Exposer les peuples, s’exposer aux peuples : les Soulèvements de Georges Didi-Huberman entre Paris et Montréal

par Katrie Chagnon

 

Katrie Chagnon est professeure associée au département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches portent principalement sur les théories et discours sur l’art, ainsi que sur les approches phénoménologiques, psychanalytiques et féministes. Sa thèse de doctorat, qui examine le rôle du fantasme dans les écrits de Michael Fried et Georges Didi-Huberman, sera publiée prochainement aux Presses de l’Université de Montréal. Katrie Chagnon est également active dans le milieu de l’art contemporain depuis une quinzaine d’années en tant qu’autrice, éditrice, conservatrice et commissaire d’exposition. Depuis 2019, elle est directrice artistique et membre du comité de rédaction du magazine culturel Spirale et fait maintenant partie de l’Association internationale des critiques d’art. —

 

D’abord conçue pour le Jeu de Paume à Paris, où elle a été présentée en 2016-2017, l’exposition Soulèvements signée par l’historien de l’art et philosophe Georges Didi-Huberman a connu cinq itérations subséquentes dans des institutions culturelles partenaires en Europe et en Amérique. Ces présentations, échelonnées sur une période de deux ans, ont eu lieu successivement à Barcelone, Buenos Aires, São Paulo, Mexico et, enfin, Montréal, où le projet de Didi-Huberman, déployé à la Galerie de l’UQAM et à la Cinémathèque québécoise, a trouvé son point d’aboutissement à l’automne 2018[1]. D’une version à l’autre, l’exposition a conservé sa structure générale, une part essentielle de son contenu[2], ainsi que l’unité théorique, narrative et stylistique que lui avait donnée le commissaire au départ, mais elle a été adaptée, à des degrés divers, en fonction du contexte culturel, sociohistorique, géopolitique et institutionnel des différents lieux où elle a circulé. Si cette série d’adaptations peut être perçue, rétrospectivement, comme une suite ou des variations musicales[3], comme le suggère l’initiatrice du projet alors à la tête du Jeu de Paume, Marta Gili[4], une mise en regard des présentations parisienne et montréalaise de Soulèvements permet d’observer des déplacements plus significatifs sur les plans discursif, sémantique et idéologique, lesquels dépassent les seuls enjeux contextuels. Ce sont ces déplacements, opérés entre la première et la dernière itération de l’exposition, qu’il s’agit d’examiner dans le présent texte en prenant appui sur l’idée de « double exposition » telle qu’elle a été théorisée par Mieke Bal[5] et telle qu’elle se décline, à différents niveaux, à travers la mise en forme et en vue de la pensée didi-hubermanienne des soulèvements.

L’exposition comme paradigme esthético-politique

D’emblée, la proposition curatoriale élaborée par Didi-Huberman a ceci d’intéressant qu’elle découle d’une vaste recherche historique et théorique sur le thème des émotions collectives où la notion même d’exposition, liée à celle de représentation, est doublement problématisée en termes esthétiques et politiques. Avec Soulèvements, en effet, l’historien de l’art a voulu concrétiser des réflexions développées dans les derniers volumes de sa série L’œil de l’histoire autour de la représentation ou de « l’exposition des peuples » : une question qui concerne précisément les conditions, tant esthétiques que politiques, selon lesquelles les collectivités humaines sont rendues visibles (et donc sensibles) dans l’espace public[6]. Dans Peuples exposés, peuples figurants, Didi-Huberman a notamment reformulé en ce sens le constat du sociologue Georg Simmel, énoncé en 1908, voulant « que toute réalité sociale n’a[it] d’autre destin que de prendre forme, c’est-à-dire requi[ère], à un moment, que l’on s’interroge sur ses modes d’apparition ou d’exposition[7]. » Une telle interrogation paraissait d’autant plus urgente, à celui qui publiait ces lignes en 2012, que les peuples contemporains voient leurs conditions de figuration se dégrader sous l’effet symétrique de leur mise en spectacle ou sous censure, étant à la fois « sur-exposés » et « sous-exposés » d’une manière qui nous les rendent similairement invisibles. Car le fait pour les peuples d’être « exposés », en cette époque hyper-médiatisée, ne signifie nullement qu’ils soient mieux représentés, d’un point de vue démocratique, ni plus visibles les uns aux autres, insiste Didi-Huberman. Au contraire, « les peuples sont exposés en ce qu’ils sont justement menacés dans leur représentation – politique, esthétique – voire, comme cela arrive trop souvent, dans leur existence même. Les peuples sont toujours exposés à disparaître[8] ».

L’ambiguïté inhérente à la réalisation d’une exposition abordant cette problématique à travers le paradigme insurrectionnel se révèle dès lors évidente : en tant qu’acte de monstration publique, la présentation de Soulèvements impliquait aussi bien d’ « exposer » cette exposition des peuples à la disparition, que d’y résister au moyen d’images et de modes d’apparaître alternatifs, à contrecourant de ceux, spectaculaires et triomphants, auxquels recourt le pouvoir hégémonique. Telle était, du moins, l’intention première du commissaire, qui répondait par là à l’injonction benjaminienne d’ «  organiser le pessimisme[9] » en explorant autrement le domaine du visible où se constitue l’expérience politique et historique. À ses yeux, les soulèvements représentaient une « situation exemplaire[10] » pour examiner comment, à travers l’histoire, des peuples à la visibilité menacée ont malgré tout été exposés par les artistes ou ont choisi eux-mêmes de s’exposer de façon parfois radicale, en manifestant sur la place publique, par exemple[11].

Si l’enjeu de cet article n’est pas de mesurer la cohérence de l’exposition à l’aune de ses prémisses théoriques, il est en revanche pertinent de réfléchir, dans ce contexte, aux différents sens que recouvre le verbe « exposer » lui-même, ainsi qu’à la manière dont cette polysémie affecte l’interprétation des deux itérations de Soulèvements. Comme le note Mieke Bal en introduction à son ouvrage Double Exposures. The Subjet of Cultural Analysis, le concept plurivoque d’exposition renvoie au mot grec apo-deik-numai, qui désigne l’acte de rendre public, de présenter quelque chose publiquement[12]. Selon cette acception apodictique, exposer peut signifier montrer, démontrer ou expliquer, qu’il s’agisse de mettre en vue des objets ou des images, d’exprimer des idées ou encore d’énoncer des opinions de façon plus ou moins affirmative et autoritaire. Dans toute présentation publique sont ainsi performés des gestes discursifs qui déterminent certaines manières de communiquer et de penser – l’exposition muséale offrant, selon Bal, un cas de figure emblématique à cet égard. Elle écrit :

« Quelque chose est rendu public dans l’exposition, et cet événement implique d’amener dans la sphère publique les opinions et croyances bien ancrées d’un sujet. Un exposé est toujours aussi un argument. Par conséquent, en rendant publiques ses idées, le sujet s’objective, s’expose autant que l’objet ; cela fait de la présentation (exposition) une exposition (exposure) de soi. Une telle exposition est un acte producteur de sens, une performance[13]. »

N’ayant pas de véritable équivalent en français, le terme exposure qu’emploie ici sciemment la théoricienne de la culture exprime bien la position complexe, toujours duplice, dans laquelle se trouve le sujet qui produit l’exposition, en l’occurrence le commissaire. Pour le dire simplement, celui qui performe l’acte d’exposer « s’expose » lui-même doublement, au sens où il se met à la fois de l’avant et à risque, promouvant sa pensée (et par le fait même sa subjectivité), tout en soumettant celle-ci à la critique. La situation dans laquelle il se place est donc tout aussi avantageuse que compromettante – à l’instar, en quelque sorte, de celle des peuples que Didi-Huberman a choisi d’exposer en images dans le cadre de Soulèvements.

Or, s’agissant des positions théoriques, esthétiques et politiques de cet éminent penseur, il convient de se demander : qu’expose-t-il, comment (s’)expose-t-il et à quoi ou à qui s’expose-t-il, différemment, à Paris et à Montréal ? De quelle manière les institutions qui ont présenté Soulèvements, leurs principaux acteurs et actrices et leurs publics ont-ils orienté ou adapté le discours expositionnel de ces ceux itérations ? Plus spécifiquement, comment la version montréalaise a-t-elle intégré la réception critique – et en particulier féministe – de l’exposition inaugurale au Jeu de Paume dans la production d’un nouveau discours infléchi par l’histoire (artistique et politique) locale, ainsi que par l’actualité récente ? Bref, comment la proposition de Didi-Huberman a-t-elle été performée de part et d’autre de l’Atlantique, et quelles significations spécifiques cette double perspective a-t-elle générées ?

D’un récit de soulèvements à l’autre

Afin de répondre à ces questions, il faut se pencher de plus près sur la structure et le contenu de l’exposition qu’a élaborés le commissaire en dialogue avec ses deux principales collaboratrices : Marta Gili, à Paris, et Louise Déry, à Montréal. J’insiste ici – et j’y reviendrai – sur le rôle prééminent que ces deux directrices d’institutions (la première rattachée au Jeu de Paume et la seconde, à Galerie de l’UQAM) ont joué dans l’orientation du projet Soulèvements, lequel a trop souvent été attribué, à tort, à la seule vision de Georges Didi-Huberman. Sollicitée en 2014 par Gili dans l’optique d’une programmation axée sur des enjeux sociaux et politiques[14], l’exposition a été pensée, dans sa forme initiale, comme un récit en cinq parties s’enchaînant les unes aux autres dans un ordre bien défini, lequel est demeuré inchangé au fil de ses multiples itérations. Cette structure narrative, que le commissaire a transposée dans la scénographie de l’exposition, s’articulait autour de cinq sous-titres auxquels étaient rattachés des corpus d’œuvres, d’images et de documents hétérogènes, à savoir : « I. Par éléments (déchaînés) » ; « II. Par gestes (intenses) » ; « III. Par mots (exclamés) » ; « IV. Par conflits (embrasés) » ; « V. Par désirs (indestructibles) ». Dans une vidéo diffusée sur le site Web du Jeu de Paume, Didi-Huberman affirme avoir forgé ces expressions dans le but non pas d’établir des catégories de soulèvements (même si le montage de l’exposition générait une forme de typologie), mais de raconter une histoire : il s’agissait d’entraîner les visiteurs et visiteuses d’un moment à un autre de son récit, des forces physiques de la nature qui se déchaînent aux forces psychiques du désir qui survivent et résistent à leur suppression, en passant par celles que manifestent diversement, et successivement, les corps, les paroles et les conflits[15] (Fig. 1-3).

Fig. 1 : Soulèvements, 18 octobre 2016 – 15 janvier 2017, Jeu de Paume, Paris, vue de l’exposition. Photographie : Thierry Rambaud et Alice Sidoli. Courtesy Jeu de Paume. ©Jeu de Paume, 2016.
Fig. 2 : Soulèvements, 18 octobre 2016 – 15 janvier 2017, Jeu de Paume, Paris, vue de l’exposition. Photographie : Thierry Rambaud et Alice Sidoli. Courtesy Jeu de Paume. ©Jeu de Paume, 2016.
Fig. 3 : Soulèvements, 18 octobre 2016 – 15 janvier 2017, Jeu de Paume, Paris, vue de l’exposition. Photographie : Thierry Rambaud et Alice Sidoli. Courtesy Jeu de Paume. ©Jeu de Paume, 2016.

Dessinant un parcours étonnamment linéaire pour celui qui se revendique d’une méthodologie warburgienne, l’accrochage plutôt conventionnel de Soulèvements réunissait différents éléments de sa recherche personnelle des quarante dernières années, revus à travers le prisme des soulèvements et montrés dans une nouvelle séquence visuelle. Ainsi, c’est autant l’histoire sociale des gestes par lesquels les sujets se construisent en sujets politiques que sa propre histoire intellectuelle que le commissaire racontait et exposait aux regards du public parisien[16]. Le choix de nombreuses œuvres et images présentées au Jeu de Paume en témoigne. Mentionnons, à titre d’exemples : les photographies d’hystériques prises à la Salpêtrière sous l’égide de Charcot, objets de son tout premier livre[17], ici placées sous la rubrique des « gestes (intenses) » ; les séries de gravures de Francisco de Goya intitulées Désastres de la guerre (1810-1820), Les Caprices (1799) et Les Disparates (1815-1824), incluses dans la première section de l’exposition (« Par éléments (déchaînés) ») et désignées comme le point de départ d’une réflexion sur les puissances de l’imagination qui traverse l’ensemble de son travail[18] ; les images captées de façon clandestine par un membre du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau, que l’auteur d’Images malgré tout[19] a recadrées dans la thématique de l’exposition, y voyant un témoignage de résistance lié à l’indestructibilité du désir ; ou encore de nombreuses œuvres d’artistes modernes et contemporains qui lui sont chers et sur lesquels il avait déjà écrit dans le passé, tels que Marcel Duchamp, Man Ray, Pascal Convert, Pier Paolo Pasolini et Maria Kourkouta, pour ne nommer que ceux-ci.

Le caractère idiosyncrasique de l’exposition a d’ailleurs été vertement critiqué en France, notamment par l’historien Philippe Artières, pour qui « [s]’il [y] est question de “subjectivité”, ce n’est que celle du commissaire, auxquels les sujets servent de matière, et que le visiteur est prié de contempler[20]. » Artières ajoutait que cette subjectivité – qui s’exposait elle-même en exposant, voire en imposant sa vision esthético-politique des soulèvements – nous livrait de notre monde une représentation « résolument ethnocentré[e], hétérocentré[e], masculin[e], urbain[e][21]… ». Dans un même ordre d’idées, certaines commentatrices ont dénoncé la posture universaliste et autoritaire dont relevaient, selon elles, les choix curatoriaux de Didi-Huberman, sa manière d’orienter le regard en fonction de ses intérêts spécifiques, mais surtout les effets d’exclusion qui en résultaient. Ainsi, dans un billet virulent publié sur son blogue en novembre 2016, Élisabeth Lebovici reprochait à l’exposition du Jeu de Paume de nier l’histoire matérielle et la fabrication collective des images au profit de « la puissance d’un grand homme qui sait mater les images[22] » ; un homme qui, incapable de prendre en compte les soulèvements féministes, renvoie systématiquement les femmes à leur corps plutôt qu’à l’histoire.

« Même s’il y a plusieurs ou quelques femmes artistes dans l’exposition Soulèvements (on imagine que Marta Gili a dû y veiller) [arguait Lebovici], la place que les femmes ont dans les images […] est double. Ce sont 1) soit des hystériques de la Salpêtrière 2) soit des mères, manifestant pour leur(s) enfant(s) place de Mai, etc[23]. »

Autrement dit, les femmes n’y apparaissaient pas comme sujets politiques à part entière, capables de mener un combat au nom de leur condition féminine, contre l’oppression patriarcale. Tel était également l’argument défendu par l’historienne de l’art Giovanna Zapperi, qui soulignait pour sa part le double refoulement des luttes féministes et des révoltes anti- et postcoloniales de l’horizon didi-hubermanien des soulèvements : des absences qu’elle imputait à une conception somme toute « classique » de l’histoire des mouvements de contestation, allant grosso modo de la Révolution française à Mai 1968, et soutenue par des choix muséographiques qui conféraient à l’exposition des allures de grand récit[24]. Qu’elles soient fondées ou non, ces critiques mettent clairement en lumière les effets idéologiques ressentis par certaines communautés face au discours de Soulèvements déployé dans sa version parisienne, dont le contenu renvoyait pour plusieurs à la vision élitiste et consensuelle d’un intellectuel de gauche[25]. À cela contribuaient également les modalités de monstration privilégiées par le commissaire qui, procédant par affinités formelles et accumulations de motifs sans expliciter le contenu historique, politique et social des images, prêtait le flanc à de nombreuses attaques (Fig. 4).

Fig. 4 : Soulèvements, 18 octobre 2016 – 15 janvier 2017, Jeu de Paume, Paris, vue de l’exposition. Photographie : Thierry Rambaud et Alice Sidoli. Courtesy Jeu de Paume. ©Jeu de Paume, 2016.

Or, voilà précisément ce que Louise Déry et son équipe semblent avoir cherché à corriger, en partie, à travers le remaniement de l’exposition pour le contexte montréalais. Intégrant plusieurs perspectives minoritaires dont l’absence avait été décriée dans la présentation au Jeu de Paume, l’adaptation de Soulèvements à la Galerie de l’UQAM et à la Cinémathèque québécoise marquait pour ainsi dire le retour du refoulé identifié par Zapperi. En effet, une large part de la bonification canadienne de l’exposition était consacrée à des questions identitaires concernant, au premier chef, l’émancipation des femmes et la mobilisation contre le racisme et le colonialisme, souvent traitées conjointement dans une perspective intersectionnelle. Cela se traduisait principalement par l’ajout d’œuvres d’artistes québécois et canadiens – parmi lesquels figuraient de nombreuses femmes ainsi que des membres des Premières Nations –, réparties dans les différentes sections de l’exposition[26] de manière à « enclaver dans Soulèvements quelques aspects de l’histoire ainsi que de l’art du Québec et du Canada à des fins de repère et de mémoire pour le public[27] ».

Fig. 5 : Rebecca Belmore, La couverture (The Blanket), 2011, vidéo HD, couleur, son, 4 min 32 s. Collection de l’artiste. Courtesy Rebecca Belmore et la Galerie de l’UQAM.

Suivant le récit en cinq temps imaginé par Didi-Huberman, on y retrouvait alors le travail d’artistes déjà soutenus par la galerie universitaire, tels que Michael Snow, Françoise Sullivan, Shary Boyle et Dominique Blain. À ce corpus attendu s’additionnait une variété de pièces plus clairement sélectionnées pour leurs résonances thématiques, dont The Blanket (2011) (Fig. 5), une œuvre de l’artiste anishinabe Rebecca Belmore inspirée des tactiques employées par les autorités britanniques afin de décimer les populations autochtones d’Amérique du Nord et d’étouffer leurs soulèvements ; des photographies et vidéos documentant l’émeute antiraciale qui s’est déroulée à l’université Sir George Williams à Montréal en 1969 ; d’autres images de contestations prises plus récemment, lors d’une manifestation du mouvement décolonial Idle No More ou pendant de la grève étudiante de 2012 au Québec, symbolisée par le carré rouge ; la vibrante performance filmée de Michèle Lalonde récitant son poème Speak White (1968) à l’occasion de la Nuit de la poésie en 1970 (Fig. 6) ; une autre vidéo de poésie, celle-là réalisée par l’écrivaine innue Natasha Kanapé Fontaine et portant sur les revendications territoriales autochtones ; ainsi qu’un ensemble de documents d’archives témoignant des luttes menées par les peuples québécois et canadiens à différentes époques et sur de multiples fronts (culturel, linguistique, social, écologique, sexuel, etc.). Si cet aperçu sommaire du corpus augmenté de Soulèvements permet déjà de saisir dans quelle mesure et surtout dans quel sens l’exposition a été revue pour le public montréalais – dont la sensibilité politique était aussi aiguisée, au moment de l’inauguration, par la montée du mouvement #MoiAussi et les controverses récentes autour des spectacles SLĀV et Kanata de Robert Lepage –, ce sont les glissements opérés au sein même du discours commissarial et appuyés par celui de l’institution hôte qui m’apparaissent les plus révélateurs.

Fig. 6 : Soulèvements, 2018, Galerie de l’UQAM et Cinémathèque québécoise, Montréal, vue de l’exposition, œuvres de Michèle Lalonde, Étienne Tremblay-Tardif. Photographie : Galerie de l’UQAM. Courtesy Galerie de l’UQAM.

Lorsque l’on s’attarde à la reconfiguration du récit de Didi-Huberman à Montréal, ce qui ressort avant tout est l’accent mis un peu partout sur la présence des femmes et, corrélativement, l’intérêt nouveau porté au féminisme. De fait, non seulement des productions artistiques féminines et féministes ont-elles été intégrées à chacun des cinq volets de cette ultime itération de Soulèvements, mais la dernière section, intitulée « Par désirs (indestructibles) », a été réarticulée de telle sorte que le récit se termine non plus sur la question générale du désir, mais sur celle plus spécifique « des femmes ». Pour citer les paroles mêmes du commissaire, c’est à « la femme comme élément de soulèvement possible d’une société, [depuis] Antigone […] jusqu’au féminisme d’aujourd’hui[28] » qu’était alors consacré le chapitre final de l’exposition à la Cinémathèque québécoise. Réponse implicite aux critiques parisiennes, cette réorientation discursive atteste également l’apport crucial de Louise Déry qui, de concert avec le commissaire et assistée à la recherche par l’historienne de l’art Ariane De Blois, a veillé à ce que l’intégration du contenu canadien couvre par le fait même des aspects négligés de la proposition initiale. On le saisit bien à la lecture du texte que Déry et De Blois ont coécrit pour la publication produite au terme du projet (en plus du catalogue du Jeu de Paume qui accompagnait toutes les présentations[29]), où les références au féminisme se multiplient : de l’évocation du travail politiquement chargé de Suzy Lake et de Joyce Wieland au commentaire d’une photographie d’Alain Chagnon intitulée C’est à la femme de décider (1973) montrant des femmes manifestant pour le droit à l’avortement, en passant par la mention de publications telles que Québécoises deboutte !, une revue qui a servi de véhicule à des groupes de militantes au début des années soixante-dix, ou encore le manifeste du Refus global (1948), dont près de la moitié des signataires étaient des femmes. Faisant écho à la présentation du commissaire citée plus haut, les autrices soulignent en outre que la dernière section de l’exposition « comprend plusieurs photographies qui témoignent de différents actes de résistance – manifestation, occupation, rassemblement, marche – liés au droit des femmes et elle revient sur les luttes contre le racisme envers les populations noires et autochtones[30] ». Leur parcours réflexif se conclut d’ailleurs sur une image savamment choisie afin de cristalliser la conception didi-hubermanienne du soulèvement telle qu’exposée à Montréal : celle « d’une femme innue en marche, debout et combative, ayant réussi, au nom des siens et avec eux, à protéger le territoire ancestral de sa communauté contre l’invasion des avions de chasse[31] » (Fig. 7).

Fig. 7 : Peter Sibbald, Sans titre [Elizabeth Penashue et deux autres activistes innus marchent contre l’implantation d’une base militaire de l’OTAN au Nitassinan, 1990], 1990, tirage jet d’encre pigmentaire, 2018, 20,3 x 30,5 cm. Collection de l’artiste. Courtesy Peter Sibbald et la Galerie de l’UQAM.

Sans donc changer de façon substantielle ni la signification ni la tonalité affective de l’exposition conçue par Georges Didi-Huberman, le discours institutionnel qui sous-tendait sa présentation montréalaise révèle des changements conséquents dans la manière d’exposer les peuples – sur la base d’une compréhension différente des peuples à exposer dans ce contexte spécifique –, mais aussi, parallèlement, dans la manière de s’exposer aux peuples. De fait, si Soulèvements ne pouvait être exposée à Montréal de la même façon qu’elle l’avait été à Paris deux ans plus tôt, c’est peut-être moins pour des raisons d’ordre pratique ou logistique, liées entre autres à ses conditions de circulation et de mise en espace, ou à cause de la controverse qu’elle avait suscitée en France, que pour des motifs culturels et politiques relatifs à ses modalités d’apparition publique. Le commissaire et, en particulier, ses comparses au sein des institutions concernées l’avaient très bien compris : à Montréal, en 2018, c’est à un tout autre peuple, pourvu d’une sensibilité différente et affecté par d’autres enjeux de représentation, que le projet « s’exposait », dans le double sens de la monstration et de la mise à l’épreuve. Aussi tout le défi de cette trajectoire transatlantique aura-t-il été de ne pas « coloniser le regard des uns et des autres[32] », comme l’a écrit Marta Gili à Louise Déry, en intégrant au discours de l’exposition l’impératif de la décolonisation qui caractérise aujourd’hui la réalité culturelle nord-américaine.

 

Notes

[1] Les lieux et dates exacts de présentation de l’exposition sont les suivants : le Jeu de Paume à Paris, du 18 octobre 2016 au 15 janvier 2017 ; le Museu Nacional d’Arte de Catalunya de Barcelone, du 24 février au 21 mai 2017 ; le MUNTREF – Museo de la Universidad Nacional de Tres de Ferrero de Buenos Aires, du 21 juin au 27 août 2017 ; le SESC Pinheiro de São Paulo, du 18 octobre 2017 au 28 janvier 2018 ; le MUAC – Museo Universitario Arte Contemporáneo, à Mexico, du 24 février au 29 juillet 2018 ; et, conjointement, la Galerie de l’UQAM et la Cinémathèque québécoise, du 7 septembre au 24 novembre 2018 et du 7 septembre au 4 novembre 2018, respectivement.

[2] L’exposition en circulation comptait environ 80% des pièces présentées à Paris, que ce soit dans leur intégralité ou sous la forme de fac-similés.

[3] Gili M., « Préface », Le soulèvement infini, cat. exp., Montréal, Galerie de l’UQAM, 2019, p. 6.

[4] Critique d’art et commissaire d’exposition d’origine catalane, Marta Gili a dirigé le Jeu de Paume de 2006 à 2018, avant d’être remplacée par Quentin Bajac en 2019. Elle a coordonné la réalisation du projet Soulèvements dans son ensemble, de sa conception jusqu’aux dernières étapes de la tournée internationale.

[5] Bal M., Double Exposures. The Subject of Cultural Analysis, New York ; Londres, Routledge, 1996.

[6] Je pense en particulier aux quatrième et sixième tomes de cette série composée de six ouvrages publiés entre 2009 et 2016 : Didi-Huberman G., L’œil de l’histoire. 4 : Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Les Éd. de Minuit, 2012 ; L’œil de l’histoire. 6 : Peuples en larmes, peuples en armes, Paris, Les Éd. de Minuit, 2016. Sur la question de la représentation des peuples, voir également : Didi-Huberman G., « Rendre sensible », Qu’est-ce qu’un peuple ?, Paris, La fabrique éd., 2013, p. 77-114.

[7] Didi-Huberman G., L’œil de l’histoire. 4 : Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Les Éd. de Minuit, 2012, p. 29.

[8] Ibid., p. 11. La dialectique entre « sur-exposition » et « sous-exposition » avait déjà été abordée à partir de métaphores lumineuses dans un essai précédent consacré à l’œuvre de Pier Paolo Pasolini : Didi-Huberman G., Survivance des lucioles, Paris, Les Éd. de Minuit, 2009.

[9] Benjamin W., « Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne », Œuvres II, (Gandillac M., Rochlitz R., Rusch P. trad.), Paris, Gallimard, 2000, p. 133 (1e éd. du texte 1929).

[10] Hatt É., « Georges Didi-Huberman. Soulèvements », art press, no 438, novembre 2016, en ligne : https://www.artpress.com/2017/05/30/georges-didi-huberman-soulevements/ (consulté en mars 2020).

[11] Didi-Huberman G., L’œil de l’histoire. 4 : Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Les Éd. de Minuit, 2012, p. 30-31. L’auteur fait ici référence à des passages clés de l’essai de Walter Benjamin sur L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, où le philosophe analyse les conséquences politiques du nouveau mode d’exposition issu des techniques de reproduction. Interprétant « [l]a crise des démocraties modernes […] comme une crise des conditions d’exposition de l’homme politique », Benjamin y défend un argument marxiste en faveur du droit de chacun de voir son image reproduite, une revendication à laquelle s’opposent, selon lui, les figurations illusoires et discriminantes du capitalisme et de l’industrie cinématographique. Benjamin W., « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », Œuvres III, (Gandillac M., Rochlitz R., Rusch P. trad.), Paris, Gallimard, 2000, p. 93-96 1e éd. du texte 1935).

[12] Bal M., Double Exposures. The Subject of Cultural Analysis, New York ; Londres, Routledge, 1996, p. 1.

[13] Ibid., p. 2 [traduction libre] : « Something is made public in exposition, and that event involves bringing out into the public domain the deepest held views and beliefs of a subject. Exposition is always also an argument. Therefore, in publicizing these views the subject objectifies, exposes himself as much as the object; this makes the exposition an exposure of the self. Such exposure is an act of producing meaning, a performance. »

[14] Gili M., « Préface », Soulèvements, cat. exp., Paris, Jeu de Paume, 2016, p. 7-8.

[15] Georges Didi-Huberman présente l’exposition, vidéo diffusée sur le site Web de l’exposition : http://soulevements.jeudepaume.org/ (consulté en mars 2020).

[16] Plusieurs critiques l’on souligné, dont Ji-Yoon Han dans un compte rendu incisif de l’exposition pour le magazine Canadian Art : Han J.-Y., « Soulèvements », Canadian Art, hiver 2019, p. 138-139.

[17] Didi-Huberman G., Invention de l’hystérie : Charcot et l’Iconographie photographique de la Salpêtrière, Paris, Macula, 1982.

[18] Sur les gravures de Goya, voir en particulier : Didi-Huberman G., L’œil de l’histoire. 3 : Atlas ou le gai savoir inquiet, Paris, Les Éd. de Minuit, 2011.

[19] Didi-Huberman G., Images malgré tout, Paris, Les Éd. de Minuit, 2003.

[20] Artières P., « L’histoire sociale n’est pas de l’art ! », Libération, 8 janvier 2017, en ligne : https://www.liberation.fr/debats/2017/01/08/l-histoire-sociale-n-est-pas-de-l-art_1539974 (consulté en mars 2020).

[21] Ibid.

[22] Lebovici É., « Sous-lèvements (Jeu de Paume, Paris) », 19 novembre 2016, en ligne : http://le-beau-vice.blogspot.com/2016/11/sous-levements-jeu-de-paume-paris_19.html (consulté en mars 2020).

[23] Ibid.

[24] Zapperi G., « Sur l’exposition Soulèvements de Georges Didi-Huberman au Jeu de Paume, Paris », May, no 17, avril 2017, en ligne : https://www.mayrevue.com/sur-lexposition-soulevements-de-georges-didi-huberman-au-jeu-de-paume-paris/ (consulté en mars 2020).

[25] Comme le rappelle très justement Mieke Bal : « Le succès ou l’échec d’une activité expositionnelle ne fournit pas la mesure de ce qu’une personne “veut dire”, mais de ce qu’une communauté et des sujets pensent, ressentent ou éprouvent comme étant la conséquence de l’exposition. » Bal M., Double Exposures. The Subject of Cultural Analysis, New York ; Londres, Routledge, 1996, p. 8 [traduction libre] : « The success or failure of expository activity is not a measure of what a person “wants to say” but what a community and its subjects think, feel, or experience to be the consequence of the exposition ».

[26] Les trois premiers volets de l’exposition étaient montrés à la Galerie de l’UQAM ; les deux autres, à la Cinémathèque québécoise.

[27] Déry L., De Blois A., « Approchements », Le soulèvement infini, cat. exp., Montréal, Galerie de l’UQAM, 2019, p. 57.

[28] Présentation par Georges Didi-Huberman, vidéo diffusée sur le site Web de la Galerie de l’UQAM : https://galerie.uqam.ca/expositions/soulevements/ (consulté en mars 2020). Notons que la présentation de Soulèvements à Montréal coïncidait avec la préparation de son livre Ninfa dolorosa : essai sur la mémoire d’un geste, où la figure d’Antigone occupe une place centrale. Didi-Huberman G., Ninfa dolorosa : essai sur la mémoire d’un geste, Paris, Gallimard, 2019.

[29] Des versions du catalogue en anglais, en espagnol et en portugais ont été produites pour les différents lieux d’accueil de l’exposition. Seule la présentation montréalaise de Soulèvements a donné lieu à une publication distincte dotée d’un caractère rétrospectif, laquelle a été rendue possible grâce à une importante subvention reçue par la Galerie de l’UQAM du Conseil des arts du Canada.

[30] Déry L., De Blois A., « Approchements », Le soulèvement infini, cat. exp., Montréal, Galerie de l’UQAM, 2019, p. 67.

[31] Ibid., p. 69. L’image en question est une photographie de la jeune militante Elizabeth Penashue prise par Peter Sibbald en 1990 lors d’une marche de 850 km (désignée comme la Marche de la liberté) visant à protester contre les activités militaires sur le territoire innu.

[32] Gili M., « Préface », Soulèvements, cat. exp., Paris, Jeu de Paume, 2016, p. 10.

Pour citer cet article : Katrie Chagnon, "Exposer les peuples, s’exposer aux peuples : les Soulèvements de Georges Didi-Huberman entre Paris et Montréal", exPosition, 9 février 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-1/chagnon-exposer-peuples-soulevements-didi-huberman-paris-montreal/%20. Consulté le 28 septembre 2023.

S’exposer à l’étranger. La peinture anglaise[1] contemporaine à Paris en 1938

par Julie Lageyre

 

Julie Lageyre est doctorante contractuelle en histoire de l’art contemporain à l’Université Bordeaux Montaigne, rattachée au Centre François-Georges Pariset.  Ses recherches portent sur les modalités de réception de la peinture britannique en France, durant la première moitié du XXe siècle. Ses communications – et futures publications – s’intéressent aux différents vecteurs des échanges culturels franco-britanniques. —

 

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, la saison artistique de 1938 fut l’occasion de manifester l’alliance politique entre la France et le Royaume-Uni. Placée sous l’égide de l’Entente Cordiale, la vie culturelle parisienne fut scandée par quatre expositions d’art britannique : Caricatures et mœurs anglaises, 1750‑1850, au musée des Arts décoratifs de Paris ; La peinture anglaise, XVIIIe et XIXe siècles, au palais du Louvre ; New English Art Club à l’ancienne galerie Georges Petit, rue de Sèze et La peinture anglaise indépendante au Salon d’Automne. Avec plus de 560 œuvres et une centaine d’artistes représentés, il était possible de contempler en France, pour la première fois depuis l’Exposition universelle de 1900, un panorama retraçant l’évolution artistique outre‑Manche du XVIIIe siècle aux années 1930.

Durant la première moitié du XXe siècle, la mise en place de réseaux transnationaux[2] portés notamment par les galeries et marchands d’art, alimenta une nouvelle circulation des biens artistiques et des personnes. Cette accélération des échanges internationaux participa à développer les contacts entre les foyers parisiens et londoniens. La capitale française attirait les artistes britanniques[3], le Royaume-Uni représentant, avec les États‑Unis, la plus importante communauté d’artistes étrangers en France[4]. Depuis la fin du XIXe siècle, de nombreux peintres britanniques venaient compléter leur formation à Paris, cherchant à s’initier aux dernières tendances de la capitale. D’autres artistes se rapprochèrent des avant‑gardes parisiennes, liés par des préoccupations artistiques communes[5]. Mais aucune manifestation d’ampleur, dans la première moitié du XXe siècle, n’avait permis jusqu’alors de donner une vision d’ensemble des mouvements et tendances de la scène artistique d’outre‑Manche.

Trois des expositions[6] de la saison de 1938 présentaient des travaux de peintres britanniques de la première moitié du XXe siècle, offrant ainsi une visibilité inédite à cette production artistique. La première grande rétrospective de la peinture anglaise dans un musée national, La peinture anglaise, XVIIIe et XIXe siècles, fut organisée au Louvre, du 1er mars au 26 juillet 1938. Elle regroupait quelques travaux d’artistes encore vivants. Dans la continuité de l’exposition du Louvre, tous les grands artistes associés au New English Art Club[7] étaient conviés à présenter leurs travaux, rue de Sèze à Paris, dans l’ancienne galerie Georges Petit du 30 juin au 23 juillet 1938. Pour conclure cette saison anglaise, le comité organisateur du Salon d’Automne décida de présenter plus d’une cinquantaine d’œuvres d’artistes britanniques, pour la plupart jamais exposés en France, dans une section intitulée La peinture anglaise indépendante, visible du 10 novembre au 18 décembre 1938.

Par ce rassemblement exceptionnel, l’occasion était donnée de dresser le bilan d’une évolution artistique outre‑Manche. Mais le rendez‑vous fut manqué et la réception de la peinture britannique contemporaine s’avéra particulièrement difficile. Les facteurs de ce rejet seront analysés dans cette étude. Ils permettront de mettre en lumière les phénomènes induisant un processus d’invisibilisation de la peinture britannique de la première moitié du XXe siècle, au sein de l’historiographie française.

Les manifestations d’une alliance franco-britannique

L’exposition La peinture anglaise, XVIIIe et XIXe siècles au Louvre, s’inscrivait dans le cadre du développement progressif d’une diplomatie culturelle, visant à raffermir les liens entre différentes nations européennes[8]. Durant l’entre‑deux‑guerres, l’exposition devint un outil de démonstration des alliances internationales[9], par la célébration d’une « école » artistique étrangère. Ainsi, le projet de réaliser une rétrospective d’art anglais portait un double objectif. Il fallait, en premier lieu, apporter une réponse diplomatique à l’exposition French Art (1200‑1900), organisée à la Royal Academy de Londres en 1932[10]. L’exposition au Louvre fut ainsi accompagnée de tout un faste diplomatique[11], comprenant notamment la visite des souverains britanniques au musée le 20 juillet 1938. L’occasion était également donnée de médiatiser une histoire de l’art britannique auprès d’un large public et de valoriser une production nationale peu représentée au sein des collections françaises.

Le conservateur de la National Gallery, Sir Kenneth Clark (1903‑1983)[12], fut en charge de la sélection des 156 peintures. Grâce à un assouplissement des normes britanniques concernant l’exportation de biens culturels, il put puiser pour la première fois dans les collections privées et nationales[13]. Le premier niveau de l’exposition[14], correspondant à l’ancienne salle La Caze, accueillait notamment les œuvres des grands maîtres britanniques du XVIIIe siècle et de la première moitié du XIXe siècle, portraits de Joshua Reynolds (1723‑1792), paysages de Thomas Gainsborough (1727‑1788), John Constable (1776‑1837) ou encore William Turner (1775‑1851). La deuxième partie de l’exposition, couvrant une période allant de 1850 à 1920, se développait sur un second étage, à l’emplacement des anciens appartements de Mazarin. La quatrième salle mettait en lumière les dernières orientations esthétiques de la fin du XIXe siècle, en réunissant 36 œuvres dont des travaux d’Henry Tonks (1862‑1937), William Orpen (1907‑1931), Harold Gilman (1876‑1919). Les organisateurs firent une place de choix à la production de trois artistes encore vivants en 1938, l’impressionniste Philip Wilson Steer (1860‑1942), Walter Richard Sickert (1860‑1942) et le portraitiste Augustus John (1878‑1961). Parmi eux, Walter Sickert était certainement l’artiste britannique le plus connu à Paris. Personnalité excentrique et indépendante, son travail s’inscrivait dans la veine de l’œuvre d’Edgar Degas. S’inspirant des thèmes de la vie urbaine, particulièrement du music‑hall, il les dévoilait avec une certaine crudité et ambiguïté. Brighton Pierrots [Fig. 1], une des œuvres exposées au Louvre, datant de 1915, montre une troupe de comédiens de vaudeville jouant sur une scène temporaire sur le bord de mer de Brighton. L’emploi de couleurs brillantes et acides dénote dans la production de Sickert. Il utilise ici les tons vifs pour trancher avec la luminosité déclinante d’une fin de journée. Ce contraste, associé à l’absence de spectateurs à la représentation, crée une atmosphère étrange. Sickert souhaite ici rendre perceptible, au sein d’une scène d’apparente liesse, le malaise et la tension liés à la proximité de la guerre qui se déroule de l’autre côté de la Manche.

Fig. 1 : Walter Richard Sickert, Brighton Pierrots, 1915, huile sur toile, 63.5×76.2, Tate Britain, Londres, Photo © Tate, CC-BY-NC-ND 3.0 (Unported) : http://www.tate.org.uk/art/artworks/sickert-brighton-pierrots-t07041

Ces trois peintres étaient également présents au sein de l’exposition New English Art Club, organisée sous le patronage de l’ambassadeur de Grande-Bretagne. Georges Brunon‑Guardia, critique d’art pour la revue L’intransigeant, nous la présente comme la continuité de la démarche entamée au Louvre :

« L’exposition de la peinture anglaise, au Louvre, s’arrête à ses patriarches vivants : Wilson Steer, Sickert, Augustus John. En partant de ces trois artistes pour faire le tour des peintres anglais actuels de toutes les écoles, le New English Art Club nous offre dans les salles de la rue de Sèze, un panorama de la peinture anglaise contemporaine. L’histoire du New English Art Club s’étend sur un demi‑siècle, et l’influence de Jacques‑Émile Blanche y fut prépondérante. […] Mais ce que l’on nous montre aujourd’hui, c’est l’alignement sur la cimaise de ce que toutes les écoles, toutes les tendances ont produit et produisent en Angleterre[15]. »

L’initiative de cette manifestation est à attribuer à Dugald Sutherland MacColl (1859‑1948), peintre, critique d’art et conservateur de la Tate Gallery. Pour cette occasion, il réunit 124 œuvres de 64 artistes proches du New English Art Club. Aux « patriarches » de la peinture anglaise contemporaine, il associa les acteurs les plus reconnus du monde de l’art britannique, comme Sir William Rothenstein (1872‑1945), Sir Muirhead Bone (1876‑1953) ou encore Alfred Thornton (1863‑1939). La majeure partie des artistes présents à cette exposition avaient un profil francophile. Ils avaient, en grande majorité, passé une partie de leurs années de formation à Paris. Ils avaient été marqués, dans l’éducation artistique reçue en France ou en Angleterre, par des travaux impressionnistes, par des peintres tels qu’Edgar Degas ou Jules Bastien‑Lepage (1848‑1884). Dans un contexte de rapprochement franco‑britannique, le New English Art Club, par ses orientations esthétiques, était un outil de promotion de la richesse et de l’actualité des échanges culturels franco‑britanniques. Quelques adhérents récents, aux profils plus atypiques, semblaient signifier la volonté de diversifier l’image de l’association[16]. L’introduction d’artistes comme Paul Nash (1889‑1946), Edward Wadsworth (1889‑1949), proches des cercles surréalistes, de figures plus indépendantes comme Stanley Spencer (1891‑1959), peut se lire comme une tentative de moderniser la perception du Club.

Sur les 64 artistes du New English Art Club, quinze d’entre eux exposèrent également au Salon d’Automne de 1938. Le Salon, ayant déménagé exceptionnellement au palais de Chaillot, était alors en pleine restructuration. Afin d’agrémenter la visite du promeneur parmi les 1673 œuvres exposées, de nouvelles sections thématiques furent aménagées dont La peinture anglaise indépendante. Plusieurs peintres furent à l’initiative de cette exposition, Robert Lotiron (1886‑1966), Pierre-Eugène Clairin (1897‑1980) et André Dunoyer de Segonzac (1884‑1974). Ces artistes furent aidés par l’aristocrate et peintre Lord Berners (1883‑1950), par Sir Kenneth Clark et le correspondant français au Daily Mail, Pierre Jeannerat de Beerski (1902‑1983). Plusieurs critiques, dont Waldemar-George, suggéraient que la rétrospective du Louvre devait être initialement complétée par une exposition de peinture contemporaine britannique. Celle-ci aurait eu lieu au musée du Jeu de Paume, alors musée des Écoles étrangères contemporaines :

« Y a-t-il un art anglais contemporain ? Sickert, dont on admire la science, l’indépendance d’esprit, la hardiesse et la diversité, a subi, les influences conjuguées de Degas, de Forain, et des Impressionnistes […] Duncan Grant, les Nash, Vanessa Bell, les peintres du London Group n’ont pas été admis à exposer. Mais M. André Dezarrois les présentera bientôt au Musée du Jeu de Paume[17]. »

L’exposition évoquée dans la citation n’a pas vu le jour en 1938[18]. La manifestation organisée durant le Salon d’Automne peut être alors interprétée comme une proposition alternative. Mais elle ne peut se réduire simplement à un corollaire des rétrospectives et manifestations précédemment citées. Cette exposition est la concrétisation d’une volonté de valoriser la richesse et diversité des recherches artistiques contemporaines menées en Angleterre, au-delà des milieux de la Royal Academy et du New English Art Club.

La sélection opérée, 104 œuvres de 56 artistes, présentait une lecture de l’histoire de la peinture moderne en Angleterre faisant écho aux transformations artistiques parisiennes. Les trois figures tutélaires de l’exposition du Louvre étaient de nouveau présentes, en tant que leaders du New English Art Club, premier groupe contestataire d’un monopole académique en Angleterre. Le comité choisit également des œuvres de peintres ayant cherché à affirmer une pratique moderne de la peinture au sein de regroupements artistiques, avant la Première Guerre mondiale. Ces artistes partageaient un intérêt pour les réflexions esthétiques portées à l’étranger, autour du postimpressionnisme, en adaptant le travail de la forme selon des sensibilités particulières. Les membres du Bloomsbury Group[19], représentés en 1938 par Vanessa Bell (1879‑1961) ou Duncan Grant (1885‑1978), participèrent activement à la promotion des œuvres de Cézanne, Van Gogh ou Gauguin en Angleterre. Ils affirmèrent leur rejet du sujet au profit de la construction de la forme, leur rupture avec une peinture descriptive qui aurait été caractéristique d’une partie de l’art britannique de la seconde moitié du XIXe siècle. Au sein des sociétés du Camden Town Group[20] et du London Group[21], les peintres s’inscrivirent également dans les transformations formelles de la pratique picturale. Les peintres du Camden Town Group, comme Harold Gilman, Charles Ginner ou Spencer Gore, s’attachèrent à saisir des sujets urbains populaires, travaillant une division des touches, une approche anti-naturaliste de la couleur [Fig. 2].

Fig. 2 : Harold Gilman (1876‑1919), Nude at window, 1912, huile sur toile, 61×50.8, Tate Britain, Londres, Photo © Tate, CC-BY-NC-ND 3.0 (Unported) : http://www.tate.org.uk/art/artworks/gilman-nude-at-a-window-t13227

Le comité décida également de représenter conséquemment des artistes actifs dans les années 1930, réunis dans des structures assimilables à des avant‑gardes. Ces peintres participèrent à une ouverture internationale de la scène artistique britannique, à la fin des années 1930. Les sculpteurs Ben Nicholson (1884‑1982) et Barbara Hepworth (1903‑1975), appartenant à la 7 & 5 Society[22], étaient représentés par des dessins de leurs œuvres. Des peintures de Sir Francis Rose (1909‑1979) et Roland Penrose (1900‑1983), appartenant au milieu surréaliste parisien, étaient également présentes. Il est possible de citer les paysages métaphysiques de Paul Nash (1889‑1946) [Fig. 3] et les dessins d’Henry Moore (1898‑1986) pour le groupe Unit One[23]. Malgré des orientations esthétiques communes, la plupart de ces regroupements n’avaient pas d’unité stylistique ni de programme établi. L’objectif était de réunir des expériences individuelles de la modernité artistique au sein d’une même communauté, plutôt que de revendiquer une transformation de l’activité artistique.

Fig. 3 : Paul Nash (1889 1946), Mansions of the Dead, 1932, dessin et aquarelle sur papier, 57.8×39.4, Tate Collection, Londres, Photo © Tate, CC-BY-NC-ND 3.0 (Unported) : http://www.tate.org.uk/art/artworks/nash-mansions-of-the-dead-t03204

Il est intéressant de noter l’absence de tous les peintres qui ont participé au vorticisme dans la sélection de l’exposition de 1938, à l’exception d’Edward Wadsworth. Avant la guerre, certains artistes du London Group, comme Wyndham Lewis ou David Bomberg, démontraient une attirance pour une géométrisation et une simplification des formes. Ces derniers participèrent à la fondation du vorticisme (1912‑1915). Se réappropriant les recherches cubistes et futuristes, les artistes cherchèrent par des compositions proches de l’abstraction, à exprimer le dynamisme du monde moderne, à célébrer l’énergie et le mouvement, la force et la machine. Aussi, d’une représentation de la peinture anglaise indépendante, fut exclu le seul groupe britannique constitué en avant‑garde, ayant affiché une volonté de rupture à travers des expositions et la diffusion d’une revue, Blast. Cette exclusion peut se comprendre au regard des rapports ambigus entretenus par certains membres du vorticisme, dont Wyndham Lewis, avec l’idéologie fasciste. La nature politique de l’esthétique développée par les vorticistes, si elle est moins affirmée que chez les futuristes, restait sensible en 1938, dans un contexte géopolitique extrêmement tendu.

Le paradoxe de l’art britannique moderne

Au sein du numéro de mars 1938 de la revue Amour de l’art, le critique d’art Michel Florisoone énonçait le constat suivant, au sujet de la salle de l’exposition du Louvre consacrée à la peinture anglaise contemporaine :

« La peinture anglaise n’est plus guère ensuite qu’un élément dans l’art européen, s’unissant tour à tour aux réalistes, aux impressionnistes, cherchant sur le continent ses maîtres et sa contenance. L’australien Charles Conder, Augustus John, Walter Sickert, Steer, sont les plus marquants. L’exposition du Louvre leur a réservé à eux et à quelques autres, Harold Gilman (1878‑1919), Frederick Spencer Gore (1878‑1914) […] Mac Taggart (1835-1914), William Orpen (1878‑1931), Tonks (1862‑1937), une salle, mais elle n’apporte pas de l’esprit contemporain anglais autre chose que ce que l’on trouve généralement dans un certain art européen d’aujourd’hui, l’originalité en moins[24]. »

Le bilan des expositions de 1938 servit, en France, à souligner une supposée absence d’indépendance de la peinture britannique contemporaine. Cette perte de spécificité serait directement liée à l’intégration des recherches formelles menées sur le continent. Le discours n’était pas nouveau. En 1924, Amelia Defries, correspondante à Londres pour la revue L’art et les artistes affirmait déjà ce manque d’originalité de l’art anglais :

« À partir du moment où règnent les pleinairistes français, on ne trouve plus toutefois, si ce n’est dans les détails, de caractère nettement britannique dans la peinture moderne anglaise. Les influences étrangères dont est pénétré l’art britannique trahissent exactement les différences que représenterait un poème français traduit en anglais[25]. »

Se dégage une forme de dédain pour la peinture anglaise dont les codes se rapprocheraient d’une peinture européenne. Georges Cattaui, à l’occasion d’un séjour à Londres durant l’été 1936, résumait le sentiment majoritairement exprimé par les critiques d’art, dans un compte rendu pour la revue Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques :

« Qu’on ne nous dise plus que les Anglais sont insulaires. La Grande-Bretagne est plutôt le cul‑de‑sac où viennent aboutir tous les courants du monde entier[26]. »

Aussi, il n’est pas étonnant de retrouver le même type de réaction dans de nombreux rapports du Salon d’Automne de 1938, notamment chez le critique de l’Amour de l’art, Michel Faré :

« Ces artistes doivent-ils traverser la Manche pour perdre sur les bords de Seine leur indépendance ? Aucune œuvre de Picasso, Léger, Matisse n’est accrochée mais celles de Gertler, Nadia Benois, John Piper, de Paul Nash, les évoquent[27]. »

L’analyse des discours critiques révélait, de fait, l’impossible posture de la peinture anglaise contemporaine. Les critères servant à définir son originalité étaient ceux‑là même qui participaient à l’exclure d’une histoire de l’art moderne[28]. L’examen de l’évolution picturale outre‑Manche faisait émerger plusieurs tendances : la valorisation d’une exploration personnelle de la pratique picturale, l’importance des genres traditionnels de la nature morte et du paysage, la place de la narration dans la construction de l’œuvre. Mais l’histoire dominante de la modernité artistique, telle qu’elle fut notamment développée en France, privilégiait la progression des innovations techniques et des transformations formelles menant à l’abstraction. Cette lecture restreinte des formes d’expériences de la modernité ne ménageait pas de place pour la pratique picturale outre‑Manche dans une histoire de l’art moderne. Elle avait tendance soit à l’en exclure ou soit à lui faire perdre une forme d’indépendance. La réception critique de Paul Nash illustre le paradoxe de la situation des peintres anglais. Il fut le principal représentant d’une peinture de paysage en Angleterre. Il y exprimait sa perception de l’espace, à travers des compositions denses, aux formes simplifiées, où presqu’aucune figure humaine n’est présente [Fig. 4]. Il est un exemple également de la persistance de formes poétiques ou narratives dans la peinture anglaise. Défendant la diversité des pratiques plastiques, abstraites ou surréalistes, notamment par la fondation de Unit One, Paul Nash représentait l’ouverture internationale de la scène artistique britannique des années 1930. Mais, par cela, ce « Chirico refroidi par le climat[29] » perdait de son identité britannique. Celle‑ci n’aurait été préservée chez Nash que parce qu’il aurait réussi à s’inscrire dans une tradition nationale, par l’utilisation de l’aquarelle.

Fig. 4 : Paul Nash (1889‑1946), Landscape at Iden, 1929, huile sur toile, 69.8×90.8, Tate Collection, Londres, Photo © Tate, CC-BY-NC-ND 3.0 (Unported) : http://www.tate.org.uk/art/artworks/nash-landscape-at-iden-n05047

Il faut également comprendre que la réception de la peinture britannique contemporaine subit encore, en 1938, l’ombre de l’Exposition internationale des arts et techniques appliqués à la vie moderne organisée à Paris en 1937. De monumentales rétrospectives de l’art français avaient été organisées, dont la critique essayait encore de tirer les conclusions : Les chefs- d’œuvre de l’art français au palais de Tokyo ; Les maîtres de l’art indépendant au Petit Palais et L’origine de l’art international au Jeu de Paume. Ces expositions avaient été un moyen de mettre en place un discours autour de la cohérence, de la continuité, voire de la supériorité d’un art français, d’affirmer la force d’une civilisation au moment où elle était mise en danger par l’avènement des régimes nazi et fasciste[30]. La sélection de l’exposition L’origine de l’art international tendait à montrer que toutes les manifestations d’un art moderne avaient pour origine la France[31]. La moitié des artistes présents dans l’exposition étaient soit des Français, soit des étrangers vivant et exerçant en France. Par exemple, les deux artistes anglais sélectionnés, William Hayter (1901‑1988) et Roland Penrose (1900‑1984), étaient très implantés dans les milieux parisiens et menaient leur carrière dans la capitale française. C’est dans ce contexte particulier que les critiques, recherchant à définir un caractère spécifique de l’art anglais, échouaient à trouver une pratique moderne originale de la peinture en Angleterre. Mais leur lecture se basait sur une définition de la modernité construite par rapport aux évolutions artistiques parisiennes. Aussi, la sélection de l’exposition La peinture anglaise indépendante de 1938 se lit toujours à l’aune d’un point d’ancrage français : on évoque Sickert parce qu’il est lié à Degas, le Bloomsbury Group pour sa diffusion des postimpressionnistes, les artistes des années 1930 pour leur insertion dans des réseaux parisiens. En définitive, la présentation des expositions de 1938 ne vint qu’entériner l’image d’une évolution artistique à la traîne par rapport aux avancées menées par les milieux parisiens.

Les formules de l’insuccès

L’objectif majeur de la saison artistique de 1938 restait la démonstration d’une amitié franco‑britannique. En ce sens, les expositions furent conçues dans une optique de représentation. Michel Florisoone, dans son compte-rendu pour la revue Amour de l’art, soulignait cette forme de superficialité dans l’organisation de l’exposition du Louvre :

« La caractéristique de cette exposition est dans ce choix des peintres et des tableaux, à quoi ont été sacrifiées, au besoin, la démonstration de l’évolution artistique et l’explication de la continuité. Exposition de chefs‑d’œuvre avant tout, l’exposition du Louvre, première grande manifestation d’art anglais sur le continent, après celle d’Amsterdam il y a deux ans, est comme la magnifique présentation à la Cour Continentale d’une princesse étrangère parée de sa plus éclatante beauté[32]. »

On chercha à donner à voir et non à donner du sens. Cet objectif vint au détriment d’un discours cohérent entre les expositions. Le critique du Figaro, Raymond Lécuyer, soulignait le paradoxe de qualifier d’indépendants pour l’exposition du Salon d’automne « des personnalités de l’art officiel et décorés en conséquence[33]». Sickert, Steer et Augustus John, présents dans les trois expositions, furent tour à tour présentés comme des figures tutélaires, des leaders de la scène artistique ou des pionniers marginaux. Quinze peintres exposaient en même temps au New English Art Club et chez les indépendants. Ainsi, les trois expositions étudiées ne permettaient pas de créer un panorama de l’histoire de l’art britannique, mais opposaient, sans comprendre, différentes visions de l’évolution artistique outre-Manche, chacune répondant à des volontés particulières.

En outre, en Angleterre, le correspondant pour la revue Apollo, Alexander Watt, soulignait l’isolement involontaire dans lequel se trouvait la peinture britannique contemporaine, au sein de l’exposition du Louvre :

« Dans trois salles à l’étage, sont exposés les préraphaélites, les peintures de la fin du XIXe siècle et des dessins. Exception faite d’un certain nombre d’aquarelles, les œuvres exposées dans ces trois salles ne donnent qu’une pauvre impression de l’art britannique du XIXe siècle. Pourquoi, ai-je demandé, y a-t-il si peu de mentions faites de ces travaux ? Une réponse qui m’a été donnée fut qu’il y avait deux volées de marches abruptes pour atteindre le second étage, et que beaucoup de personnes ne prenaient pas la peine d’aller visiter ces salles. […] Quasiment personne ne sembla porter d’intérêt à la salle suivante dans laquelle étaient accrochées les Wilson Steer, les Conder, Innes, John, Sickert, Tonks et Orpen[34]. »

La disposition des œuvres soulignait et appuyait les habitudes de comportement du public français face à la peinture britannique. Pour une partie des visiteurs, seules les deux salles du premier niveau, allant du XVIIIe au milieu du XIXe siècle, incarnaient « la peinture anglaise ». Ainsi, plusieurs critiques, à l’instar d’Alexander Watt, témoignèrent d’une tendance du public à se désintéresser de la seconde partie de l’exposition. Les critiques se firent l’écho de ce désengagement, en ne traitant que partiellement de cette partie de l’exposition du Louvre, comme le fit Raymond Lécuyer dans son compte rendu pour le Figaro en mars 1938 :

« Au talent des maîtres de la seconde moitié du dernier siècle, on ne se décide pas à trouver un caractère spécifiquement britannique. Reconnaissons qu’ils ont à souffrir de la proximité de leurs devanciers […] On peut se demander si avec Lawrence, d’une part, et Turner, de l’autre, l’ère des éblouissements ne s’est pas close[35]. »

Cette perception aurait pourtant pu être contrebalancée, par l’analyse de la riche sélection de la seconde exposition New English Art Club. Dans une série de lettres datées de 1938, adressées à D. S. MacColl[36], le peintre Jacques‑Émile Blanche (1861‑1942) prévenait l’organisateur de l’insuccès probable de cette manifestation. Outre un contexte critique peu favorable, il soulignait, à juste titre, que la période choisie, de juin à juillet, correspondait à un creux dans la vie artistique parisienne. En outre, il était sceptique par rapport au lieu d’exposition. Le local abandonné de l’ancienne galerie Georges Petit lui semblait préjudiciable pour inspirer un élan de sympathie envers la peinture anglaise contemporaine. L’absence de références à cette manifestation dans la plupart des grandes revues artistiques et des titres de presse aurait tendance à corroborer les suppositions de Blanche[37]. L’exposition New English Art Club eut très peu de publicité et sombra rapidement dans l’oubli. Il restait alors La peinture anglaise indépendante pour modifier le regard du public. Elle profita de la visibilité qu’offrait le Salon d’Automne, en tant qu’événement mondain majeur de la vie parisienne. Néanmoins, les rapports sur la peinture anglaise furent noyés dans des chroniques plus globales sur le Salon d’Automne et ses 1673 œuvres.

Le fil rouge liant critiques françaises et anglaises sur les trois expositions est celui de la mauvaise qualité des œuvres sélectionnées pour représenter la peinture anglaise contemporaine[38]. Sélection hétéroclite, œuvres datées, absence de parcours cohérent au sein de certaines expositions, les œuvres présentées en 1938 ne rendaient pas justice à la scène artistique outre‑Manche. Le jugement le plus sévère fut porté sur les œuvres de La peinture anglaise indépendante. Dans sa chronique sur le Salon d’Automne pour Le Figaro, Raymond Lécuyer décrivait l’impression générale donnée par cette section :

« Malheureusement, soit commodité, soit consigne donnée, soit pur hasard, les envois de ces invités du Salon d’Automne sont tous d’un format restreint. D’où cette surprise un peu agaçante d’apercevoir collés sur les cimaises de cette vaste salle tant de timbres‑poste[39]. »

Les travaux sélectionnés, portraits, scènes de genre, paysages, étaient tous de petits formats, certains correspondant plus à des esquisses ou des dessins préparatoires. Louis Vauxcelles, dans son compte rendu pour l’Excelsior[40], expliquait la difficulté de réunir un ensemble de peintures britanniques contemporaines du fait de l’absence d’un intermédiaire officiel en Angleterre. Outre-Manche, Alexander Watt énonçait le même constat. Selon le critique, le problème venait de l’absence d’intermédiaires étatiques, « de corps officiel à Londres pour les [Messieurs Escholier, Lotiron et Clairin] aider à sélectionner un groupe de peintres véritablement représentatif de l’art britannique indépendant[41] ».

À travers la remise en cause de la sélection, Watt relançait le débat sur les conséquences d’une absence de politique culturelle outre‑Manche. Le système des multiples comités d’organisations, opérant leurs choix en fonction de leurs connivences et goûts personnels, échouait, aux yeux des critiques, à soutenir la diffusion et la visibilité des peintres britanniques. L’Angleterre s’est, en effet, tardivement intéressée à la mise en place d’une politique culturelle officielle. Le British Council fut fondé en 1934 mais n’ouvrit un bureau à Paris qu’en 1945. L’Art Council fut une création d’après‑guerre. Le critique d’art Frank Rutter[42], dans son ouvrage publié en 1933, Art in My Time[43], revint longuement sur les effets du désengagement des autorités anglaises dans les sélections nationales. Il déplorait l’absence d’appui de la part des institutions officielles dans la défense et la valorisation d’une scène artistique contemporaine. Selon Rutter, il était nécessaire d’avoir une représentation beaucoup plus réfléchie pour se confronter au mépris suscité par la peinture britannique contemporaine en Europe. Il écrivait :

« Nous ne pouvons nous permettre d’envoyer que le meilleur du meilleur de l’art anglais à l’étranger, et encore faut-il qu’il soit soigneusement sélectionné, et présenté avec le maximum de tact et de goût. Nous avons une quantité considérable de préjugés à surmonter dans presque chaque pays d’Europe. Notre art n’a pratiquement aucune réputation sur le Continent[44]. »

Aux yeux du critique, il était nécessaire de faire la démonstration de la vitalité de la scène artistique outre‑Manche, avec l’aide d’un fort discours critique et d’un appui officiel. Mais Rutter, dans son dernier chapitre, remarquait que les travaux présentés lors d’expositions internationales étaient très peu représentatifs de la scène artistique contemporaine. Selon lui, les expositions à l’étranger contribuaient plutôt à nourrir une vision d’une Angleterre déconnectée de toutes les questions artistiques majeures de la première moitié du XXe siècle. Aussi, dans Art in My Time, il imagina un plan en plusieurs étapes de promotion de la peinture britannique moderne en Europe[45]. Les noms d’artistes sélectionnés étaient sensiblement les mêmes que ceux présents dans les trois expositions de 1938. Ce choix n’est pas étonnant au vu des accointances de Rutter avec les développements de la peinture en France. Le critique cherchait ici à valoriser les adaptations et intégrations faites par les artistes britanniques de recherches menées sur le territoire français. La différence se jouait principalement sur les œuvres sélectionnées. Le critique anglais Herbert Read, pour un numéro spécial de Cahiers d’art[46] en 1938, choisit, lui, d’introduire une jeunesse artistique qui lui semblait porteuse d’une renaissance de la peinture britannique moderne. Il développait trois approches : le réalisme, le surréalisme et l’abstraction. Cette génération promue par Read est d’ailleurs, en grande partie, absente des manifestations étudiées et toujours si peu connue en France.

La saison artistique de 1938 fut l’une des dernières expressions, avant l’avènement de la Seconde Guerre mondiale, d’un système de communication entre nations, utilisant l’exposition comme outil politique et diplomatique[47]. En ce sens, les manifestations de 1938 servirent à symboliser la force de l’entente franco‑britannique. Elles se distinguèrent également par la place particulière aménagée pour la peinture britannique contemporaine. Néanmoins, malgré les efforts menés, les trois événements étudiés échouèrent à transformer le regard porté sur la peinture d’outre‑Manche. Si la saison artistique de 1938 offrit une visibilité inédite à cette production artistique, elle ne produisit pas de nouvelle lecture de l’art britannique contemporain. En définitive, la prise de conscience, énoncée notamment par Frank Rutter, de la nécessité d’une politique culturelle en Angleterre ne prit forme qu’après la Seconde Guerre mondiale. Elle s’exprima notamment en 1946, avec l’exposition Tableaux britanniques modernes appartenant à la Tate Gallery, au musée du Jeu de Paume. Organisée sous les auspices du British Council, cette exposition présentait une généalogie beaucoup plus complexe et complète de la peinture britannique moderne, en réintroduisant par exemple le vorticisme ou les dernières tendances des années 1930. Exposition itinérante, visible à Paris, Berne et Munich, elle incarna la volonté politique de réhabilitation de la peinture britannique moderne auprès du public européen.

 

 Notes

[1] En 1938, l’emploi de l’adjectif « anglais » se fait indistinctement pour les différents pays qui composent le Royaume-Uni. L’adjectif doit être ainsi compris dans son acception la plus large et recouvrera l’Angleterre, mais également l’Écosse, l’Irlande et le Pays de Galles. Le terme « britannique » sera également utilisé. L’emploi de cet adjectif correspond à une évolution de la terminologie employée par les études anglo-saxonnes. Citons à titre d’exemple Bindman D., Stephens C., The History of British Art, Volume 3, Londres ; New Haven, Yale Center for British Art, 2009.

[2] Joyeux‑Prunel B., « Nul n’est prophète en son pays » ou la logique avant-gardiste : l’internationalisation de la peinture des avant-gardes parisiennes, 1855-1914, Paris, N. Chaudun, 2009 ; Id., Les avant-gardes artistiques, 1918‑1945 : une histoire transnationale, Paris, Gallimard, 2017.

[3] Citons pour l’étude de ces interactions artistiques franco britanniques : Bensimon F., Le Men S. (dir.), Quand les arts traversent la Manche : échanges et transferts franco britanniques au XIXe siècle, Paris, Honoré Champion, 2016 ; Poirier F. (dir.), Cordiale Angleterre. Regards trans-Manche à la Belle Époque, Paris, Ophrys, 2004.

[4] Carter K. L., Waller S. (dir.), Foreign Artists and Communities in Modern Paris, 1870‑1914: Strangers in Paradise, Farnham ; Burlington (VT), Ashgate, 2015.

[5] L’exemple le plus étudié fut celui des relations établies en France par les peintres du Bloomsbury Group, Vanessa Bell ou Duncan Grant. Voir Caws M., Wright S., Bloomsbury and France: Art and Friends, New York, Oxford University Press, 2000. Nous pouvons citer également le cas connu de Walter Sickert : Degas, Sickert and Toulouse-Lautrec: London & Paris, 1870‑1910, cat. exp., Londres, Tate Britain, 2005.

[6] La première manifestation de cette saison « anglaise », Caricatures et mœurs anglaises, 1750-1850, fut organisée au musée des Arts décoratifs de Paris, pavillon de Marsan, grâce à l’association franco-britannique Art et Tourisme. Ne présentant pas de travaux de la première moitié du XXe siècle, cette exposition ne sera pas traitée dans notre étude.

[7] Association d’artistes fondée en Angleterre en 1885, le New English Art Club cherchait à offrir une alternative au monopole institutionnel de la Royal Academy. En créant un nouvel espace de formation et d’exposition, les artistes fondateurs, George Clausen, Frederick Brown, ou encore Wilson Steer, souhaitaient engendrer une réforme artistique par l’introduction de recherches impressionnistes et réalistes outre-Manche.

[8] Voir Chougnet P., Les expositions d’art français organisées par la France à l’étranger dans l’entre‑deux‑guerres, mémoire de Master 2 en histoire de l’art contemporain, sous la dir. de Jean‑Michel Leniaud, Paris, École pratique des Hautes Études, 2009, 1 vol.

[9] Londres organisa toute une série de rétrospectives à la Burlington House au sein de la Royal Academy : Flemish and Belgian Art (1300‑1900) en 1927 ; Dutch Art (1450‑1900) en 1930 ; French Art (1200‑1900) en 1932.

[10] Sur la généalogie de l’exposition de la peinture anglaise au Louvre, voir Michaud P., L’entente cordiale à l’œuvre : l’exposition de peinture anglaise de 1938 au musée du Louvre, mémoire de Master 2 en muséologie, sous la dir. de Cecilia Hurley-Griener, Paris, École du Louvre, 2015, 2 vol.

[11] Cornick M., « War, Culture and the British Royal Visit to Paris, July 1938 », Synergies Royaume-Uni et Irlande, n° 4, 2011, p. 151­‑162.

[12] Sir Kenneth Clark (1903‑1983) fut une figure majeure de la vie culturelle britannique. Conservateur à la National Gallery (1934‑1945), il joua un rôle de protecteur envers la scène artistique britannique des années 1930, notamment en collectionnant les œuvres d’Henry Moore, Victor Pasmore ou encore John Piper. Kenneth Clark fut également un pionnier dans l’utilisation de la télévision comme outil de médiation de l’histoire de l’art auprès d’un large public. Après la Seconde Guerre mondiale, il anima plusieurs émissions culturelles consacrées à l’art, notamment Civilisation à partir de 1966, qui connurent un grand succès outre-Manche.

[13] En 1935, le Parlement britannique adopta l’Overseas Loan Act, autorisant la circulation à l’étranger des œuvres d’art présentes dans les collections nationales.

[14] Pour la description de l’exposition, nous nous appuyons sur les comptes‑rendus suivants : Watt A., « The attitude of the French Public to the Paris Exhibition of British Art », Apollo, vol. 27, juillet 1938, p. 295 ; Lécuyer R., « L’exposition de la peinture anglaise ouvrira cet après‑midi au Musée du Louvre », Le Figaro, 4 mars 1938, p. 2. Voir également Michaud P., L’entente cordiale à l’œuvre : l’exposition de peinture anglaise de 1938 au musée du Louvre, mémoire de Master 2 en muséologie, sous la dir. de Cecilia Hurley-Griener, Paris, École du Louvre, 2015, 2 vol.

[15] Brunon‑Guardia G., « Peintres anglais d’aujourd’hui », L’intransigeant, 10 juillet 1938, p. 2.

[16] En 1938, le New English Art Club n’est plus une simple force de contestation. Son poids institutionnel est équivalent à celui de la Royal Academy. L’association est critiquée, à son tour, pour sa mainmise sur la scène artistique britannique. On lui reproche également un attachement obtus à la figuration qui lui fit évincer toutes recherches trop proches de l’abstraction.

[17] Waldemar-George, « L’exposition de la peinture anglaise au Palais du Louvre », La renaissance de l’art français et des industries du luxe, avril 1938, n°2.

[18] Il est possible que cette volonté ait abouti sous une autre forme, après la Seconde Guerre mondiale, à travers l’exposition Les tableaux britanniques modernes appartenant à la Tate Gallery, exposés sous les auspices du British Council, qui eut lieu en 1946 au musée du Jeu de Paume.

[19] Le Bloomsbury Group, fondé en 1905, est composé notamment des critiques d’art Roger Fry et Clive Bell, grand défenseur de Cézanne et des recherches postimpressionnistes, des peintres Vanessa Bell, Duncan Grant et de l’écrivaine Virginia Woolf.

[20] Le Camden Town Group est une société d’exposition (1911-1913), fondée par Walter Sickert, regroupant des peintres explorant de nouvelles pratiques picturales en adéquation avec une vie urbaine moderne dans l’Angleterre édouardienne.

[21] Le London Group est une société d’exposition fondée en 1913, prenant la suite du Camden Town Group, souhaitant promouvoir le spectre complet des pratiques artistiques modernes au Royaume-Uni.

[22] La 7 & 5 Society, fondée en 1919, devint, progressivement, une plate‑forme des recherches abstraites en Angleterre, particulièrement sous l’impulsion de Ben Nicholson, membre depuis 1924.

[23] Le groupe artistique  Unit One fut fondé en 1933 par Paul Nash. Il incluait des œuvres d’Edward Burra, Barbara Hepworth, Ben Nicholson, Henry Moore ou encore Edward Wadsworth, soit autant d’artistes surréalistes que ceux travaillant l’abstraction. Ces derniers se retrouvaient dans l’opposition au naturalisme dominant dans la peinture britannique.

[24] Florisoone M., « Regards sur l’exposition anglaise. Les peintres et leurs œuvres au XVIIIe siècle et au XIXe siècle », Amour de l’art, mars 1938, p. 86.

[25] Defries A., « Les artistes anglais contemporains », L’art et les artistes, mars 1924, p. 191.

[26] Cattaui G., « Lettres de Londres », Nouvelles littéraires, artistiques, scientifiques, 8 août 1936, p. 5.

[27] Faré M., « Le Salon d’automne au palais de Chaillot », Amour de l’art, décembre 1938, p. 390.

[28] Sur les rapports complexes entre la définition d’une identité artistique britannique et l’histoire de la modernité, nous renvoyons à Nash P., « Going Modern and Being British », The Weekend Review, 12 mars 1932, p. 322‑323 ; Peters Corbett D., The Modernity of English Art, 1914‑1930, Manchester, Manchester University Press, 1997 ; Harisson C., English Art and Modernism, 1900‑1939, New Haven ; Londres, Yale University Press, 1994 (1981).

[29] Brunon‑Guardia G., « Le Salon d’automne », L’intransigeant, 11 novembre 1938, p. 2.

[30] Voir Kangaslahti K., « The Exhibition in Paris in 1937: Art and the Struggle for French Identity », Purchla J., Tegethoff W. (dir.), Nation, Style, Modernism, actes de la conférence internationale présidée par le Comité international d’histoire de l’art (CIHA) (Cracovie, 6-12 septembre 2003), Cracovie, International Cultural Centre ; Munich, Zentralinstitut für Kunstgeschichte, 2006, p. 285‑297.

[31] Origines et développement de l’art international indépendant, cat. exp., Paris, Musée du Jeu de Paume, 1937.

[32] Florisoone M., « Regards sur l’exposition anglaise. Les peintres et leurs œuvres au XVIIIe siècle et au XIXe siècle », Amour de l’art, mars 1938, p. 86.

[33] Lécuyer R., « Le Salon d’automne », Le Figaro, 11 novembre 1938, p. 7.

[34] Watt A., « The Attitude of the French Public to the Paris Exhibition of British Art », Apollo, vol. 27, juin 1938, p. 298-299 : « In three rooms, on the floor above are exhibited the Pre-Raphaelites, the late XIXth century paintings and the drawings. Apart from a number of water-colour drawings, the exhibits in these three rooms apparently convey a poor impression of XIXth century British Art. Why, I asked, is little mention made of these works? One answer I was given was that there are two steep flights of stairs to climb up to this second floor, and that many people do not bother to visit these rooms […] Hardly anybody stopped to take an interest in the next room in which are hung the Wilson Steers, Conders, Innes, Johns, Sickerts, Tonks and Orpens ».

[35] Lécuyer R., « L’exposition de la peinture anglaise ouvrira cet après‑midi au Musée du Louvre », Le Figaro, 4 mars 1938, p. 2.

[36] Ms MacColl B224 – B230, MacColl Papers, Special Collection, University of Glasgow. Sur la prévision de l’insuccès de l’exposition du New English Art Club, voir particulièrement MsMacColl B228, datée du 4 mai 1938.

[37] Ms MacColl B224‑B230, MacColl Papers, Special Collection, University of Glasgow. Dans la lettre B229 datée du 10 juin 1938, le peintre français évoque l’échec de l’exposition : « Are you aware of the chocking failure and reception met by your distinguished artists? ».

[38] Sur la critique de l’exposition du Louvre, voir Watt A., « The Attitude of the French Public to the Paris Exhibition of British Art », Apollo, vol. 27, juin 1938, p. 295-299.

[39] Lécuyer R., « Le Salon d’automne », Le Figaro, 11 novembre 1938, p. 7.

[40] Vauxcelles L., « Le Salon d’automne », Excelsior, 12 novembre 1938, p. 2.

[41] Watt A., « Notes from Paris », Apollo, vol. 28, Novembre 1938, p. 29 : « The choice of names are fair enough, but the general quality of their work is decidedly poor […] The difficulty arose when MM. Escholier, Lotiron and Clairin found no official body in London to help them select a group of painters truly representative of British independant art ».

[42] Frank Rutter (1876‑1937), critique d’art britannique, soutint la diffusion en Angleterre des impressionnistes et recherches postimpressionnistes, notamment en publiant Revolution in Art: An Introduction to the Study of Cézanne, Gauguin, Van Gogh, and Other Modern Painters, Londres, Art News Press, 1910 et Evolution in Modern Art: A Study of Modern Painting 1870‑1925, Londres, George G. Harrap, 1926. Il fut également correspondant pour l’Association Française d’Expansion et d’Échanges Artistiques.

[43] Rutter F., Art in My Time, Londres, Rich & Cowan, 1933.

[44] Ibid., p. 222 : « We cannot afford to send anything but the very, very best of English art abroad, and even that has to be most carefully selected, and shown with the utmost taste and tact. We have a vast amount of prejudice to overcome in almost every country in Europe. Our art has practically no reputation whatsoever on the Continent ».

[45] Ibid., p. 225‑235.

[46] Voir Read H., « L’art contemporain en Angleterre », Cahiers d’art, art contemporain : Allemagne, Angleterre, États-Unis, n°1-2, 1938, p. 28‑42. Aux côtés des artistes reconnus, comme Paul Nash, Wyndham Lewis, Henry Moore, Ben Nicholson, il cite également Eileen Agar, Edward Burra, Robert Medley, Roland Penrose, John Piper, ou encore Julian Trevelyan.

[47] Voir Haskell F., Le musée éphémère : les maîtres anciens et l’essor des expositions, Paris, Gallimard, 2002. Pour le cas particulier de la France, citons également Chougnet P., Les expositions d’art français organisées par la France à l’étranger dans l’entre‑deux‑guerres, mémoire de Master 2 en histoire de l’art contemporain, sous la dir. de Jean‑Michel Leniaud, École pratique des Hautes Études, 2009, 1 vol.

 

Pour citer cet article : Julie Lageyre, "S’exposer à l’étranger. La peinture anglaise[1] contemporaine à Paris en 1938", exPosition, 20 juin 2018, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles4/lageyre-peinture-anglaise-paris-1938/%20. Consulté le 28 septembre 2023.

La librairie-galerie La Hune (1944-1975) : un espace de monstration privilégié pour l’art de l’estampe

 par Camille Chevallier

 

Camille Chevallier est doctorante en histoire de l’art et esthétique. À l’École du Louvre, elle a consacré son mémoire de recherche à La Hune, librairie-galerie parisienne de la seconde moitié du XXe siècle, puis s’est focalisée sur le rapport de La Hune à l’estampe, pour un mémoire de Master 2 conduit à l’Université Paris IV, sous la direction de Marianne Grivel. Actuellement, elle continue de travailler à la reconstitution du catalogue raisonné des estampes éditées par la librairie-galerie, et cela parallèlement à sa thèse de doctorat, dirigée par Cécilia Hurley-Griener à l’École du Louvre et Leszek Brogowski à l’Université Rennes 2, qui porte sur les librairies comme lieux d’exposition de l’art. —

 

En juin 1944, Bernard Gheerbrant (1918-2010), alors étudiant en philosophie, ouvrit une librairie baptisée La Hune, au 12 rue Monsieur-le-Prince, dans le sixième arrondissement de Paris. Après la Libération, le local devint trop étroit, tant pour les piles de livres accumulés, que pour les ambitions de Gheerbrant qui, ayant commencé à y organiser des expositions, souhaitait fonder une galerie au sein de sa librairie. Le déménagement au 170 boulevard Saint-Germain, entre le café de Flore et les Deux-Magots, eut ainsi lieu en mai 1949.

La naissance de La Hune s’inséra dans un contexte d’effervescence artistique et littéraire, Paris étant alors, à la fin des années 1940, la capitale culturelle mondiale. Bien que cette position fut remise en question au cours des décennies suivantes et tandis que de nombreuses galeries d’art, et tout autant de librairies, fermaient leurs portes, La Hune perdura et sut développer une identité propre. Sa spécificité résidait non seulement dans le fait qu’il s’agissait d’un lieu amphibie, une librairie et une galerie d’art, mais aussi dans sa spécialisation dans l’estampe contemporaine, dont elle devint un des plus importants lieux d’exposition. Nous souhaitons montrer pourquoi et comment cette librairie a entrepris de soutenir un art qui, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, était encore considéré comme « mineur[1] ».

Au moment où La Hune devenait un espace dédié à la gravure contemporaine, le livre était encore le lieu de l’estampe. La génération à laquelle appartenait Bernard Gheerbrant découvrit la gravure par les livres, en tant qu’illustration[2]. Elle assista également à la disparition de la gravure dans les livres courants, entraînée par l’hégémonie de la photographie. L’estampe, perdant son rôle documentaire, gagnait dès lors un rôle artistique et les illustrateurs étaient de moins en moins des graveurs professionnels, mais des peintres-graveurs, des artistes s’emparant des techniques de l’estampe[3]. Or, depuis la fin du XIXe siècle, avec notamment la figure de l’écrivain Stéphane Mallarmé, émergeait l’idée que les illustrations gravées ne devaient pas être la traduction ou le commentaire visuel d’un texte mais pouvaient être considérées comme un autre langage[4]. Cette conception, bien que restée isolée dans les milieux d’avant-garde, ressurgit après la Seconde Guerre mondiale[5]. Ces transformations du livre et du monde de la gravure accompagnèrent l’établissement d’un dialogue visuel entre l’écriture et le trait gravé, et la considération de l’estampe comme une écriture propre, une poésie à part entière. On peut ainsi envisager le livre illustré en tant qu’espace de monstration primordial pour l’art de l’estampe.

Pendant la première moitié du XXe siècle, les ateliers d’impression, les graveurs de profession et les marchands spécialisés formaient un petit monde relativement cloisonné, et si des artistes s’essayèrent à l’estampe indépendamment de l’illustration – comme par exemple Pablo Picasso, Jacques Villon, Etienne Cournault ou Roger Vieillard –, à partir de 1931 la crise financière les obligea, faute d’amateurs, à s’en éloigner[6]. À la Libération, on constatait alors un manque de compréhension et d’intérêt de la part du public pour les techniques de l’estampe.

Un moment décisif conduisit Bernard Gheerbrant à s’engager pour la gravure et à l’exposer à La Hune. À la fin de l’année 1944, la veuve de Louis Marcoussis, Halicka, invita le jeune libraire dans l’atelier du maître cubiste, décédé en 1942, afin de lui montrer les estampes réalisées par son mari, inconnues du public. Bien que ces travaux fussent destinés à être vus en regard d’un texte, Gheerbrant prit conscience du fait qu’ils étaient à étudier comme une œuvre en soi : « Je découvris là l’estampe, art majeur[7] ». Il voulut faire partager cette expérience personnelle et décida d’organiser la première présentation de l’œuvre gravé de Marcoussis dont le vernissage eut lieu le 12 janvier 1945.

Un espace de monstration pour les artistes graveurs

À l’instar des grands galeristes parisiens de son époque, Bernard Gheerbrant tâcha de réunir une nébuleuse d’artistes autour de sa galerie. Lorsqu’il visita l’atelier de gravure de Louis Marcoussis, il apprit que ce dernier et son voisin, l’éditeur Lacourière, avaient entraîné beaucoup de célébrités à la pratique de l’eau-forte et de la gravure en taille-douce. Cette idée d’impulsion vers l’estampe intéressa Gheerbrant[8] qui chercha par la suite à provoquer la rencontre entre des artistes et les multiples techniques de l’estampe, avançant comme arguments que celles-ci permettraient d’enrichir leur travail, mais aussi de le diffuser plus largement et plus aisément. Le critique Georges Boudaille énonça cet accomplissement dans son article pour Cimaise en 1966 :

« Autre action décisive de La Hune : encourager des peintres à pratiquer la gravure, les inciter à en découvrir les possibilités et montrer leurs premières épreuves. C’est donc à La Hune que l’on vit les premières gravures de Hartung, de Schneider, de Germaine Richier, de Singier, de Soulages[9] ».

On y vit également les premiers travaux gravés du peintre Zao Wou-Ki[10]. Le sculpteur Henri-Georges Adam n’avait pas envisagé de présenter ses burins sur plaques de cuivre découpées à la scie, qu’il utilisait comme cartons pour ses tapisseries, avant que Gheerbrant ne l’en persuade[11]. Son exposition à La Hune en mai et juin 1952 connut un franc succès et il devint le premier graveur sous contrat avec la librairie-galerie. Dépassant le dialogue professionnel entre marchand et plasticiens, Gheerbrant se positionna en tant que figure médiatrice, incitatrice et donc déterminante dans la construction de l’œuvre d’un artiste.

Le libraire-galeriste voulait démocratiser l’art de l’estampe avec didactisme. Parallèlement à un combat mené par la plume[12], une place importante dans la programmation de La Hune fut donnée à ceux que Gheerbrant appelait les « éducateurs[13] », tels Johnny Friedlaender ou Stanley William Hayter. Lorsque ce dernier, peintre et graveur anglais, rentra de New York où il avait déplacé son atelier pendant la guerre, ce fut La Hune qui lui offrit sa première et unique[14] exposition de gravures en France, en 1950. Par ailleurs, Gheerbrant fit connaissance avec la majeure partie de « ses » artistes par l’intermédiaire de ces enseignants[15] de la gravure, mais également auprès des imprimeurs, notamment à l’atelier Lacourière et Frélaut. « Découvreur » de graveurs, le directeur de La Hune joua aussi sur l’attraction de la scène artistique parisienne pour accueillir des artistes étrangers, le plus souvent à la demande des intéressés ou de leurs intermédiaires, les frais d’expositions restant à leur charge[16]. Ainsi, pour l’exposition Quatre graveurs brésiliens, organisée à l’automne 1956, les frais occasionnés furent partagés entre les artistes, les musées de Rio de Janeiro et de São Paulo, et l’État brésilien. L’intermédiaire le plus actif dans l’organisation de l’exposition, le légat du Brésil à Berne, L. Murtinho[17], décida du nombre et de l’identité des artistes, mais respecta le droit de regard de La Hune quant aux œuvres exposées sur ses cimaises. L’exposition des gravures de Fayga Ostrower, Edith Behring, João Luiz Chaves et Arthur Luiz Piza connut un écho critique dépassant les revues spécialisées et plusieurs épreuves furent achetées par des musées européens. Un tel événement permettait d’asseoir la place de la librairie-galerie comme un lieu de découverte de nouveaux talents, comme Piza, qui lui restera longtemps lié. Bien sûr, parmi les artistes étrangers que Gheerbrant voulut mettre à l’honneur, il y eut aussi des déceptions et certaines expositions ne rencontrèrent pas le succès escompté[18], comme celle, en 1959, du jeune graveur néerlandais Anton Heyboer, puis celle de l’Allemand Horst Antes, en 1974, pourtant tous deux primés[19] à la Biennale de Paris. La qualité de « découvreur » de Bernard Gheerbrant se poursuivit jusqu’à la fin de sa carrière – il repéra Jean-Claude Le Floch ou encore Philippe Favier dans les années 1980.

De ces rapports marchands[20] entre les artistes et La Hune sont aussi nées de véritables amitiés, dont les traces – correspondances et marques d’affection mutuelle – observées dans les archives de La Hune, nous paraissent appuyées par le nombre d’expositions que la librairie-galerie a consacré à des artistes tels que Pierre Alechinsky, Max Ernst, Bertrand Dorny, Alecos Fassianos ou encore Henri Michaux. Piza témoignait en 2014 : « Ce furent de belles années avec La Hune – j’y ai exposé plus de douze fois entre 1953 et 1991 – et une relation de confiance véritable avec son fondateur Bernard Gheerbrant[21] ». Bien que similaire, dans son fonctionnement, aux galeries d’art contemporaines, La Hune constituait un espace de monstration à part pour les artistes, à la fois unique et complémentaire. Exposer ses gravures à La Hune fut pendant plusieurs décennies une étape notable dans la carrière d’un artiste et l’assurance d’une précieuse visibilité, comme l’attestait S.W. Hayter, en 1962 :

« Grâce à son emplacement à l’un des carrefours les plus importants du Quartier Latin, et à son atmosphère décontractée, presque amateur, une exposition dans cette galerie est probablement plus visitée que dans n’importe quelle autre galerie d’estampes à Paris[22] ».

Les dispositifs expographiques de La Hune : l’estampe retourne au mur

Le 11 octobre 1949, à la nouvelle Hune tout juste inaugurée librairie-galerie, le sculpteur Anton Prinner donnait une conférence sur la gravure[23]. Aux murs, des estampes étaient présentées et Gheerbrant s’enthousiasmait : « L’estampe considérée autrefois comme illustration par nos cousins Pons quitte les cartons poussiéreux et les vitrines plates et regagne le mur auquel elle est de par fonction destinée[24] ». En effet, La Hune rétablissait là une des premières destinations de la gravure qui, dès qu’elle devint populaire au cours du XVe siècle, était collée à même les parois intérieures des maisons ou accrochée au-dessus des cheminées. L’estampe n’était plus confinée dans le livre et trouvait toute sa place sur le mur d’un lieu d’exposition, à un moment où elle n’en avait quasiment aucun.

Gheerbrant organisant ses expositions au sein de la salle des livres d’art, la librairie et la galerie n’étaient pas deux espaces clairement distincts. Le livre conduisait à l’art. Aussi, comme le rappela en 1972 Françoise Woimant, conservatrice à la Bibliothèque nationale de France, La Hune était « au lendemain de la dernière guerre, la première librairie à amener à la gravure, œuvre d’art originale, le public attiré par les livres et donc curieux d’une approche intellectuelle des œuvres[25] ». Le visiteur entrait, d’abord attiré par la présentation recherchée des livres dans les vitrines caissons du boulevard, puis au fil de la librairie, découvrait les œuvres offertes par les cimaises. Un nouveau dialogue s’établissait alors, entre l’estampe au mur et les rayonnages en parties basses, et cette monstration – l’exposition simultanée des livres-objets d’art et des gravures – était une traduction visuelle des engagements de Gheerbrant.

La première exposition consacrée aux gravures d’Henri-Georges Adam, qui se tint du 20 mai au 27 juin 1952, exemplifie la manière dont les dispositifs expographiques de La Hune ont pu réhabiliter l’objet présenté [fig. 1]. La galerie accueillit Adam à l’occasion de la sortie des Chimères de Gérard de Nerval, illustrées par ses soins. Quelques planches issues de cet ouvrage étaient alors accompagnées de la série des Mois, des estampes sur cuivre découpé, construites sur des oppositions de vides et de pleins, qu’Adam n’avait jamais montrées. La gravure prenait ici l’ampleur d’une œuvre murale et les épreuves étaient « accrochées » à même les murs recouverts de toile de jute. Sur le meuble-bibliothèque au centre de la pièce, deux sculptures aux formes épurées répondaient aux œuvres gravées. Cette présentation résonne de ce que Gheerbrant disait de l’artiste : « Il fait de ses gravures des tapisseries : il sculpte comme il grave, au monumental[26] ». Par son accrochage au mur, la gravure affirmait alors son statut d’œuvre d’art. La Hune revendiqua ce changement sémiologique pour les travaux d’Adam, comme pour tous ceux qui l’ont accompagné sur ces cimaises.

Fig. 1 : Exposition Henri-Georges Adam, gravures été 1951-hiver 1952, en mai 1952.
Boudaille G., « La Hune », Cimaise, n° 78, 1966, p. 38-50.
© Sabine Weiss.

Si cette revendication n’allait pas de soi, le libraire-galeriste, en multipliant les expositions, a conduit les visiteurs de La Hune à regarder la gravure avec un œil neuf. En prolongement du livre d’art, l’estampe permettait par son prix modeste de faire entrer l’art contemporain dans les foyers. En effet, dans les années 1950 à La Hune, les prix s’échelonnaient de 4 000 à 50 000 anciens francs[27], ce dernier prix étant le plus élevé demandé pour les lithographies de Picasso, ce qui était très peu cher[28] en comparaison avec le marché de la peinture. Le livre d’art et l’estampe, associés dans un même lieu, pouvaient ainsi rendre plus accessible la création contemporaine au public et le détourner des simples reproductions d’œuvres d’art. La présentation de l’estampe au mur a séduit et en 1962 l’historien de l’art Jean Adhémar évoquait ces jeunes décorateurs « qui n’hésitent même pas à [les] coller contre un mur, sur une porte, revenant, inconsciemment, à la pratique du XVe siècle[29] ».

Bien que l’on manque de sources concernant les expositions à la première librairie, rue Monsieur-le-Prince, les divers documents conservés dans les archives de La Hune, permettent de reconstituer les métamorphoses de l’agencement de la salle d’exposition et des dispositifs de monstration de la librairie-galerie [fig. 2].

Fig. 2 : Vue depuis la mezzanine de l’espace « galerie », vers 1967.
Collection Jacqueline et Bernard Gheerbrant. Estampes, etc., cat.vente, Paris, Calmels Cohen, 2005, p. 8.
© Denis Gheerbrant.

Les murs ont connu plusieurs visages, d’abord tendus de toile de jute foncée, puis peints en blanc au milieu des années 1950, les œuvres y étaient simplement accrochées, parfois même punaisées, avant qu’on y introduise des cimaises. L’espace ne proposait aucune source naturelle de lumière et il est intéressant de remarquer que l’éclairage direct et variable, grâce à des spots mobiles, était utilisé à La Hune dès 1949, donc bien avant d’autres lieux d’exposition parisiens[30]. L’estampe n’occupait pas que les murs de la salle des livres d’art, on l’y trouvait également dans des cartons à dessins posés sur des tréteaux, six au moins dans les années 1950, généralement placés sous les vitrines intérieures, mais qui pouvaient être facilement déplacés en fonction des expositions. En 1957, l’espace sous les vitrines devant accueillir des rayonnages, ces cartons à estampes furent majoritairement déménagés à l’étage, la mezzanine où Gheerbrant avait son bureau, qui devint dès lors un véritable espace de présentation et de vente [fig. 3]. Ceci est manifeste d’une évolution, non seulement de l’image de La Hune, qui se revendiquait être le lieu parisien de l’estampe contemporaine[31], mais aussi du marché de l’art dans les années 1960, de moins en moins focalisé sur les peintures et plus ouvert sur les multiples[32].

Fig. 3 : Le premier étage de La Hune, vers 1967.
Gheerbrant B., À La Hune. Histoire d’une librairie-galerie à Saint-Germain des Prés, 1944-1975, Paris, Adam Biro ; Centre Georges Pompidou, 1988, p. 148.
© Denis Gheerbrant.

Si La Hune refléta certaines des mutations que connurent les galeries d’art des années 1950 aux années 1970, la notion de « respiration » des œuvres, chère au modèle du white cube plébiscité à Paris dès la fin des années 1960, n’était pas respectée avec les expositions de la librairie-galerie. L’espace était plein et les conflits visuels entre les œuvres, et avec les livres et le mobilier, étaient de rigueur. Cela même après les importants travaux à l’été 1969 – imposés par les livres qui manquaient de place – qui modifièrent considérablement l’apparence et les dispositifs de présentation de La Hune. Le bureau d’études Gérard Ifert-Rudolf Meyer parvint à revoir l’ensemble du volume, à concevoir de nouvelles bibliothèques ainsi qu’une nouvelle identité visuelle[33], mais les expositions furent déplacées à l’étage. Les œuvres étaient alors accrochées sur des panneaux mobiles, les cimaises laissant place à des rayonnages verticaux qui occupaient tous les murs. Les rebords des grandes baies vitrées furent également mis à profit pour présenter des objets et des estampes, visibles, bien que difficilement, depuis l’intérieur comme l’extérieur.

Donnant sur le boulevard Saint-Germain, cet autre espace de monstration qu’étaient les vitrines de La Hune fut en effet sollicité, et ce dès l’ouverture de la librairie-galerie [fig. 4]. Les livres étaient agencés sur les parties basses et sur les côtés du caisson, de manière parfois théâtrale, et très souvent accompagnés d’une ou plusieurs œuvres graphiques. Avant-goût des expositions à l’intérieur, ces vitrines devinrent le reflet de l’actualité éditoriale et artistique, et de la singularité du lieu, du choix de Gheerbrant d’allier les livres et les œuvres d’art. Les estampes investirent donc tout naturellement cet espace. Bertrand Dorny, amené à devenir un des artistes les plus importants associés à La Hune dans les années 1970, se souvint y avoir observé, lycéen, « des gravures modernes curieusement suspendues à des fils par des pinces à linge[34] ». Au cours des années 1960, les baies vitrées – hauts et larges espaces vitrés au-dessus de la porte d’entrée et des vitrines – furent également envahies par les gravures[35]. Cette présentation inédite concernait principalement des épreuves gravées issues des éditions[36] de La Hune, et bien qu’elles fussent simplement affichées, sans cadre ou cimaise, il s’agissait toujours des originaux et non pas de reproductions[37].

Fig. 4 : Vitrines de La Hune, boulevard Saint-Germain, vers 1967.
Collection Jacqueline et Bernard Gheerbrant. Estampes, etc., cat.vente, Paris, Calmels Cohen, 2005, p. 5.
© Denis Gheerbrant.

Une politique expographique à La Hune ?

L’accrochage à La Hune faisait l’objet d’une clause dans le contrat que les artistes exposés signaient, qui les enjoignait à « se soumettre aux choix du directeur de la galerie tant en ce qui concern[aient] les emplacements qui leur sont réservés qu’en ce qui concern[aient] le nombre d’œuvres que celui-ci juge[ait] utile d’exposer[38] ». Bernard Gheerbrant était très attaché autant à la scénographie de ses vitrines qu’aux présentations dans sa galerie, comme en témoignent ses mémoires[39], et s’il était parfois aidé par son ami et proche collaborateur Pierre Faucheux[40] dans la mise en place des œuvres, les assistants n’y participaient que de loin. Il revendiquait ainsi son statut de galeriste, de commissaire d’exposition, d’ « auteur » des accrochages, cette tâche considérée comme la plus noble du métier de galeriste, car créatrice et personnelle, et il n’était pas rare, lors des vernissages, de le voir[41] s’affairer au ré-accrochage d’un mur ou d’une vitrine.

Dans son ouvrage sur les galeries d’art contemporain, Julie Verlaine parlait de « réflexion spatialisée de l’exposition[42] », à un moment où ces lieux devenaient des « espaces où se mouvoir » et où les marchands d’art commençaient à réfléchir aux moyens de guider les visiteurs, de faciliter leur réception du sens esthétique de l’exposition. S’appuyant sur trois de ces événements de 1952 dont on conserve des indications précises à propos de l’accrochage – celles de Charles Lapicque, de Silvano Bozzolini et de Massimo Campigli –, l’historienne s’est attardée sur la figure de Gheerbrant comme auteur d’un parcours dans La Hune, familiarisant le visiteur avec l’œuvre exposée. Selon son analyse, Gheerbrant reproduisait régulièrement le même schéma [fig. 5], avec des œuvres à la fois peu onéreuses et représentatives de l’ensemble à l’entrée et à la clôture de l’exposition, qui correspondraient au mur du fond et aux vitrines. Les œuvres majeures, par leur prix ou leur monumentalité, occupaient cependant le mur d’angle, surface privilégiée de la galerie par son emplacement au cœur du cheminement et par sa forme, source d’animation. Ce constat, également recevable pour d’autres expositions des années 1950, confirme que La Hune était un espace d’expression pour Gheerbrant, un lieu où il pouvait mettre en action ses préoccupations intellectuelles et artistiques.

Fig. 5 : Schéma de l’aménagement de l’espace « galerie ».
© Camille Chevallier.

De cette « réflexion spatialisée de l’exposition » ressortent évidemment des préoccupations commerciales, le potentiel client achevant sa visite sur des œuvres à prix abordable. Le critique et philosophe Gérard Durozoi raconta qu’un jour, alors qu’il s’étonnait de la modicité d’un prix, Gheerbrant lui avait expliqué que « dans chacun de ses accrochages, il s’arrangeait pour qu’une pièce fût accessible aux “jeunes amateurs”[43] ». La Hune proposait donc à la fois un lieu où l’on pouvait voir et apprendre à aimer l’art de l’estampe, découvrir un univers et des artistes, tout en remplissant la première exigence d’une galerie d’art, le caractère marchand, s’engageant toutefois pour une démocratisation de l’achat d’œuvres d’art.

Il semblerait que Gheerbrant attendait « le printemps et le début de l’automne, donc le passage des acheteurs étrangers, pour organiser des expositions majeures[44] ». La Hune pratiquait une alternance entre des expositions plus populaires, plus attendues par son public, avec des auteurs confirmés, et des expositions dites « difficiles », de type documentaire[45] ou consacrées à de jeunes artistes. Les succès financiers des premières permettaient l’organisation des secondes, ces dernières étant alors considérées comme un luxe[46] et, de fait, pour la majorité de ses expositions, La Hune ne faisait pas de bénéfices. Ce système contribua à la grande variété des manifestations à la librairie-galerie et permit à Gheerbrant de révéler et de soutenir les artistes de son choix. 

De l’exposition comme démocratisation et légitimation de l’art de l’estampe

Les expositions de La Hune participèrent à la légitimation de l’estampe en tant qu’art contemporain majeur, capable de se réinventer et de s’approprier les évolutions du marché de l’art. L’engouement pour la gravure gagna tout Paris et, à la suite de la librairie-galerie, on assista à l’ouverture d’espaces dédiés à la vente d’estampes dans les galeries d’art[47]. Ce nouveau marché correspondait aux mutations du monde de l’art qui, à l’aube des années 1960, revendiquait progressivement l’idée de l’œuvre originale multiple. L’effort de démocratisation rapide de l’art trouva en effet son objet symbolique dans l’estampe alors qu’elle prenait place dans les étales des grands magasins[48] et que les étudiants s’emparaient de la sérigraphie pendant Mai 68[49].

Si le renouveau, la reconnaissance critique et la valeur sur le marché de l’art de la gravure contemporaine furent le résultat d’un pari ambitieux de la part d’artistes et de marchands, les spécialistes et les institutions semblent avoir pris le mouvement en route. En 1953, Gheerbrant déplorait le « milieu clos, résolument tourné vers le passé[50] » de l’estampe et, par conséquent, son absence dans les musées d’art moderne, alors que justement on assistait à son renouveau. Au milieu des années 1950, des sociétés de gravure et des Biennales spécialisées virent le jour[51]. Le Comité national de l’estampe, fondé en 1938 et siégeant au département des estampes de la Bibliothèque nationale de France, ne commença à publier qu’en 1963 Les nouvelles de l’estampe, la revue créée par le conservateur Jean Adhémar. Ce dernier suggéra, en 1967, que la multiplication des expositions de gravures aurait encouragé les institutions muséales à s’intéresser à l’estampe, car elle leur permettait de réunir des témoignages étendus des diverses tendances de l’art actuel, « sans trop s’engager[52] ».

La librairie-galerie fut un précieux intermédiaire pour l’acquisition d’œuvres gravées par l’État français, comme l’attestent les nombreux doubles de factures adressées au secrétariat d’État de la direction générale des Arts et Lettres (DGAL) trouvés dans les archives de La Hune. Les archives du Centre national des arts plastiques (CNAP) – en charge de nos jours de la conservation des collections du Fonds national d’art contemporain – témoignent d’un « repérage » des œuvres, par des représentants de la DGAL, lors des expositions en galeries[53]. À La Hune, un des premiers exemples fut l’achat[54], début 1958, de trois œuvres d’Henri-Georges Adam, éditées et exposées en 1957 : Anse de la Torche, Forêt Domaniale et Dalles, Sable et Eau n° 6.

L’exposition à La Hune a mené à la présence de nombreuses estampes dans les musées français, mais également étrangers. Par exemple, lors de l’exposition précédemment mentionnée Quatre graveurs brésiliens, en 1956, plusieurs épreuves furent achetées par des musées européens, parmi lesquelles deux gravures de Fayga Ostrower acquises par le Stedelijk Museum d’Amsterdam. Bernard Gheerbrant établit même une stratégie commerciale aux États-Unis, avec une présentation itinérante de ses éditions, qu’il évoquait ainsi en 1962 :

« Je viens de terminer la préparation d’une exposition circulante, d’une quarantaine de gravures, qui va faire le tour des États-Unis, où une équipe de trois représentants exclusifs visite constamment les musées et les galeries[55] ».

La notion d’exposition hors les murs semble ici se fondre avec l’activité même de vente, et confirme la politique de promotion par la monstration que le libraire-galeriste mit en place au sein de La Hune.

Les livres prirent de plus en plus de place et évacuèrent l’estampe de la librairie-galerie alors que celle-ci se scindait en deux, en 1975, entre une librairie très vite rachetée par Flammarion et une galerie d’estampes tenue par Bernard Gheerbrant jusqu’au début des années 1990, au 14 rue de l’Abbaye. En février 1987, le galeriste faisait don au Musée national d’art moderne (Mnam) de 224 épreuves de gravures et lithographies éditées par La Hune entre 1949 et 1974. L’acquisition d’estampes par l’institution était chose rare et, le musée ne collectionnant pas les œuvres éditées, cette donation fit figure d’exception car elle constituait, selon le directeur du Mnam Dominique Bozo, le « témoignage exceptionnel d’un défenseur convaincu de l’estampe originale[56] ». Certaines de ces pièces sont actuellement exposées dans les salles des collections permanentes du musée. En participant à cette institutionnalisation, Bernard Gheerbrant espérait que l’art gravé influence de nouvelles générations d’artistes.

Conclusion

L’estampe fut longtemps considérée comme un art mineur, non seulement par son utilisation illustrative dans les livres, mais surtout par son appartenance à la famille des multiples, alors que le principe d’unicité conditionnait encore, avant la fin des années 1960, ce qu’on appelait « Art ». Ces préjugés à son égard étaient portés autant par le public, la critique que les artistes, même si de grands noms s’étaient intéressés aux techniques de l’estampe dans la première moitié du XXe siècle. Dans la lignée d’un marchand et éditeur comme Ambroise Vollard, Bernard Gheerbrant souhaita se placer comme médiateur et, bien que l’édition d’estampes tint une place importante dans la vie de La Hune, ce fut par l’exposition qu’il défendit d’abord cet art, l’aménagement singulier de sa galerie contribuant à son appropriation par tous les visiteurs. La monstration de la gravure fit autant pour le monde de l’estampe que pour la librairie-galerie elle-même, Gheerbrant ayant inscrit le nom de La Hune dans l’histoire de l’art.

 

Notes

[1] Gheerbrant B., Cécile Reims. Graveur, Paris, Cercle d’art, 2000, p. 157 : « On peut aujourd’hui reconnaître que dès le début des années 50 [la gravure], considérée jusque-là comme un art mineur, accède au statut d’œuvre d’art originale et connaît une renaissance durable ».

[2] Coron A., Le livre et l’artiste : tendances du livre illustré français, cat. exp., Paris, Bibliothèque nationale, 1977, p. 7-8.

[3] Le marchand et éditeur Ambroise Vollard invita ainsi ses peintres – Degas, Bonnard, Braque ou Picasso – à s’essayer à l’estampe afin d’illustrer des textes de Verlaine, Pierre Louÿs ou encore Balzac et Flaubert.

[4] Adhémar J., La gravure originale au XXe siècle, Paris, Aimery Somogy Éd., 1967, p. 148-192. Dans les années 1920, des peintres-graveurs tels qu’Henri Matisse ou André Jacquemin proposaient de ne pas suivre le texte « à la lettre », pour ne pas « tuer » l’imagination du lecteur.

[5] Coron A., 50 livres illustrés depuis 1947, cat. exp., Paris, Bibliothèque nationale, 1988, n. p. En effet, on assista après la Libération à un renouveau des livres de peintres, grâce à des éditeurs comme Skira, Tériade ou Iliazd.

[6] Adhémar J., La gravure originale au XXe siècle, Paris, Aimery Somogy Éd., 1967, p. 171-179.

[7] Gheerbrant B., À La Hune. Histoire d’une librairie-galerie à Saint-Germain-des-Prés, 1944-1975, Paris, Adam Biro ; Éd. du Centre Pompidou, 1988, p. 21.

[8] Ibid., p. 20-21.

[9] Boudaille G., « La Hune », Cimaise, n° 78, 1966, p. 38-50.

[10] La Hune exposa ses premières lithographies en juin-juillet 1950, alors que l’artiste venait d’arriver à Paris et étudiait ce médium dans l’atelier de Johnny Friedlaender.

[11] Gheerbrant B., À La Hune. Histoire d’une librairie-galerie à Saint-Germain-des-Prés, 1944-1975, Paris, Adam Biro ; Éd. du Centre Pompidou, 1988, p. 132.

[12] Outre les nombreux textes qu’il signa dans les catalogues d’expositions de La Hune, Bernard Gheerbrant fut l’auteur d’articles sur l’estampe et ses artistes, au sein de revues d’art. Par exemple : « L’estampe contemporaine », Premier bilan de l’art actuel, 1937-1953. Le soleil noir. Positions, n° 3-4, 1953, p. 144-148 ; « L’estampe est à la mode », XXe siècle, n° 10, 1958, p. 53-60 ; il rédigea une série d’articles dans Galerie des arts, du n° 42 au n° 45 (1967) et collabora à plusieurs reprises aux Nouvelles de l’estampe.

[13] Cahn I., « Entretien avec Bernard Gheerbrant », Friedlaender, le graveur dans son temps, 1912-1992, cat. exp., Paris, Institut national d’histoire de l’art, 2008, p. 33.

[14] Hayter S. W., About Prints, Londres, Oxford University Press, 1962, p. 153-154. Outre l’exposition Stanley Hayter et l’Atelier 17 au musée des Beaux-arts de Caen en 1981, les expositions personnelles de Hayter graveur, eurent principalement lieu aux États-Unis.

[15] S.W. Hayter fonda l’Atelier 17 en 1927 à Montparnasse, émigra pendant la guerre aux États-Unis avant de réouvrir en 1950 l’atelier parisien que fréquentèrent, parmi tant d’autres, Max Ernst, Maria Helena Vieira da Silva ou Anton Prinner.

L’atelier de l’Hermitage fut fondé en 1950 par l’imprimeur Georges Leblanc et les graveurs Johnny Friedlaender et Albert Flocon. Friedlaender fut accueilli une quinzaine de fois à La Hune, de 1949 à 1978, et certaines de ces manifestations furent consacrées aux « travaux de l’atelier Friedlaender ». Certains de ses élèves y connurent plusieurs expositions personnelles, comme Arthur Luiz Piza ou Barbara Kwasniewska.

[16] Cette pratique, alors très courante chez les galeristes parisiens, était même très avantageuse puisqu’il était ici préalablement convenu que La Hune garderait 40% du prix en cas de vente.

[17] Correspondance entre Bernard Gheerbrant et L. Murtinho, août 1956 : boîte Galhune 4, fonds La Hune, Paris, bibliothèque Kandinsky.

[18] Gheerbrant B., À La Hune. Histoire d’une librairie-galerie à Saint-Germain-des-Prés, 1944-1975, Paris, Adam Biro ; Éd. du Centre Pompidou, 1988, p. 76.

[19] Anton Heyboer reçut le prix UMAM lors de la première édition de la Biennale de Paris en 1959, et le Prix des Jeunes Artistes fut décerné à Horst Antes en 1961.

[20] À ses débuts, Bernard Gheerbrant pratiquait le compte ouvert, c’est-à-dire que les pourcentages revenant à l’artiste sur les ventes étaient en partie conservés dans une cagnotte affectée aux frais d’organisation de la prochaine exposition. Puis, très vite, la majeure partie des graveurs exposés furent sous contrat.

[21] Lemoine M.-S., « Entretien avec Piza », Mattos Araujo M., Lemoine M.-S., Arthur Luiz Piza, Neuchâtel, Éd. du Griffon, 2014, p. 32.

[22] Hayter S. W., About Prints, Londres, Oxford University Press, 1962, p. 153-154 : « Owing to its situation at one of the main crossroads of the Latin Quarter, and its relaxed, even slightly amateur atmosphere, an exhibition in this gallery is probably seen by more people than in almost any other print gallery in Paris ».

[23] Cette conférence, dont le texte fut reproduit dans le n° 3 de la revue Art d’aujourd’hui, la même année 1949, revenait sur l’expérience de Prinner à l’Atelier 17 de Hayter et fut organisée en l’honneur du retour du graveur anglais en France.

[24] Gheerbrant B., À La Hune. Histoire d’une librairie-galerie à Saint-Germain-des-Prés, 1944-1975, Paris, Adam Biro ; Éd. du Centre Pompidou, 1988, p. 133.

[25] Woimant F., « Répertoire des éditeurs français d’estampes », Nouvelles de l’estampe, n° 6, 1972, p. 28.

[26] Gheerbrant B., À La Hune. Histoire d’une librairie-galerie à Saint-Germain-des-Prés, 1944-1975, Paris, Adam Biro ; Éd. du Centre Pompidou, 1988, p. 135.

[27] Après 1960 et le passage aux nouveaux francs, les prix étaient compris entre 150 et 1500 francs.

[28] Prix des années 1950 équivalant aujourd’hui à 80 et 1000 euros.

[29] Adhémar J., La gravure originale au XXe siècle, Paris, Aimery Somogy Éd., 1967, p. 182.

[30] Verlaine J., « Soirs de vernissage. Pratiques et publics autour de l’art contemporain à Paris, de la Libération à la fin des années soixante », Hypothèses 2008, n° 1, 2009, p. 290.

[31] Ce que traduisent de nombreuses publicités pour La Hune, dans des revues, avec des accroches comme « L’École de Paris en estampes » que l’on trouve sur la quatrième de couverture de Premier bilan de l’art actuel, 1937-1953. Le soleil noir. Positions, n° 3-4, 1953.

[32] On appelle « multiples » des œuvres originales reproduites à plusieurs dizaines ou centaines d’exemplaires, telles que les estampes mais aussi de petites sculptures. Après les Éditions MAT de Daniel Spoerri, première initiative française, en 1959, les éditions connurent un développement important au milieu des années 1960 et les multiples envahirent le marché de l’art.

[33] Les livres prirent place dans des rayonnages en acier blanc, tout en courbes et l’enseigne connut une transformation graphique avec un lettrage gras orangé à la rondeur seventies.

[34] Arnaud J.-P., « Trente ans de gravure », Bertrand Dorny, catalogue raisonné de l’œuvre gravé, 1962-1991, Angers, Présence de l’art contemporain, 2002, p. 14.

[35] Auparavant on avait pu y voir, posées sur le rebord supérieur des vitrines, des sculptures d’André Bloc en 1949-1950, d’Anton Prinner dans les années 1950, mais également les vases Madoura de Picasso, à partir de décembre 1952.

[36] Entre 1950 et les années 1990, Gheerbrant édita plus de 400 œuvres de plus de 80 artistes.

[37] Entretien avec le fils du libraire-galeriste, Denis Gheerbrant, printemps 2014.

[38] Article 4 du contrat dont certains exemplaires sont conservés dans les dossiers d’artistes : boîtes Galhune 1 à Galhune 15, fonds La Hune, Paris, bibliothèque Kandinsky.

[39] Gheerbrant B., À La Hune. Histoire d’une librairie-galerie à Saint-Germain-des-Prés, 1944-1975, Paris, Adam Biro ; Éd. du Centre Pompidou, 1988, p. 45 : « Durant ces années fécondes, où nous avions encore la place de nous exprimer, ce fut presque tous les mois une atmosphère de création joyeuse qui nous empoignait, nous faisant passer parfois la nuit entière derrière les grilles fermées à mettre en place nos précieux objets ! ».

[40] Le graphiste et architecte Pierre Faucheux contribua à la création de La Hune et en dessina le mobilier, notamment le meuble-bibliothèque au centre de l’espace galerie et les « casiers basculants » pour ranger les estampes. Voir Faucheux P., Écrire l’espace, Paris, Robert Laffont, 1978, p. 128-129.

[41] En attestent plusieurs photographies de vernissages : par exemple, MAG 1966 Ph1 8576 LH, boîte Galhune 10 (exposition Magritte, 7 janvier 1966), fonds La Hune, Paris, bibliothèque Kandinsky ; ou DEL 1971 Ph1 8576 LH, boîte Galhune 6 (exposition Sonia Delaunay, 16 novembre 1971), fonds La Hune, Paris, bibliothèque Kandinsky.

[42] Verlaine J., Les galeries d’art contemporain à Paris. Une histoire culturelle du marché de l’art, 1944-1970, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 168.

[43] Durozoi G., « À La Hune », La Hune : 1999, Paris, Galerie Pixi, 1999, n. p.

[44] Verlaine J., Les galeries d’art contemporain à Paris. Une histoire culturelle du marché de l’art, 1944-1970, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 98.

[45] Si l’art gravé prédominait à La Hune, celle-ci fut également renommée pour des manifestations à caractère historique, littéraire et documentaire (Hommage à James Joyce, octobre 1949), des expositions d’art primitif (Dogons : art du Soudan, tribus dogons, avril 1955) ou encore de photographie (Cinq photographes : Boubat, Brassaï, Doisneau, Izis, Facchetti, février 1951).

[46] Verlaine J., Les galeries d’art contemporain à Paris. Une histoire culturelle du marché de l’art, 1944-1970, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 124. Cette solution était par ailleurs souvent retenue par d’autres galeristes contemporains, afin d’équilibrer leurs finances.

[47] Par exemple, en 1950, la galerie des Deux-Îles ouvrit un « cabinet d’estampes » abstraites. Au cours des années 1960, certains s’y consacrèrent exclusivement tels les galeries et éditeurs Denise René Rive Gauche, La Nouvelle Gravure ou La Pochade.

[48] L’éditeur Jacques Putman lança en octobre 1967 la première suite Prisunic, douze gravures originales d’artistes contemporains tels qu’Alechinsky, Bram Van Velde, Dewasne ou Tal Coat. Ces estampes étaient tirées à 300 exemplaires et vendues 100 francs l’épreuve dans les magasins Prisunic, c’est-à-dire cinq à six fois moins cher qu’en galerie.

[49] Les cimaises et vitrines de La Hune accueillirent alors des travaux au stencil exécutés par des graveurs de La Hune, en soutien à la révolte étudiante.

[50] Gheerbrant B., « L’estampe contemporaine », Premier bilan de l’art actuel, 1937-1953. Le soleil noir. Positions, n° 3-4, 1953, p. 144-148.

[51] L’exposition internationale de gravure Xylon, créée en 1953 à Genève, au musée d’Art et d’Histoire, montra la voie à plusieurs villes internationales qui fondèrent à leur tour des biennales de l’estampe : Ljubljana en 1955, Tokyo en 1957, Paris en 1968 ou encore Épinal en 1971.

[52] Adhémar J., La gravure originale au XXe siècle, Paris, Aimery Somogy Éd., 1967, p. 187.

[53] Verlaine J., « Enrichir les collections nationales par l’achat et la commande : le bureau des Travaux d’art et les acteurs du monde de l’art (1945-1965) », Hottin C., Roullier C. (dir.), Un art d’État ? Commandes publiques aux artistes plasticiens, 1945-1965, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 30-49.

[54] Correspondance et facture : ADA D5 8576 LH, boîte Galhune 1, fonds La Hune, Paris, bibliothèque Kandinsky.
Les estampes acquises par l’État par le biais de La Hune sont désormais conservées, soit dans les réserves internes du CNAP, soit en dépôt dans des musées et dans les divers consulats et ambassades de France à l’étranger, les bureaux étatiques parisiens et ceux des mairies françaises. Les trois épreuves d’Adam achetées en 1958 à La Hune furent déposées en 1960 au musée-maison de la Culture du Havre, actuel MuMA.

[55] Lettre de Bernard Gheerbrant à Mario Prassinos, 8 juin 1962 : boîte Galhune 15, fonds La Hune, Paris, bibliothèque Kandinsky.

[56] Lettre de Dominique Bozo à Bernard Gheerbrant, 28 janvier 1985 : boîte Galhune 52, fonds La Hune, Paris, bibliothèque Kandinsky.

 

Pour citer cet article : Camille Chevallier, "La librairie-galerie La Hune (1944-1975) : un espace de monstration privilégié pour l’art de l’estampe", exPosition, 11 juin 2018, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles4/chevallier-librairie-galerie-la-hune-estampe/%20. Consulté le 28 septembre 2023.

Programmation, diffusion et réception de la danse aux Expositions de Paris

Compte-rendu de lecture de : Claudia Palazzollo, Mise en scène de la danse aux Expositions de Paris – 1887-1937. Une fabrique du regard, L’œil d’or, Paris, 2017

par Paule Gioffredi

 

Paule Gioffredi est agrégée de philosophie et docteure en esthétique et science de l’art à la suite de la soutenance d’une thèse intitulée « Le porte-à-faux : une notion merleau-pontienne pour penser la danse contemporaine ». Elle est actuellement maîtresse de conférences en théorie de la danse au sein du département des Arts de la Scène, de l’Image et de l’Écran à l’Université Lyon 2. Elle participe à des manifestations scientifiques, revues et ouvrages relevant du domaine de la philosophie comme de ceux de la recherche en danse et des études théâtrales. Elle a dirigé À l[a’r]encontre de la danse contemporaine : porosités et résistances (L’Harmattan, 2009), et écrit des articles sur les œuvres de chorégraphes comme B. Charmatz, M. Gourfink, E. Huynh ou C. Rizzo.   —

 

Comme son titre l’indique, Mise en scène de la danse aux Expositions de Paris – 1889-1937. Une fabrique du regard[1] offre une perspective resserrée sur un objet auquel l’histoire culturelle prête de plus en plus attention : la danse, plus spécialement au moment de sa dite modernité. Son auteur, l’historienne de la danse Claudia Palazzolo[2], choisit de se focaliser sur cinq Expositions internationales accueillies par la capitale française (les Exposition universelles de 1889, 1900 et 1937, et deux Expositions internationales, des arts décoratifs, en 1925, et coloniale, en 1931) et précise que « l’ouvrage n’a pas pour vocation d’élaborer une reconstitution d’événements, ni d’établir des listes de pièces, d’artistes ou de répertoires, mais il fait le pari d’étudier et même d’analyser leur réception[3] ». Et c’est à la fois l’intérêt et la difficulté de l’entreprise : que nous disent les traces textuelles et plastiques laissées par certains spectateurs des danses visibles au cours de ces Expositions ? Pour répondre à cette question, nous ne proposons pas tant un compte rendu des riches informations contenues dans l’ouvrage qu’une analyse critique de la manière dont ce dernier contribue à l’étude de l’exposition de la danse. Nous nous attacherons donc à examiner les choix méthodologiques et les mises en perspective que Claudia Palazzolo effectue afin d’éclairer ce qu’elle nomme « la fabrique du regard », c’est-à-dire les conditions et les modalités de réception de la danse pour les visiteurs d’Expositions vouées à fêter et promouvoir la civilisation européenne.

Quel objet ?

L’introduction explicite utilement les objectifs de la chercheuse et les moyens mis en œuvre pour les réaliser. En effet, les raisons et les modalités de la présence de la danse au cours des Expositions internationales parisiennes paraissent d’emblée problématiques et on peut légitimement s’interroger sur les sources dont l’historien dispose pour aborder ces questions : l’objet de cette recherche est par définition (deux fois) éphémère (la danse disparaît à mesure qu’elle s’accomplit et l’Exposition est ponctuelle, donnant lieu à des événements circonstanciels), incongru (a priori, en particulier pour les organisateurs, les Expositions n’ont pas vocation à diffuser de la danse) et hétérogène (les danses présentées lors des Expositions ont des formes, des origines géographiques et des fonctions sociales très diverses). S’il s’avère que ces Expositions sont très documentées et que de nombreuses sources textuelles et iconographiques témoignent de la présence de la danse en leur sein, ces documents ne permettent pas de se figurer la nature de ces multiples événements dansés. Et c’est ce qui amène Claudia Palazzolo à observer pourquoi et comment ces derniers ont été montrés et regardés au cours de ces manifestations de masse.

Dès lors, elle se propose d’analyser cette « mise en scène » de deux points de vue : les modalités selon lesquelles les danses étaient mises au service des missions des Expositions, et « les pratiques du regard porté sur la danse avec […] des spectateurs s’affirmant en tant que forgerons du sens, réinventant le geste dansé par la parole[4] ». Par la confrontation de ces deux perspectives, l’historienne peut révéler différents clivages, entre les intentions des organisateurs et les programmes effectifs, entre les effets escomptés et ceux produits par les spectacles, entre les différentes réceptions critiques, ou entre l’accueil du plus grand nombre et celui de quelques « grands témoins[5] ». Pour mener cette étude, elle s’appuie essentiellement sur deux types de sources : celles qui concernent l’organisation et la programmation des Expositions, ainsi que les débats qu’elles suscitent, c’est-à-dire des documents administratifs, des déclarations publiques dans la presse et les programmes, affiches, plans et autres brochures diffusés par les commissaires, et celles qui documentent la réception des journalistes et des artistes, qu’il s’agisse d’articles de presse, de lettres, de témoignages extraits de journaux, de chroniques ou même de romans, ou de sources iconographiques (croquis, gravures, photographies, films).

Claudia Palazzolo s’écartant d’emblée du fantasme de restituer ce qui fut dansé aux Expositions de 1889 à 1937, on comprend qu’elle n’opte pas pour un plan purement chronologique. De façon plus surprenante, elle ne construit pas non plus son ouvrage autour des caractéristiques fondamentales de la double mise en scène des danses. Le propos s’organise en fonction des danses exposées, et parmi les huit chapitres constitutifs de son développement, certains s’avèrent transversaux, articulés autour d’un thème (l’exotisme, dans le chapitre 2) ou d’un artiste récurrent (Loïe Fuller, présente dans toutes les Expositions du corpus, dans le chapitre 5), d’autres se focalisent sur une Exposition (les Expositions de 1931 puis de 1937 dans les deux derniers chapitres), ou sur un aspect d’une Exposition : un site (le Palais de la danse de l’Exposition universelle de 1900, au chapitre 3, et le Théâtre des Arts décoratifs de 1925, au chapitre 7), un artiste (Sada Yacco, présente dans l’Exposition universelle de 1900, au chapitre 4) ou un type de danse (les danses cambodgiennes en 1931, au chapitre 6). Systématiquement, outre les références aux nombreuses chroniques et, pour chaque Exposition, aux tractations et débats suscités par l’organisation de l’événement, quelques témoignages, écrits ou plastiques, sont plus spécialement étudiés. Sur les pas de ces « grands témoins », l’auteur s’autorise de rares excursus hors des Expositions du corpus, par exemple pour suivre Auguste Rodin et les danseuses cambodgiennes de Paris à Marseille en 1906. Le propos demeure donc le plus souvent focalisé sur les événements dansés aux Expositions. En l’absence de véritables contextualisations des Expositions, à la fois globale, dans l’Histoire, et locale, des danses au sein des Expositions, l’organisation de l’ouvrage crée un effet de va-et-vient (entre les différentes focales et entre les cinq Expositions), et finalement de relative désorientation. Il reste difficile pour le lecteur de se faire une idée générale de chaque Exposition et des modalités d’intégration des événements dansés en leur sein – peut-être est-ce là un reflet du sentiment de l’historienne elle-même, face à cette période longue d’un demi-siècle, jalonnée de cinq Expositions internationales parisiennes, riches d’une profuse programmation chorégraphique. L’ouvrage s’offre dès lors comme une plongée, certes guidée, au plus près des textes et des images relatifs aux multiples événements dansés au cours de ces grandes manifestations.

Quelles sources et quelle méthode ?

La question méthodologique est toujours cruciale et problématique quand il s’agit d’étudier la danse, plus encore au passé ; elle se complique ici du fait de la ponctualité et de l’hétérogénéité des Expositions. Nous l’avons signalé, bien que le propos de Claudia Palazzolo s’organise autour des artistes et des types de danse programmés au cours des Expositions de son corpus, son objet n’est pas directement la danse, ses formes et ses figures, mais les conditions et les modalités de réception des spectacles chorégraphiques. Cette perspective lui évite de rechercher, ou d’extrapoler, ce que les archives ne peuvent recéler et lui permet non seulement de procéder à des choix dans la masse des documents à sa disposition mais surtout de se mettre à l’écoute de ce que disent et suggèrent effectivement les traces laissées par certains spectateurs.

La quatrième de couverture de l’ouvrage annonce 89 illustrations – dont on regrette de ne souvent rien connaître des conditions de prises de vue et de la façon dont les textes s’articulaient aux images dans les programmes, les brochures et les journaux. Quelques gravures et photographies de la topographie des Expositions, de la structure de certaines salles de spectacle, d’espaces extérieurs ou de bâtiments aident à se faire une idée du contexte dans lequel les danses pouvaient être données. Même si ces images offrent un intérêt et un soutien indéniables pour le lecteur, il faut savoir gré à l’auteur, animé du désir de repérer « les qualités du geste dansant que ces images véhiculent[6] », non seulement de les commenter, mais surtout de les accompagner de tentatives de descriptions, même fragmentaires et hypothétiques, des spectacles. Afin de parer, au moins partiellement, à la frustration de ne pouvoir faire l’expérience des danses présentées lors des Expositions, Claudia Palazzolo cite largement les chroniqueurs, confronte leurs témoignages, et propose une lecture informée des programmes et brochures, insufflant ainsi de la vie aux photographies focalisées sur une danseuse tenant une pose et du sens aux documents iconographiques plus complexes (photographies de tableaux scéniques[7], photogrammes, images floues, croquis d’artistes).

Pour Tersichore, créé par Mariquita au Palais de la danse en 1900, l’historienne livre et commente des reproductions et citations du programme du ballet et d’un article illustré[8] de René Maizeroy dont la « plume fleurie » s’avère « attentive à restituer les traces de l’expérience kinesthésique du spectateur[9] ». Ainsi, elle aide le lecteur à imaginer ce qui se passait sur les plateaux, aussi bien que la façon dont ce témoin pouvait recevoir ces spectacles, jusqu’à faire comprendre comment cette chorégraphe « détourne la danse traditionnelle par l’acrobatie du music-hall[10] », revisite des danses de caractère « dans un registre acrobatique et théâtral[11] ». Ailleurs, Claudia Palazzolo oriente le regard du lecteur sur les photogrammes extraits des films que les frères Lumière ont faits des danses espagnoles en 1900, précisant que « malgré les limites de la captation, le film témoigne […] de l’importance de la danse masculine que les commentateurs des Expositions n’analysent pourtant jamais[12] ». Evoquons aussi les effets produits par les propos de l’auteur sur la vision de deux reproductions de photographies des danseuses javanaises sur l’esplanade des Invalides lors de l’Exposition universelle de 1889. La chercheuse souligne les écarts entre les commentaires des chroniqueurs, convaincus qu’il s’agissait de danseuses sacrées, de la cour du Sultan, interprétant un répertoire traditionnel immémorial et ravis de pouvoir observer les préparatifs secrets de ces interprètes dans les cases qui leur ont été bricolées, et les hypothèses les plus vraisemblables concernant l’identité de ces danseuses interprétant « un spectacle éclectique et composite, […] né à l’occasion de l’Exposition[13] » :

« Les petites danseuses savent très bien que presque aucune activité “des indigènes” du village ne peut échapper au regard des spectateurs. […] du matin jusqu’au soir, “les indigènes” sont censés accomplir leurs occupations quotidiennes, parfois les plus banales, bien conscients d’être constamment l’objet de “l’observation occidentale”. Ils sont les acteurs de ces décors[14]. »

« Nous ne connaissons pas le statut des quatre fillettes, et notre but n’est pas de le découvrir, mais il est certain qu’elles n’étaient pas des danseuses célèbres du kraton du Sultan[15] ».

Dès lors, en observant les deux clichés montrant, devant une maison en bois ajouré et au toit de paille, quatre fillettes costumées, tantôt debout dans une posture dansée et tantôt en position de repos, le lecteur comprend le discours et les représentations que ces images, fabriquées, presque trompeuses, véhiculent et ce qu’elles révèlent malgré elles. Au-delà de cette mise en résonance ou en tension des documents textuels et iconographiques, puisque Claudia Palazzolo entend prouver que « les dessins, croquis, photos et, quoique dans une moindre mesure, les films font partie intégrante de la représentation de l’homme moderne par la danse[16] », elle analyse en détail certaines images. Signalons en particulier la façon dont l’historienne étudie trois croquis de Sada Yacco par Pablo Picasso et parvient par là à éclairer corrélativement le travail du peintre et celui de la danseuse :

« dans les croquis, ce ne sont pas les poses de Sada Yacco qui s’imposent au regard de l’observateur, mais les mouvements, la transition entre les différentes attitudes. Le jeu de Sada Yacco y est assujetti à une synthèse, une sorte de dépouillement qui semble ne montrer que l’essentiel et, en même temps, les lignes s’échappent des silhouettes pour restituer la tension, l’alternance de forces, le déséquilibre. Aucune photo, aucune chronique n’aurait pu être plus éloquente à ce sujet que ce dessin de Picasso[17] ».

Finalement, malgré la limitation, à l’époque des cinq Expositions étudiées, de moyens techniques et de recherches pour rendre justice à la danse à travers une image fixe, la riche iconographie de l’ouvrage aide le lecteur à se représenter la variété des événements dansés étudiés dans l’ouvrage : diversité des origines géographiques et des mouvements des interprètes, multiplicité des contextes d’exposition et des formats des spectacles, profusion de gestes et de costumes, etc. Mais surtout, grâce aux citations, commentaires et analyses dont Claudia Palazzolo l’accompagne, elle se révèle elle-même porteuse de discours, d’intentions publicitaires, peut-être didactiques, plus certainement idéologiques.

Concernant les sources textuelles, l’auteur souligne leur profusion et propose dès l’introduction de distinguer une littérature « porte-parole de la rhétorique officielle de l’Exposition » et « une production de textes sur la danse des Expositions, dont certains très célèbres, qui dépassent la rhétorique commune, produisant une théorisation esthétique[18] ». Les premiers documents sont d’ordre administratif ou publicitaire, révélant essentiellement les intentions animant les organisateurs des Expositions. Ils manifestent un esprit commercial, optimiste, colonialiste et machiste et la volonté constante de témoigner de la supériorité de la civilisation occidentale et des bienfaits de ses développements technologiques, même si on note une inflexion ethnographique de ce discours dans les années 1930. A partir de ces sources, Claudia Palazzolo offre d’éclairants résumés des péripéties et débats jalonnant la mise en place des Expositions : la répartition des budgets, les choix et les changements de commissaires, les polémiques avec les directeurs de théâtres parisiens, etc. Il en ressort deux informations importantes : la danse a toujours été choisie par défaut, en raison de l’impossibilité de montrer des œuvres dramatiques, et ce choix s’est pourtant systématiquement avéré rentable grâce aux formats si variables et au succès des spectacles chorégraphiques. Les danses, et plus encore quand elles sont exotiques et/ou spectaculaires, attirent un large public, des visiteurs venus tout simplement se distraire aux intellectuels et artistes en quête de nouveauté ; pourtant, aucun commissaire n’est spécialement affecté à leur programmation, si bien que les artistes travaillent le plus souvent dans des conditions financières et techniques peu favorables.

L’abondance des chroniques relatives à la danse dans les Expositions conduit l’historienne à établir des comparaisons et des typologies. Elle souligne par exemple le vocabulaire employé pour parler de la danse et des danseuses, ou les mouvements les plus souvent décrits par ces hommes de plume. Elle révèle aussi les débats, souvent moraux, concernant celles que l’on nomme alors les almées ou danseuses du ventre par exemple, la tendance générale aux commentaires machistes, si ce n’est misogynes, européanocentristes, si ce n’est racistes. Le goût de l’époque pour les manifestations les plus spectaculaires et divertissantes se traduit dans les éloges adressés aux créations lumineuses de Loïe Fuller ou aux soirées construites sur le modèle composite du music-hall. On remarque également que les chroniqueurs font fréquemment état de leur ignorance et de leur manque d’informations concernant le sens de ce qu’ils voient, et se plaisent à l’impression de mystère que cela induit, en particulier face aux danses asiatiques manifestement narratives et symboliques et pourtant indéchiffrables pour des occidentaux. Claudia Palazzolo choisit en outre de citer amplement les articles de presse plus développés, manifestant un effort d’écriture, pour tenter de décrire la danse ou de nommer l’expérience du spectateur. Elle s’arrête enfin sur des textes journalistiques, littéraires ou quelquefois scientifiques, dans lesquels les auteurs réalisent une forme de recherche, qu’elle soit artistique ou analytique. Ces documents, dont certains s’avèrent assez informés ou relever d’une étude relativement systématique, permettent de préciser à la fois la nature des danses, les modalités de leur exposition et les effets de leur réception chez ces grands témoins.

Ainsi, André Levinson semble être pour ainsi dire le seul à avoir repéré le passage du grand chorégraphe et théoricien Rudolf Laban lors de l’Exposition des Arts décoratifs de 1925, et Fernand Divoire tente de « répertorier par continents les nombreux gestes dansés observés[19] » lors de l’Exposition coloniale de 1931 ; Claudia Palazzolo de montrer comment ces deux adversaires, l’un conservateur, apôtre du ballet classique, et l’autre moderniste, « exégète d’Isadora Duncan et défenseur de la modernité[20] », tout en offrant des descriptions précises et des analyses approfondies, font des Expositions des occasions d’argumenter leur position esthétique et idéologique respective. Il faut enfin souligner la place singulière occupée par les textes d’artistes dans l’ouvrage, car la danse était un sujet très prisé des écrivains de l’époque. Il y a ceux, comme les Goncourt, Zola, Jean Lorrain ou Jules Lemaître, pour lesquels les Expositions en général et les spectacles de danse en particulier constituent des occasions de saisir quelque chose de leur époque, chez les spectateurs comme dans les spectacles présentés. Il y a également ceux pour lesquels la danse est un matériau propice au renouvellement de l’écriture, au premier rang desquels Antonin Artaud, Stéphane Mallarmé ou Camille Mauclair. Montrant par exemple comment ce dernier rapproche l’art chorégraphique de Sada Yacco de l’art cinématographique du montage, Claudia Palazollo propose un fulgurant rapprochement avec Eisenstein :

« En 1900, juste après la naissance du cinéma, Camille Mauclair adopte […] l’imaginaire lié au cinéma pour explorer le spectacle des Japonais. Vingt-huit ans après, Eisenstein écrira un essai sur le théâtre kabuki, dans lequel il saisit la “hiérarchie absente[21]”, l’équivalence de tout moyen expressif : voix, son, mimique, décor, cela même qu’il avait réclamé dans son Montage des attractions. Eisenstein démontrera alors que les principes de la culture japonaise, et notamment du kabuki, correspondent à ses principes d’écriture cinématographique. Du “jeu sans transitions” , du “jeu désintégré” et du “décalage du temps[22]” qu’il revendique, on trouve sans cesse un écho dans les commentaires sur les spectacles de Sada Yacco.[23] »

Claudia Palazzolo propose à plusieurs reprises ce type de rapprochements avec des artistes, le plus souvent chorégraphiques, de la première moitié du XXe siècle, permettant d’inscrire les événements dansés qu’elle étudie, non plus seulement dans l’histoire culturelle, mais dans le champ historique, voire esthétique, des arts. Et c’est dans cet esprit qu’interviennent les textes (lettres, entretiens, autobiographies) d’artistes plasticiens, comme Rodin, et surtout de chorégraphes et danseuses modernes, comme Loïe Fuller, Isadora Duncan et Ruth Saint-Denis. Ces sources révèlent l’influence des danses exposées, qu’elles relèvent de l’avant-garde occidentale ou de traditions extra-européennes, sur ces artistes. Concernant Rodin, on connaît son attention pour les corps, la kinésie, les attitudes inédites, et l’ouvrage nous montre qu’il a été un spectateur attentif des spectacles dansés aux Expositions et que nombre de ses œuvres portent la marque de son observation de la gestuelle des danseuses cambodgiennes ou des mouvements des draperies de Loïe Fuller. On apprend aussi qu’Isadora Duncan, qui se revendiquait de la tradition grecque antique contre la civilisation préindustrielle, a admiré la « tragédienne[24] » japonaise Sada Yacco et même « le génie[25] » de Loïe Fuller qu’elle a vues en 1900. Claudia Palazzolo souligne également la puissante fascination exercée par Sada Yacco sur Ruth Denis : « bien qu’elle ait eu l’occasion de la voir une seule fois au tout début de sa carrière, c’est, à l’en croire, à partir de cette vision qu’elle a élaboré les traits fondamentaux de son art chorégraphique[26] ». L’auteur note enfin la similitude entre la place donnée au ventre et au souffle par les almées et celle qu’ils auront chez les danseuses modernes, ou entre le succès de la ligne serpentine et plus généralement des courbes et des cercles dans les dansées montrées aux Expositions et ensuite dans la danse moderne et post-moderne. De telles analogies participent de la volonté de l’historienne d’amender certaines représentations de l’histoire de la danse, qu’il s’agisse d’idées fausses, comme celle « d’une “décadence” de la danse française fin de siècle et de son “retard” dans le champ de la modernité des années 1920 et 1930[27] », ou de ce qu’on pourrait qualifier d’injustice, comme l’oubli de chorégraphes comme Tony Grégory ou Mariquita, ou encore l’emploi, par Loïe Fuller, du terme accusateur d’ « imitatrices » pour qualifier les nombreuses praticiennes de danses serpentines, « repris par les historiens de l’époque comme d’aujourd’hui sans aucune mise en question, [qui] aplatit un paysage chorégraphique qui pourrait se révéler plus articulé[28] ».

Finalement, grâce à un usage critique, tantôt synthétique tantôt analytique, des sources textuelles, Claudia Palazzolo dresse un tableau kaléidoscopique des réceptions de la danse lors des Expositions de son corpus. Il est cependant rare que les auteurs, qu’ils soient journalistes ou artistes, spectateurs occasionnels de danse ou spécialistes, prennent la plume pour rendre compte de ce qu’il en est de la danse ou des danses au sein des Expositions ; ils envisagent le plus souvent les événements chorégraphiques comme les symptômes, les preuves ou les outils de leurs propres hypothèses concernant l’état de la civilisation, des mœurs et de la culture en Europe. Et si Claudia Palazzolo considère que l’impossibilité de vérifier la véracité de certains des propos de ceux qu’elle cite ne met pas en péril la portée scientifique de son travail, c’est que son ouvrage propose une histoire de la « fabrique du regard ». Nous y avons découvert, quant à nous, des regards, ceux de spectateurs, de certains de ces spectateurs qui ont laissé des traces de leur visite des Expositions, de leur présence lors des événements chorégraphiés, qui valent donc moins par leur représentativité mais par leur diversité même. C’est pourquoi l’historienne revendique d’avoir « volontairement laissé de côté l’approche strictement quantitative de la réception (nombre de spectateurs, composition du public…) au profit de l’étude de ces traces. […] C’est donc bien à une étude qualitative de la réception que nous nous sommes attachés ici[29] ».

Pourquoi et comment la danse est-elle montrée aux Expositions ?

Nous l’avons signalé, la présence de la danse dans les Expositions n’a rien d’évident a priori. La lecture de l’ouvrage nous apprend d’ailleurs l’absence de Commission consacrée à la danse jusqu’en 1931, le repli par défaut sur la programmation d’événements dansés, donc l’absence d’infrastructures, de temps et d’argent réellement affectés à la préparation et la diffusion de ces spectacles. Elle nous informe également des condamnations acerbes, voire violentes, de certains contre les lieux, les artistes et les spectateurs de danse au cours des Expositions, pour des raisons économiques, idéologiques ou morales. Pourtant les événements dansés s’avèrent omniprésents au sein des divers espaces constitutifs des Expositions et remportent le plus souvent un remarquable succès, dont les organisateurs de l’Exposition universelle de 1889 furent les premiers surpris. Or ce n’est pas l’appel à quelques commissaires relativement au fait de la programmation chorégraphique parisienne, comme Eugène Bertrand en 1900 ou Robert Brussel en 1925, ou à quelques conseillers éclairés, comme Rolf de Maré, qui suffit à expliquer ces faits. Quelles étaient les raisons et les modalités de diffusion de la danse lors de ces Expositions ?

Nous avons déjà évoqué les raisons de commodité du choix de la danse, à la fois peu onéreuse et tout terrain, quant à ses formats et ses espaces de monstration. A la suite de plusieurs historiens[30] qu’elle ne manque pas de citer, Claudia Palazzolo rappelle également l’attrait exercé à cette époque par les danses exotiques et les spectacles de music-hall, associés au divertissement et à la fête. Au-delà, l’ouvrage montre que la danse répondait fort bien aux finalités des Expositions universelles et internationales ; un retour sur la liste des huit fonctions fondamentales que Pascal Ory attribue à ces manifestations de masse[31] le confirme. Le premier but, généralement affiché dès l’intitulé des Expositions, serait de « rassembler et d’exposer en un seul site les nouvelles découvertes de la science et de la technologie[32] » ; en effet, la majorité des spectacles de danse (même ceux de danses dites exotiques) profite, voire célèbre, la lumière électrique, qui illumine les scènes, les rues et les Galas nocturnes. Les Expositions relèveraient deuxièmement d’une volonté de répertorier et classer, dans un esprit encyclopédique, ce à quoi la présence concomitante de danses aux formats, aux styles et aux origines très divers répond. Pascal Ory rappelle également la vocation commerciale de ces manifestations, et nous avons vu que les spectacles de danse remplissent à plein cette fonction, par le nombre de spectateurs qu’ils rassemblent et invitent ainsi à consommer. La quatrième finalité, muséale, est aussi réalisée par la diffusion d’œuvres chorégraphiques et de pratiques représentatives de toutes les cultures et de tous les styles. La danse satisfait en outre la volonté d’exhiber et animer des expérimentations architecturales radicales et éclectiques, puisque beaucoup des événements chorégraphiques, intérieurs ou extérieurs, sont en dialogue avec les sites qui les accueillent, comme la danse de Loïe Fuller avec le drapé recouvrant son théâtre en 1900 ou les danses cambodgiennes reprenant en 1931 les mouvements visibles sur les fresques de la reconstitution du temple d’Angkot Vat. La danse contribuant largement à l’affluence, la circulation et la rythmicité des flux de visiteurs, donc au fonctionnement et à la vitalité des espaces, qu’il s’agisse de pavillons, de rues ou de quartiers, elle participe tout autant de la fonction d’urbanisation des Expositions. Ces dernières devaient septièmement constituer « chaque fois un rendez-vous extraordinaire et un bilan sur les avancées de la civilisation[33] », or la lecture de l’ouvrage montre que pour beaucoup de chroniqueurs les spectacles de danses européennes et extra-européennes offraient une occasion de confirmer la légitimité et les bénéfices du colonialisme. Enfin, les Expositions étant directement contrôlées par l’Etat, elles avaient pour vocation de célébrer le gouvernement, la nation et leur suprême garant, la Société des Nations, à travers une « garden-party et une fête populaire destinée à aplanir les conflits sociaux[34] ». Et là aussi, nous l’avons vu, les divers événements dansés jouaient un rôle majeur de rassemblement (d’autant que la danse est considérée comme un langage universel), de divertissement et de célébration des richesses de « l’empire », des régions de la vieille France aux colonies les plus lointaines, des œuvres les plus avant-gardistes aux pratiques traditionnelles les plus anciennes.

Outre ces nombreuses raisons de programmer de la danse lors de ces Expositions, précisons que Claudia Palazzolo répond à la question des motivations des artistes : pourquoi sortir des institutions et des moments ordinairement consacrés à la danse et participer aux Expositions ? Malgré les conditions financières et matérielles peu favorables pour les danseurs, ces manifestations de masse constituent des occasions exceptionnelles de se faire connaître. Sada Yacco a d’autant mieux profité de ce tremplin qu’elle a eu pour ambassadrice Loïe Fuller, déjà largement connue et reconnue en 1900. Nous avons également eu l’occasion d’évoquer le retentissement de la découverte des danseuses extrême-orientales, or, malgré les rumeurs ou les légendes, ces femmes vivaient pour beaucoup de la création de spectacles à l’attention des Européens, à la faveur de tournées ou du tourisme qu’elles contribuaient à encourager. De nombreux artistes modernes, peu programmés dans les salles de théâtre, ont aussi fait leurs armes ou démultiplié la visibilité de leur travail à l’occasion des Expositions : il y a les Européens qui reprenaient des gestes exotiques pour se faire connaître, comme Cléo de Mérode – ancienne danseuse de l’Opéra de Paris et chorégraphe du Théâtre cambodgien de l’Exposition de 1900, spécialisée dans les danses d’ailleurs, qu’elle crée à partir de l’observation de gravures, de statues et de quelques documents cinématographiques –, ceux qui représentaient la vitalité de la création européenne pour l’Exposition des Arts décoratifs de 1925, comme Rudolf Laban, Kurt Joos ou Jeanne Ronsay, et ceux que le Théâtre de l’Exposition coloniale de 1931 a accueillis en raison de leur origine et qui concevaient « la démarche exotique comme voie d’élaboration d’une démarche chorégraphique singulière, envisagée en tant que retour aux sources rituelles, ou, plus largement, aux racines culturelles du mouvement dansé[35] », comme Uday Shankar ou Nyota Inuyoka.

Même si cette question n’est pas au centre de l’ouvrage, ce dernier apporte des éléments concernant les modalités de monstration de la danse au sein des Expositions. Nous venons[36] de signaler la dimension d’expérimentation architecturale et technologique des pavillons et des salles de spectacle, quelquefois sous-employée en raison de l’absence de dialogue avec les artistes et du choix tardif, par défaut, de la danse. Nous avons aussi indiqué[37] la multiplicité des formats, du solo de quelques minutes au grand gala de music-hall de plusieurs heures, l’omniprésence de la danse sur les sites des Expositions, en intérieur et en extérieur, dans les cafés, des salles d’expositions, des scènes les plus réduites au plateau tripartite du Théâtre dessiné par Auguste Perret pour l’Exposition 1925, ainsi que la fréquence des spectacles, répétés plusieurs fois par jour dans différents pavillons et repris par fragments pour différentes fêtes, d’ouverture, de clôture, etc. La danse trouve en outre une place dans les programmations plus didactiques de certaines Expositions : expositions, brochures, conférences dansées. Il ressort des analyses de Claudia Palazzolo que cette intégration de la danse n’est pas sans introduire des brèches, des glissements, des écarts. D’abord, malgré les attentes et les légendes, la plupart des événements chorégraphiques sont des créations, adaptées aux contraintes et au public de ces Expositions. Par exemple, les danses extrême-orientales, qu’elles soient japonaises, cambodgiennes, javanaises ou balinaises, souvent montrées pour la première fois en France, étaient présentées et perçues comme des danses ancestrales, alors qu’elles étaient le résultat d’adaptations, de réinventions, voire de pures créations contemporaines, et ont frappé bien des artistes visiteurs, comme Antonin Artaud, Auguste Rodin ou Pablo Picasso, contribuant au renouvellement de la création européenne. Ces danses étaient donc à la fois le résultat et la source de transferts culturels, inattendus et involontaires, du moins pour les organisateurs des Expositions.

Mise en scène de la danse aux expositions de Paris – 1889-1937. Une fabrique du regard aborde donc les Expositions de son corpus par un prisme doublement spécifique, celui de la danse et celui la mise en scène de ces événements chorégraphiques dans leur diffusion et leur réception. Plutôt que de rendre compte de l’ensemble des analyses et hypothèses qu’il développe, nous nous sommes focalisés sur la façon dont il contribue à comprendre les raisons et les modalités de l’omniprésence de la danse dans ces manifestations de masse. Pour conclure, si le parti pris de Claudia Palazzolo permet d’éviter les généralités et les redites, au sujet d’Expositions protéiformes et déjà étudiées dans leur globalité, et de renouveler le regard sur la nature et la place des danses pour les publics de cette époque en France, il peut avoir l’inconvénient de priver le lecteur de certains repères contextuels. La lecture de l’ouvrage peut donner le sentiment de traverser 50 années d’histoire de France et du monde sans sortir des Expositions, comme immergés dans un univers de carton-pâte, qui porte certes les marques et reflète les caractéristiques des événements mondiaux, sans que l’on puisse toujours prendre la mesure de cette inscription dans la marche de l’histoire. Et, au sein même des Expositions, on aurait aimé connaître les relations de la danse aux autres formes artistiques et industrielles exposées. Comment les événements chorégraphiques entraient-ils en résonance, si tel était le cas, avec ce qui les environnait, qu’il s’agisse d’œuvres d’art, d’objets industriels ou d’instruments techniques innovants ? Claudia Palazzolo souligne que la glorification de l’électricité constitue « un fil rouge qui trace la continuité de la mise en scène des Expositions entre 1889 et 1937[38] ». Concernant l’Exposition universelle de 1900 par exemple, qui accueillait sur le champ de Mars un Palais de l’électricité, elle insiste sur la place donnée à la lumière dans de nombreux événements chorégraphiques, dont ceux créés par Loïe Fuller ; en revanche, elle précise peu comment les programmes, la presse, les exposants, les artistes ou les simples visiteurs de la Rue de Paris, puisque le Palais de la danse s’y trouvait à proximité d’un « Phono-cinéma-théâtre et Théâtroscope », pouvaient articuler, ou non, ces spectacles de danse à l’ensemble des installations, objets, conférences et festivités présentant, valorisant et exploitant l’électricité et ses potentialités. Est-ce en raison d’un manque de sources à ce sujet ? Ou parce qu’elles constituent en elles-mêmes un nouvel objet de recherche ?

 

Notes

[1] Palazzolo C., Mise en scène de la danse aux Expositions de Paris (1889-1937). Une fabrique du regard, Paris, L’Œil d’or, 2017.

[2] Claudia Palazzolo est maîtresse de conférences en histoire de la danse à l’Université Lumière à Lyon. Ses recherches s’appuient sur les méthodologies de l’histoire culturelle et portent sur le théâtre-danse, la réception critique et, plus récemment, sur les figures de pratiques sociales de la danse dans la création contemporaine. L’ouvrage ici recensé analyse une partie des documents étudiés par l’auteur lors de ses recherches doctorales au sein de l’Université de Paris III, ayant abouti à une thèse dirigée par Georges Barnu, soutenue en 2000 et intitulée Danse théâtrale et spectacle de la technologie aux Expositions de Paris (1889-1937) : l’impact sur la culture de l’époque.

[3] Palazzolo C., 2017, p. 10.

[4] Ibid., p. 269.

[5] Au chapitre 2, Claudia Palazzolo s’arrête par exemple sur les textes de Jean Lorrain, Edmond de Goncourt ou Jules Lemaître ; dans le chapitre suivant elle cite largement un article de René Maizeroy et commente des photographies de Paul Boyer pour rendre compte des spectacles de Mariquita au Palais de la danse en 1900 ; dans le chapitre 4, elle commente les témoignages d’Isadora Duncan et Ruth Saint Denis et analyse trois croquis de Pablo Picasso qu’elle met en regard avec un texte de Camille Mauclair ; concernant Loïe Fuller au chapitre qui suit, elle cite naturellement Mallarmé ; après s’être attardée sur la réception des danses cambodgiennes, au chapitre 7, elle mène une étude du texte d’André Levinson concernant les prestations de Rudolf Laban ; pour l’Exposition coloniale de 1931, elle s’arrête sur l’article de Fernand Divoire et étudie le fameux texte d’Artaud sur les danses balinaises ; le dernier chapitre, consacré à l’Exposition universelle de 1937, se focalise davantage sur les artistes présentés, et en particulier Kurt Jooss et Tony Grégory, qu’elle prend soin de citer.

[6] Palazzolo C., 2017, p. 10-11.

[7] Un tableau, au sens scénique du terme, est un moment d’arrêt ; la disposition des interprètes, leurs costumes et les décors s’organisent comme une fresque.

[8] Maizeroy R., « Le Palais de la danse », Le Théâtre, n° 40, août 1900, p. 3-22.

[9] Palazzolo C., 2017, p. 70.

[10] Ibid., p. 80.

[11] Ibid., p. 74.

[12] Ibid., p. 39.

[13] Ibid., p. 50.

[14] Ibid., p. 44-45.

[15] Ibid., p. 48.

[16] Ibid., p. 10.

[17] Ibid., p. 100.

[18] Ibid., p. 10.

[19] Ibid., p. 215.

[20] Ibid., p. 214.

[21] Barnu G., « Eisenstein, le Japon et quelques techniques de montage », Bablet D. (éd.), Collage et montage au théâtre et dans les autres arts durant les années vingt, table ronde internationale du CNRS (Ivry-sur-Seine, 11-14 mai 1976), Lausanne, La Cité ; L’Âge d’homme, 1978, p. 139.

[22] Palazzolo C., 2017, p. 142-143.

[23] Ibid., p. 101.

[24] Duncan I., Ma Vie, Paris, Gallimard, 1932, p. 83, citée par Palazzolo C., 2017, p. 90.

[25] Palazzolo C., 2017, p. 138.

[26] Ibid., p. 106.

[27] Ibid., p. 276.

[28] Ibid., p. 125-126.

[29] Ibid., p. 11.

[30] Décoret-Ahiha A., Les danses exotiques en France (1880-1940), Pantin, Centre national de la danse, 2004 ; Jacotot S., Danser à Paris dans l’entre-deux-guerres. Lieux, pratiques et imaginaires des danses de société des Amériques (1919-1939), Paris, Nouveau Monde Éd., 2013 ; Suquet A., L’éveil des modernités. Une histoire culturelle de la danse (1870-1945), Pantin, Centre national de la danse, 2012.

[31] Claudia Palazzolo s’appuie sur l’article suivant : Ory P., « Paris, capitale des Expositions universelles », publié dans Paris et ses expositions universelles. Architectures (1855-1937), cat. exp., Paris, La Conciergerie, 2008, p. 8-13. Elle rappelle en introduction les fonctions que cet historien attribue à ces Expositions.

[32] Palazzolo C., 2017, p. 8.

[33] Ibid., p. 9.

[34] Ibid., p. 9.

[35] Ibid., p. 219.

[36] Supra, cinquième des huit fonctions des Expositions répertoriées par Pascal Ory.

[37] Nous avons particulièrement évoqué ce point dans notre partie consacrée aux sources textuelles.

[38] Palazzolo C., 2017, p. 109.

Pour citer cet article : Paule Gioffredi, "Programmation, diffusion et réception de la danse aux Expositions de Paris", exPosition, 11 juin 2018, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles4/gioffredi-recension-palazzollo-danse-expositions-paris/%20. Consulté le 28 septembre 2023.

Quelle place pour le clip vidéo au musée ? De sa reconnaissance muséale à sa remise en question, à travers trois expositions françaises (1985-2007)

par Marie Vicet

 

Marie Vicet est docteure en histoire de l’art contemporain. Ses recherches de doctorat portent sur les liens existant entre les artistes contemporains et le clip vidéo musical depuis le début des années 1980. En juin 2013, elle a co-organisé avec Fleur Chevalier et Mickaël Pierson les journées d’étude « Du studio au plateau de télévision : appropriations, détournements et réinterprétations par les artistes » qui se sont tenues à l’INHA. En 2016, elle fut également ingénieure d’études pour le programme « Les Immatériaux : retour sur une exposition pionnière (1985) » que dirigea Thierry Dufrêne au sein du Labex Arts H2H. La publication de sa thèse est actuellement en préparation. —

 

Dès le début des années 1980, par la multiplication des programmes musicaux, mais aussi par l’apparition des premières chaînes musicales, MTV[1] en tête, le clip vidéo apparut comme un nouveau format audiovisuel en pleine expansion[2]. Outil promotionnel voulant gagner en légitimité artistique dès ses premières années, le clip se tourna vers le cinéma (si le cinéma fut dès le début une référence pour les réalisateurs de clips, les grands noms de la pop – et en premier lieu Michael Jackson – firent également très vite appel à des réalisateurs de films reconnus pour signer leurs clips), mais intéressa également rapidement les artistes plasticiens. En effet, ces derniers, attirés par cette nouvelle forme de création, furent nombreux à réaliser un ou plusieurs clips musicaux dès le début des années 1980, en marge de leur carrière artistique[3].

Si la critique cinéma s’intéressa très rapidement au clip, Serge Daney désignant même en 1987 un clip de Mondino comme le « plus joli film de l’année[4] », l’institution muséale lui consacra, quant à elle, différentes expositions en France mais aussi aux États-Unis dès le milieu des années 1980. Cet intérêt rapide des institutions pour le clip pose différentes questions, compte tenu de la nature de ce dernier. En effet, le clip, outil promotionnel conçu pour la télévision, n’a pas, a priori, sa place au musée. Pourtant en 1985, celui-ci fait son apparition dans deux expositions en France, Les Immatériaux (1985) et Paysage du clip (1985), ce qui marqua l’entrée du clip au musée, mais également le début d’une certaine reconnaissance par le monde artistique. Il sera ainsi question dans cet article de s’interroger sur les conséquences du déplacement du clip au musée par l’étude des deux expositions précédemment citées, mais également dans le cadre de l’exposition Playback qui, 20 ans plus tard, revenait sur l’influence du clip dans la création artistique. Ces trois expositions majeures concernant l’admission du clip au musée nous permettront ainsi de dessiner les rapports complexes que l’institution muséale entretient avec cette forme télévisuelle depuis les années 1980, de sa reconnaissance à une remise en question de son exposition muséale. Il sera également question de s’interroger plus largement sur l’évolution possible de la forme clip au musée.

Le clip : un objet d’étude ?

Si l’exposition collective Les Ateliers 84[5] avait déjà présenté une sélection de clips vidéo[6] l’année précédente, l’exposition Les Immatériaux[7] organisée du 28 mars au 15 juillet 1985 au Centre Georges Pompidou intégra le clip vidéo de manière inédite. Conçue sous le commissariat général de Jean-François Lyotard et le commissariat de Thierry Chaput pour le Centre de Création Industrielle autour de la question de la « postmodernité[8] », l’exposition se voulait une réflexion sur l’époque autour des questions d’immatérialité qui devenaient de plus en plus présentes avec le développement des nouvelles technologies[9]. Le clip vidéo, par sa nouveauté, mais aussi parce qu’il fut très vite considéré comme un symbole de cette « postmodernité », en raison de l’hétérogénéité et de la multiplicité qu’il renfermait et de son « esthétique de la miette, du fragment[10] », avait, à juste titre, toute sa place dans l’exposition.

Remettant en question la présentation traditionnelle des expositions, Les Immatériaux était conçue comme un projet de recherche dans lequel le visiteur circulait sans parcours prédéfini parmi les différentes sections organisées selon cinq entrées possibles et simplement séparées par des trames suspendues[11]. Par conséquent, il n’était pas question de présenter un simple programme de clips vidéo, mais d’interroger le format, de le décrypter et d’en faire son étude. Toute une section, celle nommée « Le corps chanté », était dévolue au clip sous forme d’une bande vidéo intitulée Clips à la loupe. Celle-ci avait été réalisée par Jean-Paul Fargier[12], critique de cinéma et enseignant au département de Cinéma de l’Université Paris VIII Vincennes, et par Christophe Bargues, déjà responsable de la sélection de clips diffusée lors de l’exposition Les Ateliers 84 quelques mois plus tôt à l’ARC.

La bande vidéo en question avait été conçue comme une étude visuelle qui mettait « en évidence la syntaxe, les effets d’écriture particuliers aux vidéo-clips[13] » autour du corps de l’interprète. Présenté sur trois grands moniteurs vidéo accrochés à environ 1m50 du sol et placés dans trois angles de la section de l’exposition[14], le montage répertoriait sur une durée de 33 minutes les différents effets visuels présents dans 60 clips, aussi bien français, anglais ou américains. Les deux réalisateurs souhaitaient, à travers cette bande, développer une histoire et une analyse du format nouveau qu’était encore le clip vidéo.

Si Clips à la loupe ne fut peut-être pas l’élément le plus notable de cette exposition-concept majeure, elle occupe une place importante dans la légitimation du clip du côté du monde de l’art et de l’institution muséale en France. Contrairement aux expositions qui présentèrent des clips à la même période – notamment Les Ateliers 84 déjà cités, Paysage du Clip quelques mois plus tard, ou encore, la même année, l’exposition Music Video: the Industry and Its Fringes au Museum of Modern Art de New York (MoMA) – et qui fonctionnaient essentiellement par programmes de clips, l’exposition Les Immatériaux fut la première et la seule à proposer une véritable analyse plastique du clip vidéo grâce à sa bande Clips à la loupe. Reprenant le modèle de l’analyse de film, Jean-Paul Fargier et Christophe Bargues proposaient un décryptage de l’écriture du clip en s’intéressant au corps des chanteurs des premières années de la décennie 1980, notamment dans ses différentes apparitions, disparitions ou dédoublements. Pour Jean-Paul Fargier, un clip était destiné à renforcer l’image de marque du chanteur et de sa chanson, et était constitué par conséquent d’images marquantes : « des images facilement repérables, rapidement identifiables, instantanément décodables, donc hyper-codées, hyper-connues, hyper-définies[15]. »

Dans la bande vidéo Clips à la loupe, les différents clips sont disséqués, coupés en très courtes séquences de quelques secondes pour illustrer à chaque fois une manifestation du corps du chanteur selon les différents effets répertoriés, en prenant comme technique celle du zapping déjà utilisée dans de nombreux clips[16]. Le montage est constitué de deux parties intitulées pour la première « Une aventure du corps » et pour la seconde « Péripéties de l’image », d’une dizaine de minutes chacune. Chaque thématique est introduite par un carton, puis illustrée par plusieurs extraits (entre un et cinq) provenant de la soixantaine de clips sélectionnés. Différents extraits d’un même clip vidéo ont pu être utilisés pour illustrer différentes thématiques de la vidéo. Les réalisateurs voulaient ainsi mettre au jour les figures de style récurrentes dans les différents vidéo-clips commerciaux que l’on pouvait voir à la télévision au début des années 1980 et les techniques utilisées en masse dans ces productions. Le but était en premier lieu pédagogique : montrer au visiteur de l’exposition que le clip était un genre audiovisuel nouveau, qui avait sa propre écriture et possédait un même vocabulaire plastique.

Objet de la première partie du montage, le corps du chanteur dans les clips du début des années 1980 était à l’image du format lui-même : hétérogène, multiple et fragmenté, mais également de celle de l’exposition. De même que Clips à la loupe était composé de bribes de clips, Les Immatériaux étaient constitués d’une multitude de sections mêlant diverses disciplines allant de l’art à la science, en passant par les nouvelles technologies et la philosophie, entre autres sujets traités. Le spectateur allait d’un site à un autre sans transition, dans un parcours libre, grâce à une scénographie uniquement constituée de trames métalliques suspendues plus ou moins opaques. Le format clip répondait bien à cette scénographie, avec ses effets vidéo s’enchaînant. La présence de la bande se plaçait également dans une démarche d’ouvrir le musée à de nouvelles formes d’exposition. Le spectateur pouvait en regarder un extrait en parcourant l’exposition ou s’arrêter pour la visionner en entier.

La question du corps est toujours présente dans la deuxième partie de la bande, mais celle-ci titrée « Une péripétie de l’image » décrypte plus particulièrement les effets utilisés de manière récurrente dans les clips vidéo de cette époque. Si Clips à la loupe concourait à la reconnaissance du clip comme une nouvelle forme artistique en proposant une analyse qui montrait la spécificité de la forme, la dernière partie de la bande parachevait ce travail en dévoilant les noms des réalisateurs des clips employés. En effet, le montage se conclut par un générique listant la totalité des clips utilisés, les uns après les autres, avec pour chacun le titre de la chanson, le nom du chanteur, celui de la maison de disque et, plus inédit, le nom du réalisateur de la vidéo inscrits sur l’image. Pendant longtemps, et encore aujourd’hui, les réalisateurs de clip sont restés très souvent inconnus du grand public – et d’autant plus à l’époque –, leur nom n’étant pas indiqué lors de la diffusion du clip à la télévision. Jean-Paul Fargier et Christophe Bargues, en les citant un à un, les sortaient ainsi de leur anonymat. Ils leur rendaient leur statut d’auteurs voire d’artistes. Et pour aller plus loin, reconnaître les réalisateurs comme auteurs de leur clip permettait également d’admettre le clip comme une œuvre ou un objet autonome, et non plus comme une simple forme promotionnelle.

Si la fragmentation des différents clips peut poser problème, en détruisant notamment leur unité intrinsèque, Clips à la loupe reste un matériel didactique, qui, en l’occurrence, propose des clés aux visiteurs pour décoder un nouveau format télévisuel. Ainsi, au sein même d’une exposition manifeste, qui entendait, entre autres, réfléchir sur les façons de regarder et d’écouter les différents registres d’images, le clip vidéo tenait une place de choix, observé « à la loupe », au même titre que d’autres matériaux issus de différents domaines de recherche comme les sciences dures ou les sciences de la communication. La présence du vidéo-clip dans cette exposition marquait de surcroît l’intérêt grandissant de cet objet culturel aux yeux de l’institution muséale ; un intérêt confirmé lors de l’exposition Paysage du clip quelques mois plus tard.

Vers une reconnaissance du clip comme forme artistique ?

Contrairement à l’exposition Les Immatériaux dans laquelle le clip n’avait occupé qu’une section parmi plus de soixante autres au sein d’une thématique plus large, Paysage du clip[17] organisée la même année, du 2 octobre au 11 novembre 1985, également au Centre Pompidou, fut la première exposition française entièrement consacrée au clip vidéo. Organisée par Christophe Bargues, déjà coréalisateur de la bande Clips à la loupe, et coordonnée par le service des manifestations du Centre, l’exposition avait pour objectif, d’après son communiqué de presse, de rendre compte de la créativité, de l’expérimentation et de la grande diversité des productions de clips vidéo depuis les sept dernières années :

« Sur les écrans du grand foyer seront projetées des images diversifiées tant par leurs formes d’expression que par les techniques utilisées et les budgets.

Leurs auteurs ont exploré à partir de la musique rock, l’espace où se rencontrent la danse, la mode, la photographie, le cinéma, la bande dessinée…

Cette expression actuelle, issue du rock et de la télévision, connaît une grande popularité qui a permis au clip de devenir un champ d’expérimentation privilégié pour les créateurs.

Le vidéo-clip s’est imposé comme une des formes de spectacle des années 80. C’est dans cet esprit que Christophe Bargues, responsable de la manifestation Paysage du clip, a collaboré avec Rock America pour cette première rétrospective consacrée au clip[18]. »

Ainsi, il ne s’agissait plus de réaliser une étude des différentes figures visuelles du clip, mais de concevoir une rétrospective entière de la jeune forme télévisuelle qu’était encore le clip vidéo. L’exposition voulait ainsi célébrer ce nouveau mode d’expression, mélangeant son et image avec créativité. En consacrant toute une exposition au clip, Paysage du clip, précédée le mois d’avant de l’exposition Music Video: The Industry and Its Fringes[19] au MoMA de New York, confirmait la reconnaissance du clip par l’institution muséale comme une des formes artistiques les plus novatrices du moment. Par ce biais, le clip acquérait un statut artistique. Ces deux expositions préfiguraient également l’entrée du clip dans les collections des deux musées[20], ce qui achevait le processus de consécration du clip par le monde muséal.

Dans Paysage du clip, les clips choisis étaient diffusés non plus par fragments, mais en intégralité. Tous avaient été privilégiés pour leur importance plastique et historique, et non plus simplement pour les effets visuels qu’ils contenaient. L’entrée étant libre, les visiteurs du Centre avaient tout le loisir de venir découvrir une riche sélection de plus de 300 clips présentée au sous-sol, sur huit moniteurs, ainsi que sur un grand écran dans le foyer, au centre duquel avait été installée une structure pyramidale permettant de s’asseoir. Cette sélection représentait, au total, quinze heures de vidéos retraçant les sept dernières années de production, à laquelle s’ajoutait cinq heures de clips totalement inédits. C’est la société américaine Rockamerica[21], partenaire de l’exposition, qui avait fourni dix heures de clips, libres de droits et prêts à être diffusés, provenant de sa vidéothèque qui comptait des milliers de clips réalisés principalement entre 1975 et 1985. Les autres clips, présentés en avant-première pendant l’exposition, avaient été prêtés gracieusement par différentes maisons de disques contactées[22].

La totalité des clips vidéo était répartie en 22 programmes[23], contenant chacun entre dix et quinze clips. Selon un ordre qui changeait chaque jour, les programmes de clips s’enchaînaient, reprenant ainsi le flux de clips d’une chaîne musicale. Il était donc possible de voir dans une même journée sept ou huit des 22 programmes. Il fallait néanmoins plusieurs jours pour voir la totalité des 300 clips de l’exposition. Excepté les quatre derniers programmes consacrés exclusivement à un collectif ou à un seul réalisateur, les autres programmes présentaient des clips de musiciens américains, anglais, mais aussi français, de différents styles musicaux, sans classement chronologique ni distinction géographique[24]. Ces choix permettaient de donner un aperçu de la diversité de la production de clips de réalisateurs venant aussi bien des États-Unis, d’Europe que d’Australie depuis la fin des années 1970.

Si l’objectif de Paysage du clip était de proposer un véritable panorama de la forme clip depuis ses débuts, l’exposition n’incarnait pas simplement la version muséale d’une chaîne musicale dont elle reprenait les codes et les modes de programmation. Elle se voulait également une étude du format et de son industrie. En guise de catalogue, un supplément du journal Libération avait été édité pour l’exposition qui contenait de nombreux articles de journalistes ou spécialistes du clip retraçant son histoire et qui interrogeaient ses liens avec la musique. Ils consacraient en particulier des focus sur la production de certains pays ou certains réalisateurs, faisant ainsi écho aux quatre programmes monographiques sur un réalisateur ou un collectif de réalisateurs de clips[25]. Au-delà de la vue d’ensemble ainsi offerte sur le travail d’un créateur, ces programmes affirmaient le statut d’auteur de ces réalisateurs de clips, à l’image des articles et interviews qui leur étaient consacrés dans le supplément de Libération[26]. Cette reconnaissance participait indubitablement à la légitimation du clip comme forme artistique. Suivant cette logique, étaient indiqués les noms de tous les réalisateurs, au même titre que celui des musiciens pour lesquels le clip avait été conçu[27]. Cette identification et cette légitimation des réalisateurs se plaçaient à l’opposé des pratiques de diffusion télévisuelle des clips. En effet, il fallut attendre 1992 pour que MTV commence à mentionner le nom d’un réalisateur de clip diffusé à l’antenne, s’ajoutant alors au nom de l’interprète et au titre de la chanson, parfois même à la maison de disque[28]. Cette reconnaissance tardive du réalisateur de clip à la télévision s’explique par le fait que ce format est à l’origine un produit dérivé de la musique, un outil promotionnel au service du titre musical qui ne devait avoir d’autre fin que de vendre le disque du chanteur. Initialement, il n’était pas considéré comme un objet artistique à part entière. Seuls les réalisateurs avec des productions originales accédaient à la notoriété[29]. Pour cela, il fallait que les titres des clips deviennent « des tubes et les artistes musicaux des stars[30] ». La consécration des réalisateurs comme auteurs par l’institution muséale reposait donc sur la reconnaissance du clip comme objet artistique autonome en raison de ses qualités plastiques.

Malgré une scénographie assez sommaire (assises, télévisions et bandes vidéo situées dans le sous-sol d’un musée), cette exposition participa à cette reconnaissance, tels que les spécialistes de l’image et du son, mais aussi les téléspectateurs, chez eux, l’avaient précocement perçu. Dans ce sens, elle s’inscrivait dans un courant global. En effet, cet intérêt pour le clip perdura pendant toute la fin des années 1980 avec d’autres expositions sur le sujet en Europe et aux États-Unis. L’exposition The Arts for Television du Stedelijk Museum d’Amsterdam en 1987 par exemple, consacrée aux travaux d’artistes à la télévision, présenta de nombreux clips vidéo réalisés par des plasticiens dans les années 1980 dans la section « Music », parmi d’autres bandes vidéo[31]. Les deux expositions Art of Music Video et Art of Music Video: Ten Years After organisées par Michael Nash, responsable du département « Media Arts » au Long Beach Museum of Art, en août 1989 et en août 1991[32] achevèrent d’intégrer le clip dans une filiation artistique plus ancienne et plus large allant des films de Bruce Conner, aux vidéos de Nam June Paik, et des premiers films musicaux d’Oskar Fischinger aux ancêtres du clip tels que le Soundie et le Scopitone.

De la reconnaissance muséale à la reprise artistique

Vingt ans plus tard, le projet de l’exposition Playback, organisée par la commissaire Anne Dressen, du 20 octobre 2007 au 6 janvier 2008, dans les espaces de l’ARC[33] au musée d’Art moderne de la ville de Paris, pouvait être vu comme la suite logique, voire l’aboutissement des différentes expositions de clip ayant eu lieu dans les années 1980-90 et de l’entrée du format dans différentes collections de musées. L’exposition avait en effet pour sujet le clip vidéo, or, contrairement aux deux expositions étudiées précédemment, le corpus choisi n’était plus constitué de clips commerciaux, mais exclusivement de clips réalisés par des artistes plasticiens et de vidéos artistiques s’inspirant du format. L’exposition se voulait ainsi une exploration « des incursions de plasticiens dans le champ sonore à travers l’image[34]. » Il était question, selon le communiqué de presse, de rendre compte d’une pratique artistique courante, mais peu présentée et donc assez mal connue du grand public :

« Que ce soit d’authentiques clips réalisés par des artistes pour une maison de disque, ou des vidéos d’artistes empruntant librement le format du clip, il s’agit d’une pratique artistique répandue, parfois officieuse, et toujours sous exposée. Playback dévoilera ainsi une cinquantaine d’œuvres d’artistes internationaux émergents et confirmés, réalisées entre le début des années 1980 et aujourd’hui[35]. »

Le projet de l’exposition n’était plus de faire entrer le clip vidéo au musée, puisque la légitimation du format avait déjà été entérinée par différentes expositions dans les années 1980. Il s’agissait plutôt d’asseoir la légitimité artistique du clip en mettant l’accent sur la reprise de ses codes par des artistes dont la production était peu connue, voire ignorée du grand public. Playback se différenciait ainsi des précédentes expositions. Si le sujet était la reprise du format clip et de ses codes par les artistes, les modèles commerciaux dont avaient pu s’inspirer ces artistes étaient totalement absents de l’exposition. Playback marquait une rupture avec les expositions précédentes en se concentrant sur des versions d’artistes. L’exposition remettait ainsi en question la dimension artistique de la majeure partie de la production de clips affirmée par les expositions antérieures, réinstaurant par-là même une hiérarchie entre réalisations d’artistes et réalisations commerciales.

Une scénographie à contre sens ?

Pourtant, à la différence du choix des vidéos exclusivement constitué de réalisations d’artistes, la scénographie de Playback se distinguait des scénographies muséales neutres plus habituelles pour présenter de manière assez paradoxale les vidéos choisies dans différents lieux courants de consommation de clips à travers des reconstitutions. Pour cela, le directeur artistique, Jean-Michel Bertin, spécialisé dans la publicité et le clip vidéo, avait conçu quatre univers distincts pour accueillir et diffuser les quelques 70 clips et vidéos d’artistes dans les espaces de l’ARC. Les vidéos étaient regroupées et classées en cinq programmes, chacun explorant une thématique générale. La volonté d’une telle démarche était de replacer le clip comme « objet de consommation quotidien[36] », avec la présentation de différents programmes de vidéos de façon à « simuler un programme télé en flux continu[37] ». Un tel choix scénographique nous apparaît entrer en contradiction avec le choix des vidéos présentées : quel est l’objectif d’introduire et de recréer au musée des lieux de consommation du clip vidéo pour des clips non commerciaux, ou affirmant leur caractère artistique et qui, de ce fait, n’ont en aucun cas été créés pour être vus dans ce contexte ? Au contraire, une scénographie de ce type aurait mieux convenu à la présentation de clips commerciaux.

Avec un titre reprenant le vocabulaire de l’industrie musicale, « Best of/Danse », le premier programme proposait de découvrir, dans un espace transformé en simulacre de salle de sport, quinze vidéos qui, toutes à leur façon, s’inspiraient de clips vidéo chorégraphiés et dans lesquels la danse tenait une place centrale. Les visiteurs de l’exposition les découvraient sur les écrans de cinq tapis de course mis à leur disposition et dont ils pouvaient se servir, mais également sur des écrans plats présents dans l’espace. Au fond de cette salle, un mur d’écrans, comparable à ceux disposés dans certains lieux publics, diffusait la deuxième sélection de vidéos nommée « Best of/Posture », qui regroupait quatorze vidéos musicales choisies, au contraire de la première section, pour leur côté statique. Y étaient présentées des « poses frontales pour captiver le spectateur[38] » ou des « mouvements factices comme dans le dessin animé[39] ». Dans la salle suivante, une cabine privative permettait au visiteur de voir différentes vidéos d’artistes jouant sur le principe du karaoké. La présence d’un micro permettait ainsi aux visiteurs de chanter sur les pastiches artistiques de vidéos de karaoké – pour certains décalés par rapport au modèle original. Pour la section « Bootleg/Covers & Alike », un salon équipé d’un home cinéma avec vidéo-projection, et comprenant plusieurs canapés, avait été recréé et proposait différentes vidéos dans l’esprit des vidéos amateur qui commençaient à fleurir sur Internet au milieu des années 2000, notamment sur les sites de partage de vidéos[40]. Si ces différentes vidéos étaient réalisées, souvent par des adolescents et avec le peu de moyens à leur disposition (à l’aide d’un caméscope ou parfois même grâce à la webcam de leur ordinateur personnel, à l’intérieur de leur foyer et très souvent dans leur chambre), leur diffusion se faisait ensuite sur Internet. Tout comme ces vidéos, les vidéos d’artistes de la section, réalisées elles aussi avec une technologie souvent sommaire, n’avaient pas pour ambition d’être diffusées sur un dispositif audiovisuel tel qu’un home cinéma comme c’était le cas dans l’exposition. La haute qualité de l’équipement pouvait au demeurant rendre davantage visible la faible qualité technique des réalisations artistiques.

Le principe de cette compilation était de présenter aux visiteurs des vidéos d’artistes fonctionnant sur le principe de la reprise ou de la citation de clips plus ou moins revendiquées. Si certains clips vidéo, dont s’étaient inspirés les artistes pour réaliser leurs vidéos, avaient en effet pu bénéficier d’une débauche de moyens similaire à ceux employés dans l’industrie du cinéma, leurs équivalents artistiques se distinguaient, au contraire, par leur simplicité. A contrario du clip Thriller[41] (1983) de Michael Jackson, conçu comme un court-métrage à gros budget (qui n’aurait d’ailleurs pas détonné sur l’équipement home cinéma), la version revisitée qu’en proposait Kati Rule avec I’m a Lover, not a Dancer (2002) n’avait pas, dans l’exposition, le même rendu sur un tel dispositif. En effet, dans cette courte vidéo l’artiste avait remplacé les décors de cinéma par celui de son garage et les costumes du clip par une simple veste de survêtement pour reprendre de manière approximative un des numéros de danse du clip. Cependant, la présence d’un ordinateur dans la salle permettant d’accéder à la page MySpace de l’exposition rappelait l’importance du clip vidéo en tant que modèle, notamment dans la pratique amateur, telle qu’on la trouve sur les plateformes de partage de vidéos. La sélection de vidéos dans la même salle réaffirmait, quant à elle, l’antériorité du phénomène dans la pratique artistique.

La dernière salle de l’exposition à laquelle le visiteur accédait par deux portes vitrées proposait un semblant de magasin d’électroménager présentant un mur entier de téléviseurs diffusant en boucle les mêmes clips musicaux de la sélection « Seen on TV ». En effet, cette dernière partie, comme son nom l’indiquait, présentait un ensemble de clips, tous réalisés par des artistes plasticiens dans un contexte de production commerciale, pour une diffusion télévisuelle et répondant à une commande. Si toute l’exposition s’intéressait au rapport des artistes au clip vidéo commercial dans leur pratique, cette dernière partie était pourtant la seule à proposer de réels clips vidéo et par conséquent voués à être diffusés à la télévision sur différentes chaînes musicales que le visiteur aurait pu voir et connaître. Cette sélection posait la question de la signature dans un contexte industriel, où les auteurs des vidéos sont la grande majorité du temps inconnus du public, alors qu’il peut s’agir d’artistes très largement reconnus dans le monde de l’art, comme en attestent les clips sélectionnés, réalisés entre autres par Andy Warhol ou encore Damien Hirst[42]. Cette dernière partie de l’exposition rappelait également une des différences fondamentales concernant le statut de l’auteur aussi bien dans l’industrie du clip que dans l’institution artistique. Alors que le musée s’emploie à identifier et nommer les auteurs des œuvres qu’il expose, ces mêmes auteurs peinent souvent à obtenir la visibilité qu’ils méritent quand leurs clips sont diffusés à la télévision.

Une telle mise en exposition pouvait être comprise comme une volonté ludique de présenter ces productions artistiques, en replaçant le visiteur dans des lieux de la vie quotidienne. Julien Péquignot, enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication, dans un article critique qu’il consacra à l’exposition interrogeait ce parti pris sous l’angle de la démocratisation de l’art :

« Le but affiché était de proposer des ponts entre des univers a priori hétérogènes voire antinomiques. D’abord, bien sûr, entre le clip – objet avant tout commercial – et l’art contemporain. Mais aussi entre la télévision, le Web 2.0 (l’exposition était sponsorisée par MTV et en partenariat avec Myspace) et le musée, entre la création et le divertissement ou encore entre des pratiques de consommation grand public. Autrement dit, des problématiques usuellement réservées à une élite et d’autres typiques de la culture de masse.

Un double contre-pied était ainsi pris par cette exposition, d’une part avec le choix de clips réalisés par des artistes contemporains au lieu de clips issus du circuit habituel de production, d’autre part avec le principe d’importer au musée une forme – le clip – et des lieux et pratiques de la vie de tous les jours – salle de sport, magasin, Internet, salon privé, etc. Cette double contradiction ne pouvait que raviver les débats et les polémiques sur des questions telles qu’art et commerce, culture et industrie, pratique d’élite et consommation de masse et inviter à (re-)penser les notions de démocratisation de l’art[43] […]. »

Si cet auteur posait la question de la démocratisation de l’art au début de son article, il la relativisait en conclusion, allant jusqu’à la rejeter complètement :

« Le destinataire de l’exposition n’est en aucun cas le grand public, celui qui regarde les clips et ne va pas dans les musées. Pour ce faire il aurait fallu que ces clips d’artistes soient effectivement visibles chez Darty ou au Club Med Gym ou que les écrans disposés dans l’exposition soient reliés en direct aux chaînes musicales diffusées à la télévision. En d’autres termes, nous ne sommes ni face à une tentative de démocratisation de l’art contemporain ni face à une entreprise de légitimation d’une pratique populaire[44]. »

Et c’est cet entre-deux qui a bien posé problème et qui a pu desservir les productions exposées. Les amateurs de clips ne sont, en effet, pas forcément ceux qui se déplacent au musée et vice-versa. Ainsi, la présentation des différentes vidéos et clips d’artistes dans une scénographie recréant différents lieux de consommation du clip vidéo n’aidait pas à comprendre ce qui était donné à voir au public, mais pouvait au contraire le perturber davantage, compte tenu du décalage existant entre le contenu de l’exposition et son mode de présentation. La mise en espace pouvait certes occasionner un côté ludique à l’exposition qui plaisait au public[45], mais c’était également prendre le risque de tendre vers la spectacularisation. Qu’ont retenu les visiteurs à la sortie de l’exposition, excepté la possibilité qu’ils ont eu de faire du tapis de course dans les espaces du musée ? Alors que le musée peut être un lieu de réflexions et de partage d’expériences, l’exposition ne proposait aucune étude de fond sur le format clip. C’est également une des remarques qu’adressait la critique d’art Claire Moulène à l’encontre de l’exposition dans l’article qu’elle lui consacra dans Les Inrockuptibles[46]. Elle s’interrogeait notamment sur la pertinence du déplacement du clip au musée. Pour elle, « cette délocalisation du clip aurait nécessité une vraie réflexion sur la définition même de cet objet hybride[47] » qui n’est pas présente dans l’exposition. Interroger son rôle au sein de l’industrie culturelle et sur les formes esthétiques qu’il suscite aurait été également nécessaire. Il aurait été de surcroît intéressant de confronter les vidéos d’artistes présentées aux modèles commerciaux dont celles-ci s’inspiraient, montrant ainsi de quelle manière un format télévisuel avait pu influencer certains artistes plasticiens dans leurs pratiques et de quelle façon cette perméabilité s’était traduite dans leurs productions[48]. Le sujet de l’exposition portait sur la relecture du clip et de ses codes par les artistes, encore fallait-il connaître les modèles rejoués. Replacer au sein de la production plastique des artistes les commandes que l’industrie musicale leur avait passées aurait pu également mettre en évidence les liens existants entre les artistes et la culture populaire de manière plus générale.

De plus, peu d’outils de médiation étaient à la disposition du public pour l’aider dans sa compréhension des œuvres, excepté le livret remis à chaque visiteur comportant un court texte de présentation et la liste des vidéos diffusées, ainsi que les textes de présentation des différentes sections déjà présents dans les salles. Pour les visiteurs qui souhaitaient davantage d’explications, des visites guidées étaient organisées une fois par jour, mais uniquement le week-end. Un catalogue de 168 pages[49] accompagnait également l’exposition et comprenait divers textes portant tous sur le clip vidéo, mais n’avaient pas véritablement de liens avec les vidéos présentées dans l’exposition, à l’exception du texte de la commissaire[50]. Le sujet de l’exposition ne manquait pas d’intérêt, étant donné le caractère inédit des œuvres rassemblées et du sujet abordé. Mais en présentant des vidéos qui, pour la majorité, n’étaient pas destinées à la diffusion télévisuelle dans un contexte recréant, de manière paradoxale, les conditions de consommation du clip, l’exposition brouillait davantage les pistes qu’elle ne les éclairait[51].

En proposant une exposition sur l’influence du clip vidéo dans la création d’artistes contemporains mais sans exposer les modèles commerciaux auxquels se référaient ces artistes, Playback illustrait l’ambivalence dont fait désormais preuve l’institution muséale face au clip. Si dans les années 1980, celui-ci avait été célébré comme un nouveau format de création mêlant images en mouvement et musique populaire à travers différentes expositions, mais également par son entrée dans différentes collections de musées, son exposition se fait désormais de plus en plus rare. Sa disparition du musée provient sans doute de sa nature commerciale et télévisuelle. La question de la place du clip au musée continue d’ailleurs à se poser, notamment autour de récentes collaborations réalisées entre artistes plasticiens et chanteurs populaires. C’est ainsi qu’en juillet 2015 certains journalistes ont pu remettre en question la légitimité de la présence de la dernière vidéo[52] de Steve McQueen pour Kanye West dans les collections permanentes du Los Angeles County Museum of Art (LACMA)[53], preuve de la méfiance à voir l’objet clip entrer au musée. Pourtant si la vidéo All Day/I Feel like that réalisée par McQueen soulignait par sa présentation au LACMA les liens toujours plus prégnants entre l’industrie musicale, les artistes et le musée, celle-ci n’est pas à proprement parler un clip. La vidéo montre le chanteur interpréter deux titres dans un long plan-séquence à l’intérieur d’un ancien entrepôt naval de la banlieue londonienne. Si la vidéo prend la forme d’un clip en filmant West chantant à l’écran, elle ne fut pas réalisée dans un but promotionnel et n’était pas destinée à la diffusion télévisuelle mais, précisément, à être exposée sous forme d’installation vidéo dans un musée. Cet exemple, parmi d’autres, montre que désormais les réalisateurs choisissent de dépasser la simple forme clip pour voir leurs collaborations avec des musiciens populaires être exposées au musée. Ce phénomène témoigne de la grande hybridité de certaines collaborations artistico-musicales actuelles. Mais cela révèle surtout le fait que le clip est dorénavant tenu, pour entrer au musée, de se muer en objet artistique et se départir de ses atours promotionnels. Et il est ainsi probable qu’à l’avenir les collaborations entre plasticiens et musiciens autour d’une chanson prennent plusieurs formes, selon que la finalité soit promotionnelle ou artistique.

Notes

[1] Lancée le premier août 1981, MTV (Music Television) fut la première chaîne qui diffusa 24h/24h des clips vidéo aux États-Unis, avant d’être exportée dans d’autres pays à travers le monde.

[2] Si la forme clip et sa diffusion télévisuelle existaient bien avant la création de chaînes musicales, c’est avec leur arrivée que le clip fut institutionnalisé comme un genre télévisuel.

[3] Avec le développement de l’industrie du clip, de nombreux artistes plasticiens s’essayèrent à la réalisation de clips commerciaux, depuis les premières réalisations de The Residents et des travaux de Bruce Conner aux plus récentes collaborations de l’artiste Andrew Thomas Huang avec la chanteuse Björk. On peut également citer les réalisations de clips de Laurie Anderson, John Sanborn, Robert Longo, Pierre et Gilles ou encore de Tony Oursler parmi bien d’autres.

[4] Daney S., « Mondino, l’as de la hanche », Libération, 30 octobre 1987 ; Daney S., Le salaire du zappeur, Paris, P.O.L, 1993, p. 136-140.

[5] L’exposition eut lieu du 21 mars au 29 avril 1984 à l’ARC/musée d’Art moderne de la ville de Paris. À ce jour, nous ne disposons pas d’informations sur la mise en exposition des clips. Une étude de cette exposition reste à entreprendre. Voir Ateliers 84, cat. exp., Paris, musée d’Art moderne de la ville de Paris, 1984, non paginé.

[6] Préparée par Christophe Bargues.

[7] L’exposition occupait tout le plateau du cinquième étage du Centre Pompidou.

[8] Concept théorisé par le philosophe dès 1979. Voir Lyotard J.-F., La condition postmoderne : rapport sur le savoir, Paris, Éd. de Minuit, 1979.

[9] Voir le dossier de presse de l’exposition : https://www.centrepompidou.fr/media/document/de/0d/de0d76bbe203394435216a975bea8618/normal.pdf (consulté en juin 2017).

[10] Archives du Centre Pompidou (AGP), exposition Les Immatériaux, Box 94033/236 : Fargier J.-P., « Mesures du clip », non daté, p. 17.

[11] Pour plus de détails, voir Déotte J.-L., « Les Immatériaux de Lyotard (1985) : un programme figural », Appareil, 10, 2012, en ligne : http://appareil.revues.org/797 (consulté en juin 2017).

[12] Jean-Paul Fargier donnait à l’époque un cours consacré au clip vidéo à l’Université Paris VIII et écrivit également plusieurs articles sur le sujet dans la revue Les Cahiers du Cinéma.

[13] AGP, exposition Les Immatériaux, Box 94033/236 : « Projet et Devis pour un montage vidéo sur les clips vidéo », de Jean-Paul Fargier et Christophe Bargues, non daté.

[14] Voir à ce sujet Wunderlich A., Der Philosoph im Museum. Die Ausstellung « Les Immatériaux » von Jean François Lyotard, Bielefeld, Transcript Verlag, 2008, p. 132. Information confirmée par Christophe Bargues lors d’une discussion avec l’auteur le 09 mars 2015.

[15] Fargier J.-P., « Mesures du clip », non daté, p. 7.

[16] Voir ibid., p. 17.

[17] L’exposition eut lieu pendant six semaines, tous les jours de 14h à 21h, dans le grand foyer au sous-sol du Centre Georges Pompidou.

[18] AGP, exposition Paysage du clip,  Box 2014025/005 : extrait du communiqué de presse de l’exposition, 1985.

[19] L’exposition organisée par le département du film du musée eut lieu du 6 septembre au 14 octobre 1985. Elle présentait un ensemble 35 clips vidéo datant de la fin des années 1970 et du début des années 1980, mais aussi des vidéos musicales plus anciennes ou des vidéos d’artistes s’inspirant de la forme clip.

[20] Le MoMA et le Centre Georges Pompidou furent les premiers musées d’art contemporain à faire entrer dans leurs collections des clips vidéo musicaux. Le MoMA acquit son premier clip en 1982, celui de « O Superman » de Laurie Anderson suivi de nombreux autres après l’exposition Music Video: The Industry and Its Fringes. Le Centre Pompidou fit entrer dans sa collection ses premiers clips en 1987, avec « Road to Nowhere » et « Once in a Lifetime » réalisés par David Byrne pour le groupe Talking Heads.

[21] Fondée en 1980 par Ed Steinberg, la société Rockamerica fut pionnière dans le domaine du vidéo-clip aux États-Unis. Elle proposa le premier service d’abonnement et de distribution de clips vidéo à la destination des disc-jockeys new-yorkais.

[22] Il s’agit des maisons de disque CBS Records, Phonogram, Virgin, RCA, WEA, Polydor, Pathé Marconi, Vogue, Chrysalis, Barclay, Ariola, ou encore Tamla Motown.

[23] Les programmes 11 à 18 avaient été sélectionnés par Rockamerica.

[24] On y retrouvait des clips vidéo pour Mick Jagger, Michael Jackson, David Bowie, The Cars, The Kinks, ZZ Top, Eurythmics, Culture Club, Cyndi Lauper, Police, Téléphone, Duran Duran, Thomas Dolby, Laurie Anderson, et bien d’autres.

[25] Les différents réalisateurs à qui avait été consacré un programme étaient le duo Godley and Creme, le Cucumber Studio, formé par Rocky Morton et Annabel Jankel, spécialisé dans le clip vidéo d’animation, le réalisateur polonais Zbigniew Rybczyński, ainsi que Christopher Robin Collins.

[26] Voir notamment les interviews de Christopher Robin Collins, Julian Temple, Dee Trattman, Vivien Munt, Godley and Creme, Lexi Godfrey et Steve Barron dans Bargues C., Bedfert P., Séguret O., Paysage du clip, supplément au n° 1354 de Libération, 1985, p. 12-13.

[27] Voir également ibid., p. 8-9.

[28] Voir Jullier L., et Péquignot J., Le clip : histoire et esthétique, Paris, A. Colin, 2013, p. 73.

[29] Voir ibid.

[30] Ibid.

[31] Voir The Arts for Television, cat. exp., Los Angeles, Museum of Contemporary Art ; Amsterdam, Stedelijk Museum, 1987.

[32] Voir Art of Music Video, cat. exp., Long Beach, Long Beach Museum of Art, 1989 ; Art of Music Video: Ten Years After, cat. exp., Long Beach, Long Beach Museum of Art, 1991.

[33] L’exposition occupait la moitié des espaces de l’ARC, l’autre moitié était dévolue à l’exposition monographique de l’artiste Mathieu Mercier intitulée Sans titres 1993-2007.

[34] Voir le communiqué de presse de l’exposition : http://www.paris-art.com/playback/ (consulté en juin 2017).

[35] Ibid.

[36] Selon les mots utilisés dans le trailer de l’exposition: http://www.dailymotion.com/video/x3lkck_playback-au-musee-d-art-moderne_news (consulté en avril 2015).

[37] Se référer également au trailer présentant l’exposition.

[38] Voir le dépliant de présentation de l’exposition distribué aux visiteurs.

[39] Ibid.

[40] Le site web d’hébergement de vidéos YouTube fut créé en février 2005 aux États-Unis (la première vidéo fut mise en ligne le 23 avril 2005). Grâce à ce site, des utilisateurs peuvent envoyer, regarder et partager des vidéos. Son équivalent français, Dailymotion, fut créé la même année, en mars 2005. Depuis d’autres sites de partage de vidéos fonctionnant sur le même principe ont vu le jour.

[41] Le clip fut réalisé en 1983 par John Landis avec un budget de production de 500 000 dollars qui fit de lui le clip le plus coûteux jamais réalisé à l’époque.

[42] Les clips « Hello Again ! » co-réalisé par Andy Warhol et Don Munroe pour le groupe The Cars en 1984 et « Country House » réalisé par Damien Hirst pour Blur en 1995 étaient diffusés parmi d’autres productions d’artistes plasticiens dans cette section.

[43] Péquignot J., « Le clip au musée : démocratisation de l’art ou légitimation d’une pratique populaire ? », Marges, no 15, 2012, p. 11.

[44] Ibid., p. 26.

[45] Voir par exemple les commentaires des visiteurs interviewés dans le trailer de l’exposition déjà cité.

[46] Moulène C., « Le clip au musée », Les Inrockuptibles, no 623, 6 novembre 2007, p. 32.

[47] Ibid.

[48] L’exposition Video hits: art [and] music video organisée par Kathryn Weir et Nicholas Chambers à la Queensland Art Gallery de Brisbane en 2004 mélangeait par exemple clips commerciaux, clips réalisés par des artistes et vidéos d’artistes inspirées de la forme clip. Voir Video Hits: Art and Music Video, cat. exp., South Brisbane, Queensland Art Gallery, 2004.

[49] Playback, cat. exp., Paris, musée d’Art moderne de la ville de Paris, 2007.

[50] Voir Dressen A., « Eyes Wide Tuned », ibid., p. 9-14.

[51] Voir Moulène C., « Le clip au musée », Les Inrockuptibles, no 623, 6 novembre 2007, p. 32.

[52] La vidéo fut présentée du 25 au 28 juillet 2015 au Los Angeles County Museum of Art sous la forme d’installation dans les collections permanentes. Voir la page du musée : http://www.lacma.org/art/exhibition/mcqueen-west (consultée en juillet 2016).

[53] Voir Walch M.-L., Le nouveau clip de Kanye West a-t-il sa place dans un musée ?, 24 juillet 2015, en ligne : http://www.lexpress.fr/culture/musique/le-nouveau-clip-de-kanye-west-a-t-il-sa-place-dans-un-musee_1701068.html (consulté en août 2016) ; Billault J., Kanye West et Steve McQueen au Lacma : promotion ou œuvre d’art ?, 27 juillet 2015, en ligne : http://www.exponaute.com/magazine/2015/07/27/kanye-west-et-steve-mcqueen-au-lacma-promotion-ou-oeuvre-dart/ (consulté août 2016).

Pour citer cet article : Marie Vicet, "Quelle place pour le clip vidéo au musée ? De sa reconnaissance muséale à sa remise en question, à travers trois expositions françaises (1985-2007)", exPosition, 2 octobre 2017, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles3/vicet-clip-video-musee-expositions-france/%20. Consulté le 28 septembre 2023.

Jeff Koons (Centre Pompidou, Paris, 2014-15) : une rétrospective amnésique

par Hélène Trespeuch

 

Hélène Trespeuch est maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’Université Paul-Valéry – Montpellier 3. Elle est la fondatrice et la directrice de la revue exPosition. Elle est également l’auteure de La crise de l’art abstrait ? Récits et critiques en France et aux États-Unis dans les années 1980 (PUR, 2014). Plusieurs de ses articles récents portent sur le simulationnisme et ses représentants.

 

Avant même le vernissage de la rétrospective Jeff Koons à Paris en 2014, les médias évoquaient déjà une exposition « blockbuster[1] ». Né en 1955, l’artiste américain connaît en effet depuis de nombreuses années une puissante renommée médiatique, en raison notamment d’une efficace stratégie d’autopromotion, basée entre autres sur la diffusion très contrôlée de photographies le mettant en scène et des prix faramineux atteints par ses œuvres[2]. Dès la fin du mois d’avril 2015, à la clôture de la rétrospective, le Centre Pompidou pouvait s’enorgueillir, presque sans surprise, d’avoir enregistré un nouveau record d’entrées pour une exposition consacrée à un artiste vivant, avec plus de 650 000 visiteurs[3]… Avec une durée moyenne de visite d’environ 20 minutes, rétorqueront certains[4]. Certes. Une des activités prisées par une large partie des visiteurs consistait à se prendre en photo devant les œuvres miroitantes de l’artiste, activant ainsi à merveille ces invitations au narcissisme[5].

Pour Scott Rothkopf[6], le commissaire principal de cette exposition – qui n’a été initiée ni par le Centre Pompidou, ni par le Guggenheim Museum de Bilbao qui l’a également accueillie, mais par le Whitney Museum à New York –, il s’agissait surtout de réparer une injustice. Il note :

« En dépit de sa renommée, il est étonnant que Koons n’ait jamais bénéficié d’une rétrospective à New York, ville où il vit et travaille depuis près de 40 ans. Certains de ses contemporains, comme Cindy Sherman et Richard Prince, ont déjà eu par deux fois cet honneur, notamment avec les premières rétrospectives de leurs œuvres organisées par le Whitney Museum of American Art[7]. »

Vouloir organiser une rétrospective au Whitney Museum pour l’un parce que d’autres ont déjà bénéficié d’un tel honneur institutionnel – Cindy Sherman (1954) en 1987 et Richard Prince (1949) en 1992 – peut apparaître comme un argument un peu faible. Il est sans doute plus intéressant de se demander si la production artistique de Jeff Koons méritait l’organisation d’une exposition d’une telle ampleur qui, au-delà du coût qu’elle a représenté (ne serait-ce que pour assurer ses œuvres), tend à faire entrer Jeff Koons dans l’histoire de l’art, en montrant un ensemble de séries ayant marqué sa carrière dans plusieurs musées internationaux prestigieux. En effet, de telles institutions, comme le Centre Pompidou, ont indubitablement un pouvoir de légitimation : toute rétrospective d’un artiste vivant organisé en ces lieux peut se lire comme un engagement institutionnel en faveur de la reconnaissance d’un artiste important pour l’histoire de l’art contemporain. Jusqu’à présent, Jeff Koons bénéficiait essentiellement d’une reconnaissance médiatique et commerciale qui suffisait à faire de lui un artiste important. Il lui manquait les faveurs de l’institution pour simplement espérer inscrire plus durablement son œuvre dans l’histoire[8].

Un des principaux intérêts de cette rétrospective, largement souligné par ses organisateurs, consistait justement à inviter le public à faire l’examen critique de cette production artistique dans toute sa diversité, en faisant fi du filtre médiatique et économique. En effet, les polémiques autour du travail de Jeff Koons ont eu tendance, dès le début de sa carrière, à conduire nombre d’amateurs d’art à se limiter à un jugement préconçu de son travail, souvent négatif, reposant parfois sur une méconnaissance de son œuvre. Alain Seban, le président du Centre Pompidou, notait ainsi dans son avant-propos du catalogue :

« De série en série, d’entretien en entretien, d’apparition en apparition, il [Koons] fixe une position incomparable dans le champ de l’art contemporain, au point que l’analyse critique s’en trouve prise au dépourvu et souvent bien en mal d’appréhender les fondements de sa démarche. […] Il appartient désormais au public de juger sur pièce une œuvre bien plus complexe et profonde que l’apparence ne le laisse supposer, une œuvre qui défie le jugement et le goût, et marque de manière résolument emblématique le débat nécessaire sur la création de notre temps[9]. »

Scott Rothkopf, le commissaire principal de l’exposition, faisait une observation identique quelques pages plus loin :

« Les débats passionnés que suscite […] la “question Koons” justifient à eux seuls cet examen attendu de longue date d’une carrière artistique qui, indubitablement, est l’une des plus durables et des plus importantes de l’après-guerre. […] Qui plus est, aussi évident que cela puisse paraître, le spectacle d’œuvre originales réunies en un même lieu demeure une expérience irremplaçable. Pour percevoir, analyser et exprimer un jugement, il faut faire l’expérience directe de l’œuvre ; telle est la raison d’être des musées et, en particulier, de cette rétrospective[10]. »

Pour que l’entreprise de légitimation devienne opérante, créer cette occasion de confrontation aux pièces de Jeff Koons était effectivement un préalable indispensable. Mais il n’était néanmoins pas suffisant : il restait à accompagner ces œuvres d’un discours qui permette au spectateur de mesurer le poids historique de Jeff Koons, d’évaluer sa singularité dans l’histoire des 35 dernières années, d’apprécier la manière dont il a pu redéfinir le paysage artistique contemporain. Sur ce point d’historiographie, les organisateurs de la rétrospective ont fait un choix très surprenant en refusant manifestement de contextualiser le travail de l’artiste, pour mieux le placer hors du temps, du moins hors du cadre de production de ses œuvres.

Le paradoxe d’une rétrospective sans effort de contextualisation

Quelle était la physionomie de la scène artistique sur laquelle s’est développé son travail ? À quoi ressemblait le monde de l’art new-yorkais des années 1980, 1990, ou encore 2000 ? Comment Jeff Koons s’y est-il fait un nom ? Quels artistes fréquentaient-ils ? Quels étaient les principaux enjeux artistiques de ces différentes décennies, ou plus largement les défis artistiques, théoriques, mais aussi économiques et politiques que les artistes américains devaient alors relever ? Comment Jeff Koons s’est-il positionné sur ce terrain-là ? À quoi a ressemblé sa réception en France ? Ces données ont été occultées, pourtant elles ont déjà été rassemblées, en partie, dans l’imposante monographie trilingue que les éditions Taschen ont consacrée à l’artiste en 2009, plus précisément dans les textes qu’a écrits l’historienne de l’art et critique d’art Katy Siegel pour introduire chacune de ses séries[11]. L’exposition entendait focaliser son attention sur le travail de Jeff Koons, refusant d’adopter une perspective plus large.

Le parcours proposé par l’exposition était chronologique, présentant les unes après les autres les séries de l’artiste, depuis les Inflatables de 1978-1979 jusqu’aux Gazing Ball de 2013. À l’exception de deux espaces relativement clos[12], l’exposition proposait un parcours sous forme de U inversé, permettant ainsi une circulation fluide des visiteurs[13]. Seules quelques cimaises et des textes sur les murs permettaient de marquer le passage d’une série à une autre, en en présentant les enjeux de manière souvent judicieuse, mais en s’adressant essentiellement à un public de connaisseurs. Ainsi pour les séries Pre-New et The New, on pouvait lire :

« Souhaitant rompre avec l’aspect ludique de sa première série Inflatables, Jeff Koons travaille désormais avec des appareils électroménagers […] Koons en dispose différents modèles [d’aspirateurs] dans des vitrines en plexiglas éclairées par des tubes fluorescents évoquant l’œuvre de Dan Flavin. À travers de telles combinaisons, Jeff Koons semble assujettir le vocabulaire de la sculpture minimaliste à l’esthétique du display commercial, révélant non sans impertinence leurs accointances formelles.

C’est que Koons ne s’intéresse pas aux grandes utopies modernistes, mais bien à une certaine forme d’hédonisme. »

Des données qui auraient pu servir un effort de contextualisation étaient donc bien présentes à travers l’évocation du rapport de Jeff Koons à Dan Flavin, au minimalisme, et plus largement encore au modernisme –, mais non développées. Ces textes véhiculaient ainsi un discours qui n’était destiné qu’aux spectateurs ayant des connaissances approfondies de l’histoire de l’art contemporain, laissant les autres dans l’appréciation de leur ignorance. Plus loin dans l’exposition, la présentation de la série Antiquity (2009-2014) suivait la même logique en se clôturant sur ces phrases :

« Avec Metallic Venus et Pluto and Proserpina, Jeff Koons interprète dans un langage qui lui est propre deux célèbres thèmes de l’histoire de la sculpture. Balloon Venus fait quant à elle fusionner le vocabulaire plastique de l’artiste avec les formes archaïques de la célèbre statuette paléolithique dite vénus de Willendorf. »

Certes, le travail de médiation est difficile : présenter l’ensemble d’une série en quelques phrases synthétiques compréhensibles d’un large public, sans pour autant simplifier à outrance des données parfois complexes est une tâche ardue. Néanmoins, ce constat ne manque pas de piment dans une rétrospective de Jeff Koons qui déclarait :

« L’art peut être un discriminateur terrible. Il peut servir à élever les gens et à leur donner un sentiment de puissance, ou à les rabaisser et à les affaiblir. Et la corde raide entre les deux, c’est l’histoire culturelle de chacun. […] l’histoire culturelle de chacun est parfaite, elle ne peut rien être d’autre que ce qu’elle est – elle est la perfection absolue[14]. »

Il aurait donc mieux valu omettre certains détails (la Vénus de Willendorf par exemple) ou accorder davantage de place à quelques précisions nécessaires (sur la nature du minimalisme par exemple) afin de ne pas verser dans un entre-soi particulièrement déplacé dans une rétrospective Jeff Koons.

Au vu de ces éléments, l’absence de contextualisation déjà évoquée ne peut manifestement pas s’expliquer par une volonté d’éviter qu’une accumulation de données ne surcharge le spectateur : des précisions pointues lui étaient bien données pour chaque nouvelle série, sans qu’il puisse d’ailleurs en mesurer véritablement la pertinence si ses connaissances en histoire de l’art n’étaient pas suffisantes.

Le catalogue d’exposition, qui se dote de deux essais des commissaires (dont Bernard Blistène pour le Centre Pompidou) et de huit autres textes de théoriciens de l’art américains ou allemands, est présenté par Scott Rothkopf, le commissaire général, comme « l’un des principaux objectifs de cette rétrospective », à savoir « la production d’un ouvrage de référence et de belle facture, susceptible de contribuer à l’appréciation de l’œuvre de Jeff Koons, tant auprès du grand public que des chercheurs[15] ». Comptabilisant plus de 300 pages, le catalogue offre en effet un vaste espace de développement. Pourtant, là encore, les efforts de contextualisation, d’inscription du travail de l’artiste dans une scène artistique particulière, ne sont pas de mise, à l’exception du texte de l’historienne de l’art Pamela M. Lee, « Amour et basket-ball » qui revient sur la réception de l’exposition Made in Heaven à la Sonnabend Gallery de New York en 1991. Une vaste polémique s’était alors développée face aux photographies et sculptures de cette série présentant les ébats de l’artiste avec la Cicciolina (Ilona Staller), une actrice de films pornographiques italienne devenue sa femme[16]. L’article rappelle à juste titre que cette exposition avait rebattu les cartes de la « guerre culturelle » (culture war) déclenchée quelques années auparavant dans les États-Unis de Ronald Reagan par la censure conservatrice des photographies d’Andres Serrano et Robert Mapplethorpe[17]. Dans le texte de Scott Rothkopf, qui s’étend sur plus de 20 pages, apparaissent bien quelques comparaisons entre l’œuvre de Jeff Koons et celle d’autres artistes contemporains, mais elles restent sporadiques et servent essentiellement de faire-valoir à l’artiste exposé. L’œuvre canonique de deux artistes morts, Duchamp et Warhol, est préféré, pour mieux tenter d’inscrire Jeff Koons dans une tradition historique incontestable.

Le fascicule distribué lors de l’exposition ne délivrait pas davantage d’informations sur le contexte de développement du travail artistique de Jeff Koons[18]. Alors que dans la majorité des expositions du Centre Pompidou, cet outil de médiation présente un texte explicatif pour chaque section de l’exposition, il se contentait ici, après une présentation globale en première page, de dresser une liste laconique de dates prétendues significatives dans la carrière de l’artiste. On apprend ainsi qu’en 2002 il s’est marié avec Justine Wheeler. En revanche, l’année 1987 n’apparaît pas. C’est pourtant cette année-là que le Centre Pompidou présentait pour la première fois des œuvres de Jeff Koons, lors de l’exposition Les Courtiers du désir, organisé par la Georges Pompidou Art and Culture Foundation. Il s’agissait certes d’une exposition collective, Jeff Koons n’était pas le seul artiste. Est-ce l’unique raison expliquant cette omission ? Étrangement, le commissaire français de la rétrospective, Bernard Blistène, ne semble plus frappé d’amnésie lorsque sur le site internet du Centre Pompidou – et non dans le catalogue de l’exposition –, il présente brièvement l’exposition en rappelant au public que Jeff Koons a déjà exposé à plusieurs reprises ses œuvres dans l’institution parisienne[19]. Dans l’entretien qui suit ce court texte, Bernard Blistène interroge Jeff Koons sur ses influences artistiques, en tentant de ne pas retomber sur le sempiternel duo Duchamp-Warhol pour s’intéresser par exemple à l’intérêt qu’a pu porter l’artiste aux artistes de Fluxus, ou encore à sa définition de l’avant-garde[20]. De ces échanges constructifs, il ne reste malheureusement rien dans son article pour le catalogue d’exposition. Intitulé « Enjoy ! », celui-ci revient sur le projet artistique de Koons : celui d’un art consensuel, universel revendiquant un plaisir déculpabilisé[21] – « une célébration affriolante de la fin de l’histoire[22] ». L’artiste aurait-il exercé une quelconque censure sur les textes du catalogue ?

Cette volonté de faire abstraction du cadre historique dans lequel s’est développé le travail de Jeff Koons pour mieux se confronter à ses œuvres, à sa vision de l’art (dans l’article de Bernard Blistène), à son enfance (dans celui de Jeffrey Deitch), ou encore sa technique (dans celui de Michelle Kuo) sert l’image établie d’un artiste self-made-man qui serait apparu du jour au lendemain, et surtout tout seul, dans le monde de l’art new-yorkais, avec pour seules armes (et non les moindres) sa formation artistique auprès d’Ed Paschke à Chicago[23] et son talent inné pour le commerce (qu’il a démontré en vendant tout d’abord des cartes d’abonnement au bureau des adhésions du Museum of Modern Art de New York (MoMA), avant de devenir courtier en matières premières à la fin des années 1970). C’est sans doute un choix assez commun dans les discours qui entourent la rétrospective d’un artiste vivant. Il s’agit certainement de justifier l’organisation d’une telle rétrospective internationale, en suggérant que l’artiste concerné a déjà su se faire une place dans la grande histoire – celle qui permet à un artiste vivant de se comparer à des morts (en l’occurrence Duchamp et Warhol), sans s’attarder sur la petite, trop peu ambitieuse. Dans cette optique hypothétique, les organisateurs ont jugé sans doute nécessaire d’insister sur la singularité de l’artiste en question, sur sa position de supériorité par rapport au contexte qui a vu naître et se développer sa production artistique. Dans le cas présent, il s’agissait d’éviter de réduire Jeff Koons à la décennie 1980, aux États-Unis de Reagan, aux débats sur l’héritage des avant-gardes, sur le postmodernisme, sur le repositionnement des acteurs du monde de l’art face au boom du marché de l’art, ou encore au simulationnisme (autrement appelé « Neo-Geo »). À l’issue de la vingtaine de pages de l’article de Scott Rothkopf, qui s’annonce comme la démonstration de l’immense singularité de Jeff Koons – dont l’œuvre serait incomparable à celle des autres de son temps car celui-ci aurait repoussé comme jamais les limites de l’art et du monde de l’art –, cette hypothèse trouve sa confirmation :

« Qualifier Koons de reflet d’une époque n’est pas affirmer qu’il lui tend un miroir. Et faire de Koons le symbole d’une décennie à laquelle sont associés l’économie reaganienne, les yuppies et la crise du sida revient à peu près à faire de Jean-Honoré Fragonard l’emblème de la France des années 1780. Il serait plus réconfortant de choisir une incarnation dans le genre de Willem De Kooning, dont les toiles sont caractéristiques des années 1950 sans avoir été entachées du fléau du maccarthysme ou de la ségrégation raciale, par exemple. Nous avons néanmoins tendance à reconnaître aux artistes la capacité de cristalliser la nocivité d’une époque, surtout s’ils le font avec la limpidité singulière de Koons. En ce sens, il ressemble davantage aux peintres de la Neue Sachlichkeit [Nouvelle Objectivité] de l’Allemagne des années 1920, qui ont perpétué une figuration potentiellement réactionnaire tout en reflétant les mœurs complexes de leur société, avec toute l’ambiguïté éthique que cela impliquait.

Les années 1980 ont passé, Koons est resté[24]. »

L’argumentaire est malhabile, vraisemblablement parce que Scott Rothkopf pense, à tort, qu’associer l’art de Jeff Koons aux années 1980 le dessert. C’est tout le contraire[25]. Son art tout entier, et même sa personnalité artistique, ont été façonnés par cette décennie, en réaction contre un certain nombre d’éléments qui étaient alors au cœur des discussions. Certes, son œuvre ne peut être limitée à ces années-là, mais occulter ce contexte revient à empêcher la compréhension d’une part significative de l’art de Jeff Koons – et par là même la portée historique ultérieure des choix qu’il a faits à ce moment de sa carrière. Pour le mesurer, il importe à présent de se concentrer sur cette partie de son travail, décisive, présentée en tout début d’exposition.

Le terreau déterminant des années 1980

Dans les années 1980, la scène artistique occidentale est profondément bouleversée par un désenchantement idéologique généralisé qu’accompagne une sévère remise en cause de la logique passée des avant-gardes du XXe siècle (et l’influence qu’elles ont eue sur l’écriture de l’histoire de l’art). Autrement dit, dans une société où les utopies dogmatiques ne font plus recette, la logique sectaire et autoritaire des avant-gardes, leur vision linéaire et téléologique de l’histoire de l’art, leur foi démesurée dans le pouvoir de l’art à changer le monde sont rejetées, en tant que conceptions dangereuses et vaines de l’art[26]. Mais sans ces regroupements d’artistes, mus par des ambitions esthétiques et socio-politiques communes et prêts à engager un combat tant artistique qu’idéologique, le monde de l’art contemporain pourra-t-il encore s’affirmer comme une zone de contestation, de résistance, de contre-pouvoir critique ? Cette question s’est imposée très tôt, avec angoisse, à nombre d’acteurs du monde de l’art effrayés par le retour en force de la peinture, qui plus est figurative, sur le devant de la scène. Après avoir été combattu vigoureusement sur la scène artistique américaine des années 1960-1970, en raison de sa complicité plus ou moins assumée avec le marché – le tableau étant un objet facilement commercialisable – ce médium était désormais célébré par le monde de l’art contemporain, assurant la gloire d’un Jean-Michel Basquiat, d’un Keith Haring, ou encore d’un Anselm Kiefer. Quant à la figuration que les avant-gardes abstraites du début du XXe siècle avaient tenté de présenter comme obsolète, elle apparaissait désormais comme le mode d’expression dominant[27]. Cette situation fut perçue par nombre de critiques d’art de l’époque comme un nouveau « retour à l’ordre », rappelant l’abandon par de nombreux artistes dans les années 1920 des prétentions plastiques avant-gardistes pour renouer avec un certain académisme formel[28].

Dans ce paysage, Jeff Koons a pu apparaître comme le parangon de cette nouvelle scène artistique : non pas en tant que peintre, car ses œuvres relèvent majoritairement de la sculpture, mais parce qu’il semblait alors assumer clairement – et avec un certain plaisir provocateur – les règles capitalistes du monde de l’art, piétinant apparemment les prétentions critiques des avant-gardes du passé[29]. Il n’était toutefois pas le seul à l’époque : tous les artistes dits « simulationnistes » – parmi lesquels figurent des peintres et des sculpteurs, tels que Ashley Bickerton, Ross Bleckner, Peter Halley, Sherrie Levine[30], Haim Steinbach, Philip Taaffe ou Meyer Vaisman et auxquels Jeff Koons a été associé dans la seconde moitié des années 1980 – incarnaient alors sur la scène américaine cette nouvelle orientation d’une partie de l’art contemporain. Ils ne formaient pas un groupe autoconstitué, mais plusieurs événements – auxquels Jeff Koons a participé – ont contribué à en faire un ensemble cohérent.

Le premier événement est un débat organisé en mai 1986 à la Pat Hearn Gallery à New York et retranscrit quelques mois plus tard dans la revue Flash Art sous un titre révélateur : « De la critique à la complicité ». À cette occasion, le sculpteur Haim Steinbach déclare notamment assumer parfaitement les règles du capitalisme et l’entreprise de séduction dans laquelle il s’engage en tant qu’artiste :

« Un déplacement s’est opéré dans les activités du nouveau groupe d’artistes dans la mesure où il s’intéresse à la question du lieu du désir, que j’entends comme le plaisir que procurent les objets et les marchandises, y compris ce que nous appelons les œuvres d’art. Nous avons davantage le sentiment d’être complice de la production du désir, ce que nous appelons traditionnellement les beaux objets séducteurs, que de nous trouver quelque part à l’extérieur de ce champ[31]. »

Aucun des autres intervenants à la table-ronde ne conteste cette position, qui prend pourtant à revers toute la tradition critique des avant-gardes, notamment celles qui, dans les années 1960-1970, s’étaient engagées à remettre en cause le règne de l’œuvre-objet (à travers performances, œuvres protocolaires, etc.). La complicité décomplexée avec le marché semble de mise dans ce « nouveau groupe d’artistes ».

Un autre acte fédérateur a lieu en septembre 1986. Une exposition consacrée à ces jeunes artistes ouvre à l’Institute of Contemporary Art de Boston : Endgame, Reference and Simulation in Recent Painting and Sculpture – un titre qui précipite l’idée selon laquelle un nouveau mouvement serait né, le « simulationnisme ». Puis en octobre 1986, Jeff Koons, aux côtés d’Ashley Bickerton, Peter Halley et Meyer Vaisman, quitte la jeune galerie alternative International with Monument située dans le quartier d’East Village à New York pour rejoindre la prestigieuse Sonnabend Gallery à Soho, un quartier plus chic. C’est la consécration. Quelques mois plus tard, au printemps 1987, Jeff Koons présente son œuvre pour la première fois au Centre Pompidou lors de l’exposition collective Les courtiers du désir – un titre encore une fois très évocateur[32].

La rétrospective du Centre Pompidou en 2014 a donné l’occasion à ceux qui connaissaient cette histoire du début de la carrière de Jeff Koons – presque entièrement passée sous silence dans l’exposition et le catalogue[33] – de la confronter aux œuvres qu’il réalise à l’époque. Cette période qui s’étend de la fin des années 1970 à la fin des années 1980 s’avère être la partie la plus intéressante de sa production, car la moins univoque. Dans la série des Inflatables (1979) comme dans Pre-New / The New (1979-1987) – réunies dans la première salle –, Jeff Koons tente de redéfinir la sculpture en opérant un mélange habile et visuellement convaincant entre l’art minimal et le readymade, autrement dit entre deux types de production artistique qui ont participé à un bouleversement radical de la sculpture au XXe siècle : le readymade, parce qu’il érige un objet non artistique, usuel, banal en œuvre d’art ; l’art minimal, car il fait dialoguer l’œuvre et son espace d’exposition, invitant ainsi le spectateur à ne plus concentrer son regard seulement sur l’objet matériel. En effet, Jeff Koons associe dans Inflatables des objets gonflables readymades (représentant principalement des fleurs) à des miroirs, observables par exemple dans les sculptures minimalistes de Robert Morris (Mirrored Cubes, 1965-1971) ou Robert Smithson (Mirror Vortex, 1964). La mollesse des formes plastiques colorées offre ainsi un contraste avec la rigidité rectiligne des miroirs froids. Dans les deux séries suivantes, ce sont des objets électroménagers qui dialoguent avec les tubes fluorescents. Ceux-là renvoient visuellement – surtout dans Pre New (1979-1980), car ils sont accrochés au mur – au travail minimaliste de Dan Flavin chez qui cet objet manufacturé devient un outil artistique à même de sculpter un espace par la lumière. Cette dimension poétique est absente du travail de Koons ; le tube lumineux est chez lui renvoyé à sa fonction pratique, ce qu’affirme la série The New (outre son titre) en disposant les aspirateurs sur les tubes, alignés à l’horizontal, dans un caisson de Plexiglas : il s’agit de mettre en valeur l’objet readymade grâce à la lumière, comme dans un supermarché, pour mieux susciter le désir du consommateur-collectionneur.

Toutefois, ce sont les séries Equilibrium (1983-1993) et Luxury and Degradation (1986) exposées au Centre Pompidou à la suite des premières séries, dans deux espaces distincts – qui sont sans doute les plus intéressantes de la carrière de Jeff Koons, dans la mesure où elles contredisent en partie l’image de l’artiste ayant très tôt renoncé à toute prétention critique pour s’adonner à un art divertissant répondant aux attentes du plus grand nombre, qui s’impose à partir de 1987. Elles sont en effet marquées par un héritage conceptuel, celui-là même qu’on pouvait observer quelques années plus tôt chez l’appropriationniste Richard Prince, un ami de Jeff Koons.

La série Equilibrium est composée de trois types d’objets différents. Les premiers sont des ballons de basket immergés dans des aquariums, qui ne subissent pourtant pas les effets de la poussée d’Archimède[34]. Les seconds sont des posters Nike des années 1980, réimprimés par Jeff Koons à partir des fichiers d’origine, présentant de célèbres joueurs – noirs – incarnant des héros (Moïse, Frankenstein, etc.) ou, plus largement, dans des postures et des décors renvoyant visuellement à une certaine forme de réussite sociale (roi sur son trône, secrétaire à la Défense, assemblée d’hommes en costume-cravate, etc.). La troisième catégorie d’objets est constituée de sculptures en bronze représentant à taille réelle des objets permettant à l’être humain, dans leur matériau originel, de survivre dans l’eau (canot de sauvetage, tuba, etc.). Commentant cette série dans la monographie consacrée à l’artiste aux éditions Taschen, la critique américaine Katy Siegel évoque un « projet conceptuel au sein duquel les œuvres reliées entre elles seraient exécutées dans différents médiums et regroupées sous un thème commun[35] ». En effet, ces différents groupes d’œuvres sont reliés par une démarche intellectuelle critique visant à déconstruire les rêves utopiques sur lesquels se construit la publicité, experte du désir :

« Nike évoque un rêve que les superstars de la NBA incarnent pour des millions de gens, particulièrement pour de jeunes noirs. […] Les choix de Koons mettent en avant la manière dont ces athlètes exclusivement noirs sont présentés non pas seulement comme des stars, mais aussi dans des rôles où la revendication de pouvoir et de respectabilité devient le reflet d’un système social traditionnel qui refuse en réalité tout pouvoir et respect à la majorité des noirs américains.

[…] Les posters font miroiter l’idée “Je suis une star, tu peux toi aussi être une star” à de jeunes hommes qui statistiquement n’ont pratiquement aucune chance de devenir riches et puissants, par le sport ou par tout autre moyen. Koons ne se contente pas de dénoncer la pauvreté des options sociales ouvertes aux noirs américains, il voit aussi une analogie entre les espoirs que des enfants mettent dans le sport et la manière dont certains enfants blancs de la middle class américaine espèrent exploiter l’art au profit d’une ascension sociale[36]. »

Ainsi, les ballons de basket immergés anormalement dans l’eau sans qu’ils ne remontent à la surface seraient à la fois ce symbole d’un rêve impossible, d’une possible noyade, que viennent accentuer ce gilet de sauvetage et tuba en bronze qui ne sauvent plus de vie, parce que transformés dans une matière plus respectable, plus artistique – le bronze –, ils entraîneraient tout utilisateur au fond de l’eau.

Dans la série Luxury and Degradation (1986), Jeff Koons, à l’instar d’un artiste conceptuel tel que Hans Haacke, mène l’enquête. Il entend révéler à travers la reproduction sur toile de publicités d’alcool de l’époque qu’il y a une corrélation entre le degré d’abstraction des images et le public visé : les publicités les plus littérales vantent les produits les moins chers destinés à une catégorie sociale peu fortunée ; les plus sophistiquées ciblent une élite, financière et culturelle. Ainsi, I Could Go for Something Gordon’s (1986) reprend une publicité pour du gin présentant une femme entièrement vêtue de blanc, sur une plage, tenant à la main palette et pinceau, face à son tableau de chevalet ; derrière elle, assis sur le sable, un homme, en jean et chaussures bateau, la regarde, admiratif. Bien qu’appartenant à la série The New, la rétrospective du Centre Pompidou avait judicieusement réuni dans cette même salle l’œuvre New ! New too ! de 1983 qui apportait un pendant éloquent à celle déjà mentionnée. En effet, celle-ci reproduit une affiche publicitaire, moins subtile, destinée manifestement à un autre public, présentant deux cannettes de gin tonic et de vodka tonic plongées dans de la glace, à côté de morceaux de citrons, sous un slogan limité à « New ! New too ! ». À l’extrême opposé se trouve Stay in Tonight, une œuvre qui reprend une publicité pour la liqueur Frangelico, quasi abstraite, où n’apparaît qu’un flot d’alcool en gros plan. À ces affiches-tableaux, Koons associait dans cette série différentes sculptures reproduisant des objets destinés à contenir de l’alcool (carafe, seau, etc.), respectant deux principes qui deviennent des lignes directrices de son travail : une extrême fidélité à l’original (déjà observée dans la série Equilibrium), limitée par la transformation du matériau de l’objet originel. Si le bronze avait été choisi dans Equilibrium, Jeff Koons opte ici pour l’inox : ce matériau commun, offrant néanmoins des effets de brillance (donc de séduction), permet d’effacer la hiérarchie qui existait initialement entre les objets reproduits. La carafe d’origine en cristal de baccarat n’a assurément plus le même prestige – mais c’est une œuvre d’art.

Toute cette série propose ainsi un commentaire critique sur la manière dont la publicité cible diverses classes sociales et creuse leurs différences en leur proposant, souvent dans des lieux qui leur sont destinés, des modèles de communication visuelle particuliers. Jeff Koons utilise lui-même ce terme de « classe », déclarant : « Quand j’ai travaillé avec des publicités pour des alcools, le but n’était pas tant de guider le spectateur que de cerner les structures de classe[37]. » Pour expliquer les raisons qui l’ont guidé vers l’inox pour les sculptures de sa série, il emploie le terme de « prolétaire » : « L’argent est la matière des théières et des plateaux. L’inox est le luxe du prolétaire[38]. » Cette terminologie marxiste peut étonner, surtout lorsqu’elle est mise en relation avec le discours dominant des simulationnistes de l’époque (dont fait partie Jeff Koons) qui assument la complicité avec les règles du marché capitaliste, sans intention critique. En effet, le positionnement de l’artiste à l’époque est encore ambigu, et donc passionnant, parce qu’il conjugue avec une grande intelligence provocation, séduction et contestation. Il invite ainsi à revoir une certaine image de l’artiste qui s’est construite très peu de temps après ses premières séries, comme le suggère Katy Siegel :

« Pour un artiste qu’une vision réductrice a parfois décrit comme un flagorneur des riches, en particulier pendant l’ère Reagan, Koons ne présente pas seulement un regard sceptique, mais même une bonne dose d’hostilité à l’égard des structures dominantes du pouvoir[39]. »

Il ne s’agit néanmoins pas de prouver l’impossible en tentant de faire de Koons un artiste marxiste. Si ses œuvres peuvent être appréciées d’un large public, sur le plan marchand, elles s’adressent sans ambiguïté à une élite financière. En outre, elles reposent sur une vaste exploration des mécanismes du désir tels qu’ils existent dans une société capitaliste, ce qui les rend parfaitement adaptées à ce système qu’elles participent à mettre en lumière. Pour autant, si cet élément s’impose comme le fil directeur de son œuvre, il est important de prendre conscience du potentiel critique qui l’accompagnait au début de sa carrière, qui disparaît par la suite. Son travail connaît en effet une rupture importante à la fin des années 1980, précisément au moment où Jeff Koons accède à une certaine gloire médiatique personnelle, après avoir attiré l’attention du monde de l’art autour de son travail en étant associé aux simulationnistes. Avec les séries Banality (1988), Made in Heaven (1991), Celebration (1994-1995) et Easyfun (1999-2000) – qui marquaient justement le tournant du U dans l’espace d’exposition –, Jeff Koons abandonne manifestement ces ambitions conceptuelles critiques pour se livrer à un art plus opportuniste et populiste, comme s’il s’était décidé à incarner tout ce dont on l’avait accusé auparavant (au même titre d’ailleurs que les autres simulationnistes) : rompre avec les ambitions critiques des avant-gardes, assumer une complicité décomplexée avec le marché, etc. Ainsi, après avoir posé un regard relativement critique sur le désir capitaliste dans ses premières œuvres, Jeff Koons livre à la scène artistique, et au marché de l’art en particulier, des œuvres qui nourrissent en même temps qu’elles révèlent nos désirs les plus primaires et les plus faciles à assouvir – la série Made in Heaven (1991), célébrant les ébats sexuels des Jeff Koons et de son épouse, marquent en cela une rupture éloquente.

Si Jeff Koons mérite son exposition au Centre Pompidou, c’est parce qu’il incarne en partie cette décennie des années 1980 si singulière, parce qu’il a su tirer son épingle du jeu d’une scène artistique en perte de repères et de modèles. Après avoir tenté au début de la décennie de sauver en quelque sorte un art critique, il a renoncé. Qu’a-t-il proposé à la place ? Non pas, comme le soutient Scott Rothkopf, un dépassement des limites de l’art jamais observé auparavant, mais un savant mélange des apports de la modernité et de l’académisme. Il a renoncé aux critères intemporels du beau, y préférant le populaire kitsch ; il a renoncé aux ambitions critiques de l’art, y préférant la « célébration » « easyfun » – pour reprendre le titre de ses séries – de la culture populaire, associée aux effets de séduction du clinquant, des surfaces miroitantes ; il a remis au goût du jour la valorisation du métier (durée de réalisation de ses œuvres, souci des finitions, etc.). Néanmoins, il a su échapper à l’image d’un artiste réactionnaire en convoquant l’héritage de Duchamp (en raison de ses readymades) et celui de Warhol (en raison de son intérêt pour la culture visuelle populaire) et en faisant régulièrement l’objet de polémiques, voire de scandales, comme les grands artistes qui ont marqué l’histoire de la modernité, tels Manet, Matisse, Picasso, etc. Mais si Jeff Koons s’avère un artiste intéressant, c’est surtout en tant qu’artiste pompier – même si cet adjectif peut paraître anachronique pour qualifier un artiste du XXIe siècle – car il est formidablement représentatif des attentes, des goûts d’une époque post-utopique. Ses recettes sont connues et éprouvées, mais aucun artiste avant lui n’avait eu l’idée d’œuvrer avec ces différents ingrédients.

 

Notes

[1] Dommergue B., « Le Centre Pompidou devait-il succomber au « Made in Koons » », blog diffusé sur le site de Mediapart, 21 novembre 2014, en ligne : https://blogs.mediapart.fr/bertrand-dommergue/blog/211114/le-centre-pompidou-devait-il-succomber-au-made-koons (consulté en juin 2017).

[2] La rétrospective présentait à ce propos une sélection d’annonces publicitaires publiées dans diverses revues d’art (Arts ou Artforum) en novembre 1988. Toutes mettaient en scène l’artiste dans des postures gratifiantes, notamment devant des élèves d’une classe de primaire. Ainsi était annoncée la nouvelle exposition de l’artiste à la galerie Sonnabend à New York – sans montrer une seule de ses œuvres.

[3] Périer M., « Record de fréquentation pour l’exposition Jeff Koons à Pompidou », Le Figaro, 29 avril 2015, en ligne : http://www.lefigaro.fr/arts-expositions/2015/04/29/03015-20150429ARTFIG00121-record-de-frequentation-pour-l-exposition-jeff-koons-a-pompidou.php (consulté en juin 2017).

[4] Parise C., « Jeff Koons, la rétrospective gonflée à bloc », Le Mag de myartmakers.com, 23 février 2015, en ligne : http://www.myartmakers.com/le-mag/jeff-koons/ (consulté en juin 2017).

[5] Certains de ces selfies ont, qui plus est, été encouragés par le Centre Pompidou à Paris et le Whitney Museum à New York. Voir le site du Centre Pompidou https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/cyX6p86/rnX6nA7 pour l’organisation d’un concours de selfies #LoveKoons à l’occasion de la saint Valentin. Voir également l’article : Freeman N., « The Whitney Begged Teens to Take Jeff Koons Selfies in Pro-Selfie Propaganda », Observer, 21 octobre 2014, en ligne : http://observer.com/2014/10/the-whitney-begged-teens-to-take-jeff-koons-selfies-in-pro-selfie-propaganda/ (consulté en juin 2017).

[6] Scott Rothkopf est un jeune commissaire d’expositions américain, né en 1976. Après avoir été rédacteur en chef de la revue Artforum de 2004 à 2009, il a rejoint le Whitney Museum en tant que conservateur. Il y a organisé notamment une exposition de Glenn Ligon (2011) et Wade Guyton (2012). Après la rétrospective Jeff Koons, il est devenu conservateur en chef en 2015.

[7] Rothkopf S., « Avant-propos », Jeff Koons, la rétrospective, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, et alii, 2014-2015, p. 7.

[8] Naturellement, l’œuvre de Jeff Koons a été présenté dans des musées à de nombreuses reprises par le passé. Une rétrospective de son travail avait déjà été présentée à Chicago, sa ville natale, en 2008. Néanmoins, celle de 2014-2015 est la plus complète et a une portée internationale.

[9] Seban A., « Avant-propos », Jeff Koons, la rétrospective, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, et alii, 2014-2015, p. 4-5.

[10] Rothkopf S., « Avant-propos », ibid., p. 7.

[11] Voir Holzwarth H. W. (éd.), Jeff Koons, Cologne, Taschen, 2009.

[12] L’un présentait la série Equilibrium (1983-1993) et l’autre les œuvres sulfureuses de la série Made in Heaven (1991), mettant en scène les ébats sexuels de l’artiste avec la Cicciolina. La première salle offrait trois entrées possibles, alors que la seconde n’en proposait qu’une seule, interdite aux mineurs et surveillée par un gardien.

[13] Le plan de l’exposition est présenté dans le fascicule lié à l’exposition, téléchargeable à l’adresse suivante : https://www.centrepompidou.fr/media/document/41/c8/41c850b230e510e081a22bfe2f5c1308/normal.pdf (consulté en juin 2017).

[14] Jeff Koons, à propos de la série Banality (1988), cité dans Holzwarth H. W. (éd.), Jeff Koons, Taschen, Cologne, 2009, p. 252.

[15] Rothkopf S., « Remerciements », Jeff Koons, la rétrospective, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, et alii, 2014-2015, n. p.

[16] Lee P. M., « Amour et basket-ball », ibid., p. 228-233.

[17] La photographie la plus polémique d’Andres Serrano (1950) est Piss Christ, une photographie de 1987 qui présente un crucifix plongé dans un mélange d’urine et de sang de l’artiste. Plusieurs œuvres de Robert Mapplethorpe (1947-1989) ont également fait l’objet de polémiques, notamment parce qu’elles mettaient en lumière des pratiques sexuelles sado-masochistes.

[18] Ce fascicule reste consultable en ligne à l’adresse suivante : https://www.centrepompidou.fr/media/document/41/c8/41c850b230e510e081a22bfe2f5c1308/normal.pdf (consulté en juin 2017).

[19] Blistène B., présentation de l’exposition Jeff Koons, en ligne : https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/cABRrbG/rRLxo6k (consulté en juin 2017) : « En 1987, sous l’impulsion du grand Walter Hopps, directeur de la Menil collection de Houston, le Centre Pompidou réunissait dans une exposition de groupe au titre affriolant – Les courtiers du désir – cinq artistes dont un homme jeune de trente-deux ans, enchanté de cette participation : Jeff Koons. En 2000, dans une exposition de groupe intitulée Au-delà du spectacle, j’invitais au Centre Pompidou, avec la complicité du non moins grand Philippe Vergne, un homme mature de quarante-cinq ans, toujours enchanté d’intervenir : Jeff Koons. Aujourd’hui, l’institution consacre, sous l’égide de Scott Rothkopf et moi-même, un homme mûr de cinquante-huit ans, encore plus enchanté de cette rétrospective : Jeff Koons. »

[20] Ibid., Entretien avec Jeff Koons, non daté : « JK – […] Après avoir passé du temps à Chicago, je suis retourné à New York, car j’avais besoin d’une connexion plus forte à l’art européen, entre autres à Fluxus, qui m’intéressait… Je voulais me faire le défenseur d’idées dans leur forme pure. BB – Vous citez souvent Fluxus et son influence sur votre travail ou sur votre processus de création, mais je dois dire que physiquement, visuellement, il n’y a aucun rapport entre le travail de vos débuts et ce que Fluxus faisait au même moment. JK – Cela a peut-être à voir avec une certaine avant-garde. Avec Fluxus, on trouve cette tradition de l’avant-garde et des artistes qui sont dans la revendication, qui croient à la revendication, qui créent leur propre réalité. »

[21] Blistène B., « Enjoy ! », Jeff Koons, la rétrospective, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, et alii, 2014-2015, p. 11-16.

[22] Ibid., p. 13.

[23] Ed Paschke (1939-2004) est un peintre américain, lié à la ville de Chicago, et notamment au groupe des Imagistes de Chicago. Son travail figuratif est marqué par une double influence du Pop art et du surréalisme.

[24] Rothkopf S., « Sans limites », Jeff Koons, la rétrospective, cat. exp., Centre Pompidou, Paris, et al., 2014-2015, p. 39.

[25] C’est ce que démontre justement Pamela M. Lee dans son article déjà mentionné (voir note 16, p. 233). Bernard Blistène note quant à lui que « Koons s’est vite attaché à réconcilier les contraires en fin connaisseur de l’art de son temps […] Koons exprime et incarne la quintessence du postmodernisme » (voir note 21, p. 13).

[26] Sur ces éléments très généraux, je me permets de renvoyer aux analyses de mon ouvrage : Trespeuch H., La crise de l’art abstrait ? Récits et critiques dans les années 1980, en France et aux États-Unis, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, notamment au chapitre 2, « Repenser l’histoire de l’art du XXe siècle », p. 47-83.

[27] Voir ibid., chapitre 1, notamment p. 35-45. Voir également Debrabant C., La peinture à l’épreuve du postmodernisme – États-Unis – Europe, 1962-1989, thèse de doctorat d’histoire de l’art sous la dir. de P. Dagen, Université de Paris I, 2014.

[28] Voir, par exemple, Buchloh B., « Figures d’autorité, chiffres de régression. Notes sur le retour de la représentation dans la peinture européenne », Buchloh B., Formalisme et historicité, autoritarisme et régression. Deux essais sur la production artistique dans l’Europe contemporaine, Le Vésinet, Éd. Territoires, 1982, p. 13-63.

[29] Voir par exemple Foster H., « The Future of an Illusion, or The Contemporary Artist as Cargo Cultist », Endgame, Reference and Simulataion in Recent Painting and Sculpture, cat. exp., Boston, The Institute of Contemporary Art, 1986, p. 91-105. Nombre de développements de cet article sont repris dans Foster H., Le retour du réel. Situation actuelle de l’avant-garde, Bruxelles, La Lettre volée, 2005 (1996), p. 136-149. Voir également Trespeuch H., « Appropriationnisme versus simulationnisme : vraie et fausse avant-gardes ? », Schneller K., Théodoropoulou V. (dir.), Au nom de l’art. Enquête sur le statut ambigu des appellations artistiques de 1945 à nos jours, actes de colloque (Paris, institut national d’Histoire de l’Art – INHA, 2011), Paris, Presses universitaires de la Sorbonne, 2013, p. 85-96.

[30] Sur l’affiliation de Sherrie Levine au simulationnisme, voir Trespeuch H., « Sherrie Levine, de l’appropriationnisme au simulationnisme », Marges, n° 17 : « Remake, reprise, répétition », 2013, p. 44-53, en ligne : http://marges.revues.org/127 (consulté en juin 2017).

[31] Steinbach H., cité dans Steinbach H., Koons J., Levine S., Taaffe P., Halley P., Bickerton A., « De la critique à la complicité », Harrison C., Wood P. (éd.), Art en théorie, 1900-1990, Paris, Hazan, 1997 (1992), p. 1173.

[32] Voir Halle H., « Les courtiers du désir », Les courtiers du désir, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 1987, p. 13 : « […] le lieu de codification traditionnel de l’art, c’est-à-dire le musée, est devenu lui-même une place de courtage du désir. […] La pratique artistique a toujours positionné ses produits comme objets du désir. […] Mais tous ces classements hiérarchiques s’écroulent sous le choc des tendances déshistoriques. De plus en plus, le centre de gravité de la pratique artistique se déplace de l’objet vers la place de courtage où se font les transactions sur l’art. »

[33] Voir Rothkopf S., « Avant-propos », Koons, la rétrospective, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, et alii, 2014-2015, p. 26, 33. Scott Rothkopf fait brièvement allusion au contexte de ce début de carrière en évoquant le « buzz critique » dont bénéficie Jeff Koons en 1986 et, plus tard, en indiquant très vaguement que les œuvres de l’artiste ont suscité à l’époque des commentaires de critiques d’art interrogeant le « fétichisme de la marchandise » observé également chez Bickerton, Steinbach et McCollum.

[34] Pour réaliser ces installations, Jeff Koons a collaboré avec Richard P. Faynman, prix Nobel de physique en 1965.

[35] Siegel K., dans Holzwarth H. W. (éd.), Jeff Koons, Taschen, Cologne, 2009, p. 165.

[36] Ibid., p. 168.

[37] J. Koons cité dans ibid., p. 202.

[38] J. Koons cité dans ibid., p. 206.

[39] Ibid., p. 210.

 

Pour citer cet article : Hélène Trespeuch, "Jeff Koons (Centre Pompidou, Paris, 2014-15) : une rétrospective amnésique", exPosition, 25 septembre 2017, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles3/trespeuch-koons-pompidou-paris-2014/%20. Consulté le 28 septembre 2023.

L’exposition Vidéo Vintage (Centre Pompidou, Paris, 2012) : un parti pris scénographique au détriment des vidéos

par Caroline Tron-Carroz

 

Caroline Tron-Carroz est docteure en histoire de l’art contemporain, chercheure associée à l’InTRu à l’Université François-Rabelais de Tours. Elle est également rédactrice en chef adjointe de la revue exPosition. Ses recherches portent essentiellement sur l’histoire de l’objet télévision dans le champ de l’art, ainsi que sur les collectifs vidéo des années 1970 aux États-Unis. Elle a récemment publié La boîte télévisuelle. Le poste de télévision et les artistes (INA, 2018).

 

L’exposition Vidéo Vintage a ouvert ses portes en février 2012[1], au quatrième étage du musée national d’Art moderne (MNAM) à Paris, sous la direction de Christine Van Assche, conservateur du département des nouveaux médias du Centre Pompidou, et de Florence Parot, attachée de conservation au musée et commissaire associée. Ces dernières années, à Paris, peu d’expositions ont été consacrées aux collections vidéo du Centre Pompidou[2], une telle manifestation était particulièrement attendue.

L’exposition propose de retracer 20 ans de création vidéo suivant une chronologie ciblée (1963-1983), en montrant à un large public une sélection de vidéos fondatrices collectionnées par le MNAM depuis 1977. Le dispositif spatial repose essentiellement sur une scénographie vintage avec des fauteuils, des tables basses et des télévisions. Le dépliant de visite, distribué à l’entrée de l’exposition, précise les visées scénographiques des commissaires : « une scénographie vintage qui emprunte aux années 1960-1970, restitue dans des salons les conditions de visionnage en temps réel, comme aux origines du médium[3] ». Dans un premier temps, il est intéressant de se reporter à la définition du terme vintage telle que Florence Parot la mentionne dans le catalogue, pour comprendre les enjeux scénographiques de cette exposition :

« Vintage est un terme anglais issu d’une forme altérée de l’ancien français correspondant au mot “vendange” qui désigne un vin remarquable par sa qualité en référence à un âge ou à millésime. La mode s’empare de ce terme pour qualifier des vêtements de grands couturiers rares et anciens : la musique, le rock à ses débuts, la photographie, ses tirages d’époque. Adhérer au vintage, c’est affirmer un style authentique, tout en se référant à un moment mythique que beaucoup n’ont pas connu. Les années 1960 et 1970 – période révolutionnaire, libertaire, anti-guerre, hédoniste – sont revisitées par la nouvelle génération. La performance, le happening, le body art, le militantisme féministe, homosexuel et antiraciste, la critique des médias et de la télévision, sont autant d’expressions que la vidéo a su capter à son époque[4]. »

Le terme vintage véhicule en effet l’idée d’un objet authentique, révolu et daté. Il traduit aussi l’idée d’un objet qui serait « remis au goût du jour », sous l’effet d’une mode, d’un engouement contextuel et culturel. Si l’on en juge par la définition retranscrite, ce sont plus particulièrement les années 1960 et 1970 qui sont envisagées comme période de référence, alors que le terme vintage n’induit aucune chronologie spécifique.

Les commissaires apportent d’autres précisions sur ce choix scénographique, en invoquant les conditions avantageuses de visionnement des vidéos :

« À l’ère de la reproductibilité électronique, la consultation des œuvres sur Internet entraîne un visionnage accéléré et plus déconcentré des œuvres tandis que dans le musée, lieu idéal, le temps nécessaire à leur réception peut être respecté. Le temps de l’œuvre redevient le temps du spectateur[5] ».

Ainsi, tout en se référant à une époque marquée par la contre-culture, l’exposition se donne pour but d’offrir au spectateur du musée un temps privilégié pour regarder des vidéos, comme à l’origine, c’est-à-dire sans les « zapper ». Et c’est pour répondre à cet impératif de mise en condition du visiteur, que les commissaires lui dédient des espaces organisés sous la forme de petits salons.

Pour comprendre ce parti pris vintage, le document intitulé « Scénographie de Vidéo Vintage », versé aux archives du MNAM, apporte quelques éclairages sur les intentions des commissaires :

« Il s’agit de créer une “ambiance d’époque” par des éléments de mobilier, mais pas d’en rajouter ni de transformer le musée en marché aux puces. Les éléments décoratifs choisis (tapis ou lampes) le seront pour des raisons symboliques. Trouver le ton juste et le bon équilibre sont des éléments très importants […] Le visiteur peut s’asseoir dans des fauteuils et canapés confortables pour visionner les œuvres dans leur entièreté […] Les moniteurs sont des appareils cathodiques posés sur d’autres meubles. Les lecteurs DVD sont cachés car ils sont contemporains. Les câbles peuvent être cachés par des tapis […] Des photos 50 x 70 environ sont accrochées ou collées sur les murs retraçant le contexte de l’époque. D’autres peuvent être présentées dans des vitrines. Une armoire vitrée type penderie expose du matériel de l’époque : Portapak […]. Dans le couloir attenant [à] la galerie du Musée pour la sélection des œuvres conceptuelles, une présentation plus muséale type 70/80 est proposée (moniteurs cathodiques sur socle, bancs et vitrines)[6]. »

À la lecture de ce document et du plan général de l’exposition, on comprend que les commissaires ont souhaité faire cohabiter plusieurs espaces à l’image de l’univers domestique : une « entrée » (avec des écrans plats et un « salon témoin »), quatorze « salons », un « couloir », des « vitrines », auxquels s’ajoutent deux projections vidéo. Trois sections scandent le parcours pour permettre au visiteur de comprendre la variété des écritures des œuvres vidéo : la première porte sur « la performance et l’auto-filmage », la deuxième concerne « la télévision : recherches, expérimentations, critiques », la troisième section présente « les attitudes, formes, concepts ». À première vue, l’organisation des petits salons dans la grande galerie est plutôt engageante. Les fauteuils, paradigmes de l’enveloppement et du confort, les lampes, les tapis, les tables basses et les vitrines chinés par l’agence parisienne Colonel, en charge de la scénographie, mettent le visiteur à l’aise, rassuré de retrouver un espace proche de son intimité. Mais l’abandon du corps du spectateur au confort des sièges en velours à dominante vert, marron et orange, génère une intrication volontaire entre l’espace public (le musée) et l’espace privé (le chez soi). En effet, si l’exposition Vidéo Vintage repose intégralement sur un modèle d’esthétique domestique, elle restitue, de fait, l’univers lénifiant de la maison, bercé par le rituel de la télévision, de sorte que l’agencement général (fauteuils et meubles), comme la présence des moniteurs à tube cathodique, renvoie à des habitudes communes de consommation télévisuelle. Et c’est précisément ce versant « ameublement » qui a marqué les esprits. Le livre d’or, comme les encarts et les articles de la presse hebdomadaire ou de la presse spécialisée[7], ont plébiscité la scénographie générale de l’exposition, revendiquant le moelleux des sièges en opposition sous-jacente aux conditions de visionnement ordinairement attribuées aux bandes vidéo dans le cadre des musées.

La réflexion qui suit propose de cerner les enjeux d’une telle orientation scénographique : est-on face à une tentative de conditionnement de la vidéo ? Puisque les commissaires revendiquent le choix du vintage en louant son authenticité, on est en droit de s’interroger sur celle-ci : la reconstitution du chez soi incarne-t-elle suffisamment les positionnements critiques propices aux artistes vidéo des années 1970 ? Qu’en est-il de la restitution de la part créative, authentique, de la vidéo analogique à travers cette exposition ?

Simulacres

Une grande partie du dispositif spatial repose ainsi sur un univers très attractif : l’intimité prosaïque du salon. Cependant, on constate que peu de raccordements scientifiques viennent compléter, voire étayer ce choix scénographique. Sur les murs, sur les cartels ou dans le livret d’exposition, quelques données factuelles se dessinent en interstices, fournissant de très brèves explications sur le contexte artistique et télévisuel de l’époque. Si la première partie regroupe de nombreux artistes performers ayant recours à l’auto-filmage[8], exprimant la part influente de la vidéo dans les arts de l’action, la deuxième section (« La télévision : recherches, expérimentations et critiques ») ne retrace qu’en très grandes lignes l’histoire des expérimentations des artistes dans les studios de télévision aux États-Unis, en France, en Angleterre, en Allemagne (ex-RFA), sans toutefois spécifier les différences de statut entre les télévisions publiques et privées notamment aux États-Unis[9], ni même évoquer le soutien de producteurs curieux et audacieux[10], qui ont largement valorisé les nouvelles formes de création. Le cas de la France est très vite retracé, notamment dans le livret d’exposition, lorsque le nom de Jean-Christophe Averty est évoqué. Programmés dès la conception de l’exposition, ses travaux pionniers ont été finalement évincés de la sélection finale[11]. Les réalisations que Samuel Beckett a conçues pour la BBC en Angleterre[12], la Fernsehgalerie de Gerry Schum à Düsseldorf (1969-1970)[13] ou encore les studios de télévision à New York ou à Boston qui ont ouvert leurs portes aux artistes vidéo au cours des années 1970 sont également signalés.

Quelques lignes informent également le visiteur sur les prises de position critiques des artistes vis-à-vis de la télévision commerciale, alors qu’elles sont au cœur des liens problématiques entre art vidéo et télévision aux États-Unis. En effet, au tout début des années 1970, un malaise se fait sentir au sein des laboratoires vidéo des chaînes publiques américaines. Ces laboratoires, financés par des fonds privés (à l’image de la fondation Rockefeller), sont destinés à accueillir des artistes qui peuvent bénéficier d’un matériel vidéo professionnel pour expérimenter l’image électronique. Le statut avantageux de ces structures donne naissance à des créations vidéo expérimentales retransmises dans le cadre d’émissions spécifiques qui, progressivement, sont écartées des grilles de programmes, alors que la majorité des recherches entreprises sur la colorisation et les effets de surimpression des images sont copieusement récupérées par les studios de télévision. Dépités, de nombreux vidéastes (Steven Beck, Frank Gillette, Stan VanDerBeek…) admettent que la télévision nord-américaine ne sera jamais une vitrine, un lieu d’exposition envisageable. À partir de 1969, des collectifs d’artistes comme The Raindance Corporation, Videofreex ou Ant Farm commencent à entretenir une démarche radicale à l’encontre de la télévision. Ils prônent un art vidéo plus libre, plus proche du public que les studios ou autres laboratoires et entendent bien déconstruire le langage et les codes de la télévision.

Si nous insistons quelque peu sur ce contexte de délitement entre les artistes et les organes de production audiovisuelle, c’est parce qu’il contribue pleinement à l’installation des premiers dispositifs « salon » au sein des musées au cours des années 1970 aux États-Unis, sur lesquels l’exposition Vidéo Vintage s’appuie. En effet, les artistes aux positionnements critiques tranchés à l’encontre des organes audiovisuels nord-américains réfléchissent à des démarches alternatives pour présenter leurs travaux vidéo. Aidés par quelques directeurs de galeries et d’institutions notamment new-yorkaises ou californiennes – territoires historiques des recherches vidéo aux États-Unis –, ils construisent des espaces qui plagient le salon familial, véritables simulacres critiques à l’univers ménager des spectateurs. Ces espaces appelés « environnements », puis « installations », sont des dispositifs immersifs et opérants pour mettre en scène l’univers privé, mais aussi pour contrecarrer des comportements routiniers des téléspectateurs face à leur écran. Ébranler les habitudes télévisuelles est une des missions que se sont fixés les artistes appartenant à la mouvance de « Guerrilla Television[14] », à l’image du collectif Telethon (Billy Adler, John Margolies, Van Schley et Ilene Segalove) qui, en 1972, conçoit au Contemporary Arts Museum de Houston, un environnement restituant en détail un salon middle-class américain : une image volontairement fabriquée et familière de l’univers domestique. Le mur recouvert de papier peint, les tableaux de paysages, le canapé à carreaux placé devant un imposant poste de télévision offrent un cadre privilégié au spectateur pour découvrir les vidéos du collectif, diffusées en boucle, dont les images stigmatisent la télévision commerciale américaine, premier relai du discours politique et publicitaire de l’époque.

Les années 1970 ont donc vu l’affirmation d’une démarche commune qui consiste à réinterpréter à grande échelle le modèle domestique existant. La constitution au cœur des musées de ces simulacres engendre en effet une critique de la topique télévisuelle ou de la « Topique TV » selon l’expression consacrée de l’historien de l’art vidéo René Berger :

« J’appelle “topique” l’ensemble des “conditions” qui constituent le champ d’action d’un médium. Ainsi la topique de la TV se fonde, d’une part sur la relation bipolaire du téléspectateur et de son poste, d’autre part sur l’organisation du discours télévisuel […] S’il est un trait commun à tous les artistes vidéo, c’est de “rompre” délibérément avec la topique TV. Tel est ce que j’appelle “l’effet de dis-location” qu’ils pratiquent tous peu ou prou, soit comme l’ont fait dès leurs débuts un Nam June Paik, un Vostell […]. L’effet de dis-location n’est qu’un aspect de leur activité. L’effet de “re-location” ne leur tient pas moins à cœur. Dans cette perspective, ils visent à créer, par le truchement de la vidéo, mais non exclusivement par lui, des situations nouvelles qu’on pourrait qualifier, pour s’en tenir à un terme général, d’“expérimentales”[15]. »

La « Topique TV », autrement dit l’ensemble des conditions qui constitue le champ télévisuel, doit être repensée au sein même des musées et des galeries. Ainsi, les travaux vidéo in situ, sont d’authentiques réflexions formelles, mais aussi les témoins historiques des positionnements vindicatifs des artistes à l’encontre du pouvoir des mass-media dans les années 1970.

L’exemple le plus probant de ce type de démarche reste sans doute celui du collectif californien Ant Farm. En 1975, les artistes Chip Lord, Doug Michels et Curtis Schreier, membres fondateurs du collectif, réalisent deux bandes vidéo couleur qui feront date : Media Burn (1975, 26 min, couleur, son) et The Eternal Frame (1975, 23 min 50, n&b et couleur, son). Cette dernière, réalisée en collaboration avec le collectif T.R Uthco, est fondée sur la répétition, scène par scène, de l’assassinat de Kennedy en novembre 1963 à Dallas. L’année suivante, les artistes exposent la bande vidéo au Long Beach Museum of Art, sous la forme d’un environnement qui reconstitue en détail un séjour américain des années 1960 : les bibelots et les meubles, dont le poste de télévision, côtoient les reproductions photographiques du couple Kennedy accrochées au papier peint fleuri du coin-salon. Il s’agit ni plus ni moins d’une remise en condition du spectateur dans un univers familier délibérément contrefait. Cette reconstitution manifeste est illustrée par une photographie accrochée sur les murs de l’exposition Vidéo Vintage qui, dans ces conditions, suggère au public que cette pièce a servi de modèle d’inspiration pour la scénographie[16].

En 2008, l’environnement The Eternal Frame a été intégralement reconstruit dans le cadre de l’exposition California Video: Artists and Histories organisée au Getty Museum de Los Angeles[17]. On peut considérer cet événement comme marquant dans l’histoire du collectif californien, et par là même dans l’histoire des expositions d’art vidéo, puisqu’il s’agissait de la première réinstallation de l’œuvre depuis sa création. Glenn Phillips, commissaire de l’exposition et conservateur du département vidéo au Getty Research Institute, a tenu à rassembler minutieusement tous les éléments de l’environnement : les cartes postales commémoratives, la tapisserie, les bustes, etc., à partir de photographies prises pendant l’installation initiale en 1976 ou en menant des entretiens avec les artistes[18]. La plupart des objets avaient disparu, d’autres comme les bibelots kitsch étaient en très mauvais état et nécessitaient la mobilisation d’équipes spécialisées, notamment le personnel du département de conservation des arts décoratifs et de sculpture du Getty, qui s’est chargé de la restauration de l’un des bustes de Jacky Kennedy en plastique peint, pourtant acheté dans les boutiques bon marché de l’époque, mais rénové avec autant d’égard qu’un objet de collection ancienne. Ainsi, Glenn Phillips a œuvré à retranscrire au plus juste tous les éléments présents en 1976 grâce à des achats sur des sites spécialisés et des conseils auprès de professionnels. Le commissaire a également consulté l’équipe du Cooper-Hewitt National Design Museum de New York qui possède une des plus impressionnantes collections de papiers peints aux États-Unis pour tenter de retrouver le motif original. Vaines recherches. Il a donc fait appel à Beatriz Kerti, directrice artistique à Hollywood, pour réimprimer avec exactitude le dessin de la tapisserie[19]. De cette démarche scientifique menée aux États-Unis, certes très excessive mais développée à partir de données concrètes, il ne subsiste aucune trace dans les archives de l’exposition parisienne, notamment parce que les objets (fauteuils, lampes, tapis) ont été davantage choisis pour leur qualité esthétique « rétro » que pour leur portée historique et culturelle.

Salons versus couloir 

En retrait de la galerie principale, un espace en couloir, qui regroupe les travaux de la section intitulée « Attitudes, formes, concepts », a été installé. La commissaire Christine Van Assche prescrit pour ce secteur une scénographie plus traditionnelle : « douze vidéos sont “exposées” dans une perspective plus muséographique, celle des années 1970, à savoir sur des socles accompagnées de documents[20] », autrement dit, un dispositif avec des moniteurs noirs posés sur des socles blancs, juxtaposés les uns à côté des autres, diffusant en boucle des œuvres vidéo[21]. Le dispositif spatial est complété par une vitrine blanche, présentant les couvertures de catalogues d’exposition. En totale opposition avec le confort des salons attenants, des bancs ont été placés devant les écrans. Mais ce dispositif, qui revendique un hermétisme formel pour des œuvres conceptuelles, met surtout à l’index de nombreux projets qui souhaitent s’émanciper de la forme piédestal. Comme le précise, David Ross, responsable du premier département d’art vidéo monté en 1971 à l’Everson Museum de Syracuse dans l’État de New York, les artistes des années 1970 ont très vite cherché des moyens de sortir de la forme piédestal, obstinément marquée par la sculpture traditionnelle[22]. Beaucoup d’entre eux, comme Frank Gillette, Ira Schneider, Les Levine, Bruce Nauman ou Mary Lucier, ont produit des œuvres avec des constructions environnementales qui démultiplient le moniteur dans l’espace. En la matière, l’installation vidéo TV Garden (1974) de Nam June Paik ou Passages Paysages (1978) de l’artiste Theresa Hak Kuyng Cha sont pionnières. Certes, ces œuvres ne font pas partie des collections du Centre Pompidou, mais elles sont mises en exergue sur le mur de cette section au moyen de reproductions photographiques[23]. Ces travaux questionnent autant la nature des images vidéo qu’ils interrogent les premières formes de présentation des travaux vidéos en multicanaux, en correspondance avec les nombreuses expérimentations de l’époque, très éloignées des dispositifs bipartites[24] (moniteur et socle) des vidéos monobandes.

Matière télévisuelle et support analogique

En compulsant les archives de l’exposition Vidéo Vintage, on apprend que les appareils placés dans les différentes zones de l’exposition ont été fournis par le service audiovisuel du musée. Principalement des modèles des années 1980 et 1990, plus ou moins grands, reléguant souvent les œuvres vidéo sur de petits écrans, suivant une répartition et une sélection non déterminée. Il est pourtant utile de tenir compte des différences instaurées par la taille de l’écran qui engendrent plus ou moins de proximité avec l’image et qui, de ce fait, écartent certaines œuvres du regard du visiteur. Ce constat rejoint la nécessité de mettre en valeur la nature des objets exposés. Différents exemples peuvent être convoqués dans l’exposition Vidéo Vintage, en partie parce que de nombreuses réalisations vidéo semblent être vidées de leur substance électronique, mais nous nous concentrerons plus particulièrement sur les travaux de Steina et Woody Vasulka[25]. Dès les années 1970, le couple Vasulka a mis au point un système de production d’images qui associe l’ordinateur au travail vidéo. Les artistes choisissent ainsi de travailler avec des moniteurs très performants qui leur offrent une liberté essentielle et une qualité d’image bien supérieure à celles que peuvent proposer des moniteurs classiques. En diffusant leurs œuvres vidéo sur des moniteurs cathodiques inappropriés, l’exposition parisienne ne rend pas hommage à leurs travaux sur l’image électronique et sur le son (simplement restitué par un casque audio).

Les écrans cathodiques qui ne respectent pas le temps de création des vidéos minimisent les expérimentations entreprises sur la matière télévisuelle pour lesquelles les qualités formelles et électroniques des moniteurs originaux comptent. Dans les archives, on ne trouve aucune trace d’historicisation des modèles ou de collaborations éventuelles avec des musées spécialisés (musée de Radio France ou le musée des arts et métiers). En filigrane, se pose la question de la conservation et de la restauration des objets médiatiques dont le moniteur fait partie. L’exposition affirme un caractère vintage, donc authentique, mais qui manque de perspective historique.

Audrey Illouz, qui signe la critique de l’exposition dans le magazine art press, en juin 2012, articule son propos sur l’occultation programmée du support analogique, en évoquant les écrans plats placés à l’entrée de l’exposition « attestant de la disparition du tube cathodique et de la nature désormais “vintage” des bandes vidéos[26] ». Ainsi, cette exposition aurait pu être un plaidoyer en faveur d’une technologie analogique, non réductible à un moniteur passif, sans qualité cathodique. Cette vision passéiste de la technique vidéo et de ses supports est amplement relayée sous la plume du journaliste Eric Loret du quotidien Libération, qui débute son article sur l’exposition Vidéo Vintage de la manière suivante :

« Très vite, à Vidéo Vintage, une évidence vient. La vidéo, c’est fini, inregardable. D’ailleurs, une partie des films présentés ici est accessible en ligne sur différents sites internet, banals ou spécialisés (dont www.newmedia-art.org)[27]. Mais personne ne les regarde. Ils sont là, aussi invisibles que disponibles. La patience est morte. Ce qui signifie aussi que nous ne sommes presque plus capables d’appliquer nos yeux au monde, que l’attention est une occupation vintage. Une majorité des œuvres de l’exposition ont été d’avant-garde ; elles sont désormais dépassées[28]. »

Le ton du texte est sans équivoque concernant le parti pris de l’auteur. Il remise sans ménagement, mais aussi avec beaucoup de déterminisme, la vidéo à une forme archaïque et obsolète, sans révéler les potentialités techniques du médium, en partie parce qu’elles ne sont pas spécifiquement développées dans le cadre de l’exposition. Vidéo Vintage fait entrer le spectateur dans l’univers de l’art vidéo par une toute petite porte dérobée, abandonnant le moniteur-téléviseur à une fonction principalement sociale et domestique.

Outre ces constats, il est important de questionner la présence des deux vidéos projetées sur les murs du fond de la galerie principale : Facing a Family de Valie Export et Reverse Television-Portraits of Viewers de Bill Viola. Ces réalisations s’intéressent à « ce spectateur anonyme, situé hors champ[29] », propos même de l’exposition Vidéo Vintage. Selon Christine Van Assche, ces travaux constituent un contrepoint à l’œuvre Centers[30] de Vito Acconci diffusée sur un moniteur cathodique et placée sous la vidéo de Bill Viola. En réalité, cette forme de projection se heurte à un malentendu en raison du contexte de création de travaux vidéo de Valie Export et de Bill Viola, qui, contrairement à la vidéo de Vito Acconci, ont été spécifiquement conçus pour être retransmis à la télévision[31]. Si le retournement de point de vue qu’implique Facing a Family invite le visiteur à réfléchir sur la réception des œuvres vidéo dans la sphère privée, le renversement qu’engage Bill Viola montre aussi un téléspectateur isolé du monde, loin d’une expérience muséographique collective. Ces deux vidéos, extraites de l’appartenance domestique et du cadre télévisuel qui leur est destiné, nous orientent davantage vers les perceptions et les projections des deux commissaires, qui entendent cantonner les créations vidéo dans un univers domestique restrictif, à l’image des travaux vidéo de Jean-Luc Godard réalisés avec Anne-Marie Miéville[32], présentés dans le « salon témoin », sorte de prototype de l’esthétique vintage (papier peint aux formes géométriques, mobilier orange…), situé à l’entrée de l’exposition. Dévêtu de ses oripeaux théoriques, Jean-Luc Godard reste le parent pauvre de cette exposition, alors qu’en 2006, au sein même du Centre Pompidou, le réalisateur opérait une réflexion critique sur la scénographie des images en mouvement, ainsi que Barbara Le Maître et Jennifer Verraes le précisent : « [Jean-Luc Godard] mettait à nu la politique du goût pratiquée par l’institution[33] ». De même, les propos de Jean-Luc Godard sur le rapport télévision et projection invitent à réfléchir sur certains engagements scénographiques de l’exposition Vidéo Vintage :

« À la télévision, il n’y a pas de projection. Il y a un rejet, on est rejeté dans son fauteuil ou sur son lit. Au cinéma, on est projeté, mais on doit décider de ce que l’on est. À la télévision, il y a juste retransmission de quelque chose. La projection est propre au cinéma[34]. »

Cette dialectique moniteur/projection que soulève Jean-Luc Godard dès 1996 est pourtant au cœur des réflexions contemporaines sur les mises en exposition des vidéos historiques : équilibre entre le discours des artistes et l’obsolescence du matériel (rapport à l’industrie et au design des écrans en constante évolution).

Originalité scénographique

Si une telle exposition affronte avec difficultés des contingences financières et techniques qui nécessitent de la part des commissaires d’opérer des sacrifices, le catalogue se doit en contrepartie de fournir des éléments historiques et théoriques. Pourtant, le catalogue de l’exposition Vidéo Vintage, composé de 64 pages avec une centaine d’illustrations couleur en grand format, n’est pas à la hauteur de la politique historique des acquisitions des œuvres vidéo par le musée national, ni à la hauteur de la bibliographie sur l’histoire de la mise en exposition des œuvres vidéo. Rien ne transparaît dans les discours, pas même les ouvrages placés dans les vitrines, les textes de Gregory Batteson, de Marshall McLuhan ou de Rosalind Krauss pourtant évoqués dans le dépliant qui accompagne la visite. Ce constat d’un déficit de cadres de référence est d’autant plus déroutant que les archives révèlent les premières intentions scénographiques des commissaires qui allaient dans une tout autre direction curatoriale :

« Une scénographie simple permettrait au public de regarder/écouter confortablement les bandes vidéo. Un livre/Anthologie de textes d’époque pourrait accompagner le projet. Une réédition des textes des années 60/70 publiés dans des ouvrages désormais introuvables procurerait au public des informations indispensables sur le contexte, les intentions, les perspectives esthétiques de ces années vintage[35]. »

Avec la scénographie finale, c’est bien la dimension ludique qui l’emporte, dépouillant la vidéo analogique de ses potentialités électroniques, pour vouer un culte au salon, s’opérant au nom du divertissement tel qu’il est finalement défini par la télévision commerciale. L’itinérance de l’exposition en Allemagne, en Israël et en Corée a donné naissance à des scénographies disparates[36] qui n’ont pas inversé la tendance, d’autant que chaque lieu d’accueil était chargé de s’occuper du mobilier et des supports de diffusion des vidéos. En Allemagne, le Zentrum für Kunst und Medientechnologie (ZKM) de Karlsruhe  a ainsi adopté une identité vintage très marquée, en disposant des postes de télévision d’époque, des modèles au design atypique, véritables pépites, il faut le reconnaître, pour les amateurs de technologie analogique, mais l’absence de cadre historique suffisant a, là encore, réduit l’entreprise à une opération récréative.

Aujourd’hui de nombreux visiteurs comme acteurs des musées appellent de leurs vœux un confort de visionnement des œuvres vidéo. Soit. Mais pourquoi sélectionner une scénographie vintage qui concourt à représenter et non véritablement à transmettre une histoire de l’art vidéo ? Et dans le fond, pourquoi pas ? À partir du moment où la scénographie est au service du propos historique, et non le contraire. Au Centre Pompidou, il existe des précédents de présentation vintage des vidéos, notamment lorsque les artistes Herman Asselberghs et Johan Grimonprez ont été invités en 1997 à monter Prends garde ! À jouer au fantôme, on le devient. La scénographie de cette exposition, évoquée par Christine Van Assche[37], était effectivement pensée à partir de meubles de différentes époques, néanmoins elle était accompagnée d’un livret-catalogue d’une vingtaine de pages, au graphisme délibérément kitsch, marqué par des descriptifs présentant chaque œuvre vidéo avec des réflexions sous forme de brèves ou d’encarts sur le domaine des médias et de la télévision. Citons également l’exposition Changing Channels: Art and Television (1963-1987) qui s’inscrit dans une thématique similaire que celle de Video Vintage, elle fut présentée au Museum moderner Kunst Stiftung Ludwig (Mumok) de Vienne[38] en 2010. Pour cette exposition, le commissaire Matthias Michalka, assisté de Manuela Ammer, optait pour une mise en espace radicale des vidéos – certes discutable – fondée sur des assises rectangulaires et colorées, dessinées par les artistes Julie Ault et Martin Beck, à l’encontre de toute orientation vintage. C’est pourquoi, au regard de la valeur scientifique de la riche collection du département Nouveaux Médias du MNAM, il est permis d’espérer une exposition d’art vidéo à sa mesure, qui lierait cadre théorique et scénographie audacieuse.

 

Notes

[1] Vidéo Vintage, 1963-1983. Une sélection des vidéos fondatrices de la collection du musée national d’Art moderne, exp., Paris, Centre Pompidou, 2012. Ce sont 72 vidéos réalisées par 52 artistes choisies parmi 1400 vidéos.

[2] Généralement, une sélection de vidéos est exposée en lien avec le thème du nouvel accrochage des collections permanentes du musée national d’Art moderne comme Big Bang (2005-2006), elles@centrepompidou (2009-2010). « L’espace nouveaux médias », situé au quatrième étage du musée, permet également de consulter librement les vidéos à partir d’un écran d’ordinateur. Mais cet espace en couloir, avec des chaises de bureau, est peu engageant, il reste peu fréquenté par le public.

[3] Le dépliant/livret de l’exposition est édité par la direction des publics, service de l’information des publics et de la médiation du Centre Pompidou, n. p.

[4] Vidéo Vintage, 1963-1983. Une sélection de vidéos fondatrices des collections nouveaux médias du musée national d’Art moderne, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 2012, p. 5. Il est indiqué dans une note la source des définitions : portail CNRTL, centre national des Ressources textuelles et lexicales www.cnrtl.fr.

[5] Ibid., p. 8.

[6] « Scénographie de Vidéo Vintage », document non daté, non paginé, archives du MNAM. Les archives de cette exposition étant en cours de traitement, il n’y pas de numéro de boîte ou d’inventaire.

[7] Voir : Vidéo Vintage : 8 février – 7 mai 2012, Centre Pompidou, revue de presse, Paris, Centre Pompidou, Direction de la communication, 2012.

[8] Parmi les artistes : Marina Abramovič, Vito Acconci, Chris Burden, Jean Dupuy, Valie Export, Esther Ferrer, Dan Graham, Mona Hatoum, Sanja Ivekovič, Joan Jonas, Alla Kaprow, Paul McCarthy, Bruce Nauman, Nam June Paik, Letícia Parente, Martha Rosler, William Wegman et Nil Yalter.

[9] Le réseau des télévisions publiques, appelé Public Broadcasting Service (P.B.S.), regroupe des stations de télévision locales, à but non lucratif, le plus souvent éducatives. Il est à différencier des chaînes câblées ou des chaînes commerciales historiques (television networks).

[10] Un producteur comme Fred Barzyk est très rapidement présenté dans le catalogue de l’exposition Vidéo Vintage, alors qu’il a conçu des émissions consacrées à l’art vidéo, comme The Medium is the Medium (1969, 27 min 50, couleur, son). Notons que l’image de l’enfant tenant une caméra qui a servi au visuel de l’affiche et de la communication de l’exposition Vidéo Vintage est précisément extraite de Video: The New Wave (1973, 58 min 27, n&b et couleur, son) un programme produit par Fred Barzyk sur la chaîne WGBH de Boston en 1973. Pour plus de précisions sur le producteur, voir : Fred Barzyk: the Search for a Personal Vision in Broadcast TV, cat. exp., Milwaukee, Patrick and Beatrice Haggerty Museum of Art, 2001.

[11] Les raisons évoquées dans les archives pour justifier l’éviction des travaux de Jean-Christophe Averty restent floues, mais on peut mettre en avant le prix coûteux des restaurations des bandes et de leur transfert numérique, utiles pour un visionnement en boucle dans le cadre d’une exposition courant sur plusieurs mois. Ainsi toutes les vidéos diffusées dans l’exposition Vidéo Vintage ont été dupliquées sur support numérique.

[12] Il s’agit de pièces spécifiquement écrites par Samuel Beckett pour la British Broadcasting Corporation (BBC), au Royaume-Uni, à partir des années 1960 ou pour la télévision allemande (Süddeutscher Rundfunk, SDR), comme Quad I+II (1981, 15 min, couleur, son). Dans cette pièce, Samuel Beckett conçoit la mise en scène à partir d’un plan carré. La caméra, fixe, enregistre les déplacements répétitifs et rythmés par les percussions des quatre acteurs vêtus de longues tuniques colorées.

[13] Le concept de galerie télévisuelle (Fernsehgalerie) a pour objectif d’exploiter la télévision à des fins artistiques et de rendre l’art vidéo accessible à un large public, à travers des films d’abord conçus pour la télévision, puis transférés sur bande-vidéo, à l’image du programme IDENTIFICATIONS (1970, 18 min, 16 mm, n&b, son) qui rassemble des artistes comme Giovanni Anselmo, Joseph Beuys, Daniel Buren, Gilbert & George, Mario Merz, Richard Serra, Keith Sonnier ou Lawrence Weiner.

[14] En référence au titre de l’ouvrage manifeste de Shamberg M., Raindance, Guerrilla Television, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1971.

[15] Bovier F., Mey A. (éd.), René Berger. L’art vidéo et autres essais (1971-1997), Zurich, JRP/RingierDijon, Les presses du réel, 2014, p. 112.

[16] L’installation est également mentionnée dans le catalogue de l’exposition, visuel à l’appui, notamment dans la partie « Histoire des représentations “vintage” », Vidéo Vintage…, cat. exp., 2012, p. 18.

[17] California Video: Artists and Histories, cat. exp., Los Angeles, Getty Research Institute, J. Paul Getty Museum, 2008.

[18] Ibid., p. 234-237.

[19] Pour plus de précisions sur cette reconstitution, voir : Kino C., « A Moment in History, Recaptured for a Second Time », The New York Times, 12 mai 2008, en ligne : http://www.nytimes.com/2008/03/12/arts/artsspecial/12GETTY.html?_r=0 (consulté en février 2015).

[20] Vidéo Vintage…, cat. exp., 2012, p. 8.

[21] Parmi les artistes exposés dans la section « Attitudes, formes, concepts », on peut citer Joseph Beuys, Peter Campus, Daniel Buren ou Lawrence Weiner.

[22] Schneider I., Korot B. (éd.), Video Art, an Anthology, New York, Hartcourt Brace Jovanovich, 1976, p. 248.

[23] Le travail de Theresa Hak Kuyng Cha a été réalisé dans le cadre de son diplôme (Master of Fine Arts à l’Université de Californie, Berkeley). Une vidéo de l’artiste (Permutations, 1976, 12 min, n&b, silencieux) était également présentée dans la section « Attitudes, formes, concepts ».

[24] Une forme qui se développera surtout à partir des années 1980, notamment avec la vidéo sculpture, comme le précise Christine Van Assche. Voir : Van Assche C. (dir.), « Aspects historiques et muséologiques des œuvres nouveaux médias », Collection Nouveaux médias, Installations, Paris, Centre Pompidou, 2006, p. 23 : « Vito Acconci, en 1971, dans Remote Control, pose sur deux socles se faisant face deux moniteurs sur lesquels sont diffusées des vidéos dialoguant l’une avec l’autre […] Les artistes ont poursuivi dans les années 1980 à 2000 le détournement de téléviseurs, en donnant toutefois une autonomie à l’image, qui est désormais réalisée directement pour la diffusion muséale. Les nouvelles configurations empruntent plusieurs formes : moniteur simple, sur socle ou étagère ».

[25] Les travaux de Steina et Woody Vasulka comme Heraldic View (1974, 4 min 20, couleur, son) ou Soundsize (1974, 5 min, couleur, son) explorent de manière expérimentale la nature ductile du son et des images électroniques abstraites (ondes, formes géométriques spécifiques) produites par des modulateurs et des synthétiseurs vidéo. Très impliqué dans la recherche sur l’art électronique, le couple Vasulka ouvre, en 1971 à New York, « The Kitchen », un lieu consacré à la production et la diffusion de créations vidéo, mais aussi de performances.

[26] Illouz A., « Vidéo Vintage 1963-1983 », art press, n° 390, juin 2012, p. 32.

[27] Le site Internet www.newmedia-art.org (Encyclopédie nouveaux médias) a été réalisé en partenariat avec le Centre Pompidou, le Centre national des arts plastiques, l’association bruxelloise Constant VZM, le Museum Ludwig de Cologne, le Centre pour l’image contemporaine de Saint-Gervais Genève. Rédigé en français, en anglais et en allemand, l’encyclopédie propose en libre accès un glossaire des artistes vidéo (notices des œuvres et biographies), des repères historiques sur l’histoire de l’art vidéo, ainsi qu’une bibliographie générale. Ce site ne présente que des extraits de vidéo, il faut se rendre à « l’espace nouveaux médias » au quatrième étage du Centre Pompidou pour regarder les vidéos dans leur intégralité.

[28] Loret E., « L’art vidéo joue sur du velours », Libération, 24 février 2012, en ligne : http://next.liberation.fr/culture/2012/02/24/l-art-video-joue-sur-du-velours_798327 (consulté en février 2015).

[29] Vidéo Vintage…, cat. exp., 2012, p. 14.

[30] Ibid. En effet, la vidéo performance Centers (1971, 22 min 28, n&b, son) n’expose pas directement le spectateur mais elle le désigne, hors-cadre, par l’intermédiaire de l’artiste qui, immobile, cadrage resserré, pointe son doigt vers la caméra (donc vers l’écran), en essayant de garder la même position pendant toute la durée de l’action.

[31] La vidéo Facing a Family (4 min 44, n&b, son) de Valie Export, diffusée le 2 février 1971 sur les écrans autrichiens (Österreichischer Rundfunk, ORF), met en scène une famille à table, qui regarde la télévision. Reverse Television-Portraits of Viewers (1983-1984, 15 min, couleur, son) est un projet vidéo de Bill Viola mené en partenariat la chaîne WGBH de Boston qui a autorisé la transmission durant quinze jours consécutifs, en novembre 1983, de 44 portraits de téléspectateurs filmés devant leur écran, en plan fixe.

[32] Le « salon témoin » présentait le travail de Jean-Luc Godard et d’Anne-Marie Miéville, Six fois deux / Sur et sous la communication (1975-1976, 610 min, couleur, son), une série d’émissions diffusée sur la troisième chaîne de la télévision française en 1976.

[33] Le Maître B., Verraes J. (dir.), Cinéma muséum. Le musée d’après le cinéma, Vincennes, Presses universitaires de Vincennes, 2013, p. 8.

[34] Jean-Luc Godard, entretien avec Gavin Smith, 1996, cité et traduit dans Cassagnau P., Un pays supplémentaire. La création contemporaine dans l’architecture des médias, Paris, Les éditions Beaux-arts de Paris, 2010, p. 226.

[35] Document tapuscrit, versé aux archives du MNAM, non daté.

[36] Vidéo Vintage 1963-1983, exp., Paris, Centre Pompidou ; Karlsruhe, ZKM, 2012-2013 ; Beyrouth,  Beirut Art Center, 2013 ; Gwacheon (Corée du Sud), Museum of Modern and Contemporary Art, 2013.

[37] Prends garde ! À jouer au fantôme, on le devient : une vidéothèque conçue par Herman Asselberghs et Johan Grimonprez, exp., Paris, Centre Pompidou, 1997. L’exposition était coproduite par le musée national d’Art moderne et la Documenta X de Kassel. Citée dans Vidéo Vintage…, cat. exp., 2012, p. 17.

[38] Changing Channels: Art and Television, 1963-1987, cat. exp., Vienne, Mumok, 2010. L’exposition autrichienne est assortie d’un catalogue d’exposition de près de 300 pages, avec des œuvres largement illustrées et commentées, nourri de textes et d’interviews de penseurs de la télévision et de l’art vidéo, comme Kathy Rae Hauffman, Wulf Herzogenrath, Christian Höller, David Joselit, Pamela M. Lee ou Matthias Michalka.

Pour citer cet article : Caroline Tron-Carroz, "L’exposition Vidéo Vintage (Centre Pompidou, Paris, 2012) : un parti pris scénographique au détriment des vidéos", exPosition, 20 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/tron-carroz-exposition-video-vintage-centre-pompidou-paris-2012/%20. Consulté le 28 septembre 2023.

Le film expérimental à l’épreuve des cimaises : étude de cas tirés de l’accrochage Le mouvement des images (Centre Pompidou, Paris, 2006-2007) et de l’exposition Dynamo (Grand Palais, Paris, 2013)

par Fleur Chevalier

 

Fleur Chevalier est doctorante en esthétique, sciences et technologies des arts à l’Université de Paris 8. Sa thèse en cours se propose d’écrire et de nouer les histoires parallèles de l’art vidéo et de la performance en France au sein du réseau de télédiffusion de 1975 aux années 1990. Dans le cadre de ses recherches, elle a notamment signé un article sur « Salvador Dalí et la télévision française » paru dans le n° 183 de la Revue de l’art (mars 2014). Elle a également co-organisé les journées d’étude « Du studio au plateau de télévision : appropriations, détournements et réinterprétations par les artistes », à l’INHA les 28 et 29 juin 2013. En 2010, elle a été recrutée par le C2RMF pour reconstituer une histoire du flicker film dans le cadre d’une étude sur la numérisation des films d’artistes pilotée par Cécile Dazord et Clotilde Boust

 

« En tant qu’artiste, j’ai pris l’habitude d’assimiler mes travaux filmiques à des “sculptures” vis-à-vis de certains musées, juste pour éviter qu’ils ne décident de transférer mes films en DVD et de les projeter avec un projecteur LCD miteux[1]» – Stan Douglas

L’appropriation du medium film par les artistes en dehors des circuits industriels de production pose depuis plusieurs années le problème de son exposition. Livrées aux institutions avec leurs instructions d’installation, certaines œuvres sont aujourd’hui directement pensées par les artistes comme des installations cinématographiques. Ce n’est pas forcément le cas des films expérimentaux, réalisés par certains cinéastes qui, ayant pour seul horizon les salles de cinéma, n’ont pas toujours prévu la diffusion de leurs œuvres au sein des musées[2]. Comment exposer des films conçus à rebours des conventions cinématographiques classiques, sans dénaturer le travail des réalisateurs qui infligent à la pellicule des traitements plastiques divers, plus ou moins agressifs ? Loin d’être exhaustive, cette réflexion s’articule sur un choix resserré d’œuvres confrontées à des partis pris de présentation eux-mêmes évalués au regard des intentions singulières de leurs créateurs. Construit comme une étude de cas de présentations, et non comme une critique d’accrochage ou d’exposition, cet article se propose avant tout de promouvoir une historiographie de fond au service de l’exposition des films expérimentaux dans les musées.

Peu d’expositions ont été dédiées en France au cinéma expérimental. C’est pourquoi nous avons majoritairement tiré nos exemples d’un accrochage thématique des collections du musée national d’Art moderne – Centre Pompidou (MNAM) intitulé Le mouvement des images[3], qui voulait justement redonner au cinéma la place qu’il mérite dans l’histoire de l’art moderne et contemporain depuis son appropriation par les avant-gardes, de Marcel Duchamp à Fernand Léger, en passant par László Moholy-Nagy. Lorsqu’ils sont présentés en contexte muséal, les films expérimentaux sont communément greffés à des thématiques généralistes, dans le cadre desquelles, le plus souvent, ceux-ci ne sont pas projetés dans leur format original, mais dans leur copie numérique. En 2004, lors de l’exposition Sons & Lumières, une histoire du son dans l’art du XXe siècle[4], les films des peintres et cinéastes Viking Eggeling et Hans Richter furent par exemple projetés au milieu de leurs dessins, permettant au visiteur de comprendre l’importance du cinéma dans la construction de leur œuvre synesthésique au cours des années 1910-20. Si la projection numérique sur cimaise rendait possible la confrontation des dessins statiques avec leur traduction cinétique, ce dispositif niait cependant la matérialité du support original, réduisant les films d’Eggeling et de Richter à de simples documents illustratifs, au regard de leurs authentiques dessins. Cette dématérialisation courante de l’œuvre originale causée par sa diffusion sur un support différent – en l’occurrence, un DVD[5] – s’accompagne parfois même d’une dénaturation de ses effets. On l’observe notamment dans le cas des cinéastes, comme Peter Kubelka ou Paul Sharits, qui, à travers le flicker film (ou « film à clignotements »), travaillent sur les déflagrations sonores et lumineuses ou la génération de couleurs subjectives. Au-delà de la seule question de leur projection numérique, la réception de ces œuvres dépend aussi de conditions physiques de monstration particulières, relatives à leur mise en espace. Pour étayer ce raisonnement, nous avons tenu à intégrer à cette étude un cas complémentaire tiré d’une exposition tenue en 2013 au Grand Palais, Dynamo, un siècle de lumière et de mouvement dans l’art 1913-2013, durant laquelle l’emblématique The Flicker de Tony Conrad a été projeté sur une cimaise dans son format original. Ce détour nous permettra de questionner la pertinence de la projection des films expérimentaux en dehors des salles de cinéma, un absolu revendiqué par des cinéastes qui, à l’instar de Stan Brakhage, se sont affirmés contre les normes imposées par les réseaux industriels de production audiovisuelle. 

Le mouvement des images : « montrer le cinéma sous toutes ses formes[6] »

Se voyant confier le commissariat du Mouvement des images, Philippe-Alain Michaud[7] s’est attelé à la tâche ardue de briser la dichotomie arts statiques/films en proposant une lecture historique inédite des collections du MNAM, examinées sous le double éclairage des investigations plastiques des cinéastes expérimentaux et du succès d’un cinéma commercial a contrario très codifié. Nous ne débattrons pas ici des choix historiques établis par le commissaire de l’accrochage. Pour Philippe-Alain Michaud :

« L’idée était de montrer le cinéma sous toutes ses formes. C’était important de montrer la matérialité du film. Le film est diffusé, il est projeté, donc la présence du projecteur sert à souligner la matérialité. On est du côté des arts de l’inscription, comme pour la peinture, dans le film. Il y a une vraie rupture entre le film, la culture analogique, et le numérique. Le film est du côté de l’analogique, comme tous les arts du support et de l’inscription, et le numérique, c’est autre chose [8]… »

Malgré cette nécessaire reconnaissance d’une rupture technologique entre les cinémas argentique et numérique, Philippe-Alain Michaud n’a toutefois pas pu projeter tous les films sélectionnés dans leurs formats d’origine.

Rappelons qu’en cinéma argentique, la prise de vues réelles consiste en l’impression négative des images filmées sur un ruban photosensible – la pellicule, divisée en photogrammes[9]. C’est donc l’action de la lumière sur cette surface qui produit l’image. Tous les réalisateurs ne travaillent pas forcément en prises de vues réelles : nombreux sont les cinéastes expérimentaux qui réalisent leurs films sans caméra. Quoi qu’il en soit, la nature de l’image digitale est différente dans la mesure où elle procède de la traduction d’un signal électronique en codes numériques. Par conséquent, le photogramme ne s’y impose plus comme un repère structurel pertinent. Malgré les progrès effectués dans le domaine de la numérisation des films argentiques, une difficulté demeure entière : celle de la restitution la plus fidèle possible des effets souhaités par le réalisateur alors qu’il travaillait sur son ruban filmique. La projection numérique est fréquente sur les cimaises, plus que l’utilisation des projecteurs 16 mm, 35 mm ou 8 mm. Une autre option est également souvent privilégiée : la diffusion sur un moniteur de télévision ou un écran plat, le film étant inscrit sur un DVD. Le projecteur disparaît alors, dégageant de l’esprit du spectateur l’une des conditions sine qua non du cinéma argentique : pas de mouvement sans projection. Car c’est la projection qui donne au spectateur l’illusion du mouvement des images figées sur la pellicule.

Afin d’éviter l’écueil du nivellement technologique inhérent à l’élection d’un seul parti pris de présentation, et de conjurer la dissimulation coutumière des projecteurs au sein des espaces d’exposition, dans Le mouvement des images, la part belle a été donnée à la projection, numérique ou argentique[10]. Nous n’aborderons pas le cas des installations cinématographiques conçues pour les institutions muséales et qui réclament la visibilité des projecteurs argentiques, voire leur mise en valeur en tant que mécaniques obsolètes, comme c’est le cas pour Rheinmetall/Victoria 8[11] de Rodney Graham ou Skytypers[12] de Marijke Van Warmerdam, qui étaient présentées dans l’accrochage. Nous préférons nous focaliser sur les films qui n’ont pas forcément été pensés dans la perspective unique d’une diffusion/installation en musée, à l’instar de ceux mis en avant dans la travée centrale de l’accrochage – la « rue »[13] –, sur les murs de laquelle étaient projetés : Hand Catching Lead[14] de Richard Serra, Walking in an Exaggerated Manner around the Perimeter of a Square[15] de Bruce Nauman, Gnir Rednow[16] de Joseph Cornell, Le Ballet mécanique[17] de Fernand Léger, Rhythm[18] de Len Lye, Bob[19] de Chuck Close, Piece Mandala/End War[20] de Paul Sharits, Anémic cinéma[21] de Marcel Duchamp, Le Retour à la raison[22] de Man Ray, La Pluie (Projet pour un texte)[23] de Marcel Broodthaers, Jeu de lumière noir-blanc-gris[24] de László Moholy-Nagy, Home Stories[25] de Matthias Müller, et 70[26] de Robert Breer. Tous ces films, réalisés en 16 mm, 35 mm ou Super 8, ont été numérisés en haute définition grâce à un mécénat obtenu pour l’accrochage. Le choix a été fait de projeter leurs copies numériques en enfilade, dans cette zone de passage qui ne permet pas d’installer correctement des projecteurs argentiques posés sur des socles sans gêner la circulation. D’où l’agencement de projecteurs numériques, fixés en hauteur et, par conséquent, écartés des regards. Cet espace envisagé dans son ensemble, le visiteur plongé dans la pénombre avançait dans cette travée du musée, s’engageant dans un dispositif quasi immersif, semblable à une installation vidéo. La forme couloir, contraignante, invitait à un rapport physique avec les films projetés, accru par le rythme saccadé de la disposition des bancs, chaque fois décalés, qui empêchait le visiteur de poursuivre un cheminement fluide. Le corps pénétrait dans une dimension où le temps du film s’élargissait à l’expérience sensible du spectateur, habituellement captif des sièges de la salle de cinéma. Si cette mise en scène appuyait à merveille la portée phénoménologique de l’accrochage, tout entier articulé autour de l’étymologie du terme « cinéma » – qui vient du grec « mouvement » –, elle instrumentalisait aussi les œuvres de chacun des artistes cités, conçues isolément, à des époques différentes, dans des formats différents, et dans des buts différents.

Philippe-Alain Michaud voyait là un moyen de préserver « l’energeia » des images[27] – un mot qui désigne à la fois leur force et leur pouvoir générateur sur la conscience. On songe au cinéaste Peter Kubelka qui déclarait adorer l’expression « hit the screen », car « frapper l’écran – c’est ce que font vraiment les images[28] ». Ce dernier, qui participait à l’exposition, n’a pourtant pas aimé le dispositif mis en place dans la « rue ». Le cinéaste ayant refusé toute présentation numérique de ses œuvres, la pellicule 35 mm d’un de ses films, Arnulf Rainer[29], fut punaisée sur le mur blanc de l’une des salles de l’accrochage[30].

Peter Kubelka : la numérisation vécue comme aseptisation

Qu’entend exactement Peter Kubelka par « frapper l’écran » ? Pour cet artiste qui a qualifié son propre cinéma de « métrique », la dimension rythmique du cinéma est essentielle. La notion de « battement », aux sens musical et optique, est fondamentale pour comprendre son œuvre :

« La machine cinématographique me permet d’introduire cette mesure harmonique dans le temps et la lumière. Le cinéma me permet d’introduire dans le temps des mesures exactes. […] il me permet de créer un événement simultané pour les deux sens, les yeux et les oreilles. Je peux déterminer exactement la place de ces événements 24 fois par seconde. Une rencontre de la lumière et du son, du tonnerre et des éclairs, si vous voulez[31]. »

Peter Kubelka a réalisé Arnulf Rainer artisanalement à mains et œil nus, sans table de montage, avec des ciseaux, en taillant dans de l’amorce de film transparente et de la pellicule complètement noire, puis pour composer la bande son, dans de la bande magnétique perforée 17,5 mm, une première vide (silencieuse) et une autre transportant un son continu (du bruit blanc). Qualifiée de « light-film[32] » par la cinéaste Birgit Hein, l’œuvre est emblématique de la production d’un cinéma dit « structurel » par le théoricien P. Adams Sitney, et dont la caractéristique réside dans l’exploration minimaliste des rudiments technologiques du cinéma, parmi lesquels l’effet de clignotement[33]. Cet effet de clignotement, ou flicker, est provoqué à la projection par l’interaction entre la discontinuité des photogrammes, calculée au montage, et le mouvement alterné de l’obturateur. Dans un projecteur argentique, l’obturateur est un élément mécanique situé entre la source lumineuse et le film, qui, en s’ouvrant et se fermant, produit des battements lumineux. Destiné à masquer le glissement de la pellicule entre deux arrêts et, ainsi, à créer un fondu entre les photogrammes pour garantir l’illusion de mouvement, cet élément n’existe pas dans un projecteur numérique. Les 24 images par seconde évoquées par Peter Kubelka correspondent à la cadence de défilement des photogrammes argentiques. Cette cadence n’est pas la même en numérique.

De même, Peter Kubelka affirme « découper » du son. Suivant la partition préalablement établie pour Arnulf Rainer, le cinéaste a coupé et scotché les fragments de ses deux bandes magnétiques en faisant en sorte que le son et les images soient parfaitement synchrones. Une fois montée, la bande sonore magnétique a été transférée sur la piste sonore optique d’une pellicule 35 mm afin d’obtenir le négatif son. Montés séparément, les images et les sons ont été tirés sur une seule copie standard destinée à la projection. Le son optique du film provient d’une piste photographique latérale située sur la pellicule, entre les perforations et le photogramme. Lors de la projection, le passage de cette piste devant le faisceau lumineux permet sa lecture par la cellule photoélectrique. Cet instrument mesure l’intensité lumineuse et la transforme en courant électrique. Tout l’effet du film, fondé sur l’alternance de la lumière et de l’obscurité, du silence et du bruit, repose donc sur le dispositif de projection associé à sa pellicule. Le cinéaste Jonas Mekas décrivait ainsi l’effet produit sur lui à la projection : « Je pouvais le regarder les yeux fermés, à mesure que les rythmes lumineux pulsaient sur et à travers mes paupières[34]. » Plutôt que de projeter Arnulf Rainer sans l’équipement adéquat, Peter Kubelka a donc fait clouer sa pellicule sur un mur de l’accrochage, choisissant d’exposer la partition matérialisée de sa composition optique et sonore.

Peter Kubelka est intraitable au sujet de la numérisation des films argentiques. Selon lui, le procédé ne peut générer que des cartes postales, des répliques édulcorées des films. En 1989, le cinéaste accusait déjà les archivistes de céder au productivisme, de soumettre leurs fonds à des normes industrielles et de neutraliser les objets les plus hétérogènes :

« Si on garde la conception d’aujourd’hui des archivistes, tout sauf le film fini, œuvre finie de fiction, est détruit, sera détruit. La conception dans les archives est de ne conserver que des œuvres bien finies et artificielles[35]. »

Le lancement de la campagne de numérisation concomitante à la genèse du Mouvement des images n’a aucunement rassuré le cinéaste qui ne voit là que le prolongement d’une plus vaste entreprise de standardisation de la production cinématographique, en aval, jusque dans les institutions culturelles. Pour Philippe-Alain Michaud, le numérique est moins une trahison qu’une commodité, dans la mesure où les pellicules originales, si elles étaient toutes projetées dans leurs formats d’origine, coûteraient une fortune à exposer. D’après le commissaire, les copies sont fragiles, elles finissent par casser et on en use énormément, pour finalement rapporter peu, car le dispositif lourd boucleur/projecteur ne permet pas de montrer autant de films à la fois.

Paul Sharits : de la peinture en mouvement ?

Habituellement dévolue aux peintures grand format, la travée centrale du musée s’est donc retrouvée colonisée par plus d’une dizaine de films expérimentaux. En réinvestissant cet espace sans en modifier la configuration, Philippe-Alain Michaud désirait mettre en exergue la picturalité des films projetés. Celle-ci se révélait accrue par les dimensions des films projetés sur chaque cimaise, toutes identiques, accentuant l’effet cadre, lui-même favorisé par la quasi invisibilité des projecteurs numériques. Dans le cas de Piece Mandala/End War de Paul Sharits, présenté dans la « rue », l’analogie volontaire avec la peinture était soutenue dans le catalogue à travers une évocation plus large du travail du cinéaste :

« Utilisant un projecteur modifié dont il a retiré l’obturateur et la griffe d’entraînement, Paul Sharits produit un flux de couleurs sans définition ni contours : le point n’est plus le terme ultime de l’image, le film n’apparaît plus comme un continuum discret de photogrammes, mais comme un avatar du monochrome[36] ».

Ce résumé, qui légitime en filigrane la projection numérique[37], découle d’une étude prononcée en 1970 par le cinéaste, quatre ans après la réalisation de Piece Mandala/End War :

« Je développe à présent une autre approche qui puisse révéler simultanément la double nature de la pellicule, comme photogramme et comme défilement (deux dimensions normalement dissimulées par le système d’obturation intermittente), en ôtant du projecteur la griffe et le mécanisme d’obturation[38]. »

Cette citation prouve toutefois l’attachement de Sharits aux composantes de base du cinématographe : le passage du ruban filmique à travers le projecteur.

Comme Peter Kubelka, Paul Sharits a beaucoup travaillé sur l’effet de clignotement. Piece Mandala/End War n’est pas un film à proprement parler abstrait : il s’agit d’un flicker film couleur dans lequel les photogrammes d’un couple en train de faire l’amour alternent avec des phases monochromes, ou bien avec le visage de Sharits, prêt à se tirer une balle dans la tête. Sharits a plus tard confessé que « flicker works » n’était « pas un bon terme » pour désigner ses œuvres : « je les appellerais plutôt des œuvres de pures couleurs séquentielles, ne serait-ce que parce que ça ne clignote pas toujours[39]. » Le rapprochement avec les monochromes est donc justifié. Néanmoins, dans une lettre à l’historien d’art Jean-Claude Lebensztejn, à propos de l’influence de Matisse sur son œuvre, Sharits précise qu’il ne veut pas que son travail soit réduit à une « peinture en mouvement » : « mon travail actuel dérive essentiellement d’un intérêt pour le cinéma classique, quintessencié jusqu’au point où la question du partage entre film, peinture et sculpture devient inopérante[40] ». Le cinéaste réaffirme ici son goût pour l’investigation des fondamentaux du cinématographe. Le détournement du projecteur n’est pas à prendre comme un geste anecdotique destiné à donner à ses films des allures de peintures, mais comme une modification conséquente d’un paramètre technologique destinée à bouleverser les prérequis du cinéma en tant que spectacle.

Conçu juste avant Piece Mandala/End War, Ray Gun Virus[41] confirme dès 1966 ce dessein esthético-politique, en particulier lorsque Sharits en décrit l’effet souhaité sur l’audience :

« […] tout comme la “conscience du film” se voit infectée, il en va de même pour celle des spectateurs : le projecteur est un pistolet audiovisuel ; l’écran regarde l’audience ; l’écran rétinien est la cible. But : l’assassinat temporaire de la conscience normative du spectateur[42]. »

Premier film de couleurs pures du cinéaste, Ray Gun Virus consiste en un montage de photogrammes monochromes dont la succession saccadée, associée à l’oscillation du rayon lumineux du projecteur, provoque des effets optiques d’after-image. Les couleurs de chaque photogramme interagissent entre elles dans l’œil du spectateur qui ne perçoit plus l’alternance objective des couleurs telles qu’elles se succèdent sur la pellicule. Les couleurs de la composition, métamorphosée par la projection, fusionnent dans l’œil du spectateur qui en perçoit de nouvelles, virtuelles, ce qui permet à Sharits de parler d’« infection » des consciences. Afin d’amener le spectateur à comparer la partition du film à l’événement lumineux survenu lors de la projection, Paul Sharits a exposé ses pellicules sur lesquelles il intervient manuellement, à l’instar de Peter Kubelka. Ces Frozen Film Frames sont présentés sous plexiglas dans le cadre des expositions :

« En 1965, je rompis définitivement avec la forme d’“imagerie” liée à la narration et je commençai à travailler à Ray Gun Virus, le premier de mes films dont je voulais qu’il soit à la fois la projection d’une expérience sur la lumière-temps et un objet spatial (Frozen Film Frame). À cette époque, je commençai à configurer mes films de manière analogue aux partitions musicales et aux dessins modulaires[43]. »

Cette distinction opérée par le cinéaste entre l’objet physique – le ruban filmique – et l’expérience lumineuse éphémère et subjective vécue durant la projection souligne encore le rôle primordial joué par le faisceau du projecteur.

A titre comparatif, signalons que Ray Gun Virus a plus récemment été présenté lors de l’exposition Dynamo, un siècle de lumière et de mouvement dans l’art 1913-2013, tenue au Grand Palais du 10 avril au 22 juillet 2013. Sa copie numérique était diffusée sur un écran numérique encastré dans une cimaise. Une projection numérique aurait au moins pu maintenir à portée d’œil la présence du rayon lumineux – celui du « pistolet audiovisuel » –, qui tient un rôle capital dans la réception sensible des montages colorés de Paul Sharits. Ironie du sort : le film concluait le parcours d’une section entière de l’exposition consacrée aux expériences stroboscopiques. On suppose que le commissaire, Matthieu Poirier, n’a pas eu la place d’installer une projection de plus dans un espace déjà très rempli.

Exposer The Flicker de Tony Conrad : une tentative à l’exposition Dynamo

Dans la même section de Dynamo, la décision a par contre été prise de projeter The Flicker[44] de Tony Conrad en boucle dans son format original, via un projecteur 16 mm installé dans une cellule aux murs blancs. Comme Arnulf Rainer, The Flicker est un film entièrement fondé sur l’alternance du noir et blanc. À la différence du premier, néanmoins, l’objet du deuxième ne réside pas dans la mise à l’épreuve extrême des relations contrapuntiques entre son et image. The Flicker consiste plutôt en une mise à l’épreuve de la perception. Sa genèse a été inspirée par le fonctionnement du système nerveux, le diagnostic de l’épilepsie et les traitements utilisés contre les névroses de guerre. La fréquence du flicker, de 8 à 16 images par seconde, correspondrait en effet au rythme des ondes alpha du cerveau. En construisant The Flicker autour de cette donnée, Tony Conrad espère obtenir l’implication psychique totale des spectateurs :

« Techniquement, le champ de perception du flicker ou de la lumière stroboscopique se situe sous une fréquence d’à peu près 40 flashes par seconde (40 fps), au-dessus de laquelle la lumière est perçue comme continue. Une projection sonore normale est à 24 fps [24 images par secondes]. En dessous d’environ 4 fps, le seul effet réel perçu est semblable à celui d’une lumière s’allumant et s’éteignant. Mais dans un champ compris entre 6 et 18 fps, plus ou moins, des choses étranges adviennent. The Flicker défile progressivement de 24 fps à 4 fps […]. Habituellement, le premier effet notable est une palette tourbillonnante et chaotique de séquences colorées intangibles et diffuses, probablement lié à un type d’effet rétinien d’after-image. La vision s’élargit aux zones périphériques et les images réelles peuvent être “hallucinées”. Un état hypnotique s’enclenche alors, et les images deviennent plus intenses. Fixer son regard sur un point peut aider ou s’avérer nécessaire à l’engendrement le plus complet des effets. Le cerveau lui-même est directement impliqué dans tout cela ; ce n’est pas un hasard si l’une des principales fréquences des ondes du cerveau, le rythme alpha, évolue sur une portée de 8 à 16 cycles par seconde[45]. »

Chaque obturation du faisceau rayonnant du projecteur provoque des vacillements lumineux qui interagissent avec le défilement plus ou moins rapide des photogrammes. Les photogrammes eux-mêmes laissent leurs empreintes sous forme de flashes dans l’œil du spectateur, ainsi soumis à la perception subjective d’ombres colorées. Subjective, car ces effets d’after-image diffèrent d’une personne à l’autre.

Jonas Mekas décrit une batterie de symptômes développés suite aux premières projections du film à sa sortie :

« Il se peut que ce soit une expérience optique. Ou un test médical pour les yeux. L’introduction du film prévient que ceux qui ont des tendances à l’épilepsie sont priés de ne pas rester. Pendant les projections à la Cinémathèque, un docteur était présent à toutes les séances. […] The Flicker est une des rares œuvres originales du cinéma et une très insolite expérience esthétique de la lumière. […] The Flicker peut être utilisé comme détecteur de la migraine photogénique. […] Quelles autres réactions y a-t-il eu à la projection ? – Mullins : Quelqu’un a vomi. […– Mekas : ] C’était indubitablement une réaction favorable. L’homme avait probablement quelque chose de mauvais dans l’estomac et le film lui a nettoyé l’estomac. C’est chouette, non[46] ? »

L’exposition regroupant un vaste ensemble d’œuvres d’art optique, un avertissement avait déjà été placardé à l’entrée de Dynamo à l’intention des personnes susceptibles de subir des crises d’épilepsie, redoublé à l’entrée de la white box étroite dans laquelle était projeté The Flicker. Cependant, quand bien même le film était projeté en 16 mm, les conditions physiques de présentation de l’œuvre ne permettaient malheureusement pas de comprendre le caractère sensationnel qu’ont pu avoir les premières séances du Flicker. Placé à hauteur d’homme, le projecteur se situait à une petite distance du mur-écran, de telle sorte que les visiteurs, en passant devant le faisceau, voyaient l’ombre de leur tête se projeter sur la cimaise d’en face. Il était donc quasiment impossible de se concentrer sur l’évolution du film sans être interrompu par un défilé de silhouettes humaines. Impossible également de se placer dans l’axe du faisceau, de sorte à focaliser son regard sur un point de la surface de projection, de la manière préconisée par Tony Conrad. La pénombre était, de plus, insuffisante dans cette box aux murs blancs, empêchant l’impression optimale des flashes lumineux dans l’œil du spectateur, qui renonçait très vite à se tenir debout, à côté du projecteur, durant les trente minutes du film. Dans un tel cas, si l’on ne veut pas réduire l’intérêt du Flicker à une attraction lumineuse anecdotique, la projection en salle de cinéma semble un idéal difficile à égaler.

La projection en salle : un absolu inégalable ?

Lors de la préparation du Mouvement des images, Philippe-Alain Michaud a justement dû longuement négocier avec la veuve de Stan Brakhage afin de pouvoir projeter Chartres Series[47] sur une cimaise. Marilyn Brakhage souhaitait que le film soit projeté en salle. En cause : la portée enveloppante de l’œuvre sensualiste du cinéaste qui prônait l’immersion totale du spectateur dans la contemplation des films :

« Imaginons un œil qui ne sait rien des lois de la perspective inventées par l’homme, un œil qui ignore la recomposition logique, un œil qui ne correspond à rien de bien défini, mais qui doit découvrir chaque objet rencontré dans la vie à travers une aventure perceptive[48]. »

Peint sur pellicule, Chartres Series a été inspiré à Brakhage par les vitraux de la cathédrale de Chartres suite à un voyage en France. Confronté aux études de Matisse pour les vitraux de la chapelle de Vence, le film était projeté en face, depuis un projecteur 16 mm placé sur un très haut socle. La projection argentique permettait d’établir un beau rapprochement entre les deux pièces, en mettant en exergue le pouvoir révélateur de la lumière à travers la copie du film ouvragé, dont on observait le défilement. Cette fois, aucune silhouette humaine ne pouvait venir parasiter la réception du film en s’interposant physiquement entre le rayon lumineux du projecteur et la cimaise. Néanmoins, l’image semblait prisonnière d’un cadre étroit fixé trop haut sur le mur par rapport aux yeux du visiteur, ce qui atténuait la force du phénomène visuel. Impossible de s’immerger dans la partition colorée peinte par le cinéaste. Philippe-Alain Michaud regrette de n’avoir pu utiliser un projecteur plus performant, qui aurait amélioré le dispositif. La cohabitation d’un film et de dessins dans la même salle a, de plus, posé quelques problèmes d’éclairages. Cette exhibition ostentatoire de la machine présentait, d’autre part, un inconvénient : celui d’empêcher le rapport direct du visiteur au film. Celui-là se retrouvait en effet pris dans une relation triangulaire entre son œil, la visée du projecteur et la surface de projection, délimitée en hauteur, tel un vitrail dans une église. La perspective cartésienne résultant de cette mise en scène transcendentaliste écartait le corps du spectateur de la relation exclusive machine-image, au lieu d’inviter les sens à se plonger dans la contemplation du film. Un résultat contraire au dessein de Brakhage, dont le but était plutôt d’augmenter l’état de conscience du spectateur que de rendre hommage à la précision des machines :

« Et ici, quelque part, nous avons un œil capable de tout imaginer. Et là, nous avons l’œil de la caméra, pourvu d’objectifs polis propres à rendre les compositions occidentales des perspectives du XIXe siècle […], qui savait certes apprivoiser la lumière et imiter le cadrage juste comme il faut, cette caméra standard et son projecteur à la vitesse réglée pour enregistrer le mouvement comme s’il s’agissait d’une valse viennoise parfaitement lénifiante[49] ».

Si le film avait été projeté en salle, comme le désirait initialement Marilyn Brakhage, le spectateur se serait retrouvé face à un écran beaucoup plus large, dans un espace propice à l’immersion dans l’œuvre.

L’épouse du cinéaste n’était pas la seule à promouvoir la projection en salle. Peter Kubelka ne s’opposait pas uniquement à la numérisation des films, mais également à leur juxtaposition sur des cimaises. Notons également qu’aucun film lettriste n’a pu être présenté au Mouvement des images à cause des durées : la numérisation HD des formats longs coûtait trop cher[50]. Pour cette raison, Philippe-Alain Michaud a renoncé à intégrer à l’accrochage des films d’Isidore Isou, Maurice Lemaître ou Gil J. Wolman. Il ambitionnait de reconstituer une salle de cinéma dans le musée d’art moderne. Cela n’a pas été possible car il faut payer un projectionniste, dont le poste a été supprimé[51]. Une salle de cinéma existait dans le musée, au sein de l’accrochage des collections, jusqu’à sa fermeture pour travaux en 1997, mais elle n’a pas été reconstruite pour la réouverture en 2000[52]. Ce dispositif compensait pourtant la discrétion du film expérimental, présent dans les collections du MNAM, mais le plus souvent invisible dans les salles du musée. Il a donc fallu se contenter des salles de cinéma du sous-sol et du premier étage, qui dépendent du Département du développement culturel, et dont l’accès aux séances n’est pas compris dans le tarif d’entrée au musée.

Devant ces dilemmes, au Mouvement des images, la cinéaste Rose Lowder a accepté de tenter l’expérience d’un mode de diffusion inhabituel de ses Bouquets (1-10)[53]. Pour réaliser cette série, Rose Lowder a filmé le paysage dans un même site à des moments différents. Les plans ont été montés sans tenir compte de l’ordre chronologique de leur enregistrement, dans la caméra, au tournage, image par image, ce qui engendre un tressautement de l’image à la projection. Ce clignotement n’est toutefois pas l’enjeu des Bouquets maritimes ou végétaux composés par Rose Lowder[54] qui, au moyen de la succession saccadée des photogrammes, s’est attachée à tresser les images cueillies entre elles pour générer des tableaux quasi abstraits. Ces Bouquets d’une minute chacun furent diffusés sur une suite de dix petits écrans alignés et encastrés dans la cimaise noire à l’entrée de la « rue ». L’effet cadre, encourageant à l’analogie avec la peinture impressionniste, était cette fois assumé par la cinéaste[55]. Alors que la juxtaposition des écrans visait à restituer la vivacité du défilement des images durant la projection, la disposition dans l’espace évoquait la succession des photogrammes sur la pellicule et l’opération du montage image par image. D’un point de vue technique, d’après Rose Lowder, le tournage image par image souffre moins du transfert en numérique :

« Dans mon cas, je décide au cas par cas pour toute demande d’exposition de mes films 16 mm sous forme électronique. La série des Bouquets se présente le mieux car les images ont été réalisées image par image, ce qui procure une meilleure définition que celle des images tournées à des rythmes traditionnels. Mais l’exposition de cette façon représente l’équivalent des reproductions d’un tableau de Monet dans un catalogue ou livre sur l’art. Cela est très utile pédagogiquement[56]. »

Ainsi, si la cinéaste autorise parfois l’exposition des copies numériques de ses films sous forme d’installations, rien ne vaut la projection en 16 mm.

Loin de nous la volonté de cantonner l’expérience du film à la salle de cinéma, mais plutôt de montrer que, malgré la présence du cinéma expérimental dans les collections muséales et son indispensable prise en compte dans les rétrospectives historiques d’art moderne et contemporain, la présentation de certains films pose des questions inhérentes à leur déplacement, des salles obscures aux cimaises, ou encore, du projecteur argentique à l’écran plat ou au vidéo projecteur. Il s’agit maintenant de réfléchir à l’exposition de ces œuvres de sorte à en préserver les effets, et à rendre compte de leur fabrication de la manière la plus fidèle possible. À cette fin, les écrits de cinéastes – ou leurs témoignages lorsqu’ils sont encore en vie – demeurent les sources de référence les plus riches pour cerner des recherches très variées. Malgré les efforts fournis par les historiens et critiques du cinéma expérimental pour dégager des courants de pratiques, chaque cinéaste mène sa propre exploration du medium film. Travaillant comme des plasticiens (et parfois plasticiens eux-mêmes), les acteurs du cinéma expérimental s’écartent précisément du cinéma commercial par leur usage non standard de l’appareil cinématographique.

Remerciements chaleureux pour leur aide à Christophe Bichon (Light Cone), Cécile Dazord, Peter Kubelka et Rose Lowder. 

 

Notes

[1]  Stan Douglas, dialogue avec Christopher Eamon, dans Beyond Cinema: The Art of Projection. Films, videos and installations from 1963 to 2005, cat. exp., Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, 2006, p. 17 : « As an artist, I’ve taken to identifying my film works as “sculpture” to certain museums, just to avoid them deciding to transfer my films to DVD and projecting on some crappy LCD projector ».

[2] En France, c’est Pontus Hulten qui, en 1975, favorise l’intégration du cinéma expérimental aux activités du MNAM en demandant au cinéaste Peter Kubelka de constituer la collection du futur Centre Pompidou.

[3] Le mouvement des images, exp., Paris, Centre Georges Pompidou, 2006-2007.

[4] Sons & Lumières, une histoire du son dans l’art du XXe siècle, exp., Paris, Centre Georges Pompidou, 2004-2005.

[5] Nous n’insisterons d’ailleurs pas sur l’anachronisme entretenu par un tel choix.

[6] Exergue tiré d’un entretien avec P.-A. Michaud réalisé le 15 février 2007, retranscrit dans Chevalier F., Le mouvement des images, place du film, mémoire de recherche de 4e année sous la dir. de Cécile Dazord, École du Louvre, 2007, annexes, p. 44.

[7] Depuis Le mouvement des images, P.-A. Michaud a notamment monté l’exposition Hans Richter. La traversée du siècle, en collaboration avec Timothy O. Benson (directeur du Rifkind Center, LACMA, Los Angeles) au Centre Pompidou – Metz (2013-2014).

[8] Voir : Chevalier F., Le mouvement des images, place du film, mémoire de recherche de 4e année sous la dir. de Cécile Dazord, École du Louvre, 2007, annexes, p. 44.

[9] On tire ensuite des copies à partir du négatif, destinées à la projection.

[10] L’accrochage était d’ailleurs divisé en quatre secteurs thématiques : Défilement, Montage, Projection et Récit.

[11] Rodney Graham, Rheinmetall/Victoria 8, 2003, installation cinématographique, 35 mm, 10 min 50 (boucle), couleur, silencieux, projecteur 35 mm Cinemeccanica Victoria 8, boucleur, socle.

[12] Marijke Van Warmerdam, Skytypers, 1997, installation cinématographique, 16 mm, 6 min 25 (boucle), couleur, silencieux, table de projection en bois, projecteur.

[13] C’est ainsi que la longue allée centrale du MNAM a été baptisée  : « la rue ».

[14] Richard Serra, Hand Catching Lead, 1968, 16 mm, 3 min, n&b, silencieux. Précisons que ce film a été réalisé pour sa télédiffusion au sein d’un programme télévisé produit par Gerry Schum, IDENTIFICATIONS, retransmis le 30 novembre 1970 sur la SWF allemande.

[15] Bruce Nauman, Walking in an Exaggerated Manner around the Perimeter of a Square, 1968, 16 mm, 10 min 40, n&b, silencieux.

[16] Joseph Cornell, Gnir Rednow, 1955, 16 mm, 6 min 30, couleur, silencieux.

[17] Fernand Léger, Le Ballet mécanique, 1924, 35 mm, 14 min, n&b, muet.

[18] Len Lye, Rhythm, 1957, 16 mm, 1 min 09, n&b, son.

[19] Chuck Close, Bob, 1973, Super 8, 11 min, n&b, silencieux.

[20] Paul Sharits, Piece Mandala/End War, 1966, 16 mm, 5 min, couleur, silencieux.

[21] Marcel Duchamp, Anémic cinéma, 1925, 35 mm, 7 min, n&b, muet.

[22] Man Ray, Le Retour à la raison, 1923, 35 mm, 2 min, n&b, silencieux.

[23] Marcel Broodthaers, La Pluie (Projet pour un texte), 1969, 16 mm, 2 min, n&b, silencieux.

[24] László Moholy-Nagy, Jeu de lumière noir-blanc-gris, 1930, 35 mm, 7 min 30, n&b, silencieux.

[25] Matthias Müller, Home Stories, 1991, 16 mm, 6 min, couleur, son.

[26] Robert Breer, 70, 1970, 16 mm, 5 min, couleur, son.

[27] D’après les notes prises lors de l’intervention de P.-A. Michaud durant la table ronde sur Le Mouvement des images, lors de la journée d’étude Cinéma, art contemporain tenue le 9 décembre 2006 au Centre Pompidou, sous la dir. de Jacques Aumont et Philippe Dubois.

[28] Kubelka P., « La théorie du cinéma métrique », Lebrat C. (éd.), Peter Kubelka, Paris, Paris Expérimental, 1990, p. 61.

[29] Peter Kubelka, Arnulf Rainer, 1958-60, 35 mm, 6 min 30, n&b, son.

[30] Cette présentation du film Arnulf Rainer n’était pas inédite.

[31] Kubelka P., « La théorie du cinéma métrique », Lebrat C. (éd.), Peter Kubelka, Paris, Paris Expérimental, 1990, p. 80.

[32] Film as film: formal experiment in film (1910-1975), cat. exp., Londres, Hayward Gallery South Bank, 1979, p. 97.

[33] Sitney P. A., Le cinéma visionnaire. L’avant-garde américaine (1943-2000), Paris, Paris Expérimental, 2002, p. 329.

[34] Mekas J., « An Interview with P. Kubelka », Film Culture, n° 44, 1967, p. 46 : « I could watch it with my eyes closed, as the light rhythms pulsated on and through the eyelids ».

[35] Kubelka, P., « Entretien avec Peter Kubelka par Christian Lebrat »,  Lebrat C. (éd.), Peter Kubelka, Paris, Paris Expérimental, 1990, p. 56.

[36] Michaud P.-A., « Le mouvement des images », Le mouvement des images, cat. exp., Paris, Centre Georges Pompidou, 2006, p. 23.

[37] Nous l’avons déjà écrit : il n’y a pas d’obturateur dans un projecteur numérique.

[38] Sharits P., Entendre : Voir / Mots par page / Filmographie, Paris, Paris Expérimental, 2002 (1978), p. 21.

[39] Lebensztejn J.-C., « Entretien avec Paul Sharits (1983) », Lebensztejn J.-C., Brice Marden, Malcolm Morley, Paul Sharits : écrits sur l’art récent, Paris, Éd. Aldines, 1995, p. 172.

[40] Lettre de 1975 retranscrite dans Brenez N., McKane M. (dir.), Poétique de la couleur : anthologie, Paris, Auditorium du Louvre ; Aix-en-Provence, Institut de l’Image, 1995, p. 132.

[41] Paul Sharits, Ray Gun Virus, 1966, 16 mm, 14 min, couleur, son.

[42] Sharits P., « Notes on Films / 1966-1968 », Film Culture, n° 47, 1969, p. 14 : « Just as the “film’s consciousness” becomes infected, so also does the viewers’: the projector is an audio-visual pistol; the screen looks at the audience; the retina screen is a target. Goal: the temporary assassination of the viewer’s normative consciousness », à propos du film Ray Guns Virus.

[43] Sharits P., « À propos de la série Frozen Film Frames », Beauvais Y. (dir.), Paul Sharits, Dijon, Les presses du réel, 2008, p. 131.

[44] Tony Conrad, The Flicker, 1966, 16 mm, 30 min, n&b, son.

[45] Conrad T., « Tony Conrad on “The Flicker” », Film Culture, n° 41, 1966, p. 2 : « Technically, the range of perception of flicker or stroboscopic light is below a frequency of about 40 flashes per second (40 fps), above which the light is seen as continuous. Normal sound projection is at 24 fps. Below about 4 fps, the only real effect is of the light switching on and off. But in the range from 6 to 18 fps, more or less, strange things occur. The Flicker moves gradually from 24 fps to 4 fps […] The first notable effect is usually a whirling and shattered array of intangible and diffused color patterns, probably a retinal after-image type of effect. Vision extends into the peripheral areas and actual images may be “hallucinated”. Then a hypnotic state commences, and the images become more intense. Fixing the eyes on one point is helpful or necessary in eliciting the fullest effects. The brain itself is directly involved in all of this; it is not coincidental that one of the principal brain-wave frequencies, the so-called alpha-rhythm, lies in the 8 to 16 cycles per second range ».

[46] Mekas J., Ciné-journal : un nouveau cinéma américain (1959-1971), Paris, Paris Expérimental, 1992 (1972), p. 208-210.

[47] Stan Brakhage, Chartres Series, 1994, 16 mm, 9 min, couleur, silencieux.

[48] Brakhage S., Métaphores et visions, Paris, Centre Georges Pompidou, 1998 (1963), p. 19.

[49] Ibid., p. 21.

[50] Voir Chevalier F., Le mouvement des images, place du film, mémoire de recherche de 4e année sous la dir. de Cécile Dazord, École du Louvre, 2007, p. 63.

[51] Ibid, p. 51 : « Avoir une salle de cinéma dans un musée c’est parfait. Simplement, la salle a été supprimée, et on n’a plus de poste pour un projectionniste à demeure dans le musée. »

[52] Une petite salle obscure a depuis été reconstruite au sein des collections permanentes, accolée à l’espace « Nouveaux Médias ».

[53] Rose Lowder, Bouquets (1-10), 1994-95, 16 mm, 11 min, couleur, silencieux.

[54] Au sujet de la genèse de ses Bouquets 21, 22, 23 et 24, R. Lowder affirme n’avoir pas voulu se contenter d’ « obtenir simplement un motif décoratif clignotant ». Voir : Lowder R., « Le cinéma comme art plastique », Aumont J. (dir.), Le septième art : le cinéma parmi les arts, recueil de conférences tenues en 2001-2002 au collège d’Histoire de l’art cinématographique, Paris, Léo Scheer, 2003, p. 195.

[55] Ses Bouquets 1, 7 et 10 avaient d’ailleurs déjà été présentés en boucle sur un panneau digital monté pour l’exposition Impressionnisme et naissance du cinématographe (Lyon, Musée des beaux-arts, 2005).

[56] Lowder, R., courrier électronique du 13 mars 2015. Rose Lowder y expliquait que certains films perdent énormément à la numérisation : « Accepter cette situation dépend de quel film il s’agit. Le résultat en prenant mon film Roulement, rouerie, aubage [1978, 16 mm, 15 min, couleur/n&b, silencieux] est lamentable parce que l’image digitale est incapable de représenter les différents grades de gris ou les transitions entre le plus ou moins flou et la définition des aspects de ce qui a été filmé. Même chose pour Couleurs mécaniques [1979, 16 mm, 16 min, couleur, silencieux] où l’évolution des couleurs plus ou moins soutenues ne peut pas être correctement représentée sous forme digitale ».

 

Pour citer cet article : Fleur Chevalier, "Le film expérimental à l’épreuve des cimaises : étude de cas tirés de l’accrochage Le mouvement des images (Centre Pompidou, Paris, 2006-2007) et de l’exposition Dynamo (Grand Palais, Paris, 2013)", exPosition, 17 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/chevalier-film-experimental-mouvement-des-images-dynamo/%20. Consulté le 28 septembre 2023.

Exposer des moulages : le cas de l’exposition Angkor, la naissance d’un mythe (musée Guimet, Paris, 2013-2014)

par Delphine Miel

 

Delphine Miel est architecte DPLG et scénographe. Elle travaille principalement dans le domaine culturel, en France et à l’international. Elle a ainsi pu prendre part, au sein de différentes agences, à plusieurs projets de musées et de scénographies d’exposition, dont la rénovation du Musée d’Histoire de Marseille (avec le Studio Adeline Rispal), le concours pour l’extension du Musée d’Art Moderne de Sydney (avec Lordculture), ou encore la création de la National Art Gallery de Singapour (avec le Studio Milou). Elle a intégré très récemment l’agence d’architecture Philippe Prost et participe au projet d’aménagement des espaces d’exposition permanente et de la boutique de la Monnaie de Paris. Très attachée aux notions de contexte et de scénarisation des espaces, elle développe dans son travail une approche pluridisciplinaire et transversale, intervenant aussi bien en maîtrise d’œuvre qu’en assistance à maîtrise d’ouvrage. —

 

Le musée Guimet a présenté du 16 octobre 2013 au 27 janvier 2014 l’exposition Angkor, naissance d’un mythe. Élaborée à partir du travail de l’explorateur Louis Delaporte (1842-1925), qui fut directeur du musée indochinois du Trocadéro et contribua à faire connaître la civilisation khmère en France, cette manifestation fut surtout l’occasion de mettre en scène l’importante collection de moulages réalisés par Delaporte et ses équipes, au cours de leurs différentes expéditions, entre la fin des années 1870 et le début des années 1920. Issues de travaux passionnés et méticuleux d’observation, de compréhension et de recherche, ces pièces sont aussi pour la plupart les seuls éléments témoignant de vestiges aujourd’hui disparus ou du moins fortement altérés par l’humidité, la végétation grimpante ou les pillages successifs.

Louis Delaporte dirigea deux des missions réalisées entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, dans ce qui était alors l’Indochine, en 1873 puis en 1881-1882. Il en ramena – outre les moulages – une série de photos, croquis, relevés, ainsi que quelques pièces originales. En tout, plus de 250 pièces ont donc été exposées au musée Guimet, incluant également des prêts de différents musées, dont le musée national du Cambodge, à Phnom Penh, et le musée national d’Angkor, à Siem Reap.

Associant collections lapidaires et graphiques originales, moulages et agrandissements de dessins, l’exposition tendait à faire revivre l’atmosphère spectaculaire et « exotique » des expositions universelles et coloniales du temps de Delaporte (Fig. 1), par une scénographie mêlant restitutions et éléments de décors. Le visiteur pouvait ainsi à la fois appréhender l’histoire, l’architecture d’Angkor, et la façon dont l’Europe coloniale percevait ce site exceptionnel tout en contribuant à en faire un mythe.

Fig. 1 : présentation de sculptures khmères à l'exposition universelle de 1878 (d’après, DELAPORTE L., Voyage au Cambodge. L’architecture khmer, Paris, C. Delagrave, 1880, p. 245).
Fig. 1 : Présentation de sculptures khmères à l’exposition universelle de 1878 (d’après, DELAPORTE L., Voyage au Cambodge. L’architecture khmer, Paris, C. Delagrave, 1880, p. 245).

Au-delà du contenu de l’exposition et de son intérêt tant artistique que scientifique, il convient de s’interroger sur la pertinence des choix faits pour la mise en espace des collections et de ce mélange entre objets originaux et copies, sans réelle distinction pour le public non averti, hormis par une lecture attentive des cartels. Nous reviendrons donc ici sur la mise en scène et le parcours de visite proposés, en regard de la nature des pièces présentées et de l’évolution des dispositifs de médiation aujourd’hui disponibles pour raconter, faire revivre ou immerger.

Le parcours de visite

L’exposition est scindée en deux espaces : le premier occupe les salles d’exposition temporaire du musée, au rez-de-jardin ; le second investit partiellement la salle dite salle khmère, au rez-de-chaussée.

Au rez-de-jardin, après une présentation, sous forme d’introduction, de Louis Delaporte et de Henri Mouhot[1], premier découvreur d’Angkor, débute donc l’exposition proprement dite, avec le récit des missions archéologiques de 1873 et 1881-82. Dessins et gravures, photographies anciennes, livres, plans et cartes accompagnent les premiers moulages et quelques pièces lapidaires originales.

Ensuite les espaces se succèdent, cloisonnés par des cimaises figurant des portes, à l’image des galeries en enfilade des temples khmers : après le temps de la découverte est ainsi raconté celui du retour en Europe, avec les présentations réalisées au musée indochinois du Trocadéro et lors des expositions universelles et coloniales, entre 1878 et 1936. Évoquant les reconstitutions ou projets de reconstitutions à l’échelle 1 de l’époque, c’est donc cette partie de l’exposition qui présente l’essentiel de la collection de moulages. Complets ou partiels, parfois à vocation purement didactique, ils rendent compte de la richesse et de la qualité de détail de la sculpture khmère, dont les bas-reliefs sont de véritables livres d’images.

Puis les moulages tombent dans l’oubli. À la fermeture du musée indochinois en 1927, ils sont affectés au musée Guimet. Mais, quelque peu considérés comme des copies sans valeur, ils sont démantelés et entreposés dans des lieux divers pour être finalement stockés, en 1973, à l’abbaye de Saint-Riquier, dans la Somme, que le musée Guimet a investi comme réserve. L’exposition évoque alors brièvement le travail de restauration entrepris en 2012 pour sauver la collection de moulages, fortement endommagée par de mauvaises conditions de conservation dans l’abbaye, ainsi que par des déplacements successifs et sans précautions particulières dans les différentes salles de réserve.

La visite se poursuit par une dernière salle au rez-de-jardin, dédiée à l’apport du travail de Louis Delaporte sur l’étude de la culture et de l’architecture khmère, et s’achève par la salle khmère, au rez-de chaussée, dans laquelle sont présentées les pièces les plus impressionnantes de la collection, dont les moulages d’une des tours à visages du Bayon, sur le site d’Angkor Thom.

Moulages et pièces originales : l’écueil de l’homogénéité scénographique 

Nul ne conteste plus aujourd’hui l’importance et la qualité des pièces présentées, originales tant que moulages. Devenus les seules traces d’une architecture à présent disparue ou fortement altérée, certains moulages font d’ailleurs figure de quasi originaux.

Pourtant, c’est justement par cette ambiguïté entre pièces originales et copies que la scénographie échoue partiellement à transmettre l’émotion et la magie de la découverte, qui pourtant est un des sujets de l’exposition et un des fondements du « mythe » Angkor. Au-delà de l’image romantique de ruines perdues dans la jungle, de l’évocation d’une splendeur passée et d’une civilisation disparue, il y a en effet le destin de ces découvreurs, plus ou moins célèbres, dont Louis Delaporte est l’un des représentants.

Les moulages en eux-mêmes témoignent de la véritable passion de Delaporte pour la civilisation khmère et les vestiges qu’il fit connaître. Leur qualité traduit également le labeur qu’ils ont dû nécessiter. Les carnets de voyage présentés dans l’exposition nous aident en effet à imaginer les conditions dantesques dans lesquelles les pièces ont été réalisées : la chaleur et l’humidité de la forêt cambodgienne ; le transport, à l’aide d’éléphants, puis en bateau jusqu’à Saïgon[2], puis sur les océans, et enfin sur la Seine jusqu’à Paris…

Mais de cette histoire là, peu nous est raconté. Présentés comme des objets originaux (même typologie de cimaise, d’accrochage, de soclage, de cartels), on ne voit ni la structure, ni la matière des moulages. C’est seulement dans la section – très succincte – dédiée à leur restauration que le visiteur est pour la première fois confronté à un moulage endommagé et présenté de telle façon qu’il peut ainsi en mesurer l’ampleur, en percevoir les défauts, les reprises éventuelles, les gestes du travail manuel.

Dans les autres séquences de l’exposition, seule une lecture attentive des cartels permet de faire la distinction entre objets originaux et reproductions. L’on pourrait passer outre en considérant ces moulages comme des œuvres en elles-mêmes mais, paradoxalement, l’absence de mise en valeur de toute trace de fabrication, de défauts, bref, de tout ce qui en fait des objets incarnés et vivants, les banalisent et leur font perdre leur statut d’objet précieux, dont seuls les visiteurs spécialistes du sujet peuvent alors mesurer la valeur.

À cela s’ajoute le contexte spatial difficile dans lequel prend place l’exposition. La salle d’exposition temporaire, un espace incertain, en sous-sol du musée, ne bénéficie d’aucune vue ou éclairage naturel et offre une hauteur sous plafond relativement faible pour ce type de collections et pour des restitutions partielles ou totales. Par ailleurs le découpage en deux parties entre le rez-de-jardin et le rez-de-chaussée n’aide pas à la cohérence du propos : en entrant dans le hall du musée, le visiteur est naturellement attiré par la salle khmère, où s’achève l’exposition, tandis que l’accès à la salle d’exposition temporaire, où débute la visite, se fait par un escalier latéral, sans véritable mise en valeur ou signalétique spécifique.

Enfin, les périodes d’affluence trahissent d’évidents problèmes de flux et de gestion des accès, que le musée aura sans doute à régler dans les années à venir : en raison de l’exiguïté des espaces, les files d’attente sont longues et fastidieuses – à l’entrée du musée, puis à l’entrée de l’exposition proprement dite et enfin au cours de la visite, entre l’espace d’introduction et les premières salles du parcours.

L’exposition se situe donc dans une sorte d’entre-deux : d’un côté, une présentation ambiguë de moulages à la fois œuvres et objets désincarnés ; de l’autre, pour comprendre et saisir justement cette différence entre pièce originale et reproduction, un contenu très détaillé nécessitant une lecture attentive, mais rendue difficile du fait de l’exiguïté des espaces au regard du nombre de visiteurs. Les deux facettes ne dialoguant finalement qu’assez peu.

Et l’on ne peut que regretter que, oscillant entre décor ou reconstitution partielle et présentation très didactique, la mise en espace ne soit finalement ni dans le spectaculaire des expositions coloniales ou universelles, ni dans la mise en avant du travail humain. En choisissant cette dernière comme angle d’attaque, la scénographie aurait alors pu montrer davantage le processus de fabrication de ces moulages, ne serait-ce qu’en permettant au visiteur de les visualiser dans toute leur dimension, en face avant comme en face arrière ; et, ainsi, expliciter de façon plus affirmée le processus de relevé et de restitution, sans nécessairement tenter de « rejouer » les mises en scène des expositions universelles et coloniales. Les moulages ont aujourd’hui en effet changé de monde et de vocation : réalisés à une époque où il s’agissait d’affirmer le rayonnement de l’empire colonial français et sa richesse culturelle, ils ne participent plus de cette logique, mais témoignent en revanche d’un savoir-faire et d’une démarche scientifique.

Il nous semble donc qu’il aurait été juste de présenter ces moulages non comme un résultat, mais comme un processus, et ainsi de développer dans ce sens tant la médiation que la mise en espace. À ce titre, il aurait été intéressant notamment de pouvoir consulter les carnets de voyage et photographiques, par le biais d’outils multimédia ad hoc (livre virtuel, table tactile, etc.).

Prospectives

Cet exemple d’exposition au musée Guimet nous amène à nous poser la question suivante : à l’heure des images de synthèse, des photographies numériques, de la vidéo, d’internet et surtout de la possibilité élargie à un plus grand nombre de voyager, la présentation de moulages a-t-elle encore du sens ? Nous nous plaisons à croire que oui. L’histoire et le temps passé ont donné à de tels objets – instantanés en trois dimensions – une valeur à la fois scientifique et patrimoniale. Pour autant, il convient de s’interroger sur la nécessité de trouver la bonne articulation entre ces objets et les nouveaux supports de médiation et de présentation du réel, ainsi qu’avec les pièces originales.

Dans cette perspective, la scénographie doit servir à la mise en valeur de ces instantanés, mais sans les travestir : ne pas les cacher, ne pas les habiller, bien au contraire. Car c’est dans la limite entre vrai et faux que résident tout l’intérêt et la force de telles collections.

 

Notes

[1] Henri Mouhot (1826-1861), naturaliste et explorateur, découvrit le site d’Angkor au cours d’une expédition menée durant l’hiver 1859-60. Il mourut de la fièvre jaune le 1er novembre 1861 à Luang-Prabang, au Laos.

[2] Aujourd’hui Hô-Chi-Minh-Ville.
 

Pour citer cet article : Delphine Miel, "Exposer des moulages : le cas de l’exposition Angkor, la naissance d’un mythe (musée Guimet, Paris, 2013-2014)", exPosition, 10 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/miel-exposer-moulages-exposition-angkor-naissance-mythe-musee-guimet-2013-2014/%20. Consulté le 28 septembre 2023.

Clarté, sobriété et élégance : le pari architectural réussi de la scénographie du Printemps de la Renaissance (musée du Louvre, Paris, 2013-2014)

par Armelle Fémelat

 

— Armelle Fémelat est docteure en histoire de l’art moderne, chercheuse associée au centre d’Études supérieures de la Renaissance (CESR-Université François-Rabelais de Tours). Spécialiste du portrait équestre, elle a contribué au catalogue de l’exposition Le printemps de la Renaissance avec un article sur Donatello, inventeur du monument équestre public moderne. Elle poursuit ses recherches sur la problématique de la représentation animale, en particulier sur la question du portrait animal à l’époque moderne. —

 

L’ambition de l’exposition Le Printemps de la Renaissance, présentée au Louvre en 2013, était de taille : montrer « comment les sculpteurs florentins ont inventé la Renaissance », ce qui constitue un défi par rapport à l’imaginaire collectif « qui place plutôt la Renaissance du côté de la peinture » à en croire Marc Bormand, conservateur en chef du département des Sculptures du musée du Louvre[1]. Ce dernier fit le choix de le relever avec Beatrice Paolozzi Strozzi, directrice du museo nazionale del Bargello de Florence, co-commissaire de cette exposition qui se déclina au Palazzo Strozzi de Florence (La Primavera del Rinascimento. La scultura e le arti a Firenze 1400-1460, 23 mars – 18 août 2013), puis au Louvre (Le printemps de la Renaissance. La sculpture et les arts à Florence, 26 septembre 2013 – 6 janvier 2014). Si le catalogue d’œuvres était identique et le projet scientifique commun, ces deux expositions n’en eurent pas moins une esthétique propre, reflet des personnalités, des goûts et des conceptions des professionnels qui les pensèrent et réalisèrent. En particulier, chacune se distinguait par sa muséographie, fruit de la spécificité des lieux – le piano nobile du Palazzo Strozzi et le hall Napoléon du Louvre – et du travail des équipes dirigées par Beatrice Paolozzi Strozzi et l’architecte Luigi Cupellini[2] à Florence, par Marc Bormand et le duo d’architectes Anne Philipponnat et Michel Antonpietri[3] à Paris, offrant in fine des perceptions parfois assez différentes – et complémentaires – des œuvres.

À projet exceptionnel, muséographie exceptionnelle : en effet, l’exposition parisienne, qui sera l’unique objet de cet article, a su s’appuyer sur une scénographie, sobre et efficace, ainsi que sur un parcours, rythmé et séquencé, le tout servant à la fois le propos scientifique et l’expérience de visite du spectateur (Fig.1).

Affiche de l'exposition
Affiche de l’exposition © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Des chefs-d’œuvre rarement venus en France

La première grande qualité de cette exposition fut de donner à voir au public parisien quantité de chefs-d’œuvre rarement, voire jamais, venus en France. Parmi les plus remarquables figurent les bas-reliefs en bronze de Brunelleschi et Ghiberti du concours de 1401 pour la porte du baptistère de la cathédrale de Florence, la Maquette de la coupole de Brunelleschi (ca. 1420-1440), le Saint Matthieu de Ghiberti (1419-1422) et le Saint Louis de Toulouse de Donatello (1422-1425), les bas-reliefs donatelliens représentant Saint Georges et le dragon (ca. 1417), le Festin d’Hérode (ca. 1435) et La Madone Pazzi (ca. 1420-1425), le Buste de Niccolò da Uzzano attribué à Desiderio da Settignano (ca. 1450-1455) ou celui d’Antonio Chellini par Antonio Rossellino (1456). Habituellement dispersés au gré de leurs lieux de conservation respectifs, ils furent ainsi rassemblés le temps de l’événement, un rêve muséal que nul ne s’autorisait à croire réalisable.

L’exposition permit en outre la confrontation de sculptures de dimensions, de matériaux et de destinations très variables, allant de médailles, de pièces d’orfèvrerie et de petits objets de dévotion privées à des statues monumentales, parfois mises en parallèle avec des enluminures, des panneaux peints et même des fragments de fresque. Bienvenues, ces confrontations entre peintures et sculptures florentines permettaient de donner à voir et de démontrer visuellement le primat de la renaissance de la sculpture.

Un autre mérite de la sélection des œuvres tenait à leur nombre limité. Triés sur le volet, les 145 objets échappèrent ainsi à l’inévitable « effet zapping » induit par trop de sollicitations. Il semblait ainsi possible de se concentrer sur chacun des objets présentés, avec la satisfaction – malheureusement pas toujours autorisée dans les expositions et les musées – de pouvoir en faire le tour, au propre comme au figuré (Fig. 2).

Reliefs concours (1401) et maquette de la coupole
Fig 2 : Reliefs du concours (1401) et maquette de la coupole © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Une scénographie structurant le propos et mettant en valeur les œuvres

La deuxième grande réussite du Printemps de la Renaissance tint à sa scénographie : une véritable architecture qui eut le double avantage de structurer le propos et de mettre en valeur les objets exposés – et non d’en gâcher la lecture et l’appréciation comme cela arrive malheureusement trop souvent. Conçue par le duo d’architectes Anne Philipponnat et Michel Antonpietri rattachés au musée du Louvre, une telle scénographie s’inspirait aussi discrètement qu’efficacement de l’architecture florentine de la Renaissance. Évitant l’écueil de perdre les œuvres dans un décor artificiel, cette mise en contexte permit au contraire de mieux les comprendre. Les architectes souhaitaient qu’il n’y ait surtout « aucune ambiguïté, que le public n’ait pas à chercher la suite du parcours de manière à pouvoir être complètement absorbé et disponible pour les innombrables données à intégrer. En revanche, du coup, il fallait combattre une monotonie en trouvant des séquençages assez subtils[4] ». Ce raisonnement s’avéra pertinent et convaincant.

Construite à partir des formes géométriques simples à la base de l’architecture florentine de la première Renaissance, en particulier le double carré, le cercle dans le carré et le cube, cette scénographie évoquait la ville et l’architecture, de manière à « restituer au mieux les œuvres dans leur contexte[5] », comme l’appela de ses vœux le commissaire de l’exposition. Le but fut de « rester dans l’évocation par la mise en place de géométries très simples et de ne jamais être dans la restitution[6] », via « un langage très sobre, permettant de trouver des situations spatiales très différentes pour accompagner la spécificité des œuvres[7] » en évitant ennui et redite. De fait, Michel Antonpietri affirmait « ne pas avoir voulu être dans le pastiche, dans le décoratif, la théâtralisation, mais bien plutôt dans la suggestion de l’architecture, l’évocation de l’urbain et de Florence[8] ». Et ces évocations furent d’autant plus essentielles qu’elles participèrent du propos scientifique visant à établir le primat de la renaissance sculpturale. En se référant ainsi explicitement à l’architecture de la Renaissance florentine à laquelle la sculpture fut étroitement liée, la scénographie matérialisait l’idée selon laquelle la sculpture « a été la première à se faire l’interprète de la nouvelle civilisation », ce « rôle d’avant-garde de la Renaissance[9] » lui étant encore trop rarement reconnu. La présence concrète de l’architecture démontrait clairement la manière dont la renaissance de la sculpture advint dans le cœur sacré de la cité florentine, en particulier au Duomo – tant sa façade et ses contreforts que son campanile et les portes de son baptistère – puis à Orsanmichele.

Ce faisant, les scénographes réussirent à surmonter les contraintes architecturales inhérentes à l’espace Napoléon du Louvre, la grande difficulté tenant en particulier aux deux longues salles structurées par leur hauteur, facilement perçues comme de longs couloirs. L’aménagement de la longue section dédiée aux Madones, rendue attrayante en dépit d’un grand nombre d’œuvres relativement similaires, paraît emblématique de cette réussite scénographique. La solution fut de séparer les hauts-reliefs des bas-reliefs. Les hauts-reliefs furent présentés d’un côté, sur des socles harmonieusement assortis mais tous différents, et sous des cloches pour certains d’entre eux. Quant aux bas-reliefs, ils furent répartis de l’autre côté, à l’intérieur de deux séries de trois niches, à fond plat ou plus souvent arrondi, séparées par un long banc. Les scénographes réussirent ainsi à concevoir un parcours clair et cohérent, évitant les écueils de répétition et d’un certain systématisme tout en respectant les règles et principes préétablis de cohérence et de simplicité, doublés du souci de la déclinaison et du détail (Fig. 3).

Fig. 3 : Section Madones
Fig. 3 : Section dédiée aux Madones © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Le pari fut tout aussi réussi pour la seconde section en longueur, consacrée à la romanité. Le fait de positionner à son extrémité le Saint Matthieu de Ghiberti en œuvre d’appel s’avéra particulièrement pertinent. D’une manière générale, dans cette exposition, les œuvres de format monumental, c’est-à-dire outrepassant la grandeur nature, relativement nombreuses, jouèrent un rôle déterminant dans l’organisation de l’espace et le séquençage du parcours. Nécessairement positionnées dans les grandes hauteurs, elles contribuèrent à structurer et à dynamiser l’architecture tout en évoquant la cité de Florence par leur échelle monumentale. Cela étant, il fallut parfois également créer des subdivisions internes pour guider l’œil du spectateur par un système de perspectives et de points de focale intermédiaires qui, à l’image de l’ensemble du parcours, dessinait des trajectoires et des tableaux d’ensemble permettant de relier les œuvres entre elles. L’espace central fut ainsi ponctué de l’Autoportrait d’Alberti, de la Base d’autel provenant de la Santissima Annunziata et du Buste de San Rossore de Donatello et se referma sur les statues monumentales du Saint Louis de Toulouse et du Saint Matthieu. De nombreuses mises en binôme ou triangle d’œuvres furent ainsi ménagées tout au long du parcours au moyen de perspectives visuelles, à l’image du petit Reliquaire de la Sainte Ceinture et du Chapiteau de la chaire de la Sainte Ceinture provenant de la cathédrale de Prato, ou encore des Deux anges en adoration et de l’Epigraphie du monument funéraire Aragazzi de Michelozzo placés en vis-à-vis d’une reconstitution photographique dudit tombeau conçu pour Santa Maria de Montepulciano (Fig. 4).

Fig. 4 : Section romanitas
Fig. 4 : Section dédiée aux Romanitas © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Une autre contrainte architecturale et matérielle qui s’imposa finalement comme un élément structurant et constitutif du parcours muséographique résidait dans les normes de sécurité visant à la bonne conservation des œuvres. Pour imposer une indispensable distance de sécurité avec certaines pièces, les scénographes préférèrent le système du podium, renforcé par un code couleur, à celui des barrières. Ces podiums ou trottoirs de mise à distance, pour rester dans le langage architectural, contribuèrent à évoquer l’architecture et l’urbanisme de Florence. Comme d’autres éléments de la scénographie, ils permirent ainsi de matérialiser la place que prit la sculpture dans leur cœur de la cité florentine dans la première du XVsiècle. En outre, de tels trottoirs présentèrent les avantages combinés de créer « une mise à distance et en même temps une mise en scène qui unifiait le parcours », avec une incidence « par rapport à la signalétique ainsi que sur le plan de la lumière, dans la mesure où ils accentuaient l’illumination de l’espace[10] », tout en servant de support aux cartels des œuvres. Marc Bormand y vit « l’énorme avantage de pouvoir placer les cartels, écrits en gros caractères et de la sorte bien lisibles, à plat, ce qui permettait de résoudre la question de leur localisation[11] ». Les architectes parvinrent donc à « utiliser la contrainte forte qu’était cette nécessité de mettre à distance les œuvres, et de faire en sorte qu’elle participe au langage global de la géométrie. Utilisée comme une des composantes de la géométrie générale, cette contrainte s’est transformée en outil[12] », les podiums et les vitrines étant venues structurer le parcours.

Et de la même manière, les vitrines – uniques et construites spécialement pour chaque objet, à l’image de l’ensemble du mobilier muséographique – n’en possédèrent pas moins une dimension esthétique, en sus de leur incontournable et parfois irremplaçable rôle sécuritaire. Marc Bormand avoue avoir caressé le « rêve de voir les objets flotter dans l’espace », ce qui se matérialisa via d’importantes vitrines, à l’image de celle contenant la petite Vierge en ivoire dans la première section « qui flotta dans son énorme dans son énorme espace, ce qui lui donna à la fois légèreté et monumentalité[13] ». La difficulté pour les scénographes fut cependant de penser chaque vitrine « tout en arrivant à garder des séries, à ne pas multiplier les dispositifs et à garder une homogénéité[14] », toujours en vertu du principe de clarification de la lecture et dans l’objectif de « ne pas multiplier les langages architecturaux, pour faire qu’ils s’oublient. Que dans l’espace, on soit à chaque fois dans un événement, mais dans la déclinaison, dans les typologies de mobilier[15] ».

Pour résumer, voici les principes qui guidèrent cette scénographie et en assurèrent la réussite : luminosité, clarté, fluidité et sobriété, quatre notions définies au départ par Marc Bormand, qui servirent de références tout au long du projet. Selon lui, « la clarté et la sobriété étaient très importantes pour bien percevoir les œuvres et pour leur donner, peut-être, une valeur plus moderne[16] ».

Un parcours rythmé, séquencé et ponctué de surprises

La troisième qualité de la scénographie de cette exposition découlait de la seconde : le parcours rythmé et séquencé, produit d’une scénographie performante jusque dans ses codes couleurs, signalétiques et graphiques. Découpé en dix sections thématiques, le parcours était spatialement structuré en fonction de quatre grands temps forts : l’arrivée, les salles d’entrée et de sortie ainsi qu’une rupture à mi-parcours.

Comme précédemment évoqué, l’une des manières de structurer l’espace et la scénographie fut de placer des sculptures monumentales à des endroits stratégiques. Ces œuvres d’appel s’imposèrent très efficacement dès l’entrée de l’exposition, où trôna le célèbre protomé équin antique, également visible aux visiteurs du musée, d’en haut grâce à la rotonde. Le commissaire Marc Bormand s’en félicita, à juste titre, saluant « ce point de vue perspective depuis l’entrée scénographique, construit, extrêmement fort et qui permettait en même temps dès l’entrée de donner le propos de l’exposition, avec la mise en parallèle du Protomé Carafa Renaissance et de la tête grecque du IVe siècle[17] ».

Mais le séquençage et le rythme du parcours résultèrent aussi des couleurs et des matériaux des murs et du sol, de l’éclairage et de la sonorisation. La singularité des espaces d’entrée et de sortie de l’exposition, traités de façon similaire, et fort différente des autres salles du parcours, était particulièrement marquante. La première et la dernière salle étaient en effet à la fois totalement blanches et refermées sur elles-mêmes. Outre la couleur et la lumière, tout un travail fut mis en œuvre de manière à étouffer les sonorités, à absorber les sons, offrant du même coup au spectateur une perception spatiale unique. Ces espaces matérialisaient ainsi un véritable passage – initiatique ? – entre l’espace interne de l’exposition et l’extérieur, un passage mental et sensoriel exprimé par la couleur blanche.

Dans les autres salles, le blanc alternait avec le gris, les deux couleurs de l’architecture florentine du Quattrocento, s’alliant à la fois au marbre et au bronze. La présence du gris permit en outre d’évoquer « l’idée architecturale de l’intérieur-extérieur » via « une sorte d’extérieur à fond perdu sur lesquelles ressortaient des architectures blanches. Les surfaces grises matérialisaient le fond de la boîte existante à l’intérieur desquelles les constructions blanches se structuraient[18] ». (Fig. 5).

Fig. 5 : Salle d'entrée
Fig. 5 : Vue de la salle d’entrée © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Autre zone traitée de manière spécifique : la cassure agencée à mi-parcours dans l’espace ménagé à l’arrière de l’entrée. Ouvert sur les lumières et les rumeurs de l’espace situé sous la pyramide inversée, ce passage fut conçu comme une sorte de respiration, destinée à soutenir l’attention du public, ce à quoi s’ajoutait un effet de surprise ménagé par deux têtes de cheval « tellement saisissantes que les gens étaient pris par la contemplation de ces œuvres[19] ». Et ce d’autant plus qu’ils découvraient ensuite, dans la salle suivante, une reconstitution du Gattamelata de Donatello, rendant l’expérience de cette dernière découverte encore plus intéressante pour Michel Antonpietri, convaincu des ressorts vertueux de l’inattendu en matière de scénographie (Fig. 6).

Fig. 6 : Vue depuis la rotonde
Fig. 6 : Vue depuis la rotonde © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Manifeste, cette volonté de créativité et d’effet de surprise assumée par les scénographes se jouait à tous les niveaux, y compris dans le choix de l’emplacement des panneaux de section. La volonté d’échapper à tout systématisme dans ce domaine ne fut cependant pas une réussite totale, certains passages entre deux sections paraissant confus. Un certain temps était parfois nécessaire pour trouver les titres et les textes d’introduction des sections III, IV, VI, faute de structure architecturale claire et de reprise du même système d’un espace à l’autre.

L’inattendu avait donc été pensé par les architectures comme un acteur à même de dynamiser le parcours. Il paraît rassurant de savoir que les concepteurs de l’exposition ont compté sur la sensibilité et l’intelligence du public, qu’ils lui reconnaissaient a priori. Par ailleurs, ils veillèrent également à son confort, en ne négligeant ni son éventuelle fatigue physique ni la lassitude qu’ils essayèrent de contrer au mieux. Ainsi, des moments de repos et de méditation furent conçus. Des zones de transition furent disséminées ça et là, parfois à l’intérieur des espaces d’exposition, parfois en périphérie, ponctuées de longs bancs.

Une autre manière de soutenir l’attention et d’éviter la monotonie fut de varier la hauteur d’accrochage des œuvres. Là encore, aucun systématisme ne fut adopté mais un principe de départ, tempéré par des ajustements et des exceptions, au cas par cas. Plusieurs objets furent ainsi volontairement exposés en hauteur par rapport à l’œil du spectateur. Parfois pour évoquer la hauteur d’exposition originelle, de certaines statues monumentales d’extérieur notamment, comme celles de la série de Piero di Giovanni Tedesco provenant du deuxième niveau de la façade de la cathédrale de Florence, ou d’Abraham et Isaac de Donatello et Nanni di Bartolo conçus pour la façade du campanile de la même cathédrale ; d’autres fois pour créer un effet, telle la Maquette de la coupole qui dominait « comme une silhouette emblématique » sans nuire à sa lisibilité. En réalité, cette hauteur fut d’abord le résultat des tractations autour des conditions de prêt et d’exposition de cette œuvre symbolique et rarement prêtée. Une nouvelle fois, la contrainte de départ se transforma en avantage scénographique (Fig. 7).

Fig. 7 : Maquette de la coupole de Brunelleschi
Fig. 7 : Maquette de la coupole de Brunelleschi © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Le relief de Saint Georges délivrant la princesse de Donatello d’Orsanmichele fut, quant à lui, volontairement exposé un mètre plus bas que dans sa configuration d’origine. La lisibilité et la possibilité offerte au public de pouvoir contempler ce bas-relief en détail, dans des conditions optimales, tant d’éclairage que de hauteur, primèrent donc sur la volonté de restituer l’œuvre dans ses conditions originelles d’exposition, notamment de perspective. Marc Bormand revendiqua « le parti de le présenter à une hauteur où l’on puisse facilement voir le fond[20] ». Même choix pour les Saint Matthieu et Saint Louis de Toulouse monumentaux, exposés 80 cm ou un mètre plus bas que leur hauteur d’origine, de manière à ce que les spectateurs puissent voir leur visage. Détail et lisibilité versus perspective, tels sont les données de « cet équilibre toujours fragile entre le respect du positionnement d’origine de l’œuvre et le fait qu’on est dans une exposition, dans un musée, avec une nécessaire visibilité de l’œuvre[21] ». Les choix et la politique d’accrochage varièrent donc d’une œuvre à l’autre, sans que le spectateur n’en fut conscient ni averti, ce qui est monnaie courante. Aurait-on intérêt à informer d’emblée les spectateurs de tels enjeux de muséographie et de scénographie ? Le public est-il en demande de ce type d’informations ? N’a-t-il déjà pas assez – trop parfois – à lire, sans que cela n’empiète sur la contemplation des œuvres ?

D’autres surprises encore furent suscitées par des dispositifs signalétiques originaux, en particulier des photographies tramées en grisaille qui permirent d’évoquer quelques œuvres monumentales fondamentales pour le propos mais qu’il n’était pas possible de présenter dans l’exposition. Utilisé avec parcimonie – pour éviter de le dévoyer –, ce procédé fut répété à trois reprises : pour la Reconstitution du tombeau Agarazzi par Michelozzo, puis la Statue équestre du Gattamelata par Donatello sur la place du Santo à Padoue, et enfin le Tabernacle d’Antonio Rossellino à l’hôpital de Santa Maria Nuova (Fig. 8).

Fig. 8 : Gattamelata. Sections Condotierres
Fig. 8 : Gattamelata dans la section dédiée aux  Condottières © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

De ce point de vue, les choix muséographiques de l’équipe du Louvre furent très différents de ceux opérés en Italie, où la scénographie était davantage théâtralisée, notamment par la lumière, et par la présence de copies d’œuvres moulées, notamment le tabernacle qui accueillait à l’origine l’œuvre de Rossellino (Fig. 9 et 10).

fig. 9 : Moulage tabernacle Rosselino, Florence
Fig. 9 : Moulage du Tabernacle de Rossellino, exposition de Florence © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin
Fig 10 : Photographie Tramée tabernacle Rosselino, Paris
Fig 10 : Photographie tramée du Tabernacle de Rossellino, exposition de Paris © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Aussi didactique qu’esthétique, ce dispositif signalétique a été conçu par Frédéric Poincelet, un des graphistes du musée du Louvre, également en charge de la typographie. Pour l’exposition, il créa une typographie spécifique inspirée des inscriptions de la Renaissance. Notamment pour le titrage des sections, inscrites sur un fond d’argent vieilli, dont les lettres interprétaient celles « à l’antique » des débuts de la Renaissance, inspirées par l’épigraphie romaine. Si cette création typographique fut mûrement réfléchie, sur des critères d’esthétique et de sens, et mise en abyme au regard des diverses inscriptions présentes sur les œuvres exposées, à commencer par le fragment d’Inscription du tombeau Aragazzi, elle n’était pas entièrement convaincante. Certains titres de sections se sont avérés difficilement lisibles, tant du fait de la mauvaise visibilité due aux couleurs et à l’éclairage que de la présence de petits points entre chaque lettre (Fig. 11).

Fig. 11 : Section
Fig. 11 : Vue d’ensemble de l’exposition et texte d’introduction © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Il n’en demeure pas moins que le pari ambitieux de cette scénographie, pensée et construite comme une véritable « architecture d’exposition » participe de la réussite du Printemps de la Renaissance au Louvre, dont le dessein était de combiner exigence, rigueur scientifique et accessibilité. Aux antipodes des expositions spectacles à la scénographie théâtralisante de Robert Carsen[22] – expression d’un goût et d’un courant actuellement très en vogue –, l’architecture sobre du Printemps de la Renaissance n’en fut que plus efficace. En réponse au vœu pieux récemment formulé par Christophe Averty que la mise en scène d’une exposition « ménag[e] des surprises, évitant l’écueil du sensationnel » et que « les croisements ou rapprochements proposés suggèr[ent] des pistes de réflexion sans asséner de théorie ni de vérité historique contestable[23] », la simplicité, la rigueur et la beauté de la scénographie firent sens. On ne peut que saluer après Marc Bormand « un travail de scénographie formidable[24] » ayant réussi à la fois à mettre en valeur les œuvres, à donner forme au propos scientifique et à rendre l’expérience de visite très satisfaisante.

 

Notes

[1] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[2] Pour une présentation de la scénographie de l’exposition florentine au Palazzo Strozzi, voir : http://www.palazzostrozzi.org/mostre/la-primavera-del-rinascimento (consulté en janvier 2014).

[3] Architectes travaillant au sein de la direction Architecture, Muséographie, Technique du musée du Louvre.

[4] Antonpietri M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[5] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[6] Philipponnat A., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[7] Antonpietri M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[8] Ibid.

[9] Bormand M., Paolozzi Strozzi B., « À propos d’un primat », Le Printemps de la Renaissance. La sculpture et les arts à Florence (1400-1460), cat. exp., Paris, Musée du Louvre, 2013, p. 20.

[10] Antonpietri M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[11] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[12] Philipponnat A., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[13] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[14] Antonpietri M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[15] Philipponnat A., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[16] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[17] Ibid.

[18] Antonpietri M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[19] Ibid.

[20] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[21] Ibid.

[22] Fémelat A., « Les expositions-spectacles de Robert Carsen et la scénographie en question », Penser l’exposition, points de vue pragmatiques, journée d’études interdisciplinaire, Université Paul-Valéry de Montpellier, 15 février 2013.

[23] Averty C., « Expositions. Les tableaux, voies de l’émotion et du plaisir », Le Monde, vendredi 4 octobre 2013, en ligne : http://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2013/10/03/les-tableaux-voies-de-l-emotion-et-du-plaisir_3489021_3208.html (consulté en janvier 2014).

[24] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

 

Pour citer cet article : Armelle Fémelat, "Clarté, sobriété et élégance : le pari architectural réussi de la scénographie du Printemps de la Renaissance (musée du Louvre, Paris, 2013-2014)", exPosition, 9 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/femelat-scenographie-printemps-renaissance-musee-louvre-2013-2014/%20. Consulté le 28 septembre 2023.