De la restitution à la réappropriation : Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui (Cotonou, 2022), une exposition inédite dans l’univers muséal béninois

par Opêoluwa Blandine Agbaka

 

Opêoluwa Blandine AGBAKA est enseignante-chercheure (Maître Assistant, CAMES) à l’Institut national des Métiers d’Art, d’Archéologie et de la Culture (INMAAC) de l’Université d’Abomey-Calavi au Bénin, également cheffe du Département des Arts visuels et du Patrimoine à l’INMAAC. Spécialisée en études patrimoniales, elle est titulaire d’un doctorat en histoire de l’art et archéologie obtenu en 2016 à l’Université libre de Bruxelles (ULB). Elle a publié une quinzaine d’articles scientifiques (seule et en collaboration).

 

Le 27 juillet 2016, le gouvernement béninois a introduit officiellement auprès du gouvernement français, une demande de restitution des biens culturels pillés par les troupes du Général Alfred Amédée Dodds en 1892, lors de la conquête du royaume du Danxomè. Cette démarche officielle du Bénin a été précédée par la demande de restitution formulée par la députée de Guyane, Christiane Taubira en 2005[1] et relancée en 2013 par le Conseil Représentatif des Associations noires (CRAN) qui avait lancé un appel à manifester devant le musée du Quai Branly[2].

Le rejet de cette demande, sous le principe de l’inaliénabilité des collections publiques[3], ouvre la voie à un long processus qui a connu un tournant favorable pour le Bénin à l’élection du Président français Emmanuel Macron en 2017. Ce dernier a confié à l’historienne de l’art Bénédicte Savoy et à l’écrivain Felwine Sarr la mission d’évaluer l’état des objets africains dans les collections publiques françaises, particulièrement ceux provenant d’acquisitions illicites. Leur rapport a recommandé la restitution des biens culturels africains.

La nouvelle dynamique insufflée dans l’univers culturel par la restitution de 26 objets au Bénin pourra être analysée avec des éléments plus probants d’ici quelques années, mais d’ores et déjà on peut souligner les grands bouleversements qu’augure l’exposition intitulée Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui : de la restitution à la révélation qui a permis en 2022 de présenter aux Béninois ces œuvres revenues après près de 129 années d’exil et de les intégrer par la même occasion au dynamisme de la création artistique contemporaine béninoise. Cinq mois durant, le Palais de la Présidence a ouvert ses portes aux Béninois pour les connecter au talent artistique des générations passées et celles actuelles. Des milliers de visiteurs sont venus de tout le territoire national, de la diaspora et de l’étranger, pour contempler ces œuvres parties et revenues, de même que celles qui ne sont jamais parties et qui résultent de la riche créativité des artistes béninois.

Le profil éclectique des visiteurs (personnalités publiques et privées, dignitaires traditionnels, groupes scolaires, universitaires, associations communautaires, organisations de la société civile, groupes politiques, enfants, jeunes, adultes[4], etc.) atteste l’envergure qu’a prise cette exposition dans un pays où ce type d’offre culturelle n’attire généralement pas les publics. Témoin d’une liesse populaire et d’une effervescence qui a montré l’intérêt des publics béninois pour l’offre muséal, l’exposition Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui offre l’opportunité de repenser l’univers culturel en général et le monde des musées en particulier au Bénin.

Entre restitution et réappropriation : la dynamique d’accueil des trésors royaux du Danxomè au Bénin

La date du 10 novembre 2021 peut être considérée comme marquant un virage important dans l’histoire culturelle du Bénin. Le retour des 26 objets royaux, pillés lors de la conquête du royaume du Danxomè par le Général français Amédée Dodds témoigne d’une volonté manifeste de l’ancienne puissance coloniale de faire des concessions sur le principe d’inaliénabilité du patrimoine français, du moins pour des biens dont le mode d’acquisition est douteux. La restitution n’est pas une problématique exclusivement liée aux préoccupations des pays africains dans leur position de colonisés[5]. Néanmoins, la question de la restitution dans le contexte des conquêtes coloniales en Afrique a une connotation particulièrement difficile, en ce sens qu’elle ravive les souvenirs d’un passé conflictuel et peu reluisant dans les relations Nord-Sud.

Les pillages qui ont suivi les campagnes de conquêtes coloniales, de même que les conditions de collecte de nombreux objets, notamment durant la Mission Dakar-Djibouti conduite par Marcel Griaule de 1931 à 1933, posent de plus en plus la question de l’éthique[6] dans l’acquisition des collections étrangères conservées dans les musées occidentaux[7]. La réticence des anciennes puissances coloniales à restituer des biens réclamés par leurs anciennes colonies repose également sur une appréciation négative de la capacité des institutions patrimoniales africaines à en assurer la conservation dans des conditions optimales[8]. Mais il faut souligner à juste titre que les problèmes de conservation ne se posent pas seulement dans les musées africains et que nul n’est à l’abri d’un incident pouvant mettre en danger la conservation des collections. En outre, la restitution de certains objets peut servir de levier pour amener les États à reconsidérer leur politique muséale et à améliorer le regard des populations africaines sur leur patrimoine[9].

Ce processus de restitution a été favorisé par l’engagement avéré du Président français, Emmanuel Macron, qui a annoncé sa volonté ferme de restituer aux anciennes colonies françaises des objets importants de leur patrimoine, lors de son discours à Ouagadougou le 28 novembre 2017. Cet engagement a commencé à prendre forme le 9 novembre 2021 avec la signature de l’acte de restitution de 26 objets au Bénin. Notre analyse ne se focalise pas sur le processus de restitution, mais sur ses retombées, plus ou moins immédiates, à travers l’exposition de 2022 Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui.

Le gouvernement béninois a voulu faire de cet événement exceptionnel une action nationale qui va au-delà de l’actuel plateau d’Abomey, considéré comme le cœur du royaume du Danxomè, ce qui lui vaut l’appellation de « cité historique ». Les autorités béninoises ont choisi d’inscrire ces objets dans une dynamique nationale qui dépasse les aspirations communautaires. La qualification de « Trésors » attribuée aux objets restitués les replace dans leur contexte d’origine lié à la royauté du Danxomè où les attributs des rois, de même que leurs représentations, possèdent une grande valeur spirituelle. La décision de rassembler tous les Béninois autour du retour de ces objets restitués marque une volonté d’étendre l’attachement qu’ils inspirent à tous les groupes socioculturels qui forment dorénavant une Nation[10]. Cette vision a permis de mobiliser les grandes communautés béninoises, du Sud au Nord et de l’Est à l’Ouest, dans les manifestations d’accueil. C’est ainsi qu’on a pu voir, dans le cortège officiel d’accueil des objets restitués, des marqueurs culturels phares de différentes régions du Bénin, comme les légendaires cavaliers bariba du royaume de Nikki au Nord du pays. Lors de la cérémonie officielle d’hommage à ces trésors restitués, une variété de danses, rythmes et chants traditionnels, tels que le Houngan du royaume du Danxomè, le Adjogandu royaume de Xogbonou, le Têkê du pays Baatonou, etc. se sont enchaînés dans les manifestations culturelles devant plus de 200 personnalités invitées au Jardin du Palais de la Présidence de la République à Cotonou. Au nombre des invités, on peut souligner, outre la présence des têtes couronnées, des présidents d’institutions, des députés de l’Assemblée nationale, des ministres et la participation, en tant qu’invités spéciaux, de Bénédicte Savoy et Felwine Sarr. Le rapport Savoy-Sarr ayant recommandé la restitution du patrimoine culturel africain a joué un rôle important dans le déclenchement du processus qui favorisé le retour définitif au Bénin de ces 26 objets.

L’envergure de l’événement était telle qu’il a été retransmis en direct sur la chaîne nationale de télévision ORTB pour favoriser une grande diffusion auprès des Béninois. La Présidence de la République a diffusé des photographies sur son site internet qui rendent compte de la diversité culturelle de cet accueil se voulant national.

Exposition Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui : la révélation d’une passerelle entre les générations

L’exposition intitulée Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui : de la restitution à la révélation a été conçue comme une exposition diptyque montrant deux volets de la création artistique béninoise. D’un côté, les 26 objets restitués (statues zoomorphes en bois, trônes, portes sculptées du palais du roi Glèlè, récades, habits des Agoodjié, femmes guerrières, etc.) représentent l’expression séculaire de l’art du royaume du Danxomè ; de l’autre, des créations contemporaines de plusieurs artistes béninois sélectionnés parmi ceux ayant déjà un parcours important, considérés comme des figures artistiques confirmées en fonction du rayonnement international de leurs œuvres, tels que Cyprien Tokoudagba, Ludovic Fadaïro, Dominique Zinkpè, etc. Toutefois, de jeunes artistes, comme Eric Mèdéda, Ishola Akpo, dont le travail émerge sur la scène artistique ont été associés à cette exposition pour améliorer leur visibilité.

En effet, les souverains du Danxomè (1620-1900) ont été de grands mécènes des arts et de la culture, octroyant un statut privilégié aux artistes au sein de la société en générale et de la cour royale en particulier[11]. Leur engagement et leur passion pour la création artistique ont traversé les générations et continuent d’alimenter l’imaginaire de nombreux artistes[12].

Parmi les œuvres restituées et exposées au palais de la Marina, toutes aussi impressionnantes les unes que les autres, il importe de souligner les plus emblématiques. Il s’agit par exemple des deux trônes appartenant respectivement au roi Ghézo (1818-1858) et Glèlè (1858-1889). Le roi Ghézo siégeait à des occasions exceptionnelles, comme la cérémonie d’Ato en hommage aux ancêtres de la royauté, sur son trône d’apparat, dont la partie centrale ajourée présente des agencements sculptés qui s’apparentent à un objet tressé. Le trône du roi Glèlè, constitué d’un assemblage de deux étages avec une partie supérieure incurvée pour accueillir un coussin, porte des décorations de formes géométriques. Symboles de pouvoir, ces trônes témoignent de la puissance du souverain lors de ses apparitions publiques.

Le Kataklè du roi Gbèhanzin (Béhanzin 1890-1894) se présente sous la forme d’un siège tripode[13]. Ce siège d’une valeur inestimable a une préséance sur tous les autres parce qu’il sert aux rituels d’intronisation du roi et des chefs[14]. Les quatre portes du palais royal, sculptées en bois polychrome avec des pigments et du métal, symbolisent également la puissance du royaume à travers les représentations des emblèmes de différents rois et des actes de guerres visant à montrer les exploits de l’armée du Danxomè. Les statues anthropozoomorphes des rois Glèlè et Gbèhanzin marquent la nature surhumaine attribuée aux rois qui incarnent une force surnaturelle dont l’image est représentée à travers des animaux considérés comme puissants tels que le lion, le requin, etc[15].

Ces œuvres qui témoignent du talent de ces artistes du XIXe siècle sont présentées à l’entrée de l’exposition dans une ambiance imposant le recueillement avec une dominance de la couleur noire et un éclairage discret.

La création artistique contemporaine est présentée à travers les œuvres de 34 artistes béninois, résidant au pays ou issus de la diaspora, présentées dans un espace plus lumineux pour offrir à la contemplation 106 œuvres réalisées avec des mediums et des techniques très variés, tels que la peinture, la sculpture, l’installation, l’art numérique etc.

L’exposition Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui a été présentée dans la salle de fête et du peuple de la Présidence sur un espace de 2300 m2. L’aménagement des horaires de visite, du jeudi au vendredi de 15h à 18h30 et du samedi au dimanche de 10h à 18h30, a permis de concilier les exigences habituelles liées aux activités du Palais de la Marina avec la nécessité d’ouvrir les salles de l’exposition aux publics. L’une des particularités de cette exposition dans l’univers culturel béninois est liée à son envergure et à l’importance des ressources mobilisées.

Des objets de pouvoir exposés dans un lieu de pouvoir : la symbolique du lieu de l’exposition

Le lieu d’exposition des objets restitués a une grande symbolique dans la conception de cette présentation aux publics. En effet, la plupart des objets étant des attributs royaux, ils véhiculent une expression de pouvoir qui correspond à leur premier lieu d’exposition en République du Bénin, c’est-à-dire le palais de la Marina à Cotonou, siège de la Présidence de la République. Au-delà des dispositions sécuritaires proposées, du message d’engagement politique en faveur de la valorisation du patrimoine culturel national au sommet de l’État, le choix de ce lieu renvoie à une tradition propre au royaume du Danxomè où le souverain offrait à ses sujets périodiquement la cérémonie de Gandaxi, dont la finalité était de démontrer son aptitude à nourrir, protéger et distraire son peuple. Cette cérémonie, qui pouvait durer six mois et s’étendait sur deux années consécutives, permettait aux populations de contempler durant plusieurs jours les richesses du royaume conservées au palais. Les manifestations fastueuses de cette exhibition nécessitaient de grands moyens que le roi devait réunir avant d’annoncer la tenue de la cérémonie. Le point culminant des manifestations était la procession marquée par la sortie du palais des grandes sculptures en bois ou métal représentant les différents cultes du royaume[16].

On peut donc rapprocher, d’une certaine manière, cette exposition fastueuse qui célèbre le retour de certains attributs royaux à cette manifestation traditionnelle du Gandaxi où le peuple avait accès au palais pour admirer les trésors royaux.

Par ailleurs, considérant l’habitude des Béninois à ne pas fréquenter les offres muséales, qui ne figure généralement pas comme une priorité dans leur hiérarchie des besoins, on pourrait postuler que la gratuité de l’accès à l’exposition a été un facteur favorable au nombre de visiteurs. L’impact de la gratuité est cependant à relativiser comme levier dans ce flux extraordinaire de visiteurs à l’exposition Art du Bénin. Le site de l’exposition situé au sein du Palais de la Présidence n’a pas laissé les Béninois indifférents. Ce lieu de pouvoir, habituellement fermé au public, s’est ouvert avec l’exposition et est devenu accessible temporairement à toute la population. Découvrir le Palais de la Marina et visiter les Trésors royaux du Danxomè ont été une stimulation suffisante pour susciter l’engouement des populations à l’égard de cette offre muséale.

Faire entrer l’art au Palais de la Marina a contribué à déclencher chez les Béninois une reconsidération progressive de la pratique artistique, qui a pendant longtemps été considérée dans sa pratique postcoloniale comme une activité marginale.

L’exposition Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui a permis de montrer aux Béninois le changement de paradigme envisagé pour les institutions muséales. En effet, l’institution du musée, héritée de la colonisation, a pendant longtemps été considérée comme un espace figé dans le temps où s’entassent les vieilleries qui suscitent la curiosité des touristes occidentaux. Il est dorénavant question de présenter les collections publiques dans des espaces remarquables, disposant des commodités nécessaires pour la conservation et l’exposition des collections.

Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui : une exposition au standard international face à des institutions muséales à la dérive

L’envergure qu’a pris cette exposition consacrée aux arts d’hier et d’aujourd’hui rompt en effet avec l’habitude du manque de moyens récurrent dans la mise en œuvre des offres muséales publiques au Bénin. Les musées publics sont souvent confrontés à des difficultés notoires pour bien entretenir leurs collections, leurs infrastructures, aussi bien l’immobilier que le mobilier, à un déficit alarmant de personnel qualifié et de soutien, à un manque important de ressources financières pour organiser des activités de monstration, etc[17]. Cette situation aboutit généralement à un impact des expositions très peu perceptible sur la population. En effet, les Béninois ont l’habitude de voir les musées publics comme des lieux de curiosité forgés pour les touristes étrangers. De plus la pauvreté de ces institutions patrimoniales les rend peu attrayantes à leurs yeux. La notion de « vieilleries » héritées du passé colle à leur image[18].

Les contraintes liées à la mise en exposition des collections de musée par manque de budget adéquat, de même que les déficits de communication et de médiation liés aux expositions montées dans ces musées publics avec le peu de moyens disponibles, n’ont pas vraiment contribué à améliorer leur visibilité dans l’univers culturel au Bénin. La non fréquentation des musées par les Béninois est souvent justifiée par le fait que cette institution héritée de la colonisation peine à s’intégrer dans les habitudes culturelles locales et que sa méconnaissance par la majorité de la population résulte de ses origines exogènes[19].

Il est certes important de souligner le rapport fonctionnel que les communautés béninoises entretiennent généralement avec leurs objets culturels qui, à l’origine, ne sont pas conçus à des fins de contemplation. La valeur esthétique de l’objet n’est souvent pas mise en avant, mais plutôt sa valeur usuelle. On peut donc comprendre que les Béninois ne perçoivent pas la nécessité d’aller voir au musée des objets sortis de leur contexte usuel. Si le masque Guêlêdê des communautés Nago Yoruba, par exemple, est présenté dans un musée pour sa valeur esthétique d’œuvre d’art, il devient très peu intéressant pour les Béninois qui préfèrent le voir lors de ses sorties, où il est présenté en mouvement accompagné de chants et danses. L’aspect vivant de ce masque qui intéresse les populations tend à s’estomper lorsqu’il est présenté dans un musée.

En effet, les musées béninois sont confrontés à une réelle question de reconfiguration pour satisfaire les aspirations des populations. Plus de 60 ans après les indépendances, qu’est-ce qui a été fait pour favoriser une intégration plus remarquable des musées dans les réalités culturelles béninoises ? On constate, dans la typologie des musées au Bénin, la prédominance toujours actuelle des musées ethnographiques, comme les musées Honmè, Alexandre Sènou Adandé à Porto-Novo, plein air de Parakou, hérités de la colonisation, et l’absence de musée public d’art contemporain, de musée des sciences et techniques, etc. De plus, la vétusté des mobiliers d’exposition et l’ancienneté des expositions marquent le discours peu reluisant et peu innovant de ces institutions patrimoniales[20].

Si en France le mouvement de la Nouvelle Muséologie, dans les années 1980, a favorisé une refondation de l’institution muséale qui se rapproche de plus en plus des préoccupations de la société avec l’avènement des musées de société, au Bénin, l’émancipation du modèle ethnographique peine à se concrétiser. En Afrique de l’Ouest, on remarque que les musées hérités de la colonisation évoluent vers un statut de musées nationaux pour mettre en scène la nation dans sa diversité culturelle[21]. La nécessaire réinvention du musée africain reste une problématique actuelle, non encore élucidée, au cœur des débats entre professionnels de la culture[22].

L’exposition Art du Bénin, d’hier et d’aujourd’hui a montré que la volonté politique est capitale dans la construction des offres culturelles, du moins au niveau national, dans un pays comme le Bénin, où l’État est au centre du dispositif de gestion des arts et de la culture. Depuis 2016, le Programme d’Action du Gouvernement a jeté les bases de grands projets muséaux avec le Musée des Rois et Amazones du Danxomè (MuRAD) – qui est prévu pour être érigé à Abomey sur la place des Agoodjiés (site des palais royaux) et dont l’ouverture est envisagée pour la fin de l’année 2024 –, le Musée international de la Mémoire de l’Esclavage (MIME) – qui résulte de la restauration, toujours en cours, de l’ancien Musée d’histoire de Ouidah –, le Musée Vodoun/Orishaen projet à Porto-Novo, le Musée d’Art contemporain à Cotonou, etc.

Ces projets muséaux, dont l’objectif est de redorer le blason de l’institution muséale publique au Bénin en érigeant des musées aux standards internationaux, aussi bien au niveau des infrastructures que des activités muséales, témoignent de l’intérêt que portent les autorités nationales à la reconfiguration de l’espace des musées au Bénin. La longue léthargie des musées publics béninois, qui sont restés pendant longtemps l’ombre d’eux-mêmes, semble se dissiper avec les grands projets muséaux lancés dans le cadre de la restitution des objets du royaume du Danxomè.

Toutefois, la focalisation des investissements sur quelques musées peut créer un écart important entre les musées nationaux et limiter la visibilité de ceux qui ne sont pas inclus dans ces grands projets. Par ailleurs, les impacts des musées sur l’écosystème économique local, particulièrement sur l’industrie touristique, favorisent leur perception par les autorités comme des leviers de développement économique. Même si les musées sont riches grâce à la valeur inestimable de leurs collections, l’importance des coûts de stockage, de restauration, de montage d’exposition ne leur permet pas de rentabiliser les investissements[23]. Le musée ne peut donc être considéré comme une entreprise culturelle à inclure dans une logique de rentabilité. La présentation des projets muséaux annoncés dans le cadre des objets restitués comme sources de richesses, mobilisateurs de capitaux[24] pour leur potentiel d’attraction touristique semble prédominer sur l’une des missions importantes de l’institution muséale qu’est l’éducation culturelle[25]. Par conséquent, la « manne financière[26] » projetée pour la plus-value qu’apporteront ces projets muséaux au tourisme culturel béninois devrait être nuancée afin de recentrer l’argumentaire sur la contribution des objets restitués dans la construction de l’identité nationale et par ricochet sur l’importance des musées dans la conservation et la valorisation de la mémoire collective.

Le montage de l’exposition-événement a nécessité la mobilisation de ressources énormes, suscitant au sein d’une partie des populations béninoises – qui ne sont pas épargnées par l’inflation galopante – une vive polémique[27], quant à la nécessité de cet investissement important pour la présentation de ces objets restitués.

On peut comprendre a priori la réaction de certains Béninois par rapport au budget de cette exposition temporaire estimé à deux milliards de FCFA parce qu’elle reste une action inédite dans l’univers muséal béninois. Si l’avènement en 2008 du milliard culturel annuel, octroyé par l’État pour soutenir les projets des artistes et des opérateurs culturels, a été salué par les différents acteurs, il n’est pas usuel au Bénin de mobiliser autant de ressources financières pour une seule activité culturelle. Le budget de l’exposition Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui rompt catégoriquement avec les maigres ressources auxquelles sont souvent confrontés les professionnels dans la mise en œuvre de leurs activités et marque un changement radical dans les possibilités de mobilisation de ressources pour les actions culturelles. Dans la même dynamique le ministre de la culture annonce, dans une interview accordée au journal Le Matinal, l’engagement avéré du gouvernement à investir plus de 700 milliards de FCFA, soit environ plus d’un milliard d’euros dans la valorisation du patrimoine culturel[28].

En effet, le passage du milliard de FCFA, destiné au financement annuel des projets culturels, à plus 700 milliards de FCFA, pour la valorisation du patrimoine culturel en cinq ans, sonne comme une réelle révolution dans un secteur où l’on a habitué les principaux acteurs à la misère, à la précarité et à ne pas oser lancer des actions de grande envergure, faute de moyens. Par ailleurs, cet investissement important a permis d’amorcer une revalorisation des métiers du patrimoine, très peu valorisés et méconnus dans la société béninoise. Toutefois, le budget de l’exposition Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui, que l’on pourrait considérer comme colossal pour une exposition dans le contexte béninois, peut s’expliquer par les ressources mobilisées pour son montage.

La scénographie de l’exposition a rivalisé avec ce qui se fait dans les grands musées occidentaux avec la mobilisation de compétences extérieures. Comme l’affirme un visiteur béninois de la diaspora, ébahi par la qualité de l’exposition, « on se croirait au Quai Branly[29] ». L’Agence française « Les Crayons », qui a été chargée d’assurer la scénographie de cette exposition, dont le commissariat a été porté par l’Agence nationale de Promotion des Patrimoines et du Tourisme (ANPT), a proposé une scénographie comparable à celle des grands musées occidentaux.

Le montage de cette exposition a montré qu’il est possible de mener des actions de grande envergure dans le secteur muséal au Bénin, mais il a également mis en exergue la nécessité de renforcer la formation dans les corps de métiers liés à la gestion et à la valorisation du patrimoine culturel. Pour éviter que cette grande exposition, qui a révélé le potentiel artistique et culturel du Bénin, ne reste un coup d’épée dans l’eau, il est capital de renforcer les offres de formation dans les métiers de conservateur du patrimoine, restaurateur, scénographe, médiateur culturel, gestionnaire de sites, régisseur de collections, etc. Les principaux métiers de la chaîne muséale et patrimoniale doivent faire l’objet de formations pour mettre à disposition des institutions muséales existantes, et celles en cours de construction et en projection, une main d’œuvre qualifiée, capable de continuer à offrir aux publics béninois des offres culturelles à la hauteur de leurs attentes.

Par ailleurs, le flux des visiteurs, estimé par le Directeur du programmes musées à ANPT à environ 190000 durant la première phase de cette exposition qui s’est déroulée du 20 février au 22 mai 2022, et près de 34000 visiteurs en 45 jours de réouverture à partir du 15 juillet 2022, durant la deuxième phase[30], témoigne du grand intérêt des populations pour une offre muséale au Bénin. En effet, la Fondation Zinsou avait déjà montré l’attachement des Béninois pour leur patrimoine en 2006 à travers l’exposition « Béhanzin – Roi d’Abomey » qui a connu un grand succès avec 275 000 visiteurs accueillis en trois mois d’exposition[31]. L’exposition Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui confirme donc l’intérêt des populations béninoises pour la qualité des offres muséales qui doivent inclure un important travail de médiation culturelle. Un accent particulier a été mis sur la médiation culturelle conçue en intégrant la variété des publics à travers le recrutement et la formation de guides pouvant s’exprimer dans plusieurs langues. Une attention particulière a été accordée aux jeunes publics avec l’organisation d’ateliers pédagogiques de 45 minutes environ pour les enfants dont l’âge varie de 4 à 14 ans[32].

Le retour des 26 trésors royaux reste un événement, pour la jeunesse béninoise en particulier. Cet attachement, que certains ont qualifié « d’euphorie[33] » du retour pour des populations que les différentes actions patrimoniales laissent généralement indifférentes, révèle également un potentiel de fréquentation des offres culturelles, si elles sont présentées de façon adéquate aux publics.

L’exposition Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui : au-delà de l’euphorie, quelles perspectives pour les offres muséales au Bénin ?

L’envergure de cette exposition qui a été portée au rang d’événement national permet de repenser les bases des offres culturelles en général, et celles muséales en particulier. L’un des changements majeurs qu’implique cet événement est la reconsidération des propositions muséales qui peuvent mobiliser des ressources financières et humaines importantes sans choquer l’opinion publique. La politique muséale au Bénin prend une nouvelle tournure avec une vision plus moderne des musées qui doivent se mettre aux normes des technologies de l’information et de la communication et s’adapter aux particularités des publics nationaux[34].

Le musée au Bénin ne doit plus rester dans son contexte ethnographique focalisé sur le passé. Il doit s’actualiser au rythme de la société et s’adapter aux aspirations des Béninois. Les nocturnes organisées dans le cadre de l’exposition Art du Bénin rassemblaient parfois plus de 5000 visiteurs d’après le directeur du programme Musée de l’ANPT[35]. Il est important d’insuffler une nouvelle dynamique dans les musées publics pour offrir aux publics une palette d’activités pouvant graviter autour des expositions. Les Béninois peuvent bénéficier à une échelle importante des offres muséales, mais pour les intéresser sérieusement il faudrait trouver les manières de les rendre attractives.

En effet, la restauration et la rénovation d’un certain nombre de musées sur des standards internationaux, de même que les projets de construction de nouveaux musées dans le même style marquent l’évolution de la politique muséale, mais il faut voir au-delà du contenant et mettre un accent particulier sur le contenu. Un musée, même s’il est installé dans des infrastructures imposantes, ne peut maintenir un lien sérieux avec ses publics qu’à travers la pertinence des activités présentées. La programmation culturelle doit être conçue pour répondre aux aspirations des publics nationaux. Il faudrait éviter de tomber dans le travers de l’érection d’un nouveau type de musées calqués sur des modèles dits « internationaux », mais complètement décontextualisés qui, in fine, resteront des lieux de curiosité pour les touristes étrangers.

Conclusion

L’exposition Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui, au-delà de la célébration nationale de la restitution des 26 trésors royaux, annonce un tournant dans la politique muséale au Bénin. Le succès de cette exposition auprès des Béninois témoigne du potentiel d’attractivité des offres muséales et de la disponibilité des populations à y adhérer. En effet, la restitution de ces biens culturels a permis de recentrer les débats sur la place des musées dans l’univers culturel national et de concevoir une nouvelle image des musées nationaux qui doivent dorénavant se construire sur des standards internationaux sans s’écarter de l’identité plurielle de la nation béninoise. Ils doivent s’ériger en lieux dynamiques permettant de montrer les mutations socioculturelles béninoises pour intéresser les jeunes et favoriser la construction de passerelles entre les générations.

Par ailleurs, la formation professionnelle des différents acteurs doit être activement soutenue pour renforcer et soutenir la mise en œuvre des différents projets. Une politique muséale nationale pérenne ne peut être forgée sur des expertises étrangères. La symbolique du pont entre les générations passées et celles d’aujourd’hui présentée par cette exposition ne peut servir de levier pour la redynamisation du secteur que si les différents acteurs réussissent le pari de susciter un intérêt permanent des Béninois à l’égard des activités muséales.

Notes

[1] Gignoux S., « La France doit-elle rendre au Bénin les trésors d’Abomey ? », La Croix, 15 août 2016, en ligne : https://www.la-croix.com/Culture/La-France-doit-elle-rendre-Benin-tresor-dAbomey-2016-08-15-1200782334 (consulté en août 2023).

[2] Houël A., « Le CRAN manifeste au Quai Branly pour la restitution des “biens mal acquis” », Le Journal des Arts, 12 décembre 2013, en ligne : https ://www.lejournaldesarts.fr/patrimoine/le-cran-manifeste-au-quai-branly-pour-la-restitution-des-biens-culturels-mal-acquis-120259 (consulté en août 2023).

[3] Agbenonci A., « Nos biens culturels ont une valeur spirituelle importante », Entretien avec Christophe Boisbouvier, rfi, 4 avril 2017, en ligne, https://www.rfi.fr/fr/emission/20170404-benin-france-restitution-oeuvres-agbenonci-ministre-affaires-etrangères (consulté en juillet 2023).

[4] Trésors Royaux du Bénin, en ligne, https ://tresorsroyaux.bj (consulté en mars 2023).

[5] Paquette J., Doris J., Agbaka O. B., « Les enjeux institutionnels des restitutions du patrimoine culturel en contexte fédéral : intergouvernementalisme et diplomatie culturelle en Suisse et au Canada », Pyramides, n° 30 bis, 2020, p. 71-92, en ligne : https ://journals.openedition.org/pyramides/1684 (consulté en février 2023).

[6] Murphy M., Tillier B, « Éthique et politique de la restitution des biens culturels à l’Afrique : les enjeux d’une polémique. Entretien avec Maureen Murphy », Sociétés et Représentations, n° 48, 2019-2, p. 257-270, en ligne :https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2019-2-page-257.htm (consulté en juillet 2023).

[7] Varine H. (de), « Éthique et patrimoine : la décolonisation de la muséologie », Les Nouvelles de l’ICOM, n° 3, 2005, en ligne : https://www.icom-musees.fr (consulté en juillet 2023). À propos de la mission Dakar Djibouti, voir aussi « Mission Dakar Djibouti [1931-1933] : contre-enquêtes », Musée du Quai Branly Jacques Chirac, en ligne : https://www.quaibranly.fr/fr/collections/provenances/mission-dakar-djibouti-1931-1933 (consulté en septembre 2023).

[8] Batjeni Soro K., « La restitution du patrimoine culturel africain, une chance à saisir », Nectart, n° 10, 2020-1, en ligne : https://www.cairn.info/revue-nectart-2020-1-page-138.htm (consulté en juillet 2023).

[9] El Hadji M. N., « Musée, colonisation, restitution », African Arts, vol. 52, n° 3, 2019, p. 1-6.

[10] « Les trésors royaux restitués par la France enfin exposés au public béninois », VOA, 20 février 2022, en ligne : https://www.voaafrique.com/a/6450579.html (consulté en août 2023).

[11] Beaujean G., L’art de cour d’Abomey. Le sens des objets, Dijon, Les Presses du Réel, 2019.

[12] Adandé C. J., « Questions sans réponse dans l’art de cour de l’ancien Danxomè », Journal des africanistes, t. 61, fasc. 2, 1991, p. 151-167.

[13] « Trésors royaux. De la colonisation aux restitutions », Expo. Art du Bénin d’hier et aujourd’hui, en ligne : https ://www.expoartbenin.bj/tresors-royaux/ (consulté en février 2023).

[14] Adandé C. J., « Questions sans réponse dans l’art de cour de l’ancien Danxomè », Journal des Africanistes, t. 61, fasc. 2, 1991, p. 151-167.

[15] Beaujean-Baltzer G, « Du trophée à l’œuvre : parcours de cinq artefacts du royaume d’Abomey », Gradhiva, n° 6, 2007, p. 70-85, en ligne : https://journals.openedition.org/gradhiva/987 (consulté en juillet 2023).

[16] Fonds audiovisuel de la maison du Tourisme d’Abomey : Djimassè G., « La fête du Gandaxi au rouyaume du Danxomè », Entretien avec Béhanzin Susuji, 16 juillet 2023.

[17] Effiboley P., « Les musées béninois : du musée ethnographique au musée d’histoire sociale », French Studies in Southern Africa, n° 44, 2015, p. 30-61.

[18] Sogan R., « Quelles politiques muséales pour l’Afrique ? L’exemple du Bénin », Mondes et cultures. Bulletin de l’Académie des Sciences d’Outre-mer (séances du 10 janvier au 20 novembre 2020, t. LXXX, n° 1-4, 2020, p. 362-369 ; Gaugue A., « Musées et colonisation en Afrique tropicale », Cahiers d’études africaines, vol. 39, n° 155-156, 1999, p. 728-745.

[19] Morand C., « La restitution des œuvres pillées pendant la colonisation n’est pas un long fleuve tranquille », Le Temps, 1er juin 2022, en ligne : https://www.letemps.ch/culture/arts/restitution-oeuvres-pillees-pendant-colonisation-nest-un-long-fleuve-tranquille (consulté en juillet 2023) ; Seiderer A., « Éros civilisateurs, modèle de transmission idéale dans les musées postcoloniaux au Bénin », Cahiers philosophiques, n° 124, 2011-1, p. 23-42, en ligne : https://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques1-2011-1-page-23.htm (consulté en septembre 2023).

[20] Effiboley P. E., « Les musées africains de la fin du XIXe siècle à nos jours : des apparats de la modernité occidentale », Afrika Zamani, n° 22 & 23, 2014-2015, p. 19-40.

[21] Bondaz J., « Politique des objets de musée en Afrique de l’Ouest », Anthropologie et Société, vol. 38, n° 3, 2014, p. 95-111, en ligne : https://www.erudit.org/fr/revues/as/2014-v38-n3-as01745/1029020ar/ (consulté en février 2023).

[22] Adandé C. E. J., « Le musée, un concept à réinventer en Afrique », Africultures, n° 70, juin 2007, p. 50-58, en ligne : https://africultures.com/le-musee-un-concept-a-reinventer-en-afrique-6739/ (consulté en septembre 2023).

[23] Vivant E., « Du musée-conservateur au musée-entrepreneur », Téoros. Revue de recherche en tourisme, n° 27-3, 2008, p. 43-52, en ligne : https ://journals.openedition.org/teoros/82 (consulté en août 2023).

[24] Fatchina E., « Restitution de biens culturels au Bénin : quel impact social sur le pays ? », Afro impact, 17 novembre 2021, en ligne : https://www.afro-impact.com/restitution-de-biens-culturels-au-benin-quel-impact-social-sur-le-pays-/ (consulté en août 2023).

[25] « L’ICOM approuve une nouvelle définition du musée », ICOM, 2022, en ligne : https://icom.museum/fr/news/licom-approuve-une-nouvelle-definition-de-musee/ (consulté en septembre 2023).

[26] Desmarais F., « Entre passé et avenir : le patrimoine culturel africain comme enjeu de développement », Nouvelles de l’ICOM, n° 2, 2012, p. 16-17.

[27] Meynial C., « Biens culturels mal acquis : Bénin, la bataille de l’art », Le Point, 31 juillet 2017, en ligne : https://www.lepoint.fr/culture/biens-culturels-mal-acquis-benin-la-bataille-de-l-art-31-07-2017-2147162_3.php (consulté en août 2023) ; Houngbadji C. S., « Le budget prévisionnel de l’expo “Art du Bénin d’hier à aujourd’hui” estimé à 2 milliards FCFA », Béninwebtv, 18 février 2022, en ligne : https://beninwebtv.com/le-budget-previsionnel-de-lexpo-art-du-benin-dhier-et-daujourdhui-estime-a-2-milliards-fcfa/ (consulté en août 2023).

[28] « Patrimoine et culture au Bénin : plus de 700 milliards à investir selon Abimbola », La Nouvelle Tribune, 23 mai 2022, en ligne : https ://lanouvelletribune.info/2022/05/patrimoine-et-culture-au-benin-plus-de-700-milliards-a-investir-selon-abimbola/ (consulté en août 2023).

[29] Akplogan J.-C., « Bénin : Patrice Talon inaugure l’exposition des œuvres restituées par la France », rfi, 19 février 2022, en ligne : https://www.rfi.fr/fr/afrique/20220219-b%C3%A9nin-patrice-talon-inaugure-l-exposition-des-%C5%93uvres-restitu%C3%A9es-par-la-france (consulté en août 2023).

[30] Godonou A., « Au Bénin, “l’exposition des trésors d’Abomey a été un surprenant succès populaire” », Entretien avec Pierre Firtion, rfi, 11 novembre 2022, en ligne : https://www.rfi.fr/fr/podcasts/invit%C3%A9-afrique/20221111-alain-godonou-en-2024-nous-devrions-avoir-de-nouveau-de-tr%C3%A8s-grandes-expositions-au-b%C3%A9nin (consulté en août 2023).

[31] « Béhanzin-Roi d’Abomey », Fondation Zinsou, 2006, en ligne : http ://fondationzinsou.org/portfolio_page/behanzin-roi-dabomey/ (consulté en août 2023).

[32] Ayaka S., « Exposition “Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui…” : une place spéciale pour les enfants », Matin Libre, 22 mars 2022, en ligne : https://matinlibre.com/2022/03/22/exposition-art-du-benin-dhier-et-daujourdhui-place-speciale-pour-les-enfants/ (consulté en septembre 2023).

[33] Fassinou V., « 1er Café de la Science de 2022 de l’IRD à l’Ifb : les enjeux sociaux, économiques… du retour des biens culturels du Bénin au cœur des débats. », La Presse du Jour, 14 avril 2022, en ligne : https://quotidienlapressedujour.com/1er-cafe-de-la-science-de-2022-de-lird-a-lifb-les-enjeux-sociaux-economiquesdu-retour-des-biens-culturels-du-benin-au-coeur-des-debats/ (consulté en août 2023).

[34] Sogan R., « Quelles politiques muséales pour l’Afrique ? L’exemple du Bénin », Mondes et cultures. Bulletin de l’Académie des Sciences d’Outre-mer (séances du 10 janvier au 20 novembre 2020, t. LXXX, n° 1-4, 2020, p. 362-369.

[35] Linkpon S., « Exposition Art du Bénin ou l’exposition de tous les records », ORTB, 8 avril 2022, en ligne : https://ortb.bj/a-la-une/exposition-art-du-benin-ou-lexposition-de-tous-les-records/ (consulté en août 2023).

 

Pour citer cet article : Opêoluwa Blandine Agbaka, "De la restitution à la réappropriation : Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui (Cotonou, 2022), une exposition inédite dans l’univers muséal béninois", exPosition, 13 novembre 2023, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles8/agbaka-restitution-reappropriation-art-benin/%20. Consulté le 8 novembre 2024.

Sculpture originale et reproduction tactile. Retour sur l’exposition itinérante L’art et la matière : prière de toucher

par Jeanne Artous

 

Jeanne Artous est doctorante en Sciences de l’art à l’Université de Lorraine, sous la direction de Claire Lahuerta et Sylvie Thiéblemont-Dollet. Rattachée au Centre de Recherche sur les médiations (CREM EA-3476), ses recherches portent sur la manière dont le handicap visuel permet de repenser la scénographie et la muséographie ainsi que notre rapport à l’art. Également attachée temporaire d’enseignement et de recherche en arts plastiques à l’Université de Lorraine (Metz), elle aborde la scénographie du spectacle vivant en collaborant régulièrement avec l’Opéra-Théâtre de Metz. Plus récemment, sa collaboration avec la maison d’édition Les doigts qui Rêvent et l’équipe du muséum d’Histoire naturelle de Toulouse lui permet d’aborder la médiation de six objets représentatifs des muséums d’histoire naturelle par le biais d’activités sensorielles, ludiques et pédagogiques en direction des enfants. Ce guide de médiation prônant l’accessibilité intervient comme un outil complémentaire à l’album tactile « Les petits explorateurs tactiles au muséum ».

 

Miroir de la société, les institutions muséales se doivent d’être représentatives de la pluralité des publics en favorisant des approches diversifiées de leurs collections. L’accompagnement devient alors un enjeu social, culturel et éducatif soutenu par l’État français faisant l’objet de deux lois. L’une rend la médiation obligatoire pour l’ensemble des musées de France[1] ; la seconde, connue sous l’appellation « loi Handicap », réaffirme l’accès à la culture pour les personnes aux habiletés diversifiées[2]. Ces deux actions œuvrent pour une démocratisation de la culture et interrogent indirectement les pratiques muséales actuelles et leur rapport aux publics.

D’un point de vue perceptif, l’oculocentrisme tient une place prépondérante au sein de la plupart des expositions. L’hégémonie de la vue peut être appréhendée comme un parti pris à des fins de conservation de l’art, tout comme il participe à un certain formatage réceptif de l’exposition. Il est alors difficile de passer outre les nombreuses injonctions qui touchent professionnels et publics de « ne pas photographier », de « ne pas toucher », de « ne pas courir » ou encore de « ne pas parler fort ». Toutes ces restrictions d’actions amènent le visiteur à adopter des postures institutionnelles qui le conduisent à devenir le « visiteur-modèle » dont fait état Jean Davallon.

« Le musée est ainsi le lieu d’actions “ritualisées”, c’est-à-dire à la fois réglées avec précision et regroupées selon des gestes signifiants tels que des gestes de contemplation, de consultation, de conservation, etc[3]. ».

Toutes ces codifications corporelles qui orientent ou restreignent la perception ont un impact direct sur l’ensemble des visiteurs dans leur façon de se mouvoir au sein du parcours d’exposition, mais également dans la relation qu’ils tissent avec l’œuvre. Ce façonnement perceptif, dans lequel l’oculocentrisme joue un rôle important, peut également devenir un facteur d’exclusion pour les publics amblyopes[4] ou aveugles.

Ce modèle perceptif axé sur la vue entend questionner la relation qu’entretient le public avec l’œuvre et engage une réflexion sur les approches expérientielles et plurisensorielles de l’art. L’exposition L’art et la matière : prière de toucher (2019), fruit d’une première collaboration entre le musée Fabre de Montpellier et le Louvre, interpelle le visiteur par la dimension sensible qu’elle propose. Au sein du parcours, textures, matières et sculptures sont à portée de mains, d’oreilles ou d’odorat. Faisant l’objet d’un nouveau partenariat avec cinq musées[5] appartenant au French Regional American Museum Exchange (FRAME[6]), l’exposition offre un regard sur dix reproductions de sculptures traitant de la figure humaine de l’Antiquité jusqu’au XX ͤ siècle. Au cours de ce parcours sensitif, le rapport aux œuvres originales n’est pas ou peu évoqué. En effet, ces dernières sont localisées pour première moitié au musée Fabre et pour seconde moitié dans les différents musées étapes de l’itinérance. De fait, la rencontre avec les originaux ne peut donc avoir lieu que de manière épisodique en suivant le parcours physique de l’exposition à travers la France. Suggérée uniquement par l’intermédiaire de sa reproduction, la double exposition occasionne un questionnement accru sur la conception tant intellectuelle que matérielle de la réplique – choix esthétique, sémantique et éthique – sur la réception des publics et interroge fondamentalement la symbolique liée à l’œuvre originale.

Une conception participative

D’avril à septembre 2019, le musée des Beaux-Arts de Lyon accueillait l’exposition L’art et la matière : prière de toucher et participait en amont à la réflexion sur la conception tactile des œuvres issues des musées du réseau FRAME. Cet engagement institutionnel, qui tend à promouvoir la pluralité perceptive telle que l’envisage le critique d’art Daniel Arasse[7], n’aurait pas eu de sens si ces réflexions n’appelaient pas à une collaboration avec les personnes concernées. En effet, le positionnement empathique seul et la volonté de bien faire ne suffisent pas pour la création d’un parcours cohérent ; ils auraient en outre poussé l’institution à tolérer une forme d’appropriation culturelle menant à une discrimination positive qui aurait conduit à s’interroger sur la pertinence des choix opérés. C’est pourquoi, le musée a choisi de développer un partenariat avec l’association Valentin Haüy et la Fédération des Aveugles et Amblyopes de France (FAAF) de façon à valoriser la singularité perceptive et à déterminer les enjeux autour de la perception haptique[8].

Dans le cadre de ce parcours expérientiel, les sculptures sont amenées à être perçues de manière plurisensorielle et demandent un équilibre tactilo-visuel. En effet, lorsque la vue est altérée partiellement ou totalement, le rapport qu’une personne entretient avec son environnement se fait de façon multisensorielle, et demande au cerveau une forme de reconversion imagée. Celui-ci va donc traiter les informations, les hiérarchiser afin de reconstituer mentalement l’environnement. Lors de la découverte d’une œuvre d’art par l’intermédiaire du toucher, le cerveau va prendre en considération la forme générale, les dimensions, les textures, la température, la dureté de la matière, ou encore les reliefs de la sculpture, pour opérer une projection mentale. Pour le cerveau, tous les éléments font sens et ont leur importance. Il accorde donc un intérêt particulier à toutes ces informations. La rencontre des personnes impliquées dans la préparation de l’exposition avec l’œuvre originale est particulièrement importante, puisqu’elle questionne la pertinence des valeurs énoncées précédemment. Bien entendu, l’aptitude du cerveau à formuler une imagerie mentale n’est pas la même pour une personne déficiente visuelle que pour une personne voyante. C’est pourquoi des personnes malvoyantes ou aveugles ont endossé le rôle de « repères sensoriels » et ont pu toucher les œuvres originales en respectant un protocole ordonné par les conservateurs. Ce rapport haptique à l’original permet de déterminer les éléments clés nécessaires à la projection mentale de la sculpture. En ce sens, certains volumes semblent importants au toucher alors que ces derniers se révèlent être anecdotiques pour la compréhension de l’œuvre, et inversement. Le dialogue entre les perceptions tactiles et visuelles a demandé une réflexion particulière sur les volumes : certains d’entre eux se sont vus légèrement accentués ou a contrario atténués de manière à tendre à une lecture haptique puis mentale plus évidente. Ces partis pris formels, provoquant des modifications de l’œuvre originale, interrogent la légitimité – sous couvert de l’accessibilité – d’adapter une œuvre dès lors que les gestes originaux sont voués à modification[9].

Les gestes de l’expression à l’interprétation – de l’œuvre originale à sa reproduction

Il convient alors d’énoncer les différents gestes qui peuvent mettre en tension l’œuvre originale et sa reproduction.

Le geste de l’artiste peut être appréhendé de diverses manières au sein des arts plastiques. À la fois vecteur de sens, il appartient au langage, de même qu’il résulte d’une forme d’expression artistique. En accord avec les recherches de l’artiste chorégraphe Mélanie Perrier, l’œuvre s’inscrit comme le résultat d’un ensemble de gestes. Un geste donné par l’artiste, qui s’annonce comme une intention première, est une action initiale qui inaugure une consistance et devient un outil de création. Il offre également une visibilité de l’intention de l’artiste et « serait ce qui persiste de l’œuvre lorsque toute matérialité a disparu ». Ce geste d’intentionnalité intervient alors comme l’idée émergente qui sera à l’origine du processus de création. Il est donc associé à l’œuvre originale.

Composant de l’œuvre, le geste peut être défini comme « les traces laissées par le créateur » :

« Ces traces sont de deux natures et sont interdépendantes. On distingue les traces laissées par les mouvements et celles laissées par les instruments. Ces traces peuvent traduire des gestes amples, précis, rapides, saccadés, nerveux, violents… Les traces d’instruments donnent, quant à elles, des indications sur la manière dont les matériaux ont été utilisés[10] ».

Le geste est une idée, une technicité, mais également une authenticité perçue à travers la touche de l’artiste, l’empreinte ou à travers le mouvement en tant qu’action corporelle du sculpteur et du danseur, ou encore l’impression de l’outil dans la matière. La rencontre de l’ensemble de ces gestes donne un sens et une singularité à l’œuvre. Cette notion d’empreinte a d’ailleurs été traitée dans plusieurs écrits de Georges Didi-Huberman qui caractérisent les gestes comme étant « au croisement de l’archéologie, de l’esthétique, de la philosophie et de l’anthropologie[11] ».

Ces gestes qui émanent du corps créateur sont donc, dans le cadre de l’exposition L’art et la matière : prière de toucher, étudiés en amont, par l’intermédiaire de la vue et du toucher afin de faire l’objet d’une réflexion pouvant être qualifiée de subjective. En ce sens, « la gestique inductive » énoncée par l’artiste vidéaste Camille Llobet, et qui fait référence aux mouvements du chef d’orchestre qui donne l’intentionnalité, est ici rapprochée des gestes en provenance de l’artiste[12]. Cette gestique inductive se voit questionnée, parfois simplifiée ou détournée tout comme la matérialité de la sculpture, de façon à promouvoir l’accessibilité de la gestique réceptive. Si le geste original de l’artiste est éprouvé, il en est de même de la matérialité de la sculpture.

En effet, si la technique de la taille directe est associée au marbre pentélique de la Koré[13], sculpture grecque archaïque dont la conception est estimée vers 540 avant J.-C., sa reproduction actuelle résulte d’un moulage en résine auquel il fut ajouté de la poudre du matériau initial soit du marbre. Aussi, la sculpture soumise au toucher n’offre pas le même grain, la même texture, température ou porosité que le marbre original. La reproduction est plus lisse, moins granuleuse. Le parti pris fut également de la proposer en blanc, alors que la Koré de Lyon fait l’objet de nombreuses recherches afin de retrouver ses couleurs d’origine. Tous ces choix peuvent être soumis à de vives critiques dès lors qu’ils s’éloignent de la sculpture d’origine. Il est alors important d’être vigilant quant aux mots employés et de mentionner que le fruit de ces adaptations n’est pas un facsimilé, qui sous-entend une réplique exacte, mais une reproduction soumise à une interprétation. En somme, l’intérêt de cette passation est la démocratisation de l’art auprès d’un public large et « empêché ».

L’expérience du toucher au musée : réponse à un besoin physiologique

La stimulation du corps est un besoin essentiel. Il semble intéressant de se pencher sur les études mettant en relation les perceptions visuelles et tactiles abordées de manière pluridisciplinaire, afin de légitimer le toucher comme vecteur inclusif au sein de l’institution muséale. L’expérience proposée par l’exposition itinérante L’art et la matière : prière de toucher pousse à se questionner sur la complémentarité des sens pour appréhender une œuvre d’art. De fait, de quelle manière la découverte tactile des reproductions renouvelle-t-elle notre rapport à l’art ?

Partant de l’expérience menée par Richard Held et Alain Hein en 1963, puis reprise par Francisco Varela, la perception serait d’abord motrice avant de devenir visuelle[14]. L’absence de performance haptique pousserait ainsi le corps à une non-conscience de son environnement. De ce fait, l’action dépendrait obligatoirement d’une perception tactile aiguillée par la perception visuelle. À l’inverse, l’unique perception visuelle ne suffirait pas à un corps pour se déplacer dans l’espace. En ce sens, le mouvement corporel pourrait être considéré comme indissociable de l’Homme. Ce constat soulève de nouveaux enjeux scénographiques et muséographiques et interroge la nécessité d’aborder le mouvement corporel à travers le déplacement du visiteur[15] et son interaction physique avec les œuvres ou les outils de médiation. Par conséquent le geste dépendrait donc à la fois des sensations visuelles et tactiles et résulterait d’une troisième identité : l’esprit :

 « […] le primat de la perception signifie un primat de l’expérience, dans la mesure où la perception revêt une dimension active et constitutive[16] » d’après William Molyneux. En conséquence, les perceptions visuelles et tactiles, résultant du geste, s’acquièrent par l’expérience. Le geste, à travers l’action haptique, devient alors un véritable rite d’initiation au monde extérieur. Il semble pertinent d’introduire ce geste de connaissance au sein des musées par l’instauration du toucher. Les reproductions des sculptures données à toucher font donc particulièrement sens dans la dimension universaliste qu’elles offrent. Si toucher se veut un geste que l’on refoule lorsqu’on est adulte afin de ne pas entraver les règlements dictés par les musées, pour les enfants il semble plus difficile de contenir les pulsions. En effet, les études en anthropologie montrent que l’expérience tactile fait partie de l’acquisition des connaissances. Pour reprendre l’étude de Pascal Krajewski, la gestuelle se codétermine entre un corps et un milieu. Si le geste est de nature primitive, on le développe néanmoins par l’expérience : « L’apparition et la disparition de schèmes gestuels résultent de l’irruption de nouveaux outils et de l’évolution des mœurs[17]. » C’est donc à l’inverse de certains gestes innés, de type instinctuels, que de nouveaux gestes d’usage émergent. Le geste serait alors « une réception sensible de notre habitus socioculturel », comme en témoigne le rapport du visiteur à l’espace d’exposition. L’expérience muséale dès lors qu’elle est plurisensorielle serait davantage accessible et tendrait donc vers une forme d’universalité.

La double exposition comme acteur de la mémorisation

Outre les aspects physiologiques et anthropologiques qui font de l’expérience une nécessité dans notre schéma d’apprentissage, la plurisensorialité favorise également une meilleure mémorisation. Cette faculté de mémoriser associée à la manière de considérer une œuvre est rapportée lors d’un entretien du journal Le Monde par Dominique Cordellier, conservateur en chef au département des arts graphiques du musée du Louvre :

« Chez l’enfant, le toucher participe au développement cognitif. C’est celui des cinq sens qui permet une connaissance précise des choses. Cela facilite la mémorisation, cela active les émotions. En empêchant le public de toucher, on le prive d’un outil de connaissance, on ramène l’œuvre à une image[18] ».

Bien que le conservateur fasse ici référence aux plus jeunes, il semble néanmoins que l’activation des émotions soit commune à tous. Par conséquent, la reproduction jouerait bien plus qu’un simple rôle au regard de l’original.

Placée sous une vitrine, l’originale de la Koré peut uniquement être appréciée par les visiteurs du musée des Beaux-Arts de Lyon par l’intermédiaire de la vue. Il est d’ailleurs observable qu’étymologiquement le terme « visiteur » est associé à « celui qui voit ». Pour des raisons de conservation, le verre de la vitrine renforce la distance qui sépare l’œuvre du public. L’œuvre visionnée est donc ramenée, pour reprendre les propos de Dominique Cordellier, « à une image ». Bien que 80% des informations émanent de la vue, la complémentarité perceptive résultant du toucher et de l’audition via une médiation orale possible permet au corps une plus grande connexion avec son environnement. Le corps devient mémoire.

« Les souvenirs et les perceptions reposent sur des réseaux de neurones interconnectés. Chaque nouvelle perception ajoute des connexions à un réseau où sont déjà ancrées les perceptions précédentes. Chaque neurone ou groupe de neurones peut faire partie de plusieurs réseaux et, par conséquent, de plusieurs souvenirs. Ainsi, la conception de la mémoire a notablement évolué en quelques années, puisque l’on est passé de structures cérébrales limitées, dédiées à des mémoires particulières, à des systèmes de neurones tous doués de mémoire[19] ».

Les propos développés par le neuroscientifique Joaquin M. Fuster, dont les recherches portent sur le cerveau, font état d’interconnexions entre les neurones et de la charge mémorielle de tous les systèmes neuronaux. Par conséquent, la pluralité perceptive à laquelle nous ajoutons le mouvement soit la mobilité du corps lors de la palpation actionne les zones corticales sensorielles et motrices. Aussi, plus l’interconnexion résulte de la sollicitation de différents lobes, plus l’expérience impacte la mémoire. L’apport mémoriel que suscitent les interactions sensorielles souligne, d’après nous, les nouveaux enjeux de l’exposition.

L’original : une ouverture aux collections

La complémentarité entre l’approche visuelle et l’approche tactile, soit entre la sculpture authentique et sa reproduction, contribue-t-elle à faire de l’œuvre originale une nécessité ? En somme, la présence de l’originale est-elle indispensable ? L’exposition L’art et la matière : prière de toucher répond en partie à cette question.

Comme énoncé précédemment, les originaux sont essentiels pour la création d’une telle exposition. Bien que ces derniers ne soient pas matériellement présents et non perceptibles immédiatement pour les visiteurs, toutes les réflexions et les choix prennent racine dans l’œuvre originale. Leur présence n’est donc pas contestable. Néanmoins, le fait que quelques œuvres originales soient présentes au sein du musée hôte appelle le public à poursuivre sa visite. L’original devient comme un prétexte à la découverte des collections. En somme, cette volonté d’aller à sa rencontre (une rencontre uniquement visuelle) pourrait être interprétée comme étant une action menée sous l’influence de la ludologie. L’aspect ludique interviendrait chez le visiteur dès l’exploration tactile et se développerait jusqu’à la découverte des collections et de l’œuvre originale.

« Plus le joueur[20] éprouve de plaisir au jeu, plus celui-ci aura à cœur de cultiver la source qui le lui procure à si peu de frais. D’autant que le jeu possède en lui-même sa propre récompense, sans avoir à en passer obligatoirement par la victoire[21] ».

Les enjeux découlant de cette dimension ludique sont ceux de l’émotion esthétique issue de la rencontre tactile avec la reproduction, d’une rencontre visuelle avec l’originale et de l’acquisition de connaissances qui découlent de ces rencontres. Par conséquent, le jeu issu de l’exploration plurisensorielle des reproductions permet aux visiteurs de créer un lien et de développer un intérêt pour le reste des collections.

L’expérience de l’œuvre originale nécessite une approche visuelle, qui se voudrait plus lente, davantage dans l’appréciation du moindre détail. La rencontre tendrait à plus de vigilance dans la lecture de l’œuvre. Tout comme sa reproduction, l’œuvre originale se doit d’être une découverte. Grâce à son homologue factice, le public développe une perception renouvelée de l’œuvre. Certains éléments visuels peuvent être perçus grâce à l’exploration effectuée en amont par le toucher. Enfin, outre l’aspect sensoriel, la double exposition est un tremplin pour découvrir les collections du musée. L’exploration sensorielle peut être une prétexte, une porte d’entrée pour parvenir à l’histoire de la sculpture originale et par conséquent à l’histoire de l’art. Souvent qualifié « d’élitiste », aborder l’art par les sens permet de se détacher du conditionnement qu’impose le musée à travers les différentes injonctions – « ne pas toucher », « ne pas parler fort » –, ce qui faciliterait, selon nous, l’accès à l’histoire de l’art. Enfin, notons que le développement d’expositions virtuelles enrichit l’offre culturelle et permet la découverte de plus en plus de collections à partir de chez soi. Ces propositions numériques se veulent être accessibles et peuvent inciter le visiteur à découvrir par cet intermédiaire les œuvres originales non présentes dans le musée hôte. Que ce soit dans ou hors les murs, la double exposition ouvre les portes de l’expérience sensible.

 

Notes

[1] Loi n° 2002-5 du 4 janvier 2002 relative aux musées de France.

[2] Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.

[3] Davallon J., « Le musée est-il vraiment un média ? », Publics et Musées, n° 2, 1992, p. 99-123, en ligne : https://www.persee.fr/doc/pumus_1164-5385_1992_num_2_1_1017 (consulté en février 2020).

[4] Terme médical signifiant malvoyant.

[5] L’art et la matière : prière de toucher, Montpellier, musée Fabre, 10 décembre 2016 – 10 décembre 2017 ; Lyon, musée des Beaux-Arts, 13 avril – 22 septembre 2019. En raison de la crise sanitaire, les dates prévues pour Nantes, musée d’Arts ; Lille, palais des Beaux-Arts ; Rouen, musée des Beaux-Arts et Bordeaux, musée des Beaux-Arts sont reportées. Les nouvelles dates ne sont pas encore connues.

[6] FRAME, dont le musée Fabre est l’un des membres fondateurs, est un réseau regroupant 26 musées régionaux français et nord-américains. Ce réseau tend à promouvoir les relations culturelles et scientifiques, à favoriser les échanges et à mutualiser les connaissances en vue de futures expositions.

[7] Arasse D., On n’y voit rien. Descriptions, Paris, Denoël, 2000, p. 192 : dans son ouvrage, Daniel Arasse valorise et légitime toutes les perceptions. Selon lui, il n’existe pas de perception plus légitime qu’une autre, pas même celle de l’artiste.

[8] La perception haptique connue également sous l’appellation de « toucher actif » résulte de mouvements exploratoires et de perceptions cutanées. Elle est également qualifiée de découverte active des objets.

[9] Ici nous questionnons la légitimité à modifier une œuvre en accentuant ou atténuant les volumes originaux. En ce sens, la volonté de rendre accessible autorise-t-elle la modification d’une œuvre originale ?

[10] Perrier M., « Pour un geste du préalable, lorsque l’intention se fait forme », Appareil, n° 8, 2011, en ligne : https://journals.openedition.org/appareil/1291 (consulté février 2020).

[11] Mathelin S., « Georges Didi-Hubermann. La ressemblance par contact », Essaim. Revue de psychanalyse, n° 29, 2012, p. 173-176.

[12] Llobet C., Voir ce qui est dit, Dijon, Les presses du réel, 2015.

[13] La Koré signifie « jeune fille » en grec. Ces statues étaient dédiées à la déesse Athéna. Marbre pentélique de dimension 63 x 34 x 23,5 cm, ce dernier fait parti de la collection du musée des Beaux-Arts de Lyon.

[14] Varela F. J., Invitation aux sciences cognitives, Paris, Seuil, 1988.

[15] Les recherches ethnographiques menées par Éliséo Véron et Martine Levasseur interrogent la manière de consommer une exposition à partir de l’étude du déplacement des visiteurs, de la durée du parcours ou encore des pauses effectuées. Ils font état de plusieurs comportements de visite. De cette réflexion découle une série d’analyses concrètes autour de l’exposition Vacances en France 1960-1982 présentée à la bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou Paris de juin à octobre 1982. Partant de l’exposition Vacances en France 1960-1982, qui reste indépendante à la bibliothèque où elle est présentée, Véron et Levasseur interrogent dans un premier temps l’impact du lieu sur l’exposition à travers le comportement du visiteur. Une analyse qui s’oriente par la suite sur le lien existant entre le visiteur et l’objet exposé. De cette recherche découlent trois grandes réflexions :

– Les enjeux de l’exposition en tant que média ;

– L’organisation spatiale des salles d’exposition en fonction de leurs thèmes ;

– L’étude du comportement du visiteur et de ses parcours.

Outre l’analyse textuelle de l’étude de la consommation de l’exposition par les visiteurs individuels, l’ethnographie de l’exposition nous offre un bestiaire détaillé reflétant la diversité de lecture de l’objet culturel par le visiteur. Un bestiaire faisant état de quatre sujets : Ces derniers sont développés sous la forme d’un bestiaire au sein du livre : L’ethnographie d’exposition. L’espace, le corps, le sens, Paris, Bibliothèque publique d’information, Centre Georges Pompidou, 1989 (1983), p. 61-67.

Le papillon : « sa stratégie est la plus spécifique à l’égard du thème de l’exposition, car sa visite est motivée. Dans le cadre de cette motivation, il sait ce qu’il est venu chercher. La négociation correspond donc bien au niveau culturel où l’exposant a défini son objet. Le papillon est le visiteur qui maîtrise le mieux son rapport à la culture. Son corps signifiant semble modelé par la figure de la lecture, proprement dite, c’est-à-dire du livre. »

  • La fourmi : « qualifiée de culturelle, dans ce sens qu’elle est déterminée par un lien particulier, sinon au thème de l’exposition, tout du moins à Beaubourg comme institution de culture. Mais sa stratégie est relativement passive et quelque peu scolaire. Si le papillon exprime plutôt une certaine maitrise de ses attentes culturelles, la fourmi exprime plutôt un certain souci d’apprendre, et donc, en quelque sorte, une certaine docilité. »
  • Le poisson : « déploie une stratégie que l’on pourrait dire “en retrait” ; il semble vouloir réduire au minimum la négociation avec l’exposant, tout en pouvant se dire qu’il a fait la visite. La focalisation sur le temps est-elle un prétexte qui masque un rapport de méfiance vis-à-vis des objets culturels ? Toujours est-il que sa stratégie rappelle celle d’un passant qui, l’air pressé, jette quand même un œil sur une vitrine. »
  • La sauterelle : « est parmi nos quatre modalités, celle qui nous apparaît comme étant le plus franchement en rupture avec l’univers du discours “culturel” qui était proposé. Son parcours est un voyage subjectif ; la sauterelle désarticule la surface structurée où s’étale le propos culturel, pour ne retenir que les quelques points avec lesquels elle se sent en résonance. Cette sorte d’insouciance est-elle généralisable ou bien résulte-t-elle d’une image préalable de Beaubourg comme lieu de culture “un peu spécial”, ne demandant pas l’effort (ou la concentration) d’un lieu traditionnel d’exposition ? En tout cas, tel que nous l’avons observé, le corps du visiteur sauterelle est celui du flâneur. »

[16] Luyat M., Regia-Corte T., « Les affordances : de James Jerome Gibson aux formalisations récentes du concept », L’Année psychologique, n° 2, vol. 109, 2009, p. 297-332, également en ligne : https://www.cairn.info/revue-l-annee-psychologique1-2009-2-page-297.htm (consulté janvier 2020).

[17] Krajewski P., « La geste des gestes (extrait) », Appareil, n° 8, 2011, en ligne : https://doi.org/10.4000/appareil.1298 (consulté février 2020).

[18] Azimi R., « Art : Pas touche ? Mon œil ! », Le Monde, 2015, en ligne : https://www.lemonde.fr/arts/article/2015/09/24/pas-touche-mon-il_4769556_1655012.html (consulté en février 2020).

[19] Fuster J., « La localisation de la mémoire », Cerveau & Psycho, n° 31, 2001, p. 36-40.

[20] Dans notre cas, le visiteur endosse le rôle de joueur.

[21] Solinski B., « Ludologie : jeu, discours, complexité », thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication sous la dir. de Jacques Walter et Sébastien Genvo, Nancy, Université de Lorraine, 2015, p. 90.

 

Pour citer cet article : Jeanne Artous, "Sculpture originale et reproduction tactile. Retour sur l’exposition itinérante L’art et la matière : prière de toucher", exPosition, 27 septembre 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-2/artous-sculpture-originale-reproduction-tactile/%20. Consulté le 8 novembre 2024.

Exposer les peuples, s’exposer aux peuples : les Soulèvements de Georges Didi-Huberman entre Paris et Montréal

par Katrie Chagnon

 

Katrie Chagnon est professeure associée au département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches portent principalement sur les théories et discours sur l’art, ainsi que sur les approches phénoménologiques, psychanalytiques et féministes. Sa thèse de doctorat, qui examine le rôle du fantasme dans les écrits de Michael Fried et Georges Didi-Huberman, sera publiée prochainement aux Presses de l’Université de Montréal. Katrie Chagnon est également active dans le milieu de l’art contemporain depuis une quinzaine d’années en tant qu’autrice, éditrice, conservatrice et commissaire d’exposition. Depuis 2019, elle est directrice artistique et membre du comité de rédaction du magazine culturel Spirale et fait maintenant partie de l’Association internationale des critiques d’art. —

 

D’abord conçue pour le Jeu de Paume à Paris, où elle a été présentée en 2016-2017, l’exposition Soulèvements signée par l’historien de l’art et philosophe Georges Didi-Huberman a connu cinq itérations subséquentes dans des institutions culturelles partenaires en Europe et en Amérique. Ces présentations, échelonnées sur une période de deux ans, ont eu lieu successivement à Barcelone, Buenos Aires, São Paulo, Mexico et, enfin, Montréal, où le projet de Didi-Huberman, déployé à la Galerie de l’UQAM et à la Cinémathèque québécoise, a trouvé son point d’aboutissement à l’automne 2018[1]. D’une version à l’autre, l’exposition a conservé sa structure générale, une part essentielle de son contenu[2], ainsi que l’unité théorique, narrative et stylistique que lui avait donnée le commissaire au départ, mais elle a été adaptée, à des degrés divers, en fonction du contexte culturel, sociohistorique, géopolitique et institutionnel des différents lieux où elle a circulé. Si cette série d’adaptations peut être perçue, rétrospectivement, comme une suite ou des variations musicales[3], comme le suggère l’initiatrice du projet alors à la tête du Jeu de Paume, Marta Gili[4], une mise en regard des présentations parisienne et montréalaise de Soulèvements permet d’observer des déplacements plus significatifs sur les plans discursif, sémantique et idéologique, lesquels dépassent les seuls enjeux contextuels. Ce sont ces déplacements, opérés entre la première et la dernière itération de l’exposition, qu’il s’agit d’examiner dans le présent texte en prenant appui sur l’idée de « double exposition » telle qu’elle a été théorisée par Mieke Bal[5] et telle qu’elle se décline, à différents niveaux, à travers la mise en forme et en vue de la pensée didi-hubermanienne des soulèvements.

L’exposition comme paradigme esthético-politique

D’emblée, la proposition curatoriale élaborée par Didi-Huberman a ceci d’intéressant qu’elle découle d’une vaste recherche historique et théorique sur le thème des émotions collectives où la notion même d’exposition, liée à celle de représentation, est doublement problématisée en termes esthétiques et politiques. Avec Soulèvements, en effet, l’historien de l’art a voulu concrétiser des réflexions développées dans les derniers volumes de sa série L’œil de l’histoire autour de la représentation ou de « l’exposition des peuples » : une question qui concerne précisément les conditions, tant esthétiques que politiques, selon lesquelles les collectivités humaines sont rendues visibles (et donc sensibles) dans l’espace public[6]. Dans Peuples exposés, peuples figurants, Didi-Huberman a notamment reformulé en ce sens le constat du sociologue Georg Simmel, énoncé en 1908, voulant « que toute réalité sociale n’a[it] d’autre destin que de prendre forme, c’est-à-dire requi[ère], à un moment, que l’on s’interroge sur ses modes d’apparition ou d’exposition[7]. » Une telle interrogation paraissait d’autant plus urgente, à celui qui publiait ces lignes en 2012, que les peuples contemporains voient leurs conditions de figuration se dégrader sous l’effet symétrique de leur mise en spectacle ou sous censure, étant à la fois « sur-exposés » et « sous-exposés » d’une manière qui nous les rendent similairement invisibles. Car le fait pour les peuples d’être « exposés », en cette époque hyper-médiatisée, ne signifie nullement qu’ils soient mieux représentés, d’un point de vue démocratique, ni plus visibles les uns aux autres, insiste Didi-Huberman. Au contraire, « les peuples sont exposés en ce qu’ils sont justement menacés dans leur représentation – politique, esthétique – voire, comme cela arrive trop souvent, dans leur existence même. Les peuples sont toujours exposés à disparaître[8] ».

L’ambiguïté inhérente à la réalisation d’une exposition abordant cette problématique à travers le paradigme insurrectionnel se révèle dès lors évidente : en tant qu’acte de monstration publique, la présentation de Soulèvements impliquait aussi bien d’ « exposer » cette exposition des peuples à la disparition, que d’y résister au moyen d’images et de modes d’apparaître alternatifs, à contrecourant de ceux, spectaculaires et triomphants, auxquels recourt le pouvoir hégémonique. Telle était, du moins, l’intention première du commissaire, qui répondait par là à l’injonction benjaminienne d’ «  organiser le pessimisme[9] » en explorant autrement le domaine du visible où se constitue l’expérience politique et historique. À ses yeux, les soulèvements représentaient une « situation exemplaire[10] » pour examiner comment, à travers l’histoire, des peuples à la visibilité menacée ont malgré tout été exposés par les artistes ou ont choisi eux-mêmes de s’exposer de façon parfois radicale, en manifestant sur la place publique, par exemple[11].

Si l’enjeu de cet article n’est pas de mesurer la cohérence de l’exposition à l’aune de ses prémisses théoriques, il est en revanche pertinent de réfléchir, dans ce contexte, aux différents sens que recouvre le verbe « exposer » lui-même, ainsi qu’à la manière dont cette polysémie affecte l’interprétation des deux itérations de Soulèvements. Comme le note Mieke Bal en introduction à son ouvrage Double Exposures. The Subjet of Cultural Analysis, le concept plurivoque d’exposition renvoie au mot grec apo-deik-numai, qui désigne l’acte de rendre public, de présenter quelque chose publiquement[12]. Selon cette acception apodictique, exposer peut signifier montrer, démontrer ou expliquer, qu’il s’agisse de mettre en vue des objets ou des images, d’exprimer des idées ou encore d’énoncer des opinions de façon plus ou moins affirmative et autoritaire. Dans toute présentation publique sont ainsi performés des gestes discursifs qui déterminent certaines manières de communiquer et de penser – l’exposition muséale offrant, selon Bal, un cas de figure emblématique à cet égard. Elle écrit :

« Quelque chose est rendu public dans l’exposition, et cet événement implique d’amener dans la sphère publique les opinions et croyances bien ancrées d’un sujet. Un exposé est toujours aussi un argument. Par conséquent, en rendant publiques ses idées, le sujet s’objective, s’expose autant que l’objet ; cela fait de la présentation (exposition) une exposition (exposure) de soi. Une telle exposition est un acte producteur de sens, une performance[13]. »

N’ayant pas de véritable équivalent en français, le terme exposure qu’emploie ici sciemment la théoricienne de la culture exprime bien la position complexe, toujours duplice, dans laquelle se trouve le sujet qui produit l’exposition, en l’occurrence le commissaire. Pour le dire simplement, celui qui performe l’acte d’exposer « s’expose » lui-même doublement, au sens où il se met à la fois de l’avant et à risque, promouvant sa pensée (et par le fait même sa subjectivité), tout en soumettant celle-ci à la critique. La situation dans laquelle il se place est donc tout aussi avantageuse que compromettante – à l’instar, en quelque sorte, de celle des peuples que Didi-Huberman a choisi d’exposer en images dans le cadre de Soulèvements.

Or, s’agissant des positions théoriques, esthétiques et politiques de cet éminent penseur, il convient de se demander : qu’expose-t-il, comment (s’)expose-t-il et à quoi ou à qui s’expose-t-il, différemment, à Paris et à Montréal ? De quelle manière les institutions qui ont présenté Soulèvements, leurs principaux acteurs et actrices et leurs publics ont-ils orienté ou adapté le discours expositionnel de ces ceux itérations ? Plus spécifiquement, comment la version montréalaise a-t-elle intégré la réception critique – et en particulier féministe – de l’exposition inaugurale au Jeu de Paume dans la production d’un nouveau discours infléchi par l’histoire (artistique et politique) locale, ainsi que par l’actualité récente ? Bref, comment la proposition de Didi-Huberman a-t-elle été performée de part et d’autre de l’Atlantique, et quelles significations spécifiques cette double perspective a-t-elle générées ?

D’un récit de soulèvements à l’autre

Afin de répondre à ces questions, il faut se pencher de plus près sur la structure et le contenu de l’exposition qu’a élaborés le commissaire en dialogue avec ses deux principales collaboratrices : Marta Gili, à Paris, et Louise Déry, à Montréal. J’insiste ici – et j’y reviendrai – sur le rôle prééminent que ces deux directrices d’institutions (la première rattachée au Jeu de Paume et la seconde, à Galerie de l’UQAM) ont joué dans l’orientation du projet Soulèvements, lequel a trop souvent été attribué, à tort, à la seule vision de Georges Didi-Huberman. Sollicitée en 2014 par Gili dans l’optique d’une programmation axée sur des enjeux sociaux et politiques[14], l’exposition a été pensée, dans sa forme initiale, comme un récit en cinq parties s’enchaînant les unes aux autres dans un ordre bien défini, lequel est demeuré inchangé au fil de ses multiples itérations. Cette structure narrative, que le commissaire a transposée dans la scénographie de l’exposition, s’articulait autour de cinq sous-titres auxquels étaient rattachés des corpus d’œuvres, d’images et de documents hétérogènes, à savoir : « I. Par éléments (déchaînés) » ; « II. Par gestes (intenses) » ; « III. Par mots (exclamés) » ; « IV. Par conflits (embrasés) » ; « V. Par désirs (indestructibles) ». Dans une vidéo diffusée sur le site Web du Jeu de Paume, Didi-Huberman affirme avoir forgé ces expressions dans le but non pas d’établir des catégories de soulèvements (même si le montage de l’exposition générait une forme de typologie), mais de raconter une histoire : il s’agissait d’entraîner les visiteurs et visiteuses d’un moment à un autre de son récit, des forces physiques de la nature qui se déchaînent aux forces psychiques du désir qui survivent et résistent à leur suppression, en passant par celles que manifestent diversement, et successivement, les corps, les paroles et les conflits[15] (Fig. 1-3).

Fig. 1 : Soulèvements, 18 octobre 2016 – 15 janvier 2017, Jeu de Paume, Paris, vue de l’exposition. Photographie : Thierry Rambaud et Alice Sidoli. Courtesy Jeu de Paume. ©Jeu de Paume, 2016.
Fig. 2 : Soulèvements, 18 octobre 2016 – 15 janvier 2017, Jeu de Paume, Paris, vue de l’exposition. Photographie : Thierry Rambaud et Alice Sidoli. Courtesy Jeu de Paume. ©Jeu de Paume, 2016.
Fig. 3 : Soulèvements, 18 octobre 2016 – 15 janvier 2017, Jeu de Paume, Paris, vue de l’exposition. Photographie : Thierry Rambaud et Alice Sidoli. Courtesy Jeu de Paume. ©Jeu de Paume, 2016.

Dessinant un parcours étonnamment linéaire pour celui qui se revendique d’une méthodologie warburgienne, l’accrochage plutôt conventionnel de Soulèvements réunissait différents éléments de sa recherche personnelle des quarante dernières années, revus à travers le prisme des soulèvements et montrés dans une nouvelle séquence visuelle. Ainsi, c’est autant l’histoire sociale des gestes par lesquels les sujets se construisent en sujets politiques que sa propre histoire intellectuelle que le commissaire racontait et exposait aux regards du public parisien[16]. Le choix de nombreuses œuvres et images présentées au Jeu de Paume en témoigne. Mentionnons, à titre d’exemples : les photographies d’hystériques prises à la Salpêtrière sous l’égide de Charcot, objets de son tout premier livre[17], ici placées sous la rubrique des « gestes (intenses) » ; les séries de gravures de Francisco de Goya intitulées Désastres de la guerre (1810-1820), Les Caprices (1799) et Les Disparates (1815-1824), incluses dans la première section de l’exposition (« Par éléments (déchaînés) ») et désignées comme le point de départ d’une réflexion sur les puissances de l’imagination qui traverse l’ensemble de son travail[18] ; les images captées de façon clandestine par un membre du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau, que l’auteur d’Images malgré tout[19] a recadrées dans la thématique de l’exposition, y voyant un témoignage de résistance lié à l’indestructibilité du désir ; ou encore de nombreuses œuvres d’artistes modernes et contemporains qui lui sont chers et sur lesquels il avait déjà écrit dans le passé, tels que Marcel Duchamp, Man Ray, Pascal Convert, Pier Paolo Pasolini et Maria Kourkouta, pour ne nommer que ceux-ci.

Le caractère idiosyncrasique de l’exposition a d’ailleurs été vertement critiqué en France, notamment par l’historien Philippe Artières, pour qui « [s]’il [y] est question de “subjectivité”, ce n’est que celle du commissaire, auxquels les sujets servent de matière, et que le visiteur est prié de contempler[20]. » Artières ajoutait que cette subjectivité – qui s’exposait elle-même en exposant, voire en imposant sa vision esthético-politique des soulèvements – nous livrait de notre monde une représentation « résolument ethnocentré[e], hétérocentré[e], masculin[e], urbain[e][21]… ». Dans un même ordre d’idées, certaines commentatrices ont dénoncé la posture universaliste et autoritaire dont relevaient, selon elles, les choix curatoriaux de Didi-Huberman, sa manière d’orienter le regard en fonction de ses intérêts spécifiques, mais surtout les effets d’exclusion qui en résultaient. Ainsi, dans un billet virulent publié sur son blogue en novembre 2016, Élisabeth Lebovici reprochait à l’exposition du Jeu de Paume de nier l’histoire matérielle et la fabrication collective des images au profit de « la puissance d’un grand homme qui sait mater les images[22] » ; un homme qui, incapable de prendre en compte les soulèvements féministes, renvoie systématiquement les femmes à leur corps plutôt qu’à l’histoire.

« Même s’il y a plusieurs ou quelques femmes artistes dans l’exposition Soulèvements (on imagine que Marta Gili a dû y veiller) [arguait Lebovici], la place que les femmes ont dans les images […] est double. Ce sont 1) soit des hystériques de la Salpêtrière 2) soit des mères, manifestant pour leur(s) enfant(s) place de Mai, etc[23]. »

Autrement dit, les femmes n’y apparaissaient pas comme sujets politiques à part entière, capables de mener un combat au nom de leur condition féminine, contre l’oppression patriarcale. Tel était également l’argument défendu par l’historienne de l’art Giovanna Zapperi, qui soulignait pour sa part le double refoulement des luttes féministes et des révoltes anti- et postcoloniales de l’horizon didi-hubermanien des soulèvements : des absences qu’elle imputait à une conception somme toute « classique » de l’histoire des mouvements de contestation, allant grosso modo de la Révolution française à Mai 1968, et soutenue par des choix muséographiques qui conféraient à l’exposition des allures de grand récit[24]. Qu’elles soient fondées ou non, ces critiques mettent clairement en lumière les effets idéologiques ressentis par certaines communautés face au discours de Soulèvements déployé dans sa version parisienne, dont le contenu renvoyait pour plusieurs à la vision élitiste et consensuelle d’un intellectuel de gauche[25]. À cela contribuaient également les modalités de monstration privilégiées par le commissaire qui, procédant par affinités formelles et accumulations de motifs sans expliciter le contenu historique, politique et social des images, prêtait le flanc à de nombreuses attaques (Fig. 4).

Fig. 4 : Soulèvements, 18 octobre 2016 – 15 janvier 2017, Jeu de Paume, Paris, vue de l’exposition. Photographie : Thierry Rambaud et Alice Sidoli. Courtesy Jeu de Paume. ©Jeu de Paume, 2016.

Or, voilà précisément ce que Louise Déry et son équipe semblent avoir cherché à corriger, en partie, à travers le remaniement de l’exposition pour le contexte montréalais. Intégrant plusieurs perspectives minoritaires dont l’absence avait été décriée dans la présentation au Jeu de Paume, l’adaptation de Soulèvements à la Galerie de l’UQAM et à la Cinémathèque québécoise marquait pour ainsi dire le retour du refoulé identifié par Zapperi. En effet, une large part de la bonification canadienne de l’exposition était consacrée à des questions identitaires concernant, au premier chef, l’émancipation des femmes et la mobilisation contre le racisme et le colonialisme, souvent traitées conjointement dans une perspective intersectionnelle. Cela se traduisait principalement par l’ajout d’œuvres d’artistes québécois et canadiens – parmi lesquels figuraient de nombreuses femmes ainsi que des membres des Premières Nations –, réparties dans les différentes sections de l’exposition[26] de manière à « enclaver dans Soulèvements quelques aspects de l’histoire ainsi que de l’art du Québec et du Canada à des fins de repère et de mémoire pour le public[27] ».

Fig. 5 : Rebecca Belmore, La couverture (The Blanket), 2011, vidéo HD, couleur, son, 4 min 32 s. Collection de l’artiste. Courtesy Rebecca Belmore et la Galerie de l’UQAM.

Suivant le récit en cinq temps imaginé par Didi-Huberman, on y retrouvait alors le travail d’artistes déjà soutenus par la galerie universitaire, tels que Michael Snow, Françoise Sullivan, Shary Boyle et Dominique Blain. À ce corpus attendu s’additionnait une variété de pièces plus clairement sélectionnées pour leurs résonances thématiques, dont The Blanket (2011) (Fig. 5), une œuvre de l’artiste anishinabe Rebecca Belmore inspirée des tactiques employées par les autorités britanniques afin de décimer les populations autochtones d’Amérique du Nord et d’étouffer leurs soulèvements ; des photographies et vidéos documentant l’émeute antiraciale qui s’est déroulée à l’université Sir George Williams à Montréal en 1969 ; d’autres images de contestations prises plus récemment, lors d’une manifestation du mouvement décolonial Idle No More ou pendant de la grève étudiante de 2012 au Québec, symbolisée par le carré rouge ; la vibrante performance filmée de Michèle Lalonde récitant son poème Speak White (1968) à l’occasion de la Nuit de la poésie en 1970 (Fig. 6) ; une autre vidéo de poésie, celle-là réalisée par l’écrivaine innue Natasha Kanapé Fontaine et portant sur les revendications territoriales autochtones ; ainsi qu’un ensemble de documents d’archives témoignant des luttes menées par les peuples québécois et canadiens à différentes époques et sur de multiples fronts (culturel, linguistique, social, écologique, sexuel, etc.). Si cet aperçu sommaire du corpus augmenté de Soulèvements permet déjà de saisir dans quelle mesure et surtout dans quel sens l’exposition a été revue pour le public montréalais – dont la sensibilité politique était aussi aiguisée, au moment de l’inauguration, par la montée du mouvement #MoiAussi et les controverses récentes autour des spectacles SLĀV et Kanata de Robert Lepage –, ce sont les glissements opérés au sein même du discours commissarial et appuyés par celui de l’institution hôte qui m’apparaissent les plus révélateurs.

Fig. 6 : Soulèvements, 2018, Galerie de l’UQAM et Cinémathèque québécoise, Montréal, vue de l’exposition, œuvres de Michèle Lalonde, Étienne Tremblay-Tardif. Photographie : Galerie de l’UQAM. Courtesy Galerie de l’UQAM.

Lorsque l’on s’attarde à la reconfiguration du récit de Didi-Huberman à Montréal, ce qui ressort avant tout est l’accent mis un peu partout sur la présence des femmes et, corrélativement, l’intérêt nouveau porté au féminisme. De fait, non seulement des productions artistiques féminines et féministes ont-elles été intégrées à chacun des cinq volets de cette ultime itération de Soulèvements, mais la dernière section, intitulée « Par désirs (indestructibles) », a été réarticulée de telle sorte que le récit se termine non plus sur la question générale du désir, mais sur celle plus spécifique « des femmes ». Pour citer les paroles mêmes du commissaire, c’est à « la femme comme élément de soulèvement possible d’une société, [depuis] Antigone […] jusqu’au féminisme d’aujourd’hui[28] » qu’était alors consacré le chapitre final de l’exposition à la Cinémathèque québécoise. Réponse implicite aux critiques parisiennes, cette réorientation discursive atteste également l’apport crucial de Louise Déry qui, de concert avec le commissaire et assistée à la recherche par l’historienne de l’art Ariane De Blois, a veillé à ce que l’intégration du contenu canadien couvre par le fait même des aspects négligés de la proposition initiale. On le saisit bien à la lecture du texte que Déry et De Blois ont coécrit pour la publication produite au terme du projet (en plus du catalogue du Jeu de Paume qui accompagnait toutes les présentations[29]), où les références au féminisme se multiplient : de l’évocation du travail politiquement chargé de Suzy Lake et de Joyce Wieland au commentaire d’une photographie d’Alain Chagnon intitulée C’est à la femme de décider (1973) montrant des femmes manifestant pour le droit à l’avortement, en passant par la mention de publications telles que Québécoises deboutte !, une revue qui a servi de véhicule à des groupes de militantes au début des années soixante-dix, ou encore le manifeste du Refus global (1948), dont près de la moitié des signataires étaient des femmes. Faisant écho à la présentation du commissaire citée plus haut, les autrices soulignent en outre que la dernière section de l’exposition « comprend plusieurs photographies qui témoignent de différents actes de résistance – manifestation, occupation, rassemblement, marche – liés au droit des femmes et elle revient sur les luttes contre le racisme envers les populations noires et autochtones[30] ». Leur parcours réflexif se conclut d’ailleurs sur une image savamment choisie afin de cristalliser la conception didi-hubermanienne du soulèvement telle qu’exposée à Montréal : celle « d’une femme innue en marche, debout et combative, ayant réussi, au nom des siens et avec eux, à protéger le territoire ancestral de sa communauté contre l’invasion des avions de chasse[31] » (Fig. 7).

Fig. 7 : Peter Sibbald, Sans titre [Elizabeth Penashue et deux autres activistes innus marchent contre l’implantation d’une base militaire de l’OTAN au Nitassinan, 1990], 1990, tirage jet d’encre pigmentaire, 2018, 20,3 x 30,5 cm. Collection de l’artiste. Courtesy Peter Sibbald et la Galerie de l’UQAM.

Sans donc changer de façon substantielle ni la signification ni la tonalité affective de l’exposition conçue par Georges Didi-Huberman, le discours institutionnel qui sous-tendait sa présentation montréalaise révèle des changements conséquents dans la manière d’exposer les peuples – sur la base d’une compréhension différente des peuples à exposer dans ce contexte spécifique –, mais aussi, parallèlement, dans la manière de s’exposer aux peuples. De fait, si Soulèvements ne pouvait être exposée à Montréal de la même façon qu’elle l’avait été à Paris deux ans plus tôt, c’est peut-être moins pour des raisons d’ordre pratique ou logistique, liées entre autres à ses conditions de circulation et de mise en espace, ou à cause de la controverse qu’elle avait suscitée en France, que pour des motifs culturels et politiques relatifs à ses modalités d’apparition publique. Le commissaire et, en particulier, ses comparses au sein des institutions concernées l’avaient très bien compris : à Montréal, en 2018, c’est à un tout autre peuple, pourvu d’une sensibilité différente et affecté par d’autres enjeux de représentation, que le projet « s’exposait », dans le double sens de la monstration et de la mise à l’épreuve. Aussi tout le défi de cette trajectoire transatlantique aura-t-il été de ne pas « coloniser le regard des uns et des autres[32] », comme l’a écrit Marta Gili à Louise Déry, en intégrant au discours de l’exposition l’impératif de la décolonisation qui caractérise aujourd’hui la réalité culturelle nord-américaine.

 

Notes

[1] Les lieux et dates exacts de présentation de l’exposition sont les suivants : le Jeu de Paume à Paris, du 18 octobre 2016 au 15 janvier 2017 ; le Museu Nacional d’Arte de Catalunya de Barcelone, du 24 février au 21 mai 2017 ; le MUNTREF – Museo de la Universidad Nacional de Tres de Ferrero de Buenos Aires, du 21 juin au 27 août 2017 ; le SESC Pinheiro de São Paulo, du 18 octobre 2017 au 28 janvier 2018 ; le MUAC – Museo Universitario Arte Contemporáneo, à Mexico, du 24 février au 29 juillet 2018 ; et, conjointement, la Galerie de l’UQAM et la Cinémathèque québécoise, du 7 septembre au 24 novembre 2018 et du 7 septembre au 4 novembre 2018, respectivement.

[2] L’exposition en circulation comptait environ 80% des pièces présentées à Paris, que ce soit dans leur intégralité ou sous la forme de fac-similés.

[3] Gili M., « Préface », Le soulèvement infini, cat. exp., Montréal, Galerie de l’UQAM, 2019, p. 6.

[4] Critique d’art et commissaire d’exposition d’origine catalane, Marta Gili a dirigé le Jeu de Paume de 2006 à 2018, avant d’être remplacée par Quentin Bajac en 2019. Elle a coordonné la réalisation du projet Soulèvements dans son ensemble, de sa conception jusqu’aux dernières étapes de la tournée internationale.

[5] Bal M., Double Exposures. The Subject of Cultural Analysis, New York ; Londres, Routledge, 1996.

[6] Je pense en particulier aux quatrième et sixième tomes de cette série composée de six ouvrages publiés entre 2009 et 2016 : Didi-Huberman G., L’œil de l’histoire. 4 : Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Les Éd. de Minuit, 2012 ; L’œil de l’histoire. 6 : Peuples en larmes, peuples en armes, Paris, Les Éd. de Minuit, 2016. Sur la question de la représentation des peuples, voir également : Didi-Huberman G., « Rendre sensible », Qu’est-ce qu’un peuple ?, Paris, La fabrique éd., 2013, p. 77-114.

[7] Didi-Huberman G., L’œil de l’histoire. 4 : Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Les Éd. de Minuit, 2012, p. 29.

[8] Ibid., p. 11. La dialectique entre « sur-exposition » et « sous-exposition » avait déjà été abordée à partir de métaphores lumineuses dans un essai précédent consacré à l’œuvre de Pier Paolo Pasolini : Didi-Huberman G., Survivance des lucioles, Paris, Les Éd. de Minuit, 2009.

[9] Benjamin W., « Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne », Œuvres II, (Gandillac M., Rochlitz R., Rusch P. trad.), Paris, Gallimard, 2000, p. 133 (1e éd. du texte 1929).

[10] Hatt É., « Georges Didi-Huberman. Soulèvements », art press, no 438, novembre 2016, en ligne : https://www.artpress.com/2017/05/30/georges-didi-huberman-soulevements/ (consulté en mars 2020).

[11] Didi-Huberman G., L’œil de l’histoire. 4 : Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Les Éd. de Minuit, 2012, p. 30-31. L’auteur fait ici référence à des passages clés de l’essai de Walter Benjamin sur L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, où le philosophe analyse les conséquences politiques du nouveau mode d’exposition issu des techniques de reproduction. Interprétant « [l]a crise des démocraties modernes […] comme une crise des conditions d’exposition de l’homme politique », Benjamin y défend un argument marxiste en faveur du droit de chacun de voir son image reproduite, une revendication à laquelle s’opposent, selon lui, les figurations illusoires et discriminantes du capitalisme et de l’industrie cinématographique. Benjamin W., « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », Œuvres III, (Gandillac M., Rochlitz R., Rusch P. trad.), Paris, Gallimard, 2000, p. 93-96 1e éd. du texte 1935).

[12] Bal M., Double Exposures. The Subject of Cultural Analysis, New York ; Londres, Routledge, 1996, p. 1.

[13] Ibid., p. 2 [traduction libre] : « Something is made public in exposition, and that event involves bringing out into the public domain the deepest held views and beliefs of a subject. Exposition is always also an argument. Therefore, in publicizing these views the subject objectifies, exposes himself as much as the object; this makes the exposition an exposure of the self. Such exposure is an act of producing meaning, a performance. »

[14] Gili M., « Préface », Soulèvements, cat. exp., Paris, Jeu de Paume, 2016, p. 7-8.

[15] Georges Didi-Huberman présente l’exposition, vidéo diffusée sur le site Web de l’exposition : http://soulevements.jeudepaume.org/ (consulté en mars 2020).

[16] Plusieurs critiques l’on souligné, dont Ji-Yoon Han dans un compte rendu incisif de l’exposition pour le magazine Canadian Art : Han J.-Y., « Soulèvements », Canadian Art, hiver 2019, p. 138-139.

[17] Didi-Huberman G., Invention de l’hystérie : Charcot et l’Iconographie photographique de la Salpêtrière, Paris, Macula, 1982.

[18] Sur les gravures de Goya, voir en particulier : Didi-Huberman G., L’œil de l’histoire. 3 : Atlas ou le gai savoir inquiet, Paris, Les Éd. de Minuit, 2011.

[19] Didi-Huberman G., Images malgré tout, Paris, Les Éd. de Minuit, 2003.

[20] Artières P., « L’histoire sociale n’est pas de l’art ! », Libération, 8 janvier 2017, en ligne : https://www.liberation.fr/debats/2017/01/08/l-histoire-sociale-n-est-pas-de-l-art_1539974 (consulté en mars 2020).

[21] Ibid.

[22] Lebovici É., « Sous-lèvements (Jeu de Paume, Paris) », 19 novembre 2016, en ligne : http://le-beau-vice.blogspot.com/2016/11/sous-levements-jeu-de-paume-paris_19.html (consulté en mars 2020).

[23] Ibid.

[24] Zapperi G., « Sur l’exposition Soulèvements de Georges Didi-Huberman au Jeu de Paume, Paris », May, no 17, avril 2017, en ligne : https://www.mayrevue.com/sur-lexposition-soulevements-de-georges-didi-huberman-au-jeu-de-paume-paris/ (consulté en mars 2020).

[25] Comme le rappelle très justement Mieke Bal : « Le succès ou l’échec d’une activité expositionnelle ne fournit pas la mesure de ce qu’une personne “veut dire”, mais de ce qu’une communauté et des sujets pensent, ressentent ou éprouvent comme étant la conséquence de l’exposition. » Bal M., Double Exposures. The Subject of Cultural Analysis, New York ; Londres, Routledge, 1996, p. 8 [traduction libre] : « The success or failure of expository activity is not a measure of what a person “wants to say” but what a community and its subjects think, feel, or experience to be the consequence of the exposition ».

[26] Les trois premiers volets de l’exposition étaient montrés à la Galerie de l’UQAM ; les deux autres, à la Cinémathèque québécoise.

[27] Déry L., De Blois A., « Approchements », Le soulèvement infini, cat. exp., Montréal, Galerie de l’UQAM, 2019, p. 57.

[28] Présentation par Georges Didi-Huberman, vidéo diffusée sur le site Web de la Galerie de l’UQAM : https://galerie.uqam.ca/expositions/soulevements/ (consulté en mars 2020). Notons que la présentation de Soulèvements à Montréal coïncidait avec la préparation de son livre Ninfa dolorosa : essai sur la mémoire d’un geste, où la figure d’Antigone occupe une place centrale. Didi-Huberman G., Ninfa dolorosa : essai sur la mémoire d’un geste, Paris, Gallimard, 2019.

[29] Des versions du catalogue en anglais, en espagnol et en portugais ont été produites pour les différents lieux d’accueil de l’exposition. Seule la présentation montréalaise de Soulèvements a donné lieu à une publication distincte dotée d’un caractère rétrospectif, laquelle a été rendue possible grâce à une importante subvention reçue par la Galerie de l’UQAM du Conseil des arts du Canada.

[30] Déry L., De Blois A., « Approchements », Le soulèvement infini, cat. exp., Montréal, Galerie de l’UQAM, 2019, p. 67.

[31] Ibid., p. 69. L’image en question est une photographie de la jeune militante Elizabeth Penashue prise par Peter Sibbald en 1990 lors d’une marche de 850 km (désignée comme la Marche de la liberté) visant à protester contre les activités militaires sur le territoire innu.

[32] Gili M., « Préface », Soulèvements, cat. exp., Paris, Jeu de Paume, 2016, p. 10.

Pour citer cet article : Katrie Chagnon, "Exposer les peuples, s’exposer aux peuples : les Soulèvements de Georges Didi-Huberman entre Paris et Montréal", exPosition, 9 février 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-1/chagnon-exposer-peuples-soulevements-didi-huberman-paris-montreal/%20. Consulté le 8 novembre 2024.

Quelle place pour le clip vidéo au musée ? De sa reconnaissance muséale à sa remise en question, à travers trois expositions françaises (1985-2007)

par Marie Vicet

 

Marie Vicet est docteure en histoire de l’art contemporain. Ses recherches de doctorat portent sur les liens existant entre les artistes contemporains et le clip vidéo musical depuis le début des années 1980. En juin 2013, elle a co-organisé avec Fleur Chevalier et Mickaël Pierson les journées d’étude « Du studio au plateau de télévision : appropriations, détournements et réinterprétations par les artistes » qui se sont tenues à l’INHA. En 2016, elle fut également ingénieure d’études pour le programme « Les Immatériaux : retour sur une exposition pionnière (1985) » que dirigea Thierry Dufrêne au sein du Labex Arts H2H. La publication de sa thèse est actuellement en préparation. —

 

Dès le début des années 1980, par la multiplication des programmes musicaux, mais aussi par l’apparition des premières chaînes musicales, MTV[1] en tête, le clip vidéo apparut comme un nouveau format audiovisuel en pleine expansion[2]. Outil promotionnel voulant gagner en légitimité artistique dès ses premières années, le clip se tourna vers le cinéma (si le cinéma fut dès le début une référence pour les réalisateurs de clips, les grands noms de la pop – et en premier lieu Michael Jackson – firent également très vite appel à des réalisateurs de films reconnus pour signer leurs clips), mais intéressa également rapidement les artistes plasticiens. En effet, ces derniers, attirés par cette nouvelle forme de création, furent nombreux à réaliser un ou plusieurs clips musicaux dès le début des années 1980, en marge de leur carrière artistique[3].

Si la critique cinéma s’intéressa très rapidement au clip, Serge Daney désignant même en 1987 un clip de Mondino comme le « plus joli film de l’année[4] », l’institution muséale lui consacra, quant à elle, différentes expositions en France mais aussi aux États-Unis dès le milieu des années 1980. Cet intérêt rapide des institutions pour le clip pose différentes questions, compte tenu de la nature de ce dernier. En effet, le clip, outil promotionnel conçu pour la télévision, n’a pas, a priori, sa place au musée. Pourtant en 1985, celui-ci fait son apparition dans deux expositions en France, Les Immatériaux (1985) et Paysage du clip (1985), ce qui marqua l’entrée du clip au musée, mais également le début d’une certaine reconnaissance par le monde artistique. Il sera ainsi question dans cet article de s’interroger sur les conséquences du déplacement du clip au musée par l’étude des deux expositions précédemment citées, mais également dans le cadre de l’exposition Playback qui, 20 ans plus tard, revenait sur l’influence du clip dans la création artistique. Ces trois expositions majeures concernant l’admission du clip au musée nous permettront ainsi de dessiner les rapports complexes que l’institution muséale entretient avec cette forme télévisuelle depuis les années 1980, de sa reconnaissance à une remise en question de son exposition muséale. Il sera également question de s’interroger plus largement sur l’évolution possible de la forme clip au musée.

Le clip : un objet d’étude ?

Si l’exposition collective Les Ateliers 84[5] avait déjà présenté une sélection de clips vidéo[6] l’année précédente, l’exposition Les Immatériaux[7] organisée du 28 mars au 15 juillet 1985 au Centre Georges Pompidou intégra le clip vidéo de manière inédite. Conçue sous le commissariat général de Jean-François Lyotard et le commissariat de Thierry Chaput pour le Centre de Création Industrielle autour de la question de la « postmodernité[8] », l’exposition se voulait une réflexion sur l’époque autour des questions d’immatérialité qui devenaient de plus en plus présentes avec le développement des nouvelles technologies[9]. Le clip vidéo, par sa nouveauté, mais aussi parce qu’il fut très vite considéré comme un symbole de cette « postmodernité », en raison de l’hétérogénéité et de la multiplicité qu’il renfermait et de son « esthétique de la miette, du fragment[10] », avait, à juste titre, toute sa place dans l’exposition.

Remettant en question la présentation traditionnelle des expositions, Les Immatériaux était conçue comme un projet de recherche dans lequel le visiteur circulait sans parcours prédéfini parmi les différentes sections organisées selon cinq entrées possibles et simplement séparées par des trames suspendues[11]. Par conséquent, il n’était pas question de présenter un simple programme de clips vidéo, mais d’interroger le format, de le décrypter et d’en faire son étude. Toute une section, celle nommée « Le corps chanté », était dévolue au clip sous forme d’une bande vidéo intitulée Clips à la loupe. Celle-ci avait été réalisée par Jean-Paul Fargier[12], critique de cinéma et enseignant au département de Cinéma de l’Université Paris VIII Vincennes, et par Christophe Bargues, déjà responsable de la sélection de clips diffusée lors de l’exposition Les Ateliers 84 quelques mois plus tôt à l’ARC.

La bande vidéo en question avait été conçue comme une étude visuelle qui mettait « en évidence la syntaxe, les effets d’écriture particuliers aux vidéo-clips[13] » autour du corps de l’interprète. Présenté sur trois grands moniteurs vidéo accrochés à environ 1m50 du sol et placés dans trois angles de la section de l’exposition[14], le montage répertoriait sur une durée de 33 minutes les différents effets visuels présents dans 60 clips, aussi bien français, anglais ou américains. Les deux réalisateurs souhaitaient, à travers cette bande, développer une histoire et une analyse du format nouveau qu’était encore le clip vidéo.

Si Clips à la loupe ne fut peut-être pas l’élément le plus notable de cette exposition-concept majeure, elle occupe une place importante dans la légitimation du clip du côté du monde de l’art et de l’institution muséale en France. Contrairement aux expositions qui présentèrent des clips à la même période – notamment Les Ateliers 84 déjà cités, Paysage du Clip quelques mois plus tard, ou encore, la même année, l’exposition Music Video: the Industry and Its Fringes au Museum of Modern Art de New York (MoMA) – et qui fonctionnaient essentiellement par programmes de clips, l’exposition Les Immatériaux fut la première et la seule à proposer une véritable analyse plastique du clip vidéo grâce à sa bande Clips à la loupe. Reprenant le modèle de l’analyse de film, Jean-Paul Fargier et Christophe Bargues proposaient un décryptage de l’écriture du clip en s’intéressant au corps des chanteurs des premières années de la décennie 1980, notamment dans ses différentes apparitions, disparitions ou dédoublements. Pour Jean-Paul Fargier, un clip était destiné à renforcer l’image de marque du chanteur et de sa chanson, et était constitué par conséquent d’images marquantes : « des images facilement repérables, rapidement identifiables, instantanément décodables, donc hyper-codées, hyper-connues, hyper-définies[15]. »

Dans la bande vidéo Clips à la loupe, les différents clips sont disséqués, coupés en très courtes séquences de quelques secondes pour illustrer à chaque fois une manifestation du corps du chanteur selon les différents effets répertoriés, en prenant comme technique celle du zapping déjà utilisée dans de nombreux clips[16]. Le montage est constitué de deux parties intitulées pour la première « Une aventure du corps » et pour la seconde « Péripéties de l’image », d’une dizaine de minutes chacune. Chaque thématique est introduite par un carton, puis illustrée par plusieurs extraits (entre un et cinq) provenant de la soixantaine de clips sélectionnés. Différents extraits d’un même clip vidéo ont pu être utilisés pour illustrer différentes thématiques de la vidéo. Les réalisateurs voulaient ainsi mettre au jour les figures de style récurrentes dans les différents vidéo-clips commerciaux que l’on pouvait voir à la télévision au début des années 1980 et les techniques utilisées en masse dans ces productions. Le but était en premier lieu pédagogique : montrer au visiteur de l’exposition que le clip était un genre audiovisuel nouveau, qui avait sa propre écriture et possédait un même vocabulaire plastique.

Objet de la première partie du montage, le corps du chanteur dans les clips du début des années 1980 était à l’image du format lui-même : hétérogène, multiple et fragmenté, mais également de celle de l’exposition. De même que Clips à la loupe était composé de bribes de clips, Les Immatériaux étaient constitués d’une multitude de sections mêlant diverses disciplines allant de l’art à la science, en passant par les nouvelles technologies et la philosophie, entre autres sujets traités. Le spectateur allait d’un site à un autre sans transition, dans un parcours libre, grâce à une scénographie uniquement constituée de trames métalliques suspendues plus ou moins opaques. Le format clip répondait bien à cette scénographie, avec ses effets vidéo s’enchaînant. La présence de la bande se plaçait également dans une démarche d’ouvrir le musée à de nouvelles formes d’exposition. Le spectateur pouvait en regarder un extrait en parcourant l’exposition ou s’arrêter pour la visionner en entier.

La question du corps est toujours présente dans la deuxième partie de la bande, mais celle-ci titrée « Une péripétie de l’image » décrypte plus particulièrement les effets utilisés de manière récurrente dans les clips vidéo de cette époque. Si Clips à la loupe concourait à la reconnaissance du clip comme une nouvelle forme artistique en proposant une analyse qui montrait la spécificité de la forme, la dernière partie de la bande parachevait ce travail en dévoilant les noms des réalisateurs des clips employés. En effet, le montage se conclut par un générique listant la totalité des clips utilisés, les uns après les autres, avec pour chacun le titre de la chanson, le nom du chanteur, celui de la maison de disque et, plus inédit, le nom du réalisateur de la vidéo inscrits sur l’image. Pendant longtemps, et encore aujourd’hui, les réalisateurs de clip sont restés très souvent inconnus du grand public – et d’autant plus à l’époque –, leur nom n’étant pas indiqué lors de la diffusion du clip à la télévision. Jean-Paul Fargier et Christophe Bargues, en les citant un à un, les sortaient ainsi de leur anonymat. Ils leur rendaient leur statut d’auteurs voire d’artistes. Et pour aller plus loin, reconnaître les réalisateurs comme auteurs de leur clip permettait également d’admettre le clip comme une œuvre ou un objet autonome, et non plus comme une simple forme promotionnelle.

Si la fragmentation des différents clips peut poser problème, en détruisant notamment leur unité intrinsèque, Clips à la loupe reste un matériel didactique, qui, en l’occurrence, propose des clés aux visiteurs pour décoder un nouveau format télévisuel. Ainsi, au sein même d’une exposition manifeste, qui entendait, entre autres, réfléchir sur les façons de regarder et d’écouter les différents registres d’images, le clip vidéo tenait une place de choix, observé « à la loupe », au même titre que d’autres matériaux issus de différents domaines de recherche comme les sciences dures ou les sciences de la communication. La présence du vidéo-clip dans cette exposition marquait de surcroît l’intérêt grandissant de cet objet culturel aux yeux de l’institution muséale ; un intérêt confirmé lors de l’exposition Paysage du clip quelques mois plus tard.

Vers une reconnaissance du clip comme forme artistique ?

Contrairement à l’exposition Les Immatériaux dans laquelle le clip n’avait occupé qu’une section parmi plus de soixante autres au sein d’une thématique plus large, Paysage du clip[17] organisée la même année, du 2 octobre au 11 novembre 1985, également au Centre Pompidou, fut la première exposition française entièrement consacrée au clip vidéo. Organisée par Christophe Bargues, déjà coréalisateur de la bande Clips à la loupe, et coordonnée par le service des manifestations du Centre, l’exposition avait pour objectif, d’après son communiqué de presse, de rendre compte de la créativité, de l’expérimentation et de la grande diversité des productions de clips vidéo depuis les sept dernières années :

« Sur les écrans du grand foyer seront projetées des images diversifiées tant par leurs formes d’expression que par les techniques utilisées et les budgets.

Leurs auteurs ont exploré à partir de la musique rock, l’espace où se rencontrent la danse, la mode, la photographie, le cinéma, la bande dessinée…

Cette expression actuelle, issue du rock et de la télévision, connaît une grande popularité qui a permis au clip de devenir un champ d’expérimentation privilégié pour les créateurs.

Le vidéo-clip s’est imposé comme une des formes de spectacle des années 80. C’est dans cet esprit que Christophe Bargues, responsable de la manifestation Paysage du clip, a collaboré avec Rock America pour cette première rétrospective consacrée au clip[18]. »

Ainsi, il ne s’agissait plus de réaliser une étude des différentes figures visuelles du clip, mais de concevoir une rétrospective entière de la jeune forme télévisuelle qu’était encore le clip vidéo. L’exposition voulait ainsi célébrer ce nouveau mode d’expression, mélangeant son et image avec créativité. En consacrant toute une exposition au clip, Paysage du clip, précédée le mois d’avant de l’exposition Music Video: The Industry and Its Fringes[19] au MoMA de New York, confirmait la reconnaissance du clip par l’institution muséale comme une des formes artistiques les plus novatrices du moment. Par ce biais, le clip acquérait un statut artistique. Ces deux expositions préfiguraient également l’entrée du clip dans les collections des deux musées[20], ce qui achevait le processus de consécration du clip par le monde muséal.

Dans Paysage du clip, les clips choisis étaient diffusés non plus par fragments, mais en intégralité. Tous avaient été privilégiés pour leur importance plastique et historique, et non plus simplement pour les effets visuels qu’ils contenaient. L’entrée étant libre, les visiteurs du Centre avaient tout le loisir de venir découvrir une riche sélection de plus de 300 clips présentée au sous-sol, sur huit moniteurs, ainsi que sur un grand écran dans le foyer, au centre duquel avait été installée une structure pyramidale permettant de s’asseoir. Cette sélection représentait, au total, quinze heures de vidéos retraçant les sept dernières années de production, à laquelle s’ajoutait cinq heures de clips totalement inédits. C’est la société américaine Rockamerica[21], partenaire de l’exposition, qui avait fourni dix heures de clips, libres de droits et prêts à être diffusés, provenant de sa vidéothèque qui comptait des milliers de clips réalisés principalement entre 1975 et 1985. Les autres clips, présentés en avant-première pendant l’exposition, avaient été prêtés gracieusement par différentes maisons de disques contactées[22].

La totalité des clips vidéo était répartie en 22 programmes[23], contenant chacun entre dix et quinze clips. Selon un ordre qui changeait chaque jour, les programmes de clips s’enchaînaient, reprenant ainsi le flux de clips d’une chaîne musicale. Il était donc possible de voir dans une même journée sept ou huit des 22 programmes. Il fallait néanmoins plusieurs jours pour voir la totalité des 300 clips de l’exposition. Excepté les quatre derniers programmes consacrés exclusivement à un collectif ou à un seul réalisateur, les autres programmes présentaient des clips de musiciens américains, anglais, mais aussi français, de différents styles musicaux, sans classement chronologique ni distinction géographique[24]. Ces choix permettaient de donner un aperçu de la diversité de la production de clips de réalisateurs venant aussi bien des États-Unis, d’Europe que d’Australie depuis la fin des années 1970.

Si l’objectif de Paysage du clip était de proposer un véritable panorama de la forme clip depuis ses débuts, l’exposition n’incarnait pas simplement la version muséale d’une chaîne musicale dont elle reprenait les codes et les modes de programmation. Elle se voulait également une étude du format et de son industrie. En guise de catalogue, un supplément du journal Libération avait été édité pour l’exposition qui contenait de nombreux articles de journalistes ou spécialistes du clip retraçant son histoire et qui interrogeaient ses liens avec la musique. Ils consacraient en particulier des focus sur la production de certains pays ou certains réalisateurs, faisant ainsi écho aux quatre programmes monographiques sur un réalisateur ou un collectif de réalisateurs de clips[25]. Au-delà de la vue d’ensemble ainsi offerte sur le travail d’un créateur, ces programmes affirmaient le statut d’auteur de ces réalisateurs de clips, à l’image des articles et interviews qui leur étaient consacrés dans le supplément de Libération[26]. Cette reconnaissance participait indubitablement à la légitimation du clip comme forme artistique. Suivant cette logique, étaient indiqués les noms de tous les réalisateurs, au même titre que celui des musiciens pour lesquels le clip avait été conçu[27]. Cette identification et cette légitimation des réalisateurs se plaçaient à l’opposé des pratiques de diffusion télévisuelle des clips. En effet, il fallut attendre 1992 pour que MTV commence à mentionner le nom d’un réalisateur de clip diffusé à l’antenne, s’ajoutant alors au nom de l’interprète et au titre de la chanson, parfois même à la maison de disque[28]. Cette reconnaissance tardive du réalisateur de clip à la télévision s’explique par le fait que ce format est à l’origine un produit dérivé de la musique, un outil promotionnel au service du titre musical qui ne devait avoir d’autre fin que de vendre le disque du chanteur. Initialement, il n’était pas considéré comme un objet artistique à part entière. Seuls les réalisateurs avec des productions originales accédaient à la notoriété[29]. Pour cela, il fallait que les titres des clips deviennent « des tubes et les artistes musicaux des stars[30] ». La consécration des réalisateurs comme auteurs par l’institution muséale reposait donc sur la reconnaissance du clip comme objet artistique autonome en raison de ses qualités plastiques.

Malgré une scénographie assez sommaire (assises, télévisions et bandes vidéo situées dans le sous-sol d’un musée), cette exposition participa à cette reconnaissance, tels que les spécialistes de l’image et du son, mais aussi les téléspectateurs, chez eux, l’avaient précocement perçu. Dans ce sens, elle s’inscrivait dans un courant global. En effet, cet intérêt pour le clip perdura pendant toute la fin des années 1980 avec d’autres expositions sur le sujet en Europe et aux États-Unis. L’exposition The Arts for Television du Stedelijk Museum d’Amsterdam en 1987 par exemple, consacrée aux travaux d’artistes à la télévision, présenta de nombreux clips vidéo réalisés par des plasticiens dans les années 1980 dans la section « Music », parmi d’autres bandes vidéo[31]. Les deux expositions Art of Music Video et Art of Music Video: Ten Years After organisées par Michael Nash, responsable du département « Media Arts » au Long Beach Museum of Art, en août 1989 et en août 1991[32] achevèrent d’intégrer le clip dans une filiation artistique plus ancienne et plus large allant des films de Bruce Conner, aux vidéos de Nam June Paik, et des premiers films musicaux d’Oskar Fischinger aux ancêtres du clip tels que le Soundie et le Scopitone.

De la reconnaissance muséale à la reprise artistique

Vingt ans plus tard, le projet de l’exposition Playback, organisée par la commissaire Anne Dressen, du 20 octobre 2007 au 6 janvier 2008, dans les espaces de l’ARC[33] au musée d’Art moderne de la ville de Paris, pouvait être vu comme la suite logique, voire l’aboutissement des différentes expositions de clip ayant eu lieu dans les années 1980-90 et de l’entrée du format dans différentes collections de musées. L’exposition avait en effet pour sujet le clip vidéo, or, contrairement aux deux expositions étudiées précédemment, le corpus choisi n’était plus constitué de clips commerciaux, mais exclusivement de clips réalisés par des artistes plasticiens et de vidéos artistiques s’inspirant du format. L’exposition se voulait ainsi une exploration « des incursions de plasticiens dans le champ sonore à travers l’image[34]. » Il était question, selon le communiqué de presse, de rendre compte d’une pratique artistique courante, mais peu présentée et donc assez mal connue du grand public :

« Que ce soit d’authentiques clips réalisés par des artistes pour une maison de disque, ou des vidéos d’artistes empruntant librement le format du clip, il s’agit d’une pratique artistique répandue, parfois officieuse, et toujours sous exposée. Playback dévoilera ainsi une cinquantaine d’œuvres d’artistes internationaux émergents et confirmés, réalisées entre le début des années 1980 et aujourd’hui[35]. »

Le projet de l’exposition n’était plus de faire entrer le clip vidéo au musée, puisque la légitimation du format avait déjà été entérinée par différentes expositions dans les années 1980. Il s’agissait plutôt d’asseoir la légitimité artistique du clip en mettant l’accent sur la reprise de ses codes par des artistes dont la production était peu connue, voire ignorée du grand public. Playback se différenciait ainsi des précédentes expositions. Si le sujet était la reprise du format clip et de ses codes par les artistes, les modèles commerciaux dont avaient pu s’inspirer ces artistes étaient totalement absents de l’exposition. Playback marquait une rupture avec les expositions précédentes en se concentrant sur des versions d’artistes. L’exposition remettait ainsi en question la dimension artistique de la majeure partie de la production de clips affirmée par les expositions antérieures, réinstaurant par-là même une hiérarchie entre réalisations d’artistes et réalisations commerciales.

Une scénographie à contre sens ?

Pourtant, à la différence du choix des vidéos exclusivement constitué de réalisations d’artistes, la scénographie de Playback se distinguait des scénographies muséales neutres plus habituelles pour présenter de manière assez paradoxale les vidéos choisies dans différents lieux courants de consommation de clips à travers des reconstitutions. Pour cela, le directeur artistique, Jean-Michel Bertin, spécialisé dans la publicité et le clip vidéo, avait conçu quatre univers distincts pour accueillir et diffuser les quelques 70 clips et vidéos d’artistes dans les espaces de l’ARC. Les vidéos étaient regroupées et classées en cinq programmes, chacun explorant une thématique générale. La volonté d’une telle démarche était de replacer le clip comme « objet de consommation quotidien[36] », avec la présentation de différents programmes de vidéos de façon à « simuler un programme télé en flux continu[37] ». Un tel choix scénographique nous apparaît entrer en contradiction avec le choix des vidéos présentées : quel est l’objectif d’introduire et de recréer au musée des lieux de consommation du clip vidéo pour des clips non commerciaux, ou affirmant leur caractère artistique et qui, de ce fait, n’ont en aucun cas été créés pour être vus dans ce contexte ? Au contraire, une scénographie de ce type aurait mieux convenu à la présentation de clips commerciaux.

Avec un titre reprenant le vocabulaire de l’industrie musicale, « Best of/Danse », le premier programme proposait de découvrir, dans un espace transformé en simulacre de salle de sport, quinze vidéos qui, toutes à leur façon, s’inspiraient de clips vidéo chorégraphiés et dans lesquels la danse tenait une place centrale. Les visiteurs de l’exposition les découvraient sur les écrans de cinq tapis de course mis à leur disposition et dont ils pouvaient se servir, mais également sur des écrans plats présents dans l’espace. Au fond de cette salle, un mur d’écrans, comparable à ceux disposés dans certains lieux publics, diffusait la deuxième sélection de vidéos nommée « Best of/Posture », qui regroupait quatorze vidéos musicales choisies, au contraire de la première section, pour leur côté statique. Y étaient présentées des « poses frontales pour captiver le spectateur[38] » ou des « mouvements factices comme dans le dessin animé[39] ». Dans la salle suivante, une cabine privative permettait au visiteur de voir différentes vidéos d’artistes jouant sur le principe du karaoké. La présence d’un micro permettait ainsi aux visiteurs de chanter sur les pastiches artistiques de vidéos de karaoké – pour certains décalés par rapport au modèle original. Pour la section « Bootleg/Covers & Alike », un salon équipé d’un home cinéma avec vidéo-projection, et comprenant plusieurs canapés, avait été recréé et proposait différentes vidéos dans l’esprit des vidéos amateur qui commençaient à fleurir sur Internet au milieu des années 2000, notamment sur les sites de partage de vidéos[40]. Si ces différentes vidéos étaient réalisées, souvent par des adolescents et avec le peu de moyens à leur disposition (à l’aide d’un caméscope ou parfois même grâce à la webcam de leur ordinateur personnel, à l’intérieur de leur foyer et très souvent dans leur chambre), leur diffusion se faisait ensuite sur Internet. Tout comme ces vidéos, les vidéos d’artistes de la section, réalisées elles aussi avec une technologie souvent sommaire, n’avaient pas pour ambition d’être diffusées sur un dispositif audiovisuel tel qu’un home cinéma comme c’était le cas dans l’exposition. La haute qualité de l’équipement pouvait au demeurant rendre davantage visible la faible qualité technique des réalisations artistiques.

Le principe de cette compilation était de présenter aux visiteurs des vidéos d’artistes fonctionnant sur le principe de la reprise ou de la citation de clips plus ou moins revendiquées. Si certains clips vidéo, dont s’étaient inspirés les artistes pour réaliser leurs vidéos, avaient en effet pu bénéficier d’une débauche de moyens similaire à ceux employés dans l’industrie du cinéma, leurs équivalents artistiques se distinguaient, au contraire, par leur simplicité. A contrario du clip Thriller[41] (1983) de Michael Jackson, conçu comme un court-métrage à gros budget (qui n’aurait d’ailleurs pas détonné sur l’équipement home cinéma), la version revisitée qu’en proposait Kati Rule avec I’m a Lover, not a Dancer (2002) n’avait pas, dans l’exposition, le même rendu sur un tel dispositif. En effet, dans cette courte vidéo l’artiste avait remplacé les décors de cinéma par celui de son garage et les costumes du clip par une simple veste de survêtement pour reprendre de manière approximative un des numéros de danse du clip. Cependant, la présence d’un ordinateur dans la salle permettant d’accéder à la page MySpace de l’exposition rappelait l’importance du clip vidéo en tant que modèle, notamment dans la pratique amateur, telle qu’on la trouve sur les plateformes de partage de vidéos. La sélection de vidéos dans la même salle réaffirmait, quant à elle, l’antériorité du phénomène dans la pratique artistique.

La dernière salle de l’exposition à laquelle le visiteur accédait par deux portes vitrées proposait un semblant de magasin d’électroménager présentant un mur entier de téléviseurs diffusant en boucle les mêmes clips musicaux de la sélection « Seen on TV ». En effet, cette dernière partie, comme son nom l’indiquait, présentait un ensemble de clips, tous réalisés par des artistes plasticiens dans un contexte de production commerciale, pour une diffusion télévisuelle et répondant à une commande. Si toute l’exposition s’intéressait au rapport des artistes au clip vidéo commercial dans leur pratique, cette dernière partie était pourtant la seule à proposer de réels clips vidéo et par conséquent voués à être diffusés à la télévision sur différentes chaînes musicales que le visiteur aurait pu voir et connaître. Cette sélection posait la question de la signature dans un contexte industriel, où les auteurs des vidéos sont la grande majorité du temps inconnus du public, alors qu’il peut s’agir d’artistes très largement reconnus dans le monde de l’art, comme en attestent les clips sélectionnés, réalisés entre autres par Andy Warhol ou encore Damien Hirst[42]. Cette dernière partie de l’exposition rappelait également une des différences fondamentales concernant le statut de l’auteur aussi bien dans l’industrie du clip que dans l’institution artistique. Alors que le musée s’emploie à identifier et nommer les auteurs des œuvres qu’il expose, ces mêmes auteurs peinent souvent à obtenir la visibilité qu’ils méritent quand leurs clips sont diffusés à la télévision.

Une telle mise en exposition pouvait être comprise comme une volonté ludique de présenter ces productions artistiques, en replaçant le visiteur dans des lieux de la vie quotidienne. Julien Péquignot, enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication, dans un article critique qu’il consacra à l’exposition interrogeait ce parti pris sous l’angle de la démocratisation de l’art :

« Le but affiché était de proposer des ponts entre des univers a priori hétérogènes voire antinomiques. D’abord, bien sûr, entre le clip – objet avant tout commercial – et l’art contemporain. Mais aussi entre la télévision, le Web 2.0 (l’exposition était sponsorisée par MTV et en partenariat avec Myspace) et le musée, entre la création et le divertissement ou encore entre des pratiques de consommation grand public. Autrement dit, des problématiques usuellement réservées à une élite et d’autres typiques de la culture de masse.

Un double contre-pied était ainsi pris par cette exposition, d’une part avec le choix de clips réalisés par des artistes contemporains au lieu de clips issus du circuit habituel de production, d’autre part avec le principe d’importer au musée une forme – le clip – et des lieux et pratiques de la vie de tous les jours – salle de sport, magasin, Internet, salon privé, etc. Cette double contradiction ne pouvait que raviver les débats et les polémiques sur des questions telles qu’art et commerce, culture et industrie, pratique d’élite et consommation de masse et inviter à (re-)penser les notions de démocratisation de l’art[43] […]. »

Si cet auteur posait la question de la démocratisation de l’art au début de son article, il la relativisait en conclusion, allant jusqu’à la rejeter complètement :

« Le destinataire de l’exposition n’est en aucun cas le grand public, celui qui regarde les clips et ne va pas dans les musées. Pour ce faire il aurait fallu que ces clips d’artistes soient effectivement visibles chez Darty ou au Club Med Gym ou que les écrans disposés dans l’exposition soient reliés en direct aux chaînes musicales diffusées à la télévision. En d’autres termes, nous ne sommes ni face à une tentative de démocratisation de l’art contemporain ni face à une entreprise de légitimation d’une pratique populaire[44]. »

Et c’est cet entre-deux qui a bien posé problème et qui a pu desservir les productions exposées. Les amateurs de clips ne sont, en effet, pas forcément ceux qui se déplacent au musée et vice-versa. Ainsi, la présentation des différentes vidéos et clips d’artistes dans une scénographie recréant différents lieux de consommation du clip vidéo n’aidait pas à comprendre ce qui était donné à voir au public, mais pouvait au contraire le perturber davantage, compte tenu du décalage existant entre le contenu de l’exposition et son mode de présentation. La mise en espace pouvait certes occasionner un côté ludique à l’exposition qui plaisait au public[45], mais c’était également prendre le risque de tendre vers la spectacularisation. Qu’ont retenu les visiteurs à la sortie de l’exposition, excepté la possibilité qu’ils ont eu de faire du tapis de course dans les espaces du musée ? Alors que le musée peut être un lieu de réflexions et de partage d’expériences, l’exposition ne proposait aucune étude de fond sur le format clip. C’est également une des remarques qu’adressait la critique d’art Claire Moulène à l’encontre de l’exposition dans l’article qu’elle lui consacra dans Les Inrockuptibles[46]. Elle s’interrogeait notamment sur la pertinence du déplacement du clip au musée. Pour elle, « cette délocalisation du clip aurait nécessité une vraie réflexion sur la définition même de cet objet hybride[47] » qui n’est pas présente dans l’exposition. Interroger son rôle au sein de l’industrie culturelle et sur les formes esthétiques qu’il suscite aurait été également nécessaire. Il aurait été de surcroît intéressant de confronter les vidéos d’artistes présentées aux modèles commerciaux dont celles-ci s’inspiraient, montrant ainsi de quelle manière un format télévisuel avait pu influencer certains artistes plasticiens dans leurs pratiques et de quelle façon cette perméabilité s’était traduite dans leurs productions[48]. Le sujet de l’exposition portait sur la relecture du clip et de ses codes par les artistes, encore fallait-il connaître les modèles rejoués. Replacer au sein de la production plastique des artistes les commandes que l’industrie musicale leur avait passées aurait pu également mettre en évidence les liens existants entre les artistes et la culture populaire de manière plus générale.

De plus, peu d’outils de médiation étaient à la disposition du public pour l’aider dans sa compréhension des œuvres, excepté le livret remis à chaque visiteur comportant un court texte de présentation et la liste des vidéos diffusées, ainsi que les textes de présentation des différentes sections déjà présents dans les salles. Pour les visiteurs qui souhaitaient davantage d’explications, des visites guidées étaient organisées une fois par jour, mais uniquement le week-end. Un catalogue de 168 pages[49] accompagnait également l’exposition et comprenait divers textes portant tous sur le clip vidéo, mais n’avaient pas véritablement de liens avec les vidéos présentées dans l’exposition, à l’exception du texte de la commissaire[50]. Le sujet de l’exposition ne manquait pas d’intérêt, étant donné le caractère inédit des œuvres rassemblées et du sujet abordé. Mais en présentant des vidéos qui, pour la majorité, n’étaient pas destinées à la diffusion télévisuelle dans un contexte recréant, de manière paradoxale, les conditions de consommation du clip, l’exposition brouillait davantage les pistes qu’elle ne les éclairait[51].

En proposant une exposition sur l’influence du clip vidéo dans la création d’artistes contemporains mais sans exposer les modèles commerciaux auxquels se référaient ces artistes, Playback illustrait l’ambivalence dont fait désormais preuve l’institution muséale face au clip. Si dans les années 1980, celui-ci avait été célébré comme un nouveau format de création mêlant images en mouvement et musique populaire à travers différentes expositions, mais également par son entrée dans différentes collections de musées, son exposition se fait désormais de plus en plus rare. Sa disparition du musée provient sans doute de sa nature commerciale et télévisuelle. La question de la place du clip au musée continue d’ailleurs à se poser, notamment autour de récentes collaborations réalisées entre artistes plasticiens et chanteurs populaires. C’est ainsi qu’en juillet 2015 certains journalistes ont pu remettre en question la légitimité de la présence de la dernière vidéo[52] de Steve McQueen pour Kanye West dans les collections permanentes du Los Angeles County Museum of Art (LACMA)[53], preuve de la méfiance à voir l’objet clip entrer au musée. Pourtant si la vidéo All Day/I Feel like that réalisée par McQueen soulignait par sa présentation au LACMA les liens toujours plus prégnants entre l’industrie musicale, les artistes et le musée, celle-ci n’est pas à proprement parler un clip. La vidéo montre le chanteur interpréter deux titres dans un long plan-séquence à l’intérieur d’un ancien entrepôt naval de la banlieue londonienne. Si la vidéo prend la forme d’un clip en filmant West chantant à l’écran, elle ne fut pas réalisée dans un but promotionnel et n’était pas destinée à la diffusion télévisuelle mais, précisément, à être exposée sous forme d’installation vidéo dans un musée. Cet exemple, parmi d’autres, montre que désormais les réalisateurs choisissent de dépasser la simple forme clip pour voir leurs collaborations avec des musiciens populaires être exposées au musée. Ce phénomène témoigne de la grande hybridité de certaines collaborations artistico-musicales actuelles. Mais cela révèle surtout le fait que le clip est dorénavant tenu, pour entrer au musée, de se muer en objet artistique et se départir de ses atours promotionnels. Et il est ainsi probable qu’à l’avenir les collaborations entre plasticiens et musiciens autour d’une chanson prennent plusieurs formes, selon que la finalité soit promotionnelle ou artistique.

Notes

[1] Lancée le premier août 1981, MTV (Music Television) fut la première chaîne qui diffusa 24h/24h des clips vidéo aux États-Unis, avant d’être exportée dans d’autres pays à travers le monde.

[2] Si la forme clip et sa diffusion télévisuelle existaient bien avant la création de chaînes musicales, c’est avec leur arrivée que le clip fut institutionnalisé comme un genre télévisuel.

[3] Avec le développement de l’industrie du clip, de nombreux artistes plasticiens s’essayèrent à la réalisation de clips commerciaux, depuis les premières réalisations de The Residents et des travaux de Bruce Conner aux plus récentes collaborations de l’artiste Andrew Thomas Huang avec la chanteuse Björk. On peut également citer les réalisations de clips de Laurie Anderson, John Sanborn, Robert Longo, Pierre et Gilles ou encore de Tony Oursler parmi bien d’autres.

[4] Daney S., « Mondino, l’as de la hanche », Libération, 30 octobre 1987 ; Daney S., Le salaire du zappeur, Paris, P.O.L, 1993, p. 136-140.

[5] L’exposition eut lieu du 21 mars au 29 avril 1984 à l’ARC/musée d’Art moderne de la ville de Paris. À ce jour, nous ne disposons pas d’informations sur la mise en exposition des clips. Une étude de cette exposition reste à entreprendre. Voir Ateliers 84, cat. exp., Paris, musée d’Art moderne de la ville de Paris, 1984, non paginé.

[6] Préparée par Christophe Bargues.

[7] L’exposition occupait tout le plateau du cinquième étage du Centre Pompidou.

[8] Concept théorisé par le philosophe dès 1979. Voir Lyotard J.-F., La condition postmoderne : rapport sur le savoir, Paris, Éd. de Minuit, 1979.

[9] Voir le dossier de presse de l’exposition : https://www.centrepompidou.fr/media/document/de/0d/de0d76bbe203394435216a975bea8618/normal.pdf (consulté en juin 2017).

[10] Archives du Centre Pompidou (AGP), exposition Les Immatériaux, Box 94033/236 : Fargier J.-P., « Mesures du clip », non daté, p. 17.

[11] Pour plus de détails, voir Déotte J.-L., « Les Immatériaux de Lyotard (1985) : un programme figural », Appareil, 10, 2012, en ligne : http://appareil.revues.org/797 (consulté en juin 2017).

[12] Jean-Paul Fargier donnait à l’époque un cours consacré au clip vidéo à l’Université Paris VIII et écrivit également plusieurs articles sur le sujet dans la revue Les Cahiers du Cinéma.

[13] AGP, exposition Les Immatériaux, Box 94033/236 : « Projet et Devis pour un montage vidéo sur les clips vidéo », de Jean-Paul Fargier et Christophe Bargues, non daté.

[14] Voir à ce sujet Wunderlich A., Der Philosoph im Museum. Die Ausstellung « Les Immatériaux » von Jean François Lyotard, Bielefeld, Transcript Verlag, 2008, p. 132. Information confirmée par Christophe Bargues lors d’une discussion avec l’auteur le 09 mars 2015.

[15] Fargier J.-P., « Mesures du clip », non daté, p. 7.

[16] Voir ibid., p. 17.

[17] L’exposition eut lieu pendant six semaines, tous les jours de 14h à 21h, dans le grand foyer au sous-sol du Centre Georges Pompidou.

[18] AGP, exposition Paysage du clip,  Box 2014025/005 : extrait du communiqué de presse de l’exposition, 1985.

[19] L’exposition organisée par le département du film du musée eut lieu du 6 septembre au 14 octobre 1985. Elle présentait un ensemble 35 clips vidéo datant de la fin des années 1970 et du début des années 1980, mais aussi des vidéos musicales plus anciennes ou des vidéos d’artistes s’inspirant de la forme clip.

[20] Le MoMA et le Centre Georges Pompidou furent les premiers musées d’art contemporain à faire entrer dans leurs collections des clips vidéo musicaux. Le MoMA acquit son premier clip en 1982, celui de « O Superman » de Laurie Anderson suivi de nombreux autres après l’exposition Music Video: The Industry and Its Fringes. Le Centre Pompidou fit entrer dans sa collection ses premiers clips en 1987, avec « Road to Nowhere » et « Once in a Lifetime » réalisés par David Byrne pour le groupe Talking Heads.

[21] Fondée en 1980 par Ed Steinberg, la société Rockamerica fut pionnière dans le domaine du vidéo-clip aux États-Unis. Elle proposa le premier service d’abonnement et de distribution de clips vidéo à la destination des disc-jockeys new-yorkais.

[22] Il s’agit des maisons de disque CBS Records, Phonogram, Virgin, RCA, WEA, Polydor, Pathé Marconi, Vogue, Chrysalis, Barclay, Ariola, ou encore Tamla Motown.

[23] Les programmes 11 à 18 avaient été sélectionnés par Rockamerica.

[24] On y retrouvait des clips vidéo pour Mick Jagger, Michael Jackson, David Bowie, The Cars, The Kinks, ZZ Top, Eurythmics, Culture Club, Cyndi Lauper, Police, Téléphone, Duran Duran, Thomas Dolby, Laurie Anderson, et bien d’autres.

[25] Les différents réalisateurs à qui avait été consacré un programme étaient le duo Godley and Creme, le Cucumber Studio, formé par Rocky Morton et Annabel Jankel, spécialisé dans le clip vidéo d’animation, le réalisateur polonais Zbigniew Rybczyński, ainsi que Christopher Robin Collins.

[26] Voir notamment les interviews de Christopher Robin Collins, Julian Temple, Dee Trattman, Vivien Munt, Godley and Creme, Lexi Godfrey et Steve Barron dans Bargues C., Bedfert P., Séguret O., Paysage du clip, supplément au n° 1354 de Libération, 1985, p. 12-13.

[27] Voir également ibid., p. 8-9.

[28] Voir Jullier L., et Péquignot J., Le clip : histoire et esthétique, Paris, A. Colin, 2013, p. 73.

[29] Voir ibid.

[30] Ibid.

[31] Voir The Arts for Television, cat. exp., Los Angeles, Museum of Contemporary Art ; Amsterdam, Stedelijk Museum, 1987.

[32] Voir Art of Music Video, cat. exp., Long Beach, Long Beach Museum of Art, 1989 ; Art of Music Video: Ten Years After, cat. exp., Long Beach, Long Beach Museum of Art, 1991.

[33] L’exposition occupait la moitié des espaces de l’ARC, l’autre moitié était dévolue à l’exposition monographique de l’artiste Mathieu Mercier intitulée Sans titres 1993-2007.

[34] Voir le communiqué de presse de l’exposition : http://www.paris-art.com/playback/ (consulté en juin 2017).

[35] Ibid.

[36] Selon les mots utilisés dans le trailer de l’exposition: http://www.dailymotion.com/video/x3lkck_playback-au-musee-d-art-moderne_news (consulté en avril 2015).

[37] Se référer également au trailer présentant l’exposition.

[38] Voir le dépliant de présentation de l’exposition distribué aux visiteurs.

[39] Ibid.

[40] Le site web d’hébergement de vidéos YouTube fut créé en février 2005 aux États-Unis (la première vidéo fut mise en ligne le 23 avril 2005). Grâce à ce site, des utilisateurs peuvent envoyer, regarder et partager des vidéos. Son équivalent français, Dailymotion, fut créé la même année, en mars 2005. Depuis d’autres sites de partage de vidéos fonctionnant sur le même principe ont vu le jour.

[41] Le clip fut réalisé en 1983 par John Landis avec un budget de production de 500 000 dollars qui fit de lui le clip le plus coûteux jamais réalisé à l’époque.

[42] Les clips « Hello Again ! » co-réalisé par Andy Warhol et Don Munroe pour le groupe The Cars en 1984 et « Country House » réalisé par Damien Hirst pour Blur en 1995 étaient diffusés parmi d’autres productions d’artistes plasticiens dans cette section.

[43] Péquignot J., « Le clip au musée : démocratisation de l’art ou légitimation d’une pratique populaire ? », Marges, no 15, 2012, p. 11.

[44] Ibid., p. 26.

[45] Voir par exemple les commentaires des visiteurs interviewés dans le trailer de l’exposition déjà cité.

[46] Moulène C., « Le clip au musée », Les Inrockuptibles, no 623, 6 novembre 2007, p. 32.

[47] Ibid.

[48] L’exposition Video hits: art [and] music video organisée par Kathryn Weir et Nicholas Chambers à la Queensland Art Gallery de Brisbane en 2004 mélangeait par exemple clips commerciaux, clips réalisés par des artistes et vidéos d’artistes inspirées de la forme clip. Voir Video Hits: Art and Music Video, cat. exp., South Brisbane, Queensland Art Gallery, 2004.

[49] Playback, cat. exp., Paris, musée d’Art moderne de la ville de Paris, 2007.

[50] Voir Dressen A., « Eyes Wide Tuned », ibid., p. 9-14.

[51] Voir Moulène C., « Le clip au musée », Les Inrockuptibles, no 623, 6 novembre 2007, p. 32.

[52] La vidéo fut présentée du 25 au 28 juillet 2015 au Los Angeles County Museum of Art sous la forme d’installation dans les collections permanentes. Voir la page du musée : http://www.lacma.org/art/exhibition/mcqueen-west (consultée en juillet 2016).

[53] Voir Walch M.-L., Le nouveau clip de Kanye West a-t-il sa place dans un musée ?, 24 juillet 2015, en ligne : http://www.lexpress.fr/culture/musique/le-nouveau-clip-de-kanye-west-a-t-il-sa-place-dans-un-musee_1701068.html (consulté en août 2016) ; Billault J., Kanye West et Steve McQueen au Lacma : promotion ou œuvre d’art ?, 27 juillet 2015, en ligne : http://www.exponaute.com/magazine/2015/07/27/kanye-west-et-steve-mcqueen-au-lacma-promotion-ou-oeuvre-dart/ (consulté août 2016).

Pour citer cet article : Marie Vicet, "Quelle place pour le clip vidéo au musée ? De sa reconnaissance muséale à sa remise en question, à travers trois expositions françaises (1985-2007)", exPosition, 2 octobre 2017, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles3/vicet-clip-video-musee-expositions-france/%20. Consulté le 8 novembre 2024.

Un geste artistique inédit : la mise en exposition des Nymphéas de Monet à l’Orangerie des Tuileries

par Félicie Faizand de Maupeou

 

Félicie Faizand de Maupeou est ingénieur de recherche au Labex Les Passés dans le présent (Paris Nanterre). Spécialiste de l’histoire des expositions et de l’impressionnisme, elle explore l’histoire de l’art au prisme des humanités numériques. —

 

« […] l’Impressionnisme […] fit souvent du bord un arbitre entre ce qui est dans le tableau et ce qui est hors du tableau. Mais cette tendance se combinait avec un mouvement infiniment plus important, l’amorce de la poussée décisive qui finirait par transformer la notion même de tableau, la manière dont on l’accrochait et, en fin de compte, l’espace de la galerie : le mythe de la planéité qui devient le stratège du combat de la peinture pour l’auto-définition. Le déploiement d’un espace littéral et dépourvu de profondeur dont les formes qu’il contenait ne relevaient que de l’artifice (par opposition aux formes “réelles” que revendiquait le vieil espace illusionniste) vint exercer une pression supplémentaire sur le cadre. Ici le grand inventeur est, bien entendu, Claude Monet[1]. »

Dans ces quelques lignes, tirées de l’ouvrage Inside a white cube, Brian O’Doherty désigne Claude Monet (1840-1926), le père de l’impressionnisme, comme un acteur clé de l’histoire de la peinture et des expositions. Et s’ils ne sont pas explicitement cités, les Nymphéas de l’Orangerie des Tuileries constituent la référence évidente de ce passage d’une toile qui cherche à recréer un espace illusionniste à une surface auto-référente. En concevant la mise en exposition de ses œuvres comme un tout unifié clos sur lui-même, le peintre bouscule autant les codes traditionnels de la peinture que ceux de l’exposition.

Après avoir beaucoup voyagé, après s’être exercé le regard sur de multiples motifs, après avoir exploré les alentours de sa maison de Giverny dans laquelle il s’installe en 1883, Monet resserre son regard sur son environnement proche. À partir de la fin des années 1890, il se consacre presque exclusivement à la représentation de son étang qu’il a lui-même aménagé pour en faire un motif pictural. Ce choix n’est pas fortuit. Il rappelle au contraire l’attrait de Monet pour la nature – ici synthétisée dans un jardin –, son goût pour les fleurs – incarné par les nénuphars – et sa fascination pour la représentation des reflets démultipliés – ici par la surface miroitante de l’eau. Monet plonge toujours plus en profondeur dans son motif. Aux formats carrés de la série des Bassins des Nymphéas (1899-1900), qui donnent à voir de manière clairement reconnaissable le jardin d’eau, succède celle des Paysages d’eau (approximativement 1903-1908), dans lesquels les bords de l’étang disparaissent au profit des seuls thèmes des nénuphars et des reflets du ciel. Il délaisse toute idée d’espace illusionniste qui ouvrirait vers un au-delà fictif de la toile au profit d’un fragment qu’il explore selon un double mouvement d’élargissement du motif et de la toile. Monet fond ses nénuphars dans l’ensemble d’une représentation qui a abandonné tout repère physique. Par l’abandon du cadrage et de la perspective traditionnels, Monet remet en cause la construction d’un espace illusionniste, décor d’un récit ordonné et cohérent. Les Nymphéas ne sont donc plus vraiment des motifs reconnaissables mais des taches de couleurs, des signes picturaux qui organisent ses toiles ; grands panneaux qui, à l’Orangerie, se succèdent les uns aux autres dans un continuum apparemment sans bord, ni limite.

Réalisés sur toile avec des châssis indépendants, les Nymphéas sont conçus comme des tableaux. Malgré leurs dimensions imposantes[2] et leurs qualités plastiques qui tendent à faire oublier le cadre, ils sont délimités par la surface de la toile. Ils n’ont par ailleurs pas été créés pour une destination précise. En même temps, l’idée d’employer ces œuvres à la décoration d’un lieu apparaît très tôt. Leur installation à l’Orangerie, selon une mise en exposition bien particulière pensée par le peintre, et le fait que les toiles soient rendues solidaires du lieu par le marouflage des toiles sur les murs les rapproche plutôt de la peinture murale. Néanmoins, les Nymphéas ne sont pas un programme décoratif, puisque le bâtiment qui les abrite n’a, à l’origine, pas d’autre fonction que celle d’exposer ces immenses toiles. Ils ne sont pas pour autant une œuvre in situ puisque les toiles n’ont pas été créées à l’origine pour ce lieu. Mais le spectateur n’est pas non plus en présence de rangées de tableaux superposés sur toute la surface du mur, ni d’une sélection d’œuvres à visée didactique[3]. Ni tout à fait tableau, ni peinture murale ou décor, cette succession de négation montre la difficulté qu’il y a à qualifier une œuvre qui résiste aux définitions.

C’est le caractère singulier de cette œuvre que cet article entend mettre en lumière, en montrant comment Monet, aussi bien dans l’esthétique qu’il déploie sur ses toiles que dans la scénographie qu’il conçoit, s’inscrit dans la continuité de sa carrière et pioche dans plusieurs modèles de son temps, dont il s’écarte néanmoins pour créer un ensemble qui renouvelle le lien entre l’œuvre, l’espace et le spectateur.

Histoire de la donation et du dispositif scénographique des Nymphéas

Dès qu’il passe aux très grands formats, Monet prend conscience de l’inflexion esthétique de son projet et de ses implications sur la mise en exposition des toiles. Si la destinée finale de cette œuvre apparaît assez tardivement, l’idée générale de son dispositif germe à l’inverse très tôt dans l’esprit du peintre. Dès 1898 il imagine « [u]ne pièce circulaire dont la cimaise, en dessous de la plinthe d’appui [soit à mi-hauteur de taille humaine], serait entièrement occupée par un environnement d’eau[4] ». Monet pense d’abord à un salon[5], mais la difficulté évidente d’insérer ces toiles immenses dans un espace traditionnel[6] le pousse à abandonner ces différents projets et, pendant de nombreuses années, il travaille à ces œuvres sans en connaître ni la finalité, ni la destination. Il trouve enfin dans l’armistice de la Première Guerre mondiale le dénouement attendu. Le peintre, déjà âgé, n’a pas pu participer aux combats. Mais il souhaite s’associer à la victoire par un don de plusieurs panneaux des Nymphéas à la France. L’histoire de cette donation est tortueuse et met bien des années à aboutir puisque le projet, formulé auprès de Clemenceau dès le 12 novembre 1918[7], ne se concrétisera que huit ans plus tard, après le décès de l’artiste[8]. Un des enjeux de ce long processus est le choix d’un lieu adapté à cette œuvre aux dimensions exceptionnelles et à l’esthétique novatrice.

Afin justement de s’y adapter au mieux, il est d’abord décidé de faire édifier un bâtiment spécialement dédié[9]. Un projet de pavillon dans la cour d’honneur de l’hôtel Biron, tout nouveau musée Rodin, est lancé. Sur les indications de Monet, l’architecte Louis Bonnier propose un édifice assez simple aménagé autour d’une salle circulaire éclairée par le toit autour de laquelle se répartissent quatre compositions [Fig. 1]. Cependant les exigences de Monet ne s’accordent pas avec les contraintes budgétaires et ce premier dessein est finalement abandonné au profit d’un bâtiment existant, que l’État s’engage à aménager selon la volonté de l’artiste. Le choix s’arrête sur l’Orangerie des Tuileries. Vraisemblablement selon les plans soumis par Bonnier, le nouvel architecte du projet, Camille Lefevre, propose une scénographie qui, après quelques modifications demandées par le peintre, est adoptée. Les travaux sont lancés en 1921 et s’achèvent quatre ans plus tard. Mais le peintre ne verra jamais son œuvre sur place car, refusant de se séparer de ses toiles, ce n’est qu’après sa mort qu’elles sont finalement marouflées dans les salles.

Fig. 1 : Projet d’un bâtiment dans la cour de l’hôtel Biron
Plan de la salle des Nymphéas avec la disposition des panneaux
Paris, Archives nationales F21 6028, gallica.bnf.fr

Installées dans la partie est du bâtiment, elles forment deux ellipses consécutives éclairées par une verrière dont la lumière est tamisée par un velum en tissu. Ces deux salles sont précédées d’un vestibule ovale, largement ouvert sur l’extérieur grâce à une percée vers le jardin et vers la Seine. Les toiles, directement marouflées sur les murs, sont uniquement encadrées d’une simple baguette en bois doré. Cette scénographie, voulue et dirigée par le peintre, est inscrite dans l’acte de donation qui stipule qu’aucune autre œuvre (peinture ou sculpture) ne peut être ajoutée, qu’aucune modification de l’aménagement des panneaux n’est autorisée et que les toiles ne doivent pas être vernies et encore moins vendues. Si les conditions de cette donation ne sont pas respectées, celle-ci peut être révoquée[10]. Cela ne sera jamais le cas, même lorsque, dans les années 1970, l’arrivée de la collection Walter-Guillaume entraîne d’importants travaux qui bouleversent ce dispositif original[11]. Cette inscription juridique du dispositif scénographique dans l’acte de donation démontre bien sa valeur aux yeux du peintre. La scénographie fait partie intégrante de l’œuvre qui ne saurait être vue dans d’autres conditions.

Le choix de l’Orangerie. Du dialogue entre le lieu et les œuvres

Les Nymphéas n’ont donc pas été conçus à l’origine pour l’Orangerie, mais Monet a accepté cette affectation en raison des multiples liens qui existent entre son œuvre et ce bâtiment. Et pendant les cinq années qui s’écoulent entre le choix de l’Orangerie[12] et l’installation des panneaux, le peintre n’a eu de cesse de reprendre ses toiles et d’ajuster le dispositif général afin de souligner ces liens. Il existe un double mouvement d’adaptation des œuvres au lieu, par le travail du peintre sur les toiles, et du lieu aux œuvres, par la mise en point du dispositif scénographique[13]. La mise en exposition des Nymphéas fonde donc finalement leur singularité sur le dialogue entre les panneaux et leur environnement plus large.

L’environnement immédiat de l’Orangerie correspond aux thèmes récurrents déployés dans l’œuvre de Monet : la nature, dont le jardin des Tuileries est le « modèle réduit[14] », et la Seine, paysage d’eau tant aimé et qu’il a si souvent représenté. Si les salles elles-mêmes sont aveugles, ce lien se construit visuellement dans le vestibule largement ouvert sur l’extérieur grâce à une percée vers le jardin et vers la Seine. L’édifice est d’ailleurs construit le long de la rive du fleuve qui dessine l’axe historique de Paris. L’entrée à l’est permet de suivre la trajectoire du soleil dans la progression au sein du bâtiment. L’ordre des toiles semble reprendre ce cheminement solaire. Le peintre ne s’est pas expliqué à ce propos mais on sait qu’il y a longuement travaillé. Les huit panneaux de l’Orangerie sont en fait constitués de 22 toiles qu’il faut assembler. Pour cela, Monet fait réaliser un système de châssis mobiles qui lui permet de déplacer les toiles [Fig. 2]. C’est finalement Clemenceau qui, dans une description très poétique de son parcours, éclaire le public sur ces « étapes du drame que se joue le monde à lui-même[15] ». D’après lui, l’installation fait pénétrer le public dans un spectacle naturel qui, reproduisant l’ordre cosmique, progresse entre ombre et lumière, du matin jusqu’au soir. La lumière naturelle zénithale, qui évolue tout au long de la journée, souligne ce cheminement et tend à recréer les conditions de regard du peintre devant son jardin d’eau. La fluidité du motif aquatique est quant à elle accentuée par la courbure des murs et le mouvement du spectateur, qui peut circuler librement grâce au dédoublement des passages entre les deux salles. Finalement, comme en témoigne le critique Raymond Régamey en 1927, « [i]l y a une harmonie aussi certaine que mystérieuse, assurément voulue, entre le caractère de cette peinture et la douceur des courbes ovales. La sobriété de la mouluration concourt à la paix et à la continuité d’effet de l’ensemble[16] ».

Fig. 2 : Claude Monet, peintre, dans son atelier, 1926, photographie de presse, Agence de presse Meurisse / 0030.
gallica.bnf.fr

Les Nymphéas ou l’aboutissement d’un questionnement artistique

La volonté de créer un ensemble cohérent s’inscrit dans la continuité de différentes recherches menées par Monet tout au long de sa carrière. Décor, scénographie et série : ces préoccupations se retrouvent dans la grande œuvre finale de l’artiste.

Du décoratif chez Monet

Si la veine décorative des impressionnistes n’est aujourd’hui pas toujours bien reconnue[17], elle est à l’époque bien attestée. Monet qualifie ainsi lui-même ses Nymphéas de « Grandes Décorations ». À plusieurs reprises, Pissarro met également en avant ce qu’il considère comme une qualité de la peinture de son camarade. En 1883, il écrit à Karl Huysmans pour s’étonner qu’il n’ait pas été frappé par « cette vision si étonnante, cet exécutant phénoménal, ce sentiment décoratif si grand et si rare dès 1870[18] ». La même année, à l’occasion de l’exposition qui se déroule chez son principal marchand Paul Durand-Ruel, Gustave Geffroy qualifie Monet de « maître-décorateur[19] ». Et dans les années 1920, le critique François Thiébault-Sisson fait de l’agrandissement du motif original des Nymphéas un des moteurs de l’évolution décorative des toiles : « Claude Monet avait élargi le motif initial avec une noblesse, une ampleur et un sens instructif du décor dont on ne l’aurait jamais soupçonné[20] ».

Au-delà des caractéristiques plastiques associées au décoratif que Monet développe dans les Nymphéas – élargissement du motif et remise en cause du cadrage et de la composition traditionnels –, il importe de noter que celui-ci s’est aussi essayé à la réalisation de véritables décors, qui ont joué un rôle important dans la maturation du projet des Nymphéas. À la quatrième exposition impressionniste en 1879, Monet présente un tableau sous le titre Les Dindons, décoration non terminée. Cette œuvre fait partie d’un ensemble de quatre toiles destinées à la salle à manger de son mécène Ernest Hoschédé dans son château de Montgeron[21]. Chacune[22] représente une partie différente du parc de la propriété et les activités qui s’y déroulent. Avec ce projet, Monet s’essaie à la conception d’un ensemble de toiles cohérent pour un lieu défini. Quelques années plus tard, c’est pour Durand-Ruel que le peintre s’attelle à la réalisation d’un projet décoratif sous la forme de panneaux pour les portes de son salon[23]. Ces peintures représentent toutes des natures mortes sur fond uni, ce qui devait donner à l’ensemble une grande homogénéité, caractéristique qui se retrouve dans les grandes décorations des Nymphéas. Cette attention portée à l’harmonie entre l’œuvre et son lieu d’exposition reflète l’importance qu’il accorde aux questions d’accrochage et dont les essais tout au long de sa carrière constituent autant de jalons dans l’élaboration de son projet des Nymphéas. À l’évocation des expérimentations scénographiques de Monet, les premières images qui apparaissent immanquablement sont celles de la fameuse salle à manger de sa maison de Giverny, dont le jaune très soutenu des murs fait ressortir les aplats de couleurs des estampes japonaises[24] de sa collection, et celles de sa cuisine dont le bleu répond à celui des faïences qui l’ornent.

Si on peut encore aujourd’hui admirer cet aménagement, on ne conserve à l’inverse malheureusement aucun témoignage iconographique des accrochages des très nombreuses expositions qui ponctuent la carrière de l’artiste. Il faut donc croiser les sources textuelles, en particulier la correspondance et les articles de presse, pour se faire une idée de ces expériences dans lesquelles la scénographie des Nymphéas puise ses racines.

Mises en exposition et recherches scénographiques

Aussi novateur soit-il dans le domaine scénographique, Monet ancre ses recherches dans un contexte propice. À l’époque, les conditions d’accrochage des œuvres d’art, en particulier au Salon des Beaux-arts, font l’objet de critiques toujours plus nombreuses de la part des commentateurs et des artistes[25]. Plusieurs sociétés, dont le Cercle de l’Union artistique[26] ou les Aquarellistes, organisent leurs propres expositions dans lesquelles leurs membres cherchent à créer des scénographies plus intimistes, en divisant les espaces d’exposition, en limitant le nombre de toiles à deux ou trois rangées, en travaillant sur l’éclairage et en réunissant les œuvres d’un même artiste[27]. Les impressionnistes, qui expérimentent eux-aussi ces nouvelles formes d’accrochage dans leurs expositions de groupe, s’inscrivent pleinement dans ce courant. Grâce au succès qu’il rencontre à partir des années 1880, Monet peut multiplier les expositions personnelles[28], type de manifestation qui lui offre une maîtrise encore plus grande des conditions de monstration de ses œuvres. Le peintre sélectionne avec soin les toiles qu’il présente et préside la plupart du temps à leur installation. En 1889 par exemple, lors de son exposition conjointe avec Rodin, Monet se désespère de l’attitude du sculpteur qui, venu installer ses œuvres après qu’il a lui-même accroché ses peintures, contredit tout le sens de la présentation qu’il avait imaginée[29]. Cet impératif se révèle toujours plus décisif au fur et à mesure que la série s’impose dans sa pratique.

L’esthétique sérielle et ses implications scénographiques

Dans un premier temps, l’idée de multiplier les toiles représentant un même motif selon un point de vue et un cadrage similaires constitue la réponse empirique du peintre au problème esthétique de saisir l’« enveloppement des formes dans la lumière, c’est-à-dire l’expression plastique de la lumière sur les objets qu’elle baigne et dans les espaces qu’elle remplit[30] ». Mais très vite, le principe de la série se formalise dans la pratique de Monet qui conçoit ces ensembles de toiles comme un tout cohérent. Envisagées comme tel dès leur conception, ces séries prennent tout leur sens si elles sont vues ensemble. C’est en les observant rassemblées que le spectateur peut comprendre la cohérence de la démarche créatrice de l’artiste et en les comparant que la singularité de chaque œuvre lui apparaît. Monet prend très tôt conscience des répercussions scénographiques de ce procédé et, avant même que la série ne soit réellement formalisée dans sa pratique, il cherche à réunir ses séquences de peinture. Il présente à Paris six versions de la Gare Saint-Lazare à la troisième exposition du groupe impressionniste en 1877, dix toiles rapportées de Belle-Île à la sixième Exposition internationale de peintures chez Georges Petit en 1887 et dix Marines d’Antibes l’année suivante chez Théo van Gogh[31]. Puis le procédé se systématise avec les séries des années 1890 qui font toutes l’objet d’une exposition dédiée chez Durand-Ruel : les Meules en 1891, les Peupliers l’année suivante et les Cathédrales en 1895. À chaque fois l’accrochage sur une rangée ou dans des espaces séparés par série en fait ressortir la cohérence.

Loin d’échapper à cette logique, les Nymphéas renforcent ce mouvement puisqu’en Durand-Ruel sous 1909 Monet en présente 48 variations dans une exposition organisée chez son marchand le titre « Nymphéas, série de paysages d’eau ». Les toiles sont classées en cinq sous-ensembles. Insatisfait de son travail, Monet a plusieurs fois repoussé la date de la manifestation. Il s’en explique auprès de son marchand Durand-Ruel, dans une lettre datée d’avril 1907, année où elle devait avoir lieu : « […] ce serait du reste très mauvais de montrer si peu que ce soit de cette nouvelle série, tout l’effet n’en pouvant être produit que par une exposition d’ensemble. En plus de cela j’ai besoin d’avoir sous les yeux les choses faites, pour les comparer à celles que je vais faire[32] ». Monet exprime ici l’imbrication des enjeux de création et de monstration qui sous-tendent une série. Créées les unes avec les autres et les unes par rapport aux autres§, les œuvres doivent pouvoir être examinées et comparées de la même manière. Si les qualités esthétiques d’une toile permettent de l’isoler, le sens de la démarche artistique du peintre lui se perd.

Cette recherche d’homogénéité par l’accrochage est cependant toujours confrontée au problème de la dispersion des œuvres après la fermeture de l’exposition. Les toiles, qui sont à nouveau engagées dans les logiques du marché, sont directement vendues à des collectionneurs ou placées chez des marchands avant de trouver un acquéreur. Monet a largement profité de ces logiques du marché et de l’attrait commercial des séries. Cependant, avec l’âge et le succès, il commence à déplorer cet éparpillement et exprime le désir de conserver l’unité de ses séries. Alors que ses Cathédrales sont réclamées pour être exposées de par le monde, il s’oppose aux mécanismes du marché de l’art, refuse de les prêter et cherche à en préserver l’unité de sa série en la proposant dans son intégralité à Durand-Ruel[33]. L’échec de cette entreprise et l’incapacité pour les expositions temporaires de préserver l’unité et la cohérence de sa démarche l’incite à imaginer un dispositif qui garantirait son intégrité de manière pérenne. Il conçoit ainsi la grande décoration des Nymphéas qui représente tout à la fois l’aboutissement de ses expositions de séries et une rupture complète avec la stratégie d’exposition qu’il a construit tout au long de sa carrière.

De possibles modèles pour la mise en exposition des Nymphéas

C’est en se fondant sur ces expériences menées tout au long de sa carrière, mais également en s’inspirant, de manière aussi bien concrète que diffuse, des créations de son époque, que Monet imagine l’installation des Nymphéas. Pour un observateur contemporain, le dispositif général des salles de l’Orangerie n’est pas sans rappeler celui des panoramas[34] [Fig. 3]. Ce rapprochement est confirmé par le duc de Trévise qui témoigne que Monet « avait rêvé d’une vaste rotonde où ses toiles se logeraient à la façon d’un panorama[35] ». Le premier projet de l’hôtel Biron en reprend effectivement plusieurs caractéristiques comme la circularité, l’éclairage zénithal et l’immersion du spectateur au centre d’une toile apparemment sans fin. S’il n’en reprend pas la forme, le vestibule qui précède les deux salles joue le même rôle de transition entre le monde extérieur et l’intérieur du dispositif que le couloir, généralement assez long et plongé dans l’obscurité, qui mène à la salle centrale d’un panorama. Assez évidente sur le plan formel, la comparaison ne peut être étendue à l’esthétique des panneaux et à la démarche artistique sous-jacente. Alors que les toiles des panoramas représentent la réalité de la manière la plus fidèle possible afin de plonger le public dans un spectacle sensationnel, Monet invite le spectateur à la contemplation d’un motif, dont il a cherché à saisir l’essence dans les jeux de lumière et de reflets.

Fig. 3 : Charles Garnier, Nouveau panorama des Champs-Élysées. Coupe transversale.
Tiré de Charles Garnier, Panorama Marigny. Ensembles, 1881.
gallica.bnf.fr

À l’inverse, ce n’est pas l’agencement formel des décors intérieurs japonais que Monet a repris, mais l’idée d’entourer le visiteur dans un spectacle évocateur de la nature. Si le rôle de l’art japonais dans l’évolution esthétique de la série des Nymphéas[36] est assez bien connu, celui des objets d’art dans l’élaboration de leur scénographie l’est moins. Un rapprochement est parfois opéré avec les paravents, mais les byōbu ou les fusama – sortes d’écrans qui servent à séparer les pièces[37] – ont sans doute joué un rôle plus décisif. Les premiers s’apparentent vraiment à des paravents mais ils sont beaucoup plus grands. Conçus malgré tout pour être transportables, ils sont importés assez tôt en Occident. Les fusama sont au contraire intégrés à l’architecture. De dimensions encore plus importantes, ils enveloppent véritablement le spectateur, qui est alors obligé d’entrer en mouvement pour pouvoir appréhender l’ensemble de la peinture. Arrivés plus tardivement en Occident, les exemples se multiplient à partir de l’Exposition universelle de Paris de 1900. Il n’est pas attesté que Monet ait visité cette manifestation. Il a néanmoins certainement pris connaissance des œuvres exposées, à travers les journaux et les différentes publications qui relayent largement l’événement. Un exemplaire de l’Histoire de l’art du Japon[38], écrit à cette occasion par son ami Tadamasa Hayashi, le principal commissaire de la section japonaise, est toujours conservé dans sa bibliothèque de Giverny[39]. Cet ouvrage, très richement illustré, permet d’établir des rapprochntseme inédits entre les décors japonais et la mise en exposition des Nymphéas. Les Fleurs et oiseaux de la planche X, aves LIX motc seifs insérés dans un vaste environnement naturel sans bord ni cadre, a pu donner à Monet l’idée de ses panneaux sans fin [Fig. 4]. Les makimonos[40], rouleaux d’écriture et de peinture de la bible bouddhique, représentés en partie déroulés sur la planche XXXV, procurent cette même illusion d’un dessin qui se déploie à l’infini [Fig. 5]. S’il est difficile d’établir clairement le lien génétique entre ces reproductions et la création des Nymphéas, il ne paraît pas hasardeux d’avancer qu’elles ont certainement nourri l’imaginaire du peintre. C’est d’autant plus probable que Monet possédait d’autres ouvrages illustrés d’œuvres similaires, comme les deux catalogues des ventes de la collection Hayashi[41] qui se sont déroulées en janvier et février 1902.

Fig. 4 : Fleurs et oiseaux.
Histoire de l’art du Japon: ouvrage publié par la commission impériale du Japon à l’exposition universelle de Paris, 1900, Paris, M. de Brunoff, 1900, planche XLIX.
gallica.bnf.fr
Fig. 5 : Deux makimonos en partie déroulés.
Histoire de l’art du Japon: ouvrage publié par la commission impériale du Japon à l’exposition universelle de Paris, 1900, Paris, M. de Brunoff, 1900, planche XXXV
gallica.bnf.fr

Une « œuvre unique en son genre » dédiée au public

Le dispositif imaginé par Monet pour ses Nymphéas représente à la fois l’aboutissement de sa carrière et une création totalement inédite qui met en scène le dialogue entre l’œuvre et le lieu. Une troisième entité est également intégrée très tôt à ce dialogue dans la conception du projet : le regard du public. Tout au long de sa carrière, Monet a pris en compte cette dimension, ce dont témoigne par exemple un échange qui l’oppose à Degas, en 1895 lors de la préparation d’une exposition posthume consacrée à leur camarade Berthe Morisot : « Est-ce que, dit Degas, je m’occupe du public ? Il n’y voit rien ! C’est pour moi, c’est pour nous que nous faisons cette exposition : vous ne voulez pas apprendre au public à voir ? » « Eh bien si, répond Monet, nous voulons essayer. Si nous faisions cette exposition uniquement pour nous, ce ne serait pas la peine d’accrocher tous ces tableaux. Nous pourrions les regarder simplement par terre[42] ». S’il est difficile de savoir quel crédit accorder à cette anecdote livrée par l’écrivain Pierre Assouline sans référence, elle paraît tout à fait plausible tant Monet a toujours pris soin d’intégrer le public dans ses expositions. C’est pour lui faire comprendre sa démarche, son intention artistique, qu’il conçoit lui-même ses accrochages.

Ainsi la quête artistique de Monet, vieillard obstiné qui s’acharne à saisir les reflets à la surface de son bassin d’eau, n’est pas aussi personnelle qu’elle y paraît. Elle tient en réalité toujours compte du regard du futur spectateur. D’un point de vue technique, cela se matérialise par l’attention portée aux déformations visuelles induites par le dispositif en courbe. Il s’agit d’ajuster ces déformations afin d’obtenir une juste vision du motif quel que soit le positionnement du spectateur. Il s’agit également de ramener de la verticalité dans ce long bandeau horizontal de peinture, ce que l’artiste a pris le soin de faire en disposant des peupliers sur trois[43] des huit compositions. En soulignant par la mise en exposition les paradoxes qui traversent son œuvre – ciel-eau, surface-profondeur-reflet, transparence-opacité, intérieur-extérieur, mouvement infini-fermeture –, le peintre a créé un lieu « unique en son genre[44] ». L’enjeu pour l’artiste est de faire progressivement naître l’œuvre dans l’œil du spectateur, de lui faire éprouver l’acte de perception et les mécanismes de la vision. Et c’est par le mouvement que le public s’imprègne progressivement de ce spectacle dont il ne s’agit plus tant de reconnaître tous les détails que d’éprouver les mêmes sensations que le peintre devant son jardin d’eau. À la dimension spatiale s’ajoute donc celle du temps, éprouvée par le spectateur par la déambulation et par la lumière naturelle changeante. Son expérience est démultipliée à l’infini, aussi bien dans l’espace que dans le temps.

Seul le lien qui unit l’œuvre, son environnement, sa mise en exposition et le spectateur peut définir ce lieu, que le conservateur du patrimoine Pierre Georgel, l’initiateur de la grande restauration de l’Orangerie menée dans les années 2000, qualifie de « sanctuaire laïc[45] ». Cette interprétation de l’Orangerie comme un lieu de retraite se justifie par la volonté de Monet d’offrir à l’homme oppressé par la vie moderne et urbaine un havre de paix où se ressourcer en se réappropriant ce lien à la nature. Le peintre s’en explique dès 1909 dans un entretien avec le critique d’art Roger Marx : « […] il [le dispositif des Nymphéas] aurait procuré l’illusion d’un tout sans fin, d’une onde sans horizon et sans rivage ; les nerfs surmenés par le travail se seraient détendus là, selon l’exemple reposant de ces eaux stagnantes, […] cette pièce aurait offert l’asile d’une méditation paisible au centre d’un aquarium fleuri[46] ». Malgré leur dispositif fermé sur lui-même et une esthétique du fragment pris pour lui-même, les Nymphéas font écho au rôle de fenêtre ouverte sur l’extérieur qui a toujours été dévolu à la peinture de paysage. Mais, par un changement d’échelle spectaculaire, cette peinture sort du cercle de l’intimité pour entrer dans la sphère publique.

Toutes ces caractéristiques – immersion du spectateur dans le continuum de l’œuvre, création d’un espace singulier uniquement dédié à l’expérience esthétique, harmonie et simplicité du dispositif architectural, homogénéité de l’espace et création d’une atmosphère originale – permettent, à la suite de Julian Zugazagoitia, de qualifier les Nymphéas de l’Orangerie d’œuvre d’art totale. Dans son texte Archéologie d’une notion, persistance d’une passion[47], l’auteur affirme ainsi que l’appellation wagnerienne peut être étendue à d’autres champs et surtout d’autres périodes, en se fondant non pas sur les questions formelles mais sur l’attitude que porte et génère l’œuvre. Or, avec les Nymphéas, Monet ne s’est pas contenté de plaquer des peintures sur un mur, il a créé un espace complet et entier, au sein duquel le spectateur peut se déplacer et renouveler ainsi sans cesse son expérience. Affirmant le lien fondamental entre l’œuvre et sa mise en exposition et le rôle essentiel que l’artiste joue dans sa construction, Monet doit donc être considéré comme un acteur clé de l’histoire de l’exposition et celle de l’artiste scénographe de son œuvre.

 

Notes

[1] O’Doherty B., White cube : l’espace de la galerie et de son idéologie, Zurich, JRP Ringier, 2008 (1976), p. 42.

[2] Tous les panneaux ont des dimensions différentes. À l’Orangerie, ils forment des compositions qui mesurent entre 6 et 12 m de long pour une hauteur constante de 2 m.

[3] Larousse P., Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Administration du grand dictionnaire universel, 1874, t. 11, p. 716, col. 4 : « lieu d’études littéraires, scientifiques ou artistiques ; grande collection d’objets d’art ou de science ».

[4] Guillemot M., « Claude Monet », La revue illustrée, 15 mars 1898, [n. p.].

[5] Claude Monet cité dans Marx R., « Les Nymphéas de M. Claude Monet », Gazette des beaux-arts, juin 1909, p. 529 : « Un moment la tentation m’est venue d’employer à la décoration d’un salon ce thème des Nymphéas : transportés le long des murs, enveloppant toutes les parois de son unité ». Voir aussi, Gimpel R., Journal d’un collectionneur, Paris, Calmann-Lévy, 1963, p. 154 : quelques années plus tard, Monet confie à René Gimpel, « Le docteur Gosset en voudrait plusieurs pour une propriété qu’il construit à la campagne. Je lui ai dit que je lui laisserais que s’il les place en pleine lumière ».

[6] Ibid., p. 68-69 : lors d’une de ses visites à Giverny, le marchand d’art René Gimpel note : « […] au point de vue décoratif ces toiles sont difficiles à placer [,] elles manquent de hauteur [et] l’endroit idéal serait à terre ».

[7] Claude Monet, Lettre W2287 à Clemenceau, Giverny, 12 novembre 1918 : « Cher et grand ami, je suis à la veille de terminer deux panneaux décoratifs, que je veux signer du jour de la victoire, et viens vous demander de les offrir à l’État par votre intermédiaire. C’est peu de chose, mais c’est la seule manière que j’ai de prendre part à la victoire. Je désire que ces deux panneaux soient placés au musée des arts décoratifs et serais heureux qu’ils soient choisis par vous ». La plupart des lettres de Monet ont été publiées par Daniel Wildenstein dans le catalogue raisonné consacré à l’artiste : Claude Monet : catalogue raisonné, Paris ; Lausanne, Wildenstein Institute, 1974, vol. 5. Elles font l’objet d’un référencement particulier sous la forme : Lettre Wxxx.

[8] Pour suivre toutes les étapes de cette donation depuis le vœu formulé à Clemenceau jusqu’à l’installation des toiles, voir Faizand de Maupeou F., « Du peintre à l’architecte. La mise en exposition des Nymphéas de Monet à l’Orangerie des Tuileries », In Situ, revue des patrimoines, n° 32, 2017, en ligne : http://insitu.revues.org/14862 (consulté en août 2017).

[9] Léon P., Du Palais-Royal au Palais Bourbon, Paris, A. Michel, 1947, p. 195 : à propos de cette première tentative, Paul Léon affirme, dans ses mémoires, que « Le contenant devait être construit pour le contenu ».

[10] Archives des musées nationaux, P-8 1922 Claude Monet ; acte notarié de donation des Nymphéas à l’État, 12 avril 1922. Le paragraphe Condition résolutoire et révocatoire précise que « Dans le cas d’inexécution, dûment constaté, de toutes les conditions ci-dessus ou de l’une d’elles seulement, la présente donation sera révoquée purement et simplement ».

[11] Un étage est ajouté au-dessus des salles des Nymphéas qui ne sont donc plus éclairées par la lumière naturelle. Et pour y accéder un escalier est créé à l’endroit du vestibule qui est ainsi détruit.

[12] Lettre W2458, à Clemenceau. Giverny, 31 octobre 1921 : « Il est bien entendu, d’abord, que je refuse la salle du Jeu de Paume qui m’était offerte, et cela d’une façon formelle. Mais j’accepte la salle de l’Orangerie si, toutefois, l’administration des Beaux-Arts s’engage à y faire les travaux que je juge indispensables ».

[13] Lors d’un précédent projet décoratif, Monet a déjà travaillé l’adaptation de ses œuvres à un lieu. En 1884, Berthe Morisot lui commande une œuvre pour son appartement. À sa demande, Monet reprend sa toile Villas à Bordighera [1884, Santa Barbara, Museum of Art (W856)] dont il adapte le format pour correspondre à l’emplacement prévu.

[14] Georgel P., Le musée de l’Orangerie, Paris, Gallimard ; Réunion des musées nationaux, 2006, p. 3.

[15] Clemenceau G., Claude Monet, les Nymphéas, Paris, Terrain Vague, 1990 (1928), p. XII.

[16] Régamey R., « Les Nymphéas de Monet à l’Orangerie des Tuileries », Beaux-arts : Revue d’information artistique, 1er juin 1927, p. 167-169.

[17] La bibliographie anglophone comme française témoigne d’intérêt uniquement récent de l’historiographie pour la question du décor chez les impressionnistes. Voir notamment Herbert R., Nature’s Workshop: Renoir’s Writings on the Decorative Arts, New Haven, Yale University Press, 2000 ou Kisiel M., « La peinture impressionniste et la décoration (1870-1895) », Sociétés & représentations, 2015/1, n° 39, p. 257-288.

[18] « Lettre de Pissarro à Huysmans, Osny près Pontoise, 15 mai 1883 », Bailly-Herzberg J. (éd.), Correspondance de Camille Pissarro. T. 1 : 1865-1885, Saint-Ouen-l’Aumône, Éd. du Valhermeil, 2003 (1980), p. 208.

[19] Geffroy G., « Claude Monet », La Justice, 15 mars 1883, p. 1-2.

[20] Thiébault-Sisson F., « Un nouveau musée parisien. Les Nymphéas de Claude Monet à l’Orangerie des Tuileries », La revue de l’art ancien et moderne, juin 1927, p. 49. Cette remarque fait suite à une première intuition exprimée dès 1920 : Thiébault-Sisson F., « Un don de M. Claude Monet à l’État », Le Temps, 14 octobre 1920, p. 2 : « On sait qu’il a occupé tout son temps, depuis 1914, à reprendre, en les élargissant et en les adaptant à une destination purement décorative, les motifs de sa série des Nymphéas ».

[21] La faillite de l’homme d’affaire met fin à la commande et bloque l’installation des toiles. La chasse et Les dindons qui avaient été livrés réapparaissent lors de la vente Duret en 1894. D’après Wildenstein, on ignore si Hoschédé a jamais été en possession de L’étang à Montgeron et de Coin de jardin. Le premier passe chez Vollard quelques années plus tard avant de partir pour la Russie en passant par la collection d’Ivan Morozov. Le second suit à peu près ce même parcours sauf qu’il passe par Durand-Ruel. Wildenstein D., Monet : catalogue raisonné, Cologne, Taschen ; Lausanne, Wildenstein Institute, 1996 (1974), vol. 2, p. 343‑355.

[22] Il s’agit de L’étang à Montgeron [1876, Moscou, musée de l’Ermitage (W420)], Coin de jardin à Montgeron [1876, Moscou, musée de l’Ermitage (W418)], Les dindons [1876, Paris, musée d’Orsay (W416)] et La chasse [Paris, coll. part. (W433)].

[23] Wildenstein D., 1996, vol. 2, p. 343-355. Monet réalise ce décor entre 1882 et 1883. Les œuvres sont répertoriées dans le catalogue raisonné de l’artiste sous les numéros 919 à 960. Elles sont actuellement conservées en collection privée.

[24] Monet possédait une collection comptant 231 estampes datant essentiellement du XVIIIe et du XIXe siècle. Elles représentent un large éventail de sujets et certaines sont signées Hokusaï ou Hiroshige. Elles sont toujours accrochées comme elles l’étaient à l’époque où le peintre a vécu à Giverny. Pour plus de détails sur cette collection, voir Les estampes japonaises de Claude Monet, cat. exp., Paris, musée Marmottan Monet, 2007 ; Aitken G., Delafond M., La collection d’estampes japonaises de Claude Monet à Giverny, Paris, Bibliothèque des arts, 1983.

[25] Ces critiques sont nombreuses et émanent de toutes les tendances artistiques comme en témoignent par exemple : Delécluze É.-J., Louis David, son école et son temps, Paris, Macula, 1983 (1855), p. 324-325 : « C’est depuis cette institution surtout que les Salons du Louvre ont pris d’année en année le caractère de bazar où chaque marchand s’efforce de présenter les objets les plus variés et les plus bizarres, pour provoquer et satisfaire les fantaisies des chalands » ; Burty P., « Exposition de la société anonyme des artistes » La République française, 2 avril 1874, p. 2 : « Ils pensent enfin – et nous pensons comme eux – que les expositions officielles modernes sont, par le nombre et la disposition forcée des œuvres, la négation du jugement et du plaisir ». Les impressionnistes se sont aussi plaints à plusieurs reprises de ces mauvaises conditions d’accrochages comme Pissarro qui écrit à l’administration des Beaux-arts en 1869. « Lettre n° 7, Louveciennes, le 3 mai 1869 », Bailly-Herzberg J. (éd.), Correspondance de Camille Pissarro. T. 1 : 1865-1885, Paris, Presses universitaires de France, 1980, p. 62 ; Degas publie également une tribune à ce sujet dans Paris-Journal, 12 avril 1870, p. 2.

[26] Cette société est plus connue sous le nom Mirlitons. Les expérimentations scénographiques de cette société sont développées par Ward M., « Impressionist Installations and Privates Exhibitions », Art Bulletin, vol. 73, 1991, p. 599‑622.

[27] Pour une étude approfondie des expositions de la société des Aquarellistes, on se réfèrera avec profit à Dugnat G., La société d’aquarellistes français (1879-1896). Catalogues illustrés des expositions et index, Dijon, L’Échelle de Jacob, 2002.

[28] Pour une étude approfondie de la manière dont Monet s’est servi de ces expositions personnelles tout au long de sa carrière pour promouvoir ses œuvres d’un point de vue économique, social et artistique, voir Faizand de Maupeou F., Claude Monet et l’exposition. Une stratégie d’exposition à l’avènement du marché de l’art, Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, à paraître (2017).

[29] Lettre W996 À Georges Petit, Paris, 21 juin 1889 : « Je suis venu ce matin à la galerie où j’ai pu constater ce que j’appréhendais, que mon panneau du fond, le meilleur de mon exposition, est absolument perdu, depuis le placement du groupe de Rodin. Le mal est fait… c’est désolant pour moi… Si Rodin avait compris qu’exposant tous deux nous devions nous entendre pour le placement… S’il avait compté avec moi et fait un peu de cas de mes œuvres, il eût été bien facile d’arriver à un bel arrangement sans nous nuire… Bref, je suis sorti de la galerie complètement navré, résolu à me désintéresser de mon exposition et à n’y pas paraître. J’ai eu du mal à me contenir hier en voyant l’étrange conduite de Rodin ».

[30] Cette explication est empruntée au critique et ami du peintre Octave Mirbeau. Voir Mirbeau O., Des artistes. Première série : 1885-1896 : peintres et sculpteurs, Delacroix, Claude Monet, Paul Gauguin, J.F. Raffaelli, Camille Pissarro, Auguste Rodin, etc., Paris, E. Flammarion, vers 1922, p. 148.

[31] L’exposition se déroule dans la succursale de la maison Goupil dont Théo van Gogh a la charge et qui se situe au 19 boulevard Montmartre à Paris.

[32] Lettre W1832 à P. Durand-Ruel, Giverny, 27 avril 1907.

[33] Lettre W1240 à P. Durand-Ruel, Giverny, 2 mai 1894 : « Si aucun marchand n’en prend, je n’ai plus la crainte de voir s’éparpiller ces toiles, et j’ajournerai à plus tard mon exposition pour rester à travailler paisiblement ». La transaction ne se fera finalement pas à cause notamment du prix très élevé que le peintre en demande. Les toiles sont donc finalement vendues progressivement à différents marchands et collectionneurs.

[34] Dictionnaire de l’Académie française, 9e édition, version informatisée : « Tableau peint en trompe-l’œil sur une toile circulaire de grande dimension, qui donne aux spectateurs l’illusion d’embrasser du regard un vaste horizon ; par méton., le bâtiment, en forme de rotonde, abritant cette toile », http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/generic/cherche.exe?15;s=1470682155 (consulté en août 2017).

[35] Mortier É. (duc de Trévise), « Le pèlerinage de Giverny », La revue de l’art ancien et moderne, janvier-février 1927, p. 52.

[36] Pour des études plus détaillées sur l’inspiration japonaise dans l’esthétique de Monet, on consultera avec profit Le Japonisme, cat. exp., Paris, galeries nationales du Grand Palais, 17 mai-15 août 1988 ; Tokyo, musée d’Art occidental, 25 septembre-11 décembre 1988 ; Monet and Japan, cat. exp., Canberra, National Gallery of Australia ; Perth, Art Gallery of Western Australia, 2001 ; Guth C., Volk A., Yamanashi E., Japan and Paris: Impressionism, Postimpressionism and the Modern Era, Honolulu, Honolulu Academy of Arts, 2004.

[37] Pour une étude de la diffusion de ces objets japonais, voir : Mabuchi A., « Monet and Japanese Screen Painting », Monet and Japan, 2001, p. 186-194.

[38] Fukuchi M., Histoire de l’art du Japon, à l’Exposition universelle de Paris (1900), Paris, M. de Brunoff, 1900.

[39] Pour connaître l’ensemble des ouvrages de la bibliothèque de l’artiste qui est toujours conservée à Giverny, on consultera Le Men S., Maingon C., Faizand de Maupeou F. (éd.), La bibliothèque de Monet, Paris, Citadelles & Mazenod, 2013.

[40] En français on trouve aussi l’orthographe makemono qui signifie littéralement « chose qu’on enroule ».

[41] Objet d’art du Japon et de la Chine. Vente à Paris, Galerie Durand-Ruel du 27 janvier au 1er février 1902, [s.n.], [s.l.], 1902. On peut notamment y voir un paravent de l’artiste Sesson Shûkei qui représente un paysage naturel avec des montagnes et un village surplombant une étendue d’eau (p. 279) et des représentations d’intérieurs japonais décorés de grands panneaux décoratifs (p. 80, 84, 96, 124).

[42] Assouline P., Grâces lui soient rendues : Paul Durand-Ruel, le marchand des impressionnistes, Paris, Plon, 2002, p. 286-297.

[43] Il s’agit de Les deux saules, Le matin clair aux saules, Le matin aux saules.

[44] Melot M., Milner M., Ory P., Rebérioux M., Recht R., Wormser A., « Orangerie, le mur de la discorde », Le Monde, 15 janvier 2004, daté du 16 janvier. Cet article est paru à l’occasion de la polémique occasionnée par la découverte du mur d’enceinte de Charles IX sous l’Orangerie.

[45] Georgel P., Les Nymphéas, Paris, Hazan, 1999, p. 25.

[46] Marx R., juin 1909, p. 529.

[47] Zugazagoitia J., « Archéologie d’une notion, persistance d’une passion », Galard J., Zugazagoitia J. (éd.), L’œuvre d’art totale, Paris, Gallimard ; Musée du Louvre, 2003, p. 67-92.

Pour citer cet article : Félicie Faizand de Maupeou, "Un geste artistique inédit : la mise en exposition des Nymphéas de Monet à l’Orangerie des Tuileries", exPosition, 25 septembre 2017, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles3/de-maupeou-exposition-nympheas-monet-orangerie/%20. Consulté le 8 novembre 2024.

Quelques réflexions autour du White Cube de Brian O’Doherty

par Hélène Trespeuch

 

Hélène Trespeuch est maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’Université Paul-Valéry – Montpellier 3. Elle est la fondatrice et la directrice de la revue exPosition. Elle est également l’auteure de La crise de l’art abstrait ? Récits et critiques en France et aux États-Unis dans les années 1980 (PUR, 2014). 

 

Dans ce dossier « Le peintre et l’espace d’accrochage de son œuvre », trois artistes français de générations éloignées sont convoqués : Claude Monet (1840-1926), Théophile Deyrolle (1884-1923) et Martin Barré (1924-1993). Ces trois peintres ont chacun exploré des univers plastiques distincts : Théophile Deyrolle inscrit son œuvre dans une tradition figurative, que Claude Monet s’attache à remettre en cause – ses Nymphéas pouvant apparaître dans l’histoire de la modernité comme un exemple de représentation se défaisant de ses points d’ancrage figuratifs, préparant ainsi l’avènement de la peinture abstraite – quand Martin Barré cherche à renouveler la peinture abstraite en redéfinissant son espace, près de 50 ans après sa naissance officielle dans les années 1910.

Outre ces choix formels distincts, le statut matériel des œuvres ici analysées n’est pas comparable. En effet, si ces trois peintres au cours de leur carrière ont tous conçu des tableaux – à savoir des œuvres picturales réalisées sur un support autonome, transportable[1] –, leurs « peintures » soumises à analyse dans ce dossier sont de natures très différentes. Les œuvres de Théophile Deyrolle étudiées par Gwenn Gayet-Kerguiduff sont des toiles peintes dans l’atelier de l’artiste, puis envoyées à leur commanditaire avant d’être marouflées et enchâssées dans les lambris des diverses pièces du manoir de Kerazan auxquelles elles étaient destinées. Félicie Faizand de Maupeou rappelle quant à elle la nature singulière des Nymphéas de Claude Monet, exposés à l’Orangerie à Paris : des toiles de très grand format, également marouflées sur des murs, mais ceux d’un lieu dédié à leur seule exposition, qui en outre n’était pas celui que le peintre avait imaginé au moment de leur création. Le polyptyque de Martin Barré, 60-T-45 (1960), auquel s’intéresse Claire Salles dans ce dossier, peut apparaître comme l’œuvre qui s’approcherait le plus de la tradition du tableau de chevalet ; néanmoins, c’est bien cet objet et son mode de fonctionnement que le peintre s’applique à remettre en question, comme l’auteur le démontre.

En dépit de ces choix très différents, ces trois artistes ont en commun d’avoir cherché à établir un dialogue entre leurs œuvres picturales et leur lieu d’accrochage (en assumant par exemple chez les deux premiers la portée décorative de leurs réalisations), et ce à un moment de l’histoire de l’art contemporain qui fut identifié par le récit moderniste[2], longtemps dominant, comme celui où la peinture, avec Monet justement, aurait cherché à développer et accroître son autoréférentialité (ce qui devient patent avec l’épanouissement de l’art abstrait), renforçant ainsi, a priori, son autonomie, en se coupant non plus seulement physiquement, mais également formellement du monde extérieur. Par nature, la toile du peintre et a fortiori le tableau, en tant qu’objet mobile, laissent déjà penser que le lieu spécifique dans lequel ils sont présentés est secondaire, du moins non pris en considération par l’artiste au moment de la création de ses œuvres dans l’atelier. Dans les pratiques analysées dans le présent dossier, l’encadrement des toiles par des baguettes (chez Deyrolle ou Monet) ou bien l’épaisseur du châssis des tableaux (chez Barré) tendent en effet à isoler l’espace pictural de l’espace environnant, comme pour éviter tout parasitage visuel, permettant ainsi au spectateur de mieux concentrer son regard sur les formes et couleurs du tableau. Toutefois, si cette conception n’est pas fausse, elle est néanmoins réductrice en ce qu’elle tend à suggérer que les peintres, qui plus est les peintres abstraits, ne se seraient jamais préoccupés de l’environnement visuel de leurs œuvres, s’attachant au contraire à les présenter comme des entités autonomes.

Le thème de ce dossier a été suscité par la lecture et la relecture de l’ouvrage de Brian O’Doherty, White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie[3], qui s’interroge sur le pouvoir du « cube blanc », cet espace d’exposition des œuvres d’art bien spécifique qui s’est imposé dans les galeries et les musées, en Europe comme aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. À plusieurs égards, les trois textes de ce dossier y font largement écho, renforçant certaines des réflexions qui y sont menées ou, au contraire, insinuant un doute sur la pertinence de certaines d’entre elles. L’article « L’atelier et le cube. Du rapport entre le lieu où l’art est fabriqué et le lieu où l’art est exposé », rédigé par Brian O’Doherty en 2007, à savoir quelques décennies après ceux constituant la majeure partie du recueil datant de 1976 et 1981, peut apparaître comme l’élément déclencheur de ce dossier. L’auteur, cet artiste-critique d’art irlandais ayant fait sa carrière aux États-Unis, s’interroge : « Comment l’atelier a-t-il influé sur le cube blanc ? » Pour répondre à cette question, l’auteur convoque Piet Mondrian ; il rapporte notamment les propos de Nelly van Doesburg, l’épouse de Theo, célèbre fondateur du mouvement De Stijl :

« “Comme chacun sait, le décor de l’atelier de Mondrian, rue du Départ [à Paris], présentait les mêmes couleurs pures et la même austérité géométrique que ses tableaux abstraits. […] Dans le cadre artificiel de son atelier, poursuit Nelly, la disposition des cendriers, des objets sur les tables, etc., ne devait pas être altérée, afin de ne pas nuire à l’ ‘équilibre’ global du décor qu’il avait recherché.” Horizontales et verticales étaient entretenues avec zèle[4]. »

Mondrian ayant déménagé de Paris à New York, Brian O’ Doherty poursuit son analyse en suivant l’artiste dans ses différents lieux, continuant à mettre en avant le souci de ce dernier de voir ses œuvres dialoguer les unes avec les autres et les rares objets de son atelier :

« Dans sa dernière période, à New York, Mondrian se montra extrêmement curieux de tout ce qui l’environnait, les idées, le jazz […], l’architecture […]. Mais, dans son atelier, pas de bric-à-brac, pas de livres […] – rien ne devait interférer avec les coordonnées de son idée, si ce n’est, peut-être, ce sac d’organes suant que nous sommes. […] Le puritanisme de Mondrian s’est transmis au cube blanc, où le visiteur est toujours une transgression. Tout ce qui pouvait interférer avec sa vie était retranché. Tout ce qui pouvait interférer avec son art était retranché. Sur le mur, chaque tableau autonome (et il n’y a pas de tableaux plus autonomes que ceux de Mondrian) disposait d’une quantité déterminée d’espace. […] Il maintenait entre eux un écart, sans trop les éloigner toutefois, afin qu’ils ne s’ignorent pas les uns les autres. […] Il est clair que cet atelier était une version primitive de la galerie. Le mur était déjà une puissance, la séparation et la distance, une langue nouvelle qu’on n’avait pas encore mise en pratique. L’atelier de Mondrian fut, me semble-t-il, l’une des origines de l’arrogante stérilité et de l’isolement de l’art à l’intérieur du cube blanc. La galerie blanche ne connaît que des angles droits, comme l’atelier de Mondrian[5]. »

Ces remarques ne sont-elles pas contradictoires ? Comment concilier l’ambition de Mondrian de faire de son atelier un espace où ses œuvres dialoguent les unes avec les autres, autant qu’avec les lignes verticales et horizontales de l’architecture du lieu, ou encore avec l’emplacement des objets mobiliers – assurant l’ « équilibre global du décor » qu’il avait cherché à créer, pour reprendre les termes de Nelly Van Doesburg – et cette idée, présentée comme une évidence par Brian O’ Doherty, selon laquelle les tableaux de Mondrian sont les plus autonomes qui soient ? Si l’on revient sur la première observation, il semble que l’artiste attendait du spectateur un regard large sur l’œuvre et son environnement, plus précisément sur l’œuvre dans son environnement, alors que la seconde remarque suggère que le regard du spectateur devait se limiter à la surface délimitée du tableau, autonome, donc transportable, ne dépendant pas de son lieu de présentation. Cette apparente contradiction pourrait être anecdotique, mais elle apparaît comme une des thèses principales de son ouvrage White Cube. Selon Brian O’ Doherty en effet, l’histoire de l’art moderne – du moins telle qu’elle est pensée par le récit moderniste dominant – est étroitement liée à l’avènement de l’espace de la galerie, dont le modèle dominant est le white cube, à savoir un espace aseptisé, coupé du monde extérieur :

« La galerie idéale retranche de l’œuvre d’art tous les signaux interférant avec le fait qu’il s’agit d’ “art”. L’œuvre est isolée de tout ce qui pourrait nuire à son auto-évaluation. Cela donne à cet espace une présence qui est le propre des espaces où les conventions sont préservées par la répétition d’un système de valeurs clos. Quelque chose de la sacralité de l’église, du formalisme de la salle d’audience, de la mystique du laboratoire expérimental s’associe au design chic pour produire cette chose unique : une chambre d’esthétique. À l’intérieur de cette chambre, le champ magnétique perceptif est si puissant que s’il en sort, l’art peut déchoir jusqu’à un statut séculier. À l’inverse, les choses deviennent art dans cet espace où de puissantes idées de l’art se concentrent sur elles. […] La dimension sacramentelle de cet espace se révèle alors clairement, et avec elle l’une des grandes lois projectives du modernisme : à mesure que le modernisme [l’art moderne ?] vieillit, le contexte devient le contenu. En un singulier retournement, c’est l’objet introduit dans la galerie qui “encadre” la galerie et ses lois[6]. »

Ainsi, selon Brian O’Doherty, le système autoréférentiel de la peinture abstraite de Mondrian – et de beaucoup d’autres artistes modernes – aurait en quelque sorte contaminé l’espace de la galerie, en faisant un système clos, aseptisé, hermétique.

Pour mieux montrer la singularité de ce mode de présentation des œuvres, Brian O’Doherty revient sur le modèle d’accrochage des toiles antérieur à celui imposé par la galerie : celui des salons du XIXe siècle, où les tableaux étaient tous juxtaposés les uns aux autres, remplissant ainsi un mur de bas en haut et de droite à gauche de nombreuses œuvres. Comment comprendre ce choix de disposition spatiale qui nous paraît aujourd’hui visuellement insupportable et éthiquement critiquable ? Brian O’Doherty répond : « chaque tableau était vu comme une entité autonome et se trouvait totalement isolé de son voisin de nuitée, à l’extérieur par un cadre massif, à l’intérieur par un système perspectif complet[7]. » Comment concilier cette remarque avec celle évoquée précédemment selon laquelle « il n’y a pas de tableaux plus autonomes que ceux de Mondrian » ?

Si les idées avancées par Brian O’Doherty dans son recueil White Cube sont dignes du plus grand intérêt car il met au jour le mode de fonctionnement d’un système, celui de la galerie, qui conditionne singulièrement la production artistique de la période contemporaine, sa démonstration peine parfois à convaincre. En réalité, il semble se laisser prendre au piège des réflexes discursifs du modernisme dont il essaie pourtant de s’extirper, espérant pouvoir regarder son objet d’analyse du haut d’un vaisseau spatial – c’est sur cette métaphore que commence son premier article[8]. Comme le souligne très justement l’historienne de l’art Patricia Falguières dans la préface de l’édition française :

« son premier chapitre emprunte au meilleur de la grande analyse formaliste du moment, celle de Clement Greenberg et de son école, ses instruments et ses concepts : flatness (planéité), objecthood (objectité) organisent le premier mouvement d’Inside the White Cube. C’est alors une implacable analyse du “désencadrage” et du “désoclage” qui, aux lendemains du Romantisme, libèrent le déploiement du tableau de chevalet, le récit de l’émancipation de la peinture hors du régime de la perspective, de la mise en question de la limite du tableau, de l’activation du mur. BOD reprend à son compte et complète le “grand récit” greenbergien : l’assomption progressive de la planéité est le moteur de l’histoire de l’art moderne, elle a pour effet d’homogénéiser l’espace d’exposition et de littéraliser le tableau. […] Le cube blanc est le pôle complémentaire du tableau moderniste, il est issu du lent procès d’auto-définition de celui-ci : l’espace neutralisé, hors du temps et de l’espace, est “le médium alchimique” où toute marque inscrite sur cette surface sous tension qu’est le tableau prend sens[9]. »

Toute la pensée de Brian O’Doherty est en effet nourrie, pétrie du dogme moderniste greenbergien, de sa vision téléologique et exclusive de l’histoire de la modernité : la peinture moderne, de Manet à Newman, aurait travaillé à sa progressive « purification », éliminant de son développement tous les éléments ne constituant pas l’essence de son médium (comme l’illusion de tridimensionnalité, la narration, etc.) pour se concentrer sur la planéité de sa surface. Clement Greenberg a insisté lourdement sur la nécessaire auto-réflexivité de la peinture : celle-ci ne doit renvoyer visuellement qu’à elle-même, ne doit se penser qu’à partir de ses éléments essentiels[10], etc. Ce discours a véhiculé l’idée d’une peinture moderne, fondamentalement abstraite, coupée du réel, évoluant dans un système clos, formellement et physiquement. Dès lors, le parallèle entre cette vision (fantasmatique) de la peinture moderne et le white cube de la galerie est très séduisant. Mais il semble sous-estimer la question cruciale de l’autonomie (visuelle) de l’œuvre, en établissant trop rapidement une équation entre autoréflexivité et autonomie. Un tableau se présentant essentiellement comme une surface plane recouverte de peinture est-il nécessairement autonome ? Autrement dit, exige-t-il nécessairement de n’être perçu, apprécié que dans les limites du plan pictural ? La remarque de Brian O’Doherty sur l’accrochage des salons au XIXe siècle ne suggère-t-elle pas au contraire qu’une partie de la peinture moderne, en devenant visuellement de plus en plus autoréférentielle, est finalement devenue spatialement de moins en moins autonome, de plus en plus soucieuse de son lieu d’accrochage, sa pleine appréciation étant sans doute en partie conditionnée par ce white cube ? Sur ce point, il semble important de rappeler que l’histoire de la modernité est marquée par l’ambition de nombre d’artistes de développer une « œuvre d’art total » (Gesamtkunstwerk), une utopie qui a particulièrement marqué la production des pionniers de l’art abstrait, comme Piet Mondrian (la synthèse des arts étant prônée au sein du mouvement De Stijl) ou Wassily Kandinsky (notamment du fait de son enseignement au Bauhaus) ?

Si semblables soient les propriétés de l’espace pictural moderne et celles de l’espace de la galerie, ces deux espaces ne fusionnent pas. Ils dialoguent. Le white cube, si aseptisé, si neutre, si stérile puisse-t-il paraître, reste un lieu tridimensionnel, un volume, dont on fait l’expérience par le biais de son corps, pas seulement avec ses yeux – cette distinction entre l’Œil et le Spectateur se retrouve d’ailleurs dans un des articles de Brian O’Doherty[11]. Ainsi, à plus d’un titre, la démonstration développée dans White Cube tend davantage à révéler la capacité de l’œuvre moderne à briser sa soi-disant autonomie dans le cadre, certes artificiel mais réel, de l’espace de la galerie, qu’à prouver comment l’un et l’autre fonctionnent de la même manière, sur le même principe d’un système clos.

Les trois articles du présent dossier invitent tous à repenser cette histoire de l’art moderne, en mettant en avant la persistance du vœu formulé par trois artistes différents de voir leur œuvre s’intégrer à l’espace réel, concret qu’est celui du spectateur, à trois moments distincts : la fin du XIXe siècle, le début et la seconde moitié du XXe siècle. D’une certaine manière, cette chronologie fait écho aux développements de Brian O’Doherty. Les ensembles décoratifs de Théophile Deyrolle, analysés par Gwenn Gayet-Kerguiduff, sont intégrés dans un espace privé, qui autorise notamment des allers-retours visuels entre la végétation du jardin et les objets de la représentation peinte. L’idéologie du white cube est parfaitement étrangère à cette manière de penser l’œuvre dans un espace particulier. L’article de Félicie Faizand de Maupeou – qui commence d’ailleurs par une citation de Brian O’Doherty – s’attache, dans cette histoire de la modernité artistique, à une œuvre de transition : Les Nymphéas de Monet. L’artiste a voulu présenter ces œuvres dans un lieu singulier, spécialement dédié à leur contemplation. En tant qu’écrin blanc, l’Orangerie pourrait ainsi préfigurer le white cube, mais cet espace s’en distingue de manière non négligeable par le choix de murs courbes, par la volonté d’y faire entrer la lumière naturelle, ainsi que par le souhait de l’artiste d’établir un dialogue visuel, grâce au vestibule ouvert sur l’extérieur, entre ses paysages aquatiques et la Seine. Seule l’œuvre de Martin Barré, 60-T-45, à laquelle s’attache Claire Salles est une œuvre pensée pour l’espace spécifique de la galerie, dont elle active de manière singulière le mur.

Notes

[1] Voir la définition du mot « tableau » dans le dictionnaire en ligne du Cnrtl : http://www.cnrtl.fr/definition/tableau (consulté en septembre 2017).

[2] La lecture moderniste de l’histoire de la modernité artistique a été en grande partie développée par le critique d’art américain Clement Greenberg.

[3] O’Doherty B., White cube. L’espace de la galerie et de son idéologie, Zurich, JRP Ringier ; Paris, La Maison Rouge, 2008.

[4] O’Doherty B., « L’atelier et le cube. Du rapport entre le lieu où l’art est fabriqué et le lieu où l’art est exposé » (2007), ibid., p. 191.

[5] Ibid., p. 193-194.

[6] O’Doherty B., « Notes sur l’espace de la galerie » (1976), ibid., p. 36.

[7] Ibid., p. 38.

[8] Ibid., p. 35.

[9] Falguières P., « Préface. À plus d’un titre », ibid., p. 8.

[10] Voir notamment Greenberg C., « La peinture moderniste » (1961), Harrison C., Wood P., Art en théorie, 1900-1990, Paris, Hazan, 1997 (1992), p. 831-837.

[11] O’Doherty B., « L’Œil et le Spectateur » (1976), O’Doherty B., White cube. L’espace de la galerie et de son idéologie, Zurich, JRP Ringier ; Paris, La Maison Rouge, 2008, p. 59-92.

 

Pour citer cet article : Hélène Trespeuch, "Quelques réflexions autour du White Cube de Brian O’Doherty", exPosition, 25 septembre 2017, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles3/trespeuch-reflexions-white-cube-doherty/%20. Consulté le 8 novembre 2024.

Théophile-Louis Deyrolle (1844-1923), peintre breton des ensembles décoratifs de Kerazan

par Gwenn Gayet-Kerguiduff

 

Gwenn Gayet-Kerguiduff est docteur en histoire de l’art, enseignante au sein de l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Clermont-Ferrand, et chercheur associé au CHEC (EA1001) de l’Université Clermont Auvergne. Ses recherches portent principalement sur l’héritage des formes architecturales et décoratives, sur la spatialité du décor au XVIIe siècle, ainsi que sur l’histoire des collections. Elle a dirigé la publication des actes du séminaire inter-écoles d’architectures Projet et approche(s) du temps, à paraître en octobre 2017, et codirige la publication de la journée d’étude Le Corbusier : figure patrimoniale ? à paraître en 2018. —

 

Fleuron de l’art de vivre au XIXe siècle en Sud Finistère, le domaine de Kerazan abrite une riche collection d’objets mobiliers – réalisations peintes et dessinées, faïences quimpéroises, ou encore un mobilier éclectique, révélant différentes phases dans la constitution de la collection – dans l’écrin architectural qu’est le manoir. Aujourd’hui fondation Astor et propriété de l’Institut de France, le domaine est devenu musée depuis son legs en 1929 par Joseph-Georges Astor[1]. Situé en plein cœur du pays bigouden, sur la route de Pont-l’Abbé à Loctudy, celui-ci présente au public sa collection qui fut établie entre 1870 et 1928 par deux collectionneurs, un père, Joseph Astor II, puis son fils, Joseph-Georges Astor.

Au cœur de ce manoir deux ensembles peints ornent deux pièces destinées à la réception : d’une part le grand salon, et d’autre part la salle à manger de la demeure. Ces deux espaces ont été décorés en 1896-1897 par un même peintre, Théophile-Louis Deyrolle. Si la salle à manger conserve encore ses toiles peintes, marouflées et enchâssées dans les lambris de la pièce, le salon est aujourd’hui dépossédé de ses peintures. En effet, seuls les lambris demeurent in situ, tandis que les toiles furent déposées dans les années 1990, pour rejoindre les réserves du musée. Ainsi, quelles évolutions peuvent être perçues dans les rapports entretenus entre décors et espaces pour ces deux ensembles décoratifs, depuis la commande des œuvres en 1896 jusqu’à la dépose partielle des années 1990 ? Quel(s) impact(s) cette dépose a-t-elle pour la perception actuelle des deux espaces concernés ?

Pour répondre à ces interrogations, il est nécessaire d’appréhender l’œuvre de Théophile-Louis Deyrolle, et plus particulièrement les relations qu’il avait avec la famille Astor. Par la suite, l’étude de chacune des pièces (le salon d’une part et la salle à manger d’autre part) permettra d’appréhender les impacts d’un décrochage d’œuvres sur la compréhension des espaces et ce, à plusieurs échelles. Ces analyses mettront en évidence la mise en péril d’une unité qui était si chère, tant aux commanditaires qu’à l’artiste.

Avant de s’intéresser spécifiquement aux décors peints de Théophile-Louis Deyrolle précédemment évoqués, il importe de comprendre qu’ils sont une partie d’un tout, d’une collection, constituée en plusieurs étapes. Celle-ci est composée progressivement à compter de 1870 par Joseph Astor II, sénateur maire républicain de Quimper (Finistère)[2] et revêt très vite une ambition politique. En effet, Joseph Astor II entreprend un rassemblement d’objets d’art au sein de sa demeure, le manoir de Kerazan, moins par goût personnel qu’en raison d’enjeux professionnels. Les usages et fonctions de cette collection servent les ambitions de son propriétaire : elle permet de témoigner d’un attachement à la région, d’un engagement et d’un investissement local, au sein des campagnes finistériennes. En effet, aucune représentation romantique de la Bretagne n’est à relever dans le premier état de la collection Astor[3]. Les sujets pouvant servir la cause républicaine étant principalement des représentations du labeur breton, de la vie quotidienne des paysans cornouaillais, il s’agit avant tout de rechercher la vérité et le réalisme. Illustrant la compréhension des conditions de vie locales, les achats d’œuvres effectués par Joseph Astor II sont également une marque de soutien envers les artistes locaux. Aussi, les représentations de paysans aux champs, de labeur et de paysages campagnards représentent plus de 60% de la collection « bretonne » de Kerazan.

Ainsi Joseph Astor II intègre l’importance de la propagande et de la communication pour ses campagnes électorales[4], ce qu’il adapte à plus long terme, en se servant des arts comme d’une arme politique[5].

L’idée même que la politique puisse se prolonger dans une collection mobilière ne s’est pas arrêtée avec le décès de Joseph Astor II en 1901. Son fils, Joseph-Georges Astor a consacré la fin de sa vie à compléter la collection paternelle. Dans cette seconde phase constitutive d’un ensemble mobilier, les œuvres sélectionnées (peintures, mobilier, faïences) ne relèvent plus seulement de productions locales. La collection devient novatrice et avant-gardiste : il ne s’agit plus seulement d’artistes bretons, mais de peintres représentant la Bretagne. Aussi, des noms plus connus viennent compléter la collection : Maurice Denis, Louis-Marie Désiré-Lucas ou encore George Desvallières confèrent à cet ensemble une envergure nationale.

Les décors peints de Théophile-Louis Deyrolle ont été réalisés pendant ces deux premiers temps de la collection : ses compositions décoratives sont commandées en 1896 par le sénateur Astor, en vue de soutenir un artiste concarnois alors en plein essor, attaché à la représentation de la Bretagne ; ensuite son fils, Joseph-Georges Astor, complète la commande en 1913, avec quatre dessus-de-porte complémentaires, puis en 1922, date à laquelle il demande la signature des ensembles déjà existants. Ce dernier choix relève d’une volonté de développer une collection aux accents nationaux, inscrivant Deyrolle aux côtés d’artistes déjà renommés.

Aucune étude n’a jusqu’à présent été réalisée sur le peintre Théophile-Louis Deyrolle, dont l’atelier était pourtant connu en Bretagne. Né le 16 décembre 1844 à Paris, cet artiste peintre et céramiste se passionne pour le Finistère sud, avant de s’établir à Concarneau[6]. Élève de Cabanel et de Bouguereau, Deyrolle est considéré comme l’un des fondateurs de l’école de Concarneau[7], ville où il décède en son manoir de Keriolet, le 14 décembre 1923.

Durant une trentaine d’années, il trouve ses inspirations dans la représentation de sujets bretons, et tout particulièrement dans la Cornouaille rurale et paysanne. Peintre de la province bretonne, il honore cette région au travers des sujets qu’il présente au Salon des artistes français : Retour de foire, chemin de Saint-Jean à Concarneau en 1882, Noce Bretonne en 1892, ou l’Aumône en Bretagne dix ans plus tard. À Paris, à travers de telles œuvres, il donne l’image d’une Bretagne pieuse et toujours en fête. Quelques mois précédant son décès, il renseigne Joseph-Georges Astor sur ses capacités de production et inspirations : « Depuis un mois j’ai peint une douzaine de panneaux décoratifs, [de] sujets bretons sans distinction spéciale ; quelques confrères les trouvent bien[8] ». Sans surprise, Deyrolle s’engage en faveur d’un art empli de sincérité face à la nature qu’il exprime en ces termes :

« Il m’arrive parfois d’être dans le cas de conseiller de jeunes peintres et je leur recommande surtout avec insistance, la naïveté et la sincérité devant la nature, ce qui n’exclut pas la recherche du bien et du beau, et je crois que ce qui marque le plus un adepte des genres d’art nouveau c’est de peindre honnêtement et avec un bon sens et de rechercher l’étrange et le laid[9] ».

Outre le Salon des artistes français où il expose régulièrement, Deyrolle réalise plusieurs décors pour les demeures de notables cornouaillais. L’année 1893, nous apprenons par une correspondance adressée à Joseph Astor II que M. Proud’hon, préfet du Finistère, vient de confier au peintre une partie de la décoration intérieure de sa demeure : « Vous trouverez le grand salon pas mal transformé avec les dix panneaux de peinture de Deyrolle […] Nous aurons le 11 une soirée savante, […] vous jugerez mieux de l’effet du salon[10] ». L’année 1913, Deyrolle réalise un autre ensemble décoratif pour la salle de billard de la Préfecture cette fois, toujours sur la commande de M. Proud’hon[11].

La découverte du salon du préfet enchanta probablement le sénateur Astor, qui commanda en 1896 la décoration de deux des pièces de réception pour sa résidence. C’est d’ailleurs certainement par la réalisation de ces ensembles décoratifs présents à Kerazan que peut être appréhendée au mieux la production de Deyrolle. Il s’agit effectivement du seul exemple connu où de nombreuses correspondances éclairent les choix de l’artiste quant aux coloris[12], poses de vernis, choix d’emplacement des œuvres et de leur encadrement, ou encore de leurs retouches. Car si c’est dans un contexte d’ambitions personnelles propres aux deux commanditaires qu’il faut comprendre cette commande, c’est également dans une logique d’échanges et de proximité entre l’artiste et les commanditaires qu’il s’agit de resituer la réalisation des deux ensembles. Au cours de sa correspondance, Théophile-Louis Deyrolle n’hésite pas à se remémorer ses promenades agréables en compagnie de Joseph-Georges Astor ou rappeler à son hôte la visite de son atelier de Concarneau[13]. Ces lettres précisent également que le 7 juin 1896, le peintre a adressé une caisse au sénateur Astor. Cette dernière contenait deux panneaux décoratifs prévus pour la salle à manger : La vanne de moulin, les canards et les saumons, ainsi que Le lièvre, les lapins et perdrix. Un échantillon accompagnait ces deux premières toiles achevées : des Chrysanthèmes, pour le projet de décoration du grand salon de Kerazan[14].

Pièce principale du musée, à la fois premier et dernier espace parcouru par le visiteur, le grand salon conserve aujourd’hui cette fonction d’accueil qu’il a toujours eue [Fig. 1]. Il s’agit de la plus grande salle du manoir, dont le vaste espace n’est occupé que par une table centrale, et qui permet aux visiteurs de prendre toute la mesure des œuvres présentées dans cette pièce. Deux baies ouvrent directement sur la cour et le jardin à l’anglaise du manoir. Ce salon est décoré d’un lustre monumental d’époque Louis XVI et de lambris dans lesquels s’imposent deux grandes glaces en vis-à-vis reflétant la lumière. L’agencement de la pièce, réalisé en 1861 sur la demande du couple Astor, conserve encore aujourd’hui son caractère principal. Seuls les panneaux des boiseries qui étaient autrefois complétés par sept compositions décoratives à motifs floraux du peintre Théophile-Louis Deyrolle ont gardé leur uniformité et monochromie d’un gris bleuté [Fig. 2]. Depuis la dépose des décors floraux initialement marouflés sur les panneaux de lambris, l’apparence initiale du salon n’est plus. Reléguées aux réserves du bâtiment depuis les années 1990, les toiles existent toujours, mais ne sont plus visibles du public.

Fig. 1 : Grand salon du manoir de Kerazan
Photo : G. Gayet (2013)
Fig. 2 : Grand salon du manoir de Kerazan
Photo : G. Gayet (2013)

Deuxième pièce du parcours et attenante à la première, la salle à manger présente des dimensions plus restreintes. Cet espace maintient aujourd’hui le spectateur derrière un cordon de sécurité, à distance des objets et de la décoration murale ; il impose de fait un faible recul pour la compréhension de l’ensemble. Chargé d’un buffet, de crédences et d’une table dressée, prête à recevoir les convives, l’espace est garni de mobilier. Lumineuse, la pièce s’ouvre sur les parc et forêt du manoir, par deux grandes baies. Toujours en place depuis sa commande en 1896, le décor mural de cette pièce vient achever le tout. Douze panneaux décoratifs de la main de Deyrolle figurent des trophées de chasse et de pêche, ou divers volatiles dans une nature printanière[15]. En cette fin de XIXe siècle, les invités sont rappelés à la nature environnante. Près d’une vingtaine d’années plus tard, en 1913, le fils de l’ancien sénateur reprend contact avec le peintre, envisageant la création de quatre dessus-de-porte pour compléter la composition. L’ensemble décoratif de cette pièce a donc été composé en deux temps.

Si Deyrolle est caractérisé comme « peintre de la Bretagne sur tableaux de chevalet » dans le catalogue illustré du Salon de 1882, ce n’est pas dans ce registre qu’il inscrit sa création à Kerazan. L’étude de son œuvre ne peut passer sous silence la part importante de sa production s’attachant aux décorations d’intérieur. S’il intervient en tant que peintre breton à Kerazan, il illustre surtout un thème alors en vogue dans les demeures de plaisance : les plaisirs et joies que la nature, végétale et animale, offre à l’homme. La décoration du manoir de Kerazan s’inscrit elle-même pleinement dans cet esprit.

Premier espace du musée, le grand salon de Kerazan est aujourd’hui nu de ses toiles. Pourtant, jusque dans les années 1990, sept œuvres florales aux tons pastel l’animaient[16]  [Fig. 3 et 4].

Fig. 3 : Théophile-Louis Deyrolle, Deux pieds floraux, huile sur toile, 1896, 195 cm x 75 cm, réserves tableaux du manoir.
Fig. 4 : Théophile-Louis Deyrolle, Bouquet d’œillets et Chrysanthèmes dans un vase de faïence, 1896, huile sur toile, 195 cm x 75 cm, réserves tableaux du manoir.

Chrysanthèmes, hortensias, roses trémières, violettes, œillets aux coloris vifs agrémentaient le plus grand espace du manoir, sa pièce de réception. Ces ensembles représentaient des compositions florales non sophistiquées, telles qu’elles pouvaient se retrouver naturellement dans les jardins bretons. Prolongation d’un jardin en intérieur ou ouverture d’une salle de réception vers l’extérieur, il ne fait aucun doute que Deyrolle faisait dialoguer ses toiles avec le jardin à l’anglaise vers lequel elles se tournaient. Pour cela, il fit le choix d’utiliser des tons pastel, des couleurs chaudes pour représenter les fleurs, d’autres froides pour matérialiser les supports des bouquets (vases de faïence, guéridons…[17]). En arrière-plan apparaissaient les limites de propriété du domaine de Kerazan, ainsi que la chapelle de Loctudy[18], implantant localement les productions. Deyrolle attachait également une certaine importance au rendu des matières : les éléments végétaux présentent des empâtements et traces visibles du pinceau, tandis que les supports mobiliers apparaissent dans un traitement plus léché. Matérialisant ainsi la vie de la nature face à l’immobilité des contenants et supports, Deyrolle propose une vision romantique des éléments floraux qu’il peint pour Kerazan. Il semble donc évident que le décor du salon, dans ces choix stylistiques, faisait écho au jardin à l’anglaise directement accessible aux visiteurs depuis la pièce.

Durant toute la durée de leur accrochage, le dialogue entre ces toiles et leur espace de présentation s’effectuait à plusieurs échelles. Outre l’unité de la composition finale prolongeant le jardin, par le choix des sujets représentés d’une part, le style romantique des compositions d’autre part, rappelant l’identité même des jardins à l’anglaise, l’œuvre entrait en dialogue avec son espace de représentation grâce au coloris gris-bleuté du support de lambris, prolongeant le ciel pastel qui semblait ainsi s’échapper des fonds de toiles de Deyrolle[19]. Comme une prolongation directe de la teinte de l’arrière-plan sur les lambris, le peintre fait délibérément le choix d’une mise en scène des bouquets floraux par leurs couleurs plus tranchées.

Enfin, dernière échelle matérialisant les échanges entre œuvres et espace les accueillant, celle régionale. Elle se distingue notamment dans le choix d’une représentation de la Bretagne qui apparaît en arrière-plan par l’architecture d’une chapelle, ou encore par les fleurs représentées qui sont communes dans les compositions des jardins bretons (roses trémières, hortensias…).

Voilà l’identité déchue d’un salon qui aujourd’hui arbore des tableaux de chevalet représentant la Bretagne. Pour la plupart, ces tableaux n’étaient pas encore entrés dans la collection Astor, ni même créés, lors de la réalisation de l’ensemble floral de Deyrolle en 1896[20].

Les actions de décrochage et de stockage des œuvres en réserve opérées dans les années 1990 soulèvent dès lors plusieurs interrogations : répondent-elles à une logique de protection, de conservation, voire de restauration des œuvres ? Qu’en est-il de la mémoire des lieux, et des échanges entre œuvres et espaces environnants immédiats ?

En 2017, et à la suite des inventaires réalisés entre 2011 et 2013 au sein des réserves du manoir[21], est affichée une volonté de préservation des toiles par le choix de leur stockage. Pour autant, le propriétaire ne prévoit, à ce jour, ni restauration ni restitution in situ de l’ensemble. Le choix du retrait des toiles pour des raisons d’usures, de dégradations et de coloris défraîchis semble entièrement justifié au regard de la distension des toiles, de leurs altérations, des réseaux de craquelures, ainsi que des lacunes impactant la couche picturale et altérant la lisibilité individuelle des œuvres.

Toutefois ce décrochage délaisse la notion d’unité d’ensemble et de coloris qui, comme nous le verrons ultérieurement, étaient chers à Deyrolle. Les échanges de l’artiste avec le commanditaire des œuvres montrent qu’il existait des transitions entre les différentes pièces ou encore des flux constants entre jardin et grand salon. Ces pratiques des espaces nous semblent désormais perdues. Le décrochage d’un ensemble altère ici la compréhension des espaces tels qu’ils étaient vécus entre 1896 et les années 1990[22].

Sont donc momentanément disparues la mémoire et l’identité conférées à ce salon par le sénateur Astor.

Aujourd’hui, reléguer cet ensemble de compositions florales usées aux réserves pour présenter d’autres toiles dont les auteurs connaissent une certaine renommée[23] se justifie par la nécessité financière d’entretien du musée. Le choix de présenter l’agrément, une collection d’objets, organisée selon une sélection nominative d’artistes, et ambitionnant l’attractivité comme la notoriété des lieux, a été fait. Kerazan valorise une exposition attrayante (due au renom d’artistes, comme Maurice Denis) plutôt qu’une unité originelle.

Les années 1990 marquent ainsi la fin d’une stratégie politique bretonne telle qu’avait pu la mettre en œuvre Joseph Astor II, et ce, au profit de l’objet d’art unique en tant que pièce maîtresse valorisant l’attraction d’une collection ; démarche appartenant pleinement au XXe siècle, à ses stratégies culturelles et patrimoniales. Ce siècle a mis l’accent sur les objets d’art et leur présentation au sein de musées, mais ce, probablement au détriment des notions d’ensembles. Cette valorisation de la peinture de chevalet de peintres de renom témoigne des enjeux pratiques et financiers que subit la fondation Astor, qui divergent des objectifs des chercheurs, s’intéressant à l’objet de mémoire.

Cet exemple peut être rapproché de l’expérience mise en œuvre au château de Domecy-sur-Cure dans l’Yonne où dix-sept panneaux décoratifs sont commandés en 1899 par le baron Robert de Domecy à Odilon Redon, pour orner la salle à manger de la demeure[24]. L’ensemble est réalisé entre 1900 et 1901, et depuis 1988, plusieurs des toiles sont conservées au musée d’Orsay. Toutefois, certaines des œuvres sont toujours présentées à l’occasion d’expositions temporaires[25].

Le deuxième ensemble décoratif réalisé par le peintre Théophile-Louis Deyrolle au sein du manoir de Kerazan orne encore aujourd’hui la salle à manger [Fig. 5].

Fig. 5 : Salle à manger du manoir de Kerazan,
Photo : G. Gayet (2013).

Le décor est composé de seize toiles marouflées sur des lambris de bois naturel[26]. Elles présentent des natures mortes aux lièvres ou poissons, thématiques communes pour les espaces dévolus aux repas et banquets en cette fin de XIXe siècle[27]. Ces scènes de chasse et de pêche sont complétées par des représentations d’arbres fruitiers, d’oiseaux volant dans les champs ou posés sur des arbres en fleurs. L’ensemble décoratif se voit subdivisé en deux : une partie animale avec le gibier et une autre végétale. Toutes les compositions se rapportent aux délices offerts à l’homme par la nature et peuvent s’illustrer sur une table en tant que mets. Gibiers, fruits, ou encore plaisirs floraux décorent la pièce tout en rappelant ce rythme de vie bourgeois et le cabotinage dans lequel a été immergée la famille Astor.

Les coloris et traitement choisis appartiennent pleinement au réalisme et renforcent la crédibilité des règnes animal et végétal. Afin de distinguer les matières Deyrolle joue avec la technique de l’empâtement (pour les écailles des poissons notamment) et des aplats de couleurs (pour un fond paysager devenant alors le support du sujet). Le choix d’une palette automnale permet ainsi au peintre d’accorder les toiles aux tonalités des lambris laissés naturels [Fig. 6 et 7].

Fig. 6 : Théophile-Louis Deyrolle, Trophée de chasse, nature morte au lièvre, huile sur toile, 188 cm x 102 cm, 1896, salle à manger du manoir.
Fig. 7 : Théophile-Louis Deyrolle, Trophée de chasse, nature morte aux poissons et canards, huile sur toile, 188 cm x 102 cm, 1896, salle à manger du manoir.

Encerclant les invités, les toiles révèlent la nature en ouvrant la salle à manger sur l’extérieur. Les baies donnant d’une part sur les forêts dépendantes du domaine de Kerazan, Deyrolle fait correspondre ses œuvres avec la pratique de la chasse ; en s’orientant d’autre part sur le parc du manoir, le peintre fait dialoguer les natures mortes aux poissons avec le vivier de Kerazan. Les échanges entre les représentations peintes et la pratique des espaces extérieurs sur lesquels donnent les baies de la salle à manger deviennent évidents, les toiles acquièrent ici toute leur portée et leur symbolique.

Quatre dessus-de-porte viennent augmenter l’ensemble en 1913[28], à la suite de la commande de Joseph-Georges Astor au peintre Deyrolle. Achevant la thématique générale de l’ensemble des délices offerts à l’homme par la nature, ces quatre toiles ouvrent également sur la vie, présente à l’extérieur du manoir. Inscrites dans la même gamme chromatique et dans le même style, ces quatre toiles complètent pleinement l’ensemble initial [Fig. 8].

S’inquiétant de ne surtout pas nuire à l’ensemble préexistant dans la salle à manger, Deyrolle s’attarde longuement sur le choix des couleurs à utiliser pour la réalisation de ces dessus-de-porte :

« Je comprends que les décors aient besoin d’un nettoyage, il me sera facile de le faire et aussi de voir à ce que la nouvelle peinture que vous allez mettre à l’entour ne leur nuise pas. J’ai fait il y a deux jours l’échantillonnage de couleur que vous me demandez. À mon avis, il doit faire bien étant d’une coloration très neutre avec des panneaux de colorations très variées, mais il sera toujours facile de mettre les deux d’accord en forçant ou en atténuant la teinte des moulures qui encadrent les décors. […] Dès que vous serez à Kerazan, faites-moi signe et nous discuterons de la meilleure teinte […][29]

Ces échanges permettent de restituer l’importance du coloris et de la cohérence que l’artiste cherche entre ses œuvres peintes, ainsi qu’entre ses productions et la teinte des lambris. Deyrolle se montre attentif aux dialogues entre les pigments issus de tableaux de générations différentes, mais il est également sensible à l’encadrement généré par les baguettes dorées et moulures[30].

Fig. 8 : Théophile-Louis Deyrolle, Oiseaux dans un cerisier, 1913, huile sur toile, 29 cm x 145 cm, salle à manger du manoir.

Trois échelles de dialogue peuvent de nouveau être relevées entre les œuvres et l’espace les accueillant : tout d’abord à l’échelle de l’œuvre propre, le choix de la palette que Deyrolle a opéré montre une cohésion entre les toiles elles-mêmes, mais encore le lien qu’elles entretiennent individuellement avec les lambris de la pièce. L’atmosphère ainsi créée renvoie à un mode de vie appartenant pleinement à la Belle-Époque.

À l’échelle de la pièce, la thématique générale de l’ensemble interpelle la fonction initiale de cet espace : une salle à manger devait pouvoir mettre en appétit les convives. Le choix d’une représentation des délices offerts à l’homme par la nature met en exergue les échanges existants entre supports peints et fonctions même d’un espace.

Dernière échelle matérialisant les échanges entre œuvres et espace les accueillant, il s’agit de celle ouvrant sur l’ensemble domanial de Kerazan : la forêt pour la chasse ; le vivier pour la pêche. L’approche multiscalaire des dialogues opérés entre œuvres et espaces permet dès lors d’en avoir une meilleure lecture et de ne pas restreindre le décor d’une salle à manger à la seule mise en bouche des convives.

Les toiles ici réalisées relèvent d’une composition précise, pour un dialogue au sein d’un espace conscrit. Ces échanges forment un tout contextualisé, en lien avec la pratique passée d’un espace : la salle à manger, désormais figée comme salle de musée.

Sur la demande de Joseph-Georges Astor, le peintre revient à Kerazan en 1922, afin d’apporter quelques retouches à l’ensemble, mais plus encore, dans le but de signer ses réalisations[31]. Cette démarche particulière effectuée par le fils du sénateur, témoigne de toute l’importance que ce collectionneur confère d’une part aux productions de l’artiste, d’autre part au statut de l’artiste, et enfin, à l’origine des créations. Désormais, chaque toile présente une signature avec une initiale devant le nom « Deyrolle »[32] [Fig. 9]. Ces signatures tardives révèlent également la volonté personnelle de renseigner une collection, alors même que Joseph-Georges Astor est au faîte de sa constitution et à la veille du legs à l’Institut de France[33].

Fig. 9 : Théophile-Louis Deyrolle, Deux poissons suspendus (détail de signature), 1896, huile sur toile, 188 cm x 24 cm, salle à manger du manoir.

Pour le cas précis du manoir de Kerazan, Deyrolle a produit des œuvres pour des espaces qu’il connaissait et visitait régulièrement. La correspondance échangée avec les commanditaires témoigne de peintures produites en atelier, puis envoyées au manoir dans des caisses, le peintre négligeant ainsi la pose de ses œuvres. Deyrolle ne paraît s’inquiéter que de l’unité finale des décors, dont la cohésion ne semble être portée que par le choix des coloris auxquels il apporte des retouches une fois les ensembles installés[34].

Quatre temps peuvent donc être identifiés dans la constitution des ensembles décoratifs de Deyrolle à Kerazan. Le premier, celui de la commande des deux ensembles par le sénateur Astor en 1896, révèle un réel dialogue des œuvres avec leurs lieux d’exposition, notamment par les raccords de coloris que le peintre effectuait une fois l’œuvre marouflée sur son support. Ce premier temps montre également un lien fort avec la pratique des espaces et leurs immédiates ouvertures sur l’extérieur.

Un deuxième temps dans la constitution de l’ensemble, par l’ajout des quatre dessus-de-porte en 1913, relève l’idée d’une cohésion picturale générale des œuvres entre-elles, chère au peintre.

Le troisième temps dans la réalisation des ensembles est celui des retouches et signatures apportées sur chacune des toiles en 1922. Ici, la question des traces, des dégradations, de l’usure ou de la patine des toiles par la pratique des espaces appelle une intervention qui témoigne d’une part des échanges entre un espace et son décor, et d’autre part de la reconnaissance d’un artiste.

Les années 1990 marquent le dernier temps dans la vie de ces ensembles : il s’agit du décrochage des toiles décorant initialement le salon. Cette dépose partielle met dès lors un ensemble décoratif à la marge de la collection et témoigne d’une incompréhension d’un espace, d’une perte de sa signification au fil du temps pour répondre à des objectifs actuels bien différents de ceux initiaux.

Si la salle à manger a su s’adapter aux évolutions du XXe siècle et garder sa cohérence entre architecture et décor, le salon s’est vu soumis à des transformations plus profondes, tant en termes d’usage que d’ornementation et se révèle aujourd’hui moins lisible. Ces modifications contribuent à une perte d’identité du lieu (d’un espace comme d’une œuvre), au profit d’une stratégie de présentation de collections sans rapport avec le contexte spatial.

Il est regrettable de voir que la dépose de l’ensemble du salon rompt une unité si chère à l’artiste, mais qu’elle rompt également une cohérence dans l’identité d’un manoir qui s’ouvrait sur l’extérieur. Aujourd’hui incompris, le salon et sa pratique spatiale peuvent être présentés comme une galerie décontextualisée, présentant des objets « hors sol ».

Les actions de décrochage et de stockage des œuvres en réserve opérées dans les années 1990 répondent ainsi à une logique de protection et de conservation. Cependant elles altèrent grandement la mémoire des lieux, et modifient la valeur des échanges qu’entretenaient initialement œuvres et espaces environnants immédiats.

Les toiles déposées, stockées et protégées des dégradations ne font pas encore l’objet de restauration. Si les œuvres n’ont été destinées – par leurs sujets comme par leurs dimensions – qu’à un espace unique qu’est le salon de Kerazan, des possibilités autour d’un nouvel accrochage pourraient raviver la mémoire des lieux et leurs utilisations anciennes, sans négliger pour autant les objectifs actuels du musée.

Les échanges entre décor floral et espace seraient inopérants si les toiles venaient à être exposées dans un autre lieu qu’une pièce donnant un accès direct sur le jardin à l’anglaise. Toutefois, et à la suite d’une restauration préalable, une des sept toiles composant autrefois l’ensemble floral pourrait être de nouveau exposée dans le salon.

À l’instar de la présentation des Arbres sur fond jaune[35] d’Odilon Redon à l’occasion de l’exposition temporaire Au-delà des étoiles. Le paysage mystique de Monet à Kandinsky au musée d’Orsay (14 mars au 25 juin 2017), une proposition d’ordre permanente cette fois pourrait relever d’un accrochage en surélévation par rapport à son installation initiale. Du statut de toile marouflée, l’œuvre deviendrait une toile exposée, en légère saillie de son emplacement originel. Cette distinction permettrait tout d’abord de manifester l’ancien décor existant de la pièce, d’en illustrer le thème général, sa cohésion avec les lambris, sa qualité stylistique, ainsi que la gamme chromatique choisie, rendant alors les tonalités initiales de la pièce. Autorisant également la lisibilité d’une histoire des lieux et de la pratique des espaces, la mémoire des échanges entre décor et architecture ne serait plus mise à la marge. L’accrochage de la toile, en tant qu’œuvre indépendante permettrait ensuite de conserver des surfaces suffisantes pour l’exposition des toiles de peintres renommés, aujourd’hui présentées au sein du salon de Kerazan. Répondant alors aux nécessités d’attractivité du musée et impactant dans une moindre mesure le budget alloué aux restaurations, ce re-positionnement d’une des toiles de l’ensemble décoratif pourrait ainsi remettre en perspective les dialogues et unités aujourd’hui disparus, entre œuvre et espace l’accueillant.

 

Notes

[1] Archives de l’Institut de France (AIF), 2 J 3 – dispositions testamentaires de Joseph-Georges Astor, 1923 : « Je veux […], par l’emploi de ma fortune et par une institution utile, rappeler le souvenir des miens dans le pays, au bien-être et à la postérité desquels ils ont consacré une grande partie de leur vie et le meilleur de leurs efforts. Et en l’état de notre législation fiscale et de nos mœurs publiques, un grand corps universellement respecté me paraît particulièrement qualifié pour assurer de façon conforme à l’intérêt public la réalisation de mes intentions. Dans cette pensée, j’institue l’Institut de France légataire universel de tous mes biens » ; de son testament ressortent plusieurs conditions dont une ayant pour objet la création d’un musée : « Le public devra être conduit à visiter Kerazan un certain nombre de jours par an ».

[2] Maire de Quimper (1870-1896), sénateur du Finistère (1890-1901) et conseiller général (1877-1895).

[3] Comme échantillon représentatif de ce premier état de collection, prenons la Scène des champs, ferme bretonne, lavis d’encre brune et fusain, dessin réalisé vers 1860 par Auguste-Denis Goy (14 x 21,5 cm) et Intérieur de maison paysanne bretonne, huile sur toile réalisée vers 1861 par le même artiste (35 x 50 cm) ; œuvres conservées au sein du manoir de Kerazan.

[4] Les zones rurales bretonnes étant alors principalement analphabètes, les campagnes électorales prenaient toute leur envergure lors de manifestations orales (à la rencontre des populations ou lors de comices agricoles) ou de propagandes visuelles (par les arts graphiques en tous genres). Le beau-frère du sénateur Astor, Georges Arnoult, lui-même député républicain, s’est tout particulièrement illustré dans ce jeu d’acteur lors de ses campagnes électorales.

[5] Gayet G., « Georges Arnoult (1876-1885) : député et collectionneur », Bouchet J., Simien C. (dir.) Les passeurs d’idées politiques nouvelles « au village », de la Révolution aux années 1930, actes du colloque (Clermont-Ferrand, Université Blaise-Pascal, juin 2013), Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2015, p. 283-299.

[6] Probablement installé à Concarneau dès la fin des années 1870, la plus ancienne commande retrouvée et passée à cet atelier, date de 1882. Gayet G., Le manoir de Kerazan et ses propriétaires : architecture, décor intérieur et collections, thèse de doctorat d’histoire de l’art sous la dir. de Catherine Cardinal, Université Blaise-Pascal Clermont 2, 2014, vol. 1, p. 251.

[7] Entre 1870 et 1950, Concarneau accueille de très nombreux peintres curieux de l’architecture locale, du rythme de vie de sa population ouvrière, paysanne et surtout maritime. Son pittoresque et ses costumes traditionnels attirent les artistes français comme étrangers. Nous retrouvons entre autres parmi ces peintres, Eugène Lawrence Vail (1857-1934), Carl Moser (1873-1939), Alfred Guillou (1844-1926), Emma Herland (1855-1947), Émile Schuffenecker (1851-1934), Alexandre Cabanel (1823-1889), Fernand Cormon (1845-1924), William Bouguereau (1825-1905) ou encore Théophile-Louis Deyrolle (1844-1923).

[8] AIF, 2 J 5 (JGA19) ; Lettre de Deyrolle à Joseph-Georges Astor, 22 mars 1922.

[9] AIF, 2 J 5 (JGA20) ; Lettre de Deyrolle à Joseph-Georges Astor, 31 mars 1922.

[10] AIF, 2 J 3, (JIIA695) ; Lettre de Proud’hon à Joseph Astor II, 1er février 1893.

[11] AIF, 2 J 5 (JGA17) ; Lettre de Deyrolle à Joseph-Georges Astor, 1913.

[12] AIF, 2 J 5 (JGA15, JGA16 et JGA17) ; Lettres de Deyrolle à Joseph Astor II, 10 et 17 août 1897 et l’année 1913.

[13] AIF, 2 J 5, (JGA23 et 24) ; Lettres de Deyrolle à Joseph-Georges Astor, 27 décembre 1922 et 20 juillet 1923.

[14] AIF, 2 J 5, (JGA13) ; Lettre de Deyrolle à Joseph Astor II, 7 juin 1896.

[15] Depuis 1831, la maison Deyrolle installée à Paris propose une boutique rassemblant d’importantes collections destinées à tous les amateurs de la nature : animaux naturalisés, insectes ou encore coquillages. L’activité familiale de la maison Deyrolle a très certainement pu inspirer le peintre dans ses travaux : ainsi en témoignent les natures mortes et compositions florales produites pour Kerazan, mais également sa participation aux illustrations des planches d’un ouvrage portant sur les lépidoptères. Voir Berce É., Deyrolle T.-L., Faune entomologique française : lépidoptères, Paris, É. Deyrolle fils, 1867-1878, 6 vol.

[16] Ensemble floral à l’église ; Pieds floraux ; Composition florale dans un jardin d’automne ; Bouquet d’œillets et Chrysanthèmes dans un vase de faïence ; Bouquet d’œillets sur guéridon métallique ; Tulipes et roses trémières ; Tournesols et violettes, huiles sur toiles, de formats différents, rectangulaires en hauteur, environ 195 x 75 cm.

[17] D’anciens clichés de Kerazan conservés dans les réserves du musée présentent ces mêmes pieds floraux.

[18] Chapelle située à l’entrée de Loctudy, à quelques mètres du manoir de Kerazan.

[19] AIF, 2 J 5, (JGA14) ; Lettre de Deyrolle à Joseph Astor II, 23 juillet 1896. Dans cette correspondance, Joseph Astor II apparaît satisfait de l’ensemble formé dans son salon. Pourtant, plusieurs retouches de coloris sont apportées par le peintre afin que le salon obtienne sa complète et parfaite unité. Il s’agit principalement de l’accord des tons présents en arrière-plan des toiles et ceux des lambris.

[20] Nous pensons par exemple à Daphnis et Chloé, huile sur toile de Maurice Denis, 1918, 65 x 100 cm ; Les feux de la Saint-Jean, huile sur toile, Charles Cottet, vers 1902, 32 x 45 cm ou encore Le pardon de Notre-Dame-de-Clarté, huile sur toile, Maurice Denis, 1926, 60 x 103 cm.

[21] À la suite du travail de Gayet G., Le manoir de Kerazan et ses propriétaires : architecture, décor intérieur et collections, thèse de doctorat d’histoire de l’art sous la dir. de Catherine Cardinal, Université Blaise-Pascal Clermont 2, 2014, 4 vol.

[22] Si les échanges entre les toiles et le lieu semblent devenus incompris dans les années 1990, cela est probablement dû au fait qu’il n’y avait alors aucune étude menée sur le bâtiment.

[23] On peut citer Jules Noël, Louis-Marie Désiré-Lucas, Charles Cottet, Maurice Denis, Yan D’argent ou encore Lucien Simon par exemple.

[24] Bacou R., « La décoration d’Odilon Redon pour le château de Domecy (1900-1901) », La revue du Louvre et des musées de France, n° 42, 1992, p. 42-52.

[25] C’est notamment le cas de l’œuvre Arbres sur fond jaune (élément de décoration pour le château de Domecy réalisé en 1901 par Odilon Redon), présentée à l’occasion de l’exposition temporaire « Au-delà des étoiles. Le paysage mystique de Monet à Kandinsky », tenue du 14 mars au 25 juin 2017 au musée d’Orsay. Aussi, s’il est regrettable de voir disparaître un espace artistique cohérent et pensé par un artiste (faute de politique de conservation et/ou de restauration, mais également faute de financement), les œuvres peuvent toutefois se voir conservées par d’autres moyens, ce dont nous pouvons nous réjouir.

[26] AIF, 2 J 5, (JGA13) ; Lettre de Deyrolle à Joseph Astor II, 7 juin 1896. Le peintre a fait livrer mais n’a pas installé les toiles de l’ensemble. Il propose toutefois au sénateur deux options pour l’intégration des toiles dans la salle à manger : « 1. En marouflant, c’est à dire en collant avec du blanc de céruse la toile sur le panneau de bois. 2. En rectifiant la forme des châssis et en donnant à ceux-ci, sur lesquels la toile reste tendue, la forme exacte des panneaux de la salle à manger dont les encoignures sont arrondies en dedans ». Dans cette même correspondance Deyrolle propose d’effectuer les retouches nécessaires une fois les œuvres installées.

[27] Trophée de chasse, nature morte au lièvre, huile sur toile, 1896, 188 x 102 cm ; Trophée de chasse, nature morte aux poissons et canards, huile sur toile, 1896, 188 x 102 cm ; Trois poissons suspendus, huile sur toile, 1896, 188 x 24 cm ; Deux poissons suspendus, huile sur toile, 1896, 188 x 24 cm ; ou encore Rossignols dans un arbre, huile sur toile, 1896, 172 x 94 cm.

[28] Mariniers dans les champs blonds ; Oiseaux dans la vigne ; Pie dans un abricotier, huiles sur toiles, 1913, 46 x 74 cm ; et Oiseaux dans un cerisier, huile sur toile, 1913, 29 x 145 cm.

[29] AIF, 2 J 5, (JGA17) ; Lettre de Deyrolle à Joseph-Georges Astor, 1913.

[30] AIF, 2 J 5 (JGA15 et JGA16) ; Lettres de Deyrolle à Joseph Astor II, 10 et 17 août 1897 : « Je vais commander à mon doreur à Paris les baguettes dorées pour l’encadrement des panneaux […] Je ferai de même pour le vernissage mât que je vais mettre sur les panneaux, il sera à l’essence et à la cire ». Ces prestations, vernissage et encadrement de baguettes dorées, furent finalement assurées par la maison Plateau de Pont-l’Abbé.

[31] Gayet G., Le manoir de Kerazan et ses propriétaires : architecture, décor intérieur et collections, thèse de doctorat d’histoire de l’art sous la dir. de Catherine Cardinal, Université Blaise-Pascal Clermont 2, 2014, vol. 1, p. 258.

[32] Cette signature n’est pas la lettre A comme tout observateur pourrait être amené à le penser, mais une anagramme formée par le mélange des initiales T et L (Théophile-Louis) ou T et H (Théophile).

[33] Si Joseph-Georges Astor décède en décembre 1928, ses dispositions testamentaires en faveur d’un legs à l’Institut sont effectives à compter des années 1920.

[34] AIF, 2 J 5, (JGA13 à JGA24) ; Lettres de Deyrolle à Joseph Astor II, 1896-1897.

[35] Élément composant une partie de la décoration pour le château de Domecy ; peinture à l’huile, détrempe, fusain et pastel sur toile, œuvre réalisée en 1901 et conservée au musée d’Orsay.

 

Pour citer cet article : Gwenn Gayet-Kerguiduff, "Théophile-Louis Deyrolle (1844-1923), peintre breton des ensembles décoratifs de Kerazan", exPosition, 24 septembre 2017, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles3/gayet-theophile-louis-deyrolle-kerazan/%20. Consulté le 8 novembre 2024.

Le polyptyque 60-T-45 de Martin Barré : convoquer le mur d’accrochage pour dévoyer le sujet

par Claire Salles

 

Claire Salles est élève du Département d’histoire et théorie des arts de l’École Normale Supérieure et étudiante à l’École des hautes études en sciences sociales, où elle s’implique dans les activités du Centre d’histoire et théorie des arts fondé par Hubert Damisch. Elle a soutenu en 2017 son mémoire rédigé sous la direction de M. Georges Didi-Huberman et intitulé « Le sujet instauré par le tableau. Penser les années 1970 de Martin Barré avec la psychanalyse ». Elle s’intéresse aux croisements entre l’art non-figuratif et la psychanalyse, et a organisé à l’ENS le séminaire d’élèves « Art, psychanalyse, société » (2016-2017). —

 

Martin Barré (1924-1993) peint en 1960 un quadriptyque, 60-T-45 (aujourd’hui dans la collection du musée national d’Art moderne – Centre Georges Pompidou), dont les quatre toiles sont de formats variés : celles de 90 x 96 et 102 x 110 cm sont alignées dans la partie supérieure, surplombant les deux toiles de 80 x 86 cm qui sont alignées entre elles. Offrant chacune un fond blanc, elles sont traversées par une courbe noire doublée ça et là de traits de couleur rouge. À l’intersection des quatre toiles, une forme oblongue cernée par la ligne noire apparaît, remplie de hachures bleues. La disparité des formats et la nécessité de positionner les quatre toiles selon le tracé de la courbe produit un décalage important : l’ensemble des toiles couvre 192 x 241,5 cm.

Les toiles ont été peintes accolées, et leur accrochage est d’emblée l’enjeu central de cette œuvre de Martin Barré. En effet, selon les propos de son ami et critique Jean Clay, rapportés par Yve-Alain Bois dans la monographie qu’il a consacrée en 1993 à Martin Barré : « L’intention était initialement de disséminer le tableau achevé en quatre différents lieux d’exposition (ou de collection). Puis l’artiste décida d’exposer ensemble les fragments en limitant leur séparation à un faible écart[1]. » Dans l’accrochage ainsi retenu, l’écartement horizontal est plus grand que l’écartement vertical.

Ce projet d’accrochage séparé d’un polyptyque se résout dans l’espacement entre les toiles, ce qui opère un désaxage entre elles, et dans une certaine ouverture sur le mur d’accrochage.

On doit avant tout relever le fait que l’écart entre les toiles invite l’œil à compléter la ligne, à la « projeter » contre le mur d’accrochage, et à inscrire donc une partie de l’œuvre dans l’espace vide. La critique d’art Ann Hindry l’avait bien relevé lorsqu’elle commentait cette œuvre pour l’exposition La peinture après l’abstraction présentée au musée d’Art moderne de la Ville de Paris (1999) :

« […] une inscription circulaire irrégulière traverse, pour s’accomplir, quatre tableaux et le vide qui les sépare. Ces quatre éléments, s’ils étaient accolés, présenteraient la figure linéaire continue mais, étant donné leur disparité de formats, ne formeraient pas un tableau. Or, ainsi séparés, c’est bien un quadriptyque qu’ils composent. L’inscription fait donc le tableau avec l’espace dont il n’est qu’un élément (tant et si bien qu’à l’origine, l’artiste souhaitait exposer les quatre parties de l’œuvre dans quatre salles différentes[2]) ».

L’accrochage final retenu par Martin Barré pour 60-T-45, sur un même mur et en séparant les toiles par un léger écart, crée donc un espace de projection pour une ligne visuellement construite par le regardeur. Le mur est bel et bien appelé par un tel accrochage : il semble impossible, dans l’expérience du regardeur, de ne pas projeter visuellement cette ligne, de s’en tenir à laisser la courbe et les hachures dans la limite de leurs toiles respectives. La planéité de la surface, qu’on attache dans la critique moderniste aux limites de la toile, se trouve ainsi provoquée jusqu’en ses limites, puisqu’il nous faudra penser le lieu où prend place la ligne imaginaire qui passe entre les toiles.

Après avoir replacé la relation établie par 60-T-45 entre le tableau et le mur dans une série de propositions picturales interrogeant également le mur d’accrochage, nous pourrons questionner à nouveaux frais l’idéal critique et plastique de la planéité de la surface picturale, et la singulière position du sujet spectateur que provoque l’intégration du mur dans l’œuvre. Le polyptyque 60-T-45, dont l’exposition fait pleinement partie de la forme, pourra être reconnu comme dévoyant notre position de sujet spectateur, dévoiement qui s’insère dans une remise en cause plus large du tableau de chevalet qui était associé au dispositif perspectif.

Le mur et le tableau

Le polyptyque n’est pas un épiphénomène dans l’œuvre de Martin Barré : il en peint plusieurs en 1960, année qui marque un basculement dans son travail. Jusque-là, il avait produit des compositions abstraites qui assemblaient de petits aplats de peinture à l’huile appliquée au couteau. Il cherchait à se débarrasser de la hiérarchie entre les aplats qui seraient « en avant » de la surface, et le fond qui se trouverait rejeté « en arrière » du fait même de la présence de ces aplats[3].

À partir de 1960, il va chercher à déstabiliser plus radicalement le rapport entre figure et fond, et s’attacher à dynamiser à la fois le contenu des toiles, les relations entre les toiles accrochées ensemble et, enfin, le mur d’accrochage désormais considéré comme actif. Les polyptyques interviennent à ce point : 60-T-43 et 60-T-45 (1960) participent à cette recherche qui refuse de confiner le fond – la surface de la toile, le mur d’accrochage – au statut de simple réceptacle.

Pour mieux souligner le rôle accordé au mur d’accrochage, on pourra distinguer les polyptyques accolés des polyptyques espacés. Ainsi, lors d’une exposition personnelle à la galerie Arnaud (Paris) en 1960, le peintre choisit « simplement » d’intervertir les quatre toiles de 60-T-43 par rapport à l’ordre dans lequel elles ont été peintes : il s’agit d’un double diptyque dont les toiles sont parcourues de lignes désordonnées qui passent de l’un à l’autre panneau. Lors de l’accrochage, 1-2 et 3-4 deviennent 4-1-3-2, les toiles étant accrochées accolées. Mais la question du mur d’accrochage accédant à un statut actif est surtout formulée dans les polyptyques espacés, notamment par 60-T-45 et par deux polyptyques de 1962, 62-4 et 62-5, qui fonctionnent exactement comme 60-T-45 mais dans des formats plus réduits.

L’accrochage des polyptyques est parfois plus classique et ne recourt ni à l’inversion des toiles qui caractérisait 60-T-43, ni à l’écartement des toiles en raison du contenu même du tableau comme c’était le cas pour 60-T-45. Ainsi, en cette même année 1960, Martin Barré peint 60-T-42, un polyptyque de six toiles espacées, de formats très différents, dont chacune accueille une même forme, semblable à une aigrette, contrainte de s’adapter à chaque format. La répétition d’une même forme avec les déformations induites par les différents formats doit permettre de démontrer visuellement l’émergence commune du fond et de la forme, en jouant sur la variable du format : format, fond et forme n’existent que les uns par les autres.

Que Martin Barré passe par l’accrochage, qui modifie la relation entre les toiles d’un polyptyque jusqu’à parfois y inclure le mur (avec les polyptyques espacés), ou qu’il teste l’étendue de l’intrication entre format, forme et fond par la mise en série (dans les polyptyques accolés), le fond n’est plus le simple réceptacle de formes.

L’œuvre 60-T-45 de Martin Barré peut apparaître comme un jalon important parmi les nombreuses propositions de peintres qui ont travaillé dans les années 1960 et 1970 à tester les possibilités et les limites de la tension entre le tableau et son mur d’accrochage. Pour s’en tenir au milieu français de la peinture, des démarches aussi différentes que celles de BMPT (constitué comme groupe entre 1966 et 1967) et de Supports/Surfaces[4], ont radicalisé la réduction de la peinture à ses éléments essentiels. L’idée clairement énoncée était de reconquérir la peinture par différents supports non subordonnés au châssis : il s’agissait de détruire le tableau, ce à quoi Martin Barré ne se résoudra pas. L’utilisation par les membres de Supports/Surfaces de dérivés du tableau classique, à savoir la toile crue (non apprêtée) et la toile libre (sans châssis) et, pour prendre le problème par l’autre bout, l’emploi de supports non-conventionnels comme les tissus de tentes ou de parasols de Claude Viallat, sont autant de manières de tester les propriétés fondamentales et inaliénables de la peinture. Le tableau n’est là plus tout à fait un tableau : il est matériellement désossé pour reconquérir la peinture.

Dans l’œuvre de Daniel Buren ou de Niele Toroni, cette remise en question va dans le sens d’un rapprochement voire d’une fusion avec le mur comme support. À partir de 1966, Niele Toroni définit sa méthode de travail : l’apposition d’empreintes de pinceau numéro 50 répétées à intervalles réguliers de 30 cm, sur tous les supports, de la toile au mur et au sol en passant par le papier, le coton, le papier journal, les cartes géographiques plastifiées ou la toile cirée. Daniel Buren, après avoir utilisé pour la première fois un tissu avec des bandes verticales à l’occasion de la décoration d’un hôtel aux Caraïbes en 1965, en fait le matériau central de son travail, et réduit le geste de peinture à l’apposition de peinture blanche sur les deux bandes qui se trouvent aux extrémités droite et gauche du tissu à bandes (procédure qu’il inaugure en 1967[5], et qu’il poursuit jusqu’en 1972), avant de déplacer in situ son œuvre, avec une forte charge contestataire[6] dans le contexte de mai 68, tantôt en continuant à peindre, tantôt en utilisant des collages, ou d’autres médiums. Une œuvre comme Jamais deux fois la même. Travail in situ (1968-1985), collage éphémère de bandes de papier coloré, stipule que la couleur comme l’emprise spatiale doivent être différentes à chaque nouvelle présentation, seule étant invariable la largeur des rayures. Buren rejoint ici l’œuvre de Toroni dans laquelle la peinture, loin de répéter « abstraitement » le même concept, révèle au contraire l’hétérogénéité des événements picturaux offerts au regard.

Daniel Buren et Niele Toroni éliminent donc le support classique de la peinture de chevalet, à savoir la toile tendue sur châssis, en peignant à même les bâtiments. Ces artistes posent la question suivante : une fois dissoute la distinction entre le tableau et son mur d’accrochage, avec l’apposition de peinture sur des supports autres que la toile tendue sur châssis, le tableau existe-t-il toujours ? Si le tableau se trouvait bel et bien éliminé, il ne serait plus question de la tension qui l’unit à son espace d’accrochage, et on pourrait quitter l’histoire du tableau de chevalet pour rejoindre l’histoire de la peinture murale. L’élimination du tableau est entière chez Toroni ; en revanche, on doit relever chez Buren le jeu constant qui a été maintenu avec le tableau : il continue à jouer avec ses caractéristiques, comme le format rectangulaire ou l’encadrement, par exemple dans l’œuvre Sha-Kkei, déployée lors du festival d’Ushimado au Japon en 1985, et constituée de cinq panneaux carrés de trois mètres de côté, découpés chacun par une forme géométrique simple (cercle, carré, triangle, losange), et recouverts de bandes blanches et noires sur leur face avant. Laisser de côté la peinture de chevalet : Martin Barré aura considéré également cette piste, si l’on en croit à nouveau Jean Clay, dans la légende d’une photographie de l’exposition de Barré en 1960 à la galerie Arnaud : « À la fin des années 1950, l’artiste avait envisagé d’exposer un trait continu qui ferait le tour de la galerie[7]. » Mais Martin Barré y a renoncé, et l’on pourra penser que, pour nourrir le questionnement sur le fond-mur soulevé par 60-T-45, les propositions picturales les plus intéressantes sont sans doute celles qui mêlent à la peinture sur châssis la peinture hors châssis, plutôt que celles qui éliminent purement et simplement l’objet-tableau (Toroni), ou du moins y prétendent (Buren).

Ainsi, le peintre Claude Rutault décide en 1973 du « dispositif/méthode » qui veut que toute toile (montée sur châssis) qu’on exposera de lui devra être intégralement repeinte selon la couleur du mur d’accrochage, ce qui donne au conservateur de musée, au commissaire d’exposition ou au collectionneur un rôle nouveau : celui qui montre l’œuvre décide non plus seulement du cadre, de la protection et de l’emplacement du tableau, caractéristiques classiques de l’accrochage, mais a un droit de regard sur sa couleur même.

Si Claude Rutault fait intervenir le mur avec son dispositif de modification réciproque entre le mur et la toile, d’autres artistes ont choisi de jouer sur la tension créée lorsque la peinture prend tour à tour la toile et le mur pour fond. En 1992, le peintre Jean-François Lacalmontie a été invité à investir le musée des Beaux-Arts de Nantes. Dans l’immense patio central recouvert d’une verrière, avec ses doubles arcades, Lacalmontie a disposé un mur de peintures sur toile, espacées de quelques centimètres, sans alignement fixe [Fig. 1]. Les formes noires sur fond blanc passent ensuite sur le mur adjacent – passent, par leur seule présence juxtaposée qui semble naître à même l’architecture et ne faire qu’un avec elle. Le philosophe et historien de l’art Louis Marin a livré une analyse éclairante de cette présentation qui défie les règles classiques de l’exposition :

« […] la prise en compte, et comme l’exposition, de ce pur espacement […], retourne sens dessus dessous, renverse ou inverse les oppositions du plein et du vide, de la forme et de la matière, du fond et de la figure, moins pour faire du plein un vide, d’une forme une matière, d’une figure un fond, moins pour en signifier l’impertinence théorique que pour s’ouvrir un espace antérieur à ces oppositions, une distance, un écartement qui les produirait, un fond qui serait leur fondement, un vide qui serait leur origine, une matière qui serait leur commencement.

Et c’est ainsi que l’œuvre de Lacalmontie fait être les lieux architecturés du Musée dans leur pure et immédiate présence d’espacement ; elle les fait naître à la puissance d’écartement des murs, des arcs et des pilastres. Elle fait voir, dans sa présence nue, l’espace, la puissance de spatialité matrice souveraine des lieux et des sites. Elle fait découvrir à l’œil et au corps du visiteur que la distance entre les choses n’est pas un vide, un rien où chaque chose s’individualiserait dans la densité de son être propre, mais la puissance même qui les fait être et apparaître dans les lieux et les sites où elles prennent corps. Faire découvrir cette puissance, la mettre à découvert ; moins en l’offrant au regard, en la donnant à regarder, à être prise en garde par l’œil spectateur ; plutôt dans l’invitation à entrer en elle et à s’offrir à ses effets dans l’invite d’une rencontre : dans une visitation[8] ».

Cette analyse peut nous renseigner sur la fonction du vide dans un accrochage : selon Louis Marin, dans le cas de l’exposition de Lacalmontie, l’espacement entre les toiles mais aussi entre les formes peintes à même le mur a la capacité d’inviter le spectateur à entrer dans l’espace architectural que la peinture nous révèle, met à nu. Il s’agit bien ici d’une peinture qui s’adapte à son lieu d’exposition, se conforme à lui voire, comme l’étymologie de la conformation nous le suggère, prend forme avec lui.

Le polyptyque 60-T-45 de Martin Barré diffère de la proposition de Lacalmontie sur ce point : la fonction du vide entre les toiles est de produire, pour reprendre les termes de Martin Barré dans un entretien accordé en 1974 à la critique d’art Catherine Millet, « une sorte de tension entre elles[9] ». On se situe non au niveau d’une nouvelle appréhension de l’espace d’exposition, mais d’un questionnement sur ce qu’est la surface d’un tableau. L’accent est porté d’abord sur ce qu’est une surface peinte, et non sur l’espace entier intégrant l’œuvre comme chez Lacalmontie.

Fig. 1 : Jean-François Lacalmontie, vue d’exposition, musée des Beaux-Arts de Nantes, 1992, Collection de l’artiste.

L’impossible planéité

Parce que le vide entre les toiles en vient à être intégré à une œuvre considérée comme un polyptyque indissociable, il semble se faire jour une manière nouvelle de construire la surface picturale. Martin Barré a reconnu, quelques années après avoir peint 60-T-45, que la solution d’un écart entre les toiles répondait à un questionnement sur la surface. C’est ce qu’il explique dans l’entretien accordé à Catherine Millet, lorsqu’elle l’interroge sur le fait qu’il n’ait jamais peint de très grands formats, à la différence des expressionnistes abstraits américains, et qu’il ait préféré peindre des polyptyques :

« Les formats du genre diptyque, triptyque, disons “rattachés”, m’ont intéressé mais pas dans le but de faire de grandes toiles dans un espace qui ne le permettrait pas (grands tableaux “démontables”). J’ai utilisé cela dans certaines toiles pour “rattacher” deux surfaces par une liaison graphique. Avec d’autres au contraire, je peignais comme sur une seule toile normale et ensuite j’inversais chaque fragment. Il y en a eu d’autres où je laissais un espace vide entre les surfaces pour créer une sorte de tension entre elles[10] ».

Mais le problème de la surface est indissociable de celui du fond et du plan. Le polyptyque 60-T-45 nous plonge donc au cœur du problème croisé du fond, du plan et de la surface, qui a occupé les peintres et les critiques depuis l’abandon de la perspective. Le fond, support matériel et surface d’inscription, était dénié par la profondeur réalisée par le dispositif perspectif jusqu’à un point d’infini[11]. Avec la peinture moderne du XXe siècle, une fois écartée cette profondeur tridimensionnelle qui déniait le fond, il restait à savoir ce qu’on ferait du fond, du plan et de la surface. Le critique d’art américain Clement Greenberg a promu dans les années 1960 la planéité (flatness) de la surface comme spécificité de la peinture. Cette idée est au cœur de son article « Modernist Painting » (1961)[12], mais Greenberg n’y précise pas complètement ce qu’il entend par la planéité, se contentant de la rapporter à la bidimensionnalité (two-dimensionality) qui aura été mise en tension par les peintres figuratifs avec l’illusion d’un espace tridimensionnel, et que les peintres modernistes auront rendue explicite. Pour le dire encore autrement, aux yeux de Greenberg, la surface du tableau doit énoncer sa bidimensionnalité et refuser l’illusion de la tridimensionnalité : il faut refuser l’épaisseur des plans, et que le plan se confonde avec la surface. La planéité désignerait donc une surface uniformément plane.

En 1948, lorsque Greenberg s’en tenait encore plutôt à l’œuvre de Jackson Pollock qu’à celle des peintres de la Colorfield Painting et de la Post-Painterly Abstraction[13], il voyait dans la peinture en « all-over » l’aboutissement de la tentative de rester dans la planéité du plan. Il la définissait ainsi dans l’article « La crise du tableau de chevalet » (1948) : « La surface est tissée d’éléments identiques qui se répètent sans variation marquée d’un bord à l’autre. C’est là un genre de tableau qui fait apparemment l’économie de tout commencement, milieu ou fin[14] ». Mais Greenberg reconnaissait pourtant que la planéité de la surface, spécificité de la peinture, était en fait impossible à atteindre, et que les peintures en « all-over » avaient simplement avancé le plus loin qu’il était possible vers cet idéal inaccessible, ce qui les plaçait à la pointe de la peinture moderne. Il écrit ainsi, dans son article de 1961 : « La première marque apposée sur une toile détruit sa planéité littérale et absolue, et le résultat des marques faites sur elle par un artiste comme Mondrian est encore une sorte d’illusion qui suggère un genre de troisième dimension[15] ». Autrement dit, toute touche force le plan à ne plus être plan.

La planéité, promue par Greenberg comme le caractère essentiel du médium pictural, se trouve bel et bien toujours déjouée. C’est ce qu’Yve-Alain Bois a vu dans la peinture de Martin Barré quand il le rapprochait de Piet Mondrian. Il place ce dernier sous le signe du « faux père » dont Barré aurait retenu la leçon suivante : l’idéal d’une planéité absolue est inatteignable[16].

Avant de comparer plus avant 60-T-45, avec la ligne qui se prolonge sur le mur, et une peinture néoplastique de Piet Mondrian comme la Composition en rouge, bleu et blanc II (1937) du Centre Georges Pompidou (Paris), on pourra suivre l’analyse d’Hubert Damisch dans La ruse du tableau lorsqu’il rappelle que l’ambition du néoplasticisme était de projeter la peinture et la sculpture « dans la vie ». Or, le temps n’étant pas encore venu d’une unification des arts, la peinture nouvelle devait atteindre à un équilibre dynamique, « une “composition” donnée étant censée fonctionner comme un graphe ou comme une matrice en expansion et dont les lignes sembleraient se prolonger sur le mur, par une manière de projection linéaire qui irait se développant dans les deux dimensions du plan[17] ». Les compositions de Mondrian (comme, bien plus tard, les peintures de Barré) seraient donc d’après Damisch « censées fonctionner comme un graphe ou une matrice en expansion » dans les deux dimensions du plan. Cette dynamisation, que suggèrent les termes de « graphe » et de « matrice en expansion », devait permettre d’expérimenter jusqu’à son extrême limite la nécessité pour tout tableau d’en passer par le plan en même temps que l’impossibilité d’un plan unique et homogène.

Mais pour aller plus avant avec l’insatisfaction produite par la notion de planéité, on s’attachera surtout à voir ce qui différencie une toile comme la Composition en rouge, bleu et blanc II du polyptyque 60-T-45. Martin Barré comme Piet Mondrian développent une même « ouverture latérale » ou, pour le dire avec les mots de Hubert Damisch, une même « matrice en expansion » latérale, bidimensionnelle (entre les toiles pour Martin Barré ; latéralement, à l’extérieur de la toile pour Piet Mondrian – on pourra parler d’entre-toiles pour le premier et d’extra-toile pour le second). En revanche, il faut reconnaître que seul Martin Barré, en utilisant le mur de l’entre-toiles comme fond sur lequel se projette une ligne imaginaire, a ouvert ce que nous pouvons appeler « l’ouverture en profondeur ».

Une simple remarque sur l’entre-toiles et l’extra-toile avant de poursuivre : dans 60-T-45 de Martin Barré, aucune des quatre toiles n’est encadrée, ce qui permet à l’effet d’entre-toiles de se produire. En revanche, au Centre Georges Pompidou, la Composition en rouge, bleu et blanc II de Piet Mondrian est placée entre des baguettes blanches dont l’épaisseur est moindre que celle de la tranche du châssis ; le tout est disposé dans une caisse blanche vitrée en ménageant un assez large espace entre la toile et ses baguettes, et les rebords de la caisse. Ce dispositif d’accrochage ne semble pas aller dans le sens d’une prolongation des lignes vers le mur – l’effet visé peine, à cause de l’accrochage protecteur, à advenir.

Nous avons jusqu’ici replacé le polyptyque 60-T-45 dans un ensemble de propositions picturales du XXe siècle qui ont cherché à jouer avec la définition planaire du tableau, voire à la détourner ou à la subvertir.

Buren, Toroni ou Viallat renoncent à la toile montée sur châssis pour privilégier des supports non-conventionnels, comme le mur ou des tissus d’objets manufacturés. Rutault et Lacalmontie jouent de l’envahissement et du va-et-vient entre la forme-tableau et le mur d’exposition, qui devient partie intégrante de l’œuvre (Lacalmontie disait : « Les yeux rencontrent l’œuvre, puis la passent. Il y a limite et obligation de la franchir[18]. »). Barré et, bien avant lui, Mondrian, expérimentent l’expansion latérale potentielle de la peinture hors du support dédié.

On pourra aussi convoquer Rothko (Untitled. Black, Red over Black on Red, 1964) et Kelly (Dark Blue Panel, 1985), mais aussi Klein (IKB 3. Monochrome bleu, 1960) qui, sans renoncer non plus aux châssis, comptaient sur le grand format englobant des toiles et sur le jeu réglé de l’intensité des plages de couleur pour provoquer une appréhension dynamique de la peinture, qui sort également du support désigné, sans qu’il soit plus question ici de lignes comme c’était le cas chez Barré et Mondrian.

Ces rapprochements n’ont pas d’autre vocation que de cerner la place qu’occupe 60-T-45 parmi les réponses proposées par les peintres contemporains aux questions du fond, de la surface et de la planéité.

Épaisseurs du plan

En proposant l’idée d’une « ouverture en profondeur », nous entrouvrions la problématique de l’épaisseur de la surface picturale. On s’autorisera donc à convoquer deux artistes, Simon Hantaï et François Rouan, qui apportent une réponse tout à fait différente à cette question qu’ils partagent avec Martin Barré, pour mieux souligner le parti-pris de ce dernier de demeurer au plus près de (l’impossible) deuxième dimension, quand d’autres faisaient le choix de recourir à l’épaisseur de la surface, épaisseur qui tend vers la troisième dimension. Les techniques du pliage et du tressage choisies par ces deux artistes s’opposent, nous allons le voir, au travail de Martin Barré qui consiste, en écartant les toiles, à les décoller, les déployer.

François Rouan, peintre né en 1943 et toujours en activité, décrit ainsi son travail :

« Je peins dans la rhétorique du tableau, c’est-à-dire sur une toile tendue sur un châssis ; je suis confronté à un objet déceptif qui appelle une autre toile de mêmes dimensions, que je vais tenter d’appareiller ensemble. Je m’emploie à les mettre en bandes, verticales pour l’une, horizontales pour l’autre et c’est seulement là que commence l’expérience du dessus-dessous, dedans-dehors, pour le regard. Dans la durée du travail, l’œil est soumis à un basculement des postures, pas d’assignation stable[19] ! »

Le tressage de toiles peintes et découpées en bandes est ainsi un moyen pour Rouan de ne pas quitter le tableau, tout en ouvrant sa surface à un jeu de dessus-dessous.

Simon Hantaï avait, lui, élaboré au tournant des années 1960 le « pliage comme méthode », qui consiste à nouer à intervalles réguliers ou non l’envers d’une toile qui forme dès lors des plis ; le passage de la couleur sur la toile pliée, et le dépliage final de la toile, font apparaître des empreintes de couleur, dont l’épaisseur et la distribution, aléatoires, ont été obtenues à l’aveugle. Georges Didi-Huberman notait dans L’étoilement, livre qu’il a élaboré à la suite de ses rencontres avec l’artiste :

« Hantaï a peint pour briser des états de faits – le tableau comme surface éternellement plane, la toile comme surface de projection d’une image, la couleur comme séparée du dessin, etc. – et pour produire, aux endroits de fêlure, ce que je nommerai, par hypothèse, des marques critiques, des étoilements[20] ».

Hantaï et Rouan travaillent donc l’épaisseur réelle du plan, ce que l’historien de l’art Hubert Damisch, collègue de Louis Marin à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris), avait relevé lorsqu’il rapprochait leur œuvre dans La ruse du tableau :

« Avec pour effet que, loin d’être contenue plus longtemps dans les deux dimensions de la surface à laquelle entendait la réduire le dogme moderniste, la peinture soit appelée, dans l’un et l’autre cas, à opérer dans ce même intervalle entre deux et trois dimensions où jouent plis, tresses et nœuds, que les topologues ne craignent pas de nommer l’épaisseur du plan[21]. »

Travailler l’intervalle entre la deuxième et la troisième dimension, comme le font Hantaï et Rouan, permet de couper court à toute visée imageante, but qu’ils partagent avec Martin Barré ou Piet Mondrian. Mais, là où Barré se distingue de ses collègues engagés dans les mêmes questionnements picturaux, c’est dans le choix résolu qu’il a fait de demeurer au plus près de (l’impossible) deuxième dimension, de ne pas recourir à l’épaisseur du plan (qui tend vers la troisième dimension) que supposent le pliage de Hantaï et le tressage de Rouan. Martin Barré est resté fidèle à son programme : « Je voulais que tout soit ensemble, l’un avec l’autre. Supprimer tous les “dessus-dessous[22]”. » À cette ambition planaire reconnue comme inaccessible, 60-T-45 offre une solution dérivée : le déploiement des toiles les unes par rapport aux autres dans l’accrochage, et la convocation du mur. La ligne peinte existe moins comme une forme sur un fond, que comme l’élément logique qui permet d’instaurer un vide permettant de faire tenir les toiles les unes par les autres. Martin Barré avait dû admettre que la planéité était impossible ; le mur d’accrochage comme fond actif venait apporter une nouvelle piste pour explorer cette impureté constitutive du tableau de chevalet.

Remise en cause du tableau de chevalet : mise en évidence du leurre du sujet

Le polyptyque 60-T-45, ainsi que les autres œuvres que nous avons convoquées pour mieux cerner son fonctionnement tensif, travaillent en effet à torpiller la norme du tableau de chevalet. Clement Greenberg comme Hubert Damisch ont reconnu dans le tableau de chevalet, défini comme support peint déplaçable sur un mur, une production singulière de l’art occidental. Pour Greenberg, répétons-le, c’est avant tout la peinture « all over » qui a remis en cause la survie du tableau de chevalet (« La crise du tableau de chevalet », 1948). En nous attachant tout particulièrement à deux de ces stratégies de remise en cause du tableau de chevalet, le « all over » de Pollock et l’accrochage en tension du quadriptyque de Barré, nous essaierons ici de montrer les conséquences, pour l’expérience du sujet regardeur, de ce bouleversement de la norme « tableau » intervenu dans la peinture du XXe siècle. C’est par ces stratégies contemporaines qu’on pourra éclairer rétrospectivement ce qui se jouait dans l’expérience du sujet face à un tableau de chevalet classique.

Les quatre toiles de 60-T-45, de formats différents, sont accrochées au mur avec un décalage qui désaxe notre regard. Et la ligne accentue encore ce déséquilibre. Certes, elle sert à contenir les hachures et à lier visuellement les toiles entre elles. Mais elle se trouve en même temps débordée par la double ouverture que nous avons décrite plus haut (l’ouverture latérale de la surface dans l’entre-toiles et l’ouverture en profondeur de cette surface vers le mur comme espace de projection). Le regard ne trouve pas de point ou de plan auquel s’amarrer, il ne peut s’attacher à la ligne sans être tout de suite renvoyé vers l’entre-toiles et vers l’extra-toiles.

Nous n’avons pas non plus de place assignée devant un tableau « all over » de Pollock, défini par Greenberg, nous l’avons dit plus haut, comme surface « tissée d’éléments identiques qui se répètent sans variation marquée d’un bord à l’autre[23] ». Chacun des points des toiles de Pollock nous regarde, au sens où, selon le psychanalyste Jacques Lacan dans le séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (tenu en 1964), le sujet est « pris, manœuvré, capté dans le champ de la vision[24] » : « dans chaque tableau que ce soit, c’est précisément à chercher le regard en chacun de ses points que vous le verrez disparaître[25] ». Il en va de même dans les déplis de Hantaï, et dans les tressages de Rouan : ils relèvent eux aussi d’une indécision du cadrage de la toile (il n’y a là non plus ni commencement, ni milieu, ni fin) et d’un entrelacs (une profondeur dans la surface, une surface creusée et à couches multiples, qui dit le temps de son élaboration).

Dans le cas de 60-T-45, ce qui nous regarde, plutôt que chacun des points d’une peinture en « all over », ce serait peut-être le mur d’accrochage – en tant que fond actif, il se fait insistant à la fois dans l’interstice entre les toiles et dans l’entour de ces dernières. Nous demeurons dans une position inconfortable de spectateurs dévoyés à la fois latéralement et en profondeur, tout en étant maintenus en place, a minima, par la courbe qui enserre les hachures centrales.

En renonçant à donner une assise au spectateur, et en parvenant à ce renoncement justement par une remise en cause du tableau, le polyptyque 60-T-45 reconfigure la relation entre le spectateur et le tableau, telle qu’elle avait été formulée par le dispositif perspectif. Cette relation entre le tableau et le spectateur a été posée dès l’émergence du tableau, intrinsèquement lié qu’il était au dispositif perspectif linéaire, dispositif dont l’efficacité repose sur l’assignation d’un point de vue depuis lequel les proportions entre les objets tridimensionnels projetés sur un plan bidimensionnel semblent pareilles à celles qui ont cours dans la vision.

La perspective a parfois été associée à la naissance du sujet moderne et de la science moderne, qui chercheraient à avoir un regard dominateur sur la nature – le point de vue, sommet de la pyramide visuelle, assumerait ici la fonction du point depuis lequel le sujet a une maîtrise sur le monde. Lors d’un colloque consacré en 2001 à Jacques Lacan, Hubert Damisch avait évoqué, pour mieux s’en démarquer, la tentation anachronique de l’entraînement « qui aura conduit en leur temps des historiens de l’art de la trempe d’Erwin Panofsky ou de Pierre Francastel, à reconnaître dans le nouveau lieu scénique ouvert dès le XVe siècle par la perspectiva artificialis l’équivalent de l’espace homogène, continu et infini qui sera celui de la science moderne[26] ».

C’est dans L’origine de la perspective (1987)[27] qu’Hubert Damisch avait nuancé cette conception d’un sujet institué en position de maîtrise par le dispositif perspectif, en s’appuyant justement sur les chapitres consacrés par Lacan dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse au sujet institué par le dispositif perspectif. Damisch glose, dans son ouvrage, l’expérience de Filippo Brunelleschi face au baptistère de Florence dans les années 1420, considérée comme « fondatrice » de la perspective artificielle : l’architecte peint le baptistère San Giovanni sur un panneau de la taille d’une main, aujourd’hui perdu, et en échangeant la droite et la gauche. Il fait un trou dans le panneau au niveau de la porte du baptistère. Il se place ensuite face au baptistère, au niveau du portail central de la cathédrale. Là, il retourne le panneau et applique son œil sur le trou. Il tient un miroir qui reflète le panneau retourné ; le reflet du baptistère peint prend alors la place du véritable baptistère, sans déformation. Cette expérience a pour but de démontrer l’interdépendance du point de vue, extérieur au tableau, et du point de fuite, intérieur au tableau. Le point de vue, défini comme le lieu où se place le spectateur pour que le reflet du baptistère peint prenne la place du baptistère réel (lieu que la peinture seule suffirait à nous indiquer), est indissociable du point de fuite, intérieur au tableau, qui organise la convergence des lignes de construction. D’après Damisch, le point fondamental à retenir de cette expérience est que le point de vue est précédé par le point du sujet, si bien nommé le point de fuite. Il faut que le sujet, pour se voir assigner une place au point de vue, passe par cette médiation qu’est le point du sujet dans le tableau. C’est pour cela qu’on doit bien voir la position de maîtrise qu’est le point de vue comme un leurre.

Dans un autre contexte, Hubert Damisch relève la façon dont les compositions de Piet Mondrian égarent le sujet en lui refusant même le point de fuite (interne au tableau) qui devait lui permettre de prendre ensuite sa place au point de vue. Dans La ruse du tableau, Damisch écrit :

« Le “mode d’emploi” dont s’accompagnent certaines des compositions de Mondrian, faites qu’elles étaient selon lui pour être considérées à une hauteur et une distance données, n’est pas sans rappeler le principe auquel obéissait le dispositif perspectif : à ceci près que là où un tableau construit en perspective demandait, au moins en théorie, à être considéré d’un point situé au droit du point dit de fuite, les grilles orthogonales conçues par Mondrian ont pour effet – un effet d’abord optique – d’égarer l’œil, de le dévoyer, et avec lui le “sujet” qui prétendait faire ici sa rentrée, au risque de passer à la trappe. Si un tableau est bien cette fonction que disait Lacan, où il appartiendrait audit “sujet” de se repérer comme tel[28], le paradigme perspectif n’y est de toute évidence pas étranger, dont l’avènement aura préludé de façon spectaculaire à celui du “sujet” qui devait être celui – par essence moderne – de la science[29] ».

L’abandon de la perspective aurait alors pour corollaire un sujet dérouté, parce que confronté de manière directe au leurre de l’ancrage du sujet dans et par le tableau. Nous devons préciser ici que, dans le dispositif perspectif, ce leurre n’avait rien de complet pour le spectateur, ce qui fait tout l’intérêt de son expérience devant le tableau ; et ceci, en particulier, parce que la perspective s’est constituée comme un modèle régulateur et non déterminant, les peintres perspectifs ayant dès le Quattrocento joué avec la dissémination du point de fuite et du point de vue.

Ainsi, en disposant en tension avec le mur les quatre toiles de 60-T-45, sans point qui puisse assurer une prise du sujet dans le tableau, Martin Barré révèle quelque chose du leurre du sujet qui joue dans tout tableau : il explicite le leurre de l’instauration du sujet, leurre qui n’était qu’implicite dans les tableaux construits en perspective qui obligeaient le regardeur à passer par la médiation du point de fuite intérieur au tableau pour se voir assigner un point de vue face à lui. Le dévoiement du sujet qui joue chez Barré est une manière de révéler que la maîtrise que le sujet croyait avoir face au tableau construit en perspective n’était elle-même qu’un leurre.

Le polyptyque de Martin Barré, et son accrochage tensif qui ménage une ouverture en profondeur aussi bien qu’une ouverture latérale, permet donc de jeter un éclairage sur l’expérience du spectateur face à la peinture. Avec la défection du dispositif perspectif telle qu’elle apparaît à la fin du XIXsiècle chez quelques impressionnistes tel que Claude Monet, il devenait difficile de maintenir en place le tableau de chevalet qui était historiquement né avec le dispositif perspectif. Le tableau de chevalet a alors été chahuté en tous sens, que ce soit en amenant la peinture directement sur le mur (Buren, Toroni) ou sur des objets (Viallat), ou en subvertissant par divers moyens la planéité de la peinture, reconnue à la fois comme essentielle et impossible : à la voie de la tridimensionnalité de la surface choisie par Hantaï et Rouan, s’oppose la résolution d’en rester coûte que coûte dans l’impossible bidimensionnalité. Dans cet effort, certains ont cherché la puissance de la couleur portée sur un grand format (Klein, Rothko, Kelly) ; d’autres comme Mondrian ont cherché l’expansion latérale pour que la surface sorte des limites de l’objet-tableau. Martin Barré y a ajouté, avec 60-T-45, l’expansion en profondeur : le mur intervient comme cet espace suspect depuis lequel se déploient les toiles, et vers lequel le spectateur projette les parties manquantes de la ligne, sans tout à fait pouvoir accrocher son regard sur cet « arrière-plan » bouleversé par l’activité qu’il se voit conférer.

Ainsi, certaines propositions picturales du XXe siècle, et en particulier des années 1950-1970, ont en quelque sorte explicité les dévoiements et l’élision auxquels le sujet était soumis face aux tableaux construits en perspective, et soumis sans trop le savoir puisqu’il se trouvait pris dans le leurre de l’assignation d’une place (au point de vue) par le tableau. L’effet qu’aurait produit sur le spectateur l’accrochage de 60-T-45 dans quatre lieux d’exposition différents, comme l’avait envisagé Martin Barré, ne pourra jamais être connu ; même sans cela, l’accrochage de cette œuvre expose le sujet spectateur à un dévoiement formellement organisé par l’inclusion du mur dans le fonctionnement tensif des quatre toiles.

 

Notes

[1]   Bois Y.-A., Martin Barré, Paris, Flammarion, 1993, p. 20.

[2]   Hindry A., « Le ravissement du sujet », La peinture après l’abstraction (1955-1975. Martin Barré, Jean Degottex, Raymond Hains, Simon Hantaï, Jacques Villeglé), cat. exp., Paris, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 1999, p. 121-122.

[3]   Bois Y.-A., Martin Barré, Paris, Flammarion, 1993, p. 10.

[4]   Vincent Bioulès, Marc Devade, Daniel Dezeuze, Patrick Saytour, André Valensi et Claude Viallat exposent sous ce label en 1970, à l’A.R.C. – musée d’Art moderne de la Ville de Paris.

[5]   « Manifestation 1 – Peinture acrylique sur tissu rayé », 3 janvier 1967, 18e Salon de la Jeune Peinture, Manifestation 1, musée d’Art moderne de la Ville de Paris.

[6]   Sans contenu sémantique, les bandes répétitives de Buren déjouent l’attente des milieux de l’art d’œuvres pérennes, différenciées et entrant dans le champ de l’interprétation.

[7]   Clay J., « La peinture en séton », Martin Barré, cat. exp., Paris, ARC – musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 1979, p. 11.

[8]   Marin L., « Le blanc ou l’espacement du présent », Jean-François Lacalmontie, cat. exp., Nantes, musée des Beaux-Arts, 1992, p. 27-30.

[9]   Millet C., « Entretien avec Martin Barré », art press, n°12, juin-août 1974, p. 6.

[10] Ibid.

[11] Marin L., « Le cadre de la représentation et quelques-unes de ses figures », Cahiers du musée national d’Art moderne, n°24, 1988, p. 65.

[12] Greenberg C., « Modernist Painting » (1961), Art & Literature, n°4, été 1965, p. 193-201.

[13] Terme forgé par Clement Greenberg en 1964 à l’occasion d’une exposition dont il fut le commissaire au Los Angeles County Museum of Art.

[14] Greenberg C., « La crise du tableau de chevalet » (1948), Greenberg C., Art et culture : essais critiques, Paris, Macula, 1988, p. 172.

[15] Greenberg C., « Modernist Painting » (1961), Art & Literature, n° 4, été 1965, p. 197 : « The first mark made on a surface destroys its virtual flatness, and the configurations of a Mondrian still suggest a kind of illusion of a kind of third dimension ».

[16] Bois Y.-A., Martin Barré, Paris, Flammarion, 1993, p. 10.

[17] Damisch H., « Prologue. Sous le tableau, la table », Damisch H., La ruse du tableau. La peinture ou ce qu’il en reste, Paris, Le Seuil, 2016, p. 13.

[18] Lacalmontie J.-F., cité dans Marin L., « Le blanc ou l’espacement du présent », Jean-François Lacalmontie, cat. exp., Nantes, musée des Beaux-Arts, 1992, p. 32.

[19] « Entretien à Laversine avec François Rouan, par Philippe Béra et Juan Pablo Lucchelli (transcrit à partir d’un enregistrement audio de mars 2015) », Objet, n°1, 2015, p. 125.

[20] Didi-Huberman G., L’étoilement. Conversation avec Hantaï, Paris, Éd. de Minuit, 1998, p. 16.

[21] Damisch H., La ruse du tableau. La peinture ou ce qu’il en reste, Paris, Le Seuil, 2016, p. 195.

[22] Millet C., « Entretien avec Martin Barré », art press, n°12, juin-août 1974, p. 6.

[23] Greenberg C., « La crise du tableau de chevalet » (1948), Greenberg C., Art et culture : essais critiques, Paris, Macula, 1988, p. 172.

[24] Lacan J., Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (séminaire XI, 1964), Paris, Le Seuil, 2014 (1973), p. 107.

[25] Ibid., p. 102-103.

[26] Damisch H., « Qu’est-ce qu’un tableau ? », 2001, Lacan dans le siècle, actes du colloque (Cerisy-la-Salle, Forums du champ lacanien, 2001), Paris, Éd. du champ lacanien, 2002, p. 209.

[27] Damisch H., L’origine de la perspective, Paris, Flammarion, 1987.

[28] Lacan J., Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (séminaire XI, 1964), Paris, Le Seuil, 1973, p. 93.

[29] Damisch H., La ruse du tableau. La peinture ou ce qu’il en reste, Paris, Le Seuil, 2016, p. 13.

Pour citer cet article : Claire Salles, "Le polyptyque 60-T-45 de Martin Barré : convoquer le mur d’accrochage pour dévoyer le sujet", exPosition, 23 septembre 2017, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles3/salles-60-t-45-martin-barre-mur/%20. Consulté le 8 novembre 2024.

Quelques réflexions sur la revue exPosition et la monstration des collections patrimoniales

par Sylvain Demarthe

 

Sylvain Demarthe est docteur en histoire de l’art médiéval, chercheur associé de l’UMR ARTeHIS – Université de Bourgogne (Dijon). Ses travaux portent notamment sur l’architecture et le décor sculpté des édifices religieux au début du XIIIe siècle (transition entre les âges romans et l’architecture gothique). Dans ce cadre, il étudie également la sphère cistercienne et s’intéresse au dépôt lapidaire de l’abbaye de Cîteaux (Côte-d’Or). Il est rédacteur en chef de la revue exPosition.

 

La revue exPosition interroge les enjeux de la monstration des œuvres et objets d’art au sens large et n’implique aucune restriction d’ordre typologique, géographique ou chronologique. À ce titre, les observations relatives à la mise en exposition des arts dits anciens, qu’ils soient occidentaux ou orientaux, antiques, médiévaux ou d’Époque Moderne etc., peuvent y trouver un espace de formulation privilégié. Sans être spécialiste des questions muséologiques – la revue étant pluridisciplinaire et ouverte à tous les spécialistes travaillant régulièrement sur, pour et/ou avec l’exposition –, il me paraît toutefois intéressant de jeter quelques pistes de réflexions concernant l’apport de la revue dans ce cadre.

Il convient d’emblée de s’interroger sur la nature même des œuvres concernées qui forment aujourd’hui un vaste et riche héritage patrimonial, auquel tout un chacun est susceptible d’être confronté. Ce legs historique, dont l’importance culturelle n’est plus à démontrer, peut néanmoins engendrer nombre d’obstacles, tant sur le plan de sa valorisation que de sa réception. Les collections patrimoniales impliquent, tout d’abord, une notion intrinsèque de distance qui, due à leur antériorité chronologique et aux nécessités actuelles de leur conservation, peut de fait entraîner l’idée d’un statisme quelque peu poussiéreux. En outre, leur décontextualisation, incluant dans bien des cas la perte de leur sens initial, ne favorise guère une compréhension immédiate. À cela s’ajoute, enfin, une infinie variété de critères appréciatifs plus ou moins subjectifs – le ou les thèmes traités, les matériaux, la facture, la présence ou non de polychromie, la renommée, un nom d’artiste etc. – qui pourvoient à l’appréhension et à la compréhension de telles œuvres.

Tout le travail de la mise en exposition réside ainsi dans une transmission intelligible et accessible au plus grand nombre, de l’amateur intéressé à l’expert pointilleux. Celle-ci s’appuie sur la connaissance approfondie d’une collection particulière, depuis le contexte historique et socio-artistique de production des œuvres qui la composent, jusqu’à celui de sa constitution. Ce socle fondamental ouvre ensuite la voie à un processus muséologique, par le biais duquel, comme le mentionnent les universitaires québécois Marie-José des Rivières, Nathalie Roxbourgh et Denis Saint-Jacques, « la scénarisation, l’architecture et la théâtralisation de l’espace visent à […] faire vivre une expérience intégrant le visiteur au sujet mis en récit[1] » et que la revue exPosition souhaite analyser et commenter de façon rigoureuse. Il importe donc de questionner les modalités de la monstration – le lieu, les outils de médiation, les procédés de présentation etc. – et d’en définir les pertinences : d’abord, à l’égard de la collection elle-même qui, à l’inverse d’une simple « collecte » d’objets juxtaposés les uns aux autres, doit constituer un ensemble cohérent et attrayant ; ensuite, vis-à-vis d’un public qui, pourvu de clés de lecture adéquates, peut instaurer un dialogue visuel et intellectuel avec les œuvres. En d’autres termes, il s’agit de jauger l’ambition d’une telle entreprise et de mettre en exergue ses capacités à « faire surgir le sens[2] » d’une collection.

Dans ce contexte, la tâche qui incombe à la revue exPosition s’avère multiple : elle est à l’image de la matière traitée, ainsi que des points de vue de ses collaborateurs qui, constamment confrontés à l’art dans leurs disciplines respectives, l’alimentent à la fois de constatations objectives et d’opinions personnelles. Il faut aussi noter que cette publication possède d’ores et déjà une fonction conservatoire primordiale : elle compile la mémoire de nombreuses expositions, qu’elles soient temporaires et, par définition, périssables, ou bien permanentes, mais non pour autant immuables. Ainsi, qui s’intéresse à la question pourra potentiellement y trouver, à l’avenir, un fonds d’archives à exploiter.

 

Notes

[1] Rivières M.-J. (des), Roxbourgh N., Saint-Jacques D., « L’exposition muséale au vingtième siècle. De la taxinomie au scénario », Communication, 21/2, 2002, § 16, en ligne : https://communication.revues.org/5674 (consulté en juin 2016).

[2] Ibid., § 9.

 

Pour citer cet article : Sylvain Demarthe, "Quelques réflexions sur la revue exPosition et la monstration des collections patrimoniales", exPosition, 21 juin 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles/demarthe-reflexions-monstration-collections-patrimoniales/%20. Consulté le 8 novembre 2024.

Penser l’exposition des images en mouvement

par Caroline Tron-Carroz

 

Caroline Tron-Carroz est docteure en histoire de l’art contemporain, chercheure associée à l’InTRu à l’Université François-Rabelais de Tours. Elle est également rédactrice en chef adjointe de la revue exPosition. Ses recherches portent essentiellement sur l’histoire de l’objet télévision dans le champ de l’art, ainsi que sur les collectifs vidéo des années 1970 aux États-Unis. Elle a récemment publié La boîte télévisuelle. Le poste de télévision et les artistes (INA, 2018).

 

 

Ce deuxième opus de la revue est né de la volonté d’interroger les modalités d’exposition des images en mouvement. Les contributions suivantes sont le fruit d’une journée d’étude qui s’est tenue à l’université Paul-Valéry – Montpellier 3, en mars 2015, sur le thème « Images en mouvement : enjeux d’exposition et de perception ». En réunissant des chercheurs comme des acteurs du monde de l’art contemporain, dont les problématiques touchent de près les enjeux scientifiques et scénographiques de l’exposition des images dites « en mouvement » (œuvres filmiques et œuvres vidéo), cette journée, co-organisée avec Hélène Trespeuch, avait pour ambition d’apporter des éclairages sur la pragmatique de l’exposition de ces images. Des études de cas d’expositions ou de dispositifs d’installation historiques et actuelles engagèrent des réflexions sur les données techniques (accrochage, image et son) et sur les choix de mise en espace des œuvres, inhérents aux commissaires et/ou aux artistes. À travers trois axes d’analyse (« perspectives historiques », « dispositifs » et « mise en exposition »), cette journée se donnait pour objectif de questionner l’espace d’exposition, les rapports perceptifs entre les spectateurs et les œuvres, d’interroger la nature des supports de diffusion et de projection, tout en insistant sur les artistes qui ont ouvert la voie aux formes élargies de la création filmique et vidéo. De manière générale, c’est bien sur le plan de la scénographie, de la mise en conformité des dispositifs avec la pensée des artistes, que se situaient les discussions, qui amenèrent à réfléchir sur la réception en continu ou en mouvement des images, sur la persistance de modèles historiques du cinéma expérimental des années 1960-70 en Europe et aux États-Unis, que certains artistes ont pu actualiser, à l’image du collectif Nominoë[1], alors invité à la journée d’étude.

Examiner la conception d’une exposition d’images en mouvement sous-entend de prendre en compte l’environnement, de penser la circulation, la gestion du son, de mettre en évidence les propriétés plurielles des œuvres, de produire une analyse attentive de l’interaction entre les images et l’espace du musée ou de la galerie. Ces paramètres sont souvent problématiques à instituer, alors que les artistes vidéo comme les commissaires y sont très attentifs, ce que montre, par exemple, Tiphaine Larroque dans son article consacré à la rétrospective de l’artiste Robert Cahen (Entrevoir, musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, 2014). Aujourd’hui, le passage des images analogiques aux formes numériques entretient une barrière floue entre le film et la vidéo, pourtant, à l’origine, de nature très différente : chimie de la pellicule d’un côté et part électronique de la vidéo de l’autre. Leur mise en installation a toujours engendré des données techniques, des poids historiques et des supports de projection distincts. « Contrainte » est toutefois le terme qui semble les rassembler, d’autant qu’il revient de manière récurrente lorsqu’un artiste ou une équipe de musée pilote une exposition de vidéo ou de film. Or les contraintes techniques comme les impératifs financiers (liés aux coûts du matériel) ont toujours fondamentalement imprégné la mise en exposition du film et de la vidéo depuis leur apparition dans le champ de l’art, précisément parce que ces données constitutives ne peuvent être désolidarisées des visées artistiques et esthétiques des images en mouvement. En retour, le chercheur se doit de leur accorder une place de choix, d’autant que la phénoménologie des images (flicker films, vidéos expérimentales), les effets stroboscopiques, nécessitent des paramètres techniques réfléchis, sans dénaturer l’œuvre, ni ses effets sur le spectateur, ce que démontre Fleur Chevalier à travers les expositions récentes des films de Paul Sharits et de Peter Kubelka. Exposer les images en mouvement dans les musées et les galeries d’art est un enjeu curatorial de taille, qui doit affronter avec beaucoup de difficultés l’obsolescence des médiums, sans altérer la part créatrice et expérimentale de la vidéo analogique, comme je le précise dans le cadre d’un article sur l’exposition Vidéo Vintage (Centre Georges-Pompidou, 2012). En outre, mettre en espace des œuvres mobiles, sans les réduire à un divertissement généralisé, représente un défi que de nombreux artistes et commissaires tentent de relever.

Scénographie, compréhension du médium exposé, parole donnée aux artistes, prise en compte du spectateur, représentent des marqueurs essentiels pour penser la mise en espace des travaux filmiques expérimentaux et des créations vidéo. Au-delà de ces paramètres déterminants, Mickaël Pierson interroge la temporalité des images projetées ou diffusées qui, dans certains cas, va bien au-delà des horaires d’ouverture et de fermeture des institutions. Sa réflexion nourrit ainsi les débats sur la réception intégrale de l’œuvre par le public des musées et des galeries, autant de lieux privilégiés qui tentent de bousculer l’installation traditionnelle des images en mouvement.

À travers ce dossier thématique, il s’agit donc de considérer la manière dont les images en mouvement accompagnent les démarches des artistes, touchant différents domaines, circulant dans différents milieux, dans la mesure où le décloisonnement des disciplines et les formes « étendues » représentent encore à ce jour une part dominante du champ de l’art[1]. Si ces questions entrecroisent particulièrement les liens entre cinéma et art contemporain, la revue exPosition entend ici interroger les modalités de mise en espace de ces rapports et réfléchir sur les formes que prennent les expositions consacrées aux images en mouvement.

 

Notes

[1] Sur les performances cinématographiques du collectif Nominoë, voir : http://nominoe.org/membres.php.

[1] Ces formes « étendues » englobent une littérature riche et conséquente, notamment lorsqu’elles touchent le domaine du cinéma. Pour une analyse des publications récentes, voir : Riccardo Venturi, « Repenser le cinéma élargi », Critique d’art, n° 45, automne-hiver 2015, p. 42-55.

Pour citer cet article : Caroline Tron-Carroz, "Penser l’exposition des images en mouvement", exPosition, 21 juin 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/tron-carroz-penser-exposition-images-en-mouvement/%20. Consulté le 8 novembre 2024.