L’art du savoir. Manuscrits médiévaux de Clairvaux à Montpellier (Bibliothèque universitaire de médecine, Montpellier, 2015)

par Hélène Chancé

 

Hélène Chancé est titulaire d’un Master II Mondes Médiévaux, spécialité Recherche, de l’université Paul-Valéry de Montpellier. Le sujet principal de ses études porte sur des manuscrits médiévaux conservés à Montpellier et dans la région. Une publication de ses recherches sur le Psautier dit de Gellone (ms. 1), conservé au musée Médard de Lunel, paraîtra dans le prochain numéro de la Revue d’Auvergne. —

 

La bibliothèque de Clairvaux est considérée comme l’une des plus belles et des plus riches de l’Occident chrétien[1]. À l’occasion de la célébration des 900 ans de la fondation de l’abbaye de Clairvaux par saint Bernard, la bibliothèque interuniversitaire de la faculté de Montpellier a ainsi présenté, lors d’une exposition qui s’est tenue dans ses locaux, 31 des 72 manuscrits médiévaux en sa possession provenant de Clairvaux. Cette dernière, qui a eu lieu à l’automne 2015, a été organisée par Pascaline Todeschini et Hélène Lorblanchet, conservatrices au service Patrimoine écrit et graphique de la bibliothèque[2].

L’exposition de ces ouvrages était concomitante de la grande campagne de numérisation engagée par la médiathèque du Grand Troyes concernant les manuscrits de Clairvaux[3], qui a englobé le fonds de la bibliothèque de Médecine de Montpellier. Parallèlement à ce projet, la direction des Archives et du patrimoine du département de l’Aube a organisé à l’Hôtel-Dieu-le-Comte de Troyes une importante exposition intitulée Clairvaux. L’aventure cistercienne[4]. La bibliothèque virtuelle de Clairvaux rassemble aujourd’hui un fonds de plus de 1150 ouvrages numérisés, accessibles au grand public via le site internet créé à cet effet[5]. De même, la bibliothèque de Médecine de Montpellier a choisi de numériser elle-même ses manuscrits médiévaux et de créer un site internet qui leur est dédié nommé Foli@[6]. Il convient de souligner l’important travail de restauration et de numérisation qui a été effectué en amont de l’exposition. Il permet, en effet, aux chercheurs actuels, mais aussi au public, de consulter librement et avec une grande qualité de reproduction ces nombreux ouvrages. L’exposition L’art du savoir. Manuscrits médiévaux de Clairvaux à Montpellier s’inscrit dans cette dynamique de mise en valeur du patrimoine et de sa diffusion à grande échelle.

Comme l’historien médiéviste André Vauchez l’a fait remarquer, commémorer les 900 ans de l’abbaye de Clairvaux a permis à de nombreux chercheurs et spécialistes de se réunir pour faire le point sur les connaissances inhérentes à ce lieu, depuis sa création au XIIe siècle jusqu’à la Révolution[7]. Ce n’est que depuis une quarantaine d’années que l’histoire de l’abbaye est plus largement étudiée, les renseignements concernant ses différentes étapes de constitution, notamment sur celles de sa bibliothèque, sont plus clairs aujourd’hui[8]. En outre, il semble que celle-ci ait été constituée suivant un « esprit cistercien[9]», c’est-à-dire vivement attaché à l’écrit, tant du point de vue du fond que de la forme. L’originalité de l’exposition montpelliéraine, contrairement à celle de Troyes qui dévoilait les multiples facettes historiques, économiques et liturgiques de l’abbaye, réside dans la présentation exclusive du patrimoine écrit de Clairvaux, exposant les ouvrages médiévaux les plus représentatifs de la collection que Pierre Gandil, conservateur à la médiathèque du Grand Troyes, divise en quatre phases d’enrichissement entre le XIIe siècle et la Révolution[10].

Comment valoriser ce patrimoine écrit ? Quels choix ont été faits par l’équipe curatoriale montpelliéraine ? Nous verrons tout d’abord que le choix du lieu avait, pour cette exposition, une signification non négligeable ; nous nous intéresserons ensuite aux outils de médiation mis en place.

Le reflet de l’esprit claravallien médiéval

La richesse de la bibliothèque de Clairvaux à Montpellier

Le fonds de la bibliothèque de Médecine de Montpellier renferme de précieux manuscrits, incunables et imprimés rassemblés au début du XIXe siècle grâce à Gabriel Prunelle et Jean-Antoine Chaptal[11]. Ce dernier, professeur à l’école de Médecine de Montpellier, a chargé Gabriel Prunelle, alors jeune médecin bibliophile, de collecter entre 1801 et 1806, dans les nombreux dépôts littéraires des bibliothèques confisquées pendant la Révolution, tous les ouvrages utiles à leurs études. Ainsi, ce dernier rapatria à Montpellier plusieurs ouvrages, dont les 72 manuscrits médiévaux, issus de l’abbaye cistercienne, également saisis. Gabriel Prunelle, fervent humaniste et héritier des idées des Lumières, entretenait un lien très fort avec l’écrit et mesurait l’importance d’un « accès à toutes les facettes du savoir humain[12] ». Les étudiants en médecine ne devaient pas seulement se contenter d’apprendre leurs planches anatomiques, mais devaient également avoir une ouverture plus globale sur le monde et donc élargir leur éventail de connaissances à d’autres disciplines. Gabriel Prunelle veilla donc à choisir des ouvrages témoignant de cette approche globale de « l’art du savoir » où l’attention était portée sur la diversité des manuscrits médiévaux sélectionnés. Les ouvrages ainsi récupérés passèrent d’une dimension religieuse à un univers médical et scientifique.

À la fin du XIIe siècle l’abbaye de Clairvaux comptait déjà 350 manuscrits et était considérée comme une des bibliothèques les plus riches de l’Occident. L’œuvre maîtresse était la Grande Bible de Clairvaux réalisée autour de 1160 en six tomes par un copiste à l’origine également du grand Légendier de Clairvaux[13]. Un exemplaire de ce dernier ainsi qu’une annexe étaient observables à l’exposition de Montpellier. Ses dimensions imposantes et la qualité d’exécution des initiales donnaient un aperçu du savoir-faire du scriptorium abbatial, appliquant alors le « style monochrome ». Montpellier possède dans sa collection six des huit tomes subsistant aujourd’hui des dix volumes originels du Légendier. Par ailleurs, le choix a été fait d’exposer uniquement la reliure de l’annexe. Ce choix judicieux s’explique par la présence sur cette dernière d’une peau fauve mal rasée, reliure originelle de l’ouvrage. Cette pratique, en cours alors dans les monastères, est rarement observable aujourd’hui[14]. De ce fait, la première phase est surtout riche de livres respectueux de la Règle de saint Benoît et d’ouvrages patristiques réalisés par les copistes de Clairvaux eux-mêmes. Ainsi, outre le Légendier, évoquant la vie des Saints, des psautiers, missels et évangiles illustrent cette période abondamment mise en lumière par l’équipe curatoriale[15].

La culture universitaire a fait son entrée dans la collection entre le XIIIe et le XIVe siècle. Celle-ci s’enrichit d’ouvrages des disciplines relevant de la théologie, du droit canon et civil, de la médecine et des arts libéraux. Si l’activité des copistes est plus réduite à cette époque, la majorité des ouvrages acquis l’est par le biais d’achats auprès de libraires parisiens[16]. Cette période était également représentée lors de l’exposition par divers manuscrits tels que les Institutes de Justinien[17] pour le droit civil et un exemplaire des Décrétales avec leur glose de Grégoire IX[18] pour le droit canon. Ces dernières, de dimensions importantes, étaient ouvertes sur des enluminures de remarquable exécution. Enfin, les Articella[19], traitant de la médecine, ou encore un Recueil de textes philosophiques dont Aristote[20] pour les arts libéraux achevaient l’extension du savoir.

Enfin, les deux dernières phases du développement de la bibliothèque de Clairvaux s’étendent du XVe siècle à la Révolution où de nombreux volumes aux thématiques diverses ont été acquis, suivant la perspective médiévale. C’est dans ce fonds aux savoirs hétéroclites que Prunelle sélectionna les ouvrages destinés à Montpellier pour enrichir le fonds de la bibliothèque de Médecine. Fidèle à l’esprit des Lumières dans sa sélection, il suivait, aussi, les principes en vogue à la fin du Moyen Âge pour offrir à sa communauté une étendue du savoir humain la plus large possible[21].

Ainsi, les manuscrits de Clairvaux conservés à Montpellier et exposés lors de cet événement illustraient, par leur diversité et leur richesse d’exécution, une même volonté de l’abbaye médiévale et de Prunelle, quelques siècles plus tard, de posséder une bibliothèque fournissant une pluralité choisie de connaissances. Pour cette raison, il n’était pas anodin que l’exposition de ces manuscrits ait lieu dans les murs mêmes de la faculté de Médecine, et non dans un lieu plus neutre : ce choix mettait judicieusement en lumière une partie importante de leur histoire.

Un espace historique et atypique difficile à appréhender

L’entrée de l’exposition était indiquée depuis le hall de la faculté de Médecine par un système de fléchage, amenant à emprunter quelques volées d’escaliers, donnant accès à une cour intérieure. Celle-ci offrait une belle vue sur la cathédrale Saint-Pierre, laquelle jouxte le bâtiment. Les manuscrits prenaient place dans une vaste salle nommée Technè Makrè, expression tirée de la première phrase des Aphorismes d’Hippocrate (460-v. 377 av. J.-C.)[22]. Elle se subdivisait en trois espaces de même ampleur communiquant entre eux.

L’accès principal de l’exposition s’effectuait par la salle médiane. Ce choix quelque peu déroutant aurait pu être anodin si des informations sur le sens de la visite avaient été prévues et disponibles immédiatement. Ce flottement a d’emblée créé une hésitation dans les déplacements des visiteurs. De plus, une grande table était placée face à l’entrée, où étaient disposés des catalogues d’exposition et autres documents d’information, ce qui encombrait l’espace et impliquait d’être contournée, parfois avec maladresse. En revanche, sur place, se trouvaient des médiateurs compétents, chargés de renseigner les visiteurs sur la compréhension de l’agencement des manuscrits dans l’espace d’exposition. Leur disponibilité, ainsi que leur connaissance de l’histoire des lieux et des manuscrits présentés représentaient une réelle valeur ajoutée.

Les manuscrits de Clairvaux étaient répartis et exposés thématiquement dans les différentes salles. Ce choix scénographique répondait à l’intitulé de l’exposition L’art du savoir, éclairage apporté lorsqu’on assistait à une des visites guidées proposées. Ainsi, le sens de la visite constituait un clin d’œil judicieux à la volonté de Prunelle de créer une bibliothèque à la faculté de Médecine mettant en scène un large éventail du savoir.

La première salle était dédiée à la liturgie et aux manuscrits religieux. On pouvait y admirer, par exemple, l’imposant Légendier de Clairvaux[23] ou encore un Psautier glosé[24] de la première moitié du XIIe siècle. La deuxième s’apparentait à une pièce de transition entre les différentes thématiques, présentant la numérisation et la restauration des manuscrits. On y trouvait également des manuscrits de droit, comme les Institutes de Justinien du XIVe siècle[25], et des manuscrits d’histoire, comme La vie des douze Césars de Suétone du XIIe siècle[26]. Enfin, le dernier espace rassemblait des ouvrages relatifs à la rhétorique, à la philosophie ou encore à l’histoire comme le Recueil de traités d’Aristote et d’Averroès de 1321[27] et les Discours et lettres de Cicéron du XVe siècle[28], sans oublier le fameux exemplaire de Perceval de Chrétien de Troyes, ouvert sur une des miniatures l’illustrant[29]. Cette disposition permettait de montrer la richesse de la collection des manuscrits contenus dans le fonds de la bibliothèque de Médecine de Montpellier et de rappeler que les manuscrits médiévaux, en général et à Clairvaux en particulier, n’étaient pas exclusivement religieux.

Le parti pris muséographique

La mise en scène et l’ambiance paisible des salles ont favorisé l’observation attentive des manuscrits. Les grands murs de pierre du bâtiment historique de la faculté de Médecine ont permis de renforcer cette impression patrimoniale et d’intimité engagée avec les ouvrages. Ce sentiment était exacerbé par la présence de nombreux manuscrits et imprimés qui, réunis par Prunelle et Chaptal, sillonnaient les murs derrière les vitrines d’armoires en bois vernis.

D’autres manuscrits étaient disposés sur d’imposants buffets en bois et protégés par de larges vitrines. L’espace de circulation fluctuant selon les salles ne permettait pas toujours d’appréhender facilement l’ensemble des ouvrages. En effet, si l’espace situé à gauche en entrant, destiné aux livres liturgiques, était spacieux et laissait place à la déambulation, celui situé à droite de l’entrée, contenant entre autres des manuscrits philosophiques, devenait vite très étroit et peu commode lorsqu’on était amené à croiser d’autres visiteurs. En cela, la topographie des lieux était très changeante et imposait une disposition adaptée. Certains manuscrits, notamment les plus connus, ont pu en bénéficier et être agréablement mis en valeur, comme le Perceval de Chrétien de Troyes, isolé et sous une niche éclairée. D’autres ont pâti de la disposition des lieux et du manque d’espace : c’était le cas, par exemple, de l’exemplaire de l’Expositio super psalmos[30] de Pierre Lombard du XIIIe siècle. La taille importante de l’ouvrage n’offrait, en effet, que peu d’alternatives quant à sa disposition au sein de l’exposition. De plus, le support surélevé qui l’accueillait empêchait certains visiteurs de pouvoir l’observer convenablement. Malheureusement, en plus d’être en retrait, celui-ci n’était éclairé que par un spot au plafond qui n’était pas assez puissant pour l’extirper de la pénombre.

Ainsi, le choix du bâtiment historique de la faculté de Médecine de Montpellier est une valeur ajoutée dans l’appréhension patrimoniale de l’exposition. En effet, les locaux actuels sont ceux de l’ancien évêché et une des salles de l’exposition en était le réfectoire[31]. Cette disposition mettait en exergue la préciosité des manuscrits, leur offrant des locaux in situ, frais et peu éclairés. Néanmoins, cet agencement s’est souvent avéré problématique. Les proportions inégales des salles entre elles et leur accès par la pièce centrale sans indication sur le sens de la visite pouvaient déconcerter le visiteur. Comme malheureusement dans de trop nombreuses expositions – ce qui n’est pas une excuse en soi – aucun accès aux personnes à mobilité réduite n’avait été prévu. La faible luminosité ne permettait pas non plus aux personnes malvoyantes de profiter dans de bonnes conditions des ouvrages présentés. Enfin, si la visite était aisée lors de périodes de faible affluence, dans le cas contraire les locaux devenaient très vite encombrés et la circulation autour des manuscrits alors pénible.

L’investissement et l’engagement de la faculté de Médecine

Une transmission pédagogique du savoir

Concernant les renseignements donnés au public, de nombreux affichages et pancartes scandaient les trois espaces d’exposition. Ces outils de médiation informaient les visiteurs sur l’histoire de l’abbaye de Clairvaux, le rôle de saint Bernard, les collections de la bibliothèque de Médecine de Montpellier, les célèbres initiales dites de Clairvaux ou encore sur les étapes de la fabrication d’un manuscrit. En plus d’être concis et bien présentés à des endroits clefs de l’exposition, ils étaient lisibles et accompagnés de nombreuses illustrations attirant l’œil. En ce sens, l’exposition a réellement fait preuve d’une volonté d’accueillir et d’attirer les visiteurs en leur fournissant les outils nécessaires à la compréhension des ouvrages. Les cartels des manuscrits étaient écrits avec une police suffisamment grande et de couleur noire sur un papier rectangulaire blanc, rendant leur appréhension et leur compréhension directe et d’une lecture aisée.

Un espace de l’exposition a été réservé à la reliure médiévale, expliquant l’évolution de celle-ci au cours des siècles grâce à un schéma numéroté. Celui-ci permettait de suivre pas à pas les indications et de comprendre la structure des reliures, tout en observant les différents mécanismes de restauration et de conservation adaptés à chacune. En outre, le visiteur pouvait en apprendre davantage sur ces processus en visualisant le diaporama prévu à cet effet dans la salle d’entrée de l’exposition. Des textes informatifs assez techniques, écrits au format A4, étaient disposés sur des supports en plastique rigides et permettaient de prendre connaissance des divers traitements de conservation directement administrés par l’atelier de restauration. Ceux-ci visaient le ralentissement des dégradations et la stabilisation des états de conservation. Leur lecture était abordable, pour un public toutefois averti, et était accompagnée d’une maquette d’un petit livre et de différents types de supports, tels que le papier japonais, le parchemin, la peau mégissée et le cuir (de veau brun), matières qui pouvaient d’ailleurs être touchées. Il s’agissait d’un aspect indispensable à l’appréhension et à la compréhension plus approfondie de la théorie lue précédemment dans les textes. Cette initiative est à saluer et devrait, sans doute, être plus systématique, car permettre au visiteur d’établir un contact avec les matériaux qu’il n’a pas l’occasion de toucher pour des raisons évidentes de conservation des ouvrages et manuscrits, c’est l’amener à comprendre davantage ce qu’il voit.

Les dimensions didactique et pédagogique

Le public était également invité à en apprendre davantage sur ces manuscrits grâce à différents outils pédagogiques. En effet, il ne s’agissait pas simplement de se promener entre les manuscrits et de les regarder un à un, mais de lire et d’observer également les éléments disposés autour de ces derniers. Par exemple, le manuscrit de Suétone sur La vie des douze Césars du XIIe siècle[32] était accompagné d’un fragment d’hématite, à l’origine de l’ocre rouge. De la cochenille noire – pigment accompagné d’un petit cartel anecdotique, expliquant que le rouge de cochenille est toujours utilisé aujourd’hui comme colorant alimentaire sous la désignation E120 – se trouvait à côté d’un ouvrage de saint Bernard, Fleurs, de la fin du XIIIe siècle[33]. D’autres cartels explicatifs traitaient de sujets relatifs à la fabrication du manuscrit, tels que la réglure et la piqûre. L’explication concernant la pose de la feuille d’or, avec le matériel adéquat autour, se trouvait à côté du Missale præcipuorum festorum[34] daté du XIVe siècle, ouvert sur des dorures afin de relier la théorie à la pratique. L’exemple du Psautier glosé de la première moitié du XIIe siècle[35] illustre d’autant plus ce point qu’il était accompagné d’une reproduction partielle de la lettrine du Beatus Vir, illustrant le premier psaume, réalisée par Aline Bonafoux, artiste spécialisée dans l’enluminure médiévale[36]. Un encart explicatif accompagnait le dessin dans lequel elle détaillait la technique employée par l’enlumineur ainsi qu’une décomposition étape par étape de son travail.

Le grand soin apporté aux manuscrits

Afin de permettre aux ouvrages présentés d’être exposés dans les meilleures conditions, la participation de l’atelier de restauration des bibliothèques interuniversitaires de Montpellier, dirigé par Anne-Sophie Gagnal, a été nécessaire[37]. Chaque manuscrit a bénéficié d’un traitement individuel prenant en considération son état de conservation actuel. Lors des restaurations, certains manuscrits ont même vu leur reliure remplacée par une nouvelle, plus adaptée à leur pérennisation[38]. C’est l’important travail qui a été réalisé en amont de l’exposition, dans le cadre de la grande opération de numérisation des manuscrits de Clairvaux qui a, en définitive, permis au public de voir ces ouvrages.

L’atelier de restauration a également créé un support personnalisé pour chaque manuscrit exposé, répondant à leur taille, fragilité ou encore à leur angle d’ouverture, afin de ne leur imposer aucune contrainte à cause de leur ouverture prolongée durant l’exposition. Divers matériaux, comme la mousse ou le carton, ont été utilisés en ce sens afin de pallier de potentielles détériorations supplémentaires. Cette attention offre un juste milieu entre la préservation du patrimoine et un accès agréable aux richesses contenues à l’intérieur pour le public. Le système d’éclairage de l’ensemble des manuscrits présentés a été judicieusement pensé. Des lampes spéciales, ne diffusant pas de chaleur et ayant un rayonnement lumineux moins agressif pour le parchemin, ont été utilisées. La lumière, ainsi diffusée directement de l’intérieur de la vitrine, pour la plupart des ouvrages, sur les feuillets et autres éléments exposés, les mettait particulièrement en valeur. Ce système permettait l’absence de reflets parasites sur la vitrine. Enfin, l’hygrométrie et la température ont également été réglées de manière particulière, afin de prémunir au maximum les parchemins et autres matériaux de potentielles dégradations supplémentaires. Une fois la journée terminée, les vitrines étaient par ailleurs recouvertes de larges tissus les protégeant des derniers rayons lumineux, eux-mêmes déjà partiellement occultés. 

Les suppléments proposés

À la suite de sa visite, chaque personne pouvait faire l’acquisition du catalogue de l’exposition. Celui-ci est d’un format très accessible et agréable, au modeste prix de huit euros pour 81 pages. Le contenu est majoritairement axé sur l’histoire de la bibliothèque de Médecine et sur le colossal travail de numérisation et de restauration mis en place sur un court laps de temps. Seulement deux articles concernent l’étude spécifique de manuscrits[39]. Si l’effort de publication par la faculté de Médecine d’un catalogue d’exposition est à souligner, on peut regretter, en particulier pour les historiens de l’art, les représentations de petite taille liées en partie au format de l’ouvrage. Toutefois l’accès en ligne à Foli@ permet à quiconque de pouvoir visualiser les manuscrits exposés et de les télécharger afin d’en apprécier les détails. Si les notices des 31 manuscrits exposés restent succinctes, leur contenu n’en est pas moins essentiel et illustré.

L’exposition ouvrait également sur la possibilité de s’inscrire à des ateliers d’initiation à l’enluminure qui étaient animés par des intervenants des Archives départementales de l’Hérault. Cette animation offrait l’opportunité de se familiariser avec l’histoire des supports d’écriture, la calligraphie et de réaliser sa propre enluminure. On pouvait aussi assister à une démonstration d’enluminure par Aline Bonafoux. Des visites guidées étaient organisées pour les visiteurs ainsi que pour les groupes scolaires. Les enseignants avaient à leur disposition un dossier pédagogique d’une vingtaine de pages, replaçant les manuscrits de Clairvaux dans leur contexte historique et artistique.

En définitive, l’exposition organisée par la faculté de Médecine de Montpellier s’avère avoir été captivante et judicieusement orchestrée compte tenu de l’espace disponible. Un grand travail préparatoire et respectueux des manuscrits a été nécessaire, afin de pouvoir les exposer. L’investissement, ainsi que les opérations culturelles annexes mises en place constituent une valeur ajoutée à souligner. L’exposition L’art du savoir. Manuscrits médiévaux de Clairvaux à Montpellier répond bien à son titre en proposant au visiteur un panel de la diversité des ouvrages médiévaux du fonds ancien de la bibliothèque de Médecine. L’omniprésence des outils de médiation et des médiateurs dans les salles a permis de profiter d’une visite interactive, où chacun a pu être amené à découvrir le monde matériel des copistes et des enlumineurs au Moyen Âge. De plus, le choix de la faculté de Médecine comme lieu d’exposition a permis de mettre en valeur son riche passé historique. Grâce à cet événement, Montpellier manifeste son implication dans les diverses manifestations culturelles qui ont été organisées en 2015 pour célébrer le neuvième centenaire de la fondation de l’abbaye de Clairvaux.

 

Notes

[1] En outre, cette bibliothèque n’a eu de cesse d’évoluer et de s’enrichir jusqu’à la Révolution. Stutzmann D., « Clairvaux et l’écrit », Clairvaux. L’aventure cistercienne, cat. exp., Troyes, Hôtel-Dieu-le-Comte, 2015, pp. 199-205 ; Gandil P., « La bibliothèque de Clairvaux, du XIIe siècle à la Révolution française », L’art du savoir. Manuscrits médiévaux de Clairvaux à Montpellier, cat. exp., Montpellier, Bibliothèque universitaire de Médecine de Montpellier, 2015, p. 7-17.

[2] Plusieurs communications ont été faites afin d’annoncer et de revaloriser cette exposition localement. Une journée d’études consacrée aux manuscrits de Clairvaux a été organisée par le centre d’Études médiévales de Montpellier (CEMM-EA 4583) de l’université Paul-Valéry de Montpellier le 3 octobre 2015 sur le site de Saint-Charles. Elle s’est clôturée par une visite guidée de l’exposition par Pascaline Todeschini, laquelle n’a pas manqué de créer une continuité entre les ouvrages exposés et les communications des intervenants.

[3] À noter que la bibliothèque médiévale de Clairvaux est classée au titre de la « Mémoire du monde » par l’UNESCO depuis 2009.

[4] Plusieurs ouvrages ont été publiés à la suite de cette exposition, qui eut lieu entre le 5 et le 15 novembre 2015, notamment : Clairvaux. L’aventure cistercienne, cat. exp., Troyes, Hôtel-Dieu-le-Comte, 2015 ; ou encore une bande-dessinée : Convard D., Adam É., Béchu D., L’abbaye de Clairvaux. Le corps et l’âme, Grenoble, Glénat, 2015.

[5] Voir le site internet www.bibliotheque-virtuelle-clairvaux.com, qui, depuis le 19 juin 2015, donne accès à plus de 1150 manuscrits numérisés en ligne, soit 500 000 pages en couleur. La médiathèque du Grand Troyes dispose de près d’un millier des manuscrits de Clairvaux conservés aujourd’hui, les autres se trouvent dans les bibliothèques de France et d’Europe.

[6] Cette entreprise de numérisation a mobilisé plusieurs équipes tout au long d’une année universitaire faisant appel aux ateliers de restauration/conservation de l’université Paul-Valéry, de numérisation et au personnel du fonds de la bibliothèque de Médecine de Montpellier. L’achat au préalable d’une station de numérisation performante a permis de réaliser cette entreprise. Le site internet Foli@ est accessible via le site de la bibliothèque interuniversitaire de Montpellier : http://www.biu-montpellier.fr, onglet Patrimoine puis cliquer sur « Foli@ : collections patrimoniales numérisées de la BIU de Montpellier », puis « Manuscrits de la BU Médecine » pour y accéder. Plusieurs types de recherches sont disponibles. Il est également important de mentionner que tous les manuscrits numérisés peuvent être téléchargés en intégralité (ou à la page) et sont libres de droit pour toute réutilisation.

[7] Vauchez A., « Clairvaux, sept siècles de rayonnement », Clairvaux. L’aventure cistercienne, cat. exp., Troyes, Hôtel-Dieu-le-Comte, 2015 p. 19.

[8] Ibid, p. 19.

[9] Stutzmann, D., « Clairvaux et l’écrit», ibid., p. 199.

[10] Gandil P., « La bibliothèque de Clairvaux, du XIIe siècle à la Révolution française », L’art du savoir. Manuscrits médiévaux de Clairvaux à Montpellier, cat. exp., Montpellier, Bibliothèque universitaire de Médecine de Montpellier, 2015, p. 7.

[11] Lorblanchet H., « Le goût du savoir. Prunelle et la constitution de la bibliothèque de Médecine », ibid., p. 19-21.

[12] Ibid., p. 21-22 ; Les cisterciens eux-mêmes portaient une attention toute particulière à l’écrit et au savoir comme le montre l’article préalablement cité de Dominique Stutzmann.

[13] Médiathèque du Grand Troyes, ms. 27, Grande Bible de Clairvaux, Clairvaux vers 1160 ; Bibliothèque de Médecine de Montpellier (BMM), Latin (H1), Légendier de Clairvaux, dernier tiers du XIIe siècle, 5 vol. ; Latin (H2), Annexe du Légendier, dernier tiers du XIIe siècle.

[14] Voir au sujet des reliures velues la communication de Rémy Cordonnier lors du 25e colloque international d’art roman sur Le livre à l’époque romane à Issoire les 16, 17 et 18 octobre 2015, intitulée : « Du cerf…au bœuf, quelques observations sur les couvrures médiévales » (à paraître). Il y est question d’ouvrages issus des collections de l’abbaye de Saint-Bertin et de Clairmarais (Pas-de-Calais). Parmi les manuscrits cités, il souligne la rareté du phénomène et indique que la grande proportion de couvrures velues restantes aujourd’hui date de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècle.

[15] La bibliothèque de Médecine de Montpellier a offert un large panel d’ouvrages liturgiques illustrant cette période, nous pouvons citer en l’occurrence : BMM, Latin (H 296), Psautier glosé, 1ère moitié du XIIe siècle ; Latin (H 155), Évangile de saint Mathieu glosé, 1ère moitié du XIIe siècle ; Latin (H 294), Recueil de textes religieux (dont les Variæ de Cassiodore – v. 490-v. 580), 1180-1200, etc.

[16] Gandil P., « La bibliothèque de Clairvaux, du XIIe siècle à la Révolution française », L’art du savoir. Manuscrits médiévaux de Clairvaux à Montpellier, cat. exp., Montpellier, Bibliothèque universitaire de Médecine de Montpellier, 2015, p. 10-11.

[17] BMM, Latin (H 8), Institutes (Justinien – 527-565), XIVe siècle.

[18] BMM, Latin (H 9), Décrétales avec leur glose, XIVe siècle.

[19] BMM, Latin (H 182), Articella, XIVe siècle ; Latin (S 27 – H 188), Articella, XIVe siècle.

[20] BMM, Latin (H 162), Recueil de textes philosophiques (dont Aristote – 384-322 av. J.-C.), XIVe siècle.

[21] Lorblanchet H., « Le goût du savoir. Prunelle et la constitution de la bibliothèque de médecine », L’art du savoir. Manuscrits médiévaux de Clairvaux à Montpellier, cat. exp., Montpellier, Bibliothèque universitaire de Médecine de Montpellier, 2015, p. 23.

[22] Le premier vers de la première section débutant comme suit : « Ὁ βίος βραχὺς, ἡ δὲ τέχνη μακρὴ, ὁ δὲ καιρὸς ὀξὺς, ἡ δὲ πεῖρα σφαλερὴ, ἡ δὲ κρίσις χαλεπή » soit « La vie est courte, l’art est long, l’occasion est prompte [à s’échapper], l’empirisme est dangereux, le raisonnement est difficile». Les Aphorismes (livres I à VII) font partie des ouvrages laissés par Hippocrate (460-v. 377 av. J.-C.), homme considéré comme le plus grand médecin de l’Antiquité et père de la médecine.

[23] BMM, Latin (H1), Légendier de Clairvaux, dernier tiers du XIIe siècle, 5 vol.

[24] BMM, Latin (H 296), Psautier glosé, 1ère moitié du XIIe siècle.

[25] BMM, Latin (H 8), Institutes (Justinien – 527-565), XIVe siècle.

[26] BMM, Latin (H 117), La vie des douze Césars (Suétone – v. 69-v. 126), XIIe siècle.

[27] BMM, Latin (H 33), Recueil de traités d’Aristote et d’Averroès (Aristote – 384-322 av. J.-C. ; Averroès – 1126-1198), 1321.

[28] BMM, Latin (H 359), Discours et lettres (Cicéron – 106-43 av. J.-C.), XVe siècle, 2 vol.

[29] BMM, Français (H 249), Perceval (Chrétien de Troyes – v. 1135-v. 1183), 1270-1280. Cet exemplaire est rare car contient Perceval et ses deux continuations, ainsi que celle de Manessier. De plus, sur les cinq manuscrits de Perceval, il est le plus richement illustré (55 miniatures dont 25 pour le texte de Perceval et 30 pour les deux continuations).

[30] BMM, Latin (H 5), Expositio super psalmos (Pierre Lombard – v. 1100-v. 1160), XIIIe siècle. Voir à son sujet : Fabre I., « Les psautiers glosés H 5 et H 296, du commentaire à la méditation en images », L’art du savoir. Manuscrits médiévaux de Clairvaux à Montpellier, cat. exp., Montpellier, Bibliothèque universitaire de Médecine de Montpellier, 2015, p. 41-55.

[31] Lorblanchet H., « Le goût du savoir. Prunelle et la constitution de la bibliothèque de médecine », L’art du savoir. Manuscrits médiévaux de Clairvaux à Montpellier, cat. exp., Montpellier, Bibliothèque universitaire de Médecine de Montpellier, 2015, p. 19. La salle correspondant au réfectoire était la plus longue et la plus étroite, accessible uniquement par des marches.

[32] BMM, Latin (H 117), La vie des douze Césars (Suétone – v. 69-v. 126), XIIe siècle.

[33] BMM, Latin (H 242), Fleurs (Bernard de Clairvaux – (v. 1090-1153), fin du XIIIe siècle.

[34] BMM, Latin (H 261), Missale præcipuorum festorum, 1350-1360.

[35] BMM, Latin (H 296), Psautier glosé, 1ère moitié du XIIe siècle, fol. 8.

[36] Aline Bonafoux pratique l’art de l’enluminure depuis 1994 et dispense son savoir au travers de divers événements et ateliers. Voir son site internet : http://www.enluminure-montpellier.fr/.

[37] Voir Todeschini P., « La numérisation des manuscrits de Clairvaux à la Bibliothèque interuniversitaire de Montpellier », L’art du savoir. Manuscrits médiévaux de Clairvaux à Montpellier, cat. exp., Montpellier, Bibliothèque universitaire de Médecine de Montpellier, 2015, p. 30 à 39. L’auteur mentionne toutes les étapes effectuées avant de numériser un ouvrage en passant par l’atelier de restauration. L’intervention d’Anne-Sophie Gagnal, en collaboration avec Pascaline Todeschini, lors de la journée d’études du CEMM EA 4583 le 3 octobre 2016, a permis également d’éclairer plusieurs points techniques concernant la préparation des manuscrits avant leur exposition et leur numérisation.

[38] Seulement quatre manuscrits ont changé de reliure, celles-ci dataient de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle et endommageaient l’ouvrage à cause de coutures trop serrées qui, par ailleurs, empêchaient également l’opération de numérisation ; voir ibid., p. 34.

[39] Voir Fabre I., « Les psautiers glosés H 5 et H 296, du commentaire à la méditation en images », L’art du savoir. Manuscrits médiévaux de Clairvaux à Montpellier, cat. exp., Montpellier, Bibliothèque universitaire de Médecine de Montpellier, 2015, p. 41-45 : la richesse de ces ouvrages et des illustrations complémentaires permettent d’apprécier leur qualité d’exécution ; Beys B., « Aristote dans les collections claravalliennes », ibid., p. 57 à 63 : cet article permet de resituer les ouvrages d’Aristote de Stagire (384-322 av. J.-C.) dans l’enseignement universitaire au Moyen Âge et la richesse des quatre exemplaires de Montpellier (H 228 ; H 33 ; H 162 et H 177) parmi les douze exemplaires de la collection de Clairvaux.

 

Pour citer cet article : Hélène Chancé, "L’art du savoir. Manuscrits médiévaux de Clairvaux à Montpellier (Bibliothèque universitaire de médecine, Montpellier, 2015)", exPosition, 26 septembre 2017, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles3/chance-manuscrits-medievaux-clairvaux-montpellier-2015/%20. Consulté le 4 décembre 2024.

Quelques réflexions sur la revue exPosition et la monstration des collections patrimoniales

par Sylvain Demarthe

 

Sylvain Demarthe est docteur en histoire de l’art médiéval, chercheur associé de l’UMR ARTeHIS – Université de Bourgogne (Dijon). Ses travaux portent notamment sur l’architecture et le décor sculpté des édifices religieux au début du XIIIe siècle (transition entre les âges romans et l’architecture gothique). Dans ce cadre, il étudie également la sphère cistercienne et s’intéresse au dépôt lapidaire de l’abbaye de Cîteaux (Côte-d’Or). Il est rédacteur en chef de la revue exPosition.

 

La revue exPosition interroge les enjeux de la monstration des œuvres et objets d’art au sens large et n’implique aucune restriction d’ordre typologique, géographique ou chronologique. À ce titre, les observations relatives à la mise en exposition des arts dits anciens, qu’ils soient occidentaux ou orientaux, antiques, médiévaux ou d’Époque Moderne etc., peuvent y trouver un espace de formulation privilégié. Sans être spécialiste des questions muséologiques – la revue étant pluridisciplinaire et ouverte à tous les spécialistes travaillant régulièrement sur, pour et/ou avec l’exposition –, il me paraît toutefois intéressant de jeter quelques pistes de réflexions concernant l’apport de la revue dans ce cadre.

Il convient d’emblée de s’interroger sur la nature même des œuvres concernées qui forment aujourd’hui un vaste et riche héritage patrimonial, auquel tout un chacun est susceptible d’être confronté. Ce legs historique, dont l’importance culturelle n’est plus à démontrer, peut néanmoins engendrer nombre d’obstacles, tant sur le plan de sa valorisation que de sa réception. Les collections patrimoniales impliquent, tout d’abord, une notion intrinsèque de distance qui, due à leur antériorité chronologique et aux nécessités actuelles de leur conservation, peut de fait entraîner l’idée d’un statisme quelque peu poussiéreux. En outre, leur décontextualisation, incluant dans bien des cas la perte de leur sens initial, ne favorise guère une compréhension immédiate. À cela s’ajoute, enfin, une infinie variété de critères appréciatifs plus ou moins subjectifs – le ou les thèmes traités, les matériaux, la facture, la présence ou non de polychromie, la renommée, un nom d’artiste etc. – qui pourvoient à l’appréhension et à la compréhension de telles œuvres.

Tout le travail de la mise en exposition réside ainsi dans une transmission intelligible et accessible au plus grand nombre, de l’amateur intéressé à l’expert pointilleux. Celle-ci s’appuie sur la connaissance approfondie d’une collection particulière, depuis le contexte historique et socio-artistique de production des œuvres qui la composent, jusqu’à celui de sa constitution. Ce socle fondamental ouvre ensuite la voie à un processus muséologique, par le biais duquel, comme le mentionnent les universitaires québécois Marie-José des Rivières, Nathalie Roxbourgh et Denis Saint-Jacques, « la scénarisation, l’architecture et la théâtralisation de l’espace visent à […] faire vivre une expérience intégrant le visiteur au sujet mis en récit[1] » et que la revue exPosition souhaite analyser et commenter de façon rigoureuse. Il importe donc de questionner les modalités de la monstration – le lieu, les outils de médiation, les procédés de présentation etc. – et d’en définir les pertinences : d’abord, à l’égard de la collection elle-même qui, à l’inverse d’une simple « collecte » d’objets juxtaposés les uns aux autres, doit constituer un ensemble cohérent et attrayant ; ensuite, vis-à-vis d’un public qui, pourvu de clés de lecture adéquates, peut instaurer un dialogue visuel et intellectuel avec les œuvres. En d’autres termes, il s’agit de jauger l’ambition d’une telle entreprise et de mettre en exergue ses capacités à « faire surgir le sens[2] » d’une collection.

Dans ce contexte, la tâche qui incombe à la revue exPosition s’avère multiple : elle est à l’image de la matière traitée, ainsi que des points de vue de ses collaborateurs qui, constamment confrontés à l’art dans leurs disciplines respectives, l’alimentent à la fois de constatations objectives et d’opinions personnelles. Il faut aussi noter que cette publication possède d’ores et déjà une fonction conservatoire primordiale : elle compile la mémoire de nombreuses expositions, qu’elles soient temporaires et, par définition, périssables, ou bien permanentes, mais non pour autant immuables. Ainsi, qui s’intéresse à la question pourra potentiellement y trouver, à l’avenir, un fonds d’archives à exploiter.

 

Notes

[1] Rivières M.-J. (des), Roxbourgh N., Saint-Jacques D., « L’exposition muséale au vingtième siècle. De la taxinomie au scénario », Communication, 21/2, 2002, § 16, en ligne : https://communication.revues.org/5674 (consulté en juin 2016).

[2] Ibid., § 9.

 

Pour citer cet article : Sylvain Demarthe, "Quelques réflexions sur la revue exPosition et la monstration des collections patrimoniales", exPosition, 21 juin 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles/demarthe-reflexions-monstration-collections-patrimoniales/%20. Consulté le 4 décembre 2024.

L’abbaye de Gellone à Saint-Guilhem-le-Désert (Hérault). Du dépôt lapidaire au musée de site

par Géraldine Mallet

 

Géraldine Mallet est professeure d’histoire de l’art médiéval à l’Université Paul-Valéry de Montpellier. Elle est également présidente du comité scientifique du musée de l’abbaye de Gellone à Saint-Guilhem-le-Désert —

 

L’abbaye bénédictine de Gellone a été fondée en 804 dans la vallée du Verdus, affluent de l’Hérault, par Guillaume (Guilhem en langue d’Oc), cousin germain de Charlemagne[1]. Après la mort de son fondateur, en 812, considéré comme un saint par la communauté religieuse reconnaissante, un culte s’est peu à peu développé autour de sa dépouille. Sans atteindre la renommée de Saint-Gilles-du-Gard, de Saint-Sernin de Toulouse ou d’un autre de ces grands centres de pèlerinage du Moyen Âge, Gellone, devenu Saint-Guilhem-le-Désert dès le XIIe siècle, apparaît toutefois dans le fameux Guide du pèlerin de Saint-Jacques-de-Compostelle rédigé dans les années 1140[2].

Le premier monastère, à propos duquel on ne sait rien, a progressivement laissé place à de nouvelles constructions dont certaines ont été conservées en totalité ou en partie, parmi lesquelles l’église romane du XIe siècle, le cloître érigé en plusieurs campagnes entre le XIe et le XIVe siècle, la sacristie, la salle capitulaire et le réfectoire, œuvres médiévales pour l’essentiel, bien que fort remaniées. Les vestiges médiévaux comptent également des reliefs provenant des décors architecturaux et du mobilier liturgique encore en situation pour un petit nombre, la majeure partie étant déposée et constituant le fonds lapidaire qui est à l’origine du musée de site inauguré en 2009.

Malgré l’occupation du monastère par les Protestants en 1569, lors des Guerres de religions, celui-ci est parvenu jusqu’à la Révolution, certes mutilé, mais toujours doté de son église et de son cloître sculpté à deux niveaux de circulation. Les dégradations ont surtout porté atteinte aux autels, aux reliquaires et aux visages des saints sur les reliefs historiés. En 1791, les bâtiments, vendus comme biens nationaux, sont alors passés aux mains de particuliers qui leur ont octroyé de nouvelles fonctions : le réfectoire a été découpé et aménagé en appartements ; la salle capitulaire a été transformée en atelier de tannerie ; le cloître, échu à des maçons, servit de carrière de pierre… Il n’est pas rare, lors de travaux touchant aux maisons du village, que des éléments taillés ou sculptés, provenant du monastère, soient mis au jour. L’église a été, quant à elle, préservée, en restant un lieu de culte, mais paroissial.

Dès les premières décennies du XIXe siècle, avec le développement du goût pour le Moyen Âge, de l’intérêt pour le patrimoine de proximité, jusqu’alors méprisé par les académismes qui ne considéraient que l’Antiquité grecque et romaine, plusieurs collections ont été constituées à partir des vestiges récupérés dans les anciens bâtiments monastiques et dans le bourg de Saint-Guilhem-le-Désert.

Les collections du XIXe siècle

Trois collections parmi d’autres, plus modestes, se distinguent par la qualité et la quantité des pièces médiévales qu’elles renferment.

La première a été constituée par un petit industriel de la région, Pierre-Yvon Vernière, juge de Paix à Aniane, village situé à 7 km seulement de Saint-Guilhem-le-Désert. On ignore dans le détail le processus de constitution de cette collection, créée au cours de la première moitié du XIXe siècle. Était-ce par récupération ou par achat ? Nul ne peut le dire à ce jour. En revanche, on sait que Vernière  possédait près de 150 éléments, qu’il avait installés dans le jardin de sa maison d’Aniane. D’anciennes photographies montrent des colonnes à chapiteaux sculptés des XIIe, XIIIe et XIVe siècles, provenant des galeries du cloître de Gellone, ainsi que des reliefs issus de sarcophages de l’Antiquité Tardive, probables remplois récupérés par les religieux à l’époque médiévale pour entreposer des reliques ou servir de socle à des tables d’autel[3]. L’héritier de la collection, son fils Charles, la mit en vente après l’avoir gardée pendant près d’une quarantaine d’années. Ainsi, en 1906, elle fit son apparition sur le marché de l’art. Acquise peu après par le sculpteur américain George Grey Barnard, venu en France pour étudier à l’École nationale des Beaux-arts de Paris, elle fut d’abord exposée dans le musée qu’il aménagea en 1914 dans son atelier new-yorkais de Fort Washington Avenue. Achetées avec les autres collections de Barnard en 1925 par John D. Rockfeller Jr pour le Metropolitan Museum of Art, les sculptures languedociennes ont été remontées sur le site de Fort Tryon Park, au Nord de l’île de Manhattan, où l’on peut toujours les voir, depuis 1938, dans le fameux musée des Cloisters[4].

La deuxième collection résulte de dons faits à la Société archéologique de Montpellier par ses membres. Cette même société s’est portée acquéreur, en 1847, de ce qui restait du cloître monastique, afin d’en arrêter le dépeçage qui avait déjà fait disparaître six des huit claires-voies ornées de reliefs pour quatre d’entre elles[5]. Le nombre de pièces entrées dans le courant du XIXe siècle n’est guère important, puisque atteignant seulement la douzaine. Mais toutes sont d’une grande qualité. Parmi elles se trouvent les trois panneaux qui habillaient le pilier de l’angle sud-est du cloître, œuvre remarquable du XIIe siècle, représentant le Christ au milieu des Apôtres[6]. En 1997, la collection s’est enrichie d’une dizaine d’éléments achetés à un antiquaire résidant à Saint-Guilhem-le-Désert.

On doit à un des curés de la paroisse l’initiative de la troisième collection qui n’a cessé de croître depuis lors. Entre 1841 et 1848, l’abbé Léon Vinas, érudit, membre de la Société archéologique de Montpellier, auteur de la première monographie sur Saint-Guilhem-le-Désert[7], s’attacha à rassembler dans la chapelle nord de l’église chaque élément sculpté trouvé dans les ruines de l’abbaye, caché dans les recoins du village, ou donné par des habitants. Ainsi créa-t-il ce qu’il nommait la « Chapelle des Antiquités », préservée de la convoitise d’amateurs en tout genre par une grille en fer forgé. Les photographies anciennes montrent un entassement d’éléments provenant de l’ancien cloître, ainsi que des monuments funéraires et du mobilier liturgique. Les lourdes pièces, en calcaire et en marbre, étaient « exposées » en fonction de leur taille, au gré de l’espace disponible et au fur et à mesure des trouvailles[8]. L’état se maintint ainsi jusque dans les années 1970. Cet ensemble de pièces est à l’origine de l’actuel musée.

En attendant le musée…

Des travaux de restaurations, entrepris autour en 1972, dans l’ancien réfectoire de la communauté monastique, ouvrant sur la galerie occidentale de l’aire claustrale, mirent au jour, dans les murs de refend érigés à la fin du XVIIIe siècle ou au début du XIXe siècle, une importante série de sommiers et claveaux sculptés provenant des arcs des claires-voies romanes du cloître. C’est alors qu’il fut décidé d’affecter le bâtiment, vaste espace de plan rectangulaire, aux vestiges lapidaires devenus trop nombreux pour l’absidiole nord de l’église. L’installation devait être provisoire, en attendant la création d’un véritable musée. Ainsi, c’est sous l’œil avisé du conservateur des Antiquités et Objets d’Art de l’Hérault, Robert Saint-Jean, qui était par ailleurs maître-assistant en histoire de l’art médiéval à l’Université Paul-Valéry de Montpellier, que furent placées les œuvres par ordre chronologique, le long des murs, posées sur une banquette maçonnée ou accrochées aux murs. Le parcours débutait avec quelques pièces antiques (chapiteau corinthien, fragments de statues…), suivaient des reliefs d’époque carolingienne (dalles et piliers de chancel à décor d’entrelacs…), et se poursuivait par tous les sommiers et claveaux récemment trouvés, posés les uns à côté des autres. Au-dessus, sur les murs, on pouvait voir des chapiteaux, des tailloirs, des reliefs funéraires et d’autres éléments romans maintenus par des agrafes métalliques. Tout au fond de la salle, sur une partie légèrement surélevée, deux sarcophages paléochrétiens et d’imposants monuments funéraires gothiques occupaient l’espace. Au gré des nouvelles entrées et des initiatives du prêtre de la paroisse, Gérard Alzieu, fort soucieux de la présentation de certaines pièces, des nouveautés apparaissaient de temps à autre : ainsi, fit-il faire par le menuisier de la commune une série de socles peints en noir sur lesquels il fit installer une série de bas-reliefs. En 1999, les échafaudages installés au chevet de l’église pour sa restauration ont permis d’accéder à tout un ensemble de décors sculptés. Ce fut l’occasion d’en prendre les empreintes pour faire des moulages[9] qui ont rejoint la collection d’originaux. Ces nouvelles pièces ont alors été posées sur des socles, en bois peints en gris, disposés de manière esthétisante et nullement archéologique parmi les autres éléments. Les initiatives des uns et des autres, bien que toujours chargées de bonnes intentions, ont peu à peu perturbé le déroulement chronologique de l’ensemble, déroutant plus d’un visiteur, même averti (Fig. 1).

Fig. 1 : Vue générale du musée avant son remodelage en 2009 © Daniel Kuentz
Fig. 1 : Vue générale du musée avant son remodelage en 2009 © Daniel Kuentz

Comme bien des fonds lapidaires, celui de Saint-Guilhem compte des fragments très abîmés, peu décorés, pouvant intéresser les seuls restaurateurs ou chercheurs en quête de détails pour une approche très affinée d’un bâtiment ou d’un groupe sculpté disparus ou partiellement conservés. Toutes ces pièces ne pouvant être présentées au public, elles ont été entreposées, pour ne pas dire entassées, dans les anciennes cuisines de l’abbaye.

Au dernier recensement, la collection dans sa totalité comptait près de 900 fragments. La cohérence de cette collection vient du fait que tous les vestiges proviennent, à quelques exceptions près, de l’ensemble monastique. Ils constituent, entre autres, des témoignages sur son évolution architecturale et décorative à travers le temps, sur son histoire avec ses hauts et ses bas, sur ses liens avec l’architecture et la sculpture médiévales non seulement locales mais plus largement occidentales, autant de lointains échos des choix et des goûts des commanditaires, en l’occurrence les abbés qui ont dirigé l’abbaye depuis sa fondation jusqu’à la Révolution.

Enfin un musée

Alors que l’idée de créer un musée à partir de ce fonds en constante évolution avait été émise dès les années 1970, à la suite de la découverte des sommiers et claveaux sculptés provenant des galeries du cloître, ce n’est qu’en 1996 qu’un comité scientifique fut créé en vue de la concrétiser. Alors présidé par Jean Nougaret, conservateur du patrimoine à la direction régionale des Affaires Culturelles de Languedoc-Roussillon (DRAC), il comptait et compte encore parmi ses membres des élus de la commune, des représentants de différentes institutions territoriales locales, des conservateurs, des chercheurs et des universitaires. Plusieurs études ont été engagées à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3[10] et à l’École du Louvre[11], les unes portant sur un essai de restitution du cloître, les autres sur une présentation muséale des vestiges.

Toutefois, il fallut encore attendre jusqu’en 2008 pour que les travaux soient engagés et le printemps 2009 pour que les visiteurs découvrent un dépôt lapidaire complètement remanié avec une présentation à la fois plus esthétique et didactique (Fig. 2).

Fig. 2 : Vue d’ensemble du musée après son remodelage en 2009 © Daniel Kuentz
Fig. 2 : Vue d’ensemble du musée après son remodelage en 2009 © Daniel Kuentz

L’impulsion, si l’on peut dire, vint en 2006 avec le programme 3D-Monuments et le Plan de numérisation du Ministère de la Culture et de la Communication sur les sites remarquables, le projet concernant Saint-Guilhem-le-Désert monté par le laboratoire Modèles et simulations pour l’Architecture, l’urbanisme et le Paysage (MAP) ayant été retenu[12]. La numérisation prenait en compte non seulement l’ensemble monumental, mais aussi tous les vestiges connus attribués à l’ancien cloître, c’est-à-dire ceux conservés in situ, ceux exposés au Musée Languedocien de Montpellier et ceux acquis par le musée des Cloisters de New York. Ainsi, une proposition de restitution numérique des galeries inférieures du cloître médiéval a pu être réalisée, qui a été présentée au public lors des journées européennes du patrimoine de 2007. Fort des résultats obtenus, le comité engagea une réflexion sur la possibilité de présenter une anastylose en pierre d’une travée de claire-voie romane avec les fûts de colonnes, bases, chapiteaux, tailloirs, plaques de pilier, sommiers et claveaux disponibles sur place[13]. La faisabilité s’avérant possible, en complétant l’ensemble de quelques pièces manquantes, l’idée de réaménager l’ensemble de la collection s’est imposée. Il était impensable de présenter une série d’arcades remontées au milieu d’un « cimetière » de pierres. Certes, la présentation primitive n’était pas dénuée de charme, avec ses accents romantiques, pouvant susciter chez certains des sentiments de nostalgie, mais elle laissait bien perplexe la plupart des visiteurs, perdus au milieu des « cailloux ». Son grand mérite était avant tout de préserver l’ensemble des pièces provenant essentiellement des destructions du monastère.

Pour la nouvelle présentation, il fallait que les vestiges parlent, c’est-à-dire qu’ils évoquent, au-delà de leur intérêt artistique intrinsèque, le monument liturgique ou architectural dont ils étaient issus et, ainsi, leur fonction primitive. Sans écarter l’aspect esthétique, puisque seules les œuvres de qualité et en bon – ou relativement bon – état de conservation ont été sélectionnées, l’approche archéologique, plus didactique, a été privilégiée lorsque cela était possible. Les contraintes matérielles et financières étaient fortes. En effet, aucun autre espace que l’ancien réfectoire des moines n’était disponible pour accueillir le musée. Assez récemment restauré, protégé au titre des Monuments historiques, le bâtiment se présente sous la forme d’une vaste salle rectangulaire, légèrement surélevée sur moins d’un tiers de sa surface côté nord. Si la protection n’a pas été un frein aux aménagements lourds, le budget en revanche l’était. Ainsi, le sol fut conservé tel quel, avec ses grandes dalles de couleur ocre, de même que l’éclairage réduit aux baies latérales et à la rampe électrique qui court le long de l’axe central de la voûte. Les pièces trop volumineuses, comme les sarcophages paléochrétiens attribués à saint Guilhem et à ses sœurs, Albane et Bertrane, ainsi que l’imposante dalle gravée de Bernard de Bonneval (abbé de 1303 à 1317), exposés à l’extrémité septentrionale de l’ancien réfectoire, n’ont pu être déplacés. Enfin, l’espace central devait rester dégagé afin de pouvoir accueillir diverses manifestations, tels des concerts, des conférences ou des expositions temporaires.

La démarche « archéologique » s’est traduite non seulement par la restitution, ou des essais de restitution, d’éléments architecturaux et d’aménagements liturgiques, mais aussi en tenant compte de la hauteur supposée des œuvres, lorsqu’elles étaient en place, et de leur agencement probable. Ainsi, tant les travées romanes de cloître que l’arcature claustrale gothique ont été érigées sur un socle, rappelant les murs bahuts des galeries (Fig. 3). Le choix du métal brossé pour les supports a été fait pour insister sur l’aspect muséal de la présentation, la démarche de restitution n’étant pas une fin en soi. Par ailleurs, le matériau évite le « tout pierre » qui n’aurait pas permis de mettre en valeur aussi efficacement les vestiges des anciennes claires-voies. Le même esprit a animé la décision d’exposer un arc roman orné de feuilles d’acanthe (les motifs des autres étant  des pointes de diamants ou des moulures) en le plaçant en hauteur, bien que dépourvu de colonnes ou de piliers avec bases, chapiteaux et tailloirs. La solution a été de le poser sur des consoles métalliques.

Fig. 3 : Anastylose des arcatures romanes du cloître © Daniel Kuentz
Fig. 3 : Anastylose des arcatures romanes du cloître © Daniel Kuentz

La légère surélévation de la salle dans sa partie septentrionale a été un atout pour suggérer un chœur liturgique délimité, comme dans les installations préromanes de l’abbatiale de Gellone, par des piliers et une dalle à décor d’entrelacs provenant de l’ancien chancel (Fig. 4). L’espace ainsi défini accueille une table d’autel antérieure à l’an mil, placée en avant des sarcophages paléochrétiens. Un tel regroupement – autel et sarcophages antiques de remplois – n’était pas rare dans les absides des églises et se rencontrait à Saint-Guilhem même. En effet, un plan de 1656 du monastère[14] en témoigne avec, dans le sanctuaire, l’autel du Sauveur – l’édifice étant placé sous le vocable du Christ – et, contre le mur oriental, le sarcophage antique réutilisé comme reliquaire de Guilhem[15].

Fig. 4 : Évocation des installations liturgiques préromanes de l’abbatiale © Daniel Kuentz
Fig. 4 : Évocation des installations liturgiques préromanes de l’abbatiale © Daniel Kuentz

Un certain nombre de fragments non dénués d’intérêt par leur décor sculpté ou peint méritaient aussi d’être présentés au public, mais leur taille et leur diversité n’autorisaient pas une présentation contextualisée comme dans les cas précédents. Ils ont donc été traités en tant qu’objets d’art, pour ne pas dire œuvres, et ont été posés sur des étagères métalliques pour les uns ou le long d’un mur rouge – couleur choisie pour une partie du mobilier (accueil, espace vidéo, banquettes…) –, afin de réchauffer l’atmosphère froide et dure de la pierre et du métal[16] (Fig. 5). Le rouge permettait en outre de mettre en valeur les reliefs qui auraient eu tendance à se fondre s’ils avaient été directement agrafés aux murs, comme dans la présentation précédente, c’est-à-dire antérieure à 2009. Ainsi, les moulages des chapiteaux du chevet de l’église occupent un support en métal légèrement incurvé, rappelant la courbe de l’abside, accroché en hauteur sur le mur du fond, c’est-à-dire au nord, au-dessus de « l’espace liturgique ». Le relief roman du Christ en majesté, pouvant tout aussi bien provenir d’un ancien portail que d’un devant d’autel – malgré les études, le doute persiste –, a été incrusté dans un panneau, bien entendu rouge, positionné de façon isolée, afin de capter l’intérêt des visiteurs sur cette œuvre remarquable par ses qualités plastiques. Enfin, toute une série de reliefs en marbre et en calcaire, monumentaux, mobiliers et funéraires ont été intégrés ou posés le long d’un grand panneau, selon une séquence chronologique s’étendant du XIIe au XVe siècle. Afin d’accompagner le visiteur dans sa découverte des vestiges de l’abbaye de Gellone, un panneau explicatif et un film en résument l’histoire[17].

Fig. 5 : Le « mur rouge » et la présentation de fragments lapidaires © Daniel Kuentz
Fig. 5 : Le « mur rouge » et la présentation de fragments lapidaires © Daniel Kuentz

On ne peut que se réjouir de la réalisation du musée de l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert, surtout lorsque l’on a connu ce qui lui précédait. Toutefois, l’actuelle présentation tend à réduire l’histoire du monastère à ses pierres. En effet, comment procéder lorsque les tableaux, les reliquaires orfévrés, les manuscrits et autres objets, qu’ils soient ornementaux ou fonctionnels, ont disparu ou sont conservés dans différents sites ? La question se pose d’autant plus qu’avec le vaste espace qu’offre l’ancienne salle capitulaire, qui ouvrait sur la galerie orientale du cloître, des possibilités d’extension du musée existent. Affaire à suivre…

 

Notes

[1] Guilhem et l’abbaye de Gellone ont fait l’objet de très nombreuses publications. Pour une synthèse de qualité, voir  : Saint-Jean R., « Saint-Guilhem-le-Désert », Lugand J., Nougaret J. Saint-Jean R., Languedoc roman. Le Languedoc méditerranéen, La Pierre-qui-Vire, Zodiaque, 1985 (1975), p. 75-95.

[2] Voir : Vielliard J. (éd.), Le guide du pèlerin de Saint-Jacques-de-Compostelle. Texte latin du XIIe siècle, édité et traduit en français d’après les manuscrits de Compostelle et de Ripoll, Mâcon, Impr. Protat frères, 1978 (1938), p.  46-49.

[3] Voir notamment : Kletke D., « Le cloître de Saint-Guilhem-le-Désert au musée des Cloîtres de New York. Son histoire, son acquisition, ses déplacements et ses reconstructions au XXe siècle », Études héraultaises, 26-27, 1995-1996, p. 85-104. Les figures 4 et 5 (p. 89) sont des photographies du jardin de la famille Vernière à Aniane.

[4] Outre les guides publiés par le Metropolitan Museum of Art, on peut également consulter l’article de Daniel Kletke (voir note précédente).

[5] Le cloître comptait deux niveaux de claires-voies.

[6] Saint-Guilhem-le-Désert. La sculpture du cloître de l’abbaye de Gellone, Montpellier, Association des Amis de Saint-Guilhem-le-Désert, 1990, illustrations p. 51-58.

[7] Vinas L., Visite rétrospective à Saint-Guilhem-du-Désert. Monographie de Gellone, Montpellier, F. Seguin, 1875 ; Paris, Bray et Retaux, 1875 ; Marseille, Laffitte Reprints, 1980.

[8] Des cartes postales anciennes témoignent de cette chapelle au début du XXe siècle. On peut également en voir une représentation dans : Palouzié H., Mallet G. (dir.), Le cloître de Saint-Guilhem-le-Désert, Arles, Actes Sud, 2009, p. 49.

[9] Cette heureuse initiative est due à Daniel Kuentz et à l’Association des Amis de Saint-Guilhem-le-Désert.

[10] Labrosse D.,  Le dépôt lapidaire de Saint-Guilhem-le-Désert (Hérault). Nouvelle approche de l’ancien cloître abbatial, mémoire de maîtrise d’histoire de l’art sous la dir. de Géraldine Mallet, Université Paul-Valéry de Montpellier, 1999, 2 vol. ; ibid., Nouveaux éclairages sur un chantier claustral. Saint-Guilhem-le-Désert (XIe-XIVe siècle), mémoire de DEA d’histoire de l’art sous la dir. de Géraldine Mallet, Université Paul-Valéry de Montpellier, 2001, 2 vol. Ces travaux ont donné lieu à plusieurs publications dont : Labrosse D., « Essai de reconstitution du pilier sud-est de l’ancien cloître de Saint-Guilhem-le-Désert (Hérault) », Les cahiers de Saint-Michel-de-Cuxa, 31, 2000, p. 155-159 ; ibid., « Le cloître de Saint-Guilhem-le-Désert et son élévation du XIe au XIVe siècle », Archéologie du Midi médiéval, 20, 2003, p. 1-36.

[11] Burki R., Soubielle M., Programme muséographique du dépôt lapidaire de l’abbaye de Gellone (Saint-Guilhem-le-Désert). Pour la création du futur musée, monographie de second cycle de muséologie sous la dir. de Geneviève Bresc, École du Louvre – Paris, 2002. 1 vol.

[12] Unité mixte de recherche CNRS / ministère de la Culture et de la Communication – équipe GENSAU située à l’école nationale supérieure d’Architecture de Marseille. Voir : Berthelot M., « Le cloître virtuel », Palouzié H., Mallet G. (dir.), Le cloître de Saint-Guilhem-le-Désert, Arles, Actes Sud, 2009, p. 90-101.

[13] Le travail de remontage – anastylose – des cinq arcatures romanes, d’une arcature gothique et d’un arc roman isolé a été exécuté par le restaurateur de sculpture Benoît Lafay. Voir : Lafay B., « Restauration et montage de l’anastylose romane », Palouzié H., Mallet G. (dir.), Le cloître de Saint-Guilhem-le-Désert, Arles, Actes Sud, 2009, p. 103-113.

[14] Archives nationales de France, N III Hérault : relevé du frère mauriste Robert Plouvier échelle 1/215 ; lavis et couleurs, 0,44 x 0,57 m, 1656. Voir notamment : Richard J.-C., Ucla P., « Saint-Guilhem-le-Désert. Des guerres de Religion à l’érudition mauriste (XVIe-XVIIIe siècle) », Études sur l’Hérault, nouvelle série, 5-6, 1989-1990, p. 75-92.

[15] Mallet G., « Autels et vestiges d’autels à Gellone aux époques préromane et romane », Saint-Guilhem-le-Désert. La fondation de l’abbaye de Gellone. L’autel médiéval, Montpellier, Association des Amis de Saint-Guilhem-le-Désert, 2004, p. 103-114.

[16] Le mobilier a été dessiné par Charlotte Devanz (Montpellier), à qui l’on doit également la scénographie du musée ; il a été réalisé pour ce qui est bois par Éric Dupin (Montpellier) et ce qui est métal par l’entreprise Théron et fils (Lodève).

[17] Le film a été réalisé par Henri-Louis Poirier.

 

Pour citer cet article : Géraldine Mallet, "L’abbaye de Gellone à Saint-Guilhem-le-Désert (Hérault). Du dépôt lapidaire au musée de site", exPosition, 10 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles/mallet-abbaye-gellone-saint-guilhem-le-desert-depot-lapidaire-musee/%20. Consulté le 4 décembre 2024.

Exposer des moulages : le cas de l’exposition Angkor, la naissance d’un mythe (musée Guimet, Paris, 2013-2014)

par Delphine Miel

 

Delphine Miel est architecte DPLG et scénographe. Elle travaille principalement dans le domaine culturel, en France et à l’international. Elle a ainsi pu prendre part, au sein de différentes agences, à plusieurs projets de musées et de scénographies d’exposition, dont la rénovation du Musée d’Histoire de Marseille (avec le Studio Adeline Rispal), le concours pour l’extension du Musée d’Art Moderne de Sydney (avec Lordculture), ou encore la création de la National Art Gallery de Singapour (avec le Studio Milou). Elle a intégré très récemment l’agence d’architecture Philippe Prost et participe au projet d’aménagement des espaces d’exposition permanente et de la boutique de la Monnaie de Paris. Très attachée aux notions de contexte et de scénarisation des espaces, elle développe dans son travail une approche pluridisciplinaire et transversale, intervenant aussi bien en maîtrise d’œuvre qu’en assistance à maîtrise d’ouvrage. —

 

Le musée Guimet a présenté du 16 octobre 2013 au 27 janvier 2014 l’exposition Angkor, naissance d’un mythe. Élaborée à partir du travail de l’explorateur Louis Delaporte (1842-1925), qui fut directeur du musée indochinois du Trocadéro et contribua à faire connaître la civilisation khmère en France, cette manifestation fut surtout l’occasion de mettre en scène l’importante collection de moulages réalisés par Delaporte et ses équipes, au cours de leurs différentes expéditions, entre la fin des années 1870 et le début des années 1920. Issues de travaux passionnés et méticuleux d’observation, de compréhension et de recherche, ces pièces sont aussi pour la plupart les seuls éléments témoignant de vestiges aujourd’hui disparus ou du moins fortement altérés par l’humidité, la végétation grimpante ou les pillages successifs.

Louis Delaporte dirigea deux des missions réalisées entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, dans ce qui était alors l’Indochine, en 1873 puis en 1881-1882. Il en ramena – outre les moulages – une série de photos, croquis, relevés, ainsi que quelques pièces originales. En tout, plus de 250 pièces ont donc été exposées au musée Guimet, incluant également des prêts de différents musées, dont le musée national du Cambodge, à Phnom Penh, et le musée national d’Angkor, à Siem Reap.

Associant collections lapidaires et graphiques originales, moulages et agrandissements de dessins, l’exposition tendait à faire revivre l’atmosphère spectaculaire et « exotique » des expositions universelles et coloniales du temps de Delaporte (Fig. 1), par une scénographie mêlant restitutions et éléments de décors. Le visiteur pouvait ainsi à la fois appréhender l’histoire, l’architecture d’Angkor, et la façon dont l’Europe coloniale percevait ce site exceptionnel tout en contribuant à en faire un mythe.

Fig. 1 : présentation de sculptures khmères à l'exposition universelle de 1878 (d’après, DELAPORTE L., Voyage au Cambodge. L’architecture khmer, Paris, C. Delagrave, 1880, p. 245).
Fig. 1 : Présentation de sculptures khmères à l’exposition universelle de 1878 (d’après, DELAPORTE L., Voyage au Cambodge. L’architecture khmer, Paris, C. Delagrave, 1880, p. 245).

Au-delà du contenu de l’exposition et de son intérêt tant artistique que scientifique, il convient de s’interroger sur la pertinence des choix faits pour la mise en espace des collections et de ce mélange entre objets originaux et copies, sans réelle distinction pour le public non averti, hormis par une lecture attentive des cartels. Nous reviendrons donc ici sur la mise en scène et le parcours de visite proposés, en regard de la nature des pièces présentées et de l’évolution des dispositifs de médiation aujourd’hui disponibles pour raconter, faire revivre ou immerger.

Le parcours de visite

L’exposition est scindée en deux espaces : le premier occupe les salles d’exposition temporaire du musée, au rez-de-jardin ; le second investit partiellement la salle dite salle khmère, au rez-de-chaussée.

Au rez-de-jardin, après une présentation, sous forme d’introduction, de Louis Delaporte et de Henri Mouhot[1], premier découvreur d’Angkor, débute donc l’exposition proprement dite, avec le récit des missions archéologiques de 1873 et 1881-82. Dessins et gravures, photographies anciennes, livres, plans et cartes accompagnent les premiers moulages et quelques pièces lapidaires originales.

Ensuite les espaces se succèdent, cloisonnés par des cimaises figurant des portes, à l’image des galeries en enfilade des temples khmers : après le temps de la découverte est ainsi raconté celui du retour en Europe, avec les présentations réalisées au musée indochinois du Trocadéro et lors des expositions universelles et coloniales, entre 1878 et 1936. Évoquant les reconstitutions ou projets de reconstitutions à l’échelle 1 de l’époque, c’est donc cette partie de l’exposition qui présente l’essentiel de la collection de moulages. Complets ou partiels, parfois à vocation purement didactique, ils rendent compte de la richesse et de la qualité de détail de la sculpture khmère, dont les bas-reliefs sont de véritables livres d’images.

Puis les moulages tombent dans l’oubli. À la fermeture du musée indochinois en 1927, ils sont affectés au musée Guimet. Mais, quelque peu considérés comme des copies sans valeur, ils sont démantelés et entreposés dans des lieux divers pour être finalement stockés, en 1973, à l’abbaye de Saint-Riquier, dans la Somme, que le musée Guimet a investi comme réserve. L’exposition évoque alors brièvement le travail de restauration entrepris en 2012 pour sauver la collection de moulages, fortement endommagée par de mauvaises conditions de conservation dans l’abbaye, ainsi que par des déplacements successifs et sans précautions particulières dans les différentes salles de réserve.

La visite se poursuit par une dernière salle au rez-de-jardin, dédiée à l’apport du travail de Louis Delaporte sur l’étude de la culture et de l’architecture khmère, et s’achève par la salle khmère, au rez-de chaussée, dans laquelle sont présentées les pièces les plus impressionnantes de la collection, dont les moulages d’une des tours à visages du Bayon, sur le site d’Angkor Thom.

Moulages et pièces originales : l’écueil de l’homogénéité scénographique 

Nul ne conteste plus aujourd’hui l’importance et la qualité des pièces présentées, originales tant que moulages. Devenus les seules traces d’une architecture à présent disparue ou fortement altérée, certains moulages font d’ailleurs figure de quasi originaux.

Pourtant, c’est justement par cette ambiguïté entre pièces originales et copies que la scénographie échoue partiellement à transmettre l’émotion et la magie de la découverte, qui pourtant est un des sujets de l’exposition et un des fondements du « mythe » Angkor. Au-delà de l’image romantique de ruines perdues dans la jungle, de l’évocation d’une splendeur passée et d’une civilisation disparue, il y a en effet le destin de ces découvreurs, plus ou moins célèbres, dont Louis Delaporte est l’un des représentants.

Les moulages en eux-mêmes témoignent de la véritable passion de Delaporte pour la civilisation khmère et les vestiges qu’il fit connaître. Leur qualité traduit également le labeur qu’ils ont dû nécessiter. Les carnets de voyage présentés dans l’exposition nous aident en effet à imaginer les conditions dantesques dans lesquelles les pièces ont été réalisées : la chaleur et l’humidité de la forêt cambodgienne ; le transport, à l’aide d’éléphants, puis en bateau jusqu’à Saïgon[2], puis sur les océans, et enfin sur la Seine jusqu’à Paris…

Mais de cette histoire là, peu nous est raconté. Présentés comme des objets originaux (même typologie de cimaise, d’accrochage, de soclage, de cartels), on ne voit ni la structure, ni la matière des moulages. C’est seulement dans la section – très succincte – dédiée à leur restauration que le visiteur est pour la première fois confronté à un moulage endommagé et présenté de telle façon qu’il peut ainsi en mesurer l’ampleur, en percevoir les défauts, les reprises éventuelles, les gestes du travail manuel.

Dans les autres séquences de l’exposition, seule une lecture attentive des cartels permet de faire la distinction entre objets originaux et reproductions. L’on pourrait passer outre en considérant ces moulages comme des œuvres en elles-mêmes mais, paradoxalement, l’absence de mise en valeur de toute trace de fabrication, de défauts, bref, de tout ce qui en fait des objets incarnés et vivants, les banalisent et leur font perdre leur statut d’objet précieux, dont seuls les visiteurs spécialistes du sujet peuvent alors mesurer la valeur.

À cela s’ajoute le contexte spatial difficile dans lequel prend place l’exposition. La salle d’exposition temporaire, un espace incertain, en sous-sol du musée, ne bénéficie d’aucune vue ou éclairage naturel et offre une hauteur sous plafond relativement faible pour ce type de collections et pour des restitutions partielles ou totales. Par ailleurs le découpage en deux parties entre le rez-de-jardin et le rez-de-chaussée n’aide pas à la cohérence du propos : en entrant dans le hall du musée, le visiteur est naturellement attiré par la salle khmère, où s’achève l’exposition, tandis que l’accès à la salle d’exposition temporaire, où débute la visite, se fait par un escalier latéral, sans véritable mise en valeur ou signalétique spécifique.

Enfin, les périodes d’affluence trahissent d’évidents problèmes de flux et de gestion des accès, que le musée aura sans doute à régler dans les années à venir : en raison de l’exiguïté des espaces, les files d’attente sont longues et fastidieuses – à l’entrée du musée, puis à l’entrée de l’exposition proprement dite et enfin au cours de la visite, entre l’espace d’introduction et les premières salles du parcours.

L’exposition se situe donc dans une sorte d’entre-deux : d’un côté, une présentation ambiguë de moulages à la fois œuvres et objets désincarnés ; de l’autre, pour comprendre et saisir justement cette différence entre pièce originale et reproduction, un contenu très détaillé nécessitant une lecture attentive, mais rendue difficile du fait de l’exiguïté des espaces au regard du nombre de visiteurs. Les deux facettes ne dialoguant finalement qu’assez peu.

Et l’on ne peut que regretter que, oscillant entre décor ou reconstitution partielle et présentation très didactique, la mise en espace ne soit finalement ni dans le spectaculaire des expositions coloniales ou universelles, ni dans la mise en avant du travail humain. En choisissant cette dernière comme angle d’attaque, la scénographie aurait alors pu montrer davantage le processus de fabrication de ces moulages, ne serait-ce qu’en permettant au visiteur de les visualiser dans toute leur dimension, en face avant comme en face arrière ; et, ainsi, expliciter de façon plus affirmée le processus de relevé et de restitution, sans nécessairement tenter de « rejouer » les mises en scène des expositions universelles et coloniales. Les moulages ont aujourd’hui en effet changé de monde et de vocation : réalisés à une époque où il s’agissait d’affirmer le rayonnement de l’empire colonial français et sa richesse culturelle, ils ne participent plus de cette logique, mais témoignent en revanche d’un savoir-faire et d’une démarche scientifique.

Il nous semble donc qu’il aurait été juste de présenter ces moulages non comme un résultat, mais comme un processus, et ainsi de développer dans ce sens tant la médiation que la mise en espace. À ce titre, il aurait été intéressant notamment de pouvoir consulter les carnets de voyage et photographiques, par le biais d’outils multimédia ad hoc (livre virtuel, table tactile, etc.).

Prospectives

Cet exemple d’exposition au musée Guimet nous amène à nous poser la question suivante : à l’heure des images de synthèse, des photographies numériques, de la vidéo, d’internet et surtout de la possibilité élargie à un plus grand nombre de voyager, la présentation de moulages a-t-elle encore du sens ? Nous nous plaisons à croire que oui. L’histoire et le temps passé ont donné à de tels objets – instantanés en trois dimensions – une valeur à la fois scientifique et patrimoniale. Pour autant, il convient de s’interroger sur la nécessité de trouver la bonne articulation entre ces objets et les nouveaux supports de médiation et de présentation du réel, ainsi qu’avec les pièces originales.

Dans cette perspective, la scénographie doit servir à la mise en valeur de ces instantanés, mais sans les travestir : ne pas les cacher, ne pas les habiller, bien au contraire. Car c’est dans la limite entre vrai et faux que résident tout l’intérêt et la force de telles collections.

 

Notes

[1] Henri Mouhot (1826-1861), naturaliste et explorateur, découvrit le site d’Angkor au cours d’une expédition menée durant l’hiver 1859-60. Il mourut de la fièvre jaune le 1er novembre 1861 à Luang-Prabang, au Laos.

[2] Aujourd’hui Hô-Chi-Minh-Ville.
 

Pour citer cet article : Delphine Miel, "Exposer des moulages : le cas de l’exposition Angkor, la naissance d’un mythe (musée Guimet, Paris, 2013-2014)", exPosition, 10 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/miel-exposer-moulages-exposition-angkor-naissance-mythe-musee-guimet-2013-2014/%20. Consulté le 4 décembre 2024.