La mise en visibilité de la collection Dakis Joannou : un enjeu pour l’écriture de l’histoire de l’art contemporain globalisé

par Morgan Labar

 

Morgan Labar est historien de l’art, critique (AICA-France) et enseignant. Depuis plusieurs années, il s’intéresse à la manière dont les catégories esthétiques, les canons et les discours hégémoniques sont construits au sein des mondes de l’art contemporain. Ancien boursier postdoctoral de la Terra Foundation for American Art à l’INHA, il est membre associé du laboratoire de recherche-création SACRe (EA 7410, Université PSL) et de l’unité mixte de recherche THALIM (UMR 7172, ENS – Sorbonne Nouvelle – CNRS). L’ouvrage issu de sa thèse, La Gloire de la bêtise. Régression et superficialité dans les arts depuis la fin des années 1980, paraîtra en 2023 aux éditions Les presses du réel. Morgan Labar est actuellement directeur de l’École supérieure d’art d’Avignon. Il enseigne à l’École du Louvre et à l’École normale supérieure, où il anime le séminaire « Autochtonie, hybridité, anthropophagie ». —

 

Les plus importants collectionneurs d’art contemporain, parfois dits « mégacollectionneurs » – la sociologue de l’art Raymonde Moulin recourt à ce vocable nord-américain à partir du milieu des années 1990[1] –, ouvrent désormais des musées privés à leurs noms. Les œuvres qui y sont présentées ont, dès leur achat, une destination muséale. Parmi les plus importants collectionneurs des premières décennies du XXIe siècle, le Grec Dakis Joannou (né à Chypre en 1939) occupe une place singulière. Promoteur immobilier et industriel, héritier du géant de la construction Joannou & Paraskevaides, entreprise plus connue sous le nom de J&P fondée par son père Stelios Joannou et qu’il a considérablement diversifiée et fait fructifier, Dakis Joannou est depuis les années 1980 à la tête d’un empire de plusieurs compagnies dans les secteurs de l’hôtellerie, du bâtiment, de l’ingénierie, de l’aviation et de l’immobilier. Collectionneur de premier plan, il siège dans les conseils d’administration des plus grands musées d’art moderne et contemporain du monde anglo-saxon[2], comme d’ailleurs la plupart des autres collectionneurs prescripteurs.

En 1983, Dakis Joannou fonde à Genève la DESTE Foundation for Contemporary Art, une organisation à but non lucratif destinée à promouvoir l’art contemporain, dont le nom provient du terme grec signifiant regarder. Plusieurs périodes se distinguent dans l’évolution de la DESTE. La première période court de 1983 à 1988 : les projets d’exposition ne sont pas en lien avec la collection personnelle de Dakis Joannou. La fondation n’a pas de lieu d’exposition permanent et une grande partie des expositions a alors lieu à Genève. La seconde période s’étend de 1988 à 1996 : désormais, Dakis Joannou fait appel aux services de Jeffrey Deitch, marchand d’art, commissaire d’exposition et conseiller artistique particulièrement en vue, pour élaborer plusieurs expositions à partir d’œuvres de la collection. Joannou commence à s’imposer comme un collectionneur et un acteur du monde de l’art contemporain de premier plan. L’exposition Everything That’s Interesting Is New inaugure en 1996 une troisième période : celle des expositions consacrées exclusivement à la collection de Dakis Joannou, dans un lieu dédié à Athènes.

Il importe de souligner que la DESTE est une entité distincte de la collection personnelle de Dakis Joannou, même si les deux ont tendance à se confondre. Fondation autonome dont Joannou est le président, la DESTE est devenue l’instrument de promotion et de diffusion de la collection Joannou.

Dans les années 1980, des articles de magazines spécialisés témoignaient d’une collection à échelle humaine et dont les œuvres saturaient la maison du collectionneur. Le commissaire des expositions de la DESTE à cette période, Jeffrey Deitch, affirmait alors que Joannou et lui ne « cherche[aient] pas à prendre du recul, à [se] poser en musée[3] ». Cependant, force est de constater que se développa à partir du milieu des années 1990 une ambition muséale, alors que le collectionneur devenait l’une des figures les plus influentes du monde de l’art contemporain globalisé, jusqu’à être classé numéro 6 dans la Power 100 List d’ArtReview en 2004, liste établie chaque année depuis 2002 par le magazine londonien.

Par la suite, la collection Dakis Joannou a été présentée dans les plus importants musées d’art contemporain du monde, sans avoir besoin de passer par la DESTE : au Palais de Tokyo à Paris en 2005 (Translation), au Museum Moderner Kunst Stiftung Ludwig Wien (MUMOK) et à la Kunsthalle de Vienne en 2007 (Traum und Trauma), au New Museum de New York en 2011 (Skin Fruits. Selections from the Dakis Joannou Collection). Se pose alors la question des collusions entre les intérêts du collectionneur (prestige, mais aussi valeur financière de sa collection) et ceux des institutions qui présentent – et par là-même, légitiment – sa collection.

Cet article s’appuie sur des documents consultés aux archives de la DESTE Foundation à Athènes en 2015[4]. Il retrace les étapes de la présentation publique de la collection Dakis Joannou et de sa médiatisation croissante dans le monde l’art contemporain occidental, analysant l’évolution des stratégies adoptées dans la mise en valeur de la collection et son rôle dans la promotion des artistes qui y sont représentés. Au regard de l’histoire croisée du collectionnisme et de l’art contemporain des quatre dernières décennies, Dakis Joannou fait figure de pionnier. Il a contribué à imposer une esthétique essentiellement nord-américaine, portée sur la régression, la violence et la bêtise délibérée, dans le monde de l’art globalisé avant que des figures comme Eli Broad ou François Pinault n’occupent le devant de la scène en favorisant ce même type d’esthétique[5].

Premières monstrations (1988 – 1996)

En 1988, l’exposition Cultural Geometry impose Dakis Joannou comme un collectionneur de premier plan. Elle a lieu à la Maison de Chypre à Athènes et place temporairement la capitale grecque au centre du monde de l’art occidental[6]. Le commissaire Jeffrey Deitch a rassemblé les jeunes artistes états-uniens de la tendance Neo-Geo parmi les plus médiatiques de l’époque (Jeff Koons, Ashley Bickerton, Peter Halley et Meyer Vaisman) depuis que la galeriste Ileana Sonnabend les a présentés dans sa galerie de SoHo à New York en 1986. La scénographie de l’exposition est confiée à l’artiste Haim Steinbach. Dans le parcours de l’exposition sont associées des céramiques grecques et chypriotes de l’époque géométrique (entre 900 et 750 av. J.-C.) et les premières acquisitions de la collection Joannou, vingt-neuf œuvres contemporaines acquises entre 1985 et 1988. Il s’agit ainsi de rapprocher New York, avec les artistes contemporains, et Athènes, avec les céramiques de la pré-Antiquité. Cette exposition contribue à la légitimation symbolique des artistes associés au mouvement Neo-Geo, dont les œuvres constituent alors une part importante de la collection Joannou[7], tout en visant à sortir de l’appellation Neo-Geo et à dégager les œuvres de l’ancrage très états-unien du mouvement, qui apparaît alors comme une simple réaction au courant néo-expressionniste. Pour ce faire, les textes du communiqué de presse et du catalogue de l’exposition[8] confèrent aux œuvres une autre forme de légitimité, double : d’une part l’inscription dans le tropisme (supposé) universel pour les formes géométriques, d’autre part l’inscription dans le monde contemporain (images de produits de consommation high-tech, des techniques de packaging, de publicité et de marketing en vis-à-vis des œuvres dans le catalogue) plutôt que dans l’histoire récente de l’abstraction en art.

En 1989, la DESTE Foundation organise l’exposition Psychological Abstraction, toujours à la Maison de Chypre à Athènes. Dans le catalogue, Dakis Joannou insiste dès les premières lignes de son avant-propos sur les « coordonnées sociales[9] » de l’art. Le but de l’exposition est de dégager les artistes Neo-Geo de leur image d’artistes froids et désincarnés, de leurs liens avec la consommation de masse, pour insuffler l’abstraction d’affects, d’émotion, de psychologie[10], d’où le titre de l’exposition. Pour Cultural Geometry comme pour Psychological Abstraction, des œuvres historiques sont exposées avec les œuvres contemporaines afin de créer une filiation passant pour pertinente sur le plan de l’histoire de l’art, établissant ainsi le sérieux et la respectabilité du collectionneur.

Quelques mois après Cultural Geometry, le jeune bimensuel Galeries Magazine, une publication bilingue en français et en anglais, consacrait une dizaine de pages à la collection de Dakis Joannou, dont était soulignée la « grande influence sur la scène artistique grecque et internationale[11] ». Les photographies illustrant abondamment l’article montraient une maison remplie d’œuvres d’art, presque saturée. Une sculpture horizontale de Donald Judd passait juste entre les fenêtres et le plafond, non loin d’une œuvre de Barbara Kruger. Une Brillo Box de Warhol se tenait entre des plantes vertes. Le buste de Louis XIV en inox de Jeff Koons voisinait avec une toile de James Rosenquist de 1964 et un collage de 1930 de la dadaïste allemande Hannah Höch. Associant des œuvres de périodes et d’esthétiques différentes, l’accrochage domestique de la collection Joannou en 1988, telle qu’elle se donnait à voir publiquement dans les pages d’un magazine, légitimait les œuvres les plus récentes par les pièces historiques avec lesquelles elles dialoguaient – technique de légitimation symbolique classique au demeurant[12]. Enfin, une dernière illustration montre l’œuvre Translation, 1966, de Joseph Kosuth, installée in situ par l’artiste sur un mur extérieur mauve au-dessus de la piscine, de sorte à permettre quelque méditation sur le caractère linguistique et conceptuel[13] de l’art en bronzant ou en nageant le dos crawlé. Ce riche article, à la prose ampoulée, présentait donc déjà en 1988 la collection Joannou comme l’une des meilleures collections d’art contemporain d’Europe, à la fois audacieuse et influente. Le texte se terminait sur un compte rendu de l’exposition Cultural Geometry et une évocation des rapports entre la DESTE Foundation et la collection Joannou mettant en évidence les notions de « circulation » et de « mobilité[14] ». Rien ne laissait encore véritablement présager de l’orientation que prendrait la collection dans le courant des années 1990.

Au début des années 1990, deux expositions majeures confirment la stature internationale de la collection de Dakis Joannou : Artificial Nature en 1990 et Post-Human en 1992. Avec Jeffrey Deitch comme commissaire, elles ont toutes deux, dans le sillage de Cultural Geometry, un retentissement notable[15]. La première, qui a encore lieu à la Maison de Chypre à Athènes, rassemble des figures majeures de l’art contemporain nord-américain : Warhol, Ruscha, Koons, De Maria, Smithson.

Mais c’est son catalogue qui reste dans les mémoires. Conçu par Dan Friedman, il est salué dans la quasi-totalité des critiques de l’exposition. Fortement inspiré par l’esthétique appropriationniste[16], rappelant aussi bien le travail de Richard Prince que celui de Barbara Kruger, l’ouvrage constitue une œuvre à lui seul, mettant en regard photographies, œuvres et textes sur le mode de l’association d’idées. Une telle attention portée au catalogue contribue à imposer la collection Joannou comme originale et incontournable.

Peut-être plus encore, ces catalogues ont vocation à marquer les esprits et à se signaler parmi les propositions les plus originales de la période. En d’autres termes, la collection devient un catalyseur d’innovation pour le monde de l’art contemporain, manière de laisser sa marque dans l’histoire de l’art des années 1990. Lorsqu’une journaliste demande à Jeffrey Deitch si le catalogue ne « dévalorise » pas l’art en raison de la « confusion en mettant sur le même pied les œuvres présentées, des illustrations et des publicités », ce dernier répond que « le catalogue montre comment on peut penser visuellement d’une manière fragmentée[17] ». Le recours à l’ensemble de la culture visuelle dans le catalogue contribue ainsi à relativiser les formes de l’art, tout en créant un objet (le catalogue – livre d’artiste) iconique dans lequel l’œuvre d’art devient un logo reproductible. Un tel objet, autant éditorial que muséal, contribue alors à positionner Dakis Joannou comme un acteur majeur du monde de l’art. Par la création de catalogues originaux, objets théoriques tout autant que futurs objets de luxe, la collection est valorisée au-delà des expositions.

En 1992, Post-Human pose un nouveau jalon. L’exposition constitue sans nul doute l’une des propositions les plus marquantes de la décennie, interrogeant l’obsolescence du corps, l’hybridation et jusqu’au trans-humanisme dans une période marquée par l’incroyable succès populaire de la chirurgie esthétique. L’exposition circule dans plusieurs musées de référence : au Musée d’art contemporain de Lausanne, au Castello di Rivoli à Turin, à la Deichtorhallen à Hambourg et au Israel Museum à Jerusalem. Pour la première fois, la collection personnelle de Dakis Joannou circule largement dans des lieux institutionnels hors de Grèce.

Le tournant de 1996 : art bête et présentisme

En 1996, l’exposition Everything That’s Interesting Is New, à nouveau coordonnée par Jeffrey Deitch, se tient à l’école des Beaux-arts d’Athènes. Pour la première fois la collection Joannou est montrée de manière extensive, et l’exposition se présente d’abord et avant tout comme celle d’une collection privée. La majeure partie des œuvres a été créée entre 1985 et 1995, mais des figures historiques (Duchamp, Picabia et Man Ray), ainsi que les représentants de l’art minimal américain (Judd, Flavin), conceptuel (Kosuth) et corporel (Nauman, Acconci) viennent réinscrire les artistes contemporains dans une histoire de l’art au long cours, comique et cérébrale. Un riche catalogue est édité à l’occasion. Intitulé The Dakis Joannou Collection, il est composé de textes et propos inédits des artistes présents dans l’exposition.

La régression adolescente, l’obscénité sexuelle et la scatologie sont des thèmes qui figurent en bonne place. Sont notamment présentés les mutants des frères Jake et Dinos Chapman (Face Fuck Twin), mannequins d’enfant en fibre de verre, ultra réaliste et à échelle 1/1, portant perruques, tee shirts et chaussures, et dont le nez a évolué en phallus et la bouche en anus. Joannou les affiche ainsi un an avant Sensation qui se tient à la Royal Academy of Arts de Londres en 1997, exposition qui propulsera les Chapman définitivement sur la scène internationale. De Gilbert & George est présentée l’œuvre Flying Shit, issue des Naked Shit Pictures de 1994. Ici les artistes dupliqués sont soit vêtus d’un costume rouge et assis sur un étron, soit nus se tenant debout sur un autre étron volant, dont on ne sait trop s’il s’agit d’une planche de surf ou d’une météorite, d’une référence aux navettes « flying Jenny » utilisées dans l’industrie du textile en Angleterre au XIXe siècle ou au « shit service » des navettes ferroviaires de British Railway. Dans le catalogue, Gilbert & George commentent lapidairement l’œuvre par leur credo habituel : « Nous sommes des artistes modernes. Nous devons concevoir un vocabulaire qui reflète cette époque. Nous ne voulons pas cacher nos faiblesses, nos pratiques sexuelles, nos pensées, nos souffrances, et tout ce qui appartient à l’humanité[18] ».

Animal de Fischli et Weiss est une sorte d’animal gris en polyuréthane, grossièrement exécuté, genre d’hippopotame gonflé à l’hélium, somme toute assez banal et sans intérêt particulier. Elle permet cependant un jeu d’optique : le visage bonhomme de cet animal est visible de l’extérieur, mais également de l’intérieur de l’œuvre. Un trou à l’arrière permet en effet de voir apparaître comme en négatif les yeux, les naseaux et l’orifice buccal de l’animal. Et l’orifice sur lequel il faut se pencher et dans lequel il faut ouvrir grand l’œil pour accéder à cette subtile apparition est à l’évidence un orifice anal, quoique les détails anatomiques ne soient pas soulignés. L’œuvre crée donc une situation particulièrement cocasse : celle de pousser les visiteurs à venir regarder chacun son tour dans le trou du cul de la bête, et surtout à se mettre dans cette posture, non pas tant infamante que ridicule. C’est en effet en voyant les autres visiteurs s’approcher du derrière de l’animal que l’on est conduit, par instinct grégaire, à aller en observer l’anatomie intime. Dans un registre plus sombre, mais non moins scatologique, est présentée Heidi, installation et vidéo résultant d’une performance conjointe de Paul McCarthy et de Mike Kelley, une version cauchemardesque des aventures de Heidi.  Jeff Koons, Robert Gober et Kiki Smith sont également représentés par plusieurs œuvres aux accents régressifs, absurdes ou obscènes, et Meyer Vaisman par une dinde voilée d’une mousseline rouge et affublée d’un substitut de phallus (Untitled Turkey VIII [Fuck Bush], 1992). Dans le catalogue, Jeffrey Deitch signe un texte où il est question de traumatismes collectifs, préférant placer les œuvres exposées sous le signe de la perversité mythologisée de l’enfant plutôt que d’assumer le caractère jouissif et divertissant de la régression à l’œuvre[19].

Avec près d’une centaine d’artistes, Everything That’s Interesting Is New rend la collection Joannou incontournable dans le monde de l’art contemporain. Une critique note dans la revue Frieze que Joannou s’est imposé comme la référence dans l’art de la fin des années 1980 et du début des années 1990, et qu’il est à cette période ce que Panza di Biumo est à l’art minimal et conceptuel des années 1960 et 1970[20] : la figure de collectionneur-mécène la plus marquante. La convocation de Marcel Duchamp, figure tutélaire de l’art contemporain, mérite également d’être soulignée : Joannou expose la version de Fountain en sa possession, qu’il désigne lui-même dans un entretien avec Jeff Koons publié dans le catalogue comme « le vrai commencement » pour « comprendre ce qui se passe aujourd’hui[21] ».

L’exposition de 1996 constitue un tournant. L’année suivante, la DESTE Foundation se dote d’un lieu permanent à Athènes[22], où les manifestations consacrées à la collection vont se multiplier, ainsi que dans des institutions étrangères. La collection Joannou passant pour très (voire trop) américano-centrée dans la réception critique, la DESTE y remédie en élargissant son horizon. En 1998, Global Vision. New Art from the 90s offre un panorama plus international, davantage ouvert à l’Asie, l’Amérique du Sud et au Moyen-Orient, ainsi qu’aux artistes européens et états-uniens issus de minorités ethniques, afro-diasporiques ou afro-descendants. Kara Walker est présente avec ses silhouettes découpées s’adonnant à des scènes de violence parfois sexuelles ou scatologiques, ainsi qu’avec la série de gouaches sur papier de grand format figurant dans la collection Joannou. Chris Ofili est représenté avec deux œuvres de la collection régulièrement montrées depuis : Rodin…The Thinker et Pimping Ain’t Easy (1997). Les œuvres de Chris Ofili ont la particularité de ne pas être accrochées aux murs mais de reposer sur des boules fabriquées à partir d’excréments d’éléphants[23]. L’iconographie est irrévérencieuse, mais elle ne se limite pas à cela puisque le travail d’Ofili consiste en une réappropriation de l’identité noire en Grande-Bretagne. Rodin…The Thinker est une version féminine, noire et aux formes généreuses, voire rebondies, du Penseur de Rodin, en porte-jarretelles. Pimping Ain’t Easy (« Le proxénétisme c’est pas facile ») est un phallus géant humanisé. Des yeux écarquillés, un nez et de grosses lèvres rouges dans la partie sommitale représente littéralement l’expression « tête de nœud », dickhead en bon anglais. Sur le fond de la toile, brillant et recouvert de paillettes, Ofili a collé des photographies de jambes et entre-jambes féminines écartées, découpées dans des magazines érotiques[24]. Ainsi donc, tout en s’ouvrant à de nouveaux profils d’artistes, s’affirme dans la collection Joannou une veine comique, tantôt potache et régressive, tantôt satirique et incisive, parfois les deux à la fois.

En 2000, la DESTE présente deux expositions monographiques consacrées à des artistes que Dakis Joannou collectionne de manière approfondie : Jeff Koons (Jeff Koons. A Millenium Celebration 1979-1999) et Tim Noble et Sue Webster (Masters of the Universe). Dans cette dernière exposition sont montrées des sculptures à l’esthétique kitsch, faites d’ampoules lumineuses rappelant les fêtes foraines. L’entretien qui figure dans le livret de l’exposition s’intitule Talking Rubbish, soit « parler poubelle ».

En 2002, Dakis Joannou présente dans son pays d’origine, Chypre, l’exposition Forever, qui comprend soixante-dix œuvres de sa collection. L’exposition est accompagnée du catalogue Shortcuts, publication sur papier glacé imitant les magazines people, sorte de digest de près de vingt ans d’activité de collectionneur, revenant sur chacune des précédentes expositions de la DESTE. Le communiqué de presse indique que Forever a été conçue comme « un échantillon d’œuvres sélectionnées dans le but de donner au visiteur une idée générale de l’orientation de la Dakis Joannou Collection[25] » et affirme que l’évolution de la collection dans les années 1990 a conduit à des œuvres plus en prise avec le monde, manière de revenir sur la lecture formaliste du mouvement Neo-Geo très présent dans la collection[26]. « La collection privilégie les artistes dont l’œuvre explore des enjeux ayant trait à la vie quotidienne et à l’expérience du monde réel ».

En 2004, à l’occasion des jeux Olympiques d’Athènes, la DESTE organise l’exposition Monument to Now, dans un nouveau bâtiment – une ancienne usine de chaussures – dans le quartier de Nea Ionia. Aux artistes déjà présents dans la collection s’ajoutent plusieurs nouveaux venus qui occupent alors le devant de la scène internationale : Maurizio Cattelan, Urs Fischer et Takashi Murakami. Rapidement, Fischer et Cattelan deviennent des artistes très représentés dans la collection Joannou : Cattelan avec par exemple Frank & Jamie (2002), sculpture naturaliste de deux policiers installés la tête en bas, et Untitled (Manhole) (2001), effigie en cire de l’artiste faisant irruption dans l’exposition par un trou creusé dans le sol et contemplant One Ball Total Equilibrium Tank de Jeff Koons (1985), première œuvre acquise par Joannou : le ballon de basket est en parfait équilibre, au milieu de son aquarium. D’Urs Fischer, qui devient l’une des coqueluches du marché et des biennales au cours des années 2000, on trouve trois œuvres de 2003 dont What If the Phone Rings, bougies géantes figurant des personnages féminins grossièrement exécutés, fondant pendant l’exposition.

« From Plato to Go-Go[27] »

À partir de 2005, plusieurs expositions dans des institutions muséales d’envergure internationale marquent une étape supplémentaire dans le processus de mise en visibilité de la collection Joannou. Une partie de la collection est exposée à Paris au Palais de Tokyo (Translation, commissariat Nicolas Bourriaud, Marc Sanchez et Jérôme Sans, 2005), au MUMOK et à la Kunsthalle de Vienne (Traum und Trauma, commissariat Edelbert Köb, Gerald Matt and Angela Stief, 2007), et au New Museum à New York (Skin Fruit, commissariat Jeff Koons, 2010).

Pour Skin Fruit, un nombre conséquent d’œuvres de Maurizio Cattelan, Urs Fischer et Paul McCarthy est alors présenté au public, faisant de ces artistes, avec Koons, les emblèmes de la collection Joannou. Les thèmes sexuels et scatologiques sont aussi importants, si ce n’est plus, que dans les précédentes expositions. De Paul McCarthy figurent ainsi deux sculptures, Untitled (Jack), buste masculin en silicone rouge au nez très littéralement phallique et Paula Jones, œuvre consistant en une table sur laquelle des personnages animalisés à l’effigie du président des États-Unis Bill Clinton[28] se livrent à une ébauche d’orgie. Plusieurs œuvres de Kiki Smith et Chris Ofili déjà mentionnées sont à nouveau présentées ; Tim Noble et Sue Webster dévoilent une nouvelle sculpture sur le modèle du théâtre d’ombre, Black Narcissus, 2006, constitué d’un amas de phallus noirs de différentes tailles, d’un grand naturalisme comme en témoignent leurs contours abondamment veinés.

L’exposition Skin Fruit a eu mauvaise presse. Dans le New York Times, Roberta Smith éreinte l’exposition : « Parmi les nombreux bémols, je mentionnerai les sculptures de Paul McCarthy et de l’équipe Tim Noble et Sue Webster pour leur caractère désagréable plus que gratuit[29] ». Parmi les multiples critiques, certaines font état d’une exposition exclusivement centrée sur des « bad-boy works[30] ». Un critique parle d’une collection « d’art de mâle alpha[31] ». Le titre de l’exposition, que l’on peut traduire par « peau de fruit » en français, a des connotations charnelles. Mais l’anglais skin fruit rappelle phonétiquement skin flute, expression fort imagée désignant le membre masculin. Cette thématique, omniprésente dans l’exposition comme dans les critiques qui s’élèvent alors dans la presse, suscitent la création d’une performance de l’artiste David Livingston, caricaturant à peine l’esthétique dominante de Skin Fruit : affublé d’un pénis factice surdimensionné, l’artiste cherche à déambuler dans l’exposition, mais se voit refuser l’entrée par les agents de sécurité, sommé de laisser son volumineux déguisement au vestiaire.

L’étude de la réception critique de l’exposition révèle que même si c’est d’abord Jeff Koons qui est visé – l’article du Village Voice est ainsi plaisamment sous-titré « Here you go, folks – a guide to Jeff Koons’s New Museum sausage party[32] », le collectionneur n’est pas en reste. À partir de 2010, il est plus commun de lire dans la presse que Dakis Joannou collectionne d’abord et avant tout les grandes stars de la provocation facile, comme en témoigne l’article de Christopher Mooney dans Art Review au titre éloquent : « From Plato to Go-Go[33] ». On y lit notamment que « dans le genre ‘‘épater le bourgeois’’, l’exposition présente la dose requise de caca et de sperme[34] ». Si, comme on vient de le montrer, il est certain que la promotion d’une esthétique de la régression comique a été opérée par les différentes monstrations d’œuvres de la collection Joannou, on peut cependant poser un autre type de question : le recours à un artiste phare de la collection Joannou et star du marché de l’art, Jeff Koons, pour assurer le commissariat d’une exposition au New Museum, ne constitue-t-il pas une manière de détourner l’attention du profit à la fois économique et symbolique que le collectionneur, par ailleurs membre du Board of Trustees du musée, est alors susceptible de tirer de l’opération ?

Alors que s’impose cette esthétique pop-trash, la DESTE Foundation développe une nouvelle activité de publication. La série 2000 words, conçue par le critique et commissaire Massimiliano Gioni et débutée en 2013, consiste en des monographies consacrées à des artistes de la collection Joannou : Urs Fisher, Robert Gober, Chris Ofili, Tim Noble & Sue Webster, entre autres. Chaque numéro comporte un essai critique et une étude des différentes œuvres de l’artiste figurant dans la collection. Ces ouvrages ont donc une fonction de promotion et de mise en valeur intellectuelle de la collection de Dakis Joannou.

À cette activité éditoriale s’ajoutent les revues publiées par Maurizio Cattelan avec le soutien financier de la DESTE, notamment les quatre premiers numéros de Toilet Paper. Lancée en 2010, la revue consiste en une succession de collages d’images trouvées sur Internet, entre collages surréalistes et couvertures du magazine Hara-Kiri, provoquant souvent malaise ou rejet en raison du profond mauvais goût des associations.

Conclusion : jouer au barbare atlantiste

Les choix profondément atlantistes de Dakis Joannou – les artistes qu’il collectionne et met en avant demeurent principalement états-uniens – sont la marque d’une prise de position dans le paysage culturel grec. Il laisse ainsi planer le doute quant au sens de sa démarche : pure provocation culturelle, dans une société marquée par un anti-américanisme ancien (la Dictature des Colonels entre 1967 et 1974 est largement permise par le soutien de la CIA) ou modernisation de la scène artistique à marche forcée ? La Grèce compte de grandes dynasties de collectionneurs : les Goulandris collectionnent l’art des Cyclades, les Niarchos, les Onassis sont des armateurs dont les noms sont associés aux principaux musées et centres culturels d’Athènes. Ils incarnent une réussite sociale grecque cultivée, s’exprimant dans des choix de collectionneurs allant de l’époque mycénienne à l’impressionnisme français, parfois à la peinture de la première moitié du XXe siècle. Le Centre de Recherche sur l’Art Classique et Byzantin de l’université d’Oxford[35] porte le nom de Stelios Joannou, père de Dakis Joannou. Dans ce contexte, Dakis Joannou semble se délecter à jouer le rôle du barbare : lui qui fait construire des hôtels et des supermarchés géants dans le golfe persique affecte de ne connaître que l’art le plus occidental et le plus capitaliste – Koons est l’artiste de la collection Joannou par excellence. Ce rapport à l’Amérique capitaliste, vulgaire et philistin du point de vue des dynasties de collectionneurs grecs philanthropes et distingués, est donc une manière de se positionner dans un champ culturel déterminé.

La mise en visibilité progressive de la Collection Joannou est allée de pair avec l’acquisition d’une position très puissante dans le monde de l’art contemporain international. Joannou a donné le ton au monde de l’art contemporain et a notamment contribué à l’acceptation, la banalisation et la légitimation d’un art comique, grossier, de mauvais goût, parfois délibérément bête[36], et en tous les cas le plus ostensiblement états-unien qu’il soit. Mais il l’a fait apparemment sans avoir l’ambition de le faire. Des entretiens ressortent une bonhomie et un plaisir simple mâtiné de fierté à montrer ses nouvelles acquisitions. « Nous sommes plus des promoteurs que des historiens de l’art. Nous ne cherchons pas à prendre du recul, à nous poser en musée[37] », insistait en 1988 Jeffrey Deitch à propos de Joannou et de lui-même. Mais l’importance prise depuis par la collection Joannou et sa diffusion dans les plus grandes institutions internationales d’art contemporain font résonner étrangement cette affirmation : en ne se posant pas en musée tout en obtenant l’onction des musées, les promoteurs, sans être historiens d’art, ont définitivement contribué à l’écriture de l’histoire de l’art du temps présent.

 

Notes

[1] Moulin R., « Les collectionneurs d’art contemporain. La confusion des valeurs », Passions privées. Collections particulières d’art moderne et contemporain en France, cat. exp., Paris, Musée national d’Art moderne, 1995, p. 66.

[2] Dakis Joannou est membre du Board of Trustees du New Museum à New York, du Committee on Painting and Sculpture du MoMA, de l’International Directors’ Council du Guggenheim, ainsi que de l’International Council de la Tate Gallery et du conseil d’administration de la Serpentine Gallery à Londres.

[3] Jeffrey Deitch, cité par Sonia Papa, « Dakis Joannou », Galeries Magazine, octobre-novembre 1988, p. 119.

[4] Il s’agit essentiellement de revues de presse et de documents relatifs à l’organisation des expositions (plans de salles, photographies, notices, éléments de communication). Les documents financiers ou relatifs aux échanges commerciaux n’étaient pas accessibles dans les archives, qui sont celles de la fondation (qui n’est pas propriétaire des œuvres) et non les archives de la collection personnelle de Joannou.

[5] Sur la place des musées privées et la promotion d’un art délibérément bête, voir Labar M., « L’ambition des musées privés au XXIe siècle : The Broad et la Collection Pinault », Histoire de l’art, n° 84-85, 2020, p. 155-168. Pour une étude comparée des mises en visibilité des collections de Dakis Joannou, Eli Broad et François Pinault, voir Labar M., « The New Discourses of the New Museums. Dakis Joannou, François Pinault, Eli Broad », Chassagnol A., Marie C. (éd.), Museums in Literature. Fictionalising Museums, World Exhibitions, and Private Collections, Turnhout, Brepols, 2022, p. 213-225, ainsi que Labar M., La gloire de la bêtise. Régression et superficialité dans les arts depuis la fin des années 1980, Dijon, Les presses du réel, à paraître (en particulier chap. 5 « Collectionnisme. Les collectionneurs-prescripteurs d’art bête »).

[6] La réception critique dans les principales revues d’art contemporain en témoigne : Morgan S., « School of Athens », Artscribe International, mars-avril 1988, p. 9 ; Mantegna G., « Cultural Geometry », Tema Celeste, n° 15, mars-mai 1988, p. 81 ; Albertazzi L., « Cultural Geometry », Arte Factum, avril-mai 1988, p. 42-43.

[7] Koons J., One Ball in Total Equilibrium (1985) et les aspirateurs de la série The New (1979-1980) ; Vaisman M., The Whole Public Thing, 1986, un socle carré de 177 cm par 177 cm et 45 cm de haut sur lequel sont disposées quatre lunettes de toilettes ; Peter Halley, Two Cells with Circulating Conduits, 1987, acrylique et peinture fluorescente sur toile ; Ashley Bickerton, Abstract Painting for People #5 (BAD), 1986. Sont également présentées des œuvres d’autres artistes associés au Neo-Geo : Wallace et Donahue, Allan McCollum et John Armleder.

[8] Cultural Geometry, cat. exp., Athènes, Fondation DEKA, House of Cyprus 1988.

[9] Dakis Joannou dans Psychological Abstraction, cat. exp., Athènes, Deste Foundation, 1989, n. p. : « We are in the midst of a revolutionnary period which is redefining, in a highly dynamic manner, the function of the factor ‘‘art’’ through its social coordinates ».

[10] Psychological Abstraction, cat. exp., Athènes, Deste Foundation, 1989, n. p. : « Contrary to the widespread perception of much of the new art as ‘‘cool’’ and ‘‘austere’’ as opposed to the hot brushwork of the Neo-Expressionists, most of the best new art, despite its outwardly cool appearance, is even more deeply psychologically and emotionaly charger ».

[11] Papa S., « Dakis Joannou », Galeries Magazine, octobre-novembre 1988, p. 156.

[12] Sur les processus de légitimation symbolique et le recours à l’histoire de l’art comme « police d’assurance » pour les œuvres actuelles, voir Graw I., High Price, Art between the Market and Celebrity Culture, New York ; Berlin, Sternberg Press, 2010, en part. p. 19.

[13] Manière supplémentaire d’inscrire les artistes Neo-Geo, alors également désignés comme « néo-conceptuels » dans l’héritage de l’art conceptuel canonique.

[14] Papa S., « Dakis Joannou », Galeries Magazine, octobre-novembre 1988, p. 160 : « Le sens de la flexibilité et la mobilité de la collection demeurent un point très essentiel. En circulation et en changements permanents à l’intérieur de la maison ainsi qu’au-dehors, la collection déborde de ses limites fonctionnelles pour remplir le but culturel et les orientations de la Fondation Deste. Une grande partie voyage constamment, prêtée à de grandes expositions internationales itinérantes ».

[15] Voir notamment « Jeffrey Deitch: Interview », Flash Art International, vol. XXIII, n° 153, été 1990, p. 68-69.

[16] Appellation désignant les artistes qui, à la fin des années 1970, souvent soutenus par la revue October contre les représentants de la peinture néo-expressionniste, pratiquent l’appropriation, la citation ou le détournement d’images issues des mass-médias. L’expression « Pictures Generation » est également employée après que le critique et historien d’art Douglas Crimp organise en 1977 l’exposition Pictures (Artists Space à New York). Voir également The Pictures Generation, 1974-1984, cat. exp., New York, Metropolitan Museum of Art, 2009.

[17] Papa S., « Dakis Joannou », Galeries Magazine, octobre-novembre 1988, p. 146.

[18] Everything That’s Interesting is New: The Dakis Joannou Collection, cat. exp., Athènes, School of Fine Arts « The Factory » ; Copenhague, Museum of Modern Art ; New York, Guggenheim Museum Soho, 1996, p. 108-109.

[19] Deitch J., « Truth in Advertising », Everything That is Interesting is New: The Dakis Joannou Collection, cat. exp., Athènes, School of Fine Arts « The Factory »…, 1996, p. 13-22.

[20] Janus E., « Everything That’s Interesting is New: the Dakis Joannou Collection », Frieze, juin-juillet-août 1996, p. 76 : « Joannou was in the process of building a collection of art from the late 80s that would rival in scale, breath and focus the collection of Minimal and conceptual art formed in the 1970s by Guiseppe Panza di Biumo ».

[21] Joannou D., « Dakis Joannou and Jeff Koons », Everything That’s Interesting is New: The Dakis Joannou Collection, cat. exp., Athènes, School of Fine Arts « The Factory »…, 1996, p. 291 : « To understand what’s happening now, you really have to look at the history and see where it all started. Duchamp’s FOUNTAIN, that’s really the beginning ».

[22] Il s’agit d’une ancienne usine à papier réaménagée par l’architecte Christian Hubert dans le quartier athénien Neo Psychico.

[23] La portée est satirique et politique : Ofili prend ainsi le contre-pied du regard porté jusque-là sur l’Afrique et les artistes africains en Grande-Bretagne.

[24] Ofili raconte qu’il travaillait dans le red district du quartier de King’s Cross et qu’au petit matin dans les rues, il y avait tous ces vestiges des activités nocturnes faussement glamour (prostitution triste et glauque contrecarrée par les paillettes). Il s’agit pour lui d’une manière de mettre sous les yeux du visiteur au musée des éléments rebutants, dont on évite généralement de s’approcher. Il a découpé ces personnages dans les magazines les plus obscènes et c’est justement pour cela qu’il les recolle : pour les mettre en évidence et choquer. Le phallus géant est encore une fois une manière de faire référence au mythe (et stéréotype populaire) du Noir au sexe surdimensionné.

[25] Accessible en ligne sur le site internet de la DESTE, comme tous les communiqués de presse d’exposition : https://deste.gr/exhibition/forever/ (consulté en novembre 2022).

[26] Ibid. : « These artists are less interested in the cool formalism and sharply polished corporate aesthetics of the eighties and more concerned with matters of personal or collective identity, the self, multi-cultural and gender politics, and the issue of inter-disciplinarity ».

[27] Mooney C., « From Plato to Go-Go », Art Review, n° 39, mars 2010, p. 110-113.

[28] D’où le titre de l’œuvre : Paula Jones avait accusé l’ancien président des États-Unis de harcèlement sexuel. S’en était suivi un procès fortement médiatisé.

[29] Smith R., « Anti-Mainstream Museum’s Mainstream Show », The New York Times, 4 mars 2010, en ligne : https://www.nytimes.com/2010/03/05/arts/design/05dakis.html (consulté en novembre 2022) : « The low points are many. I’ll mention the sculptures of Paul McCarthy and the team of Tim Noble and Sue Webster for their gratuitous nastiness ».

[30] Mooney C., « From Plato to Go-Go », Art Review, n° 39, mars 2010, p. 111.

[31] Viveros-Fauné C., « Review: In the Money », The Village Voice, 24-30, mars 2010, p. 32 : « A collection of alpha male art ».

[32] Ibid.

[33] Mooney C., « From Plato to Go-Go », Art Review, n° 39, mars 2010, p. 110-113 : « Dakis idea of what’s good seems principally focused on the brashest bad-boy works of Robert Gober, Urs Fischer, Chris Ofili, Paul Chan, Richard Prince, Maurizio Cattelan, Kiki Smith and especially Jeff Koons ». Le titre de l’article fait sans doute référence à l’autre exposition de la collection de Dakis Joannou qui a lieu en même temps que Skin Fruit, à la Deste Foundation à Athènes, Alpha Omega, dont Massimiliano Gioni est commissaire. Le catalogue, qui a l’apparence d’un livre cartonné pour enfant, s’ouvre sur une citation d’une pleine page du Timée de Platon.

[34] Mooney C., « From Plato to Go-Go », Art Review, n° 39, mars 2010, p. 110-113 : « The show also features the requisite dose of épater le bourgeois caca and cum ».

[35] Stelios Ioannou School for Research in Classical and Byzantine Studies at the University of Oxford.

[36] Voir Labar M., La gloire de la bêtise. Régression et superficialité dans les arts depuis la fin des années 1980, Dijon, Les presses du réel (à paraître).

[37] Papa S., « Dakis Joannou », Galeries Magazine, octobre-novembre 1988, p. 119.

 

Pour citer cet article : Morgan Labar, "La mise en visibilité de la collection Dakis Joannou : un enjeu pour l’écriture de l’histoire de l’art contemporain globalisé", exPosition, 6 décembre 2022, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles7/labar-collection-dakis-joannou/%20. Consulté le 13 octobre 2024.

Exposer des peintures murales médiévales : l’exemple du parcours d’art roman du Museu Nacional d’Art de Catalunya (Barcelone)

par Sophie Ducret

 

Sophie Ducret est doctorante en histoire de l’art médiéval à l’Université Paul-Valéry de Montpellier sous la direction de Géraldine Mallet. Ses travaux portent sur le processus de la commande artistique aux âges romans (XIe-XIIIe siècle) à travers l’étude des peintures murales conservées dans la région Occitanie-Pyrénées-Méditerranée. Elle s’intéresse également à l’histoire récente et à l’historiographie de ces décors peints en France et en Catalogne. —

 

Le Museu Nacional d’Art de Catalunya de Barcelone (MNAC), installé depuis 1934 au Palau Nacional de Montjuïc, trouve son origine dans l’extrême fin du XIXe siècle. L’ambition première de la Junta de Museus i Belles Arts[1], instaurée par la municipalité en 1902, était de proposer un vaste panorama, une vitrine, de la création artistique catalane du Moyen Âge à l’époque contemporaine. Aujourd’hui encore, si cette diversité chronologique est respectée, le parcours d’art roman constitue le « vaisseau amiral » du MNAC. En effet, les peintures murales présentées constituent une des collections les plus importantes au monde et contribuent largement à la renommée du musée. En 1994, d’après Xavier Barral i Altet, alors directeur de l’institution, environ 400 m linéaires de décor peint étaient conservés[2]. Dès les années 1920, ces fresques furent, pour la plupart, détachées de leur support originel, transférées à Barcelone et replacées sur des absides en bois construites à cet effet. L’objectif était, d’une part, d’assurer la sauvegarde et la conservation de ces peintures et, d’autre part, de montrer au public cet aspect du patrimoine catalan alors méconnu. La singularité matérielle des pièces exposées, les absides reconstituées, ainsi que cette volonté de diffusion du savoir déterminent fortement les choix muséographiques opérés au sein du parcours d’art roman.

La constitution de la collection : origines, débats et développement[3]

Le regain d’intérêt pour l’art du Moyen Âge en Catalogne avant la fin du XIXe est lié à une volonté de sauvegarder le patrimoine qui, comme dans toute l’Europe, correspondait à un réveil des consciences nationales. À ce propos, Antoni Aulèstia i Pijoan (1849-1908), historien et auteur, écrit : « une génération qui conserve les œuvres d’art anciennes, qui essaie de les restaurer et de les conserver, inspire à tout un chacun une leçon de patriotisme qui est la base du progrès moral[4] ».

En 1902, la municipalité de Barcelone créa la Junta de Museus i Belles Arts, chargée de mener une politique active d’acquisition et d’établir des inventaires des œuvres conservées sur le territoire catalan. Cette institution comptait parmi ses membres des personnalités issues du domaine artistique, comme l’architecte Josep Puig i Cadafalch (1867-1956). L’Institut d’Estudis Catalans, créé en 1907 à Barcelone, était, de son côté, chargé d’étudier et de promouvoir la culture catalane à travers ses composantes identitaires, comme la langue, la production artistique, l’archéologie ou encore les coutumes populaires. Il menait aussi des campagnes d’inventaire, à l’occasion d’expéditions organisées au quatre coins de la Catalogne. C’est au cours de ces missions que furent découverts les premiers grands ensembles de peintures murales romanes, comme celui de Sant Climent de Taüll, derrière des retables gothiques ou sous plusieurs couches de badigeon[5]. Pour étudier ces décors et les faire connaître au public, l’Institut d’Estudis Catalans fit réaliser des copies à l’aquarelle, inspirées de l’expérience française[6]. Un premier recueil de reproductions fut publié en 1912[7].

La Junta de Museus i Belles Arts, réorganisée en Junta de Museus de Barcelona en 1907, s’inquiéta de la conservation de ces fresques. En effet, les moyens financiers de ces petites églises rurales ne permettaient pas d’assurer l’entretien des décors peints. De plus, si les initiatives en faveur de la protection du patrimoine se multipliaient, l’arsenal juridique en la matière était plutôt faible, voire inexistant. La demande d’œuvres médiévales sur le marché de l’art augmentait considérablement. En 1919, lors d’une expédition de Joaquim Folch i Torres (1886-1963), alors directeur de la Junta, il est apparu que les fresques de Santa Maria de Mur avaient été vendues par l’évêché et déposées à l’initiative de l’antiquaire autrichien Ignasi Pollack (1878-1946). Ce dernier fit appel à l’équipe de Franco Steffanoni (1870-1942), issu d’une famille de restaurateurs du nord de l’Italie et grand spécialiste de la technique de la dépose des fresques. Ignasi Pollack céda le décor au collectionneur Lluís Plandiura i Pou (1882-1956) qui, à son tour, le vendit en 1921 au Museum of Fine Arts de Boston, où il est toujours visible aujourd’hui[8].

La Junta de Museus décida alors de se porter elle-même acquéreur de peintures murales romanes, qu’elle fit déposer par l’équipe de Franco Steffanoni et transférer systématiquement à Barcelone. Cette décision ne fut pas prise sans débats. En effet, certains de ses membres, comme Josep Puig i Cadafalch, s’opposaient à ces méthodes pour privilégier une conservation in situ. Toutefois, face aux risques entraînés par l’absence de lois protégeant de l’exportation ce patrimoine, la Junta procéda dès 1920 à ces campagnes de dépose.

Le déroulement de l’opération, aujourd’hui bien documenté et connu, était alors tenu secret par les équipes de Franco Steffanoni. La principale difficulté résidait dans la fragilité des œuvres. Après une étude des ensembles visant à mettre au jour des retouches et des repeints postérieurs, les peintures murales étaient nettoyées pour assurer une adhérence optimale de la couche picturale au support (Fig. 1). Les motifs étaient cernés de façon cohérente, afin d’éviter une découpe maladroite (au milieu d’un visage, par exemple). Des toiles, principalement en coton, étaient trempées dans une colle chaude soluble à l’eau, appliquées et encollées sur la surface à déposer, formant ainsi une « croûte ». Cette étape pouvait être répétée jusqu’à trois fois, afin d’assurer un arrachage intégral et la protection de la couche picturale pendant le transport. Les équipes procédaient ensuite à la dépose à l’aide d’une simple spatule. Au fur et à mesure de leur progression, de haut en bas, le support était enroulé. Les précieux rouleaux furent acheminés vers Barcelone dans des coffres en bois, à dos de mule, en camion et en train. Intervenait ensuite le transfert à l’envers des peintures sur un nouveau support et le retrait des toiles encollées. Enfin, la couche picturale était clouée sur des absides en bois construites pour l’occasion en respectant les mesures originelles. Pour une bonne adaptation aux structures, les peintures ont pu être retaillées et les lacunes comblées. En effet, si les absides sont bâties à l’échelle, les diverses irrégularités du mur ne sont pas prises en compte.

 

Fig. 1 : Nettoyage des peintures en vue de leur dépose (date et lieu non connus).
(source : http://www.museunacional.cat)

Les campagnes de dépose se poursuivirent tout au long des années 1920 et 1930. Quelques cas sont à signaler entre 1950 et 1960, même s’ils sont plus rares[9]. La collection d’art roman du musée s’enrichit également grâce à des donations, des legs et à l’achat de pièces détenues par des collectionneurs privés issus de la bourgeoisie industrielle catalane, dont l’activité est très importante à partir de la fin du XIXe siècle[10]. À ce titre, l’acquisition de la collection de Lluís Plandiura i Pou par le musée en 1932, comptant 1869 œuvres de toutes les époques, est une des plus importantes opérations de ce genre[11].

La présentation au public : de la Ciutadella au Palau Nacional

Avant d’être présentées au public au Palau Nacional, les peintures murales déposées étaient visibles dès 1924 au musée d’art et d’archéologie hébergé à la Ciutadella (Fig. 2). Cet ancien arsenal accueillait des collections depuis le début du XXe siècle. Si la présentation et le parcours ont été encensés par la presse[12], ils furent très durement jugés par Joaquim Folch i Torres, directeur général des musées de Barcelone depuis 1920[13]. Le nombre d’œuvres exposées était trop important, ce qui instaurait une grande confusion dans la présentation. Le principal problème résidait dans le bâtiment même, non conçu pour accueillir une collection muséale. L’édifice militaire fut converti d’abord en palais royal, mais les travaux furent interrompus. Deux nefs latérales furent construites pour agrandir le bâtiment à l’initiative de la Junta de Museus. Ces extensions ne convenaient pas aux attentes de Folch i Torres en matière de muséographie[14]. La lumière naturelle non filtrée qui pénétrait dans les salles était jugée excessive. De plus, l’environnement urbain dans lequel se trouvait le musée, le parc de la Ciutadella, était très humide. L’édifice subit des infiltrations d’eau. Joaquim Folch i Torres rapporta même qu’à cause de la mauvaise disposition des gouttières, les jours de fortes pluies, les salles pouvaient être inondées jusqu’à 70 cm[15]. Enfin, l’organisation intérieure rendait difficile la mise en place des expositions, à cause de la hauteur des plafonds et de l’absence de cloisons sur lesquelles suspendre des œuvres ou adosser des vitrines. Si le jugement de Joaquim Folch i Torres était très sévère, on considère aujourd’hui que le parcours du musée de la Ciutadella était innovant car il s’éloignait des présentations en cours à l’époque, caractérisées par une accumulation du nombre de pièces présentées[16].

 

Fig. 2 : Vue du Musée d’Art et d’Archéologie, la Ciutadella (date non connue).
(source : http://www.museunacional.cat)

L’organisation de l’Exposition internationale à Barcelone en 1929 fut l’occasion de moderniser la ville et de construire de nombreux édifices, parmi eux le Palau Nacional de Montjuïc (Fig. 3). Symbole de la ville, il devait accueillir des œuvres d’art catalanes médiévales, modernes et contemporaines. À la suite de l’Exposition internationale, la municipalité exprima le souhait de pérenniser ces lieux d’expositions pour ne pas les laisser vacants. Le Palau Nacional dut tout de même subir des travaux pour pouvoir accueillir une collection permanente[17]. Il fut décidé également d’atténuer certains ornements intérieurs, de façon à ce que le regard se concentre uniquement sur les œuvres exposées. Le Museu d’Art de Catalunya au Palau Nacional fut inauguré en 1934, après un déménagement des absides à travers la ville que l’on imagine mouvementé.

 

Fig. 3 : Le Palau Nacional de Montjuïc aujourd’hui.
(source : http://www.museunacional.cat)

Dès lors, le parcours d’art roman fut organisé de façon chronologique en ouvrant sur les peintures murales de l’abside de Sant Quirze de Pedret, considérées comme les plus anciennes de la collection. L’objectif était de présenter au public les évolutions stylistiques en déroulant le fil de l’histoire de l’art. Quinze exemples de décors peints étaient présentés conjointement à des devants d’autels peints, provenant pour la plupart de la collection Plandiura, et à des sculptures. Entre 1937 et 1942, les œuvres quittèrent le Palau Nacional pour les protéger des désastres causés par la guerre civile espagnole. Elles furent d’abord entreposées à Olot, au pied des Pyrénées. Par ailleurs, l’exposition d’art catalan à Paris entre 1937 et 1939, d’abord au Jeu de Paume puis au château de Maisons-Laffitte, contribua au rayonnement de la collection et du musée à l’international. Les peintures revinrent au Palau Nacional en 1939 et les salles rouvrirent au public en 1942[18].

Le parcours fut remanié au cours des années 1970. L’édifice ferma ses portes en 1990 pour une complète refonte sur la base du projet de l’architecte italienne Gae Aulenti. Le nouveau parcours d’art roman fut inauguré en 1995 et ajusté par la suite entre 2010 et 2011[19]. La visite telle qu’elle se déroule actuellement est le produit de ces modifications.

L’actuel parcours d’art roman du MNAC

Seize salles de différentes dimensions sont aujourd’hui consacrées aux œuvres médiévales dans l’aile nord du Palau Nacional (Fig. 4). Le parcours suit toujours un ordre chronologique, même si quelques « entorses » ont été commises. Par exemple, les peintures de l’absidiole nord de Sant Quirze de Pedret datées de la fin du XIe ou du début XIIe siècle se trouvent dans la salle 2, après celles de l’abside de Sant Pere de la Seu d’Urgell du second quart du XIIe siècle exposées dans la première salle. Ce choix, qui ne compromet pas la compréhension globale du spectateur, permet de présenter d’emblée un ensemble imposant selon un principe de hiérarchie des œuvres déterminé par les conservateurs[20].

Fig. 4 : Plan du rez-de-chaussée du Palau Nacional. En orange : les salles du parcours d’art roman.
(source : http://www.museunacional.cat)

Dès le début de la visite, la différence d’ampleur entre les allées du musée, débouchant sur l’immense salle ovale richement ornée, et l’atmosphère épurée et feutrée des salles du parcours d’art roman interpelle. Cette ambiance conduit à se focaliser seulement sur les œuvres. En effet, les salles sont plongées dans la pénombre, évoquant l’intérieur d’une église romane, et les murs sont peints en blanc ou gris. Seules les peintures sont éclairées. La direction de la lumière varie en fonction des ensembles, pour adapter au mieux l’illumination des fragments.

Le cloisonnement du parcours ne permet pas la déambulation : un seul chemin est possible. Ce tracé, qui semble traduire une ambition encyclopédique de la présentation, pourrait paraître monotone. La visite est toutefois rythmée par des « temps forts » comme les peintures de Sant Joan de Boí (salle 2), Sant Climent de Taüll (salle 7) ou Santa Maria de Taüll (salle 9), pièces maîtresses de la collection d’art roman.

La signalétique est plutôt discrète. Chaque objet exposé est accompagné d’un cartel reprenant le nom de l’œuvre, sa provenance et la technique de réalisation. Quelques textes plus longs livrent une synthèse sur un point précis d’iconographie ou de style, comme dans la salle 12 consacrée au « style 1200 ». On pourrait regretter cette faiblesse du discours, mais force est de constater qu’elle conduit le visiteur à se confronter directement à l’objet et à se consacrer à l’observation de ce dernier. Les audioguides proposent des commentaires détaillés[21].

Même s’il est aujourd’hui indéniable que les opérations de dépose ont permis la sauvegarde des fresques, la décontextualisation de ces ensembles peints est regrettable[22]. Le manque d’informations historiques, architecturales ou encore archéologiques, relatives aux édifices d’origine est dommageable. En effet, ces décors peints ayant été conçus dans un cadre précis, ces lacunes sont autant de clefs pour la compréhension de ces ensembles qu’il manque au public. Le rapport avec les monuments d’origine est un axe de recherche important pour le MNAC[23]. L’institution s’est investie dans des projets d’envergure, comme Pantocrator[24], dont la finalité est la reconstitution des peintures, en proposant notamment une réflexion sur l’emplacement de certains fragments, et la projection de l’ensemble dans l’église. Toutefois, aucune information n’est délivrée à ce propos au public du musée.

Parfois, cette décontextualisation des peintures et la dispersion des décors rendent la lecture difficile pour le grand public et limitent leur connaissance. L’exemple des fresques de Sant Esteve d’Andorra la Vella, considéré parfois comme un hapax[25], est assez parlant. L’ensemble a été déposé vers 1927, puisque l’historien de l’art Josep Gudiol i Cunill signale sa présence à Barcelone à cette date[26]. Les peintures murales conservées de cette église proviennent de l’absidiole nord et de l’abside principale. Dès sa dépose, le décor de l’abside principale de Sant Esteve d’Andorra a été présenté en panneaux individuels. Le cycle est donc aujourd’hui un « puzzle », divisé en sept « tableaux ». L’histoire récente de ces peintures n’est pas expliquée au public. L’ensemble de ces fresques fut acheté, à une date incertaine[27], par le collectionneur Ròmul Bosch i Catarineu (1894-1936) issu de l’industrie textile. Lorsque l’onde de choc de la crise économique des années 1930 se propage en Europe, il est contraint de souscrire un prêt auprès de la Generalitat de Catalunya pour éviter la fermeture de ses usines. Les conditions du prêt l’obligent à déposer au MNAC certaines pièces de sa collection, qui comptait pas moins de 2535 objets de l’Antiquité à l’Époque Moderne, dont certains éléments provenant de l’église andorrane. Il garde en sa possession certains panneaux provenant de l’abside. L’entreprise de Ròmul Bosch i Catarineu est rachetée dans les années 1950 par Julio Muñoz Ramonet (1912-1991), qui doit décider du sort des œuvres placées en garantie du prêt octroyé à son prédécesseur par la Generalitat de Catalunya. S’il en récupère certaines, les fresques de Sant Esteve d’Andorra placées en dépôt sont définitivement données au musée. Trois panneaux demeurent la propriété des descendants de Ròmul Bosch i Catarineu. Ces derniers en cèdent un à José Luís Várez Fisa (1928-2014). L’œuvre fait partie d’une grande donation concédée par ce dernier au Museo Nacional del Prado de Madrid en 2013[28]. Le cycle de peintures murales de Sant Esteve est donc dispersé en trois lieux, à savoir le MNAC, la collection privée des descendants de Rómul Bosch i Catarineu et le Museo Nacional del Prado. Les éléments conservés au MNAC sont en partie exposés dans la salle 12 (Fig. 5), consacrée au « style 1200 »[29]. L’exposition en panneaux individuels des éléments provenant de l’abside principale limite la compréhension de l’ensemble, dans la mesure où une partie infime du décor est présentée. Pour une meilleure compréhension du programme pictural de Sant Esteve d’Andorra et une visibilité accrue pour le visiteur, une reconstitution virtuelle constituerait une bonne solution. Un montage photographique des parties basses de l’abside principale a été publié[30] mais il n’est que partiel, car certains éléments n’ont pas été pris en compte.

Fig. 5 : Les peintures de Sant Esteve d’Andorra la Vella (salle 12).
(source : http://www.museunacional.cat)

Il convient toutefois de noter qu’une mise en contexte liturgique des peintures murales est proposée. En effet, elles sont, à plusieurs reprises, associées dans leur présentation à des devants d’autel peints ou à des sculptures en bois. Cependant, les pièces ne proviennent pas toujours de la même église. Ainsi, les fresques de l’église Sant Pere de Sorpe sont exposées conjointement dans la salle 11 au groupe sculpté de la Descente de croix provenant de Santa Maria de Taüll. L’objectif est de montrer aux visiteurs la relation entre les médiums artistiques au Moyen Âge — ici peinture et sculpture sur bois — et de lui donner un aperçu des aménagements liturgiques.

L’histoire récente de la collection est une composante importante du parcours. Le public y est déjà sensibilisé dès sa venue au MNAC : le Palau Nacional est un édifice appartenant à l’histoire de la Catalogne et le monument à lui seul mérite une visite. Dans les salles, la structure originelle du bâtiment est encore en partie visible, et, si les ornements ont été atténués, les plafonds à caisson et les imposants supports illustrent l’histoire de l’architecture du XXe siècle. Dans la première salle du parcours d’art roman, un écran diffuse des photographies issues d’archives illustrant les circonstances de la découverte des peintures murales, leur dépose et leur transfert à Barcelone. Plus loin, un film détaille concrètement les étapes des opérations de dépose. Depuis la réorganisation des années 1990, l’envers du décor se dévoile aux visiteurs. En effet, les structures en bois des absides sont désormais visibles, ce qui contribue à la connaissance de l’histoire de la conservation mais aussi à la compréhension de l’architecture des édifices d’origine. Ces constructions sont, d’après Xavier Barral i Altet, « traitées comme des objets de musée[31]». Le spectateur est ainsi sensibilisé à l’importance de la sauvegarde du patrimoine, au rôle crucial joué par les membres de la Junta de Museus en ce sens et, in extenso, à la richesse de la collection du MNAC.

Ainsi, l’actuel parcours d’art roman au MNAC est à la hauteur des ambitions premières de ces créateurs : formidable vitrine du patrimoine médiéval catalan, le musée permet à un public vaste d’approcher et de comprendre ces œuvres ainsi que leur histoire. Si quelques manquements ont été relevés, notamment dans la délivrance de certaines informations, il n’en demeure pas moins que le parcours, tel qu’il est conçu aujourd’hui, donne un aperçu satisfaisant de l’histoire de la peinture romane catalane.

 

Notes

[1] Union des musées et des Beaux-arts. Voir Cents anys de la Junta de Museus de Catalunya (1907-2007), Montserrat, Publicacions de l’abadia de Montserrat, 2008.

[2] Barral i Altet X., « Histoire et chronologie de la peinture romane du Museu Nacional d’Art de Catalunya », Compte-rendu des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 138e année, n° 4, 1994, p. 821.

[3] De très nombreuses publications sont consacrées à l’histoire du MNAC et particulièrement à la collection d’art roman. Mendoza C., « El Museu d’Art de Catalunya », Invitados de honor, cat. exp., Barcelone, MNAC, 2009, p. 17-36.

[4] Aulèstia i Pijoan A., « Bibliografía », La Renaixensa, any 10, tomo 2, núm. 6, 1880, p. 292 : « Una generació que conserve las obras d’art antiguas, que procure restaurarlas y ferlas respetar, inspira á tothom llissons de patriotisme, que son la base del avansament moral ».

[5] Parmi les nombreuses publications, voir plus particulièrement Guardia M., Lorés I., El Pirineu romànic vist per Josep Gudiol i Emili Gandia, Tremp, Garsineu edicions, 2013.

[6] Gélis-Didot P., Laffillée H., La peinture décorative en France. Du XIe au XVIe siècle, Paris, Librairies-imprimeries réunies, 1888-1900, 2 vol.

[7] Pijoan i Soteras J. (dir.), Les pintures murals catalanes, Barcelone, Institut d’Estudis Catalans, 1912.

[8] Evans Fund M. A., « Christ in Majesty with Symbols of the Four Evangelists », Museum of Fine Arts, Boston. Collections, en ligne : http://www.mfa.org/collections/object/christ-in-majesty-with-symbols-of-the-four-evangelists-31898 (consulté en mars 2017).

[9] Entre 1950 et 1953 sont déposés et transférés les ensembles de l’église de Toses et de l’absidiole de Santa Maria de Mur. Dans les années 1960, des scènes provenant notamment du monastère aragonais de Sigena viennent compléter des vestiges déjà entrés au musée.

[10] Boto Varela G., « La presencia del arte románico en las colecciones privadas de Cataluña. De Josep Puiggarí a Hans Engelhorn », Huerta Huerta P. L. (dir.), La diáspora del románico hispánico. De la protección al expolio, Aguilar de Campoo, Fundación Santa María la Real, 2013, p. 183-211.

[11] Ainaud de Lasarte J., « Les col·leccions de pintura románica del Museu Nacional d’Art de Catalunya », Butlletí del Museu Nacional d’Art de Catalunya, vol. 1, 1993, p. 57-69.

[12] Castiñeiras M., « La pintura mural », Castiñeiras M., Camps J., El romànic a les col·leccions del MNAC, Barcelone, Museu Nacional d’Art de Catalunya ; Lunwerg Editores, 2008, p. 26 : l’auteur cite un passage d’un article de presse anonyme issu du périodique Las Noticias d’octobre 1922.

[13] Folch i Torres J., « El museu d’art de Catalunya al Palau nacional de Montjuïc », Butlletí dels museus d’art de Barcelona, vol. 4, núm. 37, 1934, p. 171-191.

[14] Ibid., p. 173 : « Les dues naus noves, la construcció de les quals va durar dotze anys, foren des del punt de vista de la construcció museística, una desgràcia ».

[15] Ibid., p. 175.

[16] Barral i Altet X., « Histoire et chronologie de la peinture romane du Museu Nacional d’Art de Catalunya », Compte-rendu des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 138e année, n° 4, 1994, p. 821.

[17] Reventós R., « Les obres de consolidació i habilitació del Palau Nacional de Montjuïc », Butlletí del museus d’art de Barcelona, vol. 4, núm. 37, 1934, p. 169-171.

[18] Gracia F., Munilla G., Salvem l’art ! La protecció del patrimoni cultural català durant la guerra civil, Barcelone, La Magrana, 2011.

[19] Barral i Altet X., El Palau nacional de Montjuïc. Crònica gràfica, Barcelone, MNAC, 1992.

[20] Les dimensions du décor de Sant Pere de la Seu d’Urgell sont presque deux fois plus importantes que celles de Sant Quirze de Pedret. Voir Camps J., Mestre M., « Conserver et gérer la peinture murale romane dans un musée. La collection du Museu Nacional d’Art de Catalunya », Cahiers de Saint-Michel-de-Cuxa, n° 47, 2016, p. 23-35.

[21] Audioguides disponibles en huit langues pour 4€ : http://www.museunacional.cat/ca/audioguia (consulté en mars 2018).

[22] C’était d’ailleurs un argument formulé au début du XXe siècle par les partisans d’une conservation in situ de ces décors.

[23] Camps J., Mestre M., « Conserver et gérer la peinture murale romane dans un musée. La collection du Museu Nacional d’Art de Catalunya », Cahiers de Saint-Michel-de-Cuxa, n° 47, 2016, p. 33-35.

[24] Voir Mapping Sant Climent de Taüll Pantocrator : http://pantocrator.cat/taull1123-sant-climent-de-taull/ (consulté en mars 2018).

[25] Camps J., « La pintura dels monuments andorrans entorn del 1200. Estat de la qüestió », Benvingudes a casa vostra! Les obres d’art patrimonial fora d’Andorra, cat. exp., Andorre-la-Vieille, Sala d’Exposicions del Govern d’Andorra, 2014, p. 57-69.

[26] Gudiol i Cunill J., Els primitius. Vol. 1 : Els pintores: la pintura mural, Barcelone, S. Babra ; Libreria Canuda, 1927, p. 470.

[27] Berenguer M., « Els rostres de la història », Benvingudes a casa vostra! Les obres d’art patrimonial fora d’Andorra, cat. exp., Andorre-la-Vieille, Sala d’Exposicions del Govern d’Andorra, 2014, p. 135.

[28] Maroto Silva P., Donación Várez Fisa, Madrid, Museo Nacional del Prado, 2013.

[29] Lors de notre dernière visite au MNAC, en 2016, certains éléments du décor se trouvaient en réserve.

[30] Pagès i Paretas M., « Lavatorio », Invitados de honor, cat. exp., Barcelone, MNAC, 2009, p. 83 ; Camps J., « La pintura dels monuments andorrans entorn del 1200. Estat de la qüestió », Benvingudes a casa vostra! Les obres d’art patrimonial fora d’Andorra, cat. exp., Andorre-la-Vieille, Sala d’Exposicions del Govern d’Andorra, 2014, p. 57-69.

[31] Barral i Altet X., « Histoire et chronologie de la peinture romane du Museu Nacional d’Art de Catalunya », Compte-rendu des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 138e année, n° 4, 1994, p. 830.

Pour citer cet article : Sophie Ducret, "Exposer des peintures murales médiévales : l’exemple du parcours d’art roman du Museu Nacional d’Art de Catalunya (Barcelone)", exPosition, 18 juin 2018, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles4/ducret-peintures-murales-medievales-mnac-barcelone/%20. Consulté le 13 octobre 2024.

Théophile-Louis Deyrolle (1844-1923), peintre breton des ensembles décoratifs de Kerazan

par Gwenn Gayet-Kerguiduff

 

Gwenn Gayet-Kerguiduff est docteur en histoire de l’art, enseignante au sein de l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Clermont-Ferrand, et chercheur associé au CHEC (EA1001) de l’Université Clermont Auvergne. Ses recherches portent principalement sur l’héritage des formes architecturales et décoratives, sur la spatialité du décor au XVIIe siècle, ainsi que sur l’histoire des collections. Elle a dirigé la publication des actes du séminaire inter-écoles d’architectures Projet et approche(s) du temps, à paraître en octobre 2017, et codirige la publication de la journée d’étude Le Corbusier : figure patrimoniale ? à paraître en 2018. —

 

Fleuron de l’art de vivre au XIXe siècle en Sud Finistère, le domaine de Kerazan abrite une riche collection d’objets mobiliers – réalisations peintes et dessinées, faïences quimpéroises, ou encore un mobilier éclectique, révélant différentes phases dans la constitution de la collection – dans l’écrin architectural qu’est le manoir. Aujourd’hui fondation Astor et propriété de l’Institut de France, le domaine est devenu musée depuis son legs en 1929 par Joseph-Georges Astor[1]. Situé en plein cœur du pays bigouden, sur la route de Pont-l’Abbé à Loctudy, celui-ci présente au public sa collection qui fut établie entre 1870 et 1928 par deux collectionneurs, un père, Joseph Astor II, puis son fils, Joseph-Georges Astor.

Au cœur de ce manoir deux ensembles peints ornent deux pièces destinées à la réception : d’une part le grand salon, et d’autre part la salle à manger de la demeure. Ces deux espaces ont été décorés en 1896-1897 par un même peintre, Théophile-Louis Deyrolle. Si la salle à manger conserve encore ses toiles peintes, marouflées et enchâssées dans les lambris de la pièce, le salon est aujourd’hui dépossédé de ses peintures. En effet, seuls les lambris demeurent in situ, tandis que les toiles furent déposées dans les années 1990, pour rejoindre les réserves du musée. Ainsi, quelles évolutions peuvent être perçues dans les rapports entretenus entre décors et espaces pour ces deux ensembles décoratifs, depuis la commande des œuvres en 1896 jusqu’à la dépose partielle des années 1990 ? Quel(s) impact(s) cette dépose a-t-elle pour la perception actuelle des deux espaces concernés ?

Pour répondre à ces interrogations, il est nécessaire d’appréhender l’œuvre de Théophile-Louis Deyrolle, et plus particulièrement les relations qu’il avait avec la famille Astor. Par la suite, l’étude de chacune des pièces (le salon d’une part et la salle à manger d’autre part) permettra d’appréhender les impacts d’un décrochage d’œuvres sur la compréhension des espaces et ce, à plusieurs échelles. Ces analyses mettront en évidence la mise en péril d’une unité qui était si chère, tant aux commanditaires qu’à l’artiste.

Avant de s’intéresser spécifiquement aux décors peints de Théophile-Louis Deyrolle précédemment évoqués, il importe de comprendre qu’ils sont une partie d’un tout, d’une collection, constituée en plusieurs étapes. Celle-ci est composée progressivement à compter de 1870 par Joseph Astor II, sénateur maire républicain de Quimper (Finistère)[2] et revêt très vite une ambition politique. En effet, Joseph Astor II entreprend un rassemblement d’objets d’art au sein de sa demeure, le manoir de Kerazan, moins par goût personnel qu’en raison d’enjeux professionnels. Les usages et fonctions de cette collection servent les ambitions de son propriétaire : elle permet de témoigner d’un attachement à la région, d’un engagement et d’un investissement local, au sein des campagnes finistériennes. En effet, aucune représentation romantique de la Bretagne n’est à relever dans le premier état de la collection Astor[3]. Les sujets pouvant servir la cause républicaine étant principalement des représentations du labeur breton, de la vie quotidienne des paysans cornouaillais, il s’agit avant tout de rechercher la vérité et le réalisme. Illustrant la compréhension des conditions de vie locales, les achats d’œuvres effectués par Joseph Astor II sont également une marque de soutien envers les artistes locaux. Aussi, les représentations de paysans aux champs, de labeur et de paysages campagnards représentent plus de 60% de la collection « bretonne » de Kerazan.

Ainsi Joseph Astor II intègre l’importance de la propagande et de la communication pour ses campagnes électorales[4], ce qu’il adapte à plus long terme, en se servant des arts comme d’une arme politique[5].

L’idée même que la politique puisse se prolonger dans une collection mobilière ne s’est pas arrêtée avec le décès de Joseph Astor II en 1901. Son fils, Joseph-Georges Astor a consacré la fin de sa vie à compléter la collection paternelle. Dans cette seconde phase constitutive d’un ensemble mobilier, les œuvres sélectionnées (peintures, mobilier, faïences) ne relèvent plus seulement de productions locales. La collection devient novatrice et avant-gardiste : il ne s’agit plus seulement d’artistes bretons, mais de peintres représentant la Bretagne. Aussi, des noms plus connus viennent compléter la collection : Maurice Denis, Louis-Marie Désiré-Lucas ou encore George Desvallières confèrent à cet ensemble une envergure nationale.

Les décors peints de Théophile-Louis Deyrolle ont été réalisés pendant ces deux premiers temps de la collection : ses compositions décoratives sont commandées en 1896 par le sénateur Astor, en vue de soutenir un artiste concarnois alors en plein essor, attaché à la représentation de la Bretagne ; ensuite son fils, Joseph-Georges Astor, complète la commande en 1913, avec quatre dessus-de-porte complémentaires, puis en 1922, date à laquelle il demande la signature des ensembles déjà existants. Ce dernier choix relève d’une volonté de développer une collection aux accents nationaux, inscrivant Deyrolle aux côtés d’artistes déjà renommés.

Aucune étude n’a jusqu’à présent été réalisée sur le peintre Théophile-Louis Deyrolle, dont l’atelier était pourtant connu en Bretagne. Né le 16 décembre 1844 à Paris, cet artiste peintre et céramiste se passionne pour le Finistère sud, avant de s’établir à Concarneau[6]. Élève de Cabanel et de Bouguereau, Deyrolle est considéré comme l’un des fondateurs de l’école de Concarneau[7], ville où il décède en son manoir de Keriolet, le 14 décembre 1923.

Durant une trentaine d’années, il trouve ses inspirations dans la représentation de sujets bretons, et tout particulièrement dans la Cornouaille rurale et paysanne. Peintre de la province bretonne, il honore cette région au travers des sujets qu’il présente au Salon des artistes français : Retour de foire, chemin de Saint-Jean à Concarneau en 1882, Noce Bretonne en 1892, ou l’Aumône en Bretagne dix ans plus tard. À Paris, à travers de telles œuvres, il donne l’image d’une Bretagne pieuse et toujours en fête. Quelques mois précédant son décès, il renseigne Joseph-Georges Astor sur ses capacités de production et inspirations : « Depuis un mois j’ai peint une douzaine de panneaux décoratifs, [de] sujets bretons sans distinction spéciale ; quelques confrères les trouvent bien[8] ». Sans surprise, Deyrolle s’engage en faveur d’un art empli de sincérité face à la nature qu’il exprime en ces termes :

« Il m’arrive parfois d’être dans le cas de conseiller de jeunes peintres et je leur recommande surtout avec insistance, la naïveté et la sincérité devant la nature, ce qui n’exclut pas la recherche du bien et du beau, et je crois que ce qui marque le plus un adepte des genres d’art nouveau c’est de peindre honnêtement et avec un bon sens et de rechercher l’étrange et le laid[9] ».

Outre le Salon des artistes français où il expose régulièrement, Deyrolle réalise plusieurs décors pour les demeures de notables cornouaillais. L’année 1893, nous apprenons par une correspondance adressée à Joseph Astor II que M. Proud’hon, préfet du Finistère, vient de confier au peintre une partie de la décoration intérieure de sa demeure : « Vous trouverez le grand salon pas mal transformé avec les dix panneaux de peinture de Deyrolle […] Nous aurons le 11 une soirée savante, […] vous jugerez mieux de l’effet du salon[10] ». L’année 1913, Deyrolle réalise un autre ensemble décoratif pour la salle de billard de la Préfecture cette fois, toujours sur la commande de M. Proud’hon[11].

La découverte du salon du préfet enchanta probablement le sénateur Astor, qui commanda en 1896 la décoration de deux des pièces de réception pour sa résidence. C’est d’ailleurs certainement par la réalisation de ces ensembles décoratifs présents à Kerazan que peut être appréhendée au mieux la production de Deyrolle. Il s’agit effectivement du seul exemple connu où de nombreuses correspondances éclairent les choix de l’artiste quant aux coloris[12], poses de vernis, choix d’emplacement des œuvres et de leur encadrement, ou encore de leurs retouches. Car si c’est dans un contexte d’ambitions personnelles propres aux deux commanditaires qu’il faut comprendre cette commande, c’est également dans une logique d’échanges et de proximité entre l’artiste et les commanditaires qu’il s’agit de resituer la réalisation des deux ensembles. Au cours de sa correspondance, Théophile-Louis Deyrolle n’hésite pas à se remémorer ses promenades agréables en compagnie de Joseph-Georges Astor ou rappeler à son hôte la visite de son atelier de Concarneau[13]. Ces lettres précisent également que le 7 juin 1896, le peintre a adressé une caisse au sénateur Astor. Cette dernière contenait deux panneaux décoratifs prévus pour la salle à manger : La vanne de moulin, les canards et les saumons, ainsi que Le lièvre, les lapins et perdrix. Un échantillon accompagnait ces deux premières toiles achevées : des Chrysanthèmes, pour le projet de décoration du grand salon de Kerazan[14].

Pièce principale du musée, à la fois premier et dernier espace parcouru par le visiteur, le grand salon conserve aujourd’hui cette fonction d’accueil qu’il a toujours eue [Fig. 1]. Il s’agit de la plus grande salle du manoir, dont le vaste espace n’est occupé que par une table centrale, et qui permet aux visiteurs de prendre toute la mesure des œuvres présentées dans cette pièce. Deux baies ouvrent directement sur la cour et le jardin à l’anglaise du manoir. Ce salon est décoré d’un lustre monumental d’époque Louis XVI et de lambris dans lesquels s’imposent deux grandes glaces en vis-à-vis reflétant la lumière. L’agencement de la pièce, réalisé en 1861 sur la demande du couple Astor, conserve encore aujourd’hui son caractère principal. Seuls les panneaux des boiseries qui étaient autrefois complétés par sept compositions décoratives à motifs floraux du peintre Théophile-Louis Deyrolle ont gardé leur uniformité et monochromie d’un gris bleuté [Fig. 2]. Depuis la dépose des décors floraux initialement marouflés sur les panneaux de lambris, l’apparence initiale du salon n’est plus. Reléguées aux réserves du bâtiment depuis les années 1990, les toiles existent toujours, mais ne sont plus visibles du public.

Fig. 1 : Grand salon du manoir de Kerazan
Photo : G. Gayet (2013)
Fig. 2 : Grand salon du manoir de Kerazan
Photo : G. Gayet (2013)

Deuxième pièce du parcours et attenante à la première, la salle à manger présente des dimensions plus restreintes. Cet espace maintient aujourd’hui le spectateur derrière un cordon de sécurité, à distance des objets et de la décoration murale ; il impose de fait un faible recul pour la compréhension de l’ensemble. Chargé d’un buffet, de crédences et d’une table dressée, prête à recevoir les convives, l’espace est garni de mobilier. Lumineuse, la pièce s’ouvre sur les parc et forêt du manoir, par deux grandes baies. Toujours en place depuis sa commande en 1896, le décor mural de cette pièce vient achever le tout. Douze panneaux décoratifs de la main de Deyrolle figurent des trophées de chasse et de pêche, ou divers volatiles dans une nature printanière[15]. En cette fin de XIXe siècle, les invités sont rappelés à la nature environnante. Près d’une vingtaine d’années plus tard, en 1913, le fils de l’ancien sénateur reprend contact avec le peintre, envisageant la création de quatre dessus-de-porte pour compléter la composition. L’ensemble décoratif de cette pièce a donc été composé en deux temps.

Si Deyrolle est caractérisé comme « peintre de la Bretagne sur tableaux de chevalet » dans le catalogue illustré du Salon de 1882, ce n’est pas dans ce registre qu’il inscrit sa création à Kerazan. L’étude de son œuvre ne peut passer sous silence la part importante de sa production s’attachant aux décorations d’intérieur. S’il intervient en tant que peintre breton à Kerazan, il illustre surtout un thème alors en vogue dans les demeures de plaisance : les plaisirs et joies que la nature, végétale et animale, offre à l’homme. La décoration du manoir de Kerazan s’inscrit elle-même pleinement dans cet esprit.

Premier espace du musée, le grand salon de Kerazan est aujourd’hui nu de ses toiles. Pourtant, jusque dans les années 1990, sept œuvres florales aux tons pastel l’animaient[16]  [Fig. 3 et 4].

Fig. 3 : Théophile-Louis Deyrolle, Deux pieds floraux, huile sur toile, 1896, 195 cm x 75 cm, réserves tableaux du manoir.
Fig. 4 : Théophile-Louis Deyrolle, Bouquet d’œillets et Chrysanthèmes dans un vase de faïence, 1896, huile sur toile, 195 cm x 75 cm, réserves tableaux du manoir.

Chrysanthèmes, hortensias, roses trémières, violettes, œillets aux coloris vifs agrémentaient le plus grand espace du manoir, sa pièce de réception. Ces ensembles représentaient des compositions florales non sophistiquées, telles qu’elles pouvaient se retrouver naturellement dans les jardins bretons. Prolongation d’un jardin en intérieur ou ouverture d’une salle de réception vers l’extérieur, il ne fait aucun doute que Deyrolle faisait dialoguer ses toiles avec le jardin à l’anglaise vers lequel elles se tournaient. Pour cela, il fit le choix d’utiliser des tons pastel, des couleurs chaudes pour représenter les fleurs, d’autres froides pour matérialiser les supports des bouquets (vases de faïence, guéridons…[17]). En arrière-plan apparaissaient les limites de propriété du domaine de Kerazan, ainsi que la chapelle de Loctudy[18], implantant localement les productions. Deyrolle attachait également une certaine importance au rendu des matières : les éléments végétaux présentent des empâtements et traces visibles du pinceau, tandis que les supports mobiliers apparaissent dans un traitement plus léché. Matérialisant ainsi la vie de la nature face à l’immobilité des contenants et supports, Deyrolle propose une vision romantique des éléments floraux qu’il peint pour Kerazan. Il semble donc évident que le décor du salon, dans ces choix stylistiques, faisait écho au jardin à l’anglaise directement accessible aux visiteurs depuis la pièce.

Durant toute la durée de leur accrochage, le dialogue entre ces toiles et leur espace de présentation s’effectuait à plusieurs échelles. Outre l’unité de la composition finale prolongeant le jardin, par le choix des sujets représentés d’une part, le style romantique des compositions d’autre part, rappelant l’identité même des jardins à l’anglaise, l’œuvre entrait en dialogue avec son espace de représentation grâce au coloris gris-bleuté du support de lambris, prolongeant le ciel pastel qui semblait ainsi s’échapper des fonds de toiles de Deyrolle[19]. Comme une prolongation directe de la teinte de l’arrière-plan sur les lambris, le peintre fait délibérément le choix d’une mise en scène des bouquets floraux par leurs couleurs plus tranchées.

Enfin, dernière échelle matérialisant les échanges entre œuvres et espace les accueillant, celle régionale. Elle se distingue notamment dans le choix d’une représentation de la Bretagne qui apparaît en arrière-plan par l’architecture d’une chapelle, ou encore par les fleurs représentées qui sont communes dans les compositions des jardins bretons (roses trémières, hortensias…).

Voilà l’identité déchue d’un salon qui aujourd’hui arbore des tableaux de chevalet représentant la Bretagne. Pour la plupart, ces tableaux n’étaient pas encore entrés dans la collection Astor, ni même créés, lors de la réalisation de l’ensemble floral de Deyrolle en 1896[20].

Les actions de décrochage et de stockage des œuvres en réserve opérées dans les années 1990 soulèvent dès lors plusieurs interrogations : répondent-elles à une logique de protection, de conservation, voire de restauration des œuvres ? Qu’en est-il de la mémoire des lieux, et des échanges entre œuvres et espaces environnants immédiats ?

En 2017, et à la suite des inventaires réalisés entre 2011 et 2013 au sein des réserves du manoir[21], est affichée une volonté de préservation des toiles par le choix de leur stockage. Pour autant, le propriétaire ne prévoit, à ce jour, ni restauration ni restitution in situ de l’ensemble. Le choix du retrait des toiles pour des raisons d’usures, de dégradations et de coloris défraîchis semble entièrement justifié au regard de la distension des toiles, de leurs altérations, des réseaux de craquelures, ainsi que des lacunes impactant la couche picturale et altérant la lisibilité individuelle des œuvres.

Toutefois ce décrochage délaisse la notion d’unité d’ensemble et de coloris qui, comme nous le verrons ultérieurement, étaient chers à Deyrolle. Les échanges de l’artiste avec le commanditaire des œuvres montrent qu’il existait des transitions entre les différentes pièces ou encore des flux constants entre jardin et grand salon. Ces pratiques des espaces nous semblent désormais perdues. Le décrochage d’un ensemble altère ici la compréhension des espaces tels qu’ils étaient vécus entre 1896 et les années 1990[22].

Sont donc momentanément disparues la mémoire et l’identité conférées à ce salon par le sénateur Astor.

Aujourd’hui, reléguer cet ensemble de compositions florales usées aux réserves pour présenter d’autres toiles dont les auteurs connaissent une certaine renommée[23] se justifie par la nécessité financière d’entretien du musée. Le choix de présenter l’agrément, une collection d’objets, organisée selon une sélection nominative d’artistes, et ambitionnant l’attractivité comme la notoriété des lieux, a été fait. Kerazan valorise une exposition attrayante (due au renom d’artistes, comme Maurice Denis) plutôt qu’une unité originelle.

Les années 1990 marquent ainsi la fin d’une stratégie politique bretonne telle qu’avait pu la mettre en œuvre Joseph Astor II, et ce, au profit de l’objet d’art unique en tant que pièce maîtresse valorisant l’attraction d’une collection ; démarche appartenant pleinement au XXe siècle, à ses stratégies culturelles et patrimoniales. Ce siècle a mis l’accent sur les objets d’art et leur présentation au sein de musées, mais ce, probablement au détriment des notions d’ensembles. Cette valorisation de la peinture de chevalet de peintres de renom témoigne des enjeux pratiques et financiers que subit la fondation Astor, qui divergent des objectifs des chercheurs, s’intéressant à l’objet de mémoire.

Cet exemple peut être rapproché de l’expérience mise en œuvre au château de Domecy-sur-Cure dans l’Yonne où dix-sept panneaux décoratifs sont commandés en 1899 par le baron Robert de Domecy à Odilon Redon, pour orner la salle à manger de la demeure[24]. L’ensemble est réalisé entre 1900 et 1901, et depuis 1988, plusieurs des toiles sont conservées au musée d’Orsay. Toutefois, certaines des œuvres sont toujours présentées à l’occasion d’expositions temporaires[25].

Le deuxième ensemble décoratif réalisé par le peintre Théophile-Louis Deyrolle au sein du manoir de Kerazan orne encore aujourd’hui la salle à manger [Fig. 5].

Fig. 5 : Salle à manger du manoir de Kerazan,
Photo : G. Gayet (2013).

Le décor est composé de seize toiles marouflées sur des lambris de bois naturel[26]. Elles présentent des natures mortes aux lièvres ou poissons, thématiques communes pour les espaces dévolus aux repas et banquets en cette fin de XIXe siècle[27]. Ces scènes de chasse et de pêche sont complétées par des représentations d’arbres fruitiers, d’oiseaux volant dans les champs ou posés sur des arbres en fleurs. L’ensemble décoratif se voit subdivisé en deux : une partie animale avec le gibier et une autre végétale. Toutes les compositions se rapportent aux délices offerts à l’homme par la nature et peuvent s’illustrer sur une table en tant que mets. Gibiers, fruits, ou encore plaisirs floraux décorent la pièce tout en rappelant ce rythme de vie bourgeois et le cabotinage dans lequel a été immergée la famille Astor.

Les coloris et traitement choisis appartiennent pleinement au réalisme et renforcent la crédibilité des règnes animal et végétal. Afin de distinguer les matières Deyrolle joue avec la technique de l’empâtement (pour les écailles des poissons notamment) et des aplats de couleurs (pour un fond paysager devenant alors le support du sujet). Le choix d’une palette automnale permet ainsi au peintre d’accorder les toiles aux tonalités des lambris laissés naturels [Fig. 6 et 7].

Fig. 6 : Théophile-Louis Deyrolle, Trophée de chasse, nature morte au lièvre, huile sur toile, 188 cm x 102 cm, 1896, salle à manger du manoir.
Fig. 7 : Théophile-Louis Deyrolle, Trophée de chasse, nature morte aux poissons et canards, huile sur toile, 188 cm x 102 cm, 1896, salle à manger du manoir.

Encerclant les invités, les toiles révèlent la nature en ouvrant la salle à manger sur l’extérieur. Les baies donnant d’une part sur les forêts dépendantes du domaine de Kerazan, Deyrolle fait correspondre ses œuvres avec la pratique de la chasse ; en s’orientant d’autre part sur le parc du manoir, le peintre fait dialoguer les natures mortes aux poissons avec le vivier de Kerazan. Les échanges entre les représentations peintes et la pratique des espaces extérieurs sur lesquels donnent les baies de la salle à manger deviennent évidents, les toiles acquièrent ici toute leur portée et leur symbolique.

Quatre dessus-de-porte viennent augmenter l’ensemble en 1913[28], à la suite de la commande de Joseph-Georges Astor au peintre Deyrolle. Achevant la thématique générale de l’ensemble des délices offerts à l’homme par la nature, ces quatre toiles ouvrent également sur la vie, présente à l’extérieur du manoir. Inscrites dans la même gamme chromatique et dans le même style, ces quatre toiles complètent pleinement l’ensemble initial [Fig. 8].

S’inquiétant de ne surtout pas nuire à l’ensemble préexistant dans la salle à manger, Deyrolle s’attarde longuement sur le choix des couleurs à utiliser pour la réalisation de ces dessus-de-porte :

« Je comprends que les décors aient besoin d’un nettoyage, il me sera facile de le faire et aussi de voir à ce que la nouvelle peinture que vous allez mettre à l’entour ne leur nuise pas. J’ai fait il y a deux jours l’échantillonnage de couleur que vous me demandez. À mon avis, il doit faire bien étant d’une coloration très neutre avec des panneaux de colorations très variées, mais il sera toujours facile de mettre les deux d’accord en forçant ou en atténuant la teinte des moulures qui encadrent les décors. […] Dès que vous serez à Kerazan, faites-moi signe et nous discuterons de la meilleure teinte […][29]

Ces échanges permettent de restituer l’importance du coloris et de la cohérence que l’artiste cherche entre ses œuvres peintes, ainsi qu’entre ses productions et la teinte des lambris. Deyrolle se montre attentif aux dialogues entre les pigments issus de tableaux de générations différentes, mais il est également sensible à l’encadrement généré par les baguettes dorées et moulures[30].

Fig. 8 : Théophile-Louis Deyrolle, Oiseaux dans un cerisier, 1913, huile sur toile, 29 cm x 145 cm, salle à manger du manoir.

Trois échelles de dialogue peuvent de nouveau être relevées entre les œuvres et l’espace les accueillant : tout d’abord à l’échelle de l’œuvre propre, le choix de la palette que Deyrolle a opéré montre une cohésion entre les toiles elles-mêmes, mais encore le lien qu’elles entretiennent individuellement avec les lambris de la pièce. L’atmosphère ainsi créée renvoie à un mode de vie appartenant pleinement à la Belle-Époque.

À l’échelle de la pièce, la thématique générale de l’ensemble interpelle la fonction initiale de cet espace : une salle à manger devait pouvoir mettre en appétit les convives. Le choix d’une représentation des délices offerts à l’homme par la nature met en exergue les échanges existants entre supports peints et fonctions même d’un espace.

Dernière échelle matérialisant les échanges entre œuvres et espace les accueillant, il s’agit de celle ouvrant sur l’ensemble domanial de Kerazan : la forêt pour la chasse ; le vivier pour la pêche. L’approche multiscalaire des dialogues opérés entre œuvres et espaces permet dès lors d’en avoir une meilleure lecture et de ne pas restreindre le décor d’une salle à manger à la seule mise en bouche des convives.

Les toiles ici réalisées relèvent d’une composition précise, pour un dialogue au sein d’un espace conscrit. Ces échanges forment un tout contextualisé, en lien avec la pratique passée d’un espace : la salle à manger, désormais figée comme salle de musée.

Sur la demande de Joseph-Georges Astor, le peintre revient à Kerazan en 1922, afin d’apporter quelques retouches à l’ensemble, mais plus encore, dans le but de signer ses réalisations[31]. Cette démarche particulière effectuée par le fils du sénateur, témoigne de toute l’importance que ce collectionneur confère d’une part aux productions de l’artiste, d’autre part au statut de l’artiste, et enfin, à l’origine des créations. Désormais, chaque toile présente une signature avec une initiale devant le nom « Deyrolle »[32] [Fig. 9]. Ces signatures tardives révèlent également la volonté personnelle de renseigner une collection, alors même que Joseph-Georges Astor est au faîte de sa constitution et à la veille du legs à l’Institut de France[33].

Fig. 9 : Théophile-Louis Deyrolle, Deux poissons suspendus (détail de signature), 1896, huile sur toile, 188 cm x 24 cm, salle à manger du manoir.

Pour le cas précis du manoir de Kerazan, Deyrolle a produit des œuvres pour des espaces qu’il connaissait et visitait régulièrement. La correspondance échangée avec les commanditaires témoigne de peintures produites en atelier, puis envoyées au manoir dans des caisses, le peintre négligeant ainsi la pose de ses œuvres. Deyrolle ne paraît s’inquiéter que de l’unité finale des décors, dont la cohésion ne semble être portée que par le choix des coloris auxquels il apporte des retouches une fois les ensembles installés[34].

Quatre temps peuvent donc être identifiés dans la constitution des ensembles décoratifs de Deyrolle à Kerazan. Le premier, celui de la commande des deux ensembles par le sénateur Astor en 1896, révèle un réel dialogue des œuvres avec leurs lieux d’exposition, notamment par les raccords de coloris que le peintre effectuait une fois l’œuvre marouflée sur son support. Ce premier temps montre également un lien fort avec la pratique des espaces et leurs immédiates ouvertures sur l’extérieur.

Un deuxième temps dans la constitution de l’ensemble, par l’ajout des quatre dessus-de-porte en 1913, relève l’idée d’une cohésion picturale générale des œuvres entre-elles, chère au peintre.

Le troisième temps dans la réalisation des ensembles est celui des retouches et signatures apportées sur chacune des toiles en 1922. Ici, la question des traces, des dégradations, de l’usure ou de la patine des toiles par la pratique des espaces appelle une intervention qui témoigne d’une part des échanges entre un espace et son décor, et d’autre part de la reconnaissance d’un artiste.

Les années 1990 marquent le dernier temps dans la vie de ces ensembles : il s’agit du décrochage des toiles décorant initialement le salon. Cette dépose partielle met dès lors un ensemble décoratif à la marge de la collection et témoigne d’une incompréhension d’un espace, d’une perte de sa signification au fil du temps pour répondre à des objectifs actuels bien différents de ceux initiaux.

Si la salle à manger a su s’adapter aux évolutions du XXe siècle et garder sa cohérence entre architecture et décor, le salon s’est vu soumis à des transformations plus profondes, tant en termes d’usage que d’ornementation et se révèle aujourd’hui moins lisible. Ces modifications contribuent à une perte d’identité du lieu (d’un espace comme d’une œuvre), au profit d’une stratégie de présentation de collections sans rapport avec le contexte spatial.

Il est regrettable de voir que la dépose de l’ensemble du salon rompt une unité si chère à l’artiste, mais qu’elle rompt également une cohérence dans l’identité d’un manoir qui s’ouvrait sur l’extérieur. Aujourd’hui incompris, le salon et sa pratique spatiale peuvent être présentés comme une galerie décontextualisée, présentant des objets « hors sol ».

Les actions de décrochage et de stockage des œuvres en réserve opérées dans les années 1990 répondent ainsi à une logique de protection et de conservation. Cependant elles altèrent grandement la mémoire des lieux, et modifient la valeur des échanges qu’entretenaient initialement œuvres et espaces environnants immédiats.

Les toiles déposées, stockées et protégées des dégradations ne font pas encore l’objet de restauration. Si les œuvres n’ont été destinées – par leurs sujets comme par leurs dimensions – qu’à un espace unique qu’est le salon de Kerazan, des possibilités autour d’un nouvel accrochage pourraient raviver la mémoire des lieux et leurs utilisations anciennes, sans négliger pour autant les objectifs actuels du musée.

Les échanges entre décor floral et espace seraient inopérants si les toiles venaient à être exposées dans un autre lieu qu’une pièce donnant un accès direct sur le jardin à l’anglaise. Toutefois, et à la suite d’une restauration préalable, une des sept toiles composant autrefois l’ensemble floral pourrait être de nouveau exposée dans le salon.

À l’instar de la présentation des Arbres sur fond jaune[35] d’Odilon Redon à l’occasion de l’exposition temporaire Au-delà des étoiles. Le paysage mystique de Monet à Kandinsky au musée d’Orsay (14 mars au 25 juin 2017), une proposition d’ordre permanente cette fois pourrait relever d’un accrochage en surélévation par rapport à son installation initiale. Du statut de toile marouflée, l’œuvre deviendrait une toile exposée, en légère saillie de son emplacement originel. Cette distinction permettrait tout d’abord de manifester l’ancien décor existant de la pièce, d’en illustrer le thème général, sa cohésion avec les lambris, sa qualité stylistique, ainsi que la gamme chromatique choisie, rendant alors les tonalités initiales de la pièce. Autorisant également la lisibilité d’une histoire des lieux et de la pratique des espaces, la mémoire des échanges entre décor et architecture ne serait plus mise à la marge. L’accrochage de la toile, en tant qu’œuvre indépendante permettrait ensuite de conserver des surfaces suffisantes pour l’exposition des toiles de peintres renommés, aujourd’hui présentées au sein du salon de Kerazan. Répondant alors aux nécessités d’attractivité du musée et impactant dans une moindre mesure le budget alloué aux restaurations, ce re-positionnement d’une des toiles de l’ensemble décoratif pourrait ainsi remettre en perspective les dialogues et unités aujourd’hui disparus, entre œuvre et espace l’accueillant.

 

Notes

[1] Archives de l’Institut de France (AIF), 2 J 3 – dispositions testamentaires de Joseph-Georges Astor, 1923 : « Je veux […], par l’emploi de ma fortune et par une institution utile, rappeler le souvenir des miens dans le pays, au bien-être et à la postérité desquels ils ont consacré une grande partie de leur vie et le meilleur de leurs efforts. Et en l’état de notre législation fiscale et de nos mœurs publiques, un grand corps universellement respecté me paraît particulièrement qualifié pour assurer de façon conforme à l’intérêt public la réalisation de mes intentions. Dans cette pensée, j’institue l’Institut de France légataire universel de tous mes biens » ; de son testament ressortent plusieurs conditions dont une ayant pour objet la création d’un musée : « Le public devra être conduit à visiter Kerazan un certain nombre de jours par an ».

[2] Maire de Quimper (1870-1896), sénateur du Finistère (1890-1901) et conseiller général (1877-1895).

[3] Comme échantillon représentatif de ce premier état de collection, prenons la Scène des champs, ferme bretonne, lavis d’encre brune et fusain, dessin réalisé vers 1860 par Auguste-Denis Goy (14 x 21,5 cm) et Intérieur de maison paysanne bretonne, huile sur toile réalisée vers 1861 par le même artiste (35 x 50 cm) ; œuvres conservées au sein du manoir de Kerazan.

[4] Les zones rurales bretonnes étant alors principalement analphabètes, les campagnes électorales prenaient toute leur envergure lors de manifestations orales (à la rencontre des populations ou lors de comices agricoles) ou de propagandes visuelles (par les arts graphiques en tous genres). Le beau-frère du sénateur Astor, Georges Arnoult, lui-même député républicain, s’est tout particulièrement illustré dans ce jeu d’acteur lors de ses campagnes électorales.

[5] Gayet G., « Georges Arnoult (1876-1885) : député et collectionneur », Bouchet J., Simien C. (dir.) Les passeurs d’idées politiques nouvelles « au village », de la Révolution aux années 1930, actes du colloque (Clermont-Ferrand, Université Blaise-Pascal, juin 2013), Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2015, p. 283-299.

[6] Probablement installé à Concarneau dès la fin des années 1870, la plus ancienne commande retrouvée et passée à cet atelier, date de 1882. Gayet G., Le manoir de Kerazan et ses propriétaires : architecture, décor intérieur et collections, thèse de doctorat d’histoire de l’art sous la dir. de Catherine Cardinal, Université Blaise-Pascal Clermont 2, 2014, vol. 1, p. 251.

[7] Entre 1870 et 1950, Concarneau accueille de très nombreux peintres curieux de l’architecture locale, du rythme de vie de sa population ouvrière, paysanne et surtout maritime. Son pittoresque et ses costumes traditionnels attirent les artistes français comme étrangers. Nous retrouvons entre autres parmi ces peintres, Eugène Lawrence Vail (1857-1934), Carl Moser (1873-1939), Alfred Guillou (1844-1926), Emma Herland (1855-1947), Émile Schuffenecker (1851-1934), Alexandre Cabanel (1823-1889), Fernand Cormon (1845-1924), William Bouguereau (1825-1905) ou encore Théophile-Louis Deyrolle (1844-1923).

[8] AIF, 2 J 5 (JGA19) ; Lettre de Deyrolle à Joseph-Georges Astor, 22 mars 1922.

[9] AIF, 2 J 5 (JGA20) ; Lettre de Deyrolle à Joseph-Georges Astor, 31 mars 1922.

[10] AIF, 2 J 3, (JIIA695) ; Lettre de Proud’hon à Joseph Astor II, 1er février 1893.

[11] AIF, 2 J 5 (JGA17) ; Lettre de Deyrolle à Joseph-Georges Astor, 1913.

[12] AIF, 2 J 5 (JGA15, JGA16 et JGA17) ; Lettres de Deyrolle à Joseph Astor II, 10 et 17 août 1897 et l’année 1913.

[13] AIF, 2 J 5, (JGA23 et 24) ; Lettres de Deyrolle à Joseph-Georges Astor, 27 décembre 1922 et 20 juillet 1923.

[14] AIF, 2 J 5, (JGA13) ; Lettre de Deyrolle à Joseph Astor II, 7 juin 1896.

[15] Depuis 1831, la maison Deyrolle installée à Paris propose une boutique rassemblant d’importantes collections destinées à tous les amateurs de la nature : animaux naturalisés, insectes ou encore coquillages. L’activité familiale de la maison Deyrolle a très certainement pu inspirer le peintre dans ses travaux : ainsi en témoignent les natures mortes et compositions florales produites pour Kerazan, mais également sa participation aux illustrations des planches d’un ouvrage portant sur les lépidoptères. Voir Berce É., Deyrolle T.-L., Faune entomologique française : lépidoptères, Paris, É. Deyrolle fils, 1867-1878, 6 vol.

[16] Ensemble floral à l’église ; Pieds floraux ; Composition florale dans un jardin d’automne ; Bouquet d’œillets et Chrysanthèmes dans un vase de faïence ; Bouquet d’œillets sur guéridon métallique ; Tulipes et roses trémières ; Tournesols et violettes, huiles sur toiles, de formats différents, rectangulaires en hauteur, environ 195 x 75 cm.

[17] D’anciens clichés de Kerazan conservés dans les réserves du musée présentent ces mêmes pieds floraux.

[18] Chapelle située à l’entrée de Loctudy, à quelques mètres du manoir de Kerazan.

[19] AIF, 2 J 5, (JGA14) ; Lettre de Deyrolle à Joseph Astor II, 23 juillet 1896. Dans cette correspondance, Joseph Astor II apparaît satisfait de l’ensemble formé dans son salon. Pourtant, plusieurs retouches de coloris sont apportées par le peintre afin que le salon obtienne sa complète et parfaite unité. Il s’agit principalement de l’accord des tons présents en arrière-plan des toiles et ceux des lambris.

[20] Nous pensons par exemple à Daphnis et Chloé, huile sur toile de Maurice Denis, 1918, 65 x 100 cm ; Les feux de la Saint-Jean, huile sur toile, Charles Cottet, vers 1902, 32 x 45 cm ou encore Le pardon de Notre-Dame-de-Clarté, huile sur toile, Maurice Denis, 1926, 60 x 103 cm.

[21] À la suite du travail de Gayet G., Le manoir de Kerazan et ses propriétaires : architecture, décor intérieur et collections, thèse de doctorat d’histoire de l’art sous la dir. de Catherine Cardinal, Université Blaise-Pascal Clermont 2, 2014, 4 vol.

[22] Si les échanges entre les toiles et le lieu semblent devenus incompris dans les années 1990, cela est probablement dû au fait qu’il n’y avait alors aucune étude menée sur le bâtiment.

[23] On peut citer Jules Noël, Louis-Marie Désiré-Lucas, Charles Cottet, Maurice Denis, Yan D’argent ou encore Lucien Simon par exemple.

[24] Bacou R., « La décoration d’Odilon Redon pour le château de Domecy (1900-1901) », La revue du Louvre et des musées de France, n° 42, 1992, p. 42-52.

[25] C’est notamment le cas de l’œuvre Arbres sur fond jaune (élément de décoration pour le château de Domecy réalisé en 1901 par Odilon Redon), présentée à l’occasion de l’exposition temporaire « Au-delà des étoiles. Le paysage mystique de Monet à Kandinsky », tenue du 14 mars au 25 juin 2017 au musée d’Orsay. Aussi, s’il est regrettable de voir disparaître un espace artistique cohérent et pensé par un artiste (faute de politique de conservation et/ou de restauration, mais également faute de financement), les œuvres peuvent toutefois se voir conservées par d’autres moyens, ce dont nous pouvons nous réjouir.

[26] AIF, 2 J 5, (JGA13) ; Lettre de Deyrolle à Joseph Astor II, 7 juin 1896. Le peintre a fait livrer mais n’a pas installé les toiles de l’ensemble. Il propose toutefois au sénateur deux options pour l’intégration des toiles dans la salle à manger : « 1. En marouflant, c’est à dire en collant avec du blanc de céruse la toile sur le panneau de bois. 2. En rectifiant la forme des châssis et en donnant à ceux-ci, sur lesquels la toile reste tendue, la forme exacte des panneaux de la salle à manger dont les encoignures sont arrondies en dedans ». Dans cette même correspondance Deyrolle propose d’effectuer les retouches nécessaires une fois les œuvres installées.

[27] Trophée de chasse, nature morte au lièvre, huile sur toile, 1896, 188 x 102 cm ; Trophée de chasse, nature morte aux poissons et canards, huile sur toile, 1896, 188 x 102 cm ; Trois poissons suspendus, huile sur toile, 1896, 188 x 24 cm ; Deux poissons suspendus, huile sur toile, 1896, 188 x 24 cm ; ou encore Rossignols dans un arbre, huile sur toile, 1896, 172 x 94 cm.

[28] Mariniers dans les champs blonds ; Oiseaux dans la vigne ; Pie dans un abricotier, huiles sur toiles, 1913, 46 x 74 cm ; et Oiseaux dans un cerisier, huile sur toile, 1913, 29 x 145 cm.

[29] AIF, 2 J 5, (JGA17) ; Lettre de Deyrolle à Joseph-Georges Astor, 1913.

[30] AIF, 2 J 5 (JGA15 et JGA16) ; Lettres de Deyrolle à Joseph Astor II, 10 et 17 août 1897 : « Je vais commander à mon doreur à Paris les baguettes dorées pour l’encadrement des panneaux […] Je ferai de même pour le vernissage mât que je vais mettre sur les panneaux, il sera à l’essence et à la cire ». Ces prestations, vernissage et encadrement de baguettes dorées, furent finalement assurées par la maison Plateau de Pont-l’Abbé.

[31] Gayet G., Le manoir de Kerazan et ses propriétaires : architecture, décor intérieur et collections, thèse de doctorat d’histoire de l’art sous la dir. de Catherine Cardinal, Université Blaise-Pascal Clermont 2, 2014, vol. 1, p. 258.

[32] Cette signature n’est pas la lettre A comme tout observateur pourrait être amené à le penser, mais une anagramme formée par le mélange des initiales T et L (Théophile-Louis) ou T et H (Théophile).

[33] Si Joseph-Georges Astor décède en décembre 1928, ses dispositions testamentaires en faveur d’un legs à l’Institut sont effectives à compter des années 1920.

[34] AIF, 2 J 5, (JGA13 à JGA24) ; Lettres de Deyrolle à Joseph Astor II, 1896-1897.

[35] Élément composant une partie de la décoration pour le château de Domecy ; peinture à l’huile, détrempe, fusain et pastel sur toile, œuvre réalisée en 1901 et conservée au musée d’Orsay.

 

Pour citer cet article : Gwenn Gayet-Kerguiduff, "Théophile-Louis Deyrolle (1844-1923), peintre breton des ensembles décoratifs de Kerazan", exPosition, 24 septembre 2017, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles3/gayet-theophile-louis-deyrolle-kerazan/%20. Consulté le 13 octobre 2024.