Quentin Bajac en 2019. Elle a coordonné la réalisation du projet Soulèvements dans son ensemble, de sa conception jusqu’aux dernières étapes de la tournée internationale.

[5] Bal M., Double Exposures. The Subject of Cultural Analysis, New York ; Londres, Routledge, 1996.

[6] Je pense en particulier aux quatrième et sixième tomes de cette série composée de six ouvrages publiés entre 2009 et 2016 : Didi-Huberman G., L’œil de l’histoire. 4 : Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Les Éd. de Minuit, 2012 ; L’œil de l’histoire. 6 : Peuples en larmes, peuples en armes, Paris, Les Éd. de Minuit, 2016. Sur la question de la représentation des peuples, voir également : Didi-Huberman G., « Rendre sensible », Qu’est-ce qu’un peuple ?, Paris, La fabrique éd., 2013, p. 77-114.

[7] Didi-Huberman G., L’œil de l’histoire. 4 : Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Les Éd. de Minuit, 2012, p. 29.

[8] Ibid., p. 11. La dialectique entre « sur-exposition » et « sous-exposition » avait déjà été abordée à partir de métaphores lumineuses dans un essai précédent consacré à l’œuvre de Pier Paolo Pasolini : Didi-Huberman G., Survivance des lucioles, Paris, Les Éd. de Minuit, 2009.

[9] Benjamin W., « Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne », Œuvres II, (Gandillac M., Rochlitz R., Rusch P. trad.), Paris, Gallimard, 2000, p. 133 (1e éd. du texte 1929).

[10] Hatt É., « Georges Didi-Huberman. Soulèvements », art press, no 438, novembre 2016, en ligne : https://www.artpress.com/2017/05/30/georges-didi-huberman-soulevements/ (consulté en mars 2020).

[11] Didi-Huberman G., L’œil de l’histoire. 4 : Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Les Éd. de Minuit, 2012, p. 30-31. L’auteur fait ici référence à des passages clés de l’essai de Walter Benjamin sur L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, où le philosophe analyse les conséquences politiques du nouveau mode d’exposition issu des techniques de reproduction. Interprétant « [l]a crise des démocraties modernes […] comme une crise des conditions d’exposition de l’homme politique », Benjamin y défend un argument marxiste en faveur du droit de chacun de voir son image reproduite, une revendication à laquelle s’opposent, selon lui, les figurations illusoires et discriminantes du capitalisme et de l’industrie cinématographique. Benjamin W., « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », Œuvres III, (Gandillac M., Rochlitz R., Rusch P. trad.), Paris, Gallimard, 2000, p. 93-96 1e éd. du texte 1935).

[12] Bal M., Double Exposures. The Subject of Cultural Analysis, New York ; Londres, Routledge, 1996, p. 1.

[13] Ibid., p. 2 [traduction libre] : « Something is made public in exposition, and that event involves bringing out into the public domain the deepest held views and beliefs of a subject. Exposition is always also an argument. Therefore, in publicizing these views the subject objectifies, exposes himself as much as the object; this makes the exposition an exposure of the self. Such exposure is an act of producing meaning, a performance. »

[14] Gili M., « Préface », Soulèvements, cat. exp., Paris, Jeu de Paume, 2016, p. 7-8.

[15] Georges Didi-Huberman présente l’exposition, vidéo diffusée sur le site Web de l’exposition : http://soulevements.jeudepaume.org/ (consulté en mars 2020).

[16] Plusieurs critiques l’on souligné, dont Ji-Yoon Han dans un compte rendu incisif de l’exposition pour le magazine Canadian Art : Han J.-Y., « Soulèvements », Canadian Art, hiver 2019, p. 138-139.

[17] Didi-Huberman G., Invention de l’hystérie : Charcot et l’Iconographie photographique de la Salpêtrière, Paris, Macula, 1982.

[18] Sur les gravures de Goya, voir en particulier : Didi-Huberman G., L’œil de l’histoire. 3 : Atlas ou le gai savoir inquiet, Paris, Les Éd. de Minuit, 2011.

[19] Didi-Huberman G., Images malgré tout, Paris, Les Éd. de Minuit, 2003.

[20] Artières P., « L’histoire sociale n’est pas de l’art ! », Libération, 8 janvier 2017, en ligne : https://www.liberation.fr/debats/2017/01/08/l-histoire-sociale-n-est-pas-de-l-art_1539974 (consulté en mars 2020).

[21] Ibid.

[22] Lebovici É., « Sous-lèvements (Jeu de Paume, Paris) », 19 novembre 2016, en ligne : http://le-beau-vice.blogspot.com/2016/11/sous-levements-jeu-de-paume-paris_19.html (consulté en mars 2020).

[23] Ibid.

[24] Zapperi G., « Sur l’exposition Soulèvements de Georges Didi-Huberman au Jeu de Paume, Paris », May, no 17, avril 2017, en ligne : https://www.mayrevue.com/sur-lexposition-soulevements-de-georges-didi-huberman-au-jeu-de-paume-paris/ (consulté en mars 2020).

[25] Comme le rappelle très justement Mieke Bal : « Le succès ou l’échec d’une activité expositionnelle ne fournit pas la mesure de ce qu’une personne “veut dire”, mais de ce qu’une communauté et des sujets pensent, ressentent ou éprouvent comme étant la conséquence de l’exposition. » Bal M., Double Exposures. The Subject of Cultural Analysis, New York ; Londres, Routledge, 1996, p. 8 [traduction libre] : « The success or failure of expository activity is not a measure of what a person “wants to say” but what a community and its subjects think, feel, or experience to be the consequence of the exposition ».

[26] Les trois premiers volets de l’exposition étaient montrés à la Galerie de l’UQAM ; les deux autres, à la Cinémathèque québécoise.

[27] Déry L., De Blois A., « Approchements », Le soulèvement infini, cat. exp., Montréal, Galerie de l’UQAM, 2019, p. 57.

[28] Présentation par Georges Didi-Huberman, vidéo diffusée sur le site Web de la Galerie de l’UQAM : https://galerie.uqam.ca/expositions/soulevements/ (consulté en mars 2020). Notons que la présentation de Soulèvements à Montréal coïncidait avec la préparation de son livre Ninfa dolorosa : essai sur la mémoire d’un geste, où la figure d’Antigone occupe une place centrale. Didi-Huberman G., Ninfa dolorosa : essai sur la mémoire d’un geste, Paris, Gallimard, 2019.

[29] Des versions du catalogue en anglais, en espagnol et en portugais ont été produites pour les différents lieux d’accueil de l’exposition. Seule la présentation montréalaise de Soulèvements a donné lieu à une publication distincte dotée d’un caractère rétrospectif, laquelle a été rendue possible grâce à une importante subvention reçue par la Galerie de l’UQAM du Conseil des arts du Canada.

[30] Déry L., De Blois A., « Approchements », Le soulèvement infini, cat. exp., Montréal, Galerie de l’UQAM, 2019, p. 67.

[31] Ibid., p. 69. L’image en question est une photographie de la jeune militante Elizabeth Penashue prise par Peter Sibbald en 1990 lors d’une marche de 850 km (désignée comme la Marche de la liberté) visant à protester contre les activités militaires sur le territoire innu.

[32] Gili M., « Préface », Soulèvements, cat. exp., Paris, Jeu de Paume, 2016, p. 10.

Pour citer cet article : Katrie Chagnon, "Exposer les peuples, s’exposer aux peuples : les Soulèvements de Georges Didi-Huberman entre Paris et Montréal", exPosition, 9 février 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-1/chagnon-exposer-peuples-soulevements-didi-huberman-paris-montreal/%20. Consulté le 29 septembre 2023.

Doublement exposée ou l’héritage théorique de Mieke Bal 

par Christine Bernier

 

Christine Bernier est professeure au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal. Spécialisée en art contemporain et en études muséales, elle est aussi directrice, depuis 2016, du Programme de muséologie de la Faculté des arts et des sciences. Chercheuse au Centre interuniversitaire de recherche sur les humanités numériques (CRIHN), elle y codirige l’Axe 2 du Centre « Circulation – Passage au numérique et recontextualisation ». Directrice de la collection « Art+ » aux Presses de l’Université de Montréal, elle a publié plusieurs ouvrages portant sur les musées, l’art contemporain et la muséologie numérique.

 

Ce numéro de la revue exPosition propose un dossier intitulé Doublement exposée. L’appel à contributions ayant suscité de nombreuses propositions, cette thématique donnera lieu à deux numéros : cette parution (le tome 1) et une autre, prévue à l’été 2021 (le tome 2). Nous nous réjouissons évidemment de cette double publication.

La thématique Doublement exposée comprend deux approches complémentaires qui relèvent d’une même nécessité théorique et pratique : celle de la « double exposition » de l’œuvre et de la personne qui agit en tant que commissaire d’exposition.

Premièrement, il s’agit de développer l’idée selon laquelle l’œuvre d’art peut être exposée avec des statuts différents, au fil des itérations successives de ses présentations publiques. Nous pensons par exemple aux transitions de l’art dans l’espace public vers l’espace institutionnel ; ou aux mutations de la signification de l’œuvre dans son passage de la sphère locale à la sphère globale ; ou, encore, aux glissements sémantiques qu’on peut identifier lors de la présentation d’une même exposition dans un espace différent et selon une temporalité autre ; ou, enfin, aux passages impliquant la circulation des œuvres dans un contexte numérique, créant aussi cet effet de double mise en exposition.

Deuxièmement, nous considérons l’idée qu’il faut prendre en compte cette double agentivité de la personne qui expose sa position, ses choix, comme commissaire, tout en s’exposant à la critique. Sont conséquemment considérées les diverses possibilités, pour l’instance qui expose des œuvres (qu’il s’agisse d’une personne, d’un groupe culturel émergeant ou d’une grande institution), quant à la manière de présenter ses choix, tout en s’adressant à l’affect et aux horizons culturels des personnes visitant l’exposition. Par exemple, quelle part fait-on à l’haptique, lorsque le visuel est théoriquement et physiquement moins présent que le sonore ou le tactile dans l’espace ? Comment alors s’exposer encore, et doublement, à la stimulation des sens, en plus de la pulsion scopique ? Ou, sinon, comment penser l’inévitable dimension géopolitique qui se doit d’être associée à une exposition collective conçue pour une circulation internationale ?

Le livre de Mieke Bal intitulé Double Exposure. The Subject of Cultural Analysis (1996) est la référence théorique qui infléchit la réflexion pour l’ensemble du dossier Doublement exposée. Dans cet ouvrage majeur, la théoricienne de la culture examine des expositions tenues dans les musées et propose une analyse critique (critical analysis) des musées, non comme objets d’étude en soi, mais plutôt comme producteurs du discours qui y est déployé. Ainsi, selon Bal, le geste de montrer peut être considéré comme un acte discursif, ou plutôt comme un acte de discours spécifique. Il est important de préciser qu’il s’agit non pas, comme l’explique l’autrice, de l’examen des textes produits par une institution, mais bien de l’étude de l’exposition comme acte de monstration. En effet, ce discours des musées (et, pouvons-nous ajouter, de tout autre lieu d’exposition d’œuvres d’art) est le produit d’une position, à la fois théorique et pratique, aux possibilités multiples :

« Selon le verbe grec de montrer, un tel discours est apo-déictique : affirmatif, démonstratif et autoritaire d’une part, et d’autre part, ouvert et présenté sous forme d’opinion. […] Le discours implique un ensemble d’habitudes sémiotiques et épistémologiques qui permettent et prescrivent les manières de communiquer et de penser[1]. »

Cela nous amène à considérer autrement le statut de l’œuvre d’art. Bien qu’on reconnaisse le fait qu’elle soit endogène, l’œuvre dépend, en ce qui concerne sa signification, de la situation d’énonciation (la dimension déictique) et cela, avec une distanciation (d’où le préfixe –apo). De plus, bien que l’acte de monstration ne soit pas un langage, il sous-tend nécessairement un discours – institutionnel, public ou émergent – celui de l’exposition.

Les six autrices du premier tome de ce numéro thématique ont analysé des objets tirés de corpus distincts, éloignés les uns des autres d’un point de vue historique (du XVIIIe au XXIe siècle) ou géographique (l’Europe et l’Amérique du nord). On constatera en revanche que ce thème d’une double exposition peut se décliner selon des questions de recherche souvent convergentes ou récurrentes.

Un premier sujet d’analyse porte sur les glissements sémantiques qu’on peut identifier lors de la circulation (locale ou internationale) d’une exposition collective. Katrie Chagnon, dans son texte intitulé « Exposer les peuples, s’exposer aux peuples : les Soulèvements de Georges Didi-Huberman entre Paris et Montréal », montre bien comment s’opèrent des déplacements idéologiques et politiques, entre le premier et le dernier point de chute de cette exposition intitulée Soulèvements, qui a circulé pendant deux années. Au fil des différentes adaptations de l’exposition itinérante, se dégage alors la figure du commissaire qui s’expose et qui soumet, à la critique d’autrui, ses positions théoriques.

Un autre sous-thème proposé lors de l’appel à contribution portait sur les changements de signification et de statut de l’œuvre dans le déplacement de son environnement culturel initial vers un autre qui pourrait sembler anachronique, voire totalement étranger. Ivana Dizdar analyse une recontextualisation contemporaine, celle du portrait de Marie-Antoinette, peint en 1778 et présenté à New York en 2019, dans une exposition portant sur l’esthétique camp. Dans son texte intitulé « Camp en mouvement de Versailles au Met : Élisabeth Vigée Le Brun et Marie-Antoinette », elle montre comment certains commissaires d’exposition font des choix de monstration qui abandonnent, pour une seule et même œuvre, les impératifs historiques afin de privilégier des récits (narratives) culturels contemporains.

Concernant l’étude de ces passages de périodes historiques vers l’époque contemporaine, une autre question était aussi proposée, cette fois orientée de manière plus spécifique vers des enjeux propres à la muséographie : les nouvelles itérations d’expositions célèbres. Florence-Agathe Dubé-Moreau propose un examen de l’agentivité de la reconstitution d’exposition qui met en lumière le statut, variable, du commissaire d’exposition. Son texte intitulé « Reprendre en écho(s). Effets et enjeux de la reconstitution d’exposition sur le champ muséologique », se fonde sur deux études de cas : les expositions Other Primary Structures (2014), au Jewish Museum de New York, et Quand les attitudes deviennent forme. Berne 1969/Venise 2013 (2013). La reprise d’expositions historiques est aussi un phénomène central pour une étude de cas dans l’article de Marie J. Jean. L’autrice oriente son analyse vers ces dispositifs muséographiques traditionnels qui connaissent une « renaissance » avec le commissariat contemporain : les period rooms (parfois nommées, en français, « salles d’époque »). Dans un texte intitulé « Le Salon de Fleurus : la métahistoire d’une exposition », elle examine la reconstitution du célèbre salon situé au 27, rue de Fleurus, à Paris (tenu par Gertrude Stein et Alice Toklas au début du XXe siècle). Cette reconstitution réalisée par un artiste se présentait comme une installation, accessible pour une visite entre 1992 et 2014 dans un appartement de Manhattan. Depuis, cette œuvre intitulée Salon de Fleurus a fait l’objet d’une tournée internationale en Europe et aux États-Unis.

La thématique Doublement exposée implique aussi la nécessité de prendre en considération l’expérience des personnes qui visitent l’exposition, qu’il s’agisse de leurs dispositions physiologiques ou cognitives, ou encore de leur horizon culturel. L’article de Karine Bouchard nous invite à répondre à la question concernant la part faite à l’haptique, en particulier lorsqu’il s’agit d’œuvres sonores. Dans un texte intitulé « L’architecture aurale des lieux d’exposition, du Met Cloisters au MoMA. Glissements et mutations de l’expérience de l’œuvre sonore », elle montre comment l’environnement architectural peut influencer notre expérience de l’œuvre et contribuer, selon l’organisation spatiale des différentes salles d’exposition, à modifier sa signification. De manière différente, mais toujours en relation avec le sous-thème de l’expérience de visite, Maki Cappe propose un texte dont l’approche est fondée sur des notions philosophiques telles que la poïétique (associée à la création), l’esthétique (associée à la réception), ainsi que sur l’expérience esthétique en relation avec l’expérience quotidienne. Dans un article intitulé « Poser, exposer, réexposer : transformation des regards à/sur l’œuvre », elle commente son travail de commissaire du Laboratoire de la Création, une forme de pop-up exhibition (exposition éphémère), voulant rendre compte des enjeux de la monstration d’une œuvre et de son statut dans un dispositif spatial et temporel très limité, en regard des autres possibilités d’exposition pour une même œuvre.

Pour conclure, mentionnons qu’il peut sembler étonnant qu’un seul des sous-thèmes proposés, lors de l’appel à contribution, ne soit pas traité dans ce tome 1 du dossier Doublement exposée : celui portant sur les passages impliquant la circulation des œuvres dans un contexte numérique, en relation avec l’idée de double monstration. Nous pouvons toutefois annoncer que cette question de recherche s’inscrira dans certaines analyses que proposera le tome 2 du dossier Doublement exposée.

Notes

[1] Bal M., Double Exposure. The Subject of Cultural Analysis, New York ; Londres, Routledge, 1996, p. 3 : « True to the Greek verb of showing, such discourse is apo-deictic: affirmative, demonstrative, and authoritative on the one hand, opining, often opinionated, on the other. […] Discourse implies a set of semiotic and epistemological habits that enables and prescribes ways of communicating and thinking ». C’est nous qui traduisons.

Pour citer cet article : Christine Bernier, "Doublement exposée ou l’héritage théorique de Mieke Bal ", exPosition, 9 février 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-1/bernier-introduction/%20. Consulté le 29 septembre 2023.