Au crépuscule d’un clivage. Réflexions autour d’une exposition de l’Architectural League of New York (1940)

par William Terrier

 

William Terrier est doctorant en histoire de l’art à l’université Rennes 2 sous la direction d’Hélène Jannière depuis 2019. Sa thèse, dédiée à la notion de « tradition classique » dans l’historiographie architecturale du dernier tiers du XXe siècle, explore le milieu académique et l’œuvre de l’historien de l’architecture David Watkin (1941-2018). En parallèle, il enseigne l’histoire de l’architecture en tant que chargé de Travaux Dirigés à l’ENSA de Toulouse.

 

L’opposition des « modernistes » et des « traditionalistes » est un lieu commun historiographique. Comme tout clivage séculaire, il charrie son lot d’idées reçues arrivées jusqu’à nous en représentations galvaudées. Alors que son apparente binarité en fait un outil craint par l’historien qui redoute l’impasse d’une généralisation abusive, il demeure néanmoins un objet de tentation par la simplicité formelle qu’il offre pour recouvrir des réalités plurielles. Dans le champ architectural, il s’est formé dans les débordements éclectiques du XIXe siècle[1], s’est amplifié dans l’entre-deux-guerres entre le surgissement des avant-gardes avides de table rase et les réactions de la « vieille garde » traditionaliste qui s’est dressée contre elle. Cette résistance stylistique au modernisme s’est matérialisée par une forte polarisation idéologique, tant en Europe qu’aux États-Unis, entre les tenants de la tradition classique et les supposés pionniers du « style international[2] ».

Jugée peu fiable pour rendre compte de toute la complexité de la sphère architecturale, cette opposition fut négligée par la discipline historiographique et laissée en marge. Non seulement les historiens contemporains de l’avènement du Mouvement moderne éclipsèrent les expressions traditionalistes de leur lecture de l’actualité architecturale[3], mais bien d’autres travaux ultérieurs conservèrent l’avant-garde architecturale comme unique pierre de touche de tous les courants contemporains, minorant de fait la question des clivages[4]. Or, l’omniprésence de cette thématique dans le débat public, les expositions, chez les critiques et dans les colonnes des périodiques d’architecture devrait attirer notre regard sur l’importance qu’accordaient les acteurs de l’entre-deux-guerres à ce conflit et son rôle dans la construction identitaire de la discipline.

L’Architectural League of New York[5] décida en mars 1940 de se saisir des discordes stylistiques qui avaient tant animé les débats d’entre-deux-guerres et d’en retracer le bilan sous la forme d’une double exposition rétrospective intitulée Versus. Tenue dans les locaux de l’organisation située au 115 East 40th Street, près de Grand Central Station, elle opposait les photographies d’œuvres traditionalistes à la production moderniste sur deux niveaux distincts, offrant un instantané de la sphère architecturale new-yorkaise. Ces clichés permettaient de saisir en un regard ce qui séparait en 1940 deux groupes idéologiques qui avaient tant marqué les débats des deux dernières décennies. Quel rôle jouait encore cette polarisation dans le débat public ? À qui servait véritablement le choix d’une double exposition à l’impartialité de façade ? Certes, l’idée d’un lieu de comparaison comme un terrain neutre, fécond de débats, de réaction et de polémiques ne devrait surprendre personne. En revanche, plus ambiguë peut paraître la position de l’Architectural League et de son seul partenaire médiatique, la revue Architectural Forum, alors réputée privilégier dans ses rubriques les porte-voix du style international. Opportunité s’il en est de mieux saisir le rôle des expositions et les motivations de leurs relais médiatiques ; dans le cas qui nous occupe : la conquête de l’acceptation et de la légitimité politique de la production architecturale d’avant-garde auprès de l’opinion publique[6].

À l’aube d’un clivage 

Il est inutile de remonter jusqu’aux premiers désaccords issus de l’éclectisme du siècle précédent pour retracer cette opposition dans le champ architectural. L’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de Paris en 1925 marqua en effet la rupture médiatique la plus proche de notre période. L’exposition bénéficia d’un formidable écho outre-Atlantique et fit l’objet d’une réception critique à la hauteur des tensions déjà présentes entre conservateurs et progressistes dans le champ pictural[7]. Il est frappant de constater que, si l’exposition de 1925 à Paris était également le lieu de l’éclectisme et du régionalisme, les traditionalistes américains préféraient attirer l’attention sur les formes géométriques qui leur semblaient trop s’éloigner de l’idéal classique : « L’invention pure et la négation de la tradition étaient à l’ordre du jour[8] », commentait le peintre et céramiste Léon-Victor Solon qui s’inquiétait du fait que la « manière moderniste » vît son influence croître par l’entremise de la France et de son exposition. Le « modernisme » était alors, malgré sa définition déjà approximative, moins un style en particulier que le symptôme perçu d’un changement du goût, des cultures et des idées venues d’Europe menaçant l’héritage classique. « La contagion anti-académique se propage[9] », insista W. Francklyn Paris dans Pencil Points en 1930, qui jugeait responsable l’exposition parisienne d’avoir « définitivement établi la nouvelle doctrine ». La terminologie était encore hésitante, mais les acceptions se cristallisèrent dans l’esprit des contemporains. Les épithètes « traditionaliste » et « moderniste » se chargèrent peu à peu de connotations et, dans le champ architectural, redéfinissaient deux tendances antinomiques. Leur aversion réciproque prospérait ainsi dans les périodiques d’architecture, mais également dans les sociétés d’architecture où cette thématique fut désormais omniprésente dans les rencontres et les comptes rendus de table ronde[10].

Le 6 décembre 1928, l’architecte et designer américain Harold Van Buren Magonigle (1867-1935) livra devant les membres de l’Architectural League un fervent discours contre certains courants émergents de la sphère picturale[11]. Magonigle dressait ainsi les attributs de la nouvelle génération à rebours des valeurs traditionnelles : « les radicaux et révolutionnaires […], les incompétents, les esprits immatures, les névrosés, les égocentriques[12] ». Ces épithètes infamantes dessinaient toutes les inquiétudes des traditionalistes de l’entre-deux-guerres. « L’expression de soi », insistait-il alors, « constitue la nouvelle doctrine[13] ». L’orateur s’inquiétait du haut de sa tribune qu’elle ait atteint la pratique architecturale. La partie du discours consacrée à l’architecture présentait ainsi une sélection[14] de gratte-ciels américains opposés aux toutes dernières résidences européennes empreintes de modernité. Il dressait, à deux ou trois exemples près, New York contre l’Europe. D’un côté, la grandeur de l’idéal classique américain[15], de l’autre la modernité européenne réduite aux laboratoires résidentiels. Deux pôles idéologiques furent alors désignés : « l’ultra-conservateur » et « l’ultra-radical ».

Si ces catégories peuvent aujourd’hui sembler peu judicieuses pour qualifier la complexité des partis pris au sein de la profession durant l’entre-deux-guerres[16], leur distinction dans le champ terminologique d’alors révélait cependant la manière dont les acteurs de la discipline distinguaient les groupes sociaux qui la composaient. L’enjeu n’est pas tant de comprendre comment la discipline était constituée, mais plutôt de mieux saisir comment les acteurs se percevaient et observaient la discipline. La figure du « traditionaliste » face à celui du « moderniste » constituait ainsi pour l’observateur de l’entre-deux-guerres les deux faces d’une même pièce ou, pour adopter une métaphore plus apte à rendre compte de l’inquiétude suscitée : un monstre à deux têtes. « Les noms changent, les cris de guerre varient, mais les protagonistes sont identiques[17] » conclut Magonigle.

À la faveur de la nouvelle dialectique, de nombreux articles fleurirent dans les périodiques d’architecture opposant les récentes productions traditionalistes et modernes. L’exemple le plus frappant est sans doute la confrontation en novembre 1937 qu’Architectural Forum mit en scène entre l’usine Edwards and Company implantée à Norwalk (Connecticut) et celle de General Motors située à Linden (New Jersey). La façade de style fédéral conçue par Leo F. Caproni s’opposait ainsi à la façade moderniste de l’architecte et ingénieur spécialisé dans la production d’édifices industriels Albert Kahn, selon de larges photographies en pleine page les présentant comme les deux antithèses de l’actualité architecturale : « Deux usines posent une question : l’architecture est-elle une route à double voie ou à sens unique[18] ? », semblaient poser ce faux dilemme les auteurs du Forum.

Le goût évolue, les aspirations se déplacent. À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, la discipline architecturale semble scindée, selon les discours véhiculés par les revues, en deux tendances que tout oppose. Un aperçu de la production architecturale de l’époque peut s’apprécier tout au long des pages du rapport rédigé par Short et Stanley-Brown mandaté par l’agence fédérale des travaux publics[19]. Le contenu de Public Buildings[20] (1939) insistait alors particulièrement sur la partition de la production architecturale de l’époque. La gravure placée en guise de frontispice l’illustre : un paysage urbain éclectique reflète la cohabitation entre une Amérique architecturale à la fois classique et moderne, horizontale et verticale (Fig. 1).

Fig. 1 : Frontispice, Public Buildings (1939), D.R.

Versus, une arène pour un combat simulé ?

« Illustrer de façon spectaculaire l’opposition entre les deux principales écoles de l’architecture américaine[21] » : tel était le but de l’exposition Versus exprimé sans détour par Hugh Ferriss, président du comité de l’exposition, dans un communiqué publié dans Architectural Forum. Aux allures de rétrospective[22], l’exposition volontairement polémique devait susciter débats et discussions, générer une émulation collective afin d’alimenter une controverse que d’aucuns ne considéraient plus tellement d’actualité à l’aube des années 1940[23]. L’esprit d’opposition était alors respecté jusque dans le comité scientifique, scindé en deux : George A. Licht[24], Lawrence Grant White[25], Lindley M. Franklin[26], Otto R. Eggers[27], Geoffrey Platt[28] pour les tenants du traditionalisme ; Wallace K. Harrison[29], George Howe[30] et Edward D. Stone[31] pour le commissariat de la partie moderne.

Le carton d’invitation pour la soirée inaugurale annonçait d’emblée la confrontation selon une liste d’oppositions terminologiques toutes plus significatives les unes que les autres : « classique contre moderne », « conservateur contre radical », « artiste contre scientifique », « vieille tradition contre nouvelle tradition », « pilastres contre pylônes », « architecture contre bâtiment[32] ». Bien que teinté d’humour, ce florilège d’antagonismes à l’excès révélait toutes les acceptions que l’on assignait encore aux deux polarités de la sphère architecturale. L’ambivalence dialectique était incarnée dès l’entrée de l’exposition par le fût d’une colonne ionique surmontée d’un mobile d’Alexander Calder en guise de chapiteau, repris dans le livret comme le symbole de l’exposition (Fig. 2). Ce qui aurait pu être considéré comme un outrage quelques décennies plus tôt ne surprenait plus, et amusait tout au plus les visiteurs venus massivement dans les locaux de l’Architectural League. Une preuve de plus, s’il en fallait, que le titre de l’exposition déjà assez explicite signalait un conflit.

Fig. 2 : Livret de l’exposition Versus (1940) © Smithsonian, Archives of American Art

L’agencement muséographique devait quant à lui témoigner de la philosophie propre aux deux écoles. Les photographies du premier groupe furent ainsi alignées le long des murs du réfectoire du rez-de-chaussée de l’Architectural League selon une certaine économie formelle (Fig. 3).

Fig. 3 : Versus, 1940, New York, section « traditionaliste » de l’exposition, réfectoire de l’Architectural League © Library of Congress, Gottscho-Schleisner Collection

Les photographies de l’étage furent disposées suivant une déambulation plus ou moins labyrinthique (Fig. 4), installées au cœur d’une scénographie complexe conçue par le designer George Nelson (1908-1986). L’espace fut délimité par plusieurs cloisons sinusoïdales rehaussées d’éclairages dynamiques et une abondante signalétique présentait des informations contextuelles. Ce qui serait perçu aujourd’hui au mieux comme une coquetterie muséographique paraissait encore en 1940 d’une extravagance sans bornes : Architectural Record décrivit une « fanfare visuelle » dans son compte rendu intitulé « L’architecture en parade[33] », dont l’illustration en préambule devait évoquer le dilemme que ces expositions suscitaient aux visiteurs[34] (Fig. 5). L’espace consacré aux traditionalistes devait ainsi refléter la simplicité et la modestie revendiquée par les tenants de la tradition classique. Le décorum moderne du second niveau devait traduire toute la virtuosité technique et l’esprit d’orgueil du style international.

Fig. 4 : Versus, 1940, New York, section « moderniste » de l’exposition © Library of Congress, Gottscho-Schleisner Collection
Fig. 5 : Architecture on Parade, avril 1940 © Architectural Record

Une « pièce à l’envers » (the upside-down room) signée Dan Cooper  constituait le point d’orgue de l’exposition. Cette reproduction grandeur nature d’un séjour américain paré de mobiliers modernes, jusque dans le choix du cendrier, devait manifester tout le confort de la vie moderne. Les magazines Architectural Forum et Life posés sur les tables basses témoignaient des nouvelles habitudes culturelles – et par là même affirmaient officieusement l’étroite relation de leur comité rédactionnel avec les tenants du style international. La pièce ainsi suspendue et renversée offrait aux regards des visiteurs une contre-plongée saisissante du nouveau mode de vie américain.

Au fil de ce développement se dessinent les choix ambigus des organisateurs. En souhaitant rassembler en opposant, rapprocher en juxtaposant, apaiser la situation en suscitant une dernière controverse, leurs motivations profondes n’étaient sûrement pas de trouver une solution à l’impasse architecturale de l’époque. Le traitement déséquilibré dans l’aménagement intérieur à l’avantage du moderne devait sans doute offrir une proposition plus attractive aux yeux des New-Yorkais. Du moins cette mise en scène devait-elle démontrer la désuétude de l’ancienne doctrine, reléguée dans un réfectoire peu prestigieux. En outre, que le Forum ait été le seul périodique spécialisé à collaborer avec l’Architectural League dans le comité de l’exposition – la revue fut par ailleurs la seule avec Architectural Record à minutieusement couvrir l’événement – n’augurait rien d’une retenue déontologique rigoureuse, si ce n’est celle d’une inclination moderniste plébiscitée le long des murs de l’exposition.

De l’appel à la modération et à la réconciliation nationale 

Ce simulacre de combat équitable, conforme à l’esprit de l’exposition, fut mis en scène lors de la soirée inaugurale du 5 mars 1940 ; chaque école était alors invitée à défendre son champion et leurs discours respectifs : le traditionaliste William Adams Delano et le moderniste George Howe. Ce ne fut pas la première fois qu’une telle rencontre était organisée dans un cadre aussi formel[35], mais signe d’un apaisement du temps, le premier appela à la réconciliation : « En faisant des concessions mutuelles à nos opinions divergentes, nous parviendrons à améliorer l’art que nous aimons tous[36] » ; signe des tensions encore présentes, le second campait sur ses positions. Sans doute aussi étaient-ils conscients du nouveau rapport de force qui allait bientôt précipiter l’hégémonie du Mouvement moderne d’après-guerre[37].

La réception critique de l’exposition reflétait sans surprise les dissensions stylistiques exposées entre les murs et les crispations idéologiques au-dehors. Fidèle à sa ligne de conduite antimoderne, le critique d’art de l’Herald Tribune Royal Cortissoz dénonça le « culte de la laideur[38] » manifesté chez les modernes. La critique de Lewis Mumford dans le New Yorker fut à l’inverse catégorique : « le premier est un cimetière, le second une maternité. Comment peuvent-elles rivaliser[39] ? » Entre ces deux polarités, la posture médiane de Talbot Faulkner Hamlin fut cependant plus éclairante sur l’esprit du temps et l’évolution des relations entre modernistes et traditionalistes. Celui qui avait longtemps plaidé pour une position modérée[40] tira les leçons des deux décennies antérieures et persista par un appel à la réconciliation nationale en refusant le clivage comme seul horizon indépassable. Sa critique de l’exposition fut l’occasion parfaite pour y vanter les mérites d’un régionalisme adaptatif et collaboratif, soucieux de prendre en compte le climat et les matériaux locaux et ainsi dépasser des dissensions qui ne répondraient plus aux besoins du temps. À Hamlin de conclure : « N’est-ce pas, après tout, l’expression de la vraie tradition de l’architecture américaine[41] ? ».

Cette réflexion en construction sur l’américanité à l’aune de l’opposition entre architecture classique et moderne s’inscrivait pourtant jusque-là presque exclusivement dans une longue tradition du rejet des souches européennes, quel que soit le côté de la barricade. Dès septembre 1925, un auteur du Pencil Points loua l’érudition des architectes éclectiques américains qui les auraient préservé du « modernisme extrême » de certains Européens, et en particulier des architectes allemands qui « se détournaient de la tradition » et dont les œuvres ressemblaient « davantage à des cuirassés qu’à des bâtiments[42] ». L’exposition de 1925 à Paris fut une nouvelle fois perçue comme un « conglomérat d’architecture extrémiste venant de toute l’Europe », une « émeute du Modernisme[43] ». À l’inverse, un architecte de Cleveland dans le Pencil Points rappelait l’origine toute européenne des revivals américains et incitait à suivre l’exemple de Wright et Sullivan : « Les méthodes américaines, et non les écoles européennes[44] ». C’est selon cette même démarche de préférence nationale qu’une partie des traditionalistes rejetait le modèle du French Provincial Style[45] sous prétexte qu’il serait exogène[46], et privilégiait la « tradition américaine » qu’incarnerait le style colonial depuis qu’Emerson l’avait consacré en 1869 comme « la seule et unique architecture américaine[47] ».

Si l’exposition Versus scindait en apparence la discipline sur un plan stylistique, elle devait néanmoins rassembler sur le plan national. Le choix de sélectionner uniquement des architectes américains participait d’un patriotisme exacerbé par le contexte international. Plus encore, elle devait conjurer un sentiment d’infériorité, chasser l’impression de se situer à l’arrière-garde de l’innovation architecturale. Edgar I. Williams, alors président de l’Architectural League, l’affirmait ainsi dans le discours inaugural de l’exposition :

« Les architectes américains ont toujours été pudiques dans l’expression de leurs idées architecturales. […] Nous nous sommes toujours inclinés devant l’Europe dans la poursuite des Arts. Qu’en est-il de notre architecture, de notre architecture américaine[48] ? ».

Du rôle des expositions et de l’opinion publique

À qui l’injonction à la modération servait-elle vraiment ? Que se cachait-il donc sous le vernis de l’impartialité même relative ? Un coup d’œil dans le livret de l’exposition permet d’identifier quelques éléments de réponse et de mieux saisir certaines orientations privilégiées par les commissaires de l’exposition. Dans la liste des œuvres, les « traditionalistes » furent présentés par agences : McKim, Mead and White et leurs grandes commandes institutionnelles. Les « modernistes » furent quant à eux classés selon un ordre typologique introduit par la production résidentielle. L’ordonnance des photographies au sein de l’exposition devait non seulement démontrer l’adaptabilité du modernisme à épouser tout type d’architecture, mais plus encore rattraper son retard de popularité dans le secteur résidentiel. Résistant à l’opinion publique encore conquise par les variantes traditionalistes jugées plus adaptées au logement[49], il n’est pas anodin qu’Architectural Forum ait saisi chaque nouveau projet moderniste plébiscité dans ses colonnes pour balayer cette idée reçue[50] ou railler l’adversaire traditionaliste[51].

La question du style était d’autant plus importante pour les promoteurs immobiliers que l’on considérait encore le « modernisme » soumis à la volatilité du marché et celle du goût du public[52]. Ainsi, le choix de présenter les traditionalistes comme des architectes institutionnels d’œuvres de grandes dimensions[53] et de valoriser les modernistes comme des architectes résidentiels ou répondant à des commandes à petite échelle peut sans doute mieux s’éclairer à la lumière de l’enjeu économique des années 1940. Alors que les projets de gratte-ciels incarnaient encore trop l’instabilité financière des heures sombres de la Grande Dépression, la percée du modernisme dans le secteur résidentiel encore largement dominé par les traditionalistes devait offrir le rebond économique attendu par la discipline et la profession[54].

La multiplication des sondages d’opinion au cours des années 1930 devait progressivement démontrer l’acceptation de l’architecture moderne au cœur de la société américaine. Les années 1940 marquèrent un tournant[55]. Il n’est pas absurde d’envisager que les expositions, bénéficiant d’une popularité et d’une fréquentation qui dépassaient bien souvent les seuls cercles professionnels, jouèrent un rôle non négligeable dans la promotion du modernisme auprès de l’opinion publique. Cette dernière, après sondage, devait offrir une nouvelle source de légitimité politique en sa faveur. En 1949, la section new-yorkaise de la revue de l’American Institute of Architects (AIA) lança un sondage dans le cadre de l’exposition Tomorrow’s World, sponsorisée par le Museum of Science and Industry. Deux modèles de maisons, traditionnelle et moderne, furent présentés. Le résultat, fortement relayé dans un certain nombre de périodiques d’architecture du pays, révélait alors une écrasante majorité à l’avantage du moderne, à 72%[56]. De ces quelques exemples frappants, il serait absurde de déduire que toute manifestation de ce type résultait d’une collusion d’intérêts financiers unissant promoteurs, architectes, commissaires et éditeurs de revues. Du moins peuvent-elles nous informer sur leur orientation commune et les enjeux économiques qui dépassaient souvent de loin les grands discours esthétiques et réconciliateurs. Tout du moins, la préservation du statu quo plébiscitée dans les discours autour de ces expositions (Versus et Tomorrow’s World) permettait de consolider un rapport de force en faveur du style international et d’accélérer le processus de consensus social autour de la modernité.

L’exposition Versus charriait avec elle trois décennies de soubresauts identitaires sur l’idée d’architecture américaine bouleversée par l’avènement du modernisme. Elle y présentait dans un dernier râle les querelles intestines d’une discipline décomposée, mais également à travers elle les sentiments de concorde qui animaient ses acteurs. Ne soyons cependant pas dupes : les grands principes de façade et les discours réconciliateurs ne doivent pas voiler les motivations profondes qui résultaient de l’association féconde des organisateurs avec leurs relais médiatiques. Du moins sa postérité resta limitée à la controverse, comme s’il n’y avait plus rien à tirer d’un clivage frappé de sénescence : dans Opportunities in Architecture[57] (1946) le dramaturge Frank Vreeland (1891-1946) partageait, sous le pseudonyme de William Thorpe, quelques années plus tard son souvenir de l’exposition :

« Des discours enflammés ont été prononcés. Les esprits se sont échauffés. Plusieurs conservateurs en sont presque venus aux mains avec les libéraux. D’autres raillaient sans cesse les tendances révolutionnaires de l’architecture. Mais quoi qu’ils aient pu dire, le nouveau style est resté d’actualité. Et il a continué à gagner de plus en plus d’adhérents[58]. »

Si son avènement paraissait alors inéluctable, d’autres circonstances historiques précipitèrent l’hégémonie du Mouvement moderne et dans son sillage la disparition du clivage : les espérances traditionalistes furent dissoutes dans l’effort de guerre ; puis frappées d’infamie par la débâcle des états totalitaires qui avaient fait de l’esthétique néoclassique la vitrine architecturale de leur mission civilisatrice. Ainsi, l’espace accordé à ces querelles dans les expositions, les tables rondes et périodiques d’architecture se réduisirent considérablement. Les longs éditoriaux et les articles théoriques en pleine page des années 1920 cédèrent le pas aux maigres attaques interpersonnelles des courriers des lecteurs des années d’après-guerre[59].

« La réconciliation n’est pas encore terminée, mais le feu est éteint[60] », observait en 1957 l’historien de l’architecture Charles M. Stotz dans un éditorial pour la revue de l’American Institute of Architects. Mais le feu couve toujours sous la braise. Bien plus tard, des voix se sont de nouveau élevées contre le caractère hégémonique du Modernisme et, au cours des années 1980, les tenants du postmodernisme ranimèrent un clivage que d’aucuns pensaient définitivement relégué aux marges de l’histoire.

Notes

[1] Peut-on deviner dans les querelles entre les tenants du gothique et du classique au mitan du XIXe siècle l’embryon conceptuel des discordes opposant modernistes et traditionalistes ? C’est en tout état de cause une filiation sérieuse pour certains acteurs de l’entre-deux-guerres. En Angleterre, les architectes Albert Reginald Powys et Giles Gilbert Scott retraçaient son émergence avec celle qui avait tant animé la discipline pendant la seconde moitié du siècle précédent et plaidaient pour une troisième voie pour éviter l’impasse d’une nouvelle « bataille des styles ». Powys A. R., « Architecture: Tradition and Modernity », The London Mercury, vol. 24, n° 140, juin 1931, p. 168 : « The protagonists of both parties argue nearly as fiercely as did the heroes of the last century when “The Battle of Styles” was vigorously and uselessly waged » ; Stowell K. K., « As it Looks to the Editor », American Architect, vol. 147, n° 2639, novembre 1935, p. 58 : « […] the Classic versus the Gothic struggle of my grandfather’s time […]. The present controversy of Modernism versus Traditionalism is the same issue under other names ».

[2] L’expression « style international » est consacrée par Henry-Russell Hitchcock et Philip Johnson dans The International Style, Architecture since 1922 (New York, Norton, 1932).

[3] En 1928, le jeune historien de l’architecture Henry-Russell Hitchcock évacuait déjà la question des « anciens traditionalistes » (Old Traditionalists), mis de côté au profit des deux groupes émergents de la discipline architecturale : d’un côté les « nouveaux traditionalistes » (New Traditionalists), de l’autre les « nouveaux pionniers » (New Pioneers). Hitchcock soulignait alors les valeurs polarisées qui marqueront l’entre-deux-guerres, entre tendances décoratives et constructives, anciens et nouveaux matériaux, culte du passé et du futur. Voir : Hitchcock H.-R., « Modern Architecture: The Traditionalists and the New Tradition », The Architectural Record, avril 1928, p. 337-349 ; Hitchcock H.-R., « Modern Architecture: The New Pioneers », The Architectural Record, mai 1928, p. 453-460.

[4] Dans New York 1930 (1987), deuxième volet de la monumentale série dirigée par Robert A. M. Stern sur l’architecture new-yorkaise, l’architecte traditionaliste dut se conformer aux exigences de la modernité, adapter l’héritage de l’architecture classique à l’esprit du temps. Les États-Unis, et New York en particulier, deviennent ainsi le laboratoire d’un « classicisme moderne » d’une part, et d’un « naturalisme moderne » d’autre part. Les tenants d’un historicisme archéologique abdiquent. L’attraction de la modernité et la constante recherche de sous-catégorisation propre à l’historiographie architecturale a sans doute contribué à effacer l’importance de ce dualisme. Stern R. A. M., Gilmartin G., Mellins T., New York 1930: Architecture and Urbanism Between the Two World Wars, New York, Rizzoli, 1987.

[5] Fondée en 1881 par un groupe de jeunes architectes menés par Cass Gilbert (1859–1934), l’organisation Architectural League of New York explorait ce qui était encore une activité mineure de la discipline : l’éducation à l’architecture auprès du grand public. C’est dans cet esprit pédagogique que furent organisées chaque année depuis 1886 des expositions architecturales qui ont fait de la League un lieu incontournable de la vie culturelle new-yorkaise jusqu’à aujourd’hui.

[6] L’article repose sur la consultation de périodiques spécialisés ainsi que sur l’exploitation du fonds Archive of American Art communiqué à l’auteur par le Smithsonian, New York, en particulier les documents relatifs à l’exposition Versus (1940).

[7] En 1921, une exposition d’œuvres impressionnistes et post-impressionnistes au Museum of Modern Art (MoMA) suscita l’envoi d’une circulaire de protestation anonyme aux principaux organes de presse de la ville. Les éditorialistes du Pencil Points l’interprétèrent comme une manifestation du conflit artistique entre « progressistes » et « conservateurs ». [Anonyme], « The Anonymous Protest Against the Museum Exhibition of Impressionist and Post-Impressionist Paintings », The Bulletin of the Metropolitan Museum of Art, vol. 16, 1921, p. 179 ; [Anonyme], « Modernist Art », Pencil Points, vol. 2, n° 10, octobre 1921, p. 32.

[8] Solon L. V., « Will the Exposition Regain Artistic Leadership for France? », Architectural Record, vol. 58, n° 4, octobre 1925, p. 392.

[9] Paris W. F., « Modernism », Pencil Points, décembre 1930, p. 953-956.

[10] Citons en guise d’exemples les interventions de l’architecte Louis LaBeaume (1873-1961), originaire de Saint-Louis, lors des rencontres annuelles de l’American Institute of Architects (AIA). En 1930, au cours de la 63e convention, il attribuait la crise traversée par la discipline aux désaccords entre modernistes et traditionalistes qui auraient entraîné la discipline dans un « typhon cosmique ». Six ans plus tard, en 1936, il constatait un apaisement et tira une première conclusion : « Maintenant que la fureur de la discussion semble se calmer, nous pouvons profiter de ce répit pour tenter d’évaluer les résultats de cette controverse ». [Anonyme], « Sixty-third Annual Convention of the American Institute of Architects », Pacific Builder and Engineer, vol. 36, 21 juin 1930, p. 8 ; LaBeaume L., « Appraising the Controversy », The Octagon, vol. 8, mai 1936, p. 6.

[11] Van Buren Magonigle H., « The Values of Tradition: An Address Before the Architectural League of New York », Pencil Points, vol. 10, n° 1, janvier 1929, p. 17-24.

[12] Ibid., p. 17 : « Around a few salient names of radicals and revolutionaries have gathered a host of imitators, of incompetents, of immature minds, of neurotics, of egocentrics […] ».

[13] Ibid., p. 19 : « self expression […] is quite a new doctrine ».

[14] Dans l’ordre d’apparition des diapositives : Helmle & Corbett, Bush Terminal Building (New York) ; Arthur Loomis Harmon, The Shelton Hotel (New York) ; Willem Marinus Dudok, Columbarium, (Westerveld, Hollande) ; Voorhees, Gmelin & Walker, Vesey Street Building (New York) ; Henri Sauvage, Apartment House (Paris) ; Helmle & Corbett, Apartment House – n° 1 Fifth Avenue (New York) ; Buchman & Kahn, n° 2 Park Avenue (New York) ; Dennison & Hirons, Bridgeport Bank (Bridgeport) ; Henri Pataut [sic], Apartment House (Neuilly) ; Bertram G. Goodhue, Nebraska State Capitol (Lincoln) ; Raymond M. Hood, American Radiator Building (New York).

[15] Il est toutefois délicat d’appréhender le classicisme américain comme un monolithe. Leurs modèles stylistiques à l’aube du XXe siècle puisent à des sources aussi variées que l’architecture de la Rome impériale, la Renaissance florentine ou l’architecture géorgienne, notamment dans les œuvres de la firme McKim, Mead & White, jusqu’aux sources autrichiennes et germaniques, comme chez Carrère and Hastings. Voir : Stern R. A. M., Gilmartin G., Mellins T., New York 1930: Architecture and Urbanism Between the Two World Wars, New York, Rizzoli, 1987, p. 20.

[16] D’une part, car le groupe des « traditionalistes » – si tant est qu’il ait jamais constitué un ensemble coordonné – couvrait une myriade de typologies, du style beaux-arts au Collegiate Gothic répondant à des motivations disparates ; d’autre part, car ce qui fut généralement entendu par modern, et les acceptions portées par ses variantes modernist et modernistic, évoluèrent continuellement tout au long de cette première moitié du XXe siècle, attribuées à l’Art Nouveau jusqu’à Le Corbusier en passant par l’Art déco.

[17] Ibid., p. 18 : « The names change, the battle-cries vary, but the protagonists are the same ».

[18] [Anonyme], « Two Factories: A Debate in Three Dimensions », Architectural Forum, novembre 1937, p. 389-396 : « Two Factories which pose the question …. is architecture a two- or a one-way street? ».

[19] Plus précisément, ils furent mandatés par le gestionnaire de l’administration fédérale des travaux publics en situation d’urgence (Federal Emergency Administration of Public Works) et par le directeur des achats du département du Trésor (Director of Procurement of the Treasury Department). Entre temps, ces branches furent transférées en juillet 1939 à l’agence fédérale des Travaux (Federal Works Agency), conformément au plan de réorganisation du président Franklin D. Roosevelt.

[20] Short C. W., Stanley-Brown R., Public Buildings: A Survey of Architecture of Projects Constructed by Federal and Other Governmental Bodies Between the Years 1933 and 1939 with the Assistance of the Public Works Administration, Washington, Government Printing Office, 1939.

[21] « Vs », Architectural Forum, avril 1940, p. 15 : « In presenting VERSUS, the aim of the League’s Exhibition is to exemplify dramatically the opposition between the two leading schools of American architecture. We thereby set the arena for an heroic conflict of ideas, the outcome of which we consider of first importance ».

[22] L’Architectural League désigne l’exposition comme « la première exposition définitive » relative aux deux écoles, dévoilant l’ambition d’une exposition rétrospective. « Announcement of Exhibition and Invitation to Exhibition », dans : « Current Work 1939-1940, “Versus” (March 1940), 1940 », carton n° 63, dossier n° 48, Fonds Archive of American Art, Smithsonian, New York : « The Exhibition will be publicized as New York’s first definitive exhibit contrasting the two schools ».

[23] Voir note 9. Nombreux furent les acteurs de la discipline, traditionalistes ou modernes, à exprimer une forme de lassitude à alimenter ces polémiques depuis le milieu des années 1930.

[24] Architecte de style beaux-arts, George A. Licht (1878–1960) fut le premier lauréat en 1904 du Paris Prize, calqué sur le concours du Prix de Rome.

[25] Diplômé de l’école des Beaux-Arts, Lawrence Grant White (1887–1956) était membre du cabinet d’architectes traditionalistes McKim, Mead & White succédant à son père, Stanford White.

[26] Lindley M. Franklin était un architecte de New York, membre de l’American Institute of Architects depuis 1927.

[27] Architecte et dessinateur, Otto R. Eggers (1882–1964) fut le collaborateur de John Russell Pope, prix de Rome américain 1897.

[28] Geoffrey Platt (1905–1985) était un architecte traditionaliste de l’agence Charles A. Platt, William & Geoffrey. Elle fut fondée avec son frère William Platt à la suite du décès de leur père, Charles A. Platt (1861–1933). Il devint en 1965 le premier président de la New York City Landmarks Preservation Commission.

[29] Wallace K. Harrison (1895–1981) était un architecte moderniste de l’État de New York proche de Nelson Rockefeller. Par son œuvre prolifique principalement concentré à New York, il participa activement à la transformation moderniste de la ville.

[30] Diplômé de l’école des Beaux-Arts, George Howe (1886–1955) participa avec William Lescaze à concevoir le PSFS Building (1932), premier gratte-ciel bâti aux États-Unis de style international.

[31] Edward Durell Stone (1902–1978) était un architecte moderniste, principalement remarqué en 1940 pour avoir participé à la conception du Museum of Modern Art (1930) et du Radio City Music Hall (1932).

[32] « “Versus” — Announcement and Invitation, dinner, preview and reception, Tuesday evening, March 5th. » dans : « Current Work 1939-1940, “Versus” (March 1940), 1940 », carton n° 63, dossier n° 48, Fonds Archive of American Art, Smithsonian, New York : « “Classical versus Modern”, “Conservative versus Radical”, “Artist versus Scientist”, “Old Tradition versus New Tradition”, “Pilasters versus Trylons”, “Architecture versus Building”, “the Olde versus The Nude” »

[33] « Architecture on Parade », Architectural Record, avril 1940, p. 81-83.

[34] L’exposition de New York est alors traitée conjointement avec une autre exposition située à Salt Lake City. Dédiée aux dernières innovations dans le domaine de l’habitat, l’exposition « The Modern House » s’est tenue à l’Utah State Art Center du 17 janvier au 7 février 1940.

[35] Lors d’une rencontre organisée par le T-Square Club en novembre 1928, Paul P. Cret, George Howe, Arthur Meigs et Leicester Holland échangèrent longuement sur ce thème. Deux ans plus tard, il fut de nouveau débattu lors de la 63e convention de l’American Institute of Architects (AIA) organisée en mai 1930, entre George Howe et Charles Howard Walker. « Un choix entre la liberté et l’autorité » polarisait George Howe en préambule de son discours, avant de résumer la production traditionaliste : « fragile, sentimentale, prétentieuse, malhonnête, laide ». Les échanges furent si tendus qu’un éditorial de The Architect tourna l’affrontement en ridicule par la métaphore d’un combat de coqs. Rieber H. G., « The T Square Club of Philadelphia », Pencil Points, vol. 9, janvier, n° 1, 1928, p. 51 ; « Institute Discusses “Modernism” », The Architect and Engineer, juillet 1930, p. 57 ; « Old and New Architecture », The Architect, vol. 14, juin 1930, p. 320.

[36] « Vs », Architectural Forum, avril 1940, p. 22 : « […] By mutual concessions to our differing opinions arrive at the betterment of the art we all love ».

[37] Partout le sentiment d’une victoire du modernisme sur l’ancienne doctrine semblait annoncer son inéluctable diffusion à travers le pays. Alors que l’exposition Versus s’apprêtait à ouvrir ses portes à New York, à Détroit le président de la Société des architectes de l’État du Michigan, Kenneth C. Black, se faisait l’écho un brin taquin de ce nouveau rapport de force : « Les forces du modernisme ont gagné leur bataille contre la tradition. Je crains qu’un architecte qui participerait à l’avenir à un concours national ne perde son temps à préparer un projet qui s’inspire d’un style historique. Aujourd’hui, la question n’est donc plus de savoir si le design moderne est là pour durer, mais plutôt de savoir jusqu’à quel point son développement peut être radical et rapide dans ce pays. » Black K. C., « Modern Architecture – Here Today – Whiter Tomorrow? », The Architect and Engineer of California, février 1940, p. 36.

[38] « Vs », Architectural Forum, avril 1940, p. 15 : « Bleak […] beauty goes completely by the board […] A weakness for the cult of ugliness ».

[39] Mumford L., « The Dead Past and the Dead Present », The New Yorker, 23 mars 1940, p. 54-55.

[40] Hamlin T. F., « What We Should Consider Before We Criticise », American Architect and Architecture, vol. 140, septembre 1931, p. 34 : « To the inspired traditionalist this new architecture or modern movement is like a gift from the gods, breathing new life into his creative instinct ».

[41] Hamlin T. F., « “Versus” and Other Things », Pencil Points, avril 1940, p. 224 : « Is this not, after all, a statement of the real tradition of American architecture? ».

[42] [Anonyme], « Modernism and Tradition », Pencil Points, vol. 6, n° 9, septembre 1925, p. 41 : « They have produced some designs that look more like battleships than buildings […] ».

[43] Ibid. : « The Exposition is a highly interesting conglomeration of extremist architecture from all over Europe-such an assemblage as has never before been brought together, a riot of Modernism ».

[44] Leonard L., « A Letter From Louis Leonard, A.I.A., Of Cleveland, Ohio », Pencil Points, vol. 12, n° 5, mai 1931, p. 286 : « Let the American architectural schools teach real architecture, fitting American conditions with American methods, not European school architecture, eliminate the superficial traditional methods, then we can start something ».

[45] Le French Provincial Style désigne l’importation stylistique de la maison de campagne du sud de la France, et en particulier provençal, des XVIIe et XVIIIe siècles, ou de l’idée de ce que s’en faisaient les architectes américains.

[46] French L., « The American Country House in the French Provincial Style », Architectural Forum, septembre 1928, p. 353-360. Notons la position paradoxale soulignée par Leigh French Jr à opposer le French Provincial Style au style colonial alors qu’ils sont tous deux une adaptation américaine d’une architecture européenne.

[47] Cité dans : The Architecture of William Ralph Emerson, 1833-1917, cat. exp., (Cambridge, Fogg Art Museum, 30 mai-20 juin 1969), Cambridge, Harvard University, 1969, p. 3.

[48] « Vs », Architectural Forum, avril 1940, p. 15 : « American Architects have always been bashful about expressing their architectural ideas. […] We have always bowed to Europe in the pursuit of the Arts. So again, what of our architecture, our American Architecture? ».

[49] En novembre 1936, Architectural Forum publia le résultat d’un sondage tiré d’un panel de 11 000 résidents de l’État de New York : 11% des sondés notaient une préférence pour la maison moderne, 89% pour les divers types d’architecture traditionnelle. « The Small House Preview », Architectural Forum, novembre 1936, p. 406-421.

[50] [Anonyme], « Mepkin Plantation, Moncks Corners », Architectural Forum, vol. 66, n° 6, juin 1937, p. 522 : « Many and caustic critics have claimed – with some justice – that in the domestic field the modernist fails to invest the house with a quality of graciousness quite as important as its functioning. Here is the refutation ».

[51] [Anonyme], « Building Money », Architectural Forum, février 1940, p. 136 : « Cooperative subdividing teaches Wisconsin traditionalists a lesson. Low land costs and wooded cul-de-sacs attract 89 members, 20 attractive houses » ; [Anonyme], « Cape Cod Rebellion in Architecture », Architectural Forum, juin 1941, p. 446 : « Cape Cod Rebellion in Architecture is won by Subdivider Cluett and Architect Peterson. Their five-room Modern houses shocked local traditionalists […] ».

[52] Tyler Stewart Rogers présente déjà en 1928 dans Architectural Forum le modernisme comme une mode qui « change aussi rapidement que les robes et les voitures ». Rogers T. S., « Building Future Real Estate Values Into Homes », Architectural Forum, novembre 1928, p. 773-775.

[53] Nous pouvons observer une partie des commandes de l’agence McKim, Mead & White en figure 4. Dans le sens de lecture apparaissent le Madison Square Garden II (1890, démoli en 1926), le hall du Harvard Club (1905), l’église presbytérienne du Madison Square (1906, démolie en 1919), la bibliothèque Low Memorial de l’université Columbia (1897) et enfin le University Club de New York (1899).

[54] Haskell D., « Architecture », Funk C. E., The New International Year Book: A Compendium of the Worlds Progress for the Year 1939, New York ; Londres, Funk & Wagnalls, 1940, p. 37 : « In the United States the depression ended the great skyscraper era and threw the energies of the best architects into a wholly new field, the housing. “Modernism,” which had come to dominate the architecture of England, appeared to be gaining ascendancy here ».

[55] En 1937, le magazine Life sonda ses lecteurs : 55% des votants inclinèrent leur choix vers le traditionnel. Architectural Record publia les résultats d’un sondage en décembre 1940 non loin de là en Virginie : les habitants de Richmond témoignèrent d’une légère préférence pour les « styles architecturaux de tradition ». En 1947, Julian Roth évoqua dans un ouvrage un « sondage récent » dans lequel le « type traditionnel » remporterait 56,1% des suffrages contre 43.9% pour les maisons « de style moderne ». [Anonyme], « People Like Conservative Home Architecture », Brick and Clay Record, vol. 92, n° 1, janvier 1938, p. 31 ; [Anonyme], « Richmond Citizens Favor Traditional Styles », Architectural Record, décembre 1940, p. 16 ; Roth J. (éd.), A Home of Your Own: How to Buy or Build It, New York, Greystone Press, 1947, p. 11.

[56] [Anonyme],« The Editor’s Asides », AIA Journal, janvier 1949, p. 45.

[57] Vreeland F., Opportunities in Architecture, New York, Vocational Guidance Manuals, 1946.

[58] Ibid, p. 5 : « Sizzling speeches were delivered. Feeling ran high. Several conservatives almost came to blows with the liberals. Others steadily “pooh-poohed” the revolutionary trends in architecture. But regardless of what they said, the new style remained a hot subject. And it continued to win more and more adherents ».

[59] L’exemple le plus frappant de ce phénomène est sans doute la fronde que mena Guy H. Baldwin contre Architectural Forum et son éditeur en chef, Howard Myers. En juin 1945, cet architecte de Buffalo dans l’État de New York dénonça, dans les pages du Journal of the AIA, l’emprise des modernistes sur le contenu éditorial des revues architecturales. Selon lui, des acteurs extérieurs à la profession utiliseraient les revues d’architecture comme un outil de propagande pour imposer le style international. « L’endoctrinement forcé », insiste-t-il, imprègnerait tous les domaines de la vie publique, architecture comprise. Baldwin développa ses invectives dans une lettre adressée à la rédaction d’Architectural Forum que la revue publia en octobre 1945, suivie d’une « contre-attaque » signée de la main d’une trentaine d’acteurs de la discipline architecturale en soutien à la revue. La controverse continua d’alimenter la rubrique des courriers des lecteurs d’Architectural Forum jusqu’en mai 1946. Baldwin G. H., « Letters – Attack », Architectural Forum, octobre 1945, p. 42 ; « Letters – Counter-Attack », Architectural Forum, octobre 1945, p. 42, 46, 50, 58, 62, 66 ; « Letters – Brickbats for Baldwin », Architecture Forum, novembre 1945, p. 40, 44 ; « Letters – More on Baldwin », Architectural Forum, décembre 1945, p. 48, 52, 56 ; « More Baldwin », Architectural Forum, janvier 1946, p. 40, 44 ; « Against Ince », Architectural Forum, mai 1945, p. 48 ; 52 ; Pastor J. M. F., « Back to Baldwin », Architectural Forum, mars 1946, p. 38.

[60] Stotz C. M. « Editorial », Journal of the AIA, novembre 1957, p. 385-387 : « For years the only really live subject was the controversy between the modernists and the traditionalists. They now lie down peaceably together. Integration is not yet complete, but the heat is off ».

Pour citer cet article : William Terrier, "Au crépuscule d’un clivage. Réflexions autour d’une exposition de l’Architectural League of New York (1940)", exPosition, 23 novembre 2023, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles8/terrier-clivage-exposition-architectural-league-1940/%20. Consulté le 27 juillet 2024.

Le média exposition et le chercheur en sciences sociales : pourquoi écrire la recherche en trois dimensions ?

par Camille Béguin

 

Camille Béguin est chercheuse en communication. Sa thèse de doctorat s’est intéressée aux processus de réécriture patrimoniale, en prenant pour cas d’étude les médiations des couleurs originelles des marbres antiques (Écrire et réécrire un patrimoine. Approche communicationnelle de la statuaire antique, entre blancheur idéelle et polychromie originelle, 2021, Avignon Université). Dans le cadre d’un projet post-doctoral intitulé « La fabrique de la recherche par l’exposition » (2022-2024, Université Côte d’Azur), elle poursuit ses réflexions sur l’exposition et s’intéresse aux usages et fonctions des écritures alternatives en sciences humaines et sociales. Parallèlement, elle est membre de l’équipe éditoriale de la revue Culture et Musées, responsable de la rubrique « Visite d’exposition ». —

 

Les écritures dites « alternatives » en sciences sociales (film, théâtre, photographie, bandes dessinées, etc.) se développent parallèlement aux modalités d’écriture traditionnellement utilisées par les universitaires pour s’adresser à leurs pairs (article, ouvrage, conférence, etc.). En témoigne la multiplication des structures et des initiatives destinées à accompagner les universitaires de la découverte à la maitrise de ces écritures, mais aussi la multiplication des financements pour favoriser les rencontres et les collaborations entre chercheurs et artistes ou pour inciter à la recherche-création[1]. Pour l’universitaire, le recours à ces écritures semble répondre à deux principaux objectifs. En tant qu’outil de transmission, il s’agit de conquérir de nouveaux espaces de parole et de toucher des publics diversifiés. En tant qu’outil de réflexion, l’utilisation de langages non exclusivement linguistiques permettrait d’écrire et de réécrire la recherche, de produire d’autres savoirs. Recourir à la fiction par exemple, ou donner à voir plutôt qu’à lire, sont des opérations d’où peuvent surgir des problèmes et des questionnements jusque-là évités par l’usage du texte et les conventions d’écriture académiques.

L’exposition compte parmi ces alternatives, bien que la présence d’universitaires n’y soit pas nouvelle (pensons par exemple aux premières Expositions universelles[2]). Les universitaires intègrent couramment des comités scientifiques pour garantir la véracité des savoirs communiqués ou endossent le rôle de commissaire pour mettre en scène leurs recherches et valoriser certains résultats[3]. Les raisons et motivations à l’origine de cet investissement semblent diverses : perçue comme un nouveau « mode d’action[4] », considérée comme « émancipée[5] », l’exposition présenterait de nombreux avantages en tant que modalité de publicisation de savoirs (modalité engagée, participative, collaborative, etc.). En tant qu’exercice intellectuel, pratiquer le métier de « metteur en scène d’idées et de connexions dans un théâtre nommé musée » serait particulièrement « passionnant » et « addictif », selon les mots de Barbara Cassin, philosophe deux fois commissaire[6]. Si l’on imagine aisément que l’exercice ne manque pas de stimuler le chercheur, nous souhaitons identifier ici ce qui favorise justement cette stimulation, c’est-à-dire comprendre le fonctionnement heuristique de l’exposition : dans quelle mesure écrire la recherche en trois dimensions (avec objets, sons, cartels, lumière, vidéo…) peut-il contribuer en même temps à la produire ? En quoi concevoir une exposition peut-il favoriser la production de connaissances ? Ces questions sont actuellement au centre d’un projet de recherche intitulé « La fabrique de la recherche par l’exposition », mené sur deux ans à l’Université Côte d’Azur (2022-2024) et pour lequel nous expérimentons nous-même la conception d’une exposition[7] . Une fois le contexte de cette expérimentation détaillé, nous en analyserons quelques étapes (s’approprier les techniques muséographiques ; tenter de dépasser une « pensée de l’écran » ; réfléchir à l’énonciation ; se laisser surprendre par la polysémie des objets), pour formuler des hypothèses quant au potentiel heuristique de cet outil d’écriture.

Le contexte de l’expérimentation

L’expérimentation peut débuter une fois défini le sujet à traiter par l’exposition. Pour des raisons méthodologiques, nous avons choisi d’opter pour une problématique de recherche déjà maîtrisée − en l’occurrence notre thèse de doctorat, soutenue en juin 2021. L’avantage en effet est de nous éviter la phase de définition et de délimitation du sujet de l’exposition qui requiert du temps. Il suffit ainsi, du moins a priori, de transposer notre manuscrit de thèse en exposition pour analyser ce qu’il se produit[8]. Si l’expérimentation aurait pu traiter d’un tout autre sujet, précisons que notre thèse s’est intéressée à la médiation d’une polychromie originelle des marbres antiques : alors que ces objets ont été patrimonialisés sans couleurs, les savoirs archéologiques sur les pratiques picturales antiques s’accumulent depuis deux siècles, et les institutions muséales font face à un devoir de réécriture patrimoniale, nécessitant des ajustements autant cognitifs qu’affectifs[9]. Ce doctorat en sciences de l’information et de la communication, s’est donc intéressé à ce que nous faisons aujourd’hui de ces savoirs[10] (comment en parle-t-on ? comment sont-ils mis en image ? comment célèbre-t-on un patrimoine en couleurs ?).

L’exposition devrait ainsi s’intituler Ils peignaient nos statues et prendre place au Musée d’archéologie Nice-Cimiez d’octobre 2024 à mars 2025[11]. L’espace expérimenté est donc bien un espace réel, avec ses spécificités et ses contraintes. Le projet bénéficie du soutien de l’équipe du musée, principalement du conservateur-directeur, de la chargée des collections, du responsable des publics et du responsable technique[12], de manière à ce que l’exposition soit faite sur-mesure (en lien avec l’histoire et la collection de cette institution). Pour ma part, j’assure les fonctions de commissaire et de scénographe : écriture du scénario, sélection des objets, création de contenus multimédias, mise en scène de l’ensemble.

Si je ne suis pas formée pour assurer l’ensemble de ces fonctions, le faire semble nécessaire pour ne pas dissocier contenu et forme de l’exposé, ce qui est traditionnellement le cas dans la conception d’exposition : au chercheur revient la production d’un discours et au scénographe sa mise en forme. Partant du principe que les outils d’écriture configurent les écrits[13], il nous faut tenter de tirer pleinement parti de l’outil (l’écriture expographique donc), pour répondre à notre questionnement de départ (son potentiel heuristique), et ainsi éviter de faire croire, comme l’ironisait Roland Barthes, que « parvenu au moment de communiquer des “résultats”, tout serait résolu : mettre en forme ne serait qu’une vague opération finale[14] ». Ne pas déléguer l’écriture de l’exposition doit nous permettre de focaliser notre intérêt autant sur ce qui se passe lors de la conception (sur le processus) que sur ce qu’il se passera une fois l’exposition ouverte au public (le résultat et sa réception). Cela implique aussi que nous prenions le risque d’une écriture peu maitrisée, d’un « texte expographique » peu clair, ou le risque de ne pouvoir assurer in fine « contentement de l’œil avec satisfaction de pensée[15] ». Pour l’heure, la présente contribution est une étape dans ce travail. Elle est l’occasion pour nous de faire un inventaire des questions soulevées par la transposition en trois dimensions de notre recherche doctorale.

S’approprier les techniques muséographiques

Nous commençons par nous intéresser à une des rares statues en marbre que possède le musée représentant Antonia Minor[16], pour laquelle une restitution polychrome est tout juste produite à notre arrivée. À partir des matériaux récoltés dans les réserves, nous réfléchissons à un agencement de l’ensemble et proposons une première version, dans un espace en « U », situé à mi-parcours de l’exposition (Fig. 1 et 2).

Fig. 1 : Plan de l’exposition. En noir, l’espace thématique intitulé « En transition ».
© Musée d’archéologie Nice / Cimiez.
Fig. 2 : Vue de l’unité thématique « En transition ». © Musée d’archéologie Nice / Cimiez.

Sur le pan de mur de gauche et débordant vers le centre, une partie des archives liées à l’œuvre, habituellement contenues dans un dossier d’œuvre, est exposée. Ce dernier est mis sous vitrine pour signifier son importance (dans la constitution d’une valeur patrimoniale) puisque c’est grâce à lui que l’objet fait patrimoine, grâce aux données archéologiques, aux dossiers de presse, aux images, qu’il contient. Les photographies qui en sont issues, exclusivement en noir et blanc, sont quant à elles simplement collées sur le mur, afin de montrer que c’est moins leur valeur d’art que leur valeur documentaire qui importe, et surtout leur accumulation (signifiée par leur juxtaposition et superposition sur la cimaise, débordant de la ligne de regard). La seule image du dossier d’œuvre encadrée est celle qui présente de la couleur (Fig. 3) : couleur qui ne sert pas à médier un possible état originel polychrome ou à cartographier des traces de pigments, mais qui indique en orange la partie restaurée en plâtre, et en rouge les lignes de cassures. Sur le mur d’en face, la restitution polychrome[17] est elle aussi encadrée, et par conséquent davantage valorisée que ne le sont habituellement les outils de médiation de ce type. Ces deux images illustrent ainsi des usages différents de la couleur (au service de la structure ou de la surface de l’objet), mais c’est surtout l’agencement de l’ensemble dans l’espace qui importe : ce sont deux versions patrimoniales d’un même objet qui sont confrontées, comparées. Dans cette confrontation, la restitution polychrome semble toutefois peser peu de poids face à l’ensemble de la documentation en noir et blanc. Seul un positionnement assumé (comme le suggèrent les propos du conservateur transcrits à côté de la restitution[18]) engendre la production d’images en couleurs, nécessaires pour s’habituer à une version polychrome, pour construire de nouvelles valeurs liées à une Antiquité polychrome (et donc réécrire un patrimoine).

Fig. 3 : Deux documents encadrés de l’unité « En transition » choisis pour leurs couleurs.
Restitution colorée : Mélodie Marchal. © Musée d’archéologie Nice / Cimiez.

L’expérimentation commence ainsi par l’appropriation de techniques muséographiques, qui permettent d’appréhender plus sensiblement les résultats de notre thèse, en s’appuyant sur ce que James Putnam a appelé « l’effet musée[19] ». Dans une perspective heuristique, c’est le statut des expôts qui est interrogé et leur hiérarchisation inversée : la documentation habituellement reléguée au second plan prend toute son importance, sans être évincée par l’objet original resté exposé dans le parcours permanent. Et puisque les couleurs des marbres antiques n’existent généralement qu’à travers la documentation produite (les traces visibles à l’œil nu étant rares et les originaux ne pouvant être repeints), ce sont ces rapports qu’il faut inverser, si l’on veut échapper à une approche esthétisante de la statuaire antique exposée, qui valorise la forme sculptée, voire sa blancheur.

L’importance de la documentation, et plus largement de tout ce qui entoure les objets (dans n’importe quelle exposition), est approfondie dans une autre salle, intitulée « Derrière l’exposition » et située en fin de parcours. Derrière l’exposition, il y a les choix des concepteurs qui configurent la construction et la réception de la valeur patrimoniale des objets. Cette unité souhaite ainsi les rendre visibles en redonnant toute son importance au paratexte dans l’exposition[20] : éclairage, assises, cartels, couleurs, typographies, etc. Nous avons choisi d’utiliser la maquette (objet bien connu des visiteurs de musées, surtout des musées d’archéologie) pour mettre en scène différemment quatre objets du musée numérisés et imprimés en 3D en taille réduite (Fig. 4).

Fig. 4 : Trois maquettes de la section conclusive « Derrière l’exposition… », en noir sur le plan à gauche. © Musée d’archéologie Nice / Cimiez.

Les objets sont placés systématiquement au même endroit, seul le contexte change − le contexte d’intégration du signe pour reprendre la terminologie de Roy Harris[21]. Chaque maquette est associée à une affiche (à partir de laquelle nous construisons un horizon d’attente) et révèle ainsi l’importance d’un langage expographique dans la constitution d’une atmosphère. À propos de la médiation des couleurs des marbres antiques, il s’agit d’interroger la présence ou l’absence de couleur : le conventionnel rouge foncé du musée d’archéologie, le multicolore et psychédélique de l’exposition temporaire, le white cube du musée d’art contemporain.

Ces deux exemples (l’unité « En transition » et l’unité « Derrière l’exposition… ») mettent en évidence la possibilité de construire plusieurs discours selon les techniques muséographiques utilisées et les agencements privilégiés. Surtout, en jouant de ces possibilités, l’écriture expographique apparait comme un moyen de « mettre en ordre la connaissance ». La formule est empruntée à l’anthropologue Jack Goody[22], qui a montré comment la mise en ordre de la connaissance est caractéristique de l’écriture graphique. Il identifie en effet des techniques propres à un savoir graphique, comme la liste et le tableau (composé de lignes et de colonnes) qui ne sont pas de « simples modalités de présentation ou de transposition de la parole », mais bien « un moyen de mise en ordre de la connaissance », favorisant l’abstraction, la généralisation et la formalisation propre à la science[23]. Si l’on suit et paraphrase ce raisonnement pour analyser le fonctionnement heuristique de l’écriture expographique, nous proposons de considérer que celle-ci repose sur des techniques propres à un savoir expographique, comme la spatialisation, la mise sous vitrine ou l’encadrement, qui ne sont pas de simples modalités de présentation, mais bien des moyens de mise en ordre de la connaissance qui favorisent, cette fois-ci, l’identification d’un statut donné aux choses, aux expôts, également spécifique à la démarche scientifique. Recourir à l’écriture expographique serait donc l’occasion pour le chercheur en sciences sociales d’interroger le statut de ce qui est collecté (puisqu’indiquer comment regarder une chose nécessite de savoir ou d’avoir décidé en amont ce qu’est cette chose).

Tenter de dépasser « une pensée de l’écran »

Parmi les techniques muséographiques à disposition, la spatialisation caractérise spécifiquement l’écriture expographique, puisque l’exposition est un média « fondé sur l’espace[24] », comme le souligne Jean Davallon. Ce ne serait donc plus une « pensée de l’écran » qu’il faudrait mobiliser, celle à l’origine de l’écriture graphique[25], mais bien une pensée de l’espace (si nous paraphrasons l’expression d’Anne-Marie Christin), par l’ajout au plan d’une troisième dimension. Du moins en théorie, car cette dimension supplémentaire n’est pas toujours exploitée (ni même commentée[26]), lorsque les cimaises s’apparentent à des pages de livre posées à la verticale (dont le centre uniquement est occupé), situées en périphérie d’espaces vides dédiés à la circulation du visiteur. Il s’agit donc souvent d’« un usage de l’espace comme support d’écriture » (le « degré zéro de l’exposition »), et non d’« une écriture par l’espace[27] » (nous soulignons).

Cette distinction en tête, nous constatons notre propre difficulté à nous détacher d’une pensée de l’écran, une difficulté probablement renforcée par l’utilisation d’outils intermédiaires en deux dimensions (le carnet papier pour dessiner, puis la page informatisée pour les numériser). Si les conventions de l’écriture expographique (comme celles de l’écriture académique) permettent de partager un vocabulaire commun et donc de se faire comprendre (voire de jouer de ce vocabulaire), elles peuvent aussi enfermer le concepteur dans des modes de présentation dont il est difficile de s’affranchir. Au centre de l’exposition, une unité tend toutefois à s’en éloigner.

En face de la thématique « En transition » présentée plus haut (Fig. 2), un socle est posé, isolé, pour accueillir un verre d’eau (Fig. 5). Ce verre est à moitié vide, ou à moitié plein, selon le regard porté sur lui. Sur deux faces opposées du socle sont inscrites les phrases suivantes : d’un côté « Je sais bien que c’était peint, mais quand même je préfère ne pas proposer de reconstitution pour ne pas tromper le public » et de l’autre « Je sais bien que les savoirs sont hypothétiques, mais quand même, je préfère montrer la couleur pour au moins en donner une idée ». Ces deux phrases reflètent deux positionnements professionnels antagoniques observés sur le terrain de la thèse, et la formule « je sais bien, mais quand même » fait référence aux ajustements cognitifs nécessaires pour faire coïncider nos discours et pratiques[28]. L’emplacement du verre n’est pas non plus choisi au hasard, puisqu’il scinde l’exposition en deux, et les deux parties de l’exposition à gauche et à droite du socle correspondent à chaque positionnement et les expliquent : d’un côté une culture visuelle achromatique, une poétique de la ruine, une valorisation du marbre nu ; de l’autre l’accumulation des savoirs sur les couleurs, la production de certaines images polychromes, etc.

Fig. 5 : Verre d’eau sur socle placé au milieu de l’exposition. © Musée d’archéologie Nice / Cimiez.

Mais est-ce là une écriture par l’espace ou une simple prise de conscience de l’espace, qui invite le visiteur à considérer deux parties bien distinctes dans l’exposition ? Par ailleurs, à l’image d’une double page, l’espace est utilisé ici pour opposer des points de vue, ce qui est pertinent au regard du sujet de l’exposition, mais qui peut aussi forger une vision binaire de la réalité − là où les résultats sont décrits avec plus de nuances et de manière plus subtile dans le manuscrit de thèse.

En outre, lorsque nous avons travaillé à un second livrable pour l’équipe du musée, nous avons apporté plusieurs modifications à notre première version de l’exposition. Ces modifications concernent notamment l’unité thématique « En transition » (Fig. 2) qui prend finalement place sur un unique pan de mur au lieu de trois (Fig. 6).

Fig. 6 : Seconde version de la thématique « En transition » © Musée d’archéologie Nice / Cimiez

Dans cette nouvelle configuration, l’isolement de la restitution polychrome n’est pas assez explicite à notre goût, c’est pourquoi nous proposons d’ajouter des feuilles grises à ces côtés. Cela nous permet de signifier l’absence d’une documentation en couleurs. Il s’agit de marquer le vide, de révéler le manque, de rendre visible l’espace que ne prennent pas d’autres restitutions (puisqu’inexistantes). « Écrire par accrochage », comme le formule l’historien Philippe Artières, offre « une place pour le blanc » : « on peut matérialiser très facilement ce qui manque, ce qui échappe[29] ». Ou alors il est possible d’interpréter ces zones grises comme des espaces vacants, disponibles pour accueillir une documentation à venir. Dans les deux cas, l’écriture expographique semble favoriser une réflexion par le vide et le plein.

Réfléchir à l’énonciation

L’expérimentation nous pousse également à interroger l’énonciation dans l’exposition. Cette dernière ne peut être sans auteur(s), puisque la recherche est à la fois individuelle et collective, à la fois objective et impossible à détacher de ses auteurs. Or dans l’exposition, les commissaires une fois mentionnés par l’ours en introduction se font oublier, et c’est l’institution muséale qui parle. Rien d’étonnant néanmoins puisque, comme le souligne Jean Davallon, si l’opérativité de l’exposition est autant communicationnelle que référentielle, le premier circuit se met en effet au service du second :

 « venu pour voir un ensemble d’objets réuni par un producteur, le visiteur va se trouver emporté vers le monde auquel appartiennent ces objets. Il apparait donc comme constitutif de l’exposition que l’objet soit là pour représenter son monde et non l’intention du producteur. Toute exposition qui quitte cette règle constitutive quitte aussi le registre de l’exposition pour entrer dans celui de l’œuvre. C’est sur cette limite que joue l’installation en art contemporain[30] ».

Pour faire en sorte que le visiteur soit mis en relation autant avec le monde des objets choisis qu’avec les auteurs de la recherche, nous avons imaginé deux solutions. La première consiste à présenter une vidéo introductive qui retrace une histoire personnelle de la thèse, rappelant l’investissement du chercheur, tant intellectuel qu’émotionnel[31]. Autrement dit, il s’agit d’introduire, comme le suggère d’ailleurs Boris Grésillon, « une part d’autobiographie[32] ». L’unité introductive intitulée « Derrière la science − la recherche » (dans laquelle s’intègre cette vidéo) renvoie au bureau comme lieu de travail (Fig. 7) – et constitue la seconde solution envisagée. Pour que le visiteur soit mis en relation avec le monde scientifique, il fallait donc choisir des objets qui y appartiennent : collections de cartes postales glanées sur le terrain, dessins personnels, objets imprimés ou moulés − soit des objets plus intimes que les habituels outils du chercheur (carnet de terrain, dictaphone, appareil photo, etc.).

Fig. 7 : Section introductive de l’exposition intitulée « Derrière la science, la recherche », indiquée en noir sur le plan à gauche. © Musée d’archéologie Nice / Cimiez.

Notre réflexion sur l’énonciation nous amène également à restituer la parole des enquêtés, professionnels et visiteurs de musée (interrogés pour comprendre les modalités de conception et de réception d’une médiation muséale), ainsi que les travaux antérieurs sur lesquels notre analyse s’est appuyée. Comment conserver dans l’exposition ces matériaux discursifs, sans lesquels la recherche n’existerait pas ? Comment leur rendre leur juste place ? Nous avons choisi d’exposer les discours des enquêtés et de les associer à des citations d’auteurs qui nous ont aidés à les interpréter. Par exemple, concernant une partie de l’unité thématique « Derrière le culturel − l’habituel » (Fig. 8), les deux textes reproduits ci-dessous dialoguent côte à côte.

Conservateur du musée du Louvre, interrogé en entretien en 2015.

« Il faut bien penser qu’il y a ce que c’était dans l’Antiquité − et comme il n’y avait pas la photographie on ne le saura jamais, quelque part − et ce qu’on perçoit nous aujourd’hui. Et c’est vrai que le côté très violent, pour moi [de certaines reconstitutions colorées], il est aussi dû, et il faut le reconnaitre, à notre perception, à nous, contemporaine, de la polychromie antique ».

Michel Pastoureau, Vers une histoire des couleurs : possibilités et limites, 2005.

« Pendant près de quatre siècles, la documentation en noir et blanc a été la seule documentation disponible, ou presque, pour étudier les témoignages figurés du passé, y compris la peinture. Par là même, les modes de pensée et de sensibilité des historiens et des historiens de l’art sont eux aussi quelque peu devenus en noir et blanc[33] ».

Mais alors que les discours recueillis sur le terrain sont visibles, les citations ont besoin de l’activité du visiteur pour être révélées. Écrites en bleu mais brouillées par un amas de traits rouges, il est nécessaire de superposer un filtre rouge (qui s’apparente formellement à une loupe) pour être lues : autrement dit, une façon plus métaphorique d’illustrer la démarche du chercheur.

Fig. 8 : Vue d’une partie de l’unité thématique « Derrière le culturel – l’habituel » (en noir sur le plan à gauche). La citation de Michel Pastoureau est dissimulée dans le cadre à l’extrémité droite.
© Musée d’archéologie Nice / Cimiez.

Se laisser surprendre par la polysémie des objets

Enfin, l’écriture expographique apparait comme heuristique lorsqu’elle nécessite la manipulation des matériaux récoltés sur le terrain (devenus expôts), et par conséquent favorise de multiples articulations desquelles émergent de nouvelles significations. Or, ces opérations de manipulation ne sont pas toujours facilitées par les outils traditionnels du chercheur qui, une fois les matériaux récoltés, les archive dans des dossiers distincts, et s’attèle à l’écriture des résultats par terrain.

L’expérimentation nous a ainsi conduite à manipuler des objets et des idées jusque-là dissociées dans le manuscrit de thèse. Par exemple, le concept de « naturel » a souvent été invoqué par les visiteurs interrogés pour justifier leur préférence pour l’état de conservation actuel de la statuaire, c’est-à-dire sans couleur − « je préfère au naturel, en comparaison à la version colorée ». Pendant notre recherche doctorale, nous avions déjà saisi que le qualificatif utilisé n’était pas approprié pour désigner une pierre taillée à l’effigie de l’homme par l’homme lui-même (une statue faite à partir d’un minéral, certes naturel, mais une statue toute de même). En réfléchissant à la manière d’exposer ce raisonnement (dans la première unité thématique de l’exposition intitulée « Derrière le naturel – le culturel », qui succède à l’introduction), il semblait pertinent d’y intégrer les matériaux utilisés dans l’Antiquité pour produire des pigments. Or, puisque ces matériaux sont également extraits de la nature, comme le marbre avant d’être sculpté, nous comprenons surtout qu’une sculpture peinte n’est donc a priori pas moins naturelle qu’une sculpture achromatique. Cette addition (naturel + naturel = naturel) ne nous était pourtant pas apparue avec autant de clarté, car la rédaction du manuscrit avait dissocié d’une part les pratiques picturales antiques traitées en état de l’art et d’autre part les discours des visiteurs traités lors de la restitution des enquêtes de terrain.

La manipulation d’idées, incarnées par différents expôts, peut donc favoriser de nouvelles associations[34]. Cela semble d’ailleurs facilité par la nature particulièrement polysémique des objets manipulés. Ainsi de nombreux musées proposent de renouveler leur discours et de construire de nouveaux récits à partir de collections restées inchangées : ce sont les réagencements qui offrent ces possibilités, et qui « provoquent simplement des intelligibilités inédites[35] », comme l’analyse Philippe Artières. Or, c’est justement ces intelligibilités inédites qui peuvent intéresser le chercheur et le pousser à se saisir de l’écriture expographique.

Quid du potentiel heuristique de l’exposition pour le chercheur ?

Au-delà des quelques qualités heuristiques de l’écriture expographique ici discutées, est-il possible de démontrer plus généralement l’existence d’une manière proprement expographique de raisonner, pour paraphraser Jack Goody et son analyse d’une manière proprement graphique de raisonner[36] ? Cela ne serait-il possible qu’en étudiant des sociétés avec et sans exposition (si elles existent) − pour faire référence aux sociétés avec et sans écriture étudiées par l’anthropologue ? Cette question pour le moins caricaturale a le mérite d’illustrer la difficulté à éprouver notre hypothèse de départ. Jack Goody avertit d’ailleurs son lecteur des risques d’une telle démarche (faire de l’usage d’un outil, d’une technologie intellectuelle[37], le seul facteur responsable de la production d’un type de pensée et de savoirs particuliers). Autrement dit, un avertissement pour ne pas tomber dans un « déterminisme technique » : « il y a trop de remous et de courants divers dans les affaires humaines pour qu’on ait le droit de s’en tenir à une explication unilinéaire et unicausale[38] ». Sa démarche ne se borne d’ailleurs pas aux avantages des outils, elle interroge également leurs limites. Il constate par exemple que le « caractère bidimensionnel et figé [des cases d’un tableau] simplifie la réalité du discours oral, au point de la rendre quasiment méconnaissable, et que donc il en réduise notre compréhension au lieu de l’augmenter[39] ». Dans quelle mesure l’écriture expographique est-elle aussi limitative ? Par exemple, notre découpage de l’exposition en unités thématiques et scénographiques (suivant les usages habituels) ne nous empêche-t-il pas d’appréhender l’espace autrement ? Comment dépasser cette habitude (propre au raisonnement linéaire de l’écriture) de tout segmenter en chapitre, sous-chapitre, etc. ? Et en donnant à voir les choses simultanément (au même moment et au même endroit), la mise en exposition des matériaux de terrain serait-elle réductrice en comparaison à la complexité de l’enquête (surtout lorsque celle-ci prend le social pour objet) ?

À ce stade de notre recherche, on admettra que les questions soulevées sont aussi nombreuses que les réponses apportées. On s’interroge d’ailleurs sur la pertinence d’un pas de côté : non plus interroger le fonctionnement heuristique de l’exposition, mais identifier l’objet sur lequel l’expérimentation peut produire de la connaissance. Est-ce sur la médiation des couleurs antiques, sur le médium exposition ou sur la construction de la science ? La réponse concerne probablement ces trois objets à la fois, mais là encore est-il possible d’attribuer le mérite à l’écriture expographique (à la pratique comme à la théorie) ? La conception de l’exposition Ils peignaient nos statues s’intègre d’ailleurs dans un contexte qui a autant son importance par les cadres qu’il impose, comme les interactions avec un conservateur soucieux de ses publics, ou l’usage d’un espace existant qui, à l’inverse d’une page vierge, possède ses caractéristiques propres (taille, recoins, ouverture, passage, couleurs des cimaises, etc.). Par ailleurs, puisque l’exposition sera effectivement programmée pour octobre 2024, il n’est pas évident de concilier d’une part la volonté de « faire comprendre » une recherche doctorale achevée et d’autre part de se focaliser sur les problématiques d’une recherche postdoctorale pour laquelle le processus importe davantage que le résultat.

 

Notes

[1] Peuvent être cités à titre d’exemples : La fabrique des Écritures ethnographiques (FÉE) du centre Norbert Elias (EHESS / AMU / CNRS) ; le groupement de recherche « Images, écritures transmedias et sciences sociales » (INSHS / CNRS 2019-2021) ; le réseau national des Écritures alternatives en Sciences sociales ; le centre de Recherche-Création sur les mondes sociaux ; l’école universitaire de Recherche ArTeC (université Paris 8) ; la Revue française des Méthodes visuelles, etc.

[2] Voir notamment la notice de l’Exposition des sciences anthropologiques rédigée en 1878 par Arthur Bordier, dans laquelle il explique que l’événement avait « pour but de rendre service à la science plutôt que de fournir un spectacle au public », en réunissant des collections d’habitude dispersées, voire inaccessibles à certains savants qui purent alors les étudier. Bordier A., « Notice sur l’Exposition des Sciences anthropologiques », Rapport administratif sur l’exposition universelle de 1878, Paris, Imprimerie nationale, 1878, vol. 1, p. 571-578.

[3] Peuvent être cités à titre d’exemples : l’exposition Rituels grecs. Une expérience sensible (musée Saint-Raymond de Toulouse, 2017-2018), rattachée au projet de recherche Synaesthesia mené sur deux ans à l’université de Toulouse, dont le commissariat scientifique a été assuré par Adeline Grand-Clément ; l’exposition Le complexe d’Actéon, proposée à la galerie l’Artichaut (Nantes, 2022) par Antoine Jeanne pour clôturer sa recherche doctorale ; ou les expositions dirigées notamment par Bruno Latour, Critical Zones (ZKM, Karlsruhe, Allemagne, 2020-2022) et Toi et moi, on ne vit pas sur la même planète (Centre Pompidou-Metz, 2021-22) initialement produite pour la Biennale de Taipei 2020. Pour d’autres exemples, nous renvoyons à l’ouvrage de Grésillon B., Pour une hybridation entre arts et sciences sociales, Paris, CNRS Éditions, 2020, et précisément au chapitre 3 « Dévoyer les mediums traditionnels ».

[4] Dayre É., Gautier D. (dir.), L’art de chercher. L’enseignement supérieur face à la recherche-création, Paris, Éditions Hermann, 2020, p. 11.

[5] La recherche s’expose. Espace public et sans domicile fixe, catalogue du colloque-exposition, Saint-Étienne, Cité du Design, 2012, p. 8.

[6] Cassin B., « Des objets migrateurs », Perspective, n° 1, 2022, p. 23.

[7] Il s’agit d’une recherche postdoctorale encadrée par Patrizia Laudati (SIC.Lab Méditerranée), à la suite de l’obtention d’une « bourse d’excellence jeunes chercheurs » financé par l’agence nationale de la Recherche au titre des projets Investissements d’Avenir UCAJEDI portant la référence n° ANR-15-IDEX-01.

[8] « A priori » puisqu’une transposition médiatique n’est pas moins neutre qu’une traduction linguistique. Sur la vulgarisation scientifique, voir par exemple les travaux de Jacobi D., Diffusion et vulgarisation : itinéraire du texte scientifique, Paris, Les Belles Lettres, 1986.

[9] Voir sur ce sujet l’ouvrage de Jockey P., Le mythe de la Grèce blanche. Histoire d’un rêve occidental, Paris, Belin, 2013. Sur l’actualité des savoirs, voir les publications issues des rencontres Polychromy Round Table (https://www.polychromyroundtable.com), ou les numéros 40 et 48 de la revue Technè (2014 et 2019).

[10] Béguin C., Écrire et réécrire un patrimoine. Approche communicationnelle de la statuaire antique, entre blancheur idéelle et polychromie originelle, thèse de doctorat sous la dir. de Lise Renaud et Éric Triquet, Avignon Université, 2021, 1 vol.

[11] Pour avoir des chances que ce projet de recherche soit financé, il était préférable en effet que l’exposition soit montée et présentée à un public.

[12] J’en profite pour remercier ici chaleureusement Bertrand Roussel, Audrey Recouly, Romain Lavalle et Jean-David Fantone.

[13] Nous renvoyons pour exemple à l’ouvrage de Waquet F., L’ordre matériel du savoir, Paris, CNRS Éditions, 2015, et à son analyse introductive des propos de Claude Lévi-Strauss lorsqu’il témoigne de son activité d’écriture. Dans un tout autre registre, on pense également à l’œuvre de Iannis Xenakis (architecte, ingénieur et compositeur), qui s’est séparé de la partition traditionnelle et a utilisé le papier millimétré pour penser une diffusion spatialisée du son et ainsi imaginer une nouvelle forme de musique électronique (voir par exemple les partitions graphiques de Metastasis).

[14] Barthes R., « Jeunes chercheurs », Communications, n° 19, 1972, p. 2.

[15] Freydefont M., Petit traité de scénographie, Nantes, Joca Seria, 2007, p. 13.

[16] Statue d’environ 2,10 m, datant du Ier siècle ap. J.-C., n° d’inventaire CIM.F.61.1.9.2.

[17] Réalisée par Mélodie Marchal en stage de fin d’études au musée d’Archéologie Nice-Cimiez (2022).

[18] Ces propos ont été recueillis lors d’une réunion de travail au musée : « On part du présupposé que les statues étaient peintes dans l’Antiquité, donc la nôtre devait l’être aussi » ; « quitte à restituer la forme, et à modéliser les bras, autant faire la couleur aussi ».

[19] Putnam J., Le musée à l’œuvre : le musée comme médium dans l’art contemporain, Paris, Thames & Hudson, 2002, p. 34.

[20] Glicenstein J., L’art : une histoire d’expositions, Paris, Presses universitaires de France, 2009.

[21] Harris R., La sémiologie de l’écriture, Paris, CNRS Éditions, 1993.

[22] Goody J., La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Éditions de Minuit, 1979 (1977), p. 109.

[23] Ibid.

[24] Davallon J., « Le pouvoir sémiotique de l’espace. Vers une nouvelle conception de l’exposition ? », Hermès. La Revue, n° 61, 2011, p. 38.

[25] Christin A.-M., L’image écrite ou la déraison graphique, Paris, Flammarion, 2009 (1995), p. 8.

[26] Nous renvoyons à l’ouvrage de Sompairac A., Scénographie d’exposition. Six perspectives critiques, Genève, MetisPresses, 2016, et notamment au chapitre « La critique absente » (p. 15-23) dans lequel l’auteur dénonce le peu de débats autour des qualités spatiales des expositions.

[27] Davallon J., « Le pouvoir sémiotique de l’espace. Vers une nouvelle conception de l’exposition ? », Hermès. La Revue, n° 61, 2011, p. 39.

[28] Lambert F., Je sais bien mais quand même. Essai pour une sémiotique de la croyance, Paris, Éditions Non Standard, 2013.

[29] Artières P., « Comment tenter d’écrire l’histoire en mode mineur. Propositions », Le Bart C., Mazel F. (dir.), Écrire les sciences sociales, écrire en sciences sociales, actes des journées d’étude (Rennes, 1er et 15 mars 2019), Rennes, MSHB ; PUR, 2021, p.198

[30] Davallon J., L’exposition à l’œuvre : stratégies de communication et médiation symbolique, Paris ; Montréal, L’Harmattan, 1999, p. 29.

[31] Waquet F., Une histoire émotionnelle des savoirs (XVIIe-XXIe siècle), Paris, CNRS Éditions, 2019.

[32] Grésillon B., Pour une hybridation entre arts et sciences sociales, Paris, CNRS Éditions, 2020.

[33] Pastoureau M., « Vers une histoire des couleurs : possibilités et limites », Cohen É., Gœtschel P., Martin L., Ory P. (dir.), Dix ans d’histoire culturelle, Villeurbanne, Presses de l’ENSSIB, 2011, p. 74.

[34] Des opérations de manipulations sont également travaillées par Jack Goody qui explique que l’écriture graphique, par accumulation de documents, permet une pensée et un discours de type philosophique. L’écriture est un outil pour développer une pensée réflexive et permet l’« exercice de rumination constructive ». Une rumination est possible car le texte écrit peut être « manipulé », indépendamment des circonstances d’énonciation, « il devient plus abstrait, plus dépersonnalisé ». Goody J., La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Éditions de Minuit, 1979 (1977), p. 97.

[35] Artières P., « Comment tenter d’écrire l’histoire en mode mineur. Propositions », Le Bart C., Mazel F. (dir.), Écrire les sciences sociales, écrire en sciences sociales, actes des journées d’étude (Rennes, 1er et 15 mars 2019), Rennes, MSHB ; PUR, 2021, p. 198.

[36] Goody J., La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Éditions de Minuit, 1979 (1977).

[37] Pour reprendre la définition qu’en donne Françoise Waquet, « l’expression techniques intellectuelles ou technologie intellectuelles désigne les outils employés pour repérer et traiter l’information, pour produire et transmettre le savoir, outils qui se réfèrent à l’écrit, à l’imprimé, à l’image, au numérique », mais aussi aux « gestes que les savants accomplissent dans leur travail », et à toute autre opération qui « mobilise à la fois la main experte, l’œil qui sait voir et l’oreille qui sait entendre ». Dans Waquet F., L’ordre matériel du savoir (XVIe – XXIe siècle), Paris, CNRS Éditions, 2015, p. 9.

[38] Goody J., La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Éditions de Minuit, 1979 (1977), p. 49.

[39] Ibid., p. 111.

Pour citer cet article : Camille Béguin, "Le média exposition et le chercheur en sciences sociales : pourquoi écrire la recherche en trois dimensions ?", exPosition, 17 novembre 2023, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles8/beguin-media-exposition-chercheur-sciences-sociales/%20. Consulté le 27 juillet 2024.

Les expositions de tableaux en plein air avant le Salon de 1737

par Christine Godfroy-Gallardo

 

Christine Godfroy-Gallardo est docteure en histoire de l’art de l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle a soutenu en 2014, sous la direction de Dominique Poulot, sa thèse qui portait sur les marchands de tableaux qui ont œuvré en tant qu’experts pour le musée du Louvre, de la Révolution à 1848. Chercheur indépendant, elle concentre principalement ses recherches sur l’histoire du marché de l’art en relation avec la création du musée du Louvre et les premières institutions muséales en Europe. Ses dernières interventions ont porté sur la restitution de deux tableaux de Claude Lorrain sous le Consulat, dans le cadre du séminaire « Collection » du GRHAM (Groupe de Recherche en Histoire de l’Art Moderne) à l’INHA, ainsi que sur l’étude du peintre et marchand de tableaux Jacques Aved (1702-1766) lors de la conférence annuelle de l’Association for Art History à Londres. Elle a aussi récemment contribué en tant qu’auteur à la rédaction de notices sur les marchands de tableaux et les galeries d’art pour le dictionnaire digital Bloomsbury Art Markets, lancé en ligne en mars 2023. —

 

Les tableaux, à la fin du XVIIe siècle, sont peu exposés à la curiosité du public. Comme le rappelle en 1699 les pages du Mercure galant : « … nous voyons rarement de beaux ouvrages exposez à la vûë de tout le monde, les particuliers les renfermant dans leurs cabinets, comme dans des cachots, à la maniere des tresors[1] ». Cette situation est jugée d’autant plus regrettable par le rédacteur que les tableaux disposés dans les lieux publics présentent des spectacles propres à plaire au peuple et à l’attirer, selon les sujets de représentation, à la piété. Les expositions publiques de tableaux sont rarement associées au siècle de Louis XIV (1643-1715). Les imaginer se dérouler en plein air, à ciel ouvert, soumises à des variations climatiques imprévisibles paraît encore plus improbable. Pourtant de tels événements se sont produits, d’une part lors de la fête annuelle du Saint-Sacrement, d’autre part dans le cadre des activités de l’Académie royale de peinture et de sculpture. Toutefois ils ont été peu analysés, car si l’étude des espaces publics d’exposition a fait l’objet de publications très récentes, notamment celles de Pamela Bianchi[2], les thèmes abordés se rapportent majoritairement à des espaces intérieurs.

La procession du Saint-Sacrement

À la fin du XVIIe siècle, les peintres qui désirent vendre leurs tableaux sans intermédiaire ont rarement la possibilité d’exposer leurs œuvres à la foule des curieux. L’étalage et la vente de tableaux à Paris sont strictement réglementés par la corporation des peintres, qui laisse peu d’alternatives aux jeunes artistes désireux d’accéder à la notoriété, comme l’ont montré Thomas Crow[3], Jean Chatelus[4] ou Isabelle Richefort[5]. Certes, des tableaux se déploient dans l’espace public urbain à l’occasion de cérémonies religieuses comme le May de Notre-Dame, ou de solennités profanes comme les entrées royales et les cérémonies funèbres, mais ces commandes ponctuelles ne concernent que des artistes au talent souvent affirmé. Si des expositions[6] régulières de tableaux sont documentées à Rome, sous le portique du Panthéon, dès les années 1630, très rares sont les cérémonies religieuses qui donnent lieu à des expositions publiques de tableaux, dans les rues et sur les places, telles que celle de la place Dauphine, à Paris, lors de la Fête-Dieu. Celle-ci offre la possibilité aux artistes de suspendre temporairement aux murs de la place des tableaux susceptibles d’inspirer de pieux sentiments, les autorités ecclésiastiques ne tolérant sur la place que les seuls sujets sacrés. Mais les peintres et les marchands de tableaux, en quête d’éventuels acquéreurs, profitent de cette fête populaire pour transformer le lieu en une éblouissante salle d’exposition à ciel ouvert.

Célébrée le jeudi qui suit la Trinité, soit soixante jours après Pâques, et solennisée le dimanche, la Fête-Dieu[7] commémore l’institution du Saint-Sacrement. L’Octave appelée la « petite Fête-Dieu » donne lieu, la semaine suivante, à de nouvelles processions. Le Saint-Sacrement est exposé avec éclat, porté magnifiquement dans les rues selon un parcours parfaitement réglé, pour recevoir des fidèles les hommages qui lui sont dus[8]. Les rues qui accueillent les processions sont tendues de tapisseries et de tentures éclatantes[9], ce qui n’est pas laissé au bon vouloir des habitants des quartiers, mais s’avère une obligation formelle sous peine d’amendes. Même les membres de la religion réformée se voient contraints de tendre le devant de leur maison[10].

Placés aux endroits stratégiques de la ville, à l’intersection des rues et sur les places, des reposoirs[11] permettent de poser régulièrement l’ostensoir durant la procession. Richement décorés, ces autels provisoires font l’orgueil des habitants du quartier qui contribuent, autant qu’ils le peuvent, à leur décoration, fournissant des fleurs, des vases ou des flambeaux. La construction de ces autels éphémères incombe au propriétaire du logement contre lequel le reposoir est adossé. Les plus riches habitants se font un devoir d’orner somptueusement la façade de leur maison où sont dressés les reposoirs. Ainsi, en juin 1648, le reposoir placé devant le logis de Jacques Tubeuf, l’un des quatre intendants des finances, garni de vases d’argent et de vermeil empruntés pour l’occasion, a coûté en bois et en ouvrages pas moins de 3 000 livres[12] (Fig. 1). La décoration des reposoirs offre l’occasion au roi et aux membres de la famille royale de témoigner leur piété. Les richesses de la Couronne sont présentées à la foule venue les admirer. Ainsi, en 1648, la reine Anne d’Autriche confectionne de ses propres mains une couronne composée des diamants de la Couronne, destinée à orner le reposoir dressé au Palais-Royal[13].

Fig. 1 : Stefano Della Bella, A Monseig.r Tuboeuf cons.er du roy en ses conseils intendant de ses finances president en la chambre des comptes […], 1648, eau-forte, 35,8 x 49,8 cm, Paris, musée Carnavalet

Documentés à Paris depuis la fin du XVIe siècle[14], les reposoirs sont d’abord ornés de pièces d’orfèvrerie. La procession du Saint-Sacrement déploie un amoncèlement de richesses faites pour magnifier la cérémonie. Un arrêt du Parlement de Paris, daté du 23 mai 1524, ordonne à tous les monastères, aux églises et aux collèges de parer les rues le jour du Saint-Sacrement, et à leurs membres de sortir et venir devant leurs portes avec leurs ornements et encensoirs[15]. À partir du milieu du XVIIe siècle, les tableaux commencent à embellir les installations, posés directement sur l’autel, mais aussi suspendus devant les tapisseries qui entourent le reposoir et cachent la construction faite de poteaux solidement ancrés dans le sol et de planches de bois[16]. Outre les reposoirs, des tableaux sont également exposés sur les murs à l’entour, aux portes des maisons et aux devantures des boutiques devant lesquelles passe le cortège des ecclésiastiques et des fidèles en prière. Cette profusion d’objets éclatants, faite pour éblouir les yeux, n’est pas contraire à l’austérité qu’exige la cérémonie. La procession du Saint-Sacrement doit se faire avec une pompe magnifique, car elle a pour objet de réparer toutes les irrévérences commises pendant le cours de l’année contre la sainte eucharistie[17]. Dans un contexte de controverses religieuses sur la légitimité du culte des images, la splendeur de la cérémonie doit contribuer à convertir hérétiques, impies ou libertins[18]. Aussi le reposoir doit-il être bien orné et éclairé de luminaires ; surtout, il ne doit rien montrer de lugubre. Même si cette cérémonie représente l’état dans lequel le Seigneur était dans le tombeau, le Christ ne cesse pour cela d’être considéré comme glorieux et immortel. Le lieu où repose le Saint-Sacrement peut donc accueillir des images et des figures[19]. La présence des images lors de la Fête-Dieu ne fait pourtant pas l’unanimité parmi les dignitaires ecclésiastiques. Des voix s’élèvent contre leur utilisation pendant la cérémonie, les fidèles préférant regarder les images si bien ornées plutôt que se recueillir dans la prière[20]. Le rôle pédagogique attribué aux images pieuses est toutefois réaffirmé par les membres de la Compagnie du Saint-Sacrement. Les images doivent séduire les yeux agréablement afin d’exhorter les spectateurs à imiter les vertus représentées[21]. Les tableaux qui montrent des choses saintes et non profanes trouvent ainsi naturellement leur place dans les rues où passent les processions.

Une nouvelle Jérusalem céleste

Parmi les plus beaux reposoirs de Paris, celui de la place Dauphine s’avère l’un des plus admirés. La place tout entière est transfigurée pour l’occasion, offrant la vision d’une « nouvelle Jérusalem céleste[22] », telle que la décrit l’apôtre Jean dans le chapitre 21 de l’Apocalypse. Comme l’exigent les ordonnances de police, les façades des maisons sont tendues de tapisseries, mises en place dès le matin de la procession à l’aide de crochets fixés au premier étage des maisons[23]. Une multitude de tableaux, des plus humbles auteurs aux maîtres reconnus, émaillent les murs de la place jusqu’à déborder sur le quai voisin. Cet étalage de toiles peintes fait de la place une immense salle tapissée de tableaux[24].

Par son architecture en forme de triangle et sa proximité avec le Pont-Neuf très fréquenté, la place Dauphine se prête particulièrement bien aux cérémonies, aussi bien religieuses que profanes[25] (Fig. 2).

Fig. 2 : Abraham Bosse, Théâtre de Tabarin, 1618-1620, estampe, Paris, bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie

 Construite au début du XVIIe siècle et achevée vers 1616, elle présente un alignement de façades identiques faites de pierres blanches, de briques et d’ardoises, que relève à la pointe du triangle la statue équestre en bronze du roi Henri IV. Les immeubles, tous semblables, à l’exception de ceux situés aux angles, lui donnent son caractère d’espace fermé[26] (Fig. 3). Les rez-de-chaussée à arcades accueillent des boutiques de marchands. Les orfèvres y sont particulièrement bien représentés. Cette corporation, l’une des plus riches de la ville, est spécialement chargée de la décoration du reposoir.

Fig. 3 : Plan de la Place Dauphine avec un mémoire détaillé de toutes les maisons et d’autres papiers : plan de situation avant projet, 1685, dessin plume, encre de Chine, lavis d’encre de Chine, aquarelle, 75 x 49,4 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie

Si les orfèvres fournissent pour la fête de somptueux objets d’or et d’argent, ils se servent également de tableaux pour faire du reposoir de la place Dauphine le plus beau de la ville. Prêtés pour quelques heures par les marchands de tableaux installés dans le quartier, les tableaux sont aussi parfois commandés directement par les orfèvres auprès d’artistes réputés, à l’instar des commandes de la corporation pour les Mays de Notre-Dame[27]. Ainsi, le peintre Claude Vignon (1593-1670) est sollicité par un orfèvre de ses amis pour réaliser une toile de grande dimension destinée à couvrir l’étendue de sa boutique et à servir de fond à son reposoir[28] (Fig. 4).

Fig. 4 : Claude Vignon, Sainte Catherine refusant de sacrifier aux idoles, vers 1623-1625, huile sur toile, 145 x 210 cm, Paris, musée du Louvre, photo© RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Franck Raux

Bien que les thèmes religieux, tels que le martyre des saints, trouvent naturellement leur place sur les reposoirs, d’autres genres de tableaux sont admis lors de la Fête-Dieu[29]. Les paysages, qui présentent une infinité de figures d’arbres, de plantes et de fleurs, puis les portraits sont tolérés par les autorités ecclésiastiques, soucieuses de ne faire voir aux fidèles que des sujets jugés inoffensifs. Les rubriques du Processionnal de Chartres de 1674 mettent ainsi en garde les membres du clergé contre la mise en place sur le reposoir d’images qui pourraient choquer la vue des fidèles, notamment de tableaux indécents ou qui prêteraient à rire[30]. Malgré l’attention portée aux thèmes exposés ces jours-là, les tableaux profanes, notamment ceux traitant de sujets mythologiques comme les amours des dieux, se mêlent vraisemblablement dès la fin du XVIIe siècle aux scènes religieuses[31]. La présentation de peintures lascives et indécentes lors des processions attire les foudres des dignitaires qui s’opposent fermement à la présentation de tableaux ou d’images irrévérencieuses. Dans un mandement du 21 mai 1717, l’archevêque de Paris, le cardinal de Noailles, demande aux évêques d’arrêter un tel désordre :

« Nous avons été avertis qu’entre les Tapisseries tenduës et les tableaux exposez, tant dans les ruës et aux Reposoirs, que même dans les Eglises, pour les Processions et l’exposition du Très-Saint Sacrement à sa Fête et pendant l’Octave, il s’en étoit trouvé les années dernières qui representoient non seulement des Histoires profanes ou fabuleuses, des jeux ou des danses, mais encore des nuditez, des actions et postures indecentes, objets capables d’offenser la pudeur et de réveiller les passions. Un tel desordre n’attireroit-il pas le reproche que S. Paul faisoit aux Fidèles de Corinthe, de s’assembler non à leur bien et à leur salut, mais à leur ruine et à leur perte, sans le discernement et le respect dû au corps du Seigneur[32] ».

Ces images profanes ne peuvent que détourner les fidèles de leur foi et surtout attirer la raillerie des membres de la religion réformée. Exhiber des tableaux indécents à la vue des croyants va à l’encontre des préceptes du Concile de Trente qui condamnent dans les images exposées tout embellissement et ornement contraires à la pudeur[33]. Regarder des images « deshonnêtes et lascives », les exposer, les vendre, et pire encore, les faire, est considéré par les évêques des conciles provinciaux comme un divertissement criminel[34]. Pourtant, en dépit de la volonté du clergé de ne tolérer au reposoir et dans les rues ornées pour la procession que les images de saints ou de saintes que l’église reconnaît et honore, les tableaux profanes restent bien visibles sur la place Dauphine et se mêlent toujours plus nombreux aux scènes de piété[35]. Établie par l’usage, l’exposition temporaire de tableaux sur la place Dauphine ne suit pas de règlement précis[36]. Les œuvres ne sont soumises à aucune sélection préalable par les autorités ecclésiastiques, bien que les thèmes religieux restent privilégiés. Le zèle des commissaires du quartier chargés de faire respecter l’ordre et la décence s’avère toutefois très pointilleux, même à la fin du XVIIIe siècle, lorsque les portraits de Préville et Feuillie, acteurs de la Comédie-Française, sont ôtés de l’exposition comme profanes et indignes de rester sur une place que la procession doit parcourir[37]. La présence sur la place de marchands de tableaux parmi les plus réputés de la capitale favorise le déploiement d’œuvres peintes lors de ces journées de fête.

Les marchands de tableaux de la place Dauphine[38]

Du début du XVIIe au milieu du XVIIIe siècle, quatre peintres, dont trois académiciens, s’établissent à l’angle de la place Dauphine, face au monument équestre d’Henri IV. Pierre Forest (1587 ?-1675) est le premier peintre et marchand de tableaux à s’installer à la pointe de l’île du palais[39]. Il signe le 12 mars 1637 le bail pour deux maisons attenantes, moyennant 285 livres par an[40]. La location comprend notamment deux boutiques avec entresols, l’une ouvrant sur le quai de l’Horloge, l’autre sur la place Dauphine. La boutique de Forest porte comme enseigne au Cheval de bronze[41]. Son fils, le peintre académicien Jean Forest (1636-1712) s’installe dans la même maison après son mariage en 1673. Célèbre pour ses paysages, il se livre comme son père au commerce de tableaux. En juin 1649, un artiste d’origine flamande s’établit dans le même logement que loue Pierre Forest[42]. Il s’agit de Jean-Michel Picart (1600-1682)[43], peintre réputé de fruits et de fleurs, académicien, marchand et antiquaire. Enfin, un troisième artiste Charles Hérault (1644-1718)[44], peintre académicien habile pour le paysage, élit à son tour domicile à l’angle de la place Dauphine[45]. Ses talents de connaisseur, appréciés des grands seigneurs, le sont aussi du roi Louis XIV. Selon les mémoires du temps, aucun achat de tableau pour la Couronne ne peut se faire sans son avis d’expert[46]. Hérault acquiert pour les collections royales des tableaux de P.P. Rubens, Jules Romain, Nicolas Poussin, Pierre-François Mola ou Annibal Carrache. Il réside jusqu’à sa mort, en 1718, en face du Cheval de bronze, à l’enseigne du Buis. Les tableaux, souvent des grands maîtres, qu’il propose à la vente ne sont pas stockés dans l’une des deux boutiques qui ouvre sur la rue, mais sont visibles dans un appartement situé au premier étage[47].

Forest, Picart et Hérault entretiennent avec les orfèvres du quartier des relations commerciales que viennent renforcer de solides liens familiaux. Ainsi, à la demande du marquis de Seignelay, Jean Forest parcourt l’Italie à la recherche de tableaux de maître en compagnie du marchand joaillier Louis Alvarez, pourvoyeur de pièces d’orfèvrerie, de diamants et de pièces précieuses pour le garde-meuble de la Couronne[48]. Picart fréquente les joailliers de la paroisse Saint-Barthélémy et Saint-Germain l’Auxerrois. Il épouse Marie Richard, la fille du joailler et marchand lapidaire Guillaume Richard. Picart assiste au mariage de l’orfèvre Pierre de Lens, membre d’une grande famille d’orfèvres originaire des Flandres[49]. Quant à Hérault, il épouse en 1676 la fille de Jean de Lens, orfèvre et joaillier de Monsieur, qui demeure au coin de la place Dauphine, en face de l’appartement de son gendre[50].

La fête annuelle du Saint-Sacrement fournit aux marchands installés sur la place une occasion exceptionnelle de présenter des tableaux à la foule venue suivre la procession[51]. Ils profitent de cette circonstance pour suspendre à des cordes tendues dans le coin nord de la place, face au terre-plein du Pont Neuf, les toiles qui craignent le moins d’être gâtés par les intempéries et celles dont le sujet s’accorde le mieux avec la solennité de la fête. Les tableaux de dévotion sur lesquels s’exercent en particulier les jeunes artistes ont l’avantage de ne pas être trop précieux pour risquer de les exposer en extérieur[52]. L’habitude de voir des peintures disposées dans le coin nord de la place incite à leur tour les peintres à y présenter leurs tableaux[53]. À partir vraisemblablement des années 1710, les artistes prennent ainsi l’habitude d’exposer chaque année leurs ouvrages en plein air, le jour de la Fête-Dieu[54]. Aux tableaux des artistes vivants s’ajoutent, depuis au moins l’année 1722, des productions des anciens maîtres italiens, français et flamands[55]. Ces tableaux anciens seraient-ils proposés par des amateurs ou des marchands qui souhaiteraient les vendre[56] ? L’exposition de tableaux anciens, si elle attire un large public et satisfait le goût des curieux, pourrait aussi avoir une vocation pédagogique, celle d’ « exciter la jeunesse au travail, en luy faisant voir les ouvrages des grands hommes[57] ».

Outre les artistes débutant sans généreux protecteurs, les peintres de l’Académie royale de peinture et de sculpture ne dédaignent pas cet accrochage spontané en plein air[58], sans doute en raison du très faible nombre d’expositions organisées au palais du Louvre entre 1704 et 1737[59]. Ainsi les peintres académiciens Antoine Coypel ou François Lemoyne exposent place Dauphine jusque dans les années 1720, avant de céder la place à de jeunes artistes indépendants[60]. Reçu à l’Académie en 1720, le peintre Noël-Nicolas Coypel, frère du recteur de l’Académie[61], ne participe qu’une seule fois, dans toute sa carrière, à une exposition publique de tableaux, celle de la place Dauphine de 1724.

La cour du palais Brion

L’exposition de tableaux à ciel découvert ne représente pas une expérience inédite pour les peintres de l’Académie[62]. À la fin du XVIIe siècle, la cour du palais Brion accueille à deux reprises les travaux des académiciens lors de la fête de l’institution. Selon la grâce du roi[63], la Compagnie[64] s’installe dès 1661 dans les anciens appartements du comte de Brion, écuyer de Gaston d’Orléans. Elle réside au palais Brion jusqu’au 2 février 1692, puis quitte le Palais-Royal pour se fixer au palais du Louvre[65]. Attenant au Palais-Royal, le palais Brion bénéficie d’une entrée directe par la rue de Richelieu[66]  (Fig. 5).

Fig. 5 : Plan général du Palais Royal et dépendances, rez-de-chaussée, 1679, eau-forte, 41,2 x 24 cm, Paris, musée Carnavalet

Tournée vers le nord, la façade principale et ses hautes fenêtres, d’une longueur d’environ 34 mètres, donne sur une cour qui accueille depuis 1671, dans sa partie centrale, la statue un peu plus grande que nature d’un cheval de bronze [67]. Face au corps de logis, de l’autre côté de la cour, s’étend un pavillon qui présente un long mur sans ouverture, tandis qu’un appentis longe la rue de Richelieu. En 1667, après six ans d’atermoiements, se déroule au palais Brion la première exposition de tableaux et de sculptures ouverte au public[68]. La grande salle de l’Académie semble suffire cette année-là à contenir les ouvrages rassemblés pour l’occasion[69]. L’exposition de 1669 se déroule elle aussi, semble-t-il, uniquement dans la salle d’apparat. Mais en 1671, la place manque pour présenter aux visiteurs les peintures et sculptures des académiciens, aussi les officiers prennent-ils la décision de descendre les œuvres dans la cour, devant la salle dite du magasin des antiques. Seuls les graveurs sont conviés à disposer leurs ouvrages dans une petite salle du rez-de-chaussée[70].

Des notes de menuiserie et de travaux de décoration conservées dans les comptes des bâtiments du roi donnent une idée plus précise de l’arrangement des tableaux et des sculptures dans la cour[71]. Les toiles sont placées sur des estrades en bois, les unes au-dessus des autres, pour une meilleure visibilité[72] et les sculptures posées sur des piédestaux appelés « scabellons », au milieu de la cour.[73] Ainsi, selon les registres des bâtiments du roi, en 1671 le menuisier Denis Buret reçoit 152 livres et 10 sols pour avoir « fait et défait des amphithéâtres dans la cour de l’Académie des peintures pour exposer les tableaux pendant la semaine de Pasques[74] ». Le peintre académicien Baudoin Yvart (1611-1690)[75], un proche collaborateur de Charles Le Brun, touche également une rémunération pour compenser les sommes d’argent données aux ouvriers chargés de la décoration de la salle, ainsi que de la cour de l’Académie. En 1673, l’encombrement de la grande salle, couverte de tableaux, impose de nouveau aux organisateurs de descendre les ouvrages dans la cour. Pour la première fois, un imprimé explicatif de quatre pages présente succinctement les œuvres exposées. L’intitulé de l’imprimé ne laisse aucun doute sur le placement des ouvrages en plein air : Liste des tableaux et pièces de sculpture exposez dans la court du Palais Royal par Messieurs les peintres et sculpteurs de l’Académie royale[76]. Contrairement aux tableaux et statues descendus dans la cour, aucun texte ne décrit ceux regroupés dans la salle d’apparat. La pièce officielle, déjà surchargée, ne renfermerait-elle que les seuls morceaux de réception des académiciens, tandis que la cour accueillerait les ouvrages réalisés au cours des deux dernières années[77] ? Deux autres expositions académiques, celle de 1675 et de 1681, se déroulent de nouveau au palais Brion, mais les comptes-rendus de séance ne précisent pas si les ouvrages ont été déposés dans la cour, comme précédemment[78]. La seule autre mention de tableaux exposés en plein air, lors de la fête de l’Académie, a lieu en 1704, non pas au palais Brion, mais au palais du Louvre. Elle concerne trois immenses tableaux de Jean Jouvenet (1644-1717), descendus, selon le livret, au pied de l’escalier qui sert de sortie, en raison vraisemblablement de leur taille exceptionnelle[79].

Pour l’honneur de l’Académie

Les réactions des peintres à la vue de leurs ouvrages disposés en plein air ne font l’objet d’aucun commentaire écrit. Pourtant, les conditions d’exposition s’avèrent souvent précaires. Une remarque du Mercure galant de septembre 1699 indique que les tableaux ont souvent dus être retirés de la cour en raison du mauvais temps[80]. Selon le périodique, la cause pour laquelle les expositions auraient cessé de se produire de 1683 à 1699 serait les mauvaises conditions de présentation des œuvres sous un ciel incertain. D’autres circonstances pourraient toutefois expliquer l’absence d’expositions officielles à la toute fin du XVIIe siècle. Tout d’abord, le manque récurrent d’ouvrages à présenter au public rend difficile l’organisation de la fête[81]. En mai 1680, le nombre de tableaux prévu par les académiciens se révèle insuffisant, à tel point que les officiers songent un temps à présenter des tableaux de maîtres anciens[82]. En 1681, l’exposition ne commence pas faute de tableaux. Outre les toiles qui manquent pour embellir la cour, les dépenses liées aux préparatifs empêchent également de célébrer la solennité aussi souvent qu’il serait à souhaiter. L’entrée de l’exposition étant gratuite, les académiciens se montrent prêts à financer eux-mêmes une partie des frais de la fête, jusqu’à un écu chacun selon les besoins, sans succès[83].

Établies pour honorer la grandeur du roi et témoigner de sa prodigalité envers les arts, les expositions publiques de tableaux au sein de l’Académie ne sont pas conçues comme un lieu de vente officiel. Pourtant, si les peintres les plus réputés réussissent à obtenir régulièrement des commandes du roi ou des membres de la famille royale, d’autres peinent à trouver des commanditaires. Pour subvenir à leurs besoins, ils n’ont souvent d’autres choix que de trouver eux-mêmes des acheteurs en exposant leurs ouvrages devant un large public. La Compagnie commence par se montrer plutôt conciliante envers ces pratiques marchandes. Ainsi, lorsque le peintre Charles Hérault demande le 9 décembre 1684 à l’Académie la liberté de pouvoir vendre ses tableaux en les exposant en public, la permission lui est accordée. Pourtant, trois ans plus tard, à un peintre qui sollicite le droit d’exposer publiquement à ses fenêtres des tableaux pour les vendre, l’Académie refuse tout net de lui donner son accord et prend même le parti de revenir sur sa décision en révoquant la permission qu’elle avait donnée à Hérault. Ces procédés de vente sont jugés compromettants pour l’honneur de l’Académie[84]. Les pratiques marchandes sont interdites aux peintres académiciens, afin de distinguer le caractère moral et désintéressé[85] de la Compagnie des procédés vulgaires de la maîtrise[86]. Refusant toute publicité tapageuse qui menacerait la décence et l’honnêteté de l’institution, les académiciens réagissent violemment lorsque l’un de leurs membres agit contre l’honneur de l’Académie. Ils n’hésitent pas à exclure en août 1723 le peintre de Marseille Michel Serre (1658-1733), accusé non seulement d’exposer publiquement ses tableaux, mais également de monnayer un droit d’entrée. L’Académie se montre surtout agacée que le peintre ait eu recours à la publicité en diffusant des billets imprimés distribués auprès du public, tel un bateleur de foire. Le peintre a beau se défendre en affirmant que son fils a pris l’initiative d’une telle démarche sans lui demander son avis, les académiciens se montrent intraitables. Michel Serre ne doit sa réintégration deux mois plus tard qu’à la forte recommandation de son protecteur marseillais, Monseigneur de Belsunce[87].

Au début du XVIIIe siècle, les peintres de l’Académie ne sont plus autorisés à montrer leurs tableaux en dehors des expositions officielles organisées au palais du Louvre. Le choix qui leur est accordé d’exposer leurs ouvrages, aussi bien au Palais-Royal qu’à la Place Dauphine, est toléré par l’Académie tant qu’elle ne dispose pas d’un lieu fermé où rassembler et présenter régulièrement les œuvres de ces peintres privilégiés. L’exposition de la place Dauphine, qui attire des artistes aux talents très contrastés, prend le nom d’exposition de la Jeunesse à partir des années 1760[88]. Non seulement la Direction des Bâtiments du roi défend aux académiciens d’avoir recours à d’autres espaces d’expositions pour présenter leurs tableaux, mais elle s’oppose également à la création de nouvelles salles d’exposition pour les peintres qui ne font pas partie du corps académique. Ainsi, le Salon du Colisée en 1776 ou l’Etablissement de la Correspondance générale et gratuite pour les Sciences et les Arts de Pahin de la Blancherie, fondé en 1777, sont critiqués et combattus jusqu’à leur suppression définitive. La nécessité de trouver des lieux d’exposition pour rencontrer des acheteurs devient si impérieuse pour les artistes sans ressources qu’à la veille de la Révolution, un ancien peintre devenu marchand de tableaux, Jean-Baptiste Pierre Lebrun, après avoir exposé lui-même place Dauphine, propose d’accueillir dans sa salle de vente rue de Cléry les tableaux de jeunes débutants[89]. L’exposition de la Jeunesse organisée dans la galerie Lebrun prend fin en 1791[90], lorsque l’autorisation donnée à tous les peintres, quel que soit leur talent, d’exposer au Salon du Louvre rend temporairement inutile le recours à des espaces d’exposition alternatifs[91].

Même exposés dans la cour du palais Brion, les tableaux des académiciens restent accessibles à un public limité d’amateurs ou de curieux. Ceux de la place Dauphine attirent une foule de spectateurs plus variée, mais aussi plus indisciplinée et sensible aux divertissements. Le durcissement des contrôles sur la décence des tableaux exposés à la Fête-Dieu montre à quel point les dignitaires ecclésiastiques tentent de réagir face aux critiques qui cherchent à discréditer les processions religieuses, présentées comme des spectacles païens. Alors que les tableaux profanes supplantent peu à peu les scènes de dévotion, l’exposition de la place Dauphine devient une manifestation culturelle très courue dont rend compte régulièrement le Mercure, sans aucune considération pour la solennité religieuse de la fête. Le recueillement et la piété qu’impose la cérémonie du Saint-Sacrement s’estompent au profit d’intérêts plus mercantiles, notamment en raison de l’engouement des collectionneurs pour les tableaux de maître. Ce jour « hermaphrodite[92] », mélange de sacré et de profane, associé aussi bien au culte divin qu’à l’avidité du commerce, ne survit pas à la suppression par la Constituante des confréries et congrégations religieuses.

 

Notes

[1] Mercure galant, juin 1699, p. 39-40.

[2] Bianchi P. (éd.), Displaying Art in the Early Modern Period, New York, Routledge, 2022; Bianchi P., The Origins of the Exhibition Space (1450-1750), Amsterdam, Amsterdam University Press, 2023 ; voir aussi : Habermas J., L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1997 (1962) ; Berger R.W., Public Access to Art in Paris: a Documentary History from the Middle Ages to 1800, University Park, The Pennsylvania State University Press, 1999 ; Bianchi P., « Les espaces d’exposition alternatifs du 18e siècle : entre sociabilité et contre-culture », Dix-huitième siècle, n° 50, 2018-1, p. 85-97.

[3] Crow T., La peinture et son public à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Macula, 2000.

[4] Chatelus J., Peindre à Paris au XVIIIe siècle, Nîmes, éditions Jacqueline Chambon, 1991.

[5] Richefort I., Peintre à Paris au XVIIe siècle, Paris, Imago, 1998.

[6] Le terme « exposition », à la fin du XVIIe siècle, se rapporte à l’« action d’exposer, de faire voir en public ». Le verbe « exposer » signifie « mettre une chose à la veuë du public ». Furetière A., Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les Termes de toutes les Sciences et des Arts, La Haye-Rotterdam, Arnout & Reinier Leers, 1690, t. I, p. 1054-1055.

[7] La Fête-Dieu compte parmi les célébrations religieuses les plus importantes de l’année. Elle se réfère à une coutume très ancienne, puisque cette fête est instituée dès l’année 1264 par le pape Urbain IV. Meusy N., Code de la religion et des mœurs ou Recueil des principales ordonnances depuis l’établissement de la monarchie françoise concernant la religion et les mœurs, 1770, Paris, chez Humblot, t. I, p. 290. Les processions du Saint-Sacrement semblent avoir débuté en France au début du XIVe siècle. Lire Mgr Barbier de Montault, « L’ostensoir de Charles d’Anjou », Revue de l’art chrétien, 1884, t. II, p. 39.

[8] Meusy N., Code de la religion et des mœurs ou Recueil des principales ordonnances depuis l’établissement de la monarchie françoise concernant la religion et les moeurs, 1770, Paris, chez Humblot, t. I, p. 289.

[9] Les tapisseries sont tendues sur des planches de bois assemblées par le haut qui reposent sur des poteaux en bois d’environ cinq mètres de hauteur. Le sol est dépavé pour y enfoncer les poteaux, puis repavé à la fin des processions. Guiffrey J., Comptes des bâtiments du roi sous le règne de Louis XIV, Paris, Imprimerie nationale, 1891, t. III, p. 573 et p. 1019-1020. Sur les fêtes et cérémonies organisées durant le règne de Louis XIV, lire : Lafage G., Charles Le Brun décorateur de fêtes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.

[10] « Arrêt du Conseil d’Etat du 19 octobre 1650 portant injonction à ceux de la religion pretenduë reformée de faire tendre devant leurs maisons, aux jours et heures des processions solennelles et notamment à la fête du Saint Sacrement », Recueil des actes, titres et mémoires concernant les affaires du Clergé de France, Paris, 1716, t. I, p. 1669.

[11] Selon la définition de l’Encyclopédie, le reposoir est « une décoration d’architecture feinte, qui renferme un autel avec des gradins chargés de vases, chandeliers et autres ouvrages d’orfèvrerie, le tout accompagné de tapisseries, tableaux et meubles précieux pour les processions de la Fête-Dieu. Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers par une société de gens de lettres, Neufchastel, Samuel Faulche, 1765, t. XIV, p. 140. Le mot « reposoir », plutôt employé dans la langue liturgique, ainsi que les termes « saint-sépulcre » ou « tombeau » font tous référence à cette construction éphémère. Le mot « paradis » est, quant à lui, utilisé dans certaines provinces françaises. Corblet J., Histoire dogmatique, liturgique et archéologique du sacrement de l’Eucharistie, Paris, V. Palmé, 1885, t. I, p. 539.

[12] Saige G. (éd.), Journal des guerres civiles 1648-1652 de Dubuisson-Aubenay, Paris, Honoré Champion, 1883, t. I, p. 26.

[13] Ibid., p. 132.

[14] Dans une sentence du Châtelet datée du 12 juillet 1582, la rue Breneuse porte déjà le nom de rue du Petit-Reposoir, en raison de la présence d’un reposoir dressé dans cette rue lors de la Fête-Dieu. Lazare F., Dictionnaire administratif et historique des rues de Paris et de ses monuments, Paris, Félix Lazare, 1844, p. 588.

[15] Brillon P.-J., Dictionnaire des arrêts ou jurisprudence universelle des parlements de France et autres tribunaux, Paris, Au Palais, 1727, t. III, p. 286.

[16] La taille des reposoirs les plus somptueux s’avère monumentale. Le reposoir du Palais-Royal décoré par Simon Vouet en 1645, s’étend sur environ 16,5 m de long et 7,5 m de large. Loire S. (dir.), Simon Vouet, actes du colloque internationale, (Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 5-6-7 février 1991), Paris, La Documentation française, 1992, p. 296.

[17] La Mare N. (de), Traité de la police où l’on trouvera l’histoire de son établissement, les fonctions et les prérogatives de ses magistrats, toutes les loix et tous les règlemens qui la concernent, Paris, Jean et Pierre Cot, 1705, t. I-III, p. 361.

[18] Face aux critiques des protestants qui refusent de reconnaître la transcendance de Dieu et prônent l’Écriture comme parole de Dieu, le Concile de Trente réaffirme le rôle éducateur des images saintes destinées à instruire les fidèles et les inciter à conformer leur vie aux modèles représentés. Les seules images sacrées autorisées par le concile sont celles du Christ, de la Vierge et des saints. Lire à ce sujet Fabre P. A., Décréter l’image ? La XXVe session du Concile de Trente, Paris, Les Belles Lettres, 2013.

[19] Thiers J.-B., Traité de l’exposition du Saint-Sacrement de l’autel, Paris, Jean Dupuis, 1673, p. 280.

[20] L’archevêque de Malines, par un mandement du 29 août 1674, interdit de porter des images de saints lorsque le Saint-Sacrement est présent, source de distraction pour le public. Rideau G., Une société en marche. Les processions en France au XVIIIe siècle, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2021, p. 86.

[21] Fabre P. A., Décréter l’image ? La XXVe session du Concile de Trente, Paris, Les Belles lettres, 2013, p. 255.

[22] Rideau G., Une société en marche. Les processions en France au XVIIIe siècle, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2021, p. 371.

[23] Guiffrey J., Histoire de la tapisserie depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours, Tours, Alfred Mame et fils, 1886, p. 452.

[24] Fournier É., Histoire du Pont Neuf, Paris, É. Dentu, 1862, t. I, p.301.

[25] La place Dauphine accueille dans les années 1628-1634 le théâtre de Tabarin. La foule des curieux s’amuse des questions souvent saugrenues que le valet Tabarin pose à son maître Mondor. Déguisé en médecin savant, celui-ci profite des situations comiques qu’il déclenche pour vendre des poudres, des pommades et autres baumes miraculeux aux badauds venus l’écouter (Fig. 2). Lire à ce sujet Giraud Y., « Tabarin et l’université de la place Dauphine », Cahiers de l’AIEF  1974, n° 26, p. 77-100.

[26] Gaillard M., Paris, de place en place, Amiens, Martelle, 1997, p. 12.

[27] Chaque année, de 1630 jusqu’en 1707, les deux premiers dignitaires de la corporation des orfèvres offrent en l’honneur de la Vierge un tableau à la cathédrale Notre-Dame de Paris : le « May ». Ces commandes honorifiques, très recherchées par les peintres, s’achèvent peu d’années avant que ne débutent les premières expositions de tableaux sur la place Dauphine. Les peintres auraient-ils décidé de se tourner vers ce nouvel espace urbain pour atteindre un large public ? Pour l’étude des Mays, lire : Trouvé I., Recueil et mémoire historique touchant l’origine et l’ancienneté de la présentation du tableau votif que les marchands orfèvres joailliers, confrères de la confrérie de sainte Anne et saint Marcel de Paris présentent tous les ans le premier jour de may à la sainte Vierge, Paris, Chez l’auteur, 1685 ; Auzas P.-M., « Les grands Mays de Notre-Dame de Paris », Gazette des Beaux-Arts, vol. 36, 1949, p. 177-200 ; Bellier de la Chavignerie É., « Les Mays de Notre-Dame », Gazette des Beaux-Arts, janvier 1864, p. 457-469 ; Guiffrey J., Les Mays de Notre-Dame de Paris, Nogent-le-Rotrou, 1887 ; Notter A. (éd.), Les Mays de Notre-Dame de Paris, Arras, SEP, 1999 ; Bastet D., Les Mays de Notre-Dame de Paris : 1630-1707, Paris, Arthéna, 2021.

[28] Claude Vignon, Sainte Catherine refusant de sacrifier aux idoles, vers 1623-1625, huile sur toile, 145 x 210 cm, Paris, musée du Louvre. L’orfèvre qui commande le tableau à Claude Vignon n’est pas identifié. Lire : Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l’Académie royale de peinture et de sculpture, publiés d’après les manuscrits conservés à l’École impériale des Beaux-Arts, Paris, J.-B. Dumoulin, 1854, t. I, p. 272 ; Bassani Pacht P., « Sainte Catherine refusant d’adorer les idoles, une nouvelle peinture de Claude Vignon entre au Louvre », Revue du Louvre, n° 5, décembre 2008, p. 44-19.

[29] Loubens É., Recueil alphabétique de citations morales des meilleurs écrivains, prosateurs et poètes, historiens et philosophes de tous les temps et surtout contemporains ou Encyclopédie morale, Paris, C. Delagrave, 1867, p. 239.

[30] Thiers J.-B., Traité de l’exposition du Saint-Sacrement de l’autel, Paris, Jean Dupuis, 1673, p. 239-240.

[31] Lire à ce sujet Thiers J.-B., Traité des jeux et des divertissemens qui peuvent être permis, ou qui doivent être défendus aux Chrêtiens selon les Regles de l’Eglise et le sentiment des Pères, Paris, Antoine Dezallier, 1686.

[32] Recueil des mandemens, ordonnances, instructions et lettres pastorales de son Eminence Monseigneur le cardinal de Noailles, Paris, J.-B. Delespine, 1718, p. 583.

[33] Guiffrey J., « Les tapisseries des églises de Paris », Revue de l’art chrétien, 1890, t. I, p. 200-209. Selon le décret du Concile de Trente : « Toute superstition (…) devra être bannie de l’invocation des saints, de la vénération des reliques et de l’usage sacré des images ; toute recherche du lucre en sera éliminée ; toute indécence enfin en sera écartée ». « Décret sur l’invocation, la vénération et les reliques des saints et sur les images sacrées », § 5. Fabre P.-A., Décréter l’image ? La XXVe session du Concile de Trente, Paris, Les Belles Lettres, 2013, p. 12.

[34] Thiers J.-B., Traité des jeux et des divertissements qui peuvent être permis, ou qui doivent être défendus aux Chrétiens selon les règles de l’Eglise et le sentiment des Pères, Paris, 1686, p. 96-97.

[35] Les tableaux exposés place Dauphine ne sont mentionnés qu’à partir de l’année 1722, grâce aux comptes rendus que publient le Mercure et le Mercure de France. En juin 1722, seule une Descente de Croix de Jean Restout est citée comme tableau religieux, mais le rédacteur précise que le tableau « dominait sur les tableaux de cette espèce », sans donner plus de précisions. En juin 1723, deux tableaux seulement traitent de sujets sacrés, alors qu’en juin 1724, le Mercure de France ne cite aucun sujet religieux méritant d’être signalé à l’attention des lecteurs. En 1725, aucune œuvre, dans la cinquantaine de tableaux exposés, ne fait référence à des thèmes sacrés. Le Mercure de France cesse ses descriptions de tableaux cette année-là et ne les reprend qu’en 1732. Les expositions de 1722, 1723, 1724 et 1725 rassemblent majoritairement des portraits, ainsi que des paysages et des sujets galants.

[36] Mantz P., « Les expositions sous Louis XV », L’Artiste, mai 1857, p. 144.

[37] Ces tableaux de Pierre Danloux sont brièvement exposés en 1773. Le Dévidoir du Palais Royal, instrument assez utile aux peintres du sallon de 1773, La Haye, 1773, p. 38.

[38] Sur les relations entre les artistes et les marchands de tableaux, lire : Pomian K., Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris, Venise : XVIe – XVIIIe siècles, Paris, Gallimard, 1987 ; « Il gagne de l’argent : l’artiste et l’argent au XVIIIe siècle », Bertrand Dorléac L. (éd.), Le commerce de l’art : de la Renaissance à nos jours, Besançon,  La Manufacture, 1992, p. 129-155; Szanto M., Le marché de la peinture à la foire de  Saint-Germain dans la première moitié du XVIIe siècle, mémoire de DEA sous la dir. d’Antoine Schnapper, Université Paris IV-Sorbonne, 1996 ; Richefort I., Peintre à Paris au XVIIe siècle, Paris, Imago, 1998 ; Glorieux G., À l’enseigne de Gersaint : Edme-François Gersaint, marchand d’art sur le pont Notre-Dame (1694-1750), Ceyzérieu, Champ Vallon,  2002 ; Schnapper A., Curieux du grand siècle. Collections et collectionneurs dans la France du XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 2005 (1994) ; Michel P., Le commerce du tableau à Paris dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2007 ; Vasselin M., Vivre des arts du dessin : France XVIe-XVIIIe siècle, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2007 ; Castelluccio S. (éd.), Le commerce du luxe à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles : échanges nationaux et internationaux, Bern ; Berlin ; Bruxelles, Peter Lang, 2009 ;  Rasmussen J. (éd.), La valeur de l’art, exposition, marché, critique et public au XVIIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2009.

[39] Sur les peintres Pierre et Jean Forest, lire : Duval L., « Notes sur quelques artistes Percherons », La Revue normande : histoire, littérature, sciences et arts, 1892, p. 64-68 ; Raulet L., « Les billets d’enterrement d’artistes huguenots de l’ancienne Académie royale de peinture et de sculpture (1653-1712) », Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, vol. 56, 1907, p. 53-69 ; Wildenstein W., « Le peintre Jean Forest révélé par son inventaire après-décès », Gazette des Beaux-Arts, avril 1958, p. 243-254.

[40] AN, MC/ET/LXXIII/344, fol.99. 12 mars 1637.

[41] AN, MC/ET/VI/222. 19 décembre 1637.

[42] AN, MC/ET/LXXIII/398. 17 juin 1649.

[43] Sur le peintre et marchand Jean-Michel Picart, lire : Faré M., « Jean-Michel Picart (1600-1682), peintre de fleurs et marchand de tableaux », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, 1957, p. 91-102 ; Faré M., Le Grand siècle de la nature morte en France : le XVIIe siècle, Paris, Société française du livre, 1974 ; Widmaier D., Jean-Michel Picart (1600-1682). Figure d’un marchand de tableaux au Grand siècle, mémoire de maîtrise d’histoire de l’art sous la dir. d’Alain Mérot et Antoine Schnapper, Université Paris IV-Sorbonne, 2000.

[44] Sur le peintre Charles Hérault, lire : Guiffrey J., « Charles Hérault, peintre ordinaire du roi et de son Académie royale. Apposition de scellés », Nouvelles archives de l’art français, t. IV, 1883, p. 260-261 ; Merle du Bourg A., Rubens au Grand Siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004 ; Schnapper A., Curieux du Grand siècle. 2, Œuvres d’art : Collections et collectionneurs dans la France du XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 2005 (1994).

[45] Charles Hérault est installé place Dauphine depuis au moins le mois de janvier 1678. Trois de ses tableaux, Saint Guillaume, Saint Charles Borromée et Sainte Geneviève ornent en 1704 l’église paroissiale de Saint-Barthélemy. Les figures sont d’Antoine Coypel, son neveu. Brice G., Description nouvelle de la ville de Paris et de tout ce qu’elle contient de plus remarquable, Amsterdam, [s.n.], 1718, t. III, p. 253.

[46] Leprince N.-T., Nougaret P.-J.-B., Anecdotes des beaux-arts, contenant tout ce que la peinture, la sculpture, la gravure, l’architecture, la littérature, la musique etc. et la vie des artistes offrent de plus piquant chez tous les peuples du monde, Paris, J.-F. Bastien, 1776, t. II, p. 176.

[47] AN, Y 14639.

[48] Sur le marchand-joaillier Louis Alvarez, lire : Mercure galant, juillet 1682, p. 139-140 ; Bapst G., Histoire des joyaux de la Couronne de France, Paris, Hachette, 1889, vol. 1, p. 362-363 ; Raimbault C., « Négoce de tableaux entre France et Italie : le cas du marchand Louis Alvarez (v.1625-1696) », Bulletin de l’Association des historiens de l’art italien, vol. 12, 2006, p. 38.

[49] Jal A., Dictionnaire critique de biographie et d’histoire, Paris, Henri Plon, 1867, p. 966-967.

[50] L’orfèvre Jean de Lens meurt en 1689, à l’âge de 78 ans, dans la maison de son fils François de Lens, marchand orfèvre, demeurant quai des Orfèvres, « Au duc d’Orléans », au coin de la place Dauphine. AN, fonds Laborde, fiche 050. Sur l’orfèvre Jean de Lens, lire : Bimbenet-Privat M., Les orfèvres et l’orfèvrerie de Paris au XVIIe siècle, Paris, Musées de la ville de Paris, 2202, vol. 1, p. 405.

[51] Les boutiques doivent rester fermées lors de la procession.

[52] Fournier É., Histoire du Pont Neuf, Paris, É. Dentu, 1862, t. I, p. 301.

[53] « L’usage (de l’exposition de la Jeunesse) s’en est, paraît-il, établi au XVIIe siècle, à l’instar d’une coutume romaine dont avaient été témoins des artistes français ». Dorbec P., « L’exposition de la Jeunesse au XVIIIe siècle », Gazette des Beaux-Arts, janvier 1905, p. 458. Lire aussi : Bellier de La Chavignerie É., Notes pour servir à l’exposition de la Jeunesse qui avait lieu chaque année à Paris les jours de la grande et de la petite Fête-Dieu à la place Dauphine et sur le Pont-Neuf, Paris, Vve Jules Renouard, 1864.

[54] Cette tradition perdure jusqu’en 1793. Hillairet J., L’Ile de la Cité, Paris, Éd.d. de Minuit, 1969, p. 301.

[55] Le Mercure, juin 1722, p. 397.

[56] D’après un manuscrit contemporain cité sans références, des tableaux étaient prêtés spécialement par des amateurs. Mantz P., « Les expositions sous Louis XV », L’Artiste, mai 1857, p. 144. En juin 1725, Le Mercure de France décrit les tableaux exposés place Dauphine en évoquant « la facilité que les Curieux ont de communiquer ce qu’ils ont de plus rare dans leurs cabinets », p. 1399. Sur l’exposition de 1725, lire : Wildenstein G., Le Salon de 1725. Compte rendu par le Mercure de France de l’exposition faite au Salon carré du Louvre par l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1725, publié avec des notes et documents nouveaux sur les expositions de l’Académie pendant le XVIIIe siècle, Paris, Les Beaux-Arts, 1924.

[57] Mercure galant, octobre 1683, p. 302. Lire aussi : Mercure galant, juillet 1732, p. 1610.

[58] Selon Pierre-Jean-Baptiste Nougaret, les académiciens exposaient régulièrement place Dauphine avant de s’installer au palais du Louvre. Leprince N.-T., Nougaret P.-J.-B., Anecdotes des beaux-arts contenant tout ce que la peinture, la sculpture, la gravure, l’architecture, la littérature, la musique etc. et la vie des Artistes, offrent de plus curieux et de plus piquant, chez tous les Peuples du monde, depuis l’origine de ces différents Arts, jusqu’à nos jours, Paris, J.-F. Bastien, 1776, p. 317.

[59] Sur l’histoire des salons, voir : Mantz P., « Les expositions sous Louis XV », L’Artiste, mai 1857, p. 142-146; Lafenestre G., « Le salon et ses vicissitudes », Revue des deux mondes, 1er mai 1881, p.  104-135; Lenôtre G., Histoire anecdotique des salons de peinture depuis 1673, par Théodore Gosselin, Paris, É. Dentu, 1881 ; Marcel P., « Notes sur les 6 expositions du règne de Louis XIV », La chronique des arts et de la curiosité, janvier 1904, p. 10-13 et 19-20; Guiffrey J. (éd.), Collection des livrets des anciennes expositions depuis 1673 jusqu’en 1800, Nogent-le-Roi, J. Laget, Librairie des arts et métiers éditions, 1990-1991, 8 vol. ; Lemaire G.-G., Histoire du Salon de peinture, Paris, Klincksieck, 2004 ; Maingon C., Le Salon et ses artistes : une histoire des expositions du Roi Soleil aux artistes français, Paris, Hermann, 2009.

[60] Fournier É., Histoire du Pont Neuf, Paris, É. Dentu, 1862, t. I, p. 301. Les expositions de tableaux organisées au palais du Louvre de façon épisodique à partir de 1699, et plus régulièrement dès 1737, rendent désormais inutile pour les académiciens le recours au « marché en plein air » de la place Dauphine.

[61] Près de trente ans après la création de l’Académie, le corps académique regroupe 25 affiliés : douze membres fondateurs, les officiers appelés aussi les « anciens » (Charles Le Brun, Charles Errard, Sébastien Bourdon, Laurent de La Hyre, Jacques Sarrazin, Michel Corneille, François Perrier, Charles Beaubrun, Eustache Le Sueur, Juste d’Egmont, Gérard van Opstal et Simon Guillain), un directeur, un chancelier et onze académiciens (Louis du Guernier, Pieter van Mol, Louis Ferdinand Elle l’aîné, Louis Boullogne, Henri Mauperché, Louis Hans, Louis Testelin, Gérard Goswin (Gossin), Thomas Pinagier, Samuel Bernard et Gilbert de Sève). À cette assemblée s’adjoignent un protecteur et un vice-protecteur, quatre recteurs perpétuels et deux adjoints, deux huissiers, douze professeurs et huit adjoints, un trésorier, des conseillers et enfin, un secrétaire pour tenir les registres. Mercure galant, janvier 1682, p. 183-184.

[62] Pour les études portant sur l’Académie royale de peinture et de sculpture, lire : Guérin N., Description de l’Académie royale des Arts, de peinture et de sculpture, Paris, J. Collombat, 1715 ; Le Gentil de Paroy J.P.G., Précis historique de l’origine de l’Académie royale de peinture, sculpture et gravure, Paris, J. Gratiot, 1816 ; Montaiglon A. (de) (éd.), Mémoires pour servir à l’histoire de l’Académie royale de peinture et de sculpture, depuis 1648 jusqu’en 1664, Paris, P. Jannet, 1853 ; Vitet L., L’Académie royale de peinture et de sculpture : étude historique, Paris, Michel Lévy frères, 1861 ; Heinich N., Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique, Paris, Éd. de Minuit, 1993 ; Wine H., « Les peintres de l’Académie et leur famille », Dix-huitième siècle, n° 28, 1996, p. 483-513 ; Pevsner N., Les académies d’art, Paris, G. Monfort, 1999 ; Guichard C., « Arts libéraux et arts libres à Paris au XVIIIe siècle : peintres et sculpteurs entre corporation et Académie royale », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 49, n° 3, 2002, p. 54-68 ; Michel C., « Les premières années de l’Académie royale de peinture et de sculpture : une histoire toujours méconnue », Bulletin de la Société de l’histoire de l’Art Français, 2011, p. 9-23 ; Michel C., L’Académie royale de peinture et de sculpture (1648-1793). La naissance de l’école française, Genève, Droz, 2012.

[63] Mercure galant, janvier 1682, p. 609.

[64] Le terme, employé à la fin du XVIIe siècle, fait référence au corps académique.

[65] Jeandel A., Tableau de Paris : de ses mœurs, coutumes, rues, édifices, monuments, Paris, Ledoyen, 1854, p. 213.

[66]  [Anonyme], Notice historique sur le palais national et description des salles de l’exposition et des appartements intérieurs, Paris, Vinchon, 1850, p. 17.

[67] Mercure galant, septembre 1681, p. 361.

[68] Dix expositions sont orchestrées durant le règne de Louis XIV, dont six au palais Brion.

[69] Sentimens des plus habiles peintres du temps, sur la pratique de la peinture recueillis et mis en table par Henry Testelin, peintre du roy, professeur et secrétaire en l’académie royale de peinture et de sculpture, Paris, [s.n.], 1680. Cité par Fontaine A., « L’origine des salons », La Revue bleue, 1910, vol. 48, n° 1, p. 625-630.

[70] Notice historique sur le palais national et description des salles de l’exposition et des appartements intérieurs, Paris, Vinchon, 1850, p. 18.

[71] Guiffrey J., Comptes des bâtiments du roi sous le règne de Louis XIV, Paris, Imprimerie nationale, 1881.

[72] Cette disposition reprend celle des bustes et statues conservées dans la salle dite des antiques et rangées « sur des degrés en manière d’amphithéâtre. » Brice G., Description nouvelle de ce qu’il y a de plus remarquable dans la ville de Paris, Paris, Nicolas Legras, 1684, p. 64. Voir Gady A., Jacques Lemercier : architecte et ingénieur du roi, Paris, Éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 2005, p. 306.

[73] Lenôtre G., Histoire anecdotique des salons de peinture depuis 1673, par Théodore Gosselin, Paris, É. Dentu, 1881, p. 8.

[74] Guiffrey J., Comptes des bâtiments du roi sous le règne de Louis XIV, Paris, Imprimerie nationale, 1881, p. 550.

[75] Baudouin Yvart est chargé à la manufacture royale des Gobelins de la garde et conservation des tableaux, dessins et modèles dès le mois de novembre 1667. Vaillant V.-J., Deux peintres boulonnais Baudren Yvart (1610 ?-1690), Joseph Yvart (1649-1728), Boulogne-sur-Mer, Typ. Simonnaire, 1884, p. 41.

[76] Montaiglon A. (de), Le livret de l’exposition faite en 1673 dans la cour du Palais-Royal, Paris, J.-B. Dumoulin, 1852.

[77] L’idée est suggérée par André Fontaine dans « L’origine des salons », La Revue bleue, vol. 48, 1910, p. 627-628. Lire également la préface des Sentimens des plus habiles peintres du temps, sur la pratique de la peinture recueillis et mis en table par Henry Testelin, peintre du roy, professeur et secrétaire en l’académie royale de peinture et de sculpture, Paris, [s.n.], 1680.

[78] Sur l’exposition de 1683, lire : Szanto M., Le dessin ou la couleur ? Une exposition de peinture sous le règne de Louis XIV, Genève, Droz, 2008.

[79] Dans le livret de 1704, la description des tableaux et sculptures exposés dans la galerie du Louvre s’achève avec les « trois grands tableaux de M. Jouvenet qui ont chacun 20 pieds de long (soit environ 6,64 m), et qui sont exposés dans la Cour du Louvre, au pied de l’Escalier qui sert de sortie ». Liste des tableaux et des ouvrages de sculpture exposez dans la grande gallerie du Louvre, par Messieurs les peintres et sculpteurs de l’Académie royale, en la présente année 1704, Paris, J.-B. Coignard, 1704, p. 33. La Résurrection de Lazare, les Vendeurs chassés du temple et le Repas chez Simon sont tous les trois conservés de nos jours au musée du Louvre.

[80] Mercure galant, septembre 1699, p. 225.

[81] Lafenestre G., « Le salon et ses vicissitudes », Revue des Deux Mondes, vol. 45, 1881, p. 117-118.

[82] Montaiglon A. (de), Procès-verbaux de l’Académie royale de peinture et de sculpture, Paris, Charavay frères, 1881, t. II, p. 166.

[83] Ibid., p. 166.

[84] Dans le compte-rendu de séance du 26 avril 1687, les académiciens admettent que « ce seroit trop exposer l’honneur de l’Académie de faire de telles expositions et estalages ». Montaiglon A. (de), Procès-verbaux de l’Académie royale de peinture et de sculpture, Paris, Charavay frères, 1881, t. II, p. 351.

[85] Vitet L., Journal des savants, janvier 1857, p. 31.

[86] Pour l’étude de l’Académie de Saint-Luc, lire : Lacroix P., Peintres et graveurs. L’Académie de peinture, Paris, Firmin Didot, 1888 ; Guiffrey J., « La communauté des peintres et sculpteurs parisiens, dite académie de Saint-Luc (1391-1776) », Journal des savants, vol. 4, avril 1915, p.145-156 ; Guiffrey J., « Les expositions de l’Académie de Saint-Luc et leurs critiques (1751-1774) », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, 1910, p. 77-124.

[87]  Montaiglon A. (de), Procès-verbaux de l’Académie royale de peinture et de sculpture, Paris, Charavay frères, 1881, t. IV, p. 364-365.

[88] Tauziède-Espariat M., « Autour de Gabriel de Saint-Aubin. Les artistes actifs à Paris hors de l’Académie royale de peinture et sculpture », Henry C. (éd.), Une histoire des savoir-faire. Vol. 1 : Création et vie artistique à Paris du Grand Siècle à nos jours, actes des symposiums (Paris, Mairie du 11e arrondissement, 26 février et 8 juillet 2015, 3 mars et 5 juillet 2016), en ligne : https://mairie11.paris.fr/pages/parution-des-symposiums-d-histoire-de-l-art-de-la-mairie-du-11e-9988 (consulté en octobre 2023).

[89] Journal de Paris, rubrique « Arts », 13 avril 1787, p. 454-455.

[90] Livret de l’exposition de la Jeunesse chez le peintre-expert J.B. Lebrun en 1791, Paris, J. Schmit, 1907.

[91] Selon le décret du 27 août 1791, l’Assemblée nationale ordonne que tous les artistes, français ou étrangers, membres ou non de l’Académie de peinture et de sculpture, seraient admis à exposer leurs ouvrages dans la partie du Louvre destinée à cet objet.

[92] Ce terme est employé précisément par Louis-Sébastien Mercier dans son Tableau de Paris, t. XII, Amsterdam, [s.n.], 1788, p. 58.

 

Pour citer cet article : Christine Godfroy-Gallardo, "Les expositions de tableaux en plein air avant le Salon de 1737", exPosition, 13 novembre 2023, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles8/godfroy-gallardo-expositions-plein-air-avant-1737/%20. Consulté le 27 juillet 2024.

De la restitution à la réappropriation : Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui (Cotonou, 2022), une exposition inédite dans l’univers muséal béninois

par Opêoluwa Blandine Agbaka

 

Opêoluwa Blandine AGBAKA est enseignante-chercheure (Maître Assistant, CAMES) à l’Institut national des Métiers d’Art, d’Archéologie et de la Culture (INMAAC) de l’Université d’Abomey-Calavi au Bénin, également cheffe du Département des Arts visuels et du Patrimoine à l’INMAAC. Spécialisée en études patrimoniales, elle est titulaire d’un doctorat en histoire de l’art et archéologie obtenu en 2016 à l’Université libre de Bruxelles (ULB). Elle a publié une quinzaine d’articles scientifiques (seule et en collaboration).

 

Le 27 juillet 2016, le gouvernement béninois a introduit officiellement auprès du gouvernement français, une demande de restitution des biens culturels pillés par les troupes du Général Alfred Amédée Dodds en 1892, lors de la conquête du royaume du Danxomè. Cette démarche officielle du Bénin a été précédée par la demande de restitution formulée par la députée de Guyane, Christiane Taubira en 2005[1] et relancée en 2013 par le Conseil Représentatif des Associations noires (CRAN) qui avait lancé un appel à manifester devant le musée du Quai Branly[2].

Le rejet de cette demande, sous le principe de l’inaliénabilité des collections publiques[3], ouvre la voie à un long processus qui a connu un tournant favorable pour le Bénin à l’élection du Président français Emmanuel Macron en 2017. Ce dernier a confié à l’historienne de l’art Bénédicte Savoy et à l’écrivain Felwine Sarr la mission d’évaluer l’état des objets africains dans les collections publiques françaises, particulièrement ceux provenant d’acquisitions illicites. Leur rapport a recommandé la restitution des biens culturels africains.

La nouvelle dynamique insufflée dans l’univers culturel par la restitution de 26 objets au Bénin pourra être analysée avec des éléments plus probants d’ici quelques années, mais d’ores et déjà on peut souligner les grands bouleversements qu’augure l’exposition intitulée Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui : de la restitution à la révélation qui a permis en 2022 de présenter aux Béninois ces œuvres revenues après près de 129 années d’exil et de les intégrer par la même occasion au dynamisme de la création artistique contemporaine béninoise. Cinq mois durant, le Palais de la Présidence a ouvert ses portes aux Béninois pour les connecter au talent artistique des générations passées et celles actuelles. Des milliers de visiteurs sont venus de tout le territoire national, de la diaspora et de l’étranger, pour contempler ces œuvres parties et revenues, de même que celles qui ne sont jamais parties et qui résultent de la riche créativité des artistes béninois.

Le profil éclectique des visiteurs (personnalités publiques et privées, dignitaires traditionnels, groupes scolaires, universitaires, associations communautaires, organisations de la société civile, groupes politiques, enfants, jeunes, adultes[4], etc.) atteste l’envergure qu’a prise cette exposition dans un pays où ce type d’offre culturelle n’attire généralement pas les publics. Témoin d’une liesse populaire et d’une effervescence qui a montré l’intérêt des publics béninois pour l’offre muséal, l’exposition Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui offre l’opportunité de repenser l’univers culturel en général et le monde des musées en particulier au Bénin.

Entre restitution et réappropriation : la dynamique d’accueil des trésors royaux du Danxomè au Bénin

La date du 10 novembre 2021 peut être considérée comme marquant un virage important dans l’histoire culturelle du Bénin. Le retour des 26 objets royaux, pillés lors de la conquête du royaume du Danxomè par le Général français Amédée Dodds témoigne d’une volonté manifeste de l’ancienne puissance coloniale de faire des concessions sur le principe d’inaliénabilité du patrimoine français, du moins pour des biens dont le mode d’acquisition est douteux. La restitution n’est pas une problématique exclusivement liée aux préoccupations des pays africains dans leur position de colonisés[5]. Néanmoins, la question de la restitution dans le contexte des conquêtes coloniales en Afrique a une connotation particulièrement difficile, en ce sens qu’elle ravive les souvenirs d’un passé conflictuel et peu reluisant dans les relations Nord-Sud.

Les pillages qui ont suivi les campagnes de conquêtes coloniales, de même que les conditions de collecte de nombreux objets, notamment durant la Mission Dakar-Djibouti conduite par Marcel Griaule de 1931 à 1933, posent de plus en plus la question de l’éthique[6] dans l’acquisition des collections étrangères conservées dans les musées occidentaux[7]. La réticence des anciennes puissances coloniales à restituer des biens réclamés par leurs anciennes colonies repose également sur une appréciation négative de la capacité des institutions patrimoniales africaines à en assurer la conservation dans des conditions optimales[8]. Mais il faut souligner à juste titre que les problèmes de conservation ne se posent pas seulement dans les musées africains et que nul n’est à l’abri d’un incident pouvant mettre en danger la conservation des collections. En outre, la restitution de certains objets peut servir de levier pour amener les États à reconsidérer leur politique muséale et à améliorer le regard des populations africaines sur leur patrimoine[9].

Ce processus de restitution a été favorisé par l’engagement avéré du Président français, Emmanuel Macron, qui a annoncé sa volonté ferme de restituer aux anciennes colonies françaises des objets importants de leur patrimoine, lors de son discours à Ouagadougou le 28 novembre 2017. Cet engagement a commencé à prendre forme le 9 novembre 2021 avec la signature de l’acte de restitution de 26 objets au Bénin. Notre analyse ne se focalise pas sur le processus de restitution, mais sur ses retombées, plus ou moins immédiates, à travers l’exposition de 2022 Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui.

Le gouvernement béninois a voulu faire de cet événement exceptionnel une action nationale qui va au-delà de l’actuel plateau d’Abomey, considéré comme le cœur du royaume du Danxomè, ce qui lui vaut l’appellation de « cité historique ». Les autorités béninoises ont choisi d’inscrire ces objets dans une dynamique nationale qui dépasse les aspirations communautaires. La qualification de « Trésors » attribuée aux objets restitués les replace dans leur contexte d’origine lié à la royauté du Danxomè où les attributs des rois, de même que leurs représentations, possèdent une grande valeur spirituelle. La décision de rassembler tous les Béninois autour du retour de ces objets restitués marque une volonté d’étendre l’attachement qu’ils inspirent à tous les groupes socioculturels qui forment dorénavant une Nation[10]. Cette vision a permis de mobiliser les grandes communautés béninoises, du Sud au Nord et de l’Est à l’Ouest, dans les manifestations d’accueil. C’est ainsi qu’on a pu voir, dans le cortège officiel d’accueil des objets restitués, des marqueurs culturels phares de différentes régions du Bénin, comme les légendaires cavaliers bariba du royaume de Nikki au Nord du pays. Lors de la cérémonie officielle d’hommage à ces trésors restitués, une variété de danses, rythmes et chants traditionnels, tels que le Houngan du royaume du Danxomè, le Adjogandu royaume de Xogbonou, le Têkê du pays Baatonou, etc. se sont enchaînés dans les manifestations culturelles devant plus de 200 personnalités invitées au Jardin du Palais de la Présidence de la République à Cotonou. Au nombre des invités, on peut souligner, outre la présence des têtes couronnées, des présidents d’institutions, des députés de l’Assemblée nationale, des ministres et la participation, en tant qu’invités spéciaux, de Bénédicte Savoy et Felwine Sarr. Le rapport Savoy-Sarr ayant recommandé la restitution du patrimoine culturel africain a joué un rôle important dans le déclenchement du processus qui favorisé le retour définitif au Bénin de ces 26 objets.

L’envergure de l’événement était telle qu’il a été retransmis en direct sur la chaîne nationale de télévision ORTB pour favoriser une grande diffusion auprès des Béninois. La Présidence de la République a diffusé des photographies sur son site internet qui rendent compte de la diversité culturelle de cet accueil se voulant national.

Exposition Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui : la révélation d’une passerelle entre les générations

L’exposition intitulée Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui : de la restitution à la révélation a été conçue comme une exposition diptyque montrant deux volets de la création artistique béninoise. D’un côté, les 26 objets restitués (statues zoomorphes en bois, trônes, portes sculptées du palais du roi Glèlè, récades, habits des Agoodjié, femmes guerrières, etc.) représentent l’expression séculaire de l’art du royaume du Danxomè ; de l’autre, des créations contemporaines de plusieurs artistes béninois sélectionnés parmi ceux ayant déjà un parcours important, considérés comme des figures artistiques confirmées en fonction du rayonnement international de leurs œuvres, tels que Cyprien Tokoudagba, Ludovic Fadaïro, Dominique Zinkpè, etc. Toutefois, de jeunes artistes, comme Eric Mèdéda, Ishola Akpo, dont le travail émerge sur la scène artistique ont été associés à cette exposition pour améliorer leur visibilité.

En effet, les souverains du Danxomè (1620-1900) ont été de grands mécènes des arts et de la culture, octroyant un statut privilégié aux artistes au sein de la société en générale et de la cour royale en particulier[11]. Leur engagement et leur passion pour la création artistique ont traversé les générations et continuent d’alimenter l’imaginaire de nombreux artistes[12].

Parmi les œuvres restituées et exposées au palais de la Marina, toutes aussi impressionnantes les unes que les autres, il importe de souligner les plus emblématiques. Il s’agit par exemple des deux trônes appartenant respectivement au roi Ghézo (1818-1858) et Glèlè (1858-1889). Le roi Ghézo siégeait à des occasions exceptionnelles, comme la cérémonie d’Ato en hommage aux ancêtres de la royauté, sur son trône d’apparat, dont la partie centrale ajourée présente des agencements sculptés qui s’apparentent à un objet tressé. Le trône du roi Glèlè, constitué d’un assemblage de deux étages avec une partie supérieure incurvée pour accueillir un coussin, porte des décorations de formes géométriques. Symboles de pouvoir, ces trônes témoignent de la puissance du souverain lors de ses apparitions publiques.

Le Kataklè du roi Gbèhanzin (Béhanzin 1890-1894) se présente sous la forme d’un siège tripode[13]. Ce siège d’une valeur inestimable a une préséance sur tous les autres parce qu’il sert aux rituels d’intronisation du roi et des chefs[14]. Les quatre portes du palais royal, sculptées en bois polychrome avec des pigments et du métal, symbolisent également la puissance du royaume à travers les représentations des emblèmes de différents rois et des actes de guerres visant à montrer les exploits de l’armée du Danxomè. Les statues anthropozoomorphes des rois Glèlè et Gbèhanzin marquent la nature surhumaine attribuée aux rois qui incarnent une force surnaturelle dont l’image est représentée à travers des animaux considérés comme puissants tels que le lion, le requin, etc[15].

Ces œuvres qui témoignent du talent de ces artistes du XIXe siècle sont présentées à l’entrée de l’exposition dans une ambiance imposant le recueillement avec une dominance de la couleur noire et un éclairage discret.

La création artistique contemporaine est présentée à travers les œuvres de 34 artistes béninois, résidant au pays ou issus de la diaspora, présentées dans un espace plus lumineux pour offrir à la contemplation 106 œuvres réalisées avec des mediums et des techniques très variés, tels que la peinture, la sculpture, l’installation, l’art numérique etc.

L’exposition Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui a été présentée dans la salle de fête et du peuple de la Présidence sur un espace de 2300 m2. L’aménagement des horaires de visite, du jeudi au vendredi de 15h à 18h30 et du samedi au dimanche de 10h à 18h30, a permis de concilier les exigences habituelles liées aux activités du Palais de la Marina avec la nécessité d’ouvrir les salles de l’exposition aux publics. L’une des particularités de cette exposition dans l’univers culturel béninois est liée à son envergure et à l’importance des ressources mobilisées.

Des objets de pouvoir exposés dans un lieu de pouvoir : la symbolique du lieu de l’exposition

Le lieu d’exposition des objets restitués a une grande symbolique dans la conception de cette présentation aux publics. En effet, la plupart des objets étant des attributs royaux, ils véhiculent une expression de pouvoir qui correspond à leur premier lieu d’exposition en République du Bénin, c’est-à-dire le palais de la Marina à Cotonou, siège de la Présidence de la République. Au-delà des dispositions sécuritaires proposées, du message d’engagement politique en faveur de la valorisation du patrimoine culturel national au sommet de l’État, le choix de ce lieu renvoie à une tradition propre au royaume du Danxomè où le souverain offrait à ses sujets périodiquement la cérémonie de Gandaxi, dont la finalité était de démontrer son aptitude à nourrir, protéger et distraire son peuple. Cette cérémonie, qui pouvait durer six mois et s’étendait sur deux années consécutives, permettait aux populations de contempler durant plusieurs jours les richesses du royaume conservées au palais. Les manifestations fastueuses de cette exhibition nécessitaient de grands moyens que le roi devait réunir avant d’annoncer la tenue de la cérémonie. Le point culminant des manifestations était la procession marquée par la sortie du palais des grandes sculptures en bois ou métal représentant les différents cultes du royaume[16].

On peut donc rapprocher, d’une certaine manière, cette exposition fastueuse qui célèbre le retour de certains attributs royaux à cette manifestation traditionnelle du Gandaxi où le peuple avait accès au palais pour admirer les trésors royaux.

Par ailleurs, considérant l’habitude des Béninois à ne pas fréquenter les offres muséales, qui ne figure généralement pas comme une priorité dans leur hiérarchie des besoins, on pourrait postuler que la gratuité de l’accès à l’exposition a été un facteur favorable au nombre de visiteurs. L’impact de la gratuité est cependant à relativiser comme levier dans ce flux extraordinaire de visiteurs à l’exposition Art du Bénin. Le site de l’exposition situé au sein du Palais de la Présidence n’a pas laissé les Béninois indifférents. Ce lieu de pouvoir, habituellement fermé au public, s’est ouvert avec l’exposition et est devenu accessible temporairement à toute la population. Découvrir le Palais de la Marina et visiter les Trésors royaux du Danxomè ont été une stimulation suffisante pour susciter l’engouement des populations à l’égard de cette offre muséale.

Faire entrer l’art au Palais de la Marina a contribué à déclencher chez les Béninois une reconsidération progressive de la pratique artistique, qui a pendant longtemps été considérée dans sa pratique postcoloniale comme une activité marginale.

L’exposition Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui a permis de montrer aux Béninois le changement de paradigme envisagé pour les institutions muséales. En effet, l’institution du musée, héritée de la colonisation, a pendant longtemps été considérée comme un espace figé dans le temps où s’entassent les vieilleries qui suscitent la curiosité des touristes occidentaux. Il est dorénavant question de présenter les collections publiques dans des espaces remarquables, disposant des commodités nécessaires pour la conservation et l’exposition des collections.

Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui : une exposition au standard international face à des institutions muséales à la dérive

L’envergure qu’a pris cette exposition consacrée aux arts d’hier et d’aujourd’hui rompt en effet avec l’habitude du manque de moyens récurrent dans la mise en œuvre des offres muséales publiques au Bénin. Les musées publics sont souvent confrontés à des difficultés notoires pour bien entretenir leurs collections, leurs infrastructures, aussi bien l’immobilier que le mobilier, à un déficit alarmant de personnel qualifié et de soutien, à un manque important de ressources financières pour organiser des activités de monstration, etc[17]. Cette situation aboutit généralement à un impact des expositions très peu perceptible sur la population. En effet, les Béninois ont l’habitude de voir les musées publics comme des lieux de curiosité forgés pour les touristes étrangers. De plus la pauvreté de ces institutions patrimoniales les rend peu attrayantes à leurs yeux. La notion de « vieilleries » héritées du passé colle à leur image[18].

Les contraintes liées à la mise en exposition des collections de musée par manque de budget adéquat, de même que les déficits de communication et de médiation liés aux expositions montées dans ces musées publics avec le peu de moyens disponibles, n’ont pas vraiment contribué à améliorer leur visibilité dans l’univers culturel au Bénin. La non fréquentation des musées par les Béninois est souvent justifiée par le fait que cette institution héritée de la colonisation peine à s’intégrer dans les habitudes culturelles locales et que sa méconnaissance par la majorité de la population résulte de ses origines exogènes[19].

Il est certes important de souligner le rapport fonctionnel que les communautés béninoises entretiennent généralement avec leurs objets culturels qui, à l’origine, ne sont pas conçus à des fins de contemplation. La valeur esthétique de l’objet n’est souvent pas mise en avant, mais plutôt sa valeur usuelle. On peut donc comprendre que les Béninois ne perçoivent pas la nécessité d’aller voir au musée des objets sortis de leur contexte usuel. Si le masque Guêlêdê des communautés Nago Yoruba, par exemple, est présenté dans un musée pour sa valeur esthétique d’œuvre d’art, il devient très peu intéressant pour les Béninois qui préfèrent le voir lors de ses sorties, où il est présenté en mouvement accompagné de chants et danses. L’aspect vivant de ce masque qui intéresse les populations tend à s’estomper lorsqu’il est présenté dans un musée.

En effet, les musées béninois sont confrontés à une réelle question de reconfiguration pour satisfaire les aspirations des populations. Plus de 60 ans après les indépendances, qu’est-ce qui a été fait pour favoriser une intégration plus remarquable des musées dans les réalités culturelles béninoises ? On constate, dans la typologie des musées au Bénin, la prédominance toujours actuelle des musées ethnographiques, comme les musées Honmè, Alexandre Sènou Adandé à Porto-Novo, plein air de Parakou, hérités de la colonisation, et l’absence de musée public d’art contemporain, de musée des sciences et techniques, etc. De plus, la vétusté des mobiliers d’exposition et l’ancienneté des expositions marquent le discours peu reluisant et peu innovant de ces institutions patrimoniales[20].

Si en France le mouvement de la Nouvelle Muséologie, dans les années 1980, a favorisé une refondation de l’institution muséale qui se rapproche de plus en plus des préoccupations de la société avec l’avènement des musées de société, au Bénin, l’émancipation du modèle ethnographique peine à se concrétiser. En Afrique de l’Ouest, on remarque que les musées hérités de la colonisation évoluent vers un statut de musées nationaux pour mettre en scène la nation dans sa diversité culturelle[21]. La nécessaire réinvention du musée africain reste une problématique actuelle, non encore élucidée, au cœur des débats entre professionnels de la culture[22].

L’exposition Art du Bénin, d’hier et d’aujourd’hui a montré que la volonté politique est capitale dans la construction des offres culturelles, du moins au niveau national, dans un pays comme le Bénin, où l’État est au centre du dispositif de gestion des arts et de la culture. Depuis 2016, le Programme d’Action du Gouvernement a jeté les bases de grands projets muséaux avec le Musée des Rois et Amazones du Danxomè (MuRAD) – qui est prévu pour être érigé à Abomey sur la place des Agoodjiés (site des palais royaux) et dont l’ouverture est envisagée pour la fin de l’année 2024 –, le Musée international de la Mémoire de l’Esclavage (MIME) – qui résulte de la restauration, toujours en cours, de l’ancien Musée d’histoire de Ouidah –, le Musée Vodoun/Orishaen projet à Porto-Novo, le Musée d’Art contemporain à Cotonou, etc.

Ces projets muséaux, dont l’objectif est de redorer le blason de l’institution muséale publique au Bénin en érigeant des musées aux standards internationaux, aussi bien au niveau des infrastructures que des activités muséales, témoignent de l’intérêt que portent les autorités nationales à la reconfiguration de l’espace des musées au Bénin. La longue léthargie des musées publics béninois, qui sont restés pendant longtemps l’ombre d’eux-mêmes, semble se dissiper avec les grands projets muséaux lancés dans le cadre de la restitution des objets du royaume du Danxomè.

Toutefois, la focalisation des investissements sur quelques musées peut créer un écart important entre les musées nationaux et limiter la visibilité de ceux qui ne sont pas inclus dans ces grands projets. Par ailleurs, les impacts des musées sur l’écosystème économique local, particulièrement sur l’industrie touristique, favorisent leur perception par les autorités comme des leviers de développement économique. Même si les musées sont riches grâce à la valeur inestimable de leurs collections, l’importance des coûts de stockage, de restauration, de montage d’exposition ne leur permet pas de rentabiliser les investissements[23]. Le musée ne peut donc être considéré comme une entreprise culturelle à inclure dans une logique de rentabilité. La présentation des projets muséaux annoncés dans le cadre des objets restitués comme sources de richesses, mobilisateurs de capitaux[24] pour leur potentiel d’attraction touristique semble prédominer sur l’une des missions importantes de l’institution muséale qu’est l’éducation culturelle[25]. Par conséquent, la « manne financière[26] » projetée pour la plus-value qu’apporteront ces projets muséaux au tourisme culturel béninois devrait être nuancée afin de recentrer l’argumentaire sur la contribution des objets restitués dans la construction de l’identité nationale et par ricochet sur l’importance des musées dans la conservation et la valorisation de la mémoire collective.

Le montage de l’exposition-événement a nécessité la mobilisation de ressources énormes, suscitant au sein d’une partie des populations béninoises – qui ne sont pas épargnées par l’inflation galopante – une vive polémique[27], quant à la nécessité de cet investissement important pour la présentation de ces objets restitués.

On peut comprendre a priori la réaction de certains Béninois par rapport au budget de cette exposition temporaire estimé à deux milliards de FCFA parce qu’elle reste une action inédite dans l’univers muséal béninois. Si l’avènement en 2008 du milliard culturel annuel, octroyé par l’État pour soutenir les projets des artistes et des opérateurs culturels, a été salué par les différents acteurs, il n’est pas usuel au Bénin de mobiliser autant de ressources financières pour une seule activité culturelle. Le budget de l’exposition Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui rompt catégoriquement avec les maigres ressources auxquelles sont souvent confrontés les professionnels dans la mise en œuvre de leurs activités et marque un changement radical dans les possibilités de mobilisation de ressources pour les actions culturelles. Dans la même dynamique le ministre de la culture annonce, dans une interview accordée au journal Le Matinal, l’engagement avéré du gouvernement à investir plus de 700 milliards de FCFA, soit environ plus d’un milliard d’euros dans la valorisation du patrimoine culturel[28].

En effet, le passage du milliard de FCFA, destiné au financement annuel des projets culturels, à plus 700 milliards de FCFA, pour la valorisation du patrimoine culturel en cinq ans, sonne comme une réelle révolution dans un secteur où l’on a habitué les principaux acteurs à la misère, à la précarité et à ne pas oser lancer des actions de grande envergure, faute de moyens. Par ailleurs, cet investissement important a permis d’amorcer une revalorisation des métiers du patrimoine, très peu valorisés et méconnus dans la société béninoise. Toutefois, le budget de l’exposition Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui, que l’on pourrait considérer comme colossal pour une exposition dans le contexte béninois, peut s’expliquer par les ressources mobilisées pour son montage.

La scénographie de l’exposition a rivalisé avec ce qui se fait dans les grands musées occidentaux avec la mobilisation de compétences extérieures. Comme l’affirme un visiteur béninois de la diaspora, ébahi par la qualité de l’exposition, « on se croirait au Quai Branly[29] ». L’Agence française « Les Crayons », qui a été chargée d’assurer la scénographie de cette exposition, dont le commissariat a été porté par l’Agence nationale de Promotion des Patrimoines et du Tourisme (ANPT), a proposé une scénographie comparable à celle des grands musées occidentaux.

Le montage de cette exposition a montré qu’il est possible de mener des actions de grande envergure dans le secteur muséal au Bénin, mais il a également mis en exergue la nécessité de renforcer la formation dans les corps de métiers liés à la gestion et à la valorisation du patrimoine culturel. Pour éviter que cette grande exposition, qui a révélé le potentiel artistique et culturel du Bénin, ne reste un coup d’épée dans l’eau, il est capital de renforcer les offres de formation dans les métiers de conservateur du patrimoine, restaurateur, scénographe, médiateur culturel, gestionnaire de sites, régisseur de collections, etc. Les principaux métiers de la chaîne muséale et patrimoniale doivent faire l’objet de formations pour mettre à disposition des institutions muséales existantes, et celles en cours de construction et en projection, une main d’œuvre qualifiée, capable de continuer à offrir aux publics béninois des offres culturelles à la hauteur de leurs attentes.

Par ailleurs, le flux des visiteurs, estimé par le Directeur du programmes musées à ANPT à environ 190000 durant la première phase de cette exposition qui s’est déroulée du 20 février au 22 mai 2022, et près de 34000 visiteurs en 45 jours de réouverture à partir du 15 juillet 2022, durant la deuxième phase[30], témoigne du grand intérêt des populations pour une offre muséale au Bénin. En effet, la Fondation Zinsou avait déjà montré l’attachement des Béninois pour leur patrimoine en 2006 à travers l’exposition « Béhanzin – Roi d’Abomey » qui a connu un grand succès avec 275 000 visiteurs accueillis en trois mois d’exposition[31]. L’exposition Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui confirme donc l’intérêt des populations béninoises pour la qualité des offres muséales qui doivent inclure un important travail de médiation culturelle. Un accent particulier a été mis sur la médiation culturelle conçue en intégrant la variété des publics à travers le recrutement et la formation de guides pouvant s’exprimer dans plusieurs langues. Une attention particulière a été accordée aux jeunes publics avec l’organisation d’ateliers pédagogiques de 45 minutes environ pour les enfants dont l’âge varie de 4 à 14 ans[32].

Le retour des 26 trésors royaux reste un événement, pour la jeunesse béninoise en particulier. Cet attachement, que certains ont qualifié « d’euphorie[33] » du retour pour des populations que les différentes actions patrimoniales laissent généralement indifférentes, révèle également un potentiel de fréquentation des offres culturelles, si elles sont présentées de façon adéquate aux publics.

L’exposition Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui : au-delà de l’euphorie, quelles perspectives pour les offres muséales au Bénin ?

L’envergure de cette exposition qui a été portée au rang d’événement national permet de repenser les bases des offres culturelles en général, et celles muséales en particulier. L’un des changements majeurs qu’implique cet événement est la reconsidération des propositions muséales qui peuvent mobiliser des ressources financières et humaines importantes sans choquer l’opinion publique. La politique muséale au Bénin prend une nouvelle tournure avec une vision plus moderne des musées qui doivent se mettre aux normes des technologies de l’information et de la communication et s’adapter aux particularités des publics nationaux[34].

Le musée au Bénin ne doit plus rester dans son contexte ethnographique focalisé sur le passé. Il doit s’actualiser au rythme de la société et s’adapter aux aspirations des Béninois. Les nocturnes organisées dans le cadre de l’exposition Art du Bénin rassemblaient parfois plus de 5000 visiteurs d’après le directeur du programme Musée de l’ANPT[35]. Il est important d’insuffler une nouvelle dynamique dans les musées publics pour offrir aux publics une palette d’activités pouvant graviter autour des expositions. Les Béninois peuvent bénéficier à une échelle importante des offres muséales, mais pour les intéresser sérieusement il faudrait trouver les manières de les rendre attractives.

En effet, la restauration et la rénovation d’un certain nombre de musées sur des standards internationaux, de même que les projets de construction de nouveaux musées dans le même style marquent l’évolution de la politique muséale, mais il faut voir au-delà du contenant et mettre un accent particulier sur le contenu. Un musée, même s’il est installé dans des infrastructures imposantes, ne peut maintenir un lien sérieux avec ses publics qu’à travers la pertinence des activités présentées. La programmation culturelle doit être conçue pour répondre aux aspirations des publics nationaux. Il faudrait éviter de tomber dans le travers de l’érection d’un nouveau type de musées calqués sur des modèles dits « internationaux », mais complètement décontextualisés qui, in fine, resteront des lieux de curiosité pour les touristes étrangers.

Conclusion

L’exposition Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui, au-delà de la célébration nationale de la restitution des 26 trésors royaux, annonce un tournant dans la politique muséale au Bénin. Le succès de cette exposition auprès des Béninois témoigne du potentiel d’attractivité des offres muséales et de la disponibilité des populations à y adhérer. En effet, la restitution de ces biens culturels a permis de recentrer les débats sur la place des musées dans l’univers culturel national et de concevoir une nouvelle image des musées nationaux qui doivent dorénavant se construire sur des standards internationaux sans s’écarter de l’identité plurielle de la nation béninoise. Ils doivent s’ériger en lieux dynamiques permettant de montrer les mutations socioculturelles béninoises pour intéresser les jeunes et favoriser la construction de passerelles entre les générations.

Par ailleurs, la formation professionnelle des différents acteurs doit être activement soutenue pour renforcer et soutenir la mise en œuvre des différents projets. Une politique muséale nationale pérenne ne peut être forgée sur des expertises étrangères. La symbolique du pont entre les générations passées et celles d’aujourd’hui présentée par cette exposition ne peut servir de levier pour la redynamisation du secteur que si les différents acteurs réussissent le pari de susciter un intérêt permanent des Béninois à l’égard des activités muséales.

Notes

[1] Gignoux S., « La France doit-elle rendre au Bénin les trésors d’Abomey ? », La Croix, 15 août 2016, en ligne : https://www.la-croix.com/Culture/La-France-doit-elle-rendre-Benin-tresor-dAbomey-2016-08-15-1200782334 (consulté en août 2023).

[2] Houël A., « Le CRAN manifeste au Quai Branly pour la restitution des “biens mal acquis” », Le Journal des Arts, 12 décembre 2013, en ligne : https ://www.lejournaldesarts.fr/patrimoine/le-cran-manifeste-au-quai-branly-pour-la-restitution-des-biens-culturels-mal-acquis-120259 (consulté en août 2023).

[3] Agbenonci A., « Nos biens culturels ont une valeur spirituelle importante », Entretien avec Christophe Boisbouvier, rfi, 4 avril 2017, en ligne, https://www.rfi.fr/fr/emission/20170404-benin-france-restitution-oeuvres-agbenonci-ministre-affaires-etrangères (consulté en juillet 2023).

[4] Trésors Royaux du Bénin, en ligne, https ://tresorsroyaux.bj (consulté en mars 2023).

[5] Paquette J., Doris J., Agbaka O. B., « Les enjeux institutionnels des restitutions du patrimoine culturel en contexte fédéral : intergouvernementalisme et diplomatie culturelle en Suisse et au Canada », Pyramides, n° 30 bis, 2020, p. 71-92, en ligne : https ://journals.openedition.org/pyramides/1684 (consulté en février 2023).

[6] Murphy M., Tillier B, « Éthique et politique de la restitution des biens culturels à l’Afrique : les enjeux d’une polémique. Entretien avec Maureen Murphy », Sociétés et Représentations, n° 48, 2019-2, p. 257-270, en ligne :https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2019-2-page-257.htm (consulté en juillet 2023).

[7] Varine H. (de), « Éthique et patrimoine : la décolonisation de la muséologie », Les Nouvelles de l’ICOM, n° 3, 2005, en ligne : https://www.icom-musees.fr (consulté en juillet 2023). À propos de la mission Dakar Djibouti, voir aussi « Mission Dakar Djibouti [1931-1933] : contre-enquêtes », Musée du Quai Branly Jacques Chirac, en ligne : https://www.quaibranly.fr/fr/collections/provenances/mission-dakar-djibouti-1931-1933 (consulté en septembre 2023).

[8] Batjeni Soro K., « La restitution du patrimoine culturel africain, une chance à saisir », Nectart, n° 10, 2020-1, en ligne : https://www.cairn.info/revue-nectart-2020-1-page-138.htm (consulté en juillet 2023).

[9] El Hadji M. N., « Musée, colonisation, restitution », African Arts, vol. 52, n° 3, 2019, p. 1-6.

[10] « Les trésors royaux restitués par la France enfin exposés au public béninois », VOA, 20 février 2022, en ligne : https://www.voaafrique.com/a/6450579.html (consulté en août 2023).

[11] Beaujean G., L’art de cour d’Abomey. Le sens des objets, Dijon, Les Presses du Réel, 2019.

[12] Adandé C. J., « Questions sans réponse dans l’art de cour de l’ancien Danxomè », Journal des africanistes, t. 61, fasc. 2, 1991, p. 151-167.

[13] « Trésors royaux. De la colonisation aux restitutions », Expo. Art du Bénin d’hier et aujourd’hui, en ligne : https ://www.expoartbenin.bj/tresors-royaux/ (consulté en février 2023).

[14] Adandé C. J., « Questions sans réponse dans l’art de cour de l’ancien Danxomè », Journal des Africanistes, t. 61, fasc. 2, 1991, p. 151-167.

[15] Beaujean-Baltzer G, « Du trophée à l’œuvre : parcours de cinq artefacts du royaume d’Abomey », Gradhiva, n° 6, 2007, p. 70-85, en ligne : https://journals.openedition.org/gradhiva/987 (consulté en juillet 2023).

[16] Fonds audiovisuel de la maison du Tourisme d’Abomey : Djimassè G., « La fête du Gandaxi au rouyaume du Danxomè », Entretien avec Béhanzin Susuji, 16 juillet 2023.

[17] Effiboley P., « Les musées béninois : du musée ethnographique au musée d’histoire sociale », French Studies in Southern Africa, n° 44, 2015, p. 30-61.

[18] Sogan R., « Quelles politiques muséales pour l’Afrique ? L’exemple du Bénin », Mondes et cultures. Bulletin de l’Académie des Sciences d’Outre-mer (séances du 10 janvier au 20 novembre 2020, t. LXXX, n° 1-4, 2020, p. 362-369 ; Gaugue A., « Musées et colonisation en Afrique tropicale », Cahiers d’études africaines, vol. 39, n° 155-156, 1999, p. 728-745.

[19] Morand C., « La restitution des œuvres pillées pendant la colonisation n’est pas un long fleuve tranquille », Le Temps, 1er juin 2022, en ligne : https://www.letemps.ch/culture/arts/restitution-oeuvres-pillees-pendant-colonisation-nest-un-long-fleuve-tranquille (consulté en juillet 2023) ; Seiderer A., « Éros civilisateurs, modèle de transmission idéale dans les musées postcoloniaux au Bénin », Cahiers philosophiques, n° 124, 2011-1, p. 23-42, en ligne : https://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques1-2011-1-page-23.htm (consulté en septembre 2023).

[20] Effiboley P. E., « Les musées africains de la fin du XIXe siècle à nos jours : des apparats de la modernité occidentale », Afrika Zamani, n° 22 & 23, 2014-2015, p. 19-40.

[21] Bondaz J., « Politique des objets de musée en Afrique de l’Ouest », Anthropologie et Société, vol. 38, n° 3, 2014, p. 95-111, en ligne : https://www.erudit.org/fr/revues/as/2014-v38-n3-as01745/1029020ar/ (consulté en février 2023).

[22] Adandé C. E. J., « Le musée, un concept à réinventer en Afrique », Africultures, n° 70, juin 2007, p. 50-58, en ligne : https://africultures.com/le-musee-un-concept-a-reinventer-en-afrique-6739/ (consulté en septembre 2023).

[23] Vivant E., « Du musée-conservateur au musée-entrepreneur », Téoros. Revue de recherche en tourisme, n° 27-3, 2008, p. 43-52, en ligne : https ://journals.openedition.org/teoros/82 (consulté en août 2023).

[24] Fatchina E., « Restitution de biens culturels au Bénin : quel impact social sur le pays ? », Afro impact, 17 novembre 2021, en ligne : https://www.afro-impact.com/restitution-de-biens-culturels-au-benin-quel-impact-social-sur-le-pays-/ (consulté en août 2023).

[25] « L’ICOM approuve une nouvelle définition du musée », ICOM, 2022, en ligne : https://icom.museum/fr/news/licom-approuve-une-nouvelle-definition-de-musee/ (consulté en septembre 2023).

[26] Desmarais F., « Entre passé et avenir : le patrimoine culturel africain comme enjeu de développement », Nouvelles de l’ICOM, n° 2, 2012, p. 16-17.

[27] Meynial C., « Biens culturels mal acquis : Bénin, la bataille de l’art », Le Point, 31 juillet 2017, en ligne : https://www.lepoint.fr/culture/biens-culturels-mal-acquis-benin-la-bataille-de-l-art-31-07-2017-2147162_3.php (consulté en août 2023) ; Houngbadji C. S., « Le budget prévisionnel de l’expo “Art du Bénin d’hier à aujourd’hui” estimé à 2 milliards FCFA », Béninwebtv, 18 février 2022, en ligne : https://beninwebtv.com/le-budget-previsionnel-de-lexpo-art-du-benin-dhier-et-daujourdhui-estime-a-2-milliards-fcfa/ (consulté en août 2023).

[28] « Patrimoine et culture au Bénin : plus de 700 milliards à investir selon Abimbola », La Nouvelle Tribune, 23 mai 2022, en ligne : https ://lanouvelletribune.info/2022/05/patrimoine-et-culture-au-benin-plus-de-700-milliards-a-investir-selon-abimbola/ (consulté en août 2023).

[29] Akplogan J.-C., « Bénin : Patrice Talon inaugure l’exposition des œuvres restituées par la France », rfi, 19 février 2022, en ligne : https://www.rfi.fr/fr/afrique/20220219-b%C3%A9nin-patrice-talon-inaugure-l-exposition-des-%C5%93uvres-restitu%C3%A9es-par-la-france (consulté en août 2023).

[30] Godonou A., « Au Bénin, “l’exposition des trésors d’Abomey a été un surprenant succès populaire” », Entretien avec Pierre Firtion, rfi, 11 novembre 2022, en ligne : https://www.rfi.fr/fr/podcasts/invit%C3%A9-afrique/20221111-alain-godonou-en-2024-nous-devrions-avoir-de-nouveau-de-tr%C3%A8s-grandes-expositions-au-b%C3%A9nin (consulté en août 2023).

[31] « Béhanzin-Roi d’Abomey », Fondation Zinsou, 2006, en ligne : http ://fondationzinsou.org/portfolio_page/behanzin-roi-dabomey/ (consulté en août 2023).

[32] Ayaka S., « Exposition “Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui…” : une place spéciale pour les enfants », Matin Libre, 22 mars 2022, en ligne : https://matinlibre.com/2022/03/22/exposition-art-du-benin-dhier-et-daujourdhui-place-speciale-pour-les-enfants/ (consulté en septembre 2023).

[33] Fassinou V., « 1er Café de la Science de 2022 de l’IRD à l’Ifb : les enjeux sociaux, économiques… du retour des biens culturels du Bénin au cœur des débats. », La Presse du Jour, 14 avril 2022, en ligne : https://quotidienlapressedujour.com/1er-cafe-de-la-science-de-2022-de-lird-a-lifb-les-enjeux-sociaux-economiquesdu-retour-des-biens-culturels-du-benin-au-coeur-des-debats/ (consulté en août 2023).

[34] Sogan R., « Quelles politiques muséales pour l’Afrique ? L’exemple du Bénin », Mondes et cultures. Bulletin de l’Académie des Sciences d’Outre-mer (séances du 10 janvier au 20 novembre 2020, t. LXXX, n° 1-4, 2020, p. 362-369.

[35] Linkpon S., « Exposition Art du Bénin ou l’exposition de tous les records », ORTB, 8 avril 2022, en ligne : https://ortb.bj/a-la-une/exposition-art-du-benin-ou-lexposition-de-tous-les-records/ (consulté en août 2023).

 

Pour citer cet article : Opêoluwa Blandine Agbaka, "De la restitution à la réappropriation : Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui (Cotonou, 2022), une exposition inédite dans l’univers muséal béninois", exPosition, 13 novembre 2023, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles8/agbaka-restitution-reappropriation-art-benin/%20. Consulté le 27 juillet 2024.