Constituer et montrer les collections médiévales… d’hier à aujourd’hui – Introduction

par Sylvain Demarthe et Géraldine Mallet

 

— Sylvain Demarthe est maître de conférences en histoire de l’art médiéval à l’université Montpellier 3, rattaché au Centre d’Etudes Médiévales de Montpellier (CEMM – EA 4583). Il est membre du comité de rédaction de la revue exPosition. Ses recherches, ayant fait l’objet de plusieurs publications, portent principalement sur l’étude de l’architecture religieuse et de son décor sculpté –  l’évolution du roman au gothique, la production architecturale dans la sphère cistercienne ainsi que dans celle des hospitaliers de Saint-Antoine. Depuis 2015, il est membre du comité scientifique de Saint-Antoine-l’Abbaye au sein duquel il participe à la mise à jour des connaissances sur le site et sur l’ordre des antonins. À ce titre, collaborant avec le musée de Saint-Antoine-l’Abbaye, l’un des onze musées du Département de l’Isère, il a récemment pris part au commissariat de différentes expositions dont il a également co-dirigé les catalogues – De soie et d’ailleurs, une histoire à la croisée des chemins (2017) ; Vous avez dit mandragore ? Accueillir et soigner en Occident (2018) ; Chemins d’Étoiles. Reliques et pèlerinages au Moyen Âge(2019).

Géraldine Mallet est professeure d’histoire de l’art médiéval à l’université Paul-Valéry-Montpellier 3, membre du centre d’Études médiévales de Montpellier (CEMM EA 4583). Elle est également membre du comité scientifique de la revue exPosition. Avant d’enseigner, elle a été attachée de conservation au département des sculptures du musée national d’Art de Catalogne (MNAC), à Barcelone. Ses recherches, portant pour l’essentiel sur des collections lapidaires, l’ont amenée à s’intéresser à leur conservation et à leur exposition. Ainsi a-t-elle participé à plusieurs projets muséographiques (musée Languedocien et section médiévale du musée des Moulages à Montpellier, musée de l’Abbaye de Gellone à Saint-Guilhem-le-Désert, vestiges du cloître de la Rodona à l’Hospici d’Ille-sur-Têt dans les Pyrénées-Orientales). —

 

Le 11e numéro d’exPosition – faisant écho à d’autres contributions passées (n° 1, 3 et 4) – se penche sur les collections médiévales et leur(s) monstration(s), depuis les soubresauts de la conscience patrimoniale postrévolutionnaire jusqu’aux refontes de parcours muséaux, interrogeant, à l’aune de nos sociétés contemporaines, la présentation et la transmission d’œuvres, d’objets et d’artefacts variés, relevant en majeure partie d’un art religieux décontextualisé. Il s’enrichit également d’autres apports et points de vue, depuis les États-Unis et la Catalogne, et explore la réception de la culture byzantine – non occidentale – au sein des collections et expositions françaises depuis les trente dernières années. Les contributions, variées, montrent tout l’intérêt des scientifiques porté au legs du Moyen Âge qui, loin d’être poussiéreux aujourd’hui, s’avère au contraire plus que vivant et adaptable, en termes de muséographie, au XXIe siècle et à ses exigences.

C’est à Fanny Fouché que revient le soin d’ouvrir ce dossier avec un article intitulé « Le musée appropriateur. La Révolution française face au Moyen Âge, bris, débris et domestication du passé ». L’autrice y met en exergue la très grande complexité du regard porté sur l’héritage patrimonial médiéval – ici surtout l’orfèvrerie religieuse – en cette toute fin du XVIIIe siècle en France, tiraillé entre « fureur iconoclaste » et « conceptualisation de la conservation réfléchie », dont la muséification aux tenants non moins complexes constitue le mode opératoire et sert l’émergence de l’histoire de l’art. Au cours du XIXe siècle ensuite, la toute jeune discipline se développe entre autres par le biais d’un dialogue avec des espaces de monstration qui, comme ceux éphémères des différentes expositions universelles, reflètent « un regard attaché à la vie des formes ».

Dans l’article « Revivalisme, authenticité et éthique : les collections de “récupération” architecturale médiévale du début du XXe siècle aux États-Unis », Martha Easton apporte un regard critique sur les conditions d’acquisition – parfois douteuses – et la mise en scène des vestiges médiévaux – quelque peu ambigus quant à leur authenticité – exposés dans diverses institutions publiques et privées du pays. À travers des cloîtres, des portails, des fontaines et autres vestiges religieux ou constructions hybrides, tel Hammond Castle, installés de manière à créer une « atmosphère médiévale », les riches collectionneurs cherchaient une forme de légitimité voire de dignité. Comme Elsa Guyot l’a démontré dans sa thèse de doctorat pour le Québec (Les représentations du Moyen Âge au Québec à travers les discours muséaux (1944-2014) : pour une histoire du goût, du collectionnement et de la mise en exposition de l’art médiéval au Québec, 2015), le récit porté par ces « objets tangibles du Moyen Âge qui, contre toute attente, survivent encore dans le présent » a évolué, de nos jours réduit à un plaisant voyage dans le passé.

Le cas des peintures murales catalanes comme celui de la Porte d’Estagel font écho à l’appétence des collectionneurs américains pour les œuvres médiévales du vieux continent. La politique de dépose des fresques romanes initiée à la fin des années 1910, évoquée dans l’article d’Immaculada Lorés Otzet « Exposer l’art roman en Catalogne entre 1900 et 1934 : présentations muséographiques et objectifs », répondait à une volonté politique, à défaut de loi, de contrer leur acquisition par des antiquaires dans le but d’alimenter le marché de l’art international, essentiellement outre-Atlantique. Ce ne fut pas sans conséquence sur les besoins en espace pour les exposer au sein des musées catalans, d’autant plus que la plupart provenait d’absides nécessitant des structures appropriées. Face au « danger américain », Iñigo Salto Santamaría relate et développe le destin quasi rocambolesque de la Porte d’Estagel dans « Action, réaction, exposition : la Porte d’Estagel dans les murs du Louvre ». Il est assez cocasse de découvrir qu’en 1932, pour éviter une très éventuelle exportation de ladite porte, les responsables du Louvre eurent une réaction centralisatrice et nationaliste, en l’achetant à prix d’or tout en faisant appel à un architecte étroitement lié aux États-Unis et certainement inspiré par les aménagements muséographiques réalisés ou en cours de réalisation, comme celui des Cloisters à New York.

En amont de l’ouverture du département des Arts de Byzance et des Chrétientés en Orient (DABCO) du Louvre, prévue en 2027, Marc Verdure propose quant à lui une rétrospective des « Approches muséales de Byzance en France », à partir de collections permanentes ou d’expositions temporaires, depuis les années 1990. Entre orientalisme fantasmé dont découle l’« attrait pour la préciosité et les trésors », notion d’empire et place de l’icône, l’auteur y retrace les grandes tendances de la réception culturelle d’un vaste territoire politico-religieux, aux frontières mouvantes et formant mosaïque, tantôt convoitant, tantôt convoité. Comparant les démarches françaises avec celles de l’Allemagne et des États-Unis, Marc Verdure mène le lecteur vers le « renouvellement de la réflexion scientifique autour de Byzance » dont le DABCO est censé se faire l’écho. Il serait ici intéressant de compléter ces observations en conduisant des investigations similaires pour la civilisation arabo-musulmane, par exemple à partir de la collection médiévale du musée des Beaux-Arts de Lyon ou celle du département des Arts de l’Islam du Louvre – ouvert en 2003 – et d’expositions temporaires, parmi tant d’autres l’Exposition des arts musulmans (musée des Arts décoratifs, 1903), Arts de l’Islam : un passé pour un présent (Louvre et plusieurs autres sites en France, 2021-2022) ou, pour une des plus récentes, Mamlouks 1250-1517 (Louvre, 2025).

Les questions de monstration et de médiation, liées à des contextes mouvants (politiques, intellectuels, religieux) et des appréciations sur les objets évoluant depuis le XIXe siècle, trouvent leur aboutissement – provisoire si l’on pense aux générations futures – dans la refonte de parcours muséographiques contemporains, à l’image de l’ambitieux projet entrepris par le musée de Cluny – musée national du Moyen Âge de 2020 à 2022. Dans ce cadre, Sophie Dutheillet de Lamothe et Sophie Loock proposent un article intitulé « Revoir le Moyen Âge, questionner l’histoire de l’art. Le réaménagement du département médiéval du Palais des Beaux-Arts de Lille », dans lequel elles exposent les choix qui ont présidé à la nouvelle monstration des collections d’œuvres et objets médiévaux, tenant compte de « la déchristianisation des sociétés occidentales et l’absence de culture religieuse de bien des visiteurs ». Cette nouvelle muséographie, émanant d’un travail approfondi sur l’espace, propose ainsi un récit plus global de l’histoire de l’art médiéval, « à travers des objets modestes et prestigieux », tantôt axé sur le style, tantôt sur la matérialité et la technique ou encore l’anthropologie. Camille Broucke, avec l’article « Entre archéologie et collectionnisme : les collections médiévales dans le nouveau parcours permanent du musée Dobrée à Nantes », se penche, quant à elle, sur la mise en exposition d’un fonds éclectique « couvr[a]nt une chronologie ample, des temps mérovingiens dans la région nantaise aux arts décoratifs européens du début du XVIe siècle ». Le parcours, réouvert en 2024 et fondé sur « la mise en valeur de points forts de la collection », estompe sciemment la chronologie et développe un discours pluriel, des origines et fonctions de tels ou tels œuvres ou objets au collectionnisme. La part belle est faite à la médiation qui, au-delà des traditionnels cartels et textes de salle, déploie des dispositifs numériques permettant, pour certains, de « vivre » le Moyen Âge.

Pour citer cet article : Sylvain Demarthe et Géraldine Mallet, "Constituer et montrer les collections médiévales… d’hier à aujourd’hui – Introduction", exPosition, 8 décembre 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles11/demarthe-mallet-introduction/%20. Consulté le 18 décembre 2025.

11/2025 – Montrer les collections médiévales

Numéro dirigé par Sylvain Demarthe et Géraldine Mallet

– Sylvain Demarthe et Géraldine Mallet, Constituer et montrer les collections médiévales… d’hier à aujourd’hui – Introduction

– Fanny Fouché, Le musée appropriateur. La Révolution française face au Moyen Âge, bris, débris et domestication du passé

– Martha Easton, Revivalisme, authenticité et éthique : les collections de « récupération » architecturale médiévale du début du XXe siècle aux États-Unis

– Immaculada Lorés Otzet, Exposer l’art roman en Catalogne entre 1900 et 1934 : présentations muséographiques et objectifs

– Iñigo Salto Santamaría, Action, réaction, exposition : la Porte d’Estagel dans les murs du Louvre

– Marc Verdure, Approches muséales de Byzance en France

– Sophie Dutheillet de Lamothe et Sophie Loock, Revoir le Moyen Âge, questionner l’histoire de l’art. Le réaménagement du département médiéval du Palais des Beaux-Arts de Lille

– Camille Broucke, Entre archéologie et collectionnisme : les collections médiévales dans le nouveau parcours permanent du musée Dobrée à Nantes

Entre archéologie et collectionnisme : les collections médiévales dans le nouveau parcours permanent du musée Dobrée à Nantes

par Camille Broucke

 

Formée à l’université de la Sorbonne en histoire et en histoire de l’art médiéval, à Sciences Po Paris et à l’Institut National du Patrimoine, Camille Broucke est conservatrice du patrimoine depuis 2011.  Après plusieurs expériences au sein de musées territoriaux, nationaux et américains, elle commence sa carrière en tant que conservatrice territoriale titulaire au Centre national du costume et de la scène à Moulins (03). Elle a ensuite travaillé presque 10 ans comme cheffe du service Conservation de Grand Patrimoine de Loire-Atlantique (44) et chargée des collections médiévales du musée Dobrée à Nantes, dont elle a notamment assuré le pilotage scientifique du projet de rénovation.  En septembre 2023, elle a pris la direction du Musée Unterlinden à Colmar (68) où elle assure également la responsabilité du service de la Conservation et des collections d’art ancien.

 

La réouverture du musée Dobrée en mai 2024, après treize années de fermeture, permet de présenter à nouveau aux publics une large sélection d’œuvres médiévales. Ces dernières couvrent une chronologie ample, des temps mérovingiens dans la région nantaise aux arts décoratifs européens du début du XVIe siècle, avec, au centre, un objet pivot, la pièce peut-être la plus emblématique du musée : le cardiotaphe d’Anne de Bretagne. Elles présentent en outre une grande diversité typologique, caractéristique qu’elles partagent avec l’ensemble de la collection. De ce fait, leur exposition permanente, au sein de cinq salles d’un bâtiment ancien (Fig. 1)[1] et d’un parcours chrono-thématique bien plus large, représentait certes un défi logistique et scénographique ; mais surtout, en adéquation avec les préoccupations d’un musée du XXIe siècle, un enjeu de médiation, de muséographie – c’est-à-dire de sélection et de mise en discours des œuvres – et d’accessibilité esthétique, intellectuelle et émotionnelle à tous les publics.  

Fig. 1 : Plan du domaine muséal Dobrée © Opixido

 

Les collections médiévales : histoire et panorama

Deux démarches différentes sont à l’origine de la constitution des collections médiévales du musée : d’une part des collectes sur le territoire de Nantes et de ses environs, réalisées par la Société archéologique et historique de Nantes et de Loire-Inférieure[2] ; d’autre part des dons et legs de collectionneurs, au premier rang desquels figure Thomas Dobrée fils[3]. Le profil des collections reflète cette double origine : elles présentent des œuvres produites et/ou collectées localement, au côté de pièces de collection sans rapport direct avec l’histoire du territoire nantais, si ce n’est la personnalité qui les a collectionnées. Allant de la pièce monumentale architectonique au bijou, comprenant des chefs-d’œuvre de la sculpture et très peu de peinture[4], elles couvrent certes une vaste période chronologique, du Ve siècle au XVIe siècle, mais ni de manière continue, ni avec la même qualité : leurs points forts sont les objets et décors mérovingiens issus du territoire, l’orfèvrerie, particulièrement émaillée, du XIIIe siècle, et les arts de la fin du Moyen Âge (XVe et XVIe siècles) [5].

La Société archéologique et historique de Nantes et de Loire-Inférieure est fondée en 1845. Les sociétaires contribuent à écrire l’histoire locale en dépouillant les archives et s’attachent à recueillir les traces du passé : ils surveillent les terrassements, les destructions ou reconstructions d’édifices civils et religieux[6], mènent certaines fouilles[7] et, dès 1849, ouvrent au public un musée d’archéologie. Très vite, la Société archéologique ne peut plus faire face financièrement à l’entretien du bâtiment et des collections, qui s’accroissent rapidement au gré des fouilles, sauvetages et dons de particuliers : en 1860, elle fait don du musée et de ses collections au Département de Loire-Inférieure. L’enrichissement des collections médiévales ne s’interrompt pas. Le musée reçoit dans les années 1870-1880 des éléments lapidaires mérovingiens et romans provenant de la cathédrale de Nantes, dont les parties orientales sont alors en cours de destruction pour être remplacées dans un style néo-gothique. Il conserve également des objets d’art médiévaux, comme, entre autres, les gémellions en émaux de Limoges provenant de l’église de Bouée[8], ou encore les bijoux[9], pyxide[10] et objets liturgiques[11] de la collection du premier conservateur du musée Fortuné Parenteau, léguée au musée en 1882. Pitre de Lisle du Dreneuc, successeur de Parenteau, obtient en 1886 le dépôt de l’écrin du cœur d’Anne de Bretagne au musée archéologique.

La collection de Thomas Dobrée fils est léguée au Département en 1894, avec la parcelle et les bâtiments qui forment l’actuel musée. Elle rassemble plus de 10000 objets d’art du XIIe au XIXe siècle[12] et compte des œuvres médiévales insignes : orfèvrerie, peintures, manuscrits, incunables. Dobrée se distingue très tôt par l’attention bibliophilique complète qu’il porte aux livres anciens, s’intéressant non seulement aux illustrations et à la reliure, mais également au texte, à l’écriture ou la typographie et à la provenance de l’ouvrage[13]. Les objets viennent rejoindre les livres et les estampes à partir des ventes Soltykoff (1861) et Germeau (1868). Mais, faute d’archives, les circonstances de l’acquisition d’autres pièces majeures, comme le Triptyque de la Sainte Parenté[14], voire leur attribution même à la collection Dobrée, dans le cas d’un retable complet en albâtre de Nottingham[15], restent sujettes à caution. La vente Soltykoff revêt une importance particulière pour Dobrée. Il y fait l’acquisition d’une staurothèque mosane du XIIe siècle[16], de la monumentale châsse limousine de saint Calmin (vers 1225)[17] et d’un aquamanile de la fin du XIVe siècle ou du début du XVe siècle représentant Phyllis chevauchant Aristote[18]. On a noté la concomitance entre ses achats en avril 1861 et la naissance du projet d’une nouvelle demeure pour y abriter à la fois ses appartements et ses collections[19]. En 1861, Dobrée fait l’acquisition du domaine des Irlandais, situé à l’ouest de Nantes, où se situe le manoir de la Touche, ancien logis épiscopal du XVe siècle. Il remanie largement ce dernier et en détruit les dépendances pour faire construire ex nihilo un nouveau bâtiment, le manoir médiéval ne suffisant pas à son projet. Le chantier, qui débute en 1863, s’éternise et, à la mort de son épouse en 1889, Thomas Dobrée prend probablement conscience qu’il n’habitera jamais cette construction : quand il lègue ses collections et sa propriété des Irlandais au Département un an avant sa mort, l’idée d’y installer un musée s’est affirmée dans son esprit[20]. Les collections du musée archéologique sont installées au rez-de-chaussée de la nouvelle construction en 1896-1897[21] ; leur conservateur devient également celui du musée Dobrée. Les deux institutions ne sont officiellement réunies qu’en 1935, avec la fusion de leurs commissions administratives respectives.

Dans la première moitié du XXe siècle, l’enrichissement des collections médiévales reste ponctuel et surtout tributaire de dons et legs qui contiennent quelques pièces médiévales, comme celui de la collection d’Albert Vigneron-Jousselandière (1874-1927)[22]. Une nouvelle dynamique s’enclenche à partir de l’arrivée de Paul Thoby (1886-1969)[23] comme conservateur en 1951. Thoby collectionne depuis les années 1920 des objets d’art ancien et religieux, tout particulièrement médiévaux et il dispose d’une bonne connaissance du marché de l’art médiéval à Nantes et à Paris. À la tête du musée dont il assure l’intérim de direction entre 1953 et 1955, puis la direction jusqu’en 1960, il réalise l’acquisition de quelques pièces médiévales[24] pour lesquelles il obtient un budget exceptionnel. Surtout, Thoby lègue à son tour en 1969 au musée, avec sa bibliothèque, ses archives et sa documentation photographique, 287 objets de sa collection, dont plusieurs dizaines d’œuvres médiévales (sculptures, orfèvrerie, textiles, vitrail). Parmi ces dernières, l’ensemble de ses ivoires, dont les 19 pièces médiévales forment encore aujourd’hui la majorité des 27 ivoires médiévaux du musée.

Ce sont ensuite surtout les années 1980 et 1990 qui voient un nombre relativement important d’achats d’œuvres médiévales, grâce notamment à la création d’un deuxième poste de conservateur à partir du milieu des années 1970, puis d’un troisième à la fin des années 1980, occupé à plusieurs reprises par un ou une médiéviste. Entre 1978 et 2024, 21 œuvres médiévales ont été acquises à titre onéreux pour le musée[25].

Du Projet Scientifique et Culturel à la mise en œuvre d’un véritable système muséographique

Préalables indispensables à la conception d’un nouveau parcours permanent, le Projet Scientifique et Culturel (PSC)[26] et le programme muséographique sont le résultat de réflexions et d’échanges entre les équipes de conservation et celles du service des publics. Ils définissent le cadre conceptuel et discursif de l’exposition permanente des collections.

Du fait de sa double origine et de l’éclectisme de ses collections, le musée Dobrée a eu pendant longtemps de grandes difficultés à se définir : musée d’archéologie ? d’histoire ? d’arts décoratifs ? musée local ou universel ? etc.  Dans le cadre du nouveau projet de rénovation lancé en 2015[27], le parti est rapidement pris d’embrasser pleinement la diversité des collections, d’en faire la caractéristique principale de l’identité du musée et d’en rendre compte dans sa nouvelle exposition permanente. Ainsi, le PSC de 2021 définit le musée Dobrée comme un musée de collectionneurs à l’esprit des lieux unique, dont les collections éclectiques, couvrant 5000 siècles et cinq continents, suscitent et répondent aux curiosités les plus diverses. Le musée conserve, présente et valorise des objets collectés et collectionnés sur le territoire par des personnalités avec une forte implantation locale. Il se situe dans un lieu qui participe lui-même de la collection puisque légué en même temps qu’une partie remarquable et fondatrice de celle-ci. Sa mission fondamentale est de solliciter et de développer chez tous les citoyens la compétence de curiosité, entendue comme un facteur de sociabilité puisqu’elle prépare à rencontrer et accepter, voire à désirer et rechercher la différence, l’inconnu ou la nouveauté[28]. Dans la manière de présenter ses collections, le musée Dobrée permet aux visiteurs de rentrer en relation avec la(les) matérialité(s), l’(les) identité(s) et l’(les) histoire(s) particulière(s) de chaque objet. L’accessibilité des collections, physique, intellectuelle, émotionnelle et sensorielle, constitue une condition sine qua non de ce processus. La mise en œuvre de cette exigence passe par l’offre d’une multiplicité d’approches de la collection muséale, afin de répondre aux différents modes d’appréhension possibles de ses publics, sans discrimination et de manière inclusive. Il est admis et revendiqué qu’il n’y a pas de mauvaise question, de mauvaise raison, ni de mauvaise motivation pour aller vers un objet ou une œuvre, et qu’il y a de nombreuses manières différentes d’établir un lien avec eux.

Le programme muséographique est quant à lui l’intermédiaire opérationnel entre les principes et approches stratégiques définies dans le PSC et le travail concret du scénographe.

L’objectif du programme muséographique est d’abord de rendre compte du choix des collections exposées, de leur mise en discours et des manières de transmettre ce discours à l’ensemble des publics (enfants, adultes, familles, néophytes ou amateurs etc.).

Celui du musée Dobrée est fondé sur cinq principes émanant directement du PSC :

– la présentation des collections dans toute leur diversité, sans nier leur éclectisme ;

– la mise en valeur de l’objet sous tous ses aspects (historique, technique, fonctionnel, esthétique, iconographique etc.) ;

– un discours clair et construit mais suffisamment général pour permettre une grande liberté d’une part dans les modes de valorisation des collections permanentes, d’autre part dans les manières (intellectuelle, narrative, sensible, technique, expérimentale etc.) dont les publics peuvent aborder les collections, en accueillant la pluralité des regards ;

– l’importance du facteur humain (commanditaires, artistes, collectionneurs) comme porte d’entrée des publics vers la culture matérielle ;

– la présence tout au long du parcours de l’approche par l’histoire contemporaine des collections et des collectionneurs (XIXe et XXe siècles)[29].

Une première étape est la sélection des œuvres à exposer de manière permanente. Celle des collections médiévales repose sur plusieurs critères. Tout d’abord, les collections médiévales sont presque les seules à être réparties de manière quasi égale entre les deux catégories anciennement définies des collections considérées comme « archéologiques » et celles dites de « collectionneurs ». Ces catégories n’ont pas constitué un critère de sélection[30]. Au contraire, il était important de montrer combien les collections médiévales, plus que les autres, témoignent de la double origine du musée. C’est à leur niveau et plus particulièrement à celui des ensembles du second Moyen Âge que s’accomplit le passage entre œuvres et objets produits et/ou collectés sur le territoire et pièces issues de collections particulières et sans lien avec le territoire si ce n’est la personnalité qui les a collectionnées.

Par ailleurs, la présentation d’œuvres incontournables, attendues du public et des chercheurs, était indispensable : les collections médiévales ont toujours eu une place de choix au sein du musée Dobrée et il était difficilement concevable d’en présenter moins après sa réouverture qu’avant sa fermeture ; il s’agissait également d’inclure quelques œuvres inédites, récemment acquises, redécouvertes au moment du récolement ou nouvellement restaurées.

En outre, la mise en valeur des points forts de la collection a également guidé la sélection : œuvres et objets mérovingiens, traces de l’occupation viking de l’estuaire de la Loire, vestiges de la Nantes médiévale, orfèvrerie, ivoires et sculptures du second Moyen Âge.

Il a enfin été décidé de positionner certains ensembles en dehors des salles médiévales proprement dites. Ainsi, les collections numismatiques et d’armement ont été réservées au cabinet numismatique et à la salle Rochebrune[31], situés plus loin dans le parcours au sein d’une succession de salles dédiées au collectionnisme ; les manuscrits, dont l’exposition ne peut être que temporaire pour des raisons de conservation, feront partie des présentations éphémères du cabinet d’arts graphiques.

Le programme muséographique a surtout permis de définir de plus en plus précisément, au fil de ses différentes versions et de ses évolutions en lien avec le travail avec l’équipe de scénographie[32], un véritable système de dispositifs de médiation. Celui-ci se décline à l’échelle de l’ensemble du musée : graphisme et textes, stations expérimentales[33], tables sensorielles[34], multimédias techniques[35] et multimédias spécifiques[36]. Il n’a pas été construit a priori : il est le résultat de besoins exprimés par les chargé·e·s de collections et de médiation pour concrétiser les discours autour des collections et répondre à l’exigence d’accessibilité. C’est véritablement une approche systémique qui guide la définition de la forme et des contenus propres à chaque dispositif : ils sont conçus les uns par rapport aux autres au sein d’une même section du parcours et à l’échelle du parcours dans son entier. Il importe en effet que le visiteur puisse, après quelques salles, comprendre le fonctionnement et les différentes composantes du système muséographique, afin d’identifier rapidement le type de dispositif proposé et la nature du contenu associé.  Ce système est également fondé sur un principe d’inclusivité : cela signifie que ses dispositifs sont pensés pour tous les publics[37] et cherchent à favoriser autant que possible le partage d’une expérience commune ; les différents publics ne sont pas traités séparément. La facilité et le plaisir dans l’accès aux contenus sont également déterminants. Ainsi, pour tenir compte de la fatigabilité du visiteur, le calibrage des textes a été limité et leur construction très étudiée : en mettant l’information principale à retenir au début et dans un paragraphe isolé, notamment, ou encore en adaptant le niveau de langage à celui d’un collégien de 4e. Une charte éditoriale spécifique au musée a été élaborée à cette fin et pour répondre à un objectif d’harmonisation des textes à l’échelle du musée[38]. Par ailleurs, chaque type de dispositif a fait l’objet de tests et consultations pour qu’il réponde le plus exactement possible aux attentes et besoins des publics auxquels il était prioritairement destiné. Les titres des espaces et les textes de salle ont ainsi été questionnés et travaillés avec des collégiens et des testeurs adultes pour affiner le niveau de langage, la charte éditoriale, la pertinence des approches choisies et la nature et la place des illustrations. Plusieurs ateliers avec l’institut Ocens[39] ont permis de faire évoluer les tables sensorielles : par exemple, le choix de travailler avec de vrais matériaux a été confirmé car cela intensifie la charge émotionnelle et la force narrative de l’objet sous les mains.

Considérons comment ce système muséographique est mis en œuvre dans la présentation des éléments lapidaires et en bois provenant d’édifices religieux et civils nantais du second Moyen Âge (Fig. 2)[40].

 

Fig. 2 (a et b) : Vues de la salle 13 © L. Preud’homme / Musée Dobrée – Département de Loire-Atlantique ; © Ateliers Adeline Rispal

Ces éléments sont regroupés et présentés par édifice de provenance. La priorité est mise sur la recontextualisation architecturale et historique de ces vestiges afin de s’inscrire dans la continuité du discours développé sur les œuvres et objets produits et retrouvés sur le territoire depuis le Paléolithique. Les outils graphiques (texte de salle et cartels) insistent ainsi surtout sur la provenance architecturale et le contexte de la collecte des éléments présentés, et définissent et explicitent leur fonction architectonique ou décorative au sein de leur édifice d’origine. Ils comportent, aux côtés des contenus textuels, une carte de localisation et des reproductions d’iconographies anciennes des bâtiments dont proviennent les œuvres et qui ont, dans leur grande majorité, été détruits ou largement modifiés dans la seconde moitié du XIXe siècle. Les autres dispositifs de médiation fonctionnent selon un principe de redondance – transmettre le même contenu de manière différente – et d’approfondissement[41]. Deux multimédias spécifiques complètent ces contenus graphiques : l’un retrace sous la forme d’une animation sans interactivité mais au ton décalé Breizh of thrones l’histoire du duché de Bretagne. L’autre, interactif, permet, à partir d’une visualisation 3D des salles concernées ou d’une carte de Nantes à la fin du Moyen Âge, selon la préférence de l’utilisateur·trice, d’accéder à des informations complémentaires sur les édifices dont proviennent les éléments exposés (vues anciennes supplémentaires avec détails commentés, notice explicative développée) et les vestiges exposés eux-mêmes (contenus complémentaires sur l’iconographie et le style). La richesse et la profondeur des contenus de ce dernier dispositif le rapprochent d’une base de données, mais son interface rend sa consultation aisée et agréable et ne donne pas l’impression de consulter ce type d’outil. Une station expérimentale est aussi proposée (Fig. 3). Elle positionne l’utilisateur·trice en maître·sse d’œuvre : elle permet de construire deux types de voûtement et de comprendre ainsi la fonction structurelle des chapiteaux romans et poutres sablières de la fin du Moyen Âge présentés dans la même salle.

Fig. 3 : Station expérimentale Deviens bâtisseur ! © H. Neveu-Dérotrie / Musée Dobrée – Département de Loire-Atlantique ; © Tactile Studio

Les collections médiévales dans le nouveau parcours permanent du musée Dobrée

Le parcours permanent du musée Dobrée se déploie sur l’ensemble des quatre niveaux de la « maison romane » de Thomas Dobrée : rez-de-parvis (anciennes caves), rez-de-jardin (rez-de-chaussée, au niveau de l’entrée des visiteurs), premier étage, deuxième étage (combles) (Fig. 4).

Fig. 4. (a et b) : Plan des deux premiers niveaux de la maison Dobrée, musée Dobrée © Chevalvert

Il est conçu de façon à pouvoir être abordé de différentes manières :

– de manière séquencée, chaque niveau constituant un plateau permettant une entrée thématico-chronologique dans les collections et pouvant être visité en tant que tel[42] ;

– de manière linéaire du rez-de-parvis aux combles, en offrant aux visiteurs un fil rouge chronologique, de la Préhistoire au XXe siècle.

La scansion chronologique est volontairement peu précise afin de mettre en valeur les évolutions longues et les transitions, ainsi que leurs éventuels décalages géographiques[43] ;

– de manière historique, en privilégiant deux modes d’appréhension des objets : d’une part leur contexte (commanditaire, créateur, destinataire, mode de fabrication) et leur(s) usage(s) originels, d’autre part leur histoire récente et leur changement de statut comme objets de collection(s) ;

– de manière transversale, en s’appuyant sur des techniques qui peuvent être suivies de leur apparition jusqu’au XXe siècle : céramique, travail du métal, verrerie.

Les collections médiévales se déploient à cheval sur les deux premiers niveaux.

Sur le premier plateau, les collections médiévales occupent les deux dernières salles et sont présentées en parfaite continuité avec les sections chronologiques précédentes, allant du Paléolithique à l’époque romaine. Une attention particulière est d’ailleurs portée à la transition entre l’époque romaine et le premier Moyen Âge, grâce à deux ensembles d’œuvres liés pour l’un aux crises du IIIe siècle et, pour l’autre, à l’implantation du christianisme à travers les vestiges les plus anciens de la cathédrale de Nantes. La scénographie matérialise cette transition en profitant de l’existence de deux passages latéraux de part et d’autre du passage principal pour installer des socles longs donnant l’impression d’une continuité d’une salle à l’autre.

La salle dédiée aux temps mérovingiens (Fig. 5) met surtout en valeur les éléments issus de l’action de la SAHNLA[44] : sarcophages, mobilier funéraire et restes de décors issus de fouilles anciennes et quelques éléments de parure trouvés dans l’est de la France et provenant d’échanges avec des membres d’autres sociétés savantes.

Fig. 5 : Vue de la salle 10 depuis l’entrée ouest © L. Preud’homme / Musée Dobrée – Département de Loire-Atlantique ; © Ateliers Adeline Rispal

La salle suivante, plus petite, évoque par quelques œuvres, objets et pièces d’armement, l’occupation viking de l’estuaire de la Loire à l’époque carolingienne (Fig. 6). La présentation moins dense témoigne du peu de traces matérielles laissées par cette présence viking, qui a néanmoins marqué longuement les mémoires médiévales[45].

Fig. 6 : Vue partielle de la salle 11 © L. Preud’homme / Musée Dobrée – Département de Loire-Atlantique © Ateliers Adeline Rispal

Les deux premières salles du deuxième plateau, au rez-de-chaussée, présentent les traces architecturales et décoratives de la Nantes médiévale, issues de bâtiments civils pour la première salle et d’édifices religieux pour la seconde. Nous les avons déjà évoquées plus haut. Bien défini dans le programme muséographique, le passage des collections territoriales (Les temps mérovingiens, Des vikings à Nantes, Traces architecturales nantaises) aux collections de collectionneurs (Les arts du Moyen Âge) est donc finalement atténué par le renforcement, en cours de projet, de la logique de plateaux aux dépens de la linéarité du parcours d’un niveau à l’autre. Entre le premier et le deuxième plateau, le changement physique de niveau se double d’une véritable différence d’ambiance, marquée par la typologie même des salles (anciennes caves pour le premier plateau, pièces de réception pour le deuxième) et des choix scénographiques de matériaux et de couleurs bien distincts d’un plateau à l’autre. L’unité reste en revanche assurée par les mobiliers et par la charte graphique, identiques à l’échelle de l’ensemble du parcours permanent. Le soclage des collections constitue une autre constante : au-delà des exigences de sécurisation et de conservation préventive, sa conception repose, quelle que soit la nature de l’œuvre concernée, sur deux principes. D’une part, une cohérence avec la fonction originelle de l’objet, en particulier pour les éléments architecturaux : cela a donné lieu à quelques prouesses techniques[46], comme dans le cas d’un arc roman provenant de la cathédrale, placé entre les salles 12 et 13 (Fig. 7), et qui ne devait pas être remaçonné ; les chapiteaux, les modillons, les poutres sablières sont pour leur part systématiquement placés en hauteur. D’autre part, un principe de valorisation et d’esthétisation a également été privilégié, notamment pour les œuvres en vitrine : elles ont été soclées en interne et ont souvent fait l’objet d’une véritable scénographie à échelle réduite, grâce à la technicité et à l’inventivité des équipes du musée.

Fig. 7 : Passage entre la salle 12 et la salle 13 © L. Preud’homme / Musée Dobrée – Département de Loire-Atlantique © Ateliers Adeline Rispal

La salle suivante (Fig. 8) est celle où s’opère justement le passage entre collections du territoire et collections de collectionneurs, autour du cardiotaphe d’Anne de Bretagne. Celui-ci constitue bien un vestige de Nantes à la fin du Moyen Âge : il provient du couvent des carmes[47] dont les sculptures, rares vestiges conservés du monument, sont présentées contre le mur nord de la salle ; néanmoins, par sa qualité exceptionnelle et son caractère unique, il est également en lien avec les deux vitrines placées dans la partie sud de la salle et consacrées plus largement aux arts du métal du second Moyen Âge[48].

Fig. 8 (a et b) : Vues de la salle 14 © L. Preud’homme / Musée Dobrée – Département de Loire-Atlantique © Ateliers Adeline Rispal

Cependant, les choix scénographiques n’ont pas porté sur la matérialisation du rôle de pivot envisagé pour le cardiotaphe : il reste délibérément invisible au visiteur à son entrée dans la salle, et la continuité de la cimaise nord avec la salle précédente consacrée aux édifices religieux nantais n’est guère perceptible. La scénographie s’est concentrée sur l’objectif de donner à la salle un caractère impressionnant : elle magnifie la préciosité et la virtuosité des œuvres présentées par un éclairage dramatisé et la couleur profonde choisie pour les murs. Celle-ci est également présente pour la dernière salle de la section médiévale, avec laquelle elle crée la continuité demandée au programme muséographique. Cette dernière salle (Fig. 9) est en effet dédiée aux autres formes artistiques de la fin du Moyen Âge représentées dans la collection du musée Dobrée : sculptures essentiellement (pierre, albâtre, ivoire), peinture et vitrail.

Fig. 9 : Vue de la salle 15 © L. Preud’homme / Musée Dobrée – Département de Loire-Atlantique   © Ateliers Adeline Rispal

Une table sensorielle (Fig. 10) accueille une reproduction partielle de la staurothèque mosane du musée[49] (âme de bois et plaque métallique émaillée) et la copie en résine d’un panneau du retable en albâtre[50] et complète cette approche tactile par une évocation sonore du contexte de production de ces œuvres – ateliers et commanditaires.

Fig. 10 : Table sensorielle Les arts du Moyen Âge © H. Neveu-Dérotrie / Musée Dobrée – Département de Loire-Atlantique © Tactile Studio

Enfin, la configuration intérieure de la « maison romane » entraîne une circulation en boucle sur chaque plateau. Une co-visibilité partielle est maintenue entre le parcours aller et le parcours retour des visiteurs. Ainsi, ils peuvent découvrir, quelques salles plus loin, l’arrière de certaines sculptures ou les faces externes d’un triptyque présenté ouvert. La nouvelle présentation des collections médiévales du musée Dobrée est fondée, comme l’ensemble du parcours permanent, sur la volonté de favoriser et de faciliter la rencontre des publics contemporains avec les œuvres, et sur la mise en avant de l’histoire des collections et de l’atmosphère de la « maison romane ». Des choix notables et spécifiques en découlent en termes de scénographie et de muséographie : la fréquence et la variété des dispositifs de médiation en sus des textes et cartels, une muséographie non linéaire chronologiquement sur l’ensemble des cinq salles concernées, la présence régulière d’assises confortables et donc relativement imposantes, la mise en couleur des murs, la recherche d’un effet d’ensemble. À quelques compromis près, inévitables pour un projet de cette ampleur, cela ne s’est pas fait aux dépens de l’accrochage et la valorisation esthétique des œuvres – cette dernière en a même souvent été renforcée.

Tout parti-pris muséographique affirmé pose la question de sa durabilité et de sa capacité à s’adapter, afin de rester pertinent auprès de publics en constante et rapide évolution. Les principes régissant celui du musée Dobrée, pensés en lien très fort avec l’identité de l’institution et les valeurs de sa tutelle publique départementale, ont été délibérément définis en tenant compte de cet enjeu à moyen terme. Nul doute qu’ils continueront d’encadrer les améliorations et ajustements que connaîtra certainement le parcours permanent dans les prochaines années.

 

Notes

[1] La « maison romane » est ainsi nommée par Thomas Dobrée fils. C’est un projet qu’il commande initialement à Viollet-Le-Duc en 1863 puis qu’il modifie lui-même, peu convaincu par l’esquisse gothique de l’architecte. Le bâtiment est d’abord destiné à accueillir la demeure du collectionneur. Il ne verra pas la fin du chantier. Son legs au Département en 1894 en fait un musée, qui ouvre ses portes en 1899.

[2] Elle est d’abord simplement désignée comme « Société archéologique » : la mention « historique » n’apparaît que dans les années 1920. Devenue Société archéologique et historique de Nantes et de Loire-Atlantique (SAHNLA), elle existe toujours aujourd’hui. Son siège social est au musée Dobrée.

[3] Thomas Dobrée fils (1810-1895) est l’unique descendant d’une riche famille d’armateurs installée à Nantes au XVIIIe siècle. Il délaisse peu à peu les affaires familiales d’armement de navires pour consacrer sa fortune à la constitution d’une riche collection et à la construction d’une demeure pour l’accueillir et abriter ses appartements.

[4] Ce constat s’entend à l’exception de la peinture de manuscrits, plus largement représentée au sein de la bibliothèque patrimoniale du musée.

[5] La politique d’enrichissement des collections menée par les conservateurs du musée depuis la seconde moitié du XXe siècle s’est attachée à renforcer et développer ses points forts et non à combler les manques ou à ouvrir de nouveaux pans.

[6] Des maisons nantaises à pan de bois (maison des Enfants nantais, maison Babin, maison Mellet) sont détruites, alors que l’église Saint-Nicolas est reconstruite dans un style néo-gothique.

[7] Ces fouilles sont notamment menées dans les anciennes basiliques funéraires et abbayes mérovingiennes du territoire : Saint-Similien (1894), Saint-Donatien (1872), Saint-Martin-de-Vertou (1876).

Voir Broucke C., « Le paysage religieux à Nantes et dans l’estuaire de la Loire à l’arrivée des vikings, à travers les collections du musée Dobrée », Les temps carolingiens, Nantes, Grand Patrimoine de Loire-Atlantique, 2021, p. 32-43.

[8] Inv. 872.14.1 et 2

[9] Ils sont trop nombreux dans la collection Parenteau, qui était véritablement passionné pour ce type d’objets, pour les citer tous. On peut détailler ceux choisis pour le nouveau parcours permanent du musée : deux pendentifs-reliquaires (Inv. 882.1. 509 et 510), deux bagues reliquaires (Inv. 882.1.489 et 490), les bijoux du trésor de Pontchâteau (Inv. 882.1.507 ; 519 à 527) et du trésor de la rue des Balances d’or à Poitiers (Inv. 882.1.505 et 506 ; 516 à 518)

[10] Inv.882.1.542

[11] Inv. 882.1.86 (ostensoir) et 87 (calice)

[12] Thomas Dobrée, 1810-1895, un homme un musée, cat. exp., Nantes, Musée Dobrée, 1997.

[13] Trésors enluminés, cat. exp., Angers, Musée des Beaux-Arts, 2013, p. 25.

[14] Inv. 896.1.3807

[15] Inv.896.1.1

[16] Inv. 896.1.23

[17] Inv. 896.1.22

[18] Inv.896.1.26

[19] Thomas Dobrée, 1810-1895, un homme un musée, cat. exp., Nantes, Musée Dobrée, 1997, p. 272 : Dobrée écrit dans une lettre datée sans plus de précision de 1861 et conservée dans les archives du musée : « Que de choses à chercher, à acheter pour enrichir ce logis et le rendre précieux en livres, meubles et antiquités. La châsse de saint Calmine (sic) et les reliques de notre Duchesse Anne en sont cependant un beau commencement ».

[20] Acte notarié du 8 août 1894 dont une copie est conservée dans les archives du musée. L’objet de la donation est clairement affirmé : « créer un Musée à Nantes et assurer ainsi la conservation perpétuelle dans un dépôt public des collections de tableaux, gravures, livres, manuscrits, monnaies et autres objets qu’il a réunis, et dont il se propose de doter incessamment le Département pour en faire la base principale de ce Musée ».

[21] Cette installation était alors temporaire, les collections archéologiques devant à terme rejoindre le manoir de la Touche, dont les travaux n’étaient pas encore achevés à ce moment-là.

[22] Ce legs représente 1681 numéros d’inventaire. Ils vont de la Préhistoire au XXe siècle et comportent également quelques pièces d’art et d’armement extra-européens.

[23] Broucke C., « On Paul Thoby, the Musée Dobrée and Medieval Ivories », Yvard C. (éd.), Gothic Ivories Sculpture: Content and Context, Londres, The Courtauld Institute of Art, 2017, p. 125-142.

[24] Une statue de saint Georges de la fin du XVe siècle (Inv. 953.1.1), achetée en vente publique ; une statue de saint Éloi de la fin du XVe siècle (Inv. 953.7.1), une monstrance (Inv. 953.7.2) et un diptyque en ivoire du XIVe siècle (Inv. 953.7.3), tous trois acquis auprès de la galerie parisienne Brimo de Larrousilhe ; des Heures à l’usage de Rome (Inv. 954.2.1), manuscrit enluminé de la fin du XVe siècle acquis auprès d’une particulière.

[25] On peut mentionner, de manière non exhaustive : Saint Christophe, atelier de Jérôme Bosch (Inv. 978.9.1) ; deux hanaps bretons de la fin du XVe siècle (Inv. 993.2.1 et 996.2.1) ; des fragments d’un graduel aux armes de Louis XII et Anne de Bretagne (994.3.1 ; 2013.7.1 ; 2018.3.1 ; 2020.3.1) ; un crucifix orfévré roman (2019.5.1).

[26] Le Projet Scientifique et Culturel du musée est consultable ici : https://www.musee-dobree.fr/44/musee-et-collections/projet-scientifique-et-culturel/dobree_6824#:~:text=Le%20mus%C3%A9e%20Dobr%C3%A9e%20est%20un,un%20esprit%20des%20lieux%20unique (consulté en juillet 2025).

[27] Un précédent projet avait été mené entre 2005 et 2011, sur la base d’un PSC rédigé en 2009 (non validé par l’État). Ce projet est annulé en 2014 à la suite d’une action en justice. Il faisait du musée Dobrée un musée d’archéologie territorial et laissait en réserves, pour être présentées lors d’expositions temporaires, toutes les collections postérieures à Anne de Bretagne et ne provenant pas du grand Ouest de la France.

[28] Cette réflexion sur la compétence de curiosité et son apprentissage au sein des musées est largement basée sur le travail de Thomas Nicolas : Thomas N., The Return of Curiosity. What Museums are Good for in the 21st Century, Londres, Reaktion Books, 2016.

[29] Cela prend les formes, au-delà des salles du troisième plateau spécifiquement dédiées au collectionnisme, d’une mention systématique concernant la provenance et l’histoire récente des collections sur chaque panneau de salle, de cartels biographiques de collectionneurs tout au long du parcours et d’un parcours audio Collectionneurs dans le compagnon de visite, sorte de visio-guide.

[30] Le précédent projet des années 2000 les séparait effectivement en deux groupes d’autant plus distincts que l’un d’entre eux était laissé en réserves.

[31] Raoul de Rochebrune lègue en 1930 sa collection de militaria (plus de 1000 pièces allant de l’Antiquité romaine au XIXe siècle et comportant également des armes étrangères) au musée Dobrée. Il stipule des conditions de présentation très précises et exigeantes.

[32] La scénographie du nouveau parcours permanent a été conçue par les Ateliers Adeline Rispal.

[33] Destinées prioritairement aux familles et aux publics jeunes et encourageant le dialogue intergénérationnel, les stations expérimentales sont basées sur la manipulation et l’assemblage et invitent le visiteur à se mettre dans la peau d’un artisan, d’un artiste, d’un commanditaire ou d’un professionnel du patrimoine.

[34] Destinées aux publics malvoyants et non-voyants, les tables sensorielles proposent de croiser approche tactile d’une copie réaliste d’objet et scénarisation audio contextualisant la fabrication ou l’utilisation de l’objet.

[35] Très peu interactif, un multimédia technique permet de décrypter une technique (par exemple, l’émail champlevé) à travers la fabrication d’un objet ou d’une partie d’un objet présenté dans la même salle.

[36] Interactifs ou non, les multimédias spécifiques sont des dispositifs d’approfondissement qui permettent d’accéder à des contenus complémentaires difficiles à transmettre efficacement sous une autre forme. Ils exploitent les possibilités uniques et spécifiques à l’outil multimédia.

[37] Par exemple, les multimédias techniques sont très visuels, comportent peu de textes et proposent un accès en Langue Signée Française (LSF).

[38] Elle a été complétée par un comité de relecture composé de la cheffe du service Conservation et de la responsable de la médiation, et ponctuellement d’enseignant·e·s chargé·e·s de mission au musée.

[39] L’institut Ocens est un établissement médicosocial nantais pour des personnes avec déficience sensorielle auditive ou visuelle.

[40] Ces éléments sont exposés dans les salles 12 et 13 du nouveau parcours permanent.

[41] Les contenus d’approfondissement sont plus détaillés et riches, mais aussi complémentaires. Le calibrage limité des supports graphiques ne permet pas de les développer sous cette forme.

[42] Les quatre plateaux sont ainsi titrés : Suivre les traces humaines, de 500 000 ans avant notre ère à 936 / Créer sur commande, de 1100 à 1780Devenir collectionneur, de 1715 à 1930 / Explorer les ailleurs, de l’Égypte pharaonique à l’Océanie.

[43] Pour les collections médiévales, on passe ainsi de la section Francs, Bretons et Vikings, de 260 à 936 (salles 10 et 11) à Le Divin au quotidien, de 1100 à 1500 (salles 12 à 15) avant d’aborder Le temps des curiosités, de 1530 à 1780.

[44] Voir note 2.

[45] Il y a dans cette salle un anachronisme ponctuel mais assumé, avec la présentation d’une sculpture du début du XIVe siècle représentant saint Gohard (Inv.884.7.2), évêque nantais assassiné devant son autel lors de la première attaque viking de Nantes en 843, et par la suite canonisé.

[46] Les pièces les plus pondéreuses ont été soclées par l’entreprise Version Bronze.

[47] C’est au couvent des carmes qu’étaient inhumés les parents d’Anne de Bretagne, François II et Marguerite de Foix, sous un tombeau monumental commandé par Anne à Michel Colombe et aujourd’hui conservé à la cathédrale de Nantes.

[48] Trois multimédias sont proposés. Deux multimédias spécifiques permettent de répondre à la curiosité des visiteurs concernant le cardiotaphe par des contenus difficilement communicables sous une autre forme : un dispositif passif sur l’histoire de l’objet jusqu’à nos jours, et un autre, interactif, où l’on peut manipuler une copie 3D et qui fournit des informations sur les techniques mobilisées pour sa création. Le troisième dispositif est un multimédia technique sur l’émail champlevé, à partir de la fabrication d’une plaque présente sur une des œuvres exposées dans la salle.

[49] Inv. 896.1.23.

[50] Inv. 896.1.1.

Pour citer cet article : Camille Broucke, "Entre archéologie et collectionnisme : les collections médiévales dans le nouveau parcours permanent du musée Dobrée à Nantes", exPosition, 19 novembre 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles11/broucke-dobre/%20. Consulté le 18 décembre 2025.

Revoir le Moyen Âge, questionner l’histoire de l’art. Le réaménagement du département médiéval du Palais des Beaux-Arts de Lille

par Sophie Dutheillet de Lamothe et Sophie Loock

 

Conservatrice du patrimoine, Sophie Dutheillet de Lamothe est conservatrice entre 2019 et 2025 du département Moyen Âge et Renaissance du Palais des Beaux-Arts de Lille. Elle est titulaire d’un doctorat en études italiennes et romanes (2021), portant sur la place du corps dans les pratiques de dévotion des premiers Prêcheurs. Ses recherches portent principalement sur l’histoire de l’art médiéval italien et européen et l’anthropologie religieuse. En 2025, elle rejoint les équipes du musée de Cluny en tant que responsable des collections de peintures et vitraux.

Attachée de conservation du patrimoine, Sophie Loock est en charge des collections d’objets d’art et des plans-reliefs au Palais des Beaux-Arts de Lille. Elle collabore entre 2017 et 2022 à l’élaboration et à la mise en œuvre du Projet Scientifique et Culturel du musée dans les départements des plans-reliefs puis du Moyen Âge et de la Renaissance. En 2025, elle coordonne le projet « Musée des enfants » au Palais des Beaux-Arts de Lille.  —

 

Reliquaires, retables, fonts baptismaux, décors lapidaires d’églises, panneaux de dévotion, objets liturgiques etc. Toutes ces typologies d’objets composent l’écrasante majorité des collections médiévales du Palais des Beaux-Arts de Lille, comme de bien des musées dits de « beaux-arts ». Nouveaux écrins des œuvres médiévales, les musées se substituent aux églises et oratoires pour offrir au plus grand nombre l’opportunité de les regarder. Mais la mise en perspective de ces collections dans un contexte d’étude et de présentation de « beaux-arts » les déplace sémantiquement : en les qualifiant d’« œuvres d’art », elle fait primer implicitement leur qualité formelle sur leur fonction. Des pièces liturgiques sont présentées et classées comme des jalons de l’histoire de l’art et du goût. Les médiations proposées dans la plupart des parcours permanents des grands musées occidentaux sur ces œuvres abordent l’artiste avant le destinataire ou l’usager, la forme et le style avant le sens[1]. On peut se réjouir de ce déplacement, propre à conférer une universalité nouvelle à des artefacts issus du christianisme. Aujourd’hui, le positionnement des musées face aux œuvres médiévales peut toutefois être questionné. La déchristianisation des sociétés occidentales et l’absence de culture religieuse de bien des visiteurs ne doit-elle pas conduire à une réflexion sur la manière de présenter ces objets : que veut-on en dire prioritairement à un néophyte dans les quelques secondes où il les découvre dans l’espace du musée ? Qu’ils sont un « chef-d’œuvre » de tel ou tel style ? ou qu’ils ont été vénérés par des centaines de personnes qui les investissaient d’un pouvoir sacré, et pour quelles raisons ? Qu’en dirait-on s’il s’agissait de décontextualiser de la même façon le discours autour d’un masque dogon ou d’un ouchebti égyptien ?

Comment mettre en scène aujourd’hui une collection d’œuvres médiévales : faut-il privilégier l’histoire des formes ou le contexte spirituel de leur production, leur fonction, leur sens qui échappe désormais au plus grand nombre ? Expliquer les usages et les messages des œuvres médiévales, est-ce faire du catéchisme ou est-ce le devoir et la politesse du musée ? Le discours sur les œuvres médiévales doit-il, en un mot, mettre au premier plan l’histoire des styles, l’anthropologie religieuse, l’iconographie, l’histoire sociale, l’histoire des mentalités ? Quelle « histoire de l’art » le musée veut-il raconter ?

Contexte et fonction des œuvres : le récit scénographique

Le département médiéval du Palais des Beaux-Arts de Lille tel qu’il existe aujourd’hui est issu du réaménagement du musée de la fin des années 1990, conduit par les architectes Jean-Marc Ibos et Myrto Vitart lorsqu’Arnauld Brejon de Lavergnée dirigeait l’institution. Ces collections sont alors présentées pour la première fois dans les caves voûtées du musée, une architecture de briques et de pierres dont les vastes volumes se prêtent particulièrement à la contemplation d’œuvres qui, pour beaucoup d’entre elles, prenaient place dans des églises. Depuis les prémices du musée au XIXe siècle[2], la présentation des collections archéologiques et médiévales lilloises mêle toutes les techniques. Les sculptures de bois et de pierre côtoient l’orfèvrerie liturgique, les peintures de tous formats et les objets précieux se répondent dans des compositions pouvant évoquer tantôt un cabinet de collectionneur, tantôt une vague reconstitution de décor de chapelle ou d’église.

L’effet d’ensemble est celui d’une immersion dans une évocation d’intérieur « médiéval », où dominent le goût de l’accumulation et une certaine profusion décorative. Des recompositions à partir d’éléments divers sont parfois proposées, à la manière des accrochages assez libres et des Gothic Rooms popularisés aux États-Unis dans la première moitié du XXe siècle[3]. Ainsi, le retable germanique de saint Georges, lui-même fruit d’une recomposition d’éléments divers[4], apparaît-il dans une photographie ancienne du musée (Fig. 1) encadré de deux chandeliers d’autel produits dans les Anciens Pays-Bas, vers 1500, et de deux anges thuriféraires en pierre sculptée, que leur style rattache à une production du Nord de la France au milieu du XVe siècle. Ici, la stricte cohérence du classement par école et par chronologie s’efface pour privilégier l’effet d’ensemble et l’impact visuel sur le visiteur. La liberté de ce type d’accrochage peut aujourd’hui être dénigrée, tant le modèle muséal du classement par technique, par aire géographique et par progression chronologique s’est imposé dans la plupart des musées occidentaux. Pourtant, la puissance de séduction de ces compositions scénographiques n’est pas que poétique et sensible : elle peut constituer un levier cognitif efficace sur la réception des œuvres médiévales par leurs destinataires passés. En positionnant le retable d’une certaine manière dans une architecture, en l’entourant d’éléments qui évoquent un mobilier liturgique et un espace ecclésial, les conservateurs favorisent un certain regard : il apparaît dans un dispositif spatial rappelant sa fonction cultuelle, favorisant la compréhension de son environnement premier et de ses usages.

Fig. 1 : Vue du Retable de saint Georges dans la galerie d’archéologie au rez-de-chaussée du musée (actuelle galerie des Arts décoratifs). Photo prise après la Seconde Guerre Mondiale © Palais des Beaux-Arts de Lille.

Les choix muséographiques qui ont été faits lors du réaménagement du Palais des Beaux-Arts de 2022[5] n’excluent pas ce type de scénographie libre, où des œuvres issues d’époques et de contextes divers se côtoient pour former des ensembles suggestifs à défaut d’être authentiques. C’est le cas du mur d’entrée dans le département, qui juxtapose un calvaire brabançon de 1500 et des anges porteurs d’instruments de la Passion provenant d’autres groupes sculptés, encadrés par un saint Jean et une Vierge de calvaire réalisés au début du XVIe siècle dans le Limbourg (Fig. 2). Plus loin, une grande galerie mêlant des œuvres de France, d’Espagne et d’Italie, agencées dans un parcours thématique et chronologique, propose au visiteur une déambulation rappelant, même imperceptiblement, celle d’un fidèle dans une église. Après avoir dépassé un grand portail[6], le visiteur progresse vers un retable peint d’Italie du Sud, qui apparaît comme un point focal du fait de son emplacement dans l’axe de la galerie, de son format, de ses couleurs vives et de son fond doré (Fig. 3).

Fig. 2 : Vue du département rénové en 2022 – Salle introductive, « Mur de la Passion » © Palais des Beaux-Arts de Lille, Photo Jean-Marie Dautel.
Fig. 3 : Vue du département rénové en 2022 – Galerie Europe, Retable de la Vierge allaitant entourée de saints attribué au Maître de Santa Barbara à Matera, Italie du Sud, vers 1430 © Palais des Beaux-Arts de Lille, Photo Jean-Marie Dautel.

Sa disposition sur un socle et non sur une cimaise rappelle également la destination première du retable, associé à un autel[7]. Dans une section introductive consacrée à la fonction et à la place des œuvres dans l’espace des églises et les célébrations liturgiques, ce retable s’impose ainsi comme un élément-clé, aux côtés d’objets iconiques de la collection comme l’encensoir aux Hébreux ou la croix de Wasnes-au-Bac. Derrière lui, une ronde de vitrines abrite des reliquaires. Leur disposition en cercle offre au visiteur de se déplacer à la manière d’un pèlerin dans un déambulatoire, au sein d’une section centrée sur le thème du culte des saints et des reliques. La prise en compte du rapport du regardeur à l’espace, de ses déplacements comme des éléments qui contribuent à construire son expérience de visite et à donner du sens aux objets, a été essentielle dans la conception scénographique du parcours, confiée à l’agence Scénografiá (Nicolas Groult et Valentina Dodi). La réflexion sur les enjeux de réception d’une œuvre par son positionnement dans l’espace a ainsi permis de moduler la disposition des collections au fil du parcours, pour suggérer tantôt la sphère collective, tantôt la sphère privée, favoriser des face-à-face ou des contournements, inviter à baisser ou à lever le regard. La mise en scène du bas-relief du Festin d’Hérode de Donatello, fleuron du département, dans une petite salle qui lui est entièrement consacrée, participe de la même réflexion. Plutôt que de le présenter dans une grande galerie évoquant par ses volumes et son agencement général une nef d’église, le choix d’un espace plus intime crée les conditions d’une contemplation différente de l’œuvre, telle qu’on pourrait l’expérimenter dans la sphère privée. Ce choix n’est pas neutre : il place le chef-d’œuvre de Donatello dans un dispositif muséal qui n’associe le relief à aucun contexte donné. L’œuvre, pour laquelle aucune destination religieuse n’est connue à ce jour, est donnée à voir seule, dans une scénographie épurée, visant à souligner son statut d’œuvre d’art à part entière et sa modernité. La rupture entre les œuvres médiévales et ce manifeste de la Renaissance est marquée dans la médiation, mais aussi dans l’espace singulier construit autour du bas-relief (Fig. 4).

Fig. 4 : Vue du département rénové en 2022 – Salle du Festin d’Hérode de Donatello, avec le bas-relief dans une niche et un film de médiation projeté sur un mur © Palais des Beaux-Arts de Lille, Photo Jean-Marie Dautel.

Matérialité, technique, vie quotidienne : la place des objets d’art et la multiplicité des discours

La présence d’objets d’art dans le département Moyen Âge et Renaissance a été considérablement augmentée à la faveur du réaménagement de 2022. La richesse et la diversité matérielle et typologique des collections lilloises dans ce domaine, des ivoires aux émaux, en passant par l’orfèvrerie, la numismatique, la dinanderie ou la céramique, a été au cœur d’une réflexion sur leur place dans la muséographie et le discours. Une « galerie des Trésors » a ainsi vu le jour, tout entière tournée vers le savoir-faire des artisans médiévaux dans différents domaines. Avec la matérialité comme point de départ, rendre compte de techniques de création exceptionnelles et aujourd’hui méconnues a permis de renouveler le regard porté sur ces productions et de réaffirmer leur place au sein des collections dites « de beaux-arts ».

L’art de l’ivoire, l’art du métal, l’art de l’émail et l’art du livre sont ainsi abordés tour à tour dans la galerie d’objets d’art située au centre du parcours. Les quatre sections sont déclinées selon un principe scénographique commun. Pour chacune, un échantillon de la matière brute ayant servi à façonner les objets jouxte le texte d’introduction et précède la présentation des œuvres. En vitrine, des défenses de morse et d’éléphant côtoient de précieuses figures d’appliques ou des volets de diptyques (Fig. 5), et des oxydes métalliques en poudre voisinent avec les émaux champlevés.

Fig. 5 : Vue du cahier scénographique de la vitrine Art de l’ivoire, Galerie des Trésors – Agences Scénografiá (scénographie) et Graphica (graphisme) © Scénografiá.

Le visiteur est guidé dans sa découverte des œuvres par une médiation ciblée sur la matérialité et la technique. En face de chaque vitrine, une proposition graphique, tactile ou numérique complète ou précise le processus de fabrication des objets présentés. Pour l’art du livre, un dispositif numérique permet, par exemple, de feuilleter l’intégralité de l’un des ouvrages exposés et d’accéder à des contenus ayant trait à la fabrication ou à la mise en page du manuscrit (la réglure, les rubriques, le rôle du copiste etc.), tout autant qu’au texte en lui-même et à son contexte de production[8]. En vis-à-vis de la vitrine consacrée à l’art du métal, plusieurs lingots de cuivre, d’étain, de bronze et de laiton ainsi que des fac-similés d’outils d’orfèvre font, quant à eux, le lien avec le discours sur les alliages cuivreux et les procédés de décor développé dans la vitrine. Toutes ces données matérielles et techniques offrent au visiteur l’opportunité de poser un regard différent sur les œuvres. Positionné au centre de la vitrine « Art du métal », un précieux Christ en croix d’applique du début du XIIe siècle (Fig. 6) révèle ainsi peut-être plus facilement au visiteur la finesse des détails gravés des mèches de cheveux et de la barbe, le poinçonnage des pans du périzonium ou les traces de dorure encore visibles par endroits.

Fig. 6 : Statuette d’applique : Christ en croix, Meuse (?), premier quart du XIIe siècle, inv. A 78  © Grand Palais-RMN, Photo Stéphane Maréchalle.

Mettre en exergue le processus de transformation de la matière brute vers l’objet fini a également été propice à l’intégration de pièces usuelles ou archéologiques habituellement peu présentes dans les musées de beaux-arts. Dans cette même vitrine consacrée au travail du métal, un chaudron tripode, objet commun des cuisines médiévales et reconnaissable de chacun, trouve notamment sa place en regard d’un film d’archéologie expérimentale reproduisant son processus de fonte[9].

La technique de fabrication, la matérialité ou l’usage sont autant de pistes explorées pour valoriser les objets dans l’ensemble du département. Parmi les sorties de réserve qui ont marqué la réouverture de 2022, on compte ainsi nombre d’objets usuels, permettant d’évoquer tel ou tel aspect de la vie quotidienne. Un tranchoir en étain argenté et poinçonné, exceptionnelle découverte issue de fouilles dans les canaux de Lille, peut ainsi être valorisé aux côtés d’un tableau représentant un Repas chez Simon. En effet, dans la peinture, le Christ fait usage d’un tranchoir similaire (Fig. 7). L’œuvre d’art et l’objet archéologique se répondent et impliquent le visiteur par le jeu de reconnaissance visuelle. Les cartels viennent en support mais la scénographie offre au premier regard une clef de lecture singulière. Le visiteur y est d’autant mieux préparé que ce principe de vis-à-vis entre un détail d’une œuvre et l’objet représenté est décliné plusieurs fois dans le parcours, comme un fil conducteur[10].

Fig. 7 : Vue du département rénové en 2022 – Galerie des Anciens Pays-Bas avec à droite le tranchoir et le Repas chez Simon © Palais des Beaux-Arts de Lille, Photo Jean-Marie Dautel.

La médiation proposée autour du Repas chez Simon (Fig. 8) est essentiellement axée sur les arts de la table autour de 1500, proposant une analyse du couvert et des usages qu’il laisse entrevoir : le partage d’un tranchoir entre plusieurs convives, l’absence de fourchette. Un extrait littéraire d’un manuel de bonne conduite destiné aux enfants complète le dispositif de médiation autour de cette œuvre expliquant qu’il convient, si l’on partage son tranchoir avec une dame, de « couper la viande à celle-ci[11] ». La vie quotidienne fait ainsi ponctuellement irruption dans le parcours beaux-arts à travers des objets modestes ou prestigieux (des bésicles, des enseignes de pèlerinage, une boucle de ceinture, une épée, une armure etc.), mais aussi des partis pris de médiation proposant parfois une lecture des œuvres religieuses tournée vers la culture matérielle et les coutumes médiévales.

Fig. 8 : Repas chez Simon, Nord de la France, vers 1500, Lille, Palais des Beaux-Arts, Inv. P 862          © Antonella Trovisi.

Quelle(s) histoire(s) de l’art ?

Comment regarde-t-on aujourd’hui une œuvre d’art médiéval ? Et comment peut-on chercher à intéresser un visitorat aussi large que possible à des œuvres aux iconographies presque exclusivement religieuses, dominées par les figures omniprésentes du Christ, de la Vierge et des saints ? L’écriture du parcours dans son ensemble, tout comme l’écriture des cartels de chaque œuvre en particulier, ont été, lors du réaménagement du département Moyen Âge et Renaissance, les terrains de multiples réflexions et expérimentations pour répondre à ces questionnements. Les approches différenciées des sections, privilégiant tantôt une perspective anthropologique, tantôt une analyse iconographique, historique, technique ou stylistique, ont constitué l’une des réponses apportées. La sortie de réserve d’objets usuels permettant de varier les typologies d’œuvres, présentés aux côtés de peintures et sculptures les mettant en scène, a été un autre axe de travail pour dynamiser le propos et offrir un autre point de vue sur les arts du Moyen Âge. La réflexion a également porté sur la prise en compte d’une histoire de l’art et de la société médiévale plurielle, reflet de disciplines en constant renouvellement depuis plus d’un siècle. Le modèle muséographique dominant en France et en Europe occidentale tend depuis les origines à privilégier une histoire de l’art par écoles, où sont décrites au moyen d’objets des caractéristiques formelles et culturelles liées à une aire géographique à une époque données. La figure de l’artiste et l’identification des chefs-d’œuvre s’imposent dans cette perspective comme des points de repère essentiels. La qualification du style d’une œuvre, l’attributionnisme et l’appartenance à une école artistique constituent des références naturelles dans la construction d’un parcours, visant à classifier des œuvres selon une logique compréhensible par le visiteur. Ils répondent aussi à la volonté de produire un discours sur une société à travers les grands artefacts qu’elle a pu créer. Le réaménagement d’un parcours permanent est l’occasion, sans renier ce modèle qui est au fondement de l’histoire de l’art, d’élargir le spectre des discours. Les usages des œuvres, l’histoire culturelle, l’iconologie, l’anthropologie, la micro-histoire, les liens entre art et histoire sociale ou histoire des sciences, les études chimiques et techniques des artefacts anciens, la prise en compte des données archéologiques, d’une culture matérielle populaire au-delà d’un récit centré sur les chefs-d’œuvre, sont autant de prismes que l’historiographie du Moyen Âge explore sans relâche depuis le milieu du XXe siècle. Des travaux de ces dernières décennies ont ouvert des chemins de traverse qui ont considérablement contribué au renouveau et à la diffusion des études sur les œuvres et la société médiévales[12]. Daniel Arasse, par son histoire du détail[13], Michel Pastoureau, par son histoire des couleurs, des bestiaires, des symboles[14], occupent les têtes de gondoles des librairies d’art et boutiques de musées. Parmi ses nombreux travaux, Jacques Le Goff a ouvert des voies fécondes de recherche sur l’histoire des mentalités ou la culture populaire[15], que des historiens comme Jean-Claude Schmitt continuent à renouveler en explorant des thèmes à la croisée de l’anthropologie et de l’histoire des images[16]. On pourrait citer des dizaines, des centaines de travaux qui construisent aujourd’hui le savoir en mutation sur la société et l’art du Moyen Âge. Quelle place offrir dans les parcours muséographiques à cette pluralité des discours ? Cette richesse interprétative n’est-elle pas l’une des clés pour parvenir à capter l’attention d’un visitorat novice dans sa découverte des œuvres médiévales, mais aussi pour stimuler le regard des amateurs ?

Plusieurs partis pris du réaménagement du département Moyen Âge et Renaissance se font l’écho de cette histoire plurielle des arts. La première salle, conçue comme une initiation à la lecture des images religieuses, agence ainsi un ensemble de sculptures nord-européennes des années 1450-1520 selon l’ordre du récit évangélique. Plutôt que de retenir une répartition chronologique ou par ateliers, d’Anvers, de Bruxelles ou du Nord de la France, et de rassembler les albâtres de Nottingham dans une vitrine dédiée, la muséographie privilégie la construction d’une narration ordonnée de la vie du Christ, principal « héros » s’il en est des œuvres médiévales. Aux scènes de l’enfance succèdent les miracles de la vie publique du Christ, jusqu’à sa Passion occupant une large partie de la salle, qui s’achève avec deux représentations de la Résurrection (Fig. 9).

Fig. 9 : Vue du département rénové en 2022 – Vitrine « Résurrection » de la première salle du parcours (Mise au tombeau, Picardie, vers 1500, Inv. A 269 ; Descente du Christ aux Limbes, Brabant, vers 1500, Inv. A 182 ; Résurrection du Christ, albâtres de Nottingham, XVe siècle, Inv. A 32 et A 38) © Palais des Beaux-Arts de Lille, Photo Jean-Marie Dautel.

Destinée à éclairer des visiteurs peu familiers de l’art chrétien sur les scènes représentées dans l’ensemble du parcours, et même du musée, cette salle introduit aussi plus largement à une certaine manière de voir les œuvres, ou « images » médiévales[17]. Le plaisir de la narration, de la reconnaissance d’un personnage, de la participation émotionnelle à une histoire, sont ici les premiers leviers que cherche à activer ce parti pris muséographique. Des détails sont aussi mis en évidence par les cartels, pour certains illustrés afin de permettre de repérer plus facilement un attribut, un geste significatif ou une digression pittoresque de l’image. À la manière des « pilules iconographiques[18] » de Chiara Frugoni, ces cartels illustrés proposent des images à décoder, où le geste, le décor, la culture matérielle visible, le vêtement, sont autant d’indices permettant d’approcher l’un ou l’autre aspect de la vie au Moyen Âge, favorisant une découverte active, parfois ludique, de l’œuvre. Le commentaire iconographique va parfois au-delà de la simple description du sujet. Il peut attirer l’attention sur la signification théologique d’un épisode, ou tenter de replacer la fortune d’un motif dans un contexte spirituel et dévotionnel plus large. Le premier sang versé du Christ lors de la circoncision est ainsi mis en rapport avec sa Passion à venir pour expliquer l’importance de ce thème iconographique dans les retables (Fig. 10). Dans le peu d’espace qu’offre le cartel, le choix est fait tantôt d’axer le texte sur la lecture iconographique de l’image, ou sur la signification théologique d’un épisode, ou bien, plus rarement, sur l’appartenance de l’œuvre à telle ou telle production artistique et ses principales caractéristiques.

Fig. 10 : Circoncision, Anvers, vers 1510, Inv A 119 © Palais des Beaux-Arts de Lille, Photo Jean-Marie Dautel.

La volonté de placer l’iconographie au premier plan au début du parcours de visite n’est pas qu’une réponse apportée au fossé culturel qui se creuse entre le visitorat d’aujourd’hui et les artefacts produits par une société médiévale christianisée. En privilégiant la lecture de l’histoire évangélique plutôt que l’analyse des formes, la première salle du nouveau parcours met implicitement au premier plan la fonction de l’image. Plus loin, la section consacrée au culte des saints et des reliques relève du même parti pris. Les reliquaires sont rassemblés dans la nouvelle muséographie quels que soient leurs origines et leurs datations, et mis en relation avec des représentations de saints, peintes ou sculptées, et des objets illustrant le développement du commerce de souvenirs de pèlerinage aux abords des sanctuaires (enseignes et ampoules de pèlerinage[19], azabache etc.). Les pratiques dévotionnelles des pèlerins font l’objet d’une médiation ciblée dans l’ensemble de cette section, mettant en évidence les rapports du fidèle à la relique, faisant appel aux sens de la vue, du toucher, mais aussi possiblement de l’odorat et du goût dans le cadre de pratiques d’ingestion de liquides ayant été en contact avec elle[20]. La mise en relation de l’ensemble des enseignes présentées avec une statue de saint Roch, patron des pèlerins, portant à son chapeau une enseigne de saint Pierre, permet de visualiser l’objet dans son usage. La dévotion privée constitue quant à elle le fil conducteur d’une autre salle du parcours, réunissant des œuvres ayant en commun d’avoir été réservées à un usage individuel. Cet ensemble issu de foyers artistiques divers manifeste l’essor européen d’un art tourné vers une clientèle privée, désireuse d’avoir des images pieuses pour ses dévotions, mais aussi avide de pouvoir afficher son prestige par la possession d’objets raffinés et précieux.

Quelle histoire de l’art pour mettre en scène une collection médiévale au XXIe siècle ? Les partis pris du réaménagement du département médiéval au Palais des Beaux-Arts de Lille en 2022 visent à construire un parcours pluriel. La diversification des typologies d’œuvres présentées en est un axe fort, en particulier dans le domaine des objets d’art et de l’archéologie. La construction du discours, à l’échelle de chaque œuvre comme des différents ensembles qui constituent la présentation de 2022, renouvelle aussi en profondeur le parcours de visite. Les axes proposés s’ajustent à la nature et aux points forts des collections et varient d’une salle, d’une section à l’autre, soutenus par une médiation écrite et une scénographie visant à favoriser une approche active et contextualisée des œuvres par le visiteur. Elles lui sont présentées parce qu’elles racontent une histoire, parce qu’elles ont agi dans le regard et la vie des hommes de leur temps, parce qu’elles témoignent d’une réalité lointaine ou disparue, parce qu’elles peuvent encore saisir aujourd’hui par leur étrangeté ou leur beauté formelle, un geste technique, la magie d’une matière, d’une couleur, d’une invention. La mise au second plan, parfois, du classement des œuvres par écoles et par style, invite à prendre en compte une histoire de l’art diverse, reflet de décennies d’hypothèses et de recherches autour de la société et de la culture du Moyen Âge. Loin de prétendre en faire le tour, la proposition lilloise explore quelques voies d’expérimentation, tentant de conjuguer différentes approches des collections médiévales.

 

Notes

[1] Cette approche est le corollaire naturel d’un classement des œuvres par typologies, écoles nationales ou régionales, et par progression chronologique, tel qu’il existe par exemple traditionnellement au musée du Louvre. Ce modèle fait depuis quelques années l’objet de questionnements de plus en plus sensibles, que reflètent d’autres choix d’organisation des collections, dans des expositions thématiques mais aussi, plus rarement, au sein de parcours permanents. Nous pensons par exemple au réaménagement du département médiéval de l’Art Institute de Chicago conduit par Sylvain Bellenger entre 2010 et 2013, où est privilégiée une approche plus fonctionnelle et anthropologique des collections. Les typologies se mêlent dans des ensembles constitués à partir de thématiques liées à la destination des œuvres plus qu’à leur contexte de création et à leur appartenance à un style. Nous remercions vivement Sylvain Bellenger d’avoir bien voulu partager avec nous son expérience et sa réflexion au cours d’un entretien.

[2] Pour une brève histoire du Palais des Beaux-Arts de Lille, on peut se référer notamment au texte introductif dans Oursel H., Le musée des Beaux-Arts de Lille, Paris, Dessain et Tolra, 1984 ; voir également Dupuis V., Lille, Palais des Beaux-Arts, Lyon, Scala, 2014.

[3] On peut penser à l’exemple précoce de l’Isabella Stewart Gardner Museum de Boston, ouvert au public dès 1903, ou à la création des Cloisters dont George Grey Barnard et John Rockefeller Jr furent les principaux maîtres d’œuvre. Sur l’histoire de la présentation des collections médiévales européennes dans la muséologie américaine, voir Vivet-Peclet C., « L’architecture comme décor ? Les choix de présentation des collections médiévales dans les musées nord-américains », Livraisons de l’histoire de l’architecture, n° 45 : Exposer l’architecture I, 2023, en ligne : http://journals.openedition.org/lha/9505 (consulté en juillet 2025).

[4] La caisse centrale est une production tyrolienne de la fin du XVe siècle, les sculptures de la prédelle ainsi que les panneaux peints qui l’encadrent proviennent d’autres ensembles un peu plus tardifs. Sur le socle du retable, on reconnaît également un panneau de prédelle appartenant à un autre retable germanique du début du XVIe siècle.

[5] Ce réaménagement s’inscrit dans le projet scientifique et culturel du Palais des Beaux-Arts initié sous la direction de Bruno Girveau. Nous remercions Bruno Girveau pour la confiance qu’il nous a accordée tout au long du projet, son accompagnement et son soutien dans sa mise en œuvre.

[6] Il s’agit d’une évocation du portail de la cathédrale de Lille, Notre-Dame-de-la-Treille, dont la façade occidentale a été réalisée dans les années 1990 sous la direction de l’architecte Pierre Louis Carlier. Le Palais des Beaux-Arts conserve des éléments préparatoires en terre cuite de ses sculptures, dues à Georges Jeanclos et données à la Ville de Lille après le décès de l’artiste par sa famille.

[7] Le choix scénographique de placer certains retables peints sur socle précède le réaménagement de 2022 : ce dispositif scénographique marquait déjà la galerie des Anciens Pays-Bas dans les années 2000.

[8] Le Palais des Beaux-Arts bénéficie pour la vitrine « Art du livre » de prêts issus du fonds de la Bibliothèque municipale de Lille, avec des rotations régulières. La Bibliothèque municipale contribue également à faire vivre cette section en assurant la numérisation des ouvrages présentés dans le feuilletoire et en concevant la médiation associée. Nous remercions Jean-Jacques Vandewalle, conservateur à la Bibliothèque municipale de Lille, pour son implication dans ce projet.

[9] Cette section a bénéficié d’un partenariat avec l’UCLouvain et L’asbl (association loi 1901) CSSA commission du Sous-sol archéologique. Plusieurs chercheurs et archéologues spécialisés dans l’étude du travail du métal au Moyen Âge ont ainsi été associés au projet, en particulier Lise Saussus, Nicolas Méreau et Nicolas Thomas.

[10] Sur le parti pris de mise en relation d’œuvres d’art avec des objets issus de la culture matérielle contemporaine des artistes, l’exposition autour de Giovanni Battista Moroni organisée en 2019 à la Frick Collection a constitué une importante source d’inspiration. Voir Moroni: The Riches of Renaissance Portraiture, cat. exp., New York, The Frick Collection ; Scala Arts Publishers, 2019.

[11] La citation du cartel est tirée des Cinquante contenances de table compilées au XIIIe siècle par Bonvesin de la Riva. Voir, Dauphiné J., « Bonvesin da la Riva : De Quinquaginta curialitatibus », Menjot D. (dir.), Manger et boire au Moyen Âge, t. 2 : Cuisine, manières de table, régimes alimentaires, actes du colloque international (Nice, 15-17 octobre 1982), Paris ; Nice, Les Belles Lettres, 1984, p. 7-14.

[12] Nous citons dans cet article quelques travaux d’historiens et historiens des images susceptibles d’inspirer un travail de médiation autour d’œuvres médiévales conservées dans des musées, qui ont irrigué la réflexion autour de la refonte du parcours Moyen Âge et Renaissance du Palais des Beaux-Arts, de manière plus ou moins lointaine ou prononcée. De ces quelques exemples d’ouvrages, sauf mention contraire, ce sont les premières éditions qui sont ici référencées.

[13] Parmi ses nombreux ouvrages faisant état de lectures renouvelées des œuvres d’art, citons Arasse D., Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1992 ; Le sujet dans le tableau. Essais d’iconographie analytique, Paris, Flammarion, 1997 ; L’Annonciation italienne. Une histoire de perspective, Paris, Hazan, 1999 ; Histoires de peintures, Paris, Denoël, 2004.

[14] La série Histoire d’une couleur, publiée au Seuil entre 2000 (bleu) et 2024 (rose), a en particulier marqué, mais aussi popularisé, les études médiévales de ces dernières années. Parmi les autres ouvrages illustrant les axes de recherche de Michel Pastoureau, citons : Pastoureau M., Traité d’héraldique, Paris, Picard, 1979 ; Bestiaires du Moyen Âge, Paris, Le Seuil, 2011.

[15] De l’immense bibliographie de Jacques Le Goff, retenons ici Les intellectuels au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1957 ; La civilisation de l’Occident médiéval, Paris, Arthaud, 1964 ; La naissance du purgatoire, Paris, Gallimard, 1981. Des ouvrages de vulgarisation particulièrement accessibles, sous la forme de promenades commentées à travers une galerie d’images, ont également constitué une source d’inspiration et de réflexion dans le travail sur la médiation des œuvres lilloises. Par exemple Le Goff J., Un Moyen Âge en images, Paris, Hazan, 2000.

[16] Parmi ses nombreux travaux ouvrant des perspectives de lecture nouvelles des œuvres visuelles du Moyen Âge, citons : Schmitt J.-C., La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Galimard, 1990 ; Les corps, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris, Gallimard, 2001 ; Le corps des images. Essais sur la culture visuelle du Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2002.

[17] Pour une approche anthropologique de l’art médiéval mettant en avant la notion d’image, voir notamment Belting H., Bild und Kult: eine Geschichte des Bildes vor dem Zeitalter der Kunst, Munich, C. H. Beck, 1990 ; première traduction française Image et culte : une histoire de l’image avant l’époque de l’art, Paris, Cerf, 1998 ; Schmitt J.-C., Le corps des images. Essais sur la culture visuelle au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2002.

[18] Voir Frugoni C., La voce delle immagini. Pillole iconografiche del Medioevo, Turin, Einaudi, 2010 ; ou encore Medioevo sul naso. Occhiali, bottoni e altre invenzioni medievali, Rome ; Bari, Laterza, 2001.

[19] Parmi elles, signalons un important dépôt du musée des Beaux-Arts de Valenciennes.

[20] Sur les enseignes et ampoules de pèlerinage et les pratiques qui leur sont associées, voir Bruna D., Enseignes de pèlerinages et enseignes profanes, Paris, RMN, 1996 ; Enseignes de plomb et autres menues chosettes du Moyen Âge, Paris, Éd. du Léopard d’or, 2006. Plus récemment, voir Koering J., Les iconophages. Une histoire de l’ingestion des images, Paris, Acte Sud, 2021.

 

Pour citer cet article : Sophie Dutheillet de Lamothe et Sophie Loock, "Revoir le Moyen Âge, questionner l’histoire de l’art. Le réaménagement du département médiéval du Palais des Beaux-Arts de Lille", exPosition, 18 novembre 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles11/dutheillet-de-lamothe-loock-lille/%20. Consulté le 18 décembre 2025.

Approches muséales de Byzance en France

par Marc Verdure

 

Marc Verdure est issu de la filière culturelle en tant que conservateur du patrimoine. Après une formation de chartiste (2002) et de conservateur du patrimoine à l’institut national du Patrimoine (2006), il exerce ses fonctions au conseil départemental du Pas-de-Calais, à la conservation des Œuvres d’Art Religieuses et Civiles de la Ville de Paris et à la tête des musées de Belfort. Ces expériences lui ont permis d’appréhender les domaines très variés, depuis les travaux sur les Monuments historiques jusqu’à la rédaction de catalogues d’expositions, en passant par les étapes de réalisation administrative des projets. Sa thèse pour l’obtention du diplôme d’archiviste-paléographe portait sur un cartulaire byzantin du XIVe siècle sous la direction de Jacques Lefort (1939-2014) à l’EPHE. Par la suite, du fait des nécessités professionnelles, les études byzantines se sont éloignées mais il obtient en 2023 le poste de directeur de la bibliothèque byzantine et adjoint à la directrice des Bibliothèques, Archives et Collections au Collège de France.  —

 

Réfléchir sur le monde byzantin en France en 2025 n’est pas anodin : bien qu’il s’agisse d’une civilisation disparue depuis 1453 et restée sans héritière politique, Byzance porte des problématiques très actuelles. L’idée de décadence, l’idéologie impériale ou encore l’image d’une citadelle chrétienne (orthodoxe) assiégée par l’Islam sont des thématiques très contemporaines qui contrastent avec le constat fréquemment effectué que Byzance demeure aussi, aux yeux du public, soit profondément arriéré soit terriblement attirant et exotique[1]. Byzance est également un concept particulièrement difficile à définir car ses limites ne recouvrent pas de réalité politique : pour les besoins de notre sujet, nous nous focaliserons donc sur la définition donnée par le musée du Louvre lors de la création de son futur département des Arts de Byzance et des Chrétientés en Orient (DABCO) : de l’Éthiopie à la Russie, du Caucase à la Mésopotamie et des Balkans au Levant. Signe de son actualité, Byzance fait enfin l’objet d’un réexamen décolonialiste dans le domaine académique[2] et l’ouverture prévue en 2027 du DABCO marque un jalon majeur dans la reconnaissance auprès des publics du plus grand musée du monde.

Cette actualité interroge. Comment se manifeste la « présence de Byzance » (selon les termes de J.-M. Spieser) dans les pratiques curiatoriales en France depuis la grande exposition organisée par le musée du Louvre en 1993 intitulée Byzance. L’art byzantin dans les collections publiques françaises ? De quoi les expositions sur Byzance sont-elles le nom ? Que montre-t-on à l’occasion de ces expositions, que ne montre-t-on pas et que cherche-t-on à transmettre ? Ainsi, à partir d’un corpus d’expositions françaises organisées autour du monde byzantin[3], nous envisagerons trois questions particulièrement significatives et débattues : nous aborderons l’orientalisme tout d’abord, caractère lié à Byzance depuis le XVIIIe siècle[4]. L’idée impériale sera ensuite étudiée, puisque le thème d’un empire millénaire reste un sujet de fascination ou de rejet. Enfin une place sera accordée à l’icône, typologie d’œuvre d’art longtemps éloignée des musées français et en voie de reconnaissance.

Une tentation orientaliste existe-t-elle pour les expositions d’art byzantin[5] ?

Byzance, en tant que civilisation située à l’Est du bassin méditerranéen, doit faire face à une difficulté intrinsèque soulignée (de manière polémique) par Edward Saïd dans L’orientalisme : l’Orient créé par l’Occident (1980) : de manière subtile ou non, l’Occident interprète tout ce qui vient de l’Est et l’intègre dans une logique spécifique propre à justifier son sentiment de supériorité[6]. À ce titre, l’exposition Un port pour deux continents (Paris, Grand Palais, 2010)[7] paraît une illustration symptomatique en ce qu’elle utilise des images bien connues du grand public. Trois atmosphères sont ainsi conçues par le scénographe Boris Micka : la partie sur Byzance est structurée comme une grande ruine où se découpent des objets ; la période ottomane donne à voir l’intimité d’un palais ; la période moderne est conçue comme une « boîte de Pandore » selon les mots du scénographe, puisque la modernisation de la ville donne lieu à des découvertes archéologiques importantes comme celle du port de Théodose. Cette exposition permet ainsi à l’un de ses organisateurs et responsables du catalogue, l’historien ottomaniste Edhem Eldem, de souligner au cours d’une conférence inédite que, dès l’Exposition universelle de 1867, l’Empire ottoman présente sa capitale sous l’apparence qu’il pense attendue des Occidentaux et met en scène les clichés véhiculés par les voyageurs : les cafés, les harems ou les vues photographiques du Bosphore. Par la suite, au XXe siècle, quand les Jeunes-Turcs veulent intégrer le concert des nations et moderniser des pans entiers de la société et de l’économie, ils ne peuvent se contenter de ce caractère désuet et vont rechercher des sources plus aristocratiques. Toutefois, même si cette vision d’une ville essentiellement ottomane par le prisme unique de l’aristocratie reste partielle, l’exposition du Grand Palais veut offrir sur Istanbul un récit compris des Européens, une histoire ininterrompue depuis l’antiquité gréco-romaine qui souligne autant le passé chrétien de Constantinople que le cliché orientaliste.

Comme le souligne Averil Cameron après Edward Saïd[8], Byzance se présente ainsi longtemps avec un caractère oriental, dans le même registre que l’Empire ottoman, et se démarque en cela de la Grèce et de Rome dont on souligne le rationalisme et les racines avec l’Europe. Cette Byzance imaginaire, relativement immuable et décadente, n’a pas grand-chose à voir avec la Byzance des historiens qui tendent au contraire à en souligner les complexités, les connexions avec le Proche-Orient arabe ou la Méditerranée occidentale.

Les trésors de l’Orient

La fascination pour l’Orient se mêle volontiers à un attrait pour la préciosité et les trésors. Byzance n’échappe pas à ce tropisme particulièrement perceptible dans le choix des titres des expositions en France ainsi qu’à l’étranger : The Glory of Byzantium (New York, Metropolitan Museum of Art, 1997), Gold und Blei: byzantinische Kostbarkeiten aus dem Münsterland ([D’or et de plomb : trésors byzantins de la région de Münster] Münster, Archäologischen Museum, 2012) pour ne citer que quelques exemples. La première grande exposition d’art byzantin en France, organisée par le musée des Arts décoratifs en 1931, est marquée par ce schéma même si l’ambition intellectuelle des organisateurs était de présenter « une image aussi complète que possible des différents arts byzantins, pendant plus d’un millénaire, dans toutes les techniques[9] », selon Rémi Labrusse, tout en réhabilitant l’esthétique byzantine déconsidérée par rapport à la vision occidentale classique centrée sur le mimétisme. Byzance conserve ce trait décoratif et oriental pendant toute la seconde moitié du XXe siècle, notamment au département des Objets d’Arts du musée du Louvre même si la logique patrimoniale y diffère de celle du musée des Arts décoratifs : alors que ce dernier vise avant tout à être utile et former le goût des ouvriers d’art en montrant des outils pédagogiques, en revanche le musée du Louvre recherche des pièces pour leur intérêt dans l’histoire générale de l’art ou pour leur rareté en présentant des chefs-d’œuvre[10]. La salle 501 du musée du Louvre expose ainsi aujourd’hui environ 90 objets d’art répartis entre l’art du haut Moyen Âge et l’art byzantin. Si aucun parcours n’est imposé au visiteur, ce dernier est toutefois facilement attiré par trois objets présentés dans des vitrines isolées : la statuette équestre de Charlemagne, la patène de serpentine du trésor de Saint-Denis et la patène Stoclet en sardoine[11]. À aucun moment son attention n’est attirée par autre chose que par la préciosité ; l’histoire des saisies révolutionnaires de 1793, la superposition des décors sur des objets qui voyagent, la rareté de certains matériaux ou même la spécificité des usages des objets sont passés sous silence. La vitrine 13, par exemple, rassemble une mosaïque portative constantinopolitaine avec des objets issus du monde byzantin (Géorgie, Syrie, Bulgarie) sans lien fonctionnel entre eux et dont la réunion vise peut-être à illustrer la diversité des styles au sein d’un empire multi-ethnique. La logique patrimoniale du musée du Louvre est ici évidemment focalisée sur la préciosité et le savoir-faire et contraste singulièrement avec l’approche allemande récente centrée sur la valeur d’usage des objets, par exemple lors de Byzanz. Das Licht aus dem Osten (Paderborn, Erzbischöflichen Diözesanmuseum, 2001-2002) sur laquelle nous reviendrons, ou lors de Byzanz: Pracht und Alltag (Bonn, Ausstellungshalle der Bundesrepublik Deutschland, 2010).

Une démarche décoloniale pour les études byzantines ? L’exemple de la notion d’empire

Comme presque tous les domaines des sciences humaines, Byzance n’échappe pas à la pensée décoloniale, principalement parce que cette opération critique permet de reformuler des questions majeures de l’histoire byzantine, par exemple la notion d’empire qui évolue selon les époques[12]. Que signifie ce mouvement de pensée dans les musées français pour cette période donnée[13] ? Tout d’abord il faut rappeler que le musée du Louvre a questionné à plusieurs reprises le rapport entre centre et périphérie à l’occasion de ses projets portant non sur l’art de la capitale mais sur l’Arménie (2007), la Russie (2010), Chypre (2012-2013), la Bulgarie (2018) ou encore la Roumanie (2019). Dans ces exemples, la spécificité d’un territoire à travers ses échanges avec ses voisins est ainsi systématiquement abordée en ce qui concerne les pratiques religieuses, le commerce et les circulations. Pour aller plus loin, les futures salles du DABCO feront écho à celles, mitoyennes, du département des Arts de l’Islam et du département des Antiquités grecques, étrusques et romaines afin de souligner les continuités, les emprunts et les rivalités. Une entreprise encore plus stimulante est menée par le musée du Louvre-Lens dans sa galerie du Temps qui compare et met en regard des œuvres d’art contemporaines provenant de régions différentes (Fig. 1) : la Vierge et l’Enfant dite Vierge géorgienne peinte en Russie durant la première moitié du XVIe siècle côtoie ainsi un buste en marbre sculpté entre France et Italie à la fin du XVe siècle, une tête de Christ champenoise du XVIe siècle, une représentation de Chen Mi Zang Roi-gardien de l’ouest réalisée en bronze au XVe siècle au Tibet ou encore un portrait de Songdi Wang, roi du troisième Enfer réalisé en Chine en 1517 en fonte de fer. De telles initiatives offrent l’occasion de réfléchir aux valeurs communes de l’art du portrait entre cultures et domaines artistiques tout en relativisant l’idée d’élection ou de hiérarchie entre les civilisations.

Fig. 1 : La Galerie du Temps du musée du Louvre-Lens, détail de l’environnement de la Vierge et l’Enfant, dite Vierge géorgienne. Photographie de l’auteur.

Un tel dispositif ne rend toutefois pas possible le rééquilibrage entre culture aristocratique et consommation ordinaire puisque l’objet reste toujours choisi en fonction de sa préciosité et de sa puissance visuelle, au contraire du projet Das Licht aus dem Osten (Paderborn, 2001-2002) qui présente l’articulation du sacré et du profane au sein de la cour impériale, de l’Église et de la vie quotidienne[14]. En classant les objets par typologies, cette exposition montre l’ambiguïté qui existe entre profane et sacré, par exemple autour d’un sarcophage du IVe siècle dont l’iconographie peut être interprétée de façon chrétienne ou païenne ou encore avec des monnaies, des bijoux et des objets courants à l’effigie du Christ ou de la croix montrant que Byzance est une puissance économique et politique où la religion chrétienne est puissamment enracinée. Mais c’est surtout avec de la lumière que l’Empire byzantin, davantage que la chrétienté occidentale, entretient des rapports étroits et l’exposition allemande soigne particulièrement la présentation d’artefacts dans ce registre, de façon à procurer une sorte d’expérience du surnaturel au visiteur[15].

De même, les allusions aux pratiques colonialistes de Byzance sont inexistantes dans les expositions : tout comme l’époque justinienne est présentée comme un âge d’or artistique dans Byzance. L’art byzantin dans les collections publiques françaises (Paris, musée du Louvre, 1993), l’exposition Le trésor de Preslav (Paris, musée du Louvre, 2018) ne mentionnent pas la brutalité avec laquelle Byzance réoccupe militairement et fiscalement la Bulgarie au XIe siècle[16]. L’Empire byzantin pouvant être alternativement colonisateur ou colonisé (par les Latins après la prise de Constantinople en 1204 par exemple), il serait juste de faire état de l’étendue des pillages et de la rapacité des Latins à l’occasion de la conquête de 1204, ce que fait le catalogue de l’exposition Le trésor de la Sainte-Chapelle mais non l’exposition dont la perspective est uniquement d’évoquer l’histoire de la constitution du trésor.

L’appropriation nationaliste de Byzance

Cette démarche critique et décoloniale est également pertinente lorsque l’on envisage des projets visant à s’approprier Byzance. Dans le catalogue de la 9e exposition du conseil de l’Europe organisée à Athènes en 1964 et intitulée L’art byzantin. Art européen, l’art byzantin est synonyme d’art grec et se réduit à l’art de la capitale, Constantinople, le reste de l’Empire étant réduit au rôle d’admirateur[17]. Avec l’émergence de nationalismes dans l’est de l’Europe après 1989, l’héritage de Byzance fait à son tour l’objet d’appropriations et de revendications en Bulgarie, Grèce, Macédoine, Russie ou Serbie qui s’appuient sur l’origine de l’alphabet, la pratique orthodoxe ou encore l’architecture et les arts[18]. Il semble donc juste de rétablir l’équilibre parmi les foyers de production byzantins au cours du Moyen Âge, comme l’avait déjà fait Gabriel Millet à travers ses enseignements au Collège de France (1926-1937) et comme le propose le musée du Louvre à travers les expositions déjà signalées précédemment. Toutefois, face à cette tentation nationaliste qui réduit la perspective et oppose les nations les unes aux autres, l’accent est peu à peu porté, en France, sur ce qui unit intellectuellement et artistiquement les peuples. Ainsi l’exposition L’invention de la Renaissance (Paris, Bibliothèque nationale de France, 2024) met-elle en exergue le rôle de transmission des lettrés et commanditaires byzantins migrant en Italie durant le XVe siècle ainsi que leur apport significatif à l’humanisme et à la redécouverte des textes antiques[19]. De son côté, l’exposition Revoir Cimabue. Aux origines de la peinture italienne (Paris, musée du Louvre, 2025) souligne, grâce à un regard renouvelé sur les icônes, la dette des artistes italiens à l’égard de leurs devanciers grecs qui circulaient abondamment entre Venise, la Crète ou Corfou.

Pour contrer la rivalité nationaliste stérile, il serait peut-être également utile de porter attention à des initiatives transversales sur le modèle du projet Byzantine Things in the World (Houston, The Menil Collection, 2013)[20] : le commissaire Glenn Peers, professeur d’art médiéval et byzantin à l’université d’Austin (Texas), propose de considérer les objets d’art simplement en tant qu’objets et non comme des œuvres d’art, sous peine de les priver de tout sens en tant  qu’élément matériel, et de les mettre ensuite en résonance avec des objets similaires modernes ou issus de cultures non occidentales. En juxtaposant par exemple une icône byzantine, un tableau abstrait de Barnett Newman ou un boli du Niger, l’exposition espère rappeler au visiteur que les objets sont dynamiques et non inertes et qu’ils l’interpellent sur son rapport à son propre corps. Faisant appel à la notion d’animisme, le commissaire souligne que les frontières entre les objets et les hommes sont floues, à Byzance comme aujourd’hui. Ainsi la modernité entre-t-elle en dialogue avec le Moyen Âge, l’un éclairant l’autre en restant sur le plan de la matérialité.

Pour un détour ethnologique

Le processus de décolonisation concerne autant les pratiques muséales que les principes de muséologie et un détour par les musées ethnologiques permet de situer les enjeux de cette question difficile[21]. En effet, l’ouverture de musées comme celui du Quai Branly-Jacques Chirac a souligné la nécessité de régénérer la valeur sacrée de certains objets afin de les faire comprendre aux visiteurs occidentaux. La recherche a ainsi prouvé que, dès le XVIe siècle, les liens entre l’objet et le contexte d’origine se rompent dans le regard occidental, par exemple à l’occasion des démembrements de tableaux d’église[22], rendant l’aphorisme de l’historien Philip Fisher terriblement significatif : « Take the crucifix out of the cathedral and you take the cathedral out of the crucifix[23] ». Dès lors, la vision européenne se fonde soit sur la contemplation esthétique silencieuse (par exemple au pavillon des Sessions du musée du Louvre) soit sur une vision scientifique (développée par Maurice Godelier : « passer de la joie de voir à la joie de savoir[24] »). Or, cette double conception est évidemment questionnée par l’interprétation des indigènes qui est totalement différente, entre animisme et totémisme pour se référer aux régimes de mondiation de Philippe Descola[25]. En d’autres termes, « être affecté par la foi des autres et garder la porte ouverte pour d’autres expériences du sacré : voilà le défi contemporain des musées post-coloniaux[26] ».

La plupart du temps, les expositions d’art byzantin sont montrées en France dans un cadre scénographique sobre et dépouillé mettant en valeur les pièces sans théâtralisation. Exemple parmi tant d’autres, l’exposition Sainte Russie (Paris, musée du Louvre, 2010)[27] présente un très grand nombre d’icônes en misant d’une part sur des perspectives lointaines qui rendent possible une appréciation à distance et, d’autre part, sur un isolement qui exemplifie leur valeur spirituelle. Il en est ainsi des panneaux de l’iconostase de la cathédrale de la Dormition du monastère de Saint-Cyrille-du-Lac-Blanc (fin du XVe siècle) installés dans un environnement particulièrement soigné et sobre misant sur la seule force des images. En outre, le souci d’exhaustivité des expositions se traduit généralement par un plan chronologique qui permet de poser le cadre géographique et historique pour un public peu familier de ces régions et qui facilite aussi, en les contextualisant, la perception des mutations stylistiques. De plus, ces expositions font appel à des spécialistes en certains domaines (sculpture, ivoire, orfèvrerie, textile, peinture etc.) afin de multiplier les axes d’approche et servir le caractère encyclopédique du projet. Il n’entre pas dans les objectifs de telles expositions à vocation scientifique de s’attarder sur la vocation d’usage initiale des objets : le plan chronologique et l’appel à des historiens de l’art focalisent l’attention sur l’évolution des styles, l’histoire de la commande et la matérialité des objets, mais très peu sur le rituel en question.

Il en va tout autrement avec l’exposition Chrétiens d’Orient (Paris, Institut du Monde arabe, 2017-2018), nettement axée vers les religions chrétiennes au Proche-Orient et mettant particulièrement en relief le culte ou la signification rituelle des images à travers des sections ad hoc : « Espace sacré, espace profane dans l’architecture des premières églises » ou « Culte des saints, renouveau monastique et pratiques religieuses contemporaines ». Une telle anthropologie des pratiques est susceptible d’éclairer le sens des créations artistiques dans le domaine sacré qui répond tout particulièrement à la définition de l’aura de Walter Benjamin[28] : un objet porteur d’aura a, outre sa vertu phénoménologique, celle de véhiculer des images associées qui en élargissent la signification en faisant appel à l’inconscient du regardeur ; dès lors, la signification d’un tel objet dépasse le seul domaine de l’art et éclaire la valeur de culte qui lui est donnée.

L’icône n’est pas une œuvre d’art comme les autres

L’image à Byzance transporte avec elle des nuances et des significations qu’il ne faut pas sous-estimer à notre époque actuelle car « Byzance a vu des gens mourir pour des images[29] », notamment pendant plus d’un siècle de guerres civiles autour de l’iconoclasme (VIIIe-IXe siècle)[30]. Par ailleurs, le terme d’image n’est plus neutre quand le public d’aujourd’hui aborde le domaine byzantin : accoler le mot d’« icône » à un objet l’entoure immédiatement de significations spirituelles et rituelles, le définissant ainsi en tant qu’objet religieux alors que des retables occidentaux dont l’usage est similaire sont, comme on l’a vu précédemment[31], aujourd’hui admirés en premier lieu pour leur valeur esthétique. Autrement dit la notion d’art ne va pas de soi pour un homme byzantin pour qui l’image peut être avant tout un objet d’adoration ou de détestation. L’immense bénéfice de ce constat est d’obliger le chercheur à s’interroger sur la relation des Byzantins aux productions artistiques, autrement dit d’établir une anthropologie de l’image sans laquelle la compréhension de l’art byzantin est presque vaine. L’exemple du portrait voit ainsi son objet évoluer entre la vision païenne naturaliste et la définition chrétienne qui ôte les éléments sensibles : plutôt que l’imitation, les artistes chrétiens recherchent la vérité révélée et une inscription a possiblement plus de signification et de valeur qu’une touche de pinceau plus animée ou un dessin plus adroit[32]. L’icône laisse la personne représentée un peu au-delà de la simple identification mais un peu en-deçà de l’individualité : comme l’explique Gilbert Dagron, « c’est au fidèle, et non au peintre, qu’il appartient d’achever le portrait[33] ».

En France, une vision presque toujours esthétique

Comme on l’a souligné, le plan chronologique est prédominant dans la plupart des expositions temporaires françaises sur Byzance. Quelques exemples américains[34] ou allemands[35] montrent toutefois, a contrario, qu’un angle thématique rend possible une présentation transversale de la vaste zone d’influence byzantine afin d’en esquisser la pluralité ethnique, culturelle, linguistique et religieuse et son évolution. On a vu que Chrétiens d’Orient (Paris, Institut du Monde arabe, 2017-2018) ménageait des sections thématiques au sein de son parcours chronologique et c’est aussi un choix thématique que le musée du Louvre fait lors de l’exposition d’une trentaine de pièces de broderies roumaines replacées dans leur contexte liturgique et dévotionnel, privé ou collectif (Paris, musée du Louvre, 2018-2019). De même, la récente réouverture du musée de Cluny – musée national du Moyen Âge en 2022 offre une place de choix à Byzance dès la salle 1 intitulée « L’art au début du Moyen Âge en Occident et en Orient » : aux côtés de vitrines dédiées à la renaissance carolingienne, à l’art ottonien, à l’Espagne wisigothique et aux tissus nord-africains, l’art byzantin prend place à travers une vitrine d’ivoires des Ve-VIe siècles et une autre consacrée à la diffusion des modèles en ivoire et en métal entre Italie, Espagne et Constantinople du VIIIe au XIe siècles. Le musée exprime donc la continuité entre l’Empire d’Orient et les principautés occidentales et insiste sur la survivance de techniques, d’esthétique et de réseaux commerciaux entre l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge.

Les territoires du sacré

Le musée, en tant qu’espace de questionnements et de discussions, rend possible en théorie l’ouverture à d’autres réalités que le lieu saint ne permet pas toujours, à condition que le musée ne cherche pas non plus à imposer une vision globale et autoritaire au nom de la science ou de l’esthétique[36]. Le choix de la lumière oppose ainsi les deux espaces : le musée veut privilégier une lisibilité optimale (limitée certes par les conditions d’éclairement) quand le lieu sacré préfère l’obscurité et le mystère. Ce principe est particulièrement visible dans les projets portés par le musée du Louvre précédemment cités mais ne va pas tout à fait de soi lorsqu’il est question de la société byzantine, si imprégnée de religion comme le montrait l’exposition de Paderborn. Il faut noter en outre que l’appellation du futur DABCO, si elle fait entrer le terme « chrétien » dans la nomenclature muséale, tente pourtant de se distinguer d’une appellation religieuse : « chrétiens d’Orient » est un vocable usité depuis Napoléon III et porte une idée colonialiste ; en insistant sur la dimension géographique à travers l’expression « en Orient », le nouveau département souligne que l’attention sera portée sur l’aire civilisationnelle et non religieuse[37].

Il faut aussi être conscient, comme le rappelle le muséologue britannique Kenneth Hudson, qu’« un tigre empaillé dans un musée est un tigre empaillé dans un musée, et pas un tigre[38] », autrement dit qu’un musée ne peut restituer la puissance rituelle d’un objet religieux. Toutefois il reste possible de la transmettre par la médiation culturelle ou des programmes d’action culturelle mettant en jeu une dramaturgie.  C’est déjà le constat effectué à l’occasion de l’exposition Das Licht aus dem Osten (Paderborn, 2001-2002) :

« L’exposition atteint naturellement ses limites lorsqu’il s’agit de faire expérimenter la sensualité du monde byzantin et de la liturgie […]. Un vaste programme d’accompagnement donne aux visiteurs l’occasion de se pencher plus intensivement sur le sujet, malheureusement sous forme de présentations académiques[39]. »

Sur cet aspect, la présentation d’icônes ukrainiennes au musée du Louvre-Lens à l’occasion de l’exposition Icônes venues d’Ukraine (Lens, musée du Louvre-Lens, 2024-2025) offre un échantillon révélateur des capacités d’un musée (Fig. 2), en privilégiant la rareté (quatre icônes présentées) et l’idée de sacré : la scénographie propose une entrée ressemblant à un portail d’église (colonnes géminées, chapiteaux, arc en plein cintre) et un espace semblable à un chœur d’église (plan à pans coupés). Si les icônes sont isolées et éclairées de façon à les magnifier, elles sont aussi accompagnées d’un ensemble de textes courts et précis retraçant leur provenance et leur signification ainsi que de panneaux de médiation culturelle permettant d’en exprimer l’iconographie et le rôle liturgique. Enfin, le choix d’une couleur bleu profond pour les cimaises n’est pas dû au simple rapport avec les fonds dorés des œuvres mais rappelle surtout la couleur de la caisse ayant abrité La Joconde pendant la Seconde Guerre mondiale : des icônes byzantines à l’icône moderne, le trait d’union est tracé.

Fig. 2 : Icônes venues d’Ukraine, musée du Louvre-Lens. Photographie de l’auteur.

L’ouverture en 2027 du DABCO marquera l’entrée de Byzance dans l’histoire des civilisations relatée par le musée du Louvre : à travers la vaste aire concernée, cet événement est l’occasion d’en finir avec les notions d’orientalisme et avec la relative ignorance dans laquelle les pratiques chrétiennes orthodoxes sont maintenues. Le département hérite aussi d’une période de renouvellement de la réflexion scientifique autour de Byzance, aiguillonnée par de nouveaux axes de recherche et par des comparaisons avec les productions matérielles d’autres aires civilisationnelles. Entre la « provincialisation[40] » de l’Europe occidentale promue par l’historien Dipesh Chakrabarty et le questionnement sur les pratiques culturelles de l’image au sein du vaste monde byzantin qui mettra en perspective les choix occidentaux, le regard sera profondément renouvelé et probablement revivifié par l’apport d’œuvres originales et des principes de muséalisation renouvelés.

 

Notes

* Toutes les URL ont été consultées en juillet 2025.

[1] Cameron A., « Byzantium between East and West », Spieser J.-M., Présence de Byzance, Gollion, Infolio, 2007, p. 113-133.

[2] Anderson B., Ivanova M., Is Byzantine Studies a Colonialist Discipline? Toward a Critical Historiography, University Park, The Pennsylvania State University Press, 2023.

[3] Trésors médiévaux de la République de Macédoine (9 février – 3 mai 1999 au musée de Cluny – musée national du Moyen Âge), Le trésor de la Sainte-Chapelle (31 mai-27 août 2001 au musée du Louvre), Armenia Sacra (17 février – 21 mai 2007 au musée du Louvre), De Byzance à Istanbul. Un port pour deux continents (10 octobre 2009 – 25 janvier 2010 aux galeries nationales du Grand Palais), Sainte Russie (5 mars – 24 mai 2010 au musée du Louvre), Chypre, entre Byzance et l’Occident (28 octobre 2012 – 28 janvier 2013 au musée du Louvre), Le trésor de Preslav. Reflet d’un âge d’or du Moyen Âge bulgare (27 juin – 5 novembre 2018 au musée du Louvre), Chrétiens d’Orient. Deux mille ans d’histoire (26 septembre 2017 – 14 janvier 2018 à l’Institut du Monde arabe), Broderies de tradition byzantine en Roumanie du XVe au XVIIe siècle (17 avril – 19 juillet 2019 au musée du Louvre), Icônes venues d’Ukraine (12 septembre 2024 – 16 février 2026 au musée du Louvre-Lens).

[4] Spieser J.-M., Présence de Byzance, Gollion, Infolio, 2007, p. 15.

[5] Stouriatis Y., Identities and Ideologies in the Medieval East Roman World, Edimbourg, Edinburgh University Press, 2022, p. 19.

[6] Cameron A., « Byzantium between East and West », Spieser J.-M., Présence de Byzance, Gollion, Infolio, 2007, p. 120.

[7] Interview de Boris Micka, Scénographe de l’exposition De Byzance à Istanbul présentée aux Galeries nationales (Grand Palais, Champs-Élysée) : https://www.dailymotion.com/video/xb8vto  ; voir aussi : Visite de l’exposition De Byzance à Istanbul au Grand Palais. Saison de la Turquie en France, en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=JusMyaVdldw.

[8] Cameron A., « Byzantium between East and West », Spieser J.-M., Présence de Byzance, Gollion, Infolio, 2007, p. 131.

[9] Labrusse R. « Modernité byzantine : l’Exposition internationale d’art byzantin de 1931 à Paris », Arnoux-Farnoux L., Kosmadaki P., Le double voyage : Paris-Athènes (1919-1939), Athènes, École française d’Athènes, 2020, p. 221-242.

[10] Seraïdari K., « Temporalités patrimoniales et art byzantin au Louvre », Temporalités, n° 39, 2024, en ligne :  https://journals.openedition.org/temporalites/12071.

[11] Le plan interactif de la salle 501 du musée du Louvre est consultable en ligne avec les pièces exposées : https://collections.louvre.fr/plan?niveau=1&num_salle=291650.

[12] Anderson B., Ivanova M., Is Byzantine Studies a Colonialist Discipline? Toward a Critical Historiography, University Park, The Pennsylvania State University Press, 2023, p. 5-9.

[13] Dospěl Williams E., « Equity, Accessibility and New Narratives for Byzantine Art in the Museum », ibid., p. 172-178.

[14] Vanderheyde C., « Christoph Stiegemann (ed.), Byzanz. Das Licht aus dem Osten. Kult und Alltag im byzantinischen Reich vom 4. bis 15. Jahrhundert. Katalog der Ausstellung im Erzbischöflichen Diözesanmuseum Paderborn », L’Antiquité classique, t. 72, 2003, p. 670.

[15] Pahlke G., « Ausstellungsrezension zu: Byzanz – Das Licht aus dem Osten, 06.12.2001 – 28.04.2002 Paderborn », H-Soz-Kult, 2002, en ligne : https://www.hsozkult.de/exhibitionreview/id/reex-130546.

[16] Kaldellis A., Romanland: Ethnicity and Empire in Byzantium, Cambridge, Belknap Press, 2019, p. 239.

[17] Grabar A., « Le message de l’art byzantin », L’art byzantin. Art européen, cat. exp., Athènes, Palais du Zappeion, 1964, p. 49-63.

[18] Cameron A., « Byzantium between East and West », Spieser J.-M., Présence de Byzance, Gollion, Infolio, 2007, p. 122-125.

[19] L’invention de la Renaissance. L’humaniste, le prince et l’artiste, exp., Paris, Bibliothèque nationale de France, 2024.

[20] Peers G., Byzantine Things in the World, Houston, The Menil Collection, 2013.

[21] Brulon Soares B., « Every Museum has a God, or God is in Every Museum? », ICOFOM Study Series, n° 47 (1-2), 2019, p. 57-72, également en ligne : https://journals.openedition.org/iss/1358.

[22] Fouché F., « Le sacré affleure-t-il aussi au musée ? », ICOFOM Study Series, n° 47 (1-2), 2019, p. 105-121, également en ligne : https://journals.openedition.org/iss/1570.

[23] Fisher P., Making and Effacing Art: Modern American Art in a Culture of Museums, Oxford, University Press, 1991, p. 19. Cité par Fouché F., « Le sacré affleure-t-il aussi au musée ? », ICOFOM Study Series, n° 47 (1-2), 2019, p. 105-121, également en ligne : https://journals.openedition.org/iss/1570.

[24] Cité par Brulon Soares B., « Every Museum has a God, or God is in Every Museum? », ICOFOM Study Series, n° 47 (1-2), 2019, p. 66, également en ligne : https://journals.openedition.org/iss/1358.

[25] Descola, P., Les formes du visible : une anthropologie de la figuration, Paris, Seuil, 2021.

[26] Brulon Soares B., « Every Museum has a God, or God is in Every Museum? », ICOFOM Study Series, n° 47 (1-2), 2019, p. 66, également en ligne : https://journals.openedition.org/iss/1358.

[27] « Exposition Sainte Russie, de la Rus’ de Kiev à la Russie de Pierre le Grand, musée du Louvre – 2010 », Jean-Julien Simonot architecture scénographie, en ligne : https://jjsimonot.fr/projects/sainte-russie/ ; « Broderies byzantines de tradition roumaine au musée du Louvre », Saison France-Roumanie 2019, en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=1NtG-aRaWTg.

[28] Benjamin W., L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Folio, 1955 (1935).

[29] Grabar A., « Iconoclasme byzantin », cité par Durand J., « Avant-propos », Guillou A., Durand J. (dir.), Byzance et les images, Paris, Documentation française, 1994, p. 7.

[30] Auzépy M.-F., L’histoire des iconoclastes, Paris, Association des Amis du Centre d’Histoire et Civilisations de Byzance, 2007, 2.

[31] Fouché F., « Le sacré affleure-t-il aussi au musée ? », ICOFOM Study Series, n° 47 (1-2), 2019, p. 105-121, également en ligne : https://journals.openedition.org/iss/1570.

[32] En grec, l’on dit d’un peintre qu’il « écrit » (graphein) une icône.

[33] Dagron G., « L’image de culte et le portrait », Guillou A., Durand J. (dir.), Byzance et les images, Paris, Documentation française, 1994, p. 146.

[34] Architecture as Icon: Perception and Representation of Architecture in Byzantine Art, exp., Princeton University Art Museum, 2010 ; Africa and Byzantium, New York, The Metropolitan Museum of Art, 2023- 2024.

[35] Byzanz. Das Licht aus dem Osten, Paderborn, Erzbischöfliches Diözesanmuseum und Domschatzkammer, 2001-2002 ; Byzanz: Pracht und Alltag, Bonn, Ausstellungshalle der Bundesrepublik Deutschland,  2010.

[36] Mairesse F., « Le sacré au prisme de la muséologie », ICOFOM Study Series, n° 47 (1-2), 2019, p. 23-30, également en ligne : https://journals.openedition.org/iss/1293.

[37] Gay C., Bretaudeau C., entretien avec Maximilien Durand, « Il faut faire comprendre au visiteur que l’image est puissante », 30 janvier 2023, en ligne : https://louvrboite.fr/interview-de-maximilien-durand/.

[38] Hudson K., Museums for the 80s, Paris, UNESCO, 1977, p. 7. Cité par Mairesse F., « Le sacré au prisme de la muséologie », ICOFOM Study Series, n° 47 (1-2), 2019, p. 23-30, également en ligne : https://journals.openedition.org/iss/1293.

[39] Pahlke G., « Ausstellungsrezension zu: Byzanz – Das Licht aus dem Osten, 06.12.2001 – 28.04.2002 Paderborn », H-Soz-Kult, 2002, en ligne : https://www.hsozkult.de/exhibitionreview/id/reex-130546 : « Die Ausstellung kommt naturgemaess an ihre Grenzen, wenn es darum geht, die Sinnlichkeit der byzantinischen Welt und Liturgie erfahrbar zu machen […]. Ein umfangreiches Begleitprogramm gibt dem Besucher aus der naeheren Umgebung Gelegenheit, sich intensiver mit der Thematik zu befassen, leider ueberwiegend auch wieder in Form von Vortraegen, also auf der mehr rationalen Ebene ».

[40] Chakrabarty D., Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, Paris, Éd. Amsterdam, 2009 (2000).

Pour citer cet article : Marc Verdure, "Approches muséales de Byzance en France", exPosition, 18 novembre 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles11/verdure-approches-museales-byzance-france/%20. Consulté le 18 décembre 2025.

Revivalisme, authenticité et éthique : les collections de « récupération » architecturale médiévale du début du XXe siècle aux États-Unis

par Martha Easton

 

Martha Easton est associate professor en histoire de l’art et directrice du programme d’études muséales à Saint Joseph’s University (Philadelphia, Pennsylvanie). Ses recherches et publications ont porté sur divers sujets, notamment les manuscrits enluminés, les illustrations hagiographiques, les questions de genre dans l’art médiéval, la violence et la spiritualité, l’amour courtois et les ivoires gothiques, le médiévalisme à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, ainsi que le collectionnisme de l’art médiéval. 

 

Texte traduit de l’anglais (américain) par Mélina Collin, doctorante en histoire de l’art médiéval, sous la dir. de Géraldine Mallet, université Paul-Valéry – Montpellier 3.

 

On dit souvent que la première collection cohérente d’art médiéval aux États-Unis a été rassemblée par Isabella Stewart Gardner à Boston et exposée dans sa Fenway Court, ouverte en tant que musée en 1903[1]. Au début du XXe siècle, elle est rejointe par un certain nombre d’autres collectionneurs privés, ainsi que par des musées publics[2]. L’une des caractéristiques les plus frappantes de ces collections américaines d’art médiéval, tant privées que publiques, est qu’elles étaient souvent exposées dans des espaces au style historiciste, créant un contexte pseudo-historique pour une période que l’Amérique n’avait jamais connue. Dans la présente contribution, j’aborderai la question de la collection et de l’exposition de l’art médiéval aux États-Unis, en particulier d’éléments architecturaux provenant d’édifices médiévaux européens, qui ont été retirés à un moment donné pour être réutilisés dans des milieux américains. Je me pencherai également sur les questions d’authenticité, à la fois des objets réutilisés et de la manière dont ils ont souvent été employés pour créer une atmosphère « médiévale » dans les maisons privées et les musées où ils ont été installés. Enfin, j’aborderai la signification de ces fragments récupérés dans le présent – comment ils construisent un récit du Moyen Âge pour les publics modernes, en particulier dans les musées, et ce qu’ils signifient ainsi décontextualisés. À notre époque où les appels à la restitution et au rapatriement d’objets sont devenus de plus en plus courants, quelle est l’éthique qui entoure l’appropriation de la « récupération » architecturale médiévale ?

Les installations cherchant à évoquer une atmosphère « médiévale » à travers des œuvres d’art et d’architecture du Moyen Âge dans les collections américaines ont probablement été inspirées par la manière dont certains marchands d’art européens mettaient en scène leurs objets. Par exemple, à Paris, Émile Gavet avait une galerie résidentielle de style gothique remplie de pièces médiévales et de la Renaissance à vendre[3]. Certains collectionneurs américains ont vu ces aménagements artistiques en personne lors de leurs voyages en Europe, tandis que d’autres se sont appuyés sur des photographies. Il est probable qu’ils s’en soient inspirés pour recréer des agencements similaires avec les objets qu’ils avaient achetés. À titre d’exemple, Gavet a fourni des centaines d’objets à Alva Vanderbilt, qui les a exposés dans la « salle gothique » de sa Marble House à Newport (Rhode Island), le chalet d’été qu’elle partageait avec son mari[4]. Après leur divorce, elle mit la collection en vente et l’ensemble fut acheté en 1927 par l’impresario de cirque John Ringling pour l’installer dans son musée de Sarasota, en Floride[5]. Il les disposa, ainsi que le reste de sa vaste collection d’art, dans un bâtiment qui entourait une cour centrale avec des arcades simulant un cloître.

Alors que le cloître de Ringling était une réalisation fantasmée, d’autres Américains ont acquis des pièces architecturales qui avaient été retirées de leur contexte d’origine afin de créer l’ambiance appropriée pour leurs collections. Ils importèrent des objets tels que des portes, des fenêtres et des cheminées, mais aussi des éléments architecturaux beaucoup plus importants, notamment des plafonds et même des cloîtres, pour servir de points d’ancrage d’authenticité dans le bricolage de leur environnement réimaginé, en fournissant des liens matériels avec le passé médiéval[6]. Au début du XXe siècle, il était facile de se procurer des éléments architecturaux récupérés en Europe, qui avaient été retirés de leur emplacement d’origine pour diverses raisons. Des siècles de conflits religieux ont mis à mal des édifices médiévaux, tout comme les rénovations et l’évolution des goûts esthétiques, la négligence, voire l’abandon et, en particulier en Italie, les catastrophes naturelles telles que les tremblements de terre. Les perturbations et les dégâts causés par la Première Guerre mondiale ont également eu un effet profond sur le marché des fragments architecturaux déplacés.

La collection d’Isabella Stewart Gardner a servi de modèle à l’exposition d’œuvres d’art et d’architecture en suggérant leur contexte d’origine. Fenway Court présentait une cour intérieure centrale inspirée d’un palazzo de Venise, incorporant une variété d’objets et de fragments architecturaux datant de plusieurs siècles (Fig. 1). Le sculpteur George Grey Barnard a créé l’une des premières collections d’éléments de récupération architecturaux spécifiquement médiévaux, disposés de manière à suggérer une atmosphère authentique[7]. Contrairement à la plupart de ses contemporains, Barnard collectionnait des objets plutôt par nécessité, afin d’aider à financer ses projets de sculpture. N’ayant pas trouvé d’acheteurs immédiats, il a installé sa collection dans le haut de Manhattan et l’a ouverte au public en 1914. Il tenta de souligner l’authenticité des lieux en les éclairant à la bougie, où les visiteurs étaient accompagnés par des guides habillés en moines. En 1925, le financier et collectionneur d’art John D. Rockefeller Jr finança l’acquisition de la collection de Barnard pour le Metropolitan Museum of Art. Il acheta également le terrain de Fort Tryon Park sur les hauteurs de Manhattan. Quatre hectares du parc furent réservés à la construction d’un nouveau musée destiné à abriter la collection de Barnard, augmentée de nombreuses autres pièces, dont certaines provenant de Rockefeller lui-même. Malheureusement, Barnard mourut en 1938, quelques mois seulement avant l’ouverture au public de ce nouveau musée, The Cloisters, qui fut loué par tous.

Fig. 1 : Cour intérieure du Isabella Stewart Gardner Museum à Boston © Andre Carrotflower, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Aux Cloisters, des éléments architecturaux provenant de divers bâtiments médiévaux, principalement d’églises et de monastères, servent de décor au reste de la collection, les colonnes et les chapiteaux roses du cloître de Saint-Michel-de-Cuxa (Pyrénées-Orientales) étant l’élément historique central du musée[8] (Fig. 2). La plupart des visiteurs occasionnels du musée ne savent pas que seules certaines parties de l’ensemble datent du XIIe siècle ; les autres sont modernes, bien qu’elles aient été taillées dans le même matériau que l’original. D’autres musées américains possédant des collections médiévales – en particulier ceux qui ont intégré d’importants éléments architecturaux récupérés dans le cadre de leurs expositions – ont rencontré le même succès critique et populaire des installations « authentiques » des Cloisters. Le Toledo Museum of Art, dans l’Ohio, possède un cloître avec trois claires-voies provenant de trois monastères différents ; la quatrième a été créée en bois et en plâtre pour compléter l’illusion[9]. Le Worcester Art Museum, dans le Massachusetts, possède une salle capitulaire française du XIIe siècle provenant du prieuré bénédictin de Saint-Jean au Bas-Nueil, que le musée a achetée à George Grey Barnard. Le Philadelphia Art Museum (PhAM), en Pennsylvanie, possède une importante collection d’art médiéval, dont de nombreuses pièces ont été acquises auprès du même collectionneur[10]. Après avoir vendu sa première collection au Met, Barnard entama une deuxième série de collectes. Il vendit certaines pièces et en installa d’autres dans une nouvelle incarnation de son musée new-yorkais qu’il appela L’Abbaye ; à sa mort, ses descendants en vendirent le contenu au PhAM. C’est également auprès de George Grey Barnard que l’établissement fit l’acquisision du spectaculaire portail du XIIe siècle de l’abbaye de Saint-Laurent (Saint-Laurent-lès-Cosne, Nièvre) et du cloître encore plus évocateur de Saint-Genis-des-Fontaines (Pyrénées-Orientales), qui est en réalité un pastiche d’éléments originaux et de reproductions (Fig. 3).

Fig. 2 : Le cloître de Cuxa, 1130-40 (France) © New York : The Cloisters Collection, 25.120.398–.954 (Domaine public/libre accès)
Fig. 3 : Cloître avec des éléments de l’abbaye de Saint-Genis-des-Fontaines, des éléments médiévaux du sud-ouest de la France et des ajouts modernes, 1270-1280 (France) © Philadelphie : Philadelphia Museum of Art, 1928-57-1b (Domaine public/libre accès)

L’aura d’authenticité créée par ces simulacres d’espaces médiévaux s’inscrivait dans le droit fil de la popularité croissante des « period rooms » dans les musées américains, qui permettaient aux visiteurs de remonter le temps grâce à des présentations intégrées d’artefacts culturels[11]. Pourtant, l’exactitude historique a parfois été reléguée au second plan par rapport à l’attrait phénoménologique et émotionnel de ces galeries. Pour le directeur du PhAM, Fiske Kimball, la ligne de vue créée par le portail de l’abbaye Saint-Laurent dans le cloître était cruciale pour donner aux visiteurs le sentiment qu’ils se trouvaient dans un véritable espace médiéval, même si l’architecture des monastères médiévaux réels n’aurait jamais eu cette disposition. Dans son livre Moving Rooms: The Trade in Architectural Salvages, qui se concentre en particulier sur la dispersion des intérieurs des maisons de campagne anglaises, John Harris souligne comment de nombreuses salles d’époque (et collections privées) ont déformé et même détruit des matériaux de récupération afin de créer l’effet désiré[12].

Parmi les riches collectionneurs américains qui ont acquis des pièces architecturales médiévales, le plus remarquable est probablement William Randolph Hearst, qui en a acheté tellement qu’il ne pouvait pas tout utiliser, même s’il les a incorporées dans ses nombreuses résidences[13]. Certaines des pièces acquises par Hearst n’ont jamais été utilisées en raison de divers aléas. À la Brummer Gallery de New York, Hearst a acheté un cloître qui proviendrait d’une abbaye augustinienne près de Beauvais, avec l’intention de l’installer dans sa folie historiciste à San Simeon, en Californie. Lorsque Hearst connut des temps difficiles, il le céda aux Brummer lors vente au rabais en 1941[14]. Le cloître a ensuite été acheté par le Nelson-Atkins Museum of Art (Kansas City, Missouri). Hearst se procura également un cloître à Ségovie, en Espagne ; la vente a fait la une du New York Times, mais la dernière partie du titre indiquait : « Expédié malgré l’opposition des villageois de Ségovie[15] ». Après une série de problèmes, notamment le déballage et le remballage des pierres dans le désordre, le cloître a été stocké et n’a jamais été installé. Il a finalement été reconstruit à North Miami Beach dans les années 1950, dans le cadre d’un ensemble plus vaste de bâtiments aujourd’hui appelé « Ancien monastère espagnol ». En 1931, Hearst a acheté des parties d’un autre monastère espagnol, Santa María de Óvila, qu’il avait l’intention d’exposer à Wyntoon, une autre de ses résidences ressemblant à un château prévue pour remplacer une structure précédente qui avait brûlé. Le projet n’a jamais été mené à bien et de nombreuses pierres ont attendu  pendant des années dans le parc du Golden Gate à San Francisco, bien que certaines aient finalement été enlevées et réutilisées dans d’autres structures. La salle capitulaire, par exemple, a été reconstruite à l’abbaye de New Clairvaux en Californie (Fig. 4).

Fig. 4 : Salle capitulaire de Santa María de Óvila (Espagne) – Vina, Californie, abbaye de Notre-Dame de New Clairvaux, © Frank Schulenburg, CC BY-SA 3.0

La richesse de Hearst provenait principalement de son empire éditorial, spécialisé dans le « journalisme jaune » sensationnaliste. Il a commencé par recevoir le San Francisco Examiner en cadeau de son père, George Hearst, qui l’avait acquis en règlement d’une dette de jeu. Hearst Père était un ingénieur des mines extrêmement riche, possédant des intérêts internationaux dans des mines d’or et de diamants. Un autre ingénieur ayant fait partie de ses employés, John Hays Hammond, était quant à lui le père d’un autre collectionneur américain de pièces architecturales médiévales, le scientifique John Hays Hammond Jr.

Bien que presque inconnu aujourd’hui, Hammond Fils était l’un des inventeurs les plus importants de son époque, avec des centaines de brevets à son actif dans les domaines de la radio, du radar, de l’armement militaire, des instruments de musique et de la reproduction musicale[16]. Ses premières expériences ont été financées par son père, et son premier laboratoire se trouvait dans la propriété d’été de ses parents à Gloucester, dans le Massachusetts. Après s’être brouillé avec eux pour avoir épousé une divorcée plus âgée, Hammond acheta un terrain plus loin sur la côte et construisit entre 1926 et 1929 le monument qu’il appela « Abbadia Mare », mais qui fut connu par la suite sous le nom de Hammond Castle (Fig. 5). L’une des extrémités du bâtiment abritait le laboratoire moderne de recherche sur la radio de Hammond, mais le reste était un alignement fantaisiste d’espaces architecturaux pseudo-médiévaux – d’abord un donjon de château, puis une section de style gothique avec des contreforts, enfin un château français avec des toits coniques. À l’intérieur, une série de pièces médiévales servaient à la fois de résidence et de décor pour sa collection d’art et d’architecture antiques, médiévaux et de la Renaissance, y compris des éléments architecturaux tels que des portes, des fenêtres, des cheminées etc. Hammond y a vécu, mais il l’a immédiatement transformé en musée, toujours ouvert de nos jours.

Fig. 5 : Hammond Castle Museum, Gloucester, Massachusetts (construction en 1926-1929) © Philip Greenspun, 2006.

À l’insu de la plupart des gens, Hammond Castle a joué un rôle important dans le développement d’une conception cherchant à rendre l’atmosphère des galeries médiévales dans les musées américains. Lors de la planification du nouveau musée des Cloisters à New York, John D. Rockefeller Jr. a visité Hammond Castle avec sa femme, sa belle-sœur et son fils cadet David. Rockefeller était non seulement responsable de l’achat de la collection de Barnard pour le Metropolitan Museum of Art, mais également très impliqué dans de nombreux aspects de la conception et de la construction des Cloisters. Aux alentours de cette période, où il visita le château, l’architecte d’origine fut licencié et remplacé par l’architecte de Hammond, Charles Collens, du cabinet Allen and Collens basé à Boston.

En particulier, Harold B. Willis, qui travaillait avec Collens, fut la force directrice de Hammond Castle et des Cloisters (d’ailleurs le cabinet fut rebaptisé Collens, Willis and Beckonert après la mort de Francis Richmond Allen en 1931). Rockefeller et Collens avaient déjà travaillé ensemble sur la Riverside Church à New York, inspirée de la cathédrale de Chartres, mais la conception de Hammond Castle a clairement impressionné Rockefeller par la façon dont les fragments architecturaux historiques ont été utilisés en accord avec une architecture moderne conçue pour paraître ancienne.

Le château de Hammond et sa collection, sujets de mes travaux depuis plusieurs années, sont peu connus. L’une des frustrations a été le manque d’informations sur la provenance exacte des objets architecturaux récupérés par Hammond, d’autant plus que, comme pour d’autres collections du début du XXe siècle, des « faux » ont été mélangés aux originaux[17]. Certains étaient des reproductions d’œuvres d’art célèbres commandées par Hammond lui-même, tandis que d’autres étaient des pastiches ou même des éléments entièrement inventés, vraisemblablement par des marchands peu scrupuleux. Le démantèlement et la dispersion des bâtiments européens ayant eu lieu à différents moments de l’histoire, il est parfois difficile de retracer l’emplacement d’origine et les mouvements ultérieurs d’une grande partie du matériel qui s’est retrouvé dans les collections américaines. Parfois, les marchands et les collectionneurs ont mal identifié l’origine des éléments architecturaux récupérés, ce qui conduit actuellement à approfondir la question de leur provenance. Par exemple, les colonnes et les chapiteaux entourant le jardin d’herbes aromatiques des Cloisters, collectés à l’origine par Barnard, étaient traditionnellement identifiés comme provenant du monastère cistercien de Bonnefont-en-Comminges, près de Toulouse, mais des recherches récentes, en particulier celles de Céline Brugeat, ont révélé que de nombreux éléments émanaient en fait du monastère franciscain de Tarbes, datant de la fin du XIIIe siècle et démoli en 1907-1908[18] (Fig. 6). Autre exemple, plusieurs chercheurs ont identifié l’arcade du cloître à l’extérieur du château de Hammond comme étant une section d’un cloître de la fin du XIIIe siècle ou du début du XIVe siècle provenant du monastère franciscain d’Auch, dans le Sud-Ouest de la France[19] (Fig. 7). Une partie de ce cloître est toujours en place à Auch même. D’autres éléments achetés mais jamais utilisés par William Randolph Hearst ont fini par faire partie d’une structure pastiche qui se trouve aujourd’hui à l’Ocean Club à Paradise Island aux Bahamas. La dernière partie du cloître restant s’est retrouvée à Hammond Castle, mais après avoir été refusée par Raymond Pitcairn, qui possédait sa propre maison historiciste de Glencairn, à Bryn Athyn en Pennsylvanie, remplie d’éléments d’art et d’architecture à la fois médiévaux et de reproduction. Les arcades du cloître lui avaient été offertes en 1922 par le marchand d’art Joseph Brummer[20]. Elles ont fini par apparaître dans un catalogue de 1930 publié par le marchand d’art parisien Paul Gouvert. Il est probable que Hammond les ait achetées à ce dernier.

Fig. 6 : Cloître, fin XIIIe-XIVe siècle (France) © New York : The Cloisters Collection, 25.120.531–.1052 (Domaine public/libre accès)
Fig. 7 : Arcades du cloître d’Auch (France) – Gloucester, Massachusetts : Hammond Castle Museum © Martha Easton

L’un des endroits les plus évocateurs de Hammond Castle est la cour intérieure avec un bassin central (Fig. 8). Cet espace s’inspire clairement de la Fenway Court d’Isabella Stewart Gardner. Cette dernière se rendait souvent à Gloucester et fréquentait les amis de Hammond, même si les deux collectionneurs n’étaient pas de la même génération. Selon un écrit d’Hammond, son but était de donner l’impression d’un village médiéval français qui se serait développé autour d’un ancien impluvium romain. Deux façades de maisons médiévales ancrent l’agencement, toutes deux construites avec une combinaison de briques et de poutres en bois et, très probablement, d’éléments médiévaux et modernes. Hammond a mentionné dans son journal qu’il avait acheté celle de droite à Auguste Decour, marchand d’art à Paris, et qu’elle était originaire de la ville d’Amiens[21].

Fig. 8 : Cour intérieure – Gloucester, Massachusetts : Hammond Castle Museum © Martha Easton

La porte monumentale appartenant au gothique flamboyant située sur le mur oriental de la cour est l’une des pièces de récupération architecturale les plus impressionnantes obtenues par Hammond (Fig. 9). Dans son journal, elle est décrite comme provenant d’un château de la ville de Varennes (Somme) ce qui est repris dans un guide ultérieur portant sur le château. Il s’avère que cette attribution est inexacte et que l’erreur pourrait bien être un problème de prononciation. Il y a plusieurs années, des habitants de la ville de Varaignes (Dordogne), dans le Sud-Ouest de la France, ont cherché sur Internet des images d’un portail du château local qui avait disparu. Ils l’ont trouvé à Hammond Castle. Le château s’est détérioré au fil des siècles et, en tant que partie la plus remarquable de la structure, le portail a été vendu dans les années 1920, puis vendu à nouveau à Hammond par un marchand parisien au début des années 1930[22].

Fig. 9 : Portail, début du XVIe siècle, originaire de Varaignes (France) – Gloucester, Massachusetts : Hammond Castle Museum © Martha Easton

L’enlèvement de vestiges architecturaux médiévaux en Europe et leur reconstruction dans de nouveaux cadres en Amérique peut renvoyer à une sorte d’impérialisme violent[23]. En fait, on pourrait affirmer que les méthodes employées par les collectionneurs privés et institutionnels ont souvent entraîné la destruction et la dispersion de la culture matérielle. Les musées occidentaux en particulier sont remplis d’objets qui sont le résultat du colonialisme, parfois par le biais de l’appropriation du patrimoine culturel d’autrui, parfois par pillage pur et simple[24].

Plusieurs collectionneurs américains considéraient leurs pratiques comme un moyen de préservation historique et estimaient que l’enlèvement de fragments d’architecture était une manière d’assurer leur survie. Nombre de ces éléments étaient probablement déjà orphelins et fragmentaires, séparés depuis longtemps de leur contexte d’origine. Pourtant, le titre du New York Times de 1926, faisant allusion à la consternation des « villageois » lors de l’enlèvement du cloître de Ségovie, suggère un aspect plus sombre de l’histoire. Le langage utilisé pour justifier l’arrachement de certains vestiges était souvent paternaliste et condescendant, suggérant que, sans l’intervention de leurs nouveaux propriétaires américains, ces ensembles se seraient dégradés et auraient disparu, et même que les Européens étaient incapables d’évaluer l’importance artistique de leurs propres monuments culturels. Une publication de 1954 sur le cloître de Ségovie décrit le déclin des structures monastiques d’origine, transférées à un agriculteur au XIXe siècle et utilisées comme grenier à blé et lieu de stockage des outils agricoles. L’auteur écrit que la partie du monastère ayant survécu a été « oubliée, jusqu’au jour où, en 1925, un agent artistique de William Randolph Hearst l’a trouvée et reconnue pour ce qu’elle était réellement – l’un des plus beaux exemples existants d’architecture romane et gothique primitive et l’un des plus grands trésors artistiques du monde[25] ». En fait, il est clair que beaucoup de ces éléments architecturaux ont été acquis dans des circonstances douteuses, en utilisant des pratiques trompeuses qui ont souvent bafoué les lois destinées à arrêter l’hémorragie de vestiges hors des pays européens. Barnard lui-même en a fait sortir de France un grand nombre, dont des éléments du cloître de Cuxa, juste avant que le Sénat français n’adopte une loi destinée à mettre un terme à ces exportations. Il ne fait aucun doute que les cloîtres fragmentés et dénudés qui se trouvent encore sur place ont un caractère poignant, comme s’ils portaient le deuil de leurs membres perdus, les colonnes et les chapiteaux, loin de l’autre côté de la mer. Alors que des pressions de plus en plus fortes s’exercent aujourd’hui en faveur de la restitution de certains éléments arrachés à leur emplacement et à leur propriétaire d’origine, en particulier lorsqu’ils ont été obtenus par des moyens peu recommandables, il ne semble pas y avoir, jusqu’à présent, d’appel similaire pour que les États-Unis restituent les objets architecturaux récupérés en Europe.

La dispersion du patrimoine artistique et architectural de l’Europe nous rappelle que, dans de nombreux cas, les malheurs des peuples et la destruction de leur patrimoine artistique ont créé des opportunités pour les collectionneurs privés américains, qui, à une époque antérieure à l’impôt sur le revenu, ont construit d’énormes maisons en les remplissant d’œuvres d’art et d’architecture. L’appropriation et la réutilisation de la récupération architecturale médiévale était un moyen parfait pour l’élite financière de rechercher une légitimité à travers la possession et l’exposition d’objets historiques. Les pièces européennes et les intérieurs pseudo-européens donnaient à ces nouvelles collections le sens de la dignité que leurs propriétaires recherchaient[26]. La récupération de fragments d’architecture médiévale implantée dans ces intérieurs fonctionnait en quelque sorte comme des spolia et s’inscrivait par conséquent dans une longue tradition consistant à retirer des matériaux d’un endroit pour les réutiliser dans un autre[27]. Dans leur nouveau cadre américain, ils accumulent souvent des couches de signification et de sens qui vont au-delà de leur fonction originale. Cette réutilisation d’éléments architecturaux est bien sûr une forme de médiévalisme, un processus d’appréciation, d’appropriation et de représentation de la culture médiévale dans les périodes postmédiévales[28]. Réarrangés dans de nouvelles configurations, les vestiges monumentaux sont des objets tangibles du Moyen Âge qui, contre toute attente, survivent encore dans le présent. Ironiquement, de nombreux éléments architecturaux qui se sont retrouvés dans les collections américaines provenaient du cadre religieux d’églises et de monastères. Malgré leur nouvel emplacement séculier, ils fonctionnent à certains égards de la même manière que les reliques au Moyen Âge. Tout comme les restes de parties du corps remplacent l’ensemble intact, les fragments architecturaux sont devenus les vestiges vénérés d’un passé historique démantelé. Enchâssés dans un bâtiment historiciste ou dans la galerie d’un musée, ils dégagent une aura qui suggère la présence du « vrai » Moyen Âge. Pour les Américains en particulier, ces expositions contribuent à construire une vision nostalgique du passé médiéval, bien que dans un pays qui n’en a jamais eu. Pour certains, l’intégration de vestiges architecturaux médiévaux dans un cadre moderne avait une signification qui allait au-delà d’une simple collection. Dans une lettre adressée à son père, le scientifique et inventeur John Hays Hammond Jr. justifie sa nouvelle résidence par une combinaison excentrique de styles architecturaux médiévaux :

« Mon ambition est de laisser un musée modeste mais magnifique. Je ne veux qu’une atmosphère authentique, quelques meubles et des pièces architecturales authentiques, des portes, des fenêtres etc. Dans la froideur de la Nouvelle-Angleterre, un lieu à la beauté romantique du passé italien et français pourrait inspirer de nombreux artistes et étudiants pauvres […] Dans quelques années, après ma disparition, toutes mes créations scientifiques seront démodées et oubliées […] Je veux construire quelque chose en pierre dure et y graver, pour la postérité, un nom dont je serai fier à juste titre[29]. »

Pour Hammond, Rockefeller, Hearst et d’autres collectionneurs du début du XXe siècle, leurs présentations historicistes de l’art et de l’architecture du Moyen Âge (et souvent pseudo-médiévaux) étaient leur héritage pour le public américain – des lieux qui pouvaient être éducatifs, voire inspirants, en particulier pour les Américains qui ne pouvaient pas voyager pour voir l’art et l’architecture médiévaux in situ. L’expérience phénoménologique de la marche dans de tels espaces, ancrés dans des éléments architecturaux médiévaux, a permis de faire l’expérience de l’histoire avec le corps et l’esprit, suggérant une atmosphère d’authenticité, même si très peu d’éléments de cette expérience étaient réellement authentiques[30].

Dans certains cas, des éléments architecturaux médiévaux manquants ont été reconstruits à leur emplacement d’origine. Un portail du château de la Roche-Gençay (Vienne), enlevé lors de restaurations au XIXe siècle, s’est retrouvé dans la propriété Rockefeller à New York, puis a été donné en 1940 aux Cloisters, où il sert d’entrée à la galerie exposant les célèbres tapisseries de la Licorne (Fig. 10).

Fig. 10 : Portail gothique, 1520-1530 (France) © New York : The Cloisters Collection, 40.173.3 (Domaine public/libre accès)

Une copie de cette porte orne aujourd’hui le château. À l’abbaye cistercienne de Notre-Dame de Planselve (Gers), la restauration des bâtiments abbatiaux a commencé et une version moderne a été installée à l’emplacement de la porte originale offerte par George Blumenthal aux Cloisters[31]. Lorsque les habitants de Varaignes ont trouvé leur porte, ils se sont rendus à Hammond Castle pour prendre les mesures nécessaires à la création d’une réplique exacte. Ces copies recréées de vestiges médiévaux perdus démontrent d’une certaine manière à quel point l’idée d’authenticité est insaisissable, puisqu’elles sont souvent restaurées dans des cadres qui ne sont plus « originaux » au sens propre du terme. En réalité, le Moyen Âge « authentique » est un mythe sur le passé qui est continuellement réimaginé dans le présent ; certains chercheurs ont suggéré que les médiévistes eux-mêmes participent au médiévalisme puisque, au lieu de récupérer l’histoire du Moyen Âge, ils la créent à chaque nouvelle exploration et reconstruction du passé[32]. Avec le temps, des structures historicistes comme le Met-Cloisters ou Hammond Castle sont devenues des artefacts historiques à part entière, commémorant un moment particulier de l’histoire de la collection et de l’exposition de l’art médiéval aux États-Unis. En 2028, Le Met-Cloisters fêtera le 90e anniversaire de son ouverture ; en 2029, Hammond Castle fêtera à son tour son 100e anniversaire. Malgré cela, ces installations romantiques d’art et d’architecture médiévaux restent durablement populaires auprès des Américains et la présence de vestiges architecturaux crée un lien viscéral avec le passé et un voyage virtuel dans le temps jusqu’au Moyen Âge. Même si les visiteurs savent aujourd’hui qu’il s’agit de simples inventions, ils continuent à faire le voyage avec plaisir.

 

Notes

* Toutes les URL ont été consultés en juillet 2025.

[1] Goldfarb H. T, The Isabella Stewart Gardner Museum: A Companion Guide and History, New Haven, Yale University Press, 1995 ; Chong A., Lingner R., Zahn C. (éd.), Eye of the Beholder: Masterpieces from the Isabella Stewart Gardner Museum, Boston, Isabella Stewart Gardner Museum, 1987.

[2] Brennan C. E., « The Brummer Gallery and Medieval Art in America, 1914-1947 », Biro Y., Brennan C. E., Force C. H. (éd)., The Brummer Galleries, Paris and New York. Studies in the History of Collecting and Art Markets, New York, Brill, 2023, p. 317-355 ; Brilliant V. (éd), Gothic Art in America. Journal of the History of Collections, Special issue, vol. 27, n° 3, 2015 ; Smith E. B. (éd.), Medieval Art in America: Patterns of Collecting, 1800–1940, University Park, Palmer Museum of Art, The Pennsylvania State University, 1996.

[3] Chong A., « Émile Gavet: Patron, Collector, Dealer », Gothic Art in the Gilded Age: Medieval and Renaissance Treasures in the Gavet-Vanderbilt-Ringling Collection, cat. exp., Sarasota, John and Mabel Ringling Museum of Art, 2009, p. 1-21.

[4] Voir Miller P. F., « Alva Vanderbilt Belmont, arbiter elegantiarum, and her Gothic Salon at Newport, Rhode Island », ibid., p. 347-362 ; Miller P. F., « A Labor in Art’s Field: Alva Vanderbilt Belmont’s Gothic Room at Newport’ », ibid., p. 22-35.

[5] Gothic Art in the Gilded Age: Medieval and Renaissance Treasures in the Gavet-Vanderbilt-Ringling collection, cat. exp., Sarasota, John and Mabel Ringling Museum of Art, 2009.

[6] Brugeat C., « Monuments on the Move: The Transfer of French Medieval Heritage Overseas in the Early Twentieth Century », Journal for Art Market Studies, vol. 2, 2018, p. 1-19 ; Ziolkowski J. M., « Cloistering the USA: Everybody Must Get Stones », The Juggler of Notre Dame and the Medievalizing of Modernity, vol. 4 : Picture That: Making a Show of the Jongleur, Cambridge, Open Book Publishers, 2018, p. 259-298.

[7] Husband T. B., Creating The Cloisters. Metropolitan Museum of Art Bulletin, vol. 70, n° 4, 2013 ; Smith E. B., « George Grey Barnard: Artist/Collector/Dealer/Curator », Smith E. B. (éd.), Medieval Art in America: Patterns of Collecting, 1800-1940, University Park, Palmer Museum of Art, The Pennsylvania State University, 1996, p. 133-142 ; Schrader J. L., « George Grey Barnard: The Cloisters and the Abbaye », Metropolitan Museum of Art Bulletin, vol. 37, n° 1, 1979, p. 3-52.

[8] Pour en savoir plus sur la décoration du cloître de Cuxa, voir Dale T. E. A., « Monsters, Corporeal Deformities, and Phantasms in the Cloister of St-Michel-de-Cuxa », The Art Bulletin, vol. 83, n° 3, 2001, p. 405-430.

[9] Putney R. H., Medieval Art, Medieval People : The Cloister Gallery of the Toledo Museum of Art, Toledo, Toledo Museum of Art, 2002.

[10] Cahn W., « Romanesque Sculpture in American Collections. XI. The Philadelphia Museum of Art », Gesta, vol. 13, n° 1, 1974, p. 45-63.

[11] Curran K., The Invention of the American Art Museum: From Craft to Kulturgeschichte, 1870-1930, Los Angeles, Getty Research Institute, 2016.

[12] Harris J., Moving Rooms: The Trade in Architectural Salvages, New Haven, Yale University Press, 2007.

[13] Kastner V., « William Randolph Hearst: Maverick Collector », Gothic Art in the Gilded Age: Medieval and Renaissance Treasures in the Gavet-Vanderbilt-Ringling Collection, cat. exp., Sarasota, John and Mabel Ringling Museum of Art, 2009, p. 413-424 ; Levkoff M. L., Hearst: The Collector, New York, Abrams ; Los Angeles, Los Angeles County Museum of Art, 2008 ; Kastner V., Hearst Castle: The Biography of a Country House, New York, Harry N. Abrams, 2000.

[14] Art Objects and Furnishings from the William Randolph Hearst Collection: Catalogue Raisonné Comprising Illustrations of Representative Works Together with Comprehensive Descriptions of Books, Autographs and Manuscripts and Complete Index, New York, William Bradford Press, 1941, p. 320, as A Cloister Consisting of Forty-Five to Forty-Seven Arches, French – from the End of XIII or Beginning of XIV Cen.

[15] « Hearst Importing a Spanish Cloisters: 10th Century Structure is Being Brought Here Stone by Stone », New York Times, December 14, 1926, p. 1.

[16] Pour des informations biographiques sur Hammond, see Dandola J., Living in the Past, Looking to the Future: The Biography of John Hays Hammond, Jr.: Addendum, Glen Ridge, The Quincannon Publishing Group, 2020 ; Dandola J., Living in the Past, Looking to the Future: The Biography of John Hays Hammond, Jr., Glen Ridge, The Quincannon Publishing Group, 2004 ; Rubin N., John Hays Hammond, Jr.: A Renaissance Man in the Twentieth Century, Gloucester, Hammond Castle Museum, 1987. Cette dernière a été mise à jour dans une version Kindle numérisée : Stuart N. R., John Hays Hammond, Jr.: The Father of Remote Control, 2018.

[17] Easton M., « Fabricating the Past at Hammond Castle: Alceo Dosenna, Art Dealers, and Deception », Journal of the History of Collections, vol. 34, n° 2, 2022, p. 335-350. Robert Cohon a travaillé sur les objets romains et pseudo-romains du château de Hammond, bien que ses nombreuses découvertes sur leur provenance et leur authenticité ne soient pas encore publiées.

[18] Brugeat C., « The French Franciscan Cloister in New York », Perspectives, 2012, en ligne : https://www.metmuseum.org/perspectives/french-franciscan-cloister.

[19] Les liens entre l’arcade du cloître du château de Hammond et le monastère d’Auch ont été établis par plusieurs chercheurs. Voir Brugeat C., « Le “cloître de Montréjeau”, un ensemble pyrénéen remonté aux Bahamas », Les Cahiers de Saint-Michel-de-Cuxa, vol. 44, 2013, p. 183-193 ; Ihlein-Anglezio M., « Le couvent des Cordeliers d’Auch », Bulletin de la Société archéologique, historique, littéraire et scientifique du Gers, n° 2, 2005, p. 155-171 ; n° 3, 2005, p. 279-294 ; Comminges E. (de), « Les chapiteaux du château de Hammond », Revue de Comminges, 1978, p. 485-491.

[20] Je remercie Jennifer Borland pour cette information.

[21] Hammond Castle Archives : Hammond Jr. J.H., entrée de journal, 11 août 1926.

[22] Easton M., « Lost and Found: The Missing Flamboyant Gothic Door from the Château de Varaignes », Perspectives médiévales. Revue d’épistémologie des langues et littératures du Moyen Âge, vol. 41, 2020, en ligne : http://journals.openedition.org/peme/21255.

[23] Davis K., « Tycoon Medievalism, Corporate Philanthropy, and American Pedagogy », p. 781-800 et Irish S., « Whither Tycoon Medievalism: A Response to Kathleen Davis », p. 801-805, les deux dans Middle America. vol. 22, n° 4, special issue : American Literary History, 2010.

[24] Voir par exemple Hicks D., The Brutish Museums: The Benin Bronzes, Colonial Violence and Cultural Restitution, Londres, Pluto Press, 2020.

[25] Bondurant J., The Strange Story of the Ancient Spanish Monastery, Miami, Monastery Gardens, 1954, p. 22-23.

[26] Pour en savoir plus sur les connotations du médiéval aux États-Unis et dans d’autres régions en dehors de l’Europe, voir Davis K., Altschul N. (éd), Medievalisms in the Postcolonial World: The Idea of “the Middle Ages” Outside Europe, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2009.

[27] Pour en savoir plus sur les spolia, voir Brilliant R., Kinney D. (éd), Reuse Value: Spolia and Appropriation in Art and Architecture from Constantine to Sherrie Levine, Farnham, Ashgate, 2011.

[28] Le médiévalisme fait l’objet d’un nombre croissant d’études : voir par exemple Emery E., Utz R. (éd), Medievalism: Key Critical Terms, Cambridge, Brewer, 2014 ; Pugh T., Weisl A. J., Medievalisms: Making the Past in the Present, New York, Routledge, 2012 ; Diebold W. J., « Medievalism », Studies in Iconography, vol. 33, special issue : Medieval Art History Today – Critical Terms, 2012, p. 47-56.

[29] Hammond Castle Museum Archives : Hammond Jr J. H. à J. H. Hammond Sr [s.d.] : « My ambition is to leave a modest, but beautiful museum. I want only an authentic atmosphere, some furniture, and genuine architectural pieces, doors, windows, etc. In cold restrained New England, a place with the romantic beauty of the Italian and French past may prove the inspiration of many poor artists and students to come… In a few years, after I am gone, all my scientific creations will be old-fashioned and forgotten… I want to build something in hard stone and to engrave on it for posterity a name of which I am justly proud. »

[30] Voir la discussion dans Trigg S., « Walking through Cathedrals: Scholars, Pilgrims, and Medieval Tourists », Scase W., Copeland R., D. Lawton D. (éd), New Medieval Literatures, Oxford, Clarendon Press, 2005, vol. 7, p. 9-33.

[31] Wu N., « Roriczer, Schmuttermayer, and Two Late Gothic Portals », Nolan K., Sandron D. (éd), Arts of the Medieval Cathedrals: Studies on Architecture, Stained Glass and Sculpture in Honor of Anne Prache, Surrey, Ashgate, 2015, p. 71-90.

[32] Voir par exemple Diebold W. J., « Medievalism », Studies in Iconography, vol. 33, special issue : Medieval Art History Today – Critical Terms, 2012, p. 247-256.

 

Pour citer cet article : Martha Easton, "Revivalisme, authenticité et éthique : les collections de « récupération » architecturale médiévale du début du XXe siècle aux États-Unis", exPosition, 3 novembre 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles11/easton-collections-recuperation-architecturale-medievale/%20. Consulté le 18 décembre 2025.

À propos des ouvrages d’Inge Meijer The Plant Collection (Roma publications, Amsterdam, 2019) et The MoMA Plant Collection (Roma publications, Amsterdam, 2024)

entretien avec Inge Meijer, mené par Roula Matar

 

Inge Meijer est artiste. Elle a obtenu un BA en arts visuels à l’Academy of Art & Design (Arnhem, Pays-Bas) en 2012 et a effectué une résidence d’artiste de deux ans à la Rijksakademie van Beeldende Kunsten (Amsterdam, Pays-Bas) en 2017. Elle a fait partie de l’ACC-Rijksakademie (Gwangju, Corée du Sud) en 2019 et a été boursière du Netherlands Institute for Advanced Study (Amsterdam) en 2023. Actuellement, elle fait partie de l’International Studio & Curatorial Program (New York, États-Unis) jusqu’au début de l’année 2026. Son travail a été exposé dans des institutions et des galeries à la fois à Amsterdam – où elle réside – et à l’étranger, notamment au Stedelijk Museum Amsterdam, au Museum Arnhem, à l’Australian Centre for Contemporary Art, à l’Asia Culture Center à Gwangju, en Corée du Sud, et à l’ISCP à New York, aux États-Unis.

Roula Matar, architecte et docteure en histoire de l’art, est maîtresse de conférences en Histoire et Cultures Architecturales à l’école nationale supérieure d’Architecture de Versailles. Ses recherches et publications se consacrent aux croisements des disciplines, notamment aux rapports de l’œuvre d’art à l’architecture, aux XXe et XXIe siècles. Sur ce sujet, elle a publié L’Architecture selon Gordon Matta-Clark, aux Presses du réel (2022). Ses recherches récentes portent sur l’histoire des espaces de l’exposition et sur l’histoire de l’architecture du musée. —

 

Entretien réalisé par courriel à l’automne 2024 à propos des deux ouvrages d’Inge Meijer : The Plant Collection (Roma publications, Amsterdam, 2019) et The MoMA Plant Collection (Roma publications, Amsterdam, 2024) dont certains extraits sont présentés ici.

Toutes les images ci-dessous sont reproduites avec l’aimable autorisation d’Inge Meijer, Martha Olech (photographe), The Museum of Modern Art / Licensed by SCALA.

 

Roula Matar : Chère Inge, en préparant les trois journées d’études dédiées à l’histoire des espaces de l’exposition et aux archives visuelles[1], les images en noir et blanc de votre premier livre The Plant Collection, publié en 2019, me sont revenues. L’ouvrage était entièrement constitué de photographies des espaces d’expositions du Stedelijk Museum à Amsterdam, des vues trouvées dans les archives de l’institution, choisies pour la présence des plantes dans les espaces du musée. En raison du calendrier, vous n’aviez pu venir à Versailles évoquer ce travail, c’est pourquoi, je suis très heureuse de pouvoir mener cette conversation avec vous aujourd’hui. Comment en êtes-vous venue à travailler sur la présence des plantes dans le Stedelijk Museum ? Comment est né le projet de recherche dans les archives du musée et quels étaient vos intérêts initiaux ?

Inge Meijer : Il y a plusieurs années, avec un groupe d’artistes du Rijksakademie van Beeldende Kunsten[2], j’ai participé à une visite du Stedelijk Museum Amsterdam (SMA) animée par l’archiviste Michiel Nijhoff pour en savoir plus sur l’histoire, les archives et la bibliothèque de ce musée. Au cours de la présentation, Nijhoff a montré des photos d’exposition sur lesquelles figuraient des plantes. Lorsque je l’ai interrogé à ce sujet, il m’a répondu qu’il existait quelque part dans les archives une liste de toutes les plantes qui faisaient partie du musée. Comme il n’avait pas le temps de chercher tout de suite, j’ai commencé à consulter les photos d’exposition numérisées sur l’ordinateur de la bibliothèque. À ma grande surprise, il s’est avéré qu’il y avait beaucoup de photos avec des plantes et une fois que j’ai commencé à voir des plantes, je n’ai pas pu m’arrêter de les chercher.

Fig. 1 : Inge Meijer, The Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2019. Couverture de l’ouvrage avec un gros plan sur l’exposition « Ben Shahn » (1962) au Stedelijk Museum.

Mis à part quelques documents, il n’y avait pas d’informations sur la raison pour laquelle les plantes faisaient partie des expositions. J’ai donc commencé à interroger d’anciens employés qui travaillaient au musée à l’époque. C’est ainsi que j’en ai appris davantage sur le gardien des plantes, H. J. van der Ham. Il a été engagé comme préposé le 1er février 1958 et a suivi un cours de botanique durant deux ans à la société royale néerlandaise d’Horticulture et de Botanique, qu’il a terminé en 1962. Il s’est occupé de toutes les plantes du musée jusqu’à sa retraite en 1974. Le 15 septembre 1967, il a inventorié 94 plantes individuelles et 38 plantes groupées disséminées dans le musée.

Peu à peu, je me suis interrogée sur les parallèles entre les plantes et les œuvres d’art. Ce qui ressort des photographies de l’exposition, c’est que les plantes ont vécu dans le musée pendant de nombreuses années et ont fait partie de plusieurs expositions. Elles ont été conservées dans l’espace et placées dans une nouvelle composition après chaque exposition. Lorsqu’elles ne se trouvaient pas dans les galeries, elles étaient temporairement installées dans les bureaux.

R. M. : Pourriez-vous parler d’une « collection » de plantes, parallèle à la collection d’œuvres d’art ?

I. M. : Le directeur du SMA, Willem Sandberg, a mentionné dans une lettre à l’occasion du départ à la retraite de H. J. van der Ham, qu’il avait apporté les premières plantes de sa maison et les avait placées à côté des œuvres d’art de Hendrik Nicolaas Werkman (1882-1945) lors de l’exposition H. N. Werkman drukker-schilder en 1945. Selon ses termes, il s’agissait de « l’entrée de la nature dans le musée[3] » et d’une manière de relier l’intérieur à l’extérieur. Curieusement, on ne trouve rien sur cette relation durable entre l’art et les plantes dans la narration de l’histoire du musée. C’est pourquoi j’ai décidé de faire une publication sur ces plantes. J’ai recherché toutes les photos d’exposition dans le but de « prouver » leur présence de 1945 à 1983.

Fig. 2 : Inge Meijer, The Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2019. L’index de la collection de plantes avec, à gauche et à droite, l’index des plantes utilisées au Stedelijk Museum d’Amsterdam. Au centre, la première page de la publication montre l’exposition « N. H. Werkman, drukker-schilder » (1945).

Comme j’ai compris que le directeur Willem Sandberg était très influencé par Alfred Barr et le Museum of Modern Art de New York (MoMA), je me suis demandé s’il y avait aussi une relation entre les plantes. Lorsque j’ai regardé les photos de leurs expositions, pensant que je n’allais pas voir de plantes, j’ai été surprise de constater que ce n’était pas le cas, mais que les archives en montraient beaucoup.

Fondé en 1929, le MoMA est considéré par certains comme l’un des musées d’art moderne et contemporain les plus influents au monde et a été un précurseur en matière de conception d’expositions et de développement du « white cube ». Le fait que les plantes aient été un élément récurrent dans la conception de l’exposition est un élément sous-exposé. Mes recherches (basées sur la documentation des expositions) montrent qu’elles ont fait partie de plus de 200 expositions.

Fig. 3 : Inge Meijer, The MoMA Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2024. Couverture de l’ouvrage avec un gros plan sur l’exposition « The Museum Collection of Painting and Sculpture (1945-1946) » au Museum of Modern Art de New York.

R. M. : Comment avez-vous procédé à cette recherche, par période ? Par espace ? Comment avez-vous sélectionné les photographies, selon quels critères ?

I. M. : Dans les deux musées, mon objectif était de rassembler les photos d’expositions comportant des plantes. Mon objectif était de trouver autant de preuves que possible de leur existence. Ainsi, même s’il n’y avait que l’ombre d’une plante, la moitié d’une plante ou même simplement une feuille sur la photographie, je l’ai incluse. En tant qu’artiste, je m’intéresse à la forme, à l’équilibre, au rythme, à la lumière et à la relation entre l’œuvre et son environnement. J’ai découvert quelques expositions qui m’ont semblé intéressantes, comme celle de Hans Verhulst (1962) et celle d’Étienne-Martin, Sculptures (1964) au SMA. Dans ma pratique artistique, je suis curieuse de l’espace intermédiaire entre la culture et la nature, de la manière dont elles sont liées, se chevauchent, fusionnent. C’est la raison pour laquelle ces expositions me fascinent tant.

Fig. 4 : Inge Meijer, The Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2019. À la page 38, l’exposition « Hans Verhulst » (1962) et à la page 39, l’exposition « Laurens » (1962) avec diverses espèces de plantes, au Stedelijk Museum.
Fig. 5 : Inge Meijer, The Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2019. Aux pages 48 et 49 est montrée l’exposition « Étienne-Martin Sculptures » (1964), associée aux numerus clausus de la vie végétale au Stedelijk Museum.

Mon point de départ au SMA remonte à 1945, lorsque j’ai découvert les premières plantes associées à des œuvres d’art. Les murs du musée avaient été peints en blanc en 1938 pour marquer l’orientation moderne de l’institut. Il était fascinant de constater que tous les ornements (organiques), les murs de briques et autres distractions devaient être rendus « invisibles » par la couleur blanche, puis que les plantes devaient être réintroduites dans les galeries. Au MoMA, j’ai commencé par la période de fondation en 1929 jusqu’à l’exposition Matisse: The Red Studio en 2022.

Fig. 6 : Inge Meijer, The MoMA Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2024. À la page 102, l’exposition « Paris – Les années 1890 » (1997) fait face à la récente exposition « Henri Matisse: The Red Room » (2022) réunissant une variété de plantes au Museum of Modern Art de New York. À la page 103, le texte « Bringing in Plants”, Maria Barnas en conversation avec Inge Meijer.

Tant au SMA qu’au MoMA, j’ai laissé de côté certaines expositions de design, comme par exemple The Way We Live in Sweden (1947, SMA) ou Organic Design in Home Furnishings (1941, MoMA). Ici, la distinction entre l’intérieur du musée (en raison de la reconstitution d’une maison privée comme concept de l’exposition) et les œuvres d’art était floue, ce qui rendait l’exposition moins intéressante pour mes recherches.

R. M. : Avez-vous appliqué le même processus à vos recherches au MoMA ? Comment avez-vous procédé et qu’avez-vous découvert ?

I. M. : J’ai appliqué le même processus, mais j’ai remarqué que les deux instituts étaient organisés de manière très différente. Le SMA a été financé par la municipalité et a donc dû déclarer chaque centime, ce qui se reflète dans ses archives. Toute la gestion des dossiers, par exemple qui a travaillé où et pendant combien de temps, est accessible. Le MoMA est une institution financée par le secteur privé et a commencé à disposer d’archives officielles en 1989.

Au SMA, presque toutes les expositions n’étaient pas numérisées, ce qui m’a obligée à passer en revue toutes les photos analogiques des expositions. En revanche, lorsque j’ai voulu savoir qui s’occupait des plantes du musée, cette information a été relativement facile à trouver.

Au MoMA, l’histoire des expositions a été numérisée, ce qui m’a permis de faire des recherches depuis mon studio d’Amsterdam. En effet, ce n’est qu’après 60 ans que le musée a commencé à disposer d’archives officielles. Pendant des semaines, j’ai fouillé dans des milliers de documents afin de trouver des informations sur l’aspect plus organisationnel de la conservation des plantes dans les espaces du musée. Par exemple, les instructions pour l’entretien des plantes de l’exposition Hans Hofmann (1963, MoMA) dans lesquelles Alicia Legg écrit à M. Haviland : « Les instructions pour l’arrosage des deux Ficus Pandurata au troisième étage sont les suivantes : un quart pour chaque plante deux fois par semaine[4] », ou des plantes dessinées sur le plan de l’exposition Henri Rousseau (1942, MoMA), ou des factures de plantes pour l’exposition 100 Drawings From the Museum Collection (1960, MoMA).

Fig. 7 : Inge Meijer, The MoMA Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2024. Aux pages 12 et 13, des photos et dessins des expositions « Henri Rousseau » (1942) et « Isadora Duncan: Drawings, Photographs, Memorabilia » (1942), associées à diverses plantes au Museum of Modern Art de New York.
Fig. 8 : Inge Meijer, The MoMA Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2024. À la page 46, les expositions « Sculpture and Painting by Peter Voulkos » (1960) et « New Talent in the Penthouse et Art Education for Every Child » (1960). À la page 47, des dessins de plantes des expositions « Baden, Gaudnek, Rabkin: New Talent Exhibition » (1960) et « Drawings from the Museum Collection » (1960-1961).

R. M. : Dans ce dernier projet, The MoMA Plant Collection, pourquoi avoir intégré le dessin de plantes ?

I. M. : Au départ, il s’agissait d’une solution pratique. J’ai trouvé environ 550 photos d’exposition avec des plantes et je voulais les inclure dans ma publication. Mais les droits photographiques du MoMA sont représentés par Scala Archives, qui facture 50€ par image pour une publication (d’artiste). Cela devenait beaucoup trop cher et après avoir longtemps essayé de trouver d’autres solutions, nous avons eu l’idée, avec le graphiste Roger Willems, de dessiner les plantes. Je n’avais jamais inclus le dessin dans ma pratique, mais c’est devenu une merveilleuse façon de me rapprocher de mon sujet. Pendant des heures et des heures, j’ai dessiné leurs feuilles, leurs branches et leurs troncs.

R. M. : Le dessin transforme-t-il votre analyse de la photographie ? Que se passe-t-il dans ce va-et-vient ?

I. M. : Dans certains cas oui, et cela m’a rendue encore plus consciente de l’approche architecturale de la photographie et de l’idée d’espace. Je voulais conserver le sens de l’emplacement de la plante dans l’espace sans dessiner plus que nécessaire.

R. M. : Quelles observations tirez-vous de ces deux expériences dans les archives de deux musées importants ? Y a-t-il des points de convergence ou des spécificités ?

I. M. : Je tire de cette expérience la conclusion que chaque archive est structurée différemment. Après avoir travaillé pendant des années dans les archives du SMA, je me suis familiarisée avec leur structure et il m’a fallu un certain temps pour réaliser que les archives du MoMA sont différentes : dans ce qu’ils ont réussi à archiver de leur passé et dans ce qu’ils considèrent comme précieux à préserver et à garder en mémoire.

Grâce à cette recherche, j’ai également pris conscience du rôle que jouent les musées dans la création de sens par le biais des œuvres exposées (et de la manière dont elles le sont), mais aussi par ce qu’ils n’ont pas exposé ou qu’ils ont « oublié » d’inclure dans leur histoire.  Lorsqu’il s’agit de ces plantes, il est remarquable qu’elles soient présentes dans les expositions de ces institutions depuis si longtemps et qu’elles ne soient pourtant pas reconnues au sein de ces institutions.

Fig. 9 : Inge Meijer, The MoMA Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2024. À la page 22, l’exposition « The Museum Collection of Painting and Sculpture » (1945-46) ; à la page 23, dessins de plantes de l’exposition « The Photographs of Edward Weston » (1946) et de l’exposition « The Photographs of Henri Cartier-Bresson » (1947).
Fig. 10 : Inge Meijer, The Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2019. Aux pages 62 et 63, l’exposition « Niki de Saint Phalle » (1967) avec de grandes plantes au Stedeljk Museum.

 

Notes

[1] Voir l’introduction à ce présent numéro d’exPosition.

[2] La Rijksakademie propose un programme de résidence internationale de deux ans à une cinquantaine d’artistes.

[3] Willem Sandberg, lettre d’adieu au gardien des plantes du Stedelijk Museum, H. J. van der Ham, publiée dans le journal du personnel Het Kals van Potter, 1973.

[4] Archives du Museum of Modern Art, New York, collection Exhibitions nr. 727.9.

Pour citer cet article : Inge Meijer, "À propos des ouvrages d’Inge Meijer The Plant Collection (Roma publications, Amsterdam, 2019) et The MoMA Plant Collection (Roma publications, Amsterdam, 2024)", exPosition, 2 juin 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles10/meijer-plant-collection-2019-2024/%20. Consulté le 18 décembre 2025.

La muséographie et la scénographie d’expositions au musée national des Arts et Traditions populaires au travers des archives conservées aux Archives nationales

par Pascal Riviale

 

Pascal Riviale est responsable des fonds en lien avec le patrimoine aux Archives nationales. Docteur en histoire, il est chercheur associé au centre EREA du laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie comparative (CNRS-Université Paris-Nanterre).

 

En 2018, le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM) présentait une passionnante exposition consacrée à Georges Henri Rivière[1]. Par le biais de nombreuses archives et des reconstitutions de légendaires vitrines du musée national des Arts et Traditions populaires (MNATP), les commissaires de l’exposition remettaient en lumière l’inventivité et la modernité de ce musée aujourd’hui disparu. Le musée national des Arts et Traditions populaires (1937-2005) a été en son temps très réputé pour sa muséographie et ses scénographies audacieuses. Bien que cette institution ait été dédiée à un domaine patrimonial parfois considéré comme passéiste, ce musée a au contraire su faire preuve d’innovations tant dans ses études que dans son approche muséographique. Les archives conservées aux Archives nationales (AN) permettent, dans leur diversité et leur complémentarité, de documenter assez précisément la muséographie du parcours permanent et les scénographies d’expositions temporaires réalisées (mais aussi parfois seulement projetées). Il est en effet possible pour cela de mobiliser conjointement les archives versées par le musée lui-même[2], ainsi que celles provenant d’autres administrations : en particulier les fonds versés par la direction des musées nationaux, le service des bâtiments civils et Palais nationaux, la réunion des Musées nationaux et les galeries nationales du Grand Palais[3]. À travers ce parcours des fonds des Archives nationales, nous souhaiterions ici mettre en avant leur potentiel remarquable pour tous ceux qui voudraient se pencher plus précisément sur les scénographies mises en œuvre par le MNATP au cours de son existence. Nous évoquerons dans un premier temps le long chemin emprunté par le musée pour parvenir à mettre en œuvre un parcours permanent novateur, puis nous nous intéresserons à ce que les archives nous disent de ses expositions temporaires – pendant longtemps seules véritables vitrines des activités scientifiques du musée auprès de son public –, et enfin nous verrons les tentatives de l’établissement pour présenter ses collections hors les murs – partie intégrante du projet initial du MNATP.

Création du MNATP et muséographies des expositions permanentes

Après l’inauguration en 1882 du musée d’Ethnographie du Trocadéro une salle dédiée aux cultures traditionnelles françaises y fut ouverte en 1884. Quelques photographies prises au début du XXe siècle donnent une idée de la scénographie typique de l’époque, recourant notamment à des mannequins mis en scène de façon figée[4]. La création d’un département des Arts et Traditions populaires, le 1er mai 1937, à l’instigation de Georges Henri Rivière (jusqu’alors adjoint de Paul Rivet au musée d’Ethnographie du Trocadéro) devait permettre d’envisager une reconfiguration plus innovante de la muséographie « folklorique » en France[5]. Le projet de Rivière était d’ailleurs très ambitieux, puisqu’initialement il comprenait non seulement un musée « principal » au futur palais du Chaillot, mais aussi un ensemble de musées en plein air localisés en différents points du territoire national. Ce projet ne verra pas le jour dans sa globalité, mais Rivière s’attachera néanmoins tout au long de sa carrière de muséographe à développer des projets annexes, entre musées de plein air et écomusées, visant à appliquer ses idées dans ce domaine. C’est finalement un seul musée qui fut installé, dans des conditions d’ailleurs difficiles mais avec un projet scientifique et muséographique novateur : il s’agissait pour Georges Henri Rivière de sortir du folklorisme d’antan au profit d’une analyse globalisante du concept de tradition populaire. Il voulait montrer au public comment se manifestent ces traditions, quelles sont leurs origines, leurs évolutions et les différentes formes qu’elles peuvent prendre.

Les archives relatives à la conception muséographique du siège historique de Chaillot sont très riches d’informations sur la conception du parcours permanent, sur le travail documentaire effectué dans cette perspective, les choix et renoncements muséographiques. On y trouve des notes, des rapports, des correspondances, des fiches documentaires, des plans etc. On peut ainsi observer par exemple le travail préparatoire, le choix des objets à présenter la conception des vitrines des salles qui étaient organisées par contexte culturel (et dont l’approche semble inspirée de la géographie humaine de l’époque) : les champs, la montagne, la mer, ville et village etc. (Fig. 1). Chaque unité géographico-culturelle était elle-même déclinée en sous-thèmes : les semailles, la moisson, le battage, l’élevage etc. D’autres salles correspondaient plus à des thématiques transversales : la salle des métiers, la salle du calendrier, celle du savoir populaire etc[6]. Une dizaine d’alvéoles étaient destinées à présenter une série de thèmes plus spécifiques : le travail du forgeron ; la cuisine provençale. Rivière reprendra d’une certaine façon cette idée avec les unités écologiques, dans son nouveau bâtiment trente ans plus tard.

Fig. 1 : Musée des Arts et Traditions populaires, détail du plan d’aménagement intérieur et d’implantation des vitrines, 23 mars 1937, Archives nationales, 20130148/11

En réalité, cette présentation permanente des salles ne verra jamais le jour. En 1939, les collections commençaient à peine à être déballées qu’il fallut les remettre en caisse pour les mettre à l’abri en province (notamment au château de Chambord, puis à Fougères-sur-Bièvre)[7]. L’occupation allemande et l’avènement du régime de Vichy n’entraînèrent pourtant pas l’arrêt des activités scientifiques et muséographiques du musée qui supervisa plusieurs « chantiers intellectuels[8] ». Le maréchal Pétain souhaitait en effet mettre en avant les valeurs de la tradition française : ruralité et artisanat furent dès lors très présents dans les activités muséales de Georges Henri Rivière et de son équipe, appelés à participer, voire à conduire diverses expositions organisées un peu partout en métropole : Bourges, Rennes, Reims, Versailles, Caen, Clermont-Ferrand, Limoges, Lyon, Bordeaux, Beauvais et Paris (musée des Arts décoratifs)[9].

Dans les années qui suivent la guerre de nouveaux travaux furent entrepris au palais de Chaillot. Entre 1946 et 1948 une partie du palais de Chaillot avait été utilisée pour des réunions de l’ONU, ce qui impliqua en 1949 des travaux de remise en état des locaux et d’aménagement de la salle d’exposition temporaire qui, bien que prévue depuis les origines, n’avait jamais pu voir le jour faute de crédits suffisants. Ces expositions (initiées à partir de 1951) permirent à Georges Henri Rivière et ses collaborateurs de montrer enfin au public dans des conditions acceptables le travail scientifique et conceptuel mené depuis des années autour des arts et traditions populaires. Car, force est de constater que les locaux attribués au musée, dans la partie en sous-sol du palais de Chaillot (sous le musée des Monuments français), étaient bien trop exigus pour que Rivière puisse développer et donner à voir les notions complexes relevant, non pas d’un « folklore » suranné, mais de traditions populaires sujettes à de constantes évolutions. Pendant des années cet espace demeura donc un musée invisible au public, si ce n’est dans le cadre d’expositions temporaires, à partir de 1951 (sur lesquelles nous reviendrons un peu plus loin), qui firent beaucoup pour la réputation du musée. Son conservateur déploya dans le même temps une grande énergie afin de trouver des locaux plus vastes pour son musée. Après quelques fausses pistes dans divers lieux d’Île-de-France, le projet se fixa aux abords du bois de Boulogne. Dans un premier temps on s’orienta vers une implantation du musée dans l’ancien palmarium du jardin d’Acclimatation ; par arrêté du 28 juillet 1953, Jean Dubuisson, architecte en chef des Bâtiments civils et Palais nationaux, fut chargé de travailler à un projet permettant l’installation des collections du MNATP dans ce bâtiment. Mais finalement, après avoir constaté l’impossibilité du projet, il fut décidé en 1955 de construire un bâtiment neuf[10]. Le chantier se prolongea sur près de dix ans (entre 1959 et 1969), mais au-delà du strict projet architectural, c’est surtout le projet muséographique qui semble s’être éternisé et avoir entraîné un grand retard dans la livraison du bâtiment, qui ne fut remis par l’architecte qu’en 1969.

Le projet muséographique reposait sur la conception d’un double circuit de visite : une galerie dite culturelle, destinée au grand public, et une galerie dite scientifique (ou galerie d’étude) pour les spécialistes ou les étudiants. La galerie d’étude ne fut inaugurée qu’en février 1972 et la galerie culturelle en juin 1975. Les archives permettent de suivre la lente évolution de la réflexion (sur près de 15 ans !) sur la conception de ces deux galeries : les thématiques retenues, les objets à sélectionner, les vitrines, la circulation. Les options retenues étaient résolument novatrices, mais probablement assez perturbantes pour nombre de visiteurs. Ainsi, lorsque l’on voit le plan de la galerie culturelle, on a l’impression d’entrer dans un labyrinthe (Fig. 2).

Fig. 2 : Plan de la galerie culturelle, projet pour le nouveau siège du musée, 17 mai 1967. Archives nationales, 20130201/53

Chaque vitrine s’inscrivait dans un thème et donnait lieu à la présentation, soit d’une série d’objets ayant une fonction identique et déclinés selon leur variété régionale, soit par des objets illustrant une séquence (par exemple pour la vitrine « Du blé au pain » on partait de la production du blé – avec ses outils ou ses pratiques associées –, puis l’on passait à la production de farine, pour arriver à la fabrication puis la vente du pain – avec là aussi les outils, l’environnement de la boulangerie). Dans cette galerie culturelle on pouvait également voir ce que Georges Henri Rivière avait appelé des « unités écologiques », c’est-à-dire la reconstitution de lieux de vie ou de travail, présentant un ensemble d’objets remis dans leur contexte d’origine et donnant ainsi à voir un environnement culturel spécifique. Dans les années 1960 le CNRS lança des « recherches coopératives sur programme » – des études pluridisciplinaires mobilisant d’autres institutions. Notamment, il s’associa avec le MNATP entre 1964 et 1966 pour mener une grande étude de terrain sur le pays de l’Aubrac (Aveyron, Cantal et Lozère), une terre d’agriculture traditionnelle confrontée à l’évolution du monde économique moderne. Des anthropologues, des sociologues, des agronomes se côtoyèrent ou se succédèrent sur le terrain, interrogeant les habitants, étudiant les archives, analysant les structures en place etc. Les ethnologues qui travaillaient en association avec le MNATP collectèrent quantité d’informations, d’artefacts, prirent des photographies, effectuèrent des enregistrements sonores et audiovisuels. Outre les publications qui en résultèrent, une partie de ces informations fut utilisée pour le parcours muséographique du nouveau musée en cours d’élaboration au bois de Boulogne. Notamment avec la conception de l’une de ces fameuses « unités écologiques[11] », tel ce « buron », c’est-à-dire un atelier traditionnel de fabrication de fromages (Fig. 3).

Fig. 3 : Reconstitution du buron de l’Aubrac dans la galerie culturelle, vers 1975, photographie A. Chastanier, Archives nationales, 20130317/47

On peut voir ces reconstitutions comme une évolution muséographique des dioramas ou des period rooms alors si en vogue dans certains musées ethnographiques de la fin du XIXe ou du début XXe siècle. Dans le cas des unités écologiques mises en place au MNATP, un lieu de vie était mis sous vitrine : on voyait trois faces d’une pièce ou d’une maison, la quatrième était une vitre séparant ce lieu clos des observateurs. Un essai publié dans l’album accompagnant l’exposition Document bilingue (dont il sera question un peu plus loin) fait référence à La vie mode d’emploi de Georges Pérec[12], cette œuvre littéraire où l’appartement de chaque habitant d’un immeuble est tour à tour offert à la curiosité du lecteur (et au-delà de l’appartement c’est la vie de ses habitants qui est alors dévoilée). On pourrait également, sur un plan formel, évoquer une scène dans Playtime[13], le film de Jacques Tati, où l’on peut observer depuis la rue les habitants d’appartements aménagés de façon très moderne, s’agiter, tels les acteurs d’une pièce de théâtre muet. Ce principe fut également largement repris et réinterprété par des artistes contemporains, dans le cadre de certaines de leurs installations (dont les premières étaient d’ailleurs contemporaines des unités écologiques conçues au MNATP).

Dans ces reconstitutions installées au MNATP il y a à la fois le souci d’authenticité scientifique, de vulgarisation pour le grand public et la volonté de plonger le visiteur dans une expérience émotionnelle et sensorielle, puisque l’on pouvait actionner à la demande un système sonore mêlant bruits « typiques » (cloches, meuglements), témoignages des anciens habitants et commentaires de l’ethnologue. Le dossier d’archives de la reconstitution du buron permet de suivre le processus mis en œuvre pour cela, avec la documentation, les réunions de travail, les synopsis, les listes et fiches d’objets utilisés pour cette mise en scène[14]. Ces fiches nous indiquent que justement tous les objets utilisés pour cette reconstitution n’ont pas forcément été collectés au même endroit et par la même personne. Il s’agit donc d’une reconstitution certes fidèle à ce que pouvait être un buron, mais c’est aussi une sorte de fiction.

En sous-sol se trouvait la galerie d’étude, un lieu qui donc s’adressait à un public plus averti. Elle était organisée selon une répartition par « rues ».  Là aussi les vitrines se voulaient très synthétiques pour exprimer un concept, ou un fait culturel, comme par exemple une vitrine consacrée à la musique (Fig. 4). Les explications écrites étaient réduites à leur plus simple expression (du moins à proximité des vitrines, car on pouvait aussi avoir accès à des albums documentaires et à des ressources audiovisuelles). Georges Henri Rivière démontrait ici son génie de la mise en scène. Par exemple, dans la vitrine illustrant les « Jeux de forces et jeux d’adresse », l’accumulation d’artefacts du même type (des boules et des quilles) devient quasiment une œuvre d’art cinétique[15].

Fig. 4 : Vitrine consacrée à la musique dans la galerie d’étude, vers 1972, Photographie Jean-Dominique Lajoux, Archives nationales, 20130338/5

Après la fermeture du musée en 2005 et la réaffectation de ses collections au MUCEM, à Marseille, ce dernier n’a cessé de réinterroger les activités scientifiques, documentaires et muséographiques du MNATP. Dans ses locaux de la Belle de Mai, une de ses réserves a été aménagée de façon à pouvoir accueillir des visites guidées du public. Le MUCEM a également déjà accueilli deux expositions dédiées au MNATP. La première, en 2017, s’intitulait Document bilingue. Les commissaires de cette exposition étaient partis de l’idée que les objets collectés par le MNATP s’assimilaient à des documents bilingues : à la fois représentatifs des arts ou des traditions populaires mais aussi suscitant un discours d’ordre scientifique. Dans cette perspective, ils avaient invité des artistes à relire les collections du musée et à les réactiver, en évoquant la nature double des objets conservés dans ce musée :

« La question de la nature bifide de l’objet, partagé entre art populaire et discours scientifique, à la manière d’un document bilingue, fut au cœur même du projet de Rivière. Mais qu’en est-il désormais de ces collections aujourd’hui en sommeil dans les réserves du MUCEM ? Comment activer voire performer un document en réfléchissant sa nature bilingue – objet au statut esthétique et poétique, mais aussi témoignage à valeur ethnographique[16] ? »

Ces performances artistiques se mêlaient à des relectures historiographiques des activités de l’ancien musée. Puis en 2019 s’est tenue au MUCEM une exposition consacrée à la figure marquante de Georges Henri Rivière. Les commissaires de cette exposition y avaient reconstitué des vitrines évoquant de fameuses expositions temporaires du musée : par exemple l’exposition Marionnettes, qui s’était tenue dans ses locaux du palais de Chaillot en 1952. Ces reconstitutions furent rendues possibles notamment grâce aux photographies prises lors de l’installation de ces expositions[17]. Une reconstitution encore plus spectaculaire était celle de l’une des unités écologiques de la galerie culturelle du MNATP : le buron de l’Aubrac. Cette reconstitution a été rendue possible grâce aux dessins conservés dans les archives du MNATP[18] et aux photographies conservées au MUCEM.

Les expositions temporaires

Comme on vient de le voir, l’analyse (et éventuellement la réactivation de parties d’expositions passées) est rendue possible grâce aux archives du MNATP, qui peuvent en outre être parfois complétées par d’autres fonds provenant de la réunion des Musées nationaux ou des galeries nationales du Grand Palais. Il convient de souligner que les archives ont dès le début occupé une place centrale au MNATP. Avant même la création officielle du musée, Rivière avait été associé par le biais d’André Varagnac au projet éditorial de l’Encyclopédie française, initié en 1932 par le ministre de l’Éducation nationale, Anatole de Monzie et l’historien Lucien Febvre. Le folklore régional, les traditions populaires faisaient partie des sujets devant être traités par cette encyclopédie. Un atlas folklorique de la France était notamment prévu, avec une série de cartes censées synthétiser et illustrer une série de faits folkloriques. Les matériaux d’étude ainsi collectés et produits furent alors centralisés au sein d’un « office de documentation folklorique », l’un des tous premiers locaux aménagés au sein du MNATP peu après sa création[19].

Le travail d’enquête et le collationnement des résultats produits par ces enquêtes de terrain firent partie intégrante du musée et furent toujours au cœur de son activité. C’est pourquoi Georges Henri Rivière définissait volontiers son établissement comme un « musée-laboratoire », mettant ainsi l’accent sur la fonction « recherche » qui était perçue comme centrale dans son projet muséographique. Dans un rapport sur les activités de son institution naissante, il évoquait ainsi (et dans cet ordre) les objectifs du musée : « Coordonner et développer l’étude scientifique du folklore ; constituer une documentation et des collections ; publier et enseigner ; organiser le musée et des expositions[20] ». Quelques années plus tard, dans un autre rapport destiné à son administration de tutelle, il revenait encore sur les missions de son établissement :

« Le musée d’ethnographie folklorique remplit ainsi sa double mission d’éducation et de recherche : d’éducation, par ses galeries à l’usage du grand public ; de recherche, par la mise à la disposition des travailleurs scientifiques de ses magasins d’objets et autres instruments d’étude : bibliothèque, phonothèque, iconothèque, archives etc. En un mot, un MUSÉE-LABORATOIRE[21] ».

Il avait commencé sa carrière de conservateur de musée en tant qu’adjoint de Paul Rivet au musée de l’Homme, y avait développé un grand sens de l’organisation et de la gestion muséale. Rivière attacha toujours une grande attention à la gestion des archives : on peut le constater dès ses premières notes de service, fixant le mode d’enregistrement et de gestion des archives. Ce qui explique la bonne conservation des archives et leur qualité documentaire[22]. C’est notamment le cas des dossiers d’organisation des exposition, indispensables pour tout travail historiographique dans ce domaine[23]. Ces expositions étaient le plus souvent le résultat des études et des enquêtes menées sur le terrain par le personnel attaché au musée. La particularité de ce musée est que son personnel scientifique était essentiellement composé de chercheurs du CNRS détachés auprès du MNATP. Les expositions présentent donc, souvent au travers de thématiques transversales, le résultat de leurs collectes d’informations et d’artefacts. On a évoqué plus haut la conception très novatrice de la galerie culturelle et de la galerie d’étude. La seule réserve que l’on puisse émettre est qu’après l’ouverture au public de ces deux galeries au début des années 1970, leur présentation évolua apparemment très peu. Comme si ses successeurs n’avaient pas osé toucher à la muséographie originale de Rivière (mais ils n’en eurent peut-être pas non plus les moyens). C’est peut-être plus à travers les expositions temporaires que ses successeurs purent apporter une touche personnelle, aborder de nouvelles thématiques et des façons différentes d’exposer, de donner à voir au public ces traditions populaires, mais en les abordant désormais sous un angle plus anthropologique et non plus folklorique.

Lorsque le MNATP était encore à Chaillot, les espaces d’exposition étaient si contraints et les moyens si limités qu’il ne fut pas possible de mettre en œuvre le parcours permanent imaginé depuis le début. Ce n’est qu’en 1951 que les travaux d’aménagement des espaces dédiés aux expositions temporaires purent être achevés, permettant enfin à l’équipe du musée de présenter au public une partie de leurs travaux de recherche. On peut alors voir, grâce aux photographies prises à l’époque, comment avec des moyens réduits Georges Henri Rivière et ses collaborateurs parvenaient quand même à faire des vitrines vivantes et suggestives. Le conservateur développa notamment un art consommé de l’usage du fil de nylon pour accrocher les objets, animer les vêtements. Il se dit qu’il mettait un point d’honneur à ne pas utiliser des mannequins qui avaient tendance à figer les attitudes des personnages, à rendre ternes les reconstitutions de scènes de la vie quotidienne. Une vue d’une vitrine intitulée « Prestige du cirque » dans l’exposition Arts et traditions du cirque (1956) en est un bon exemple (Fig. 5). Plutôt que l’anecdotique, ce qui primait dans ces créations était avant tout un esprit didactique. Très tôt, le personnel scientifique du musée développa un art de la séquence pour expliquer visuellement un processus (de fabrication[24] ou d’évolution).

Fig. 5 : Vitrine « prestige du cirque » dans l’exposition « Arts et traditions du cirque », 1956, photographie Pierre Soulier, Mucem, Ph.56-101-21

Les salles disponibles pour les expositions temporaires au nouveau siège du musée étaient plus vastes et certainement plus adaptées, ce qui offrit une plus grande latitude aux commissaires d’exposition et aux scénographes. En outre, les équipes du MNATP eurent en certaines occasions la possibilité d’organiser leurs expositions aux galeries nationales du Grand Palais. Ce fut par exemple le cas pour l’exposition Hier pour demain (1980), qui se voulait en quelque sorte un manifeste de ce que le MNATP proposait en termes d’étude et de présentation des arts et traditions populaires françaises. On voit dans le dossier de l’exposition que, outre les traditionnelles vitrines avec des objets ou des costumes, on y avait présenté beaucoup de grands artefacts sur des plateformes : des géants de carton-pâte, un modèle de « tarasque » – cet animal fantastique que l’on promenait dans les rues pour la fête du même nom à Tarascon -, des systèmes mécaniques et même un vieux tracteur[25].

Les dossiers des expositions organisées par le MNATP sont souvent riches d’informations sur leur conception : le choix du sujet, des différents thèmes abordés, des objets présentés, des sollicitations auprès des prêteurs publics et privés. On voit aussi éventuellement les diverses options envisagées pour la scénographie, ses évolutions, ses possibles abandons. On y trouve de nombreux croquis des salles, avec parfois des repentirs, des précisions qui viennent se surajouter, des croquis de vitrines avec la disposition prévue pour les objets : le dossier de l’exposition Objets domestiques des Provinces de France dans la vie familiale et les arts ménagers (1955) contient ainsi toute une série de croquis relatif à la scénographie et à l’implantation des vitrines et des objets[26] (Fig. 6).

Fig. 6 : Croquis préparatoire à la scénographie de l’exposition « Objets domestiques des Provinces de France dans la vie familiale et les arts ménagers », vers 1952-1953, Archives nationales, 20120297/67

Dans la catégorie des plans de salles d’exposition on trouve dans les archives une grande variété typologique de documents voire d’objets. À l’entrée d’une exposition on trouve souvent un petit plan général des salles à destination du public. Pour ses premières expositions, dans les années 1950 le MNATP affichait un plan synthétique peint sur une plaque de bois. Ces plaques ont été soigneusement conservées et sont parvenues jusqu’à nous[27]. On trouve aussi de grands plans sur calque, qui là aussi synthétisent – cette fois-ci à usage interne, dans la phase de préparation des expositions – l’organisation spatiale des salles[28]. Signalons qu’une seule maquette de projet scénographique est parvenue jusqu’à nous ; elle est assez spectaculaire dans le souci du détail[29]. Le versement AN 20130632 contient, quant à lui, une série de dessins et de peintures correspondant à des projets de scénographie pour des expositions – qui n’ont peut-être pas été réalisées.

Enfin, des photographies documentent aussi la phase de montage, mais aussi le moment particulier de l’inauguration[30]. Si l’on en trouve parfois des tirages dans les dossiers d’archives, il convient de signaler que c’est plus majoritairement au sein de la photothèque du MUCEM que l’on trouvera des photographies relatives aux expositions temporaires. Il est également à signaler que nous conservons plusieurs films tournés par ou pour le MNATP, où l’on voit les salles d’expositions permanentes ou temporaires du musée, tant au palais de Chaillot qu’à son nouveau siège du bois de Boulogne[31].

Certaines de ces expositions avaient été organisées avec le concours de la réunion des Musées nationaux. Dans ce cas-là, les archives de la RMN apportent un possible complément d’informations. C’est par exemple le cas pour l’exposition Artisans de l’élégance, où l’idée était de simuler une rue avec, côte à côte, plusieurs commerces et ateliers touchant à l’habillement, à la mode, à l’apparence : on y trouvait par exemple le coiffeur, la modiste, le bottier. Plusieurs scénographes avaient répondu à l’appel d’offre ; on peut ainsi voir dans les archives de la RMN les différentes propositions faites et donc avoir un aperçu de ce que l’exposition aurait pu être avec ces scénographies alternatives non retenues[32]. Pour rester dans le registre des sources complémentaires, signalons aussi que les Archives nationales conservent un versement fait par les galeries nationales du Grand Palais, classé par dossier d’exposition, contenant entre autres certains aspects techniques relatifs à l’aménagement et au montage. Par exemple, pour l’exposition Costumes, coutumes (1985), on a un plan général d’implantation des structures et vitrines, avec quelques spécifications techniques, ainsi que le planning d’intervention des différentes entreprises[33].

Certains dossiers d’expositions illustrent un autre cas particulier : les itinérances, lorsqu’une exposition est transposée en plusieurs autres lieux. C’est par exemple le cas de cette exposition consacrée au phénomène sociétal du grand succès populaire connu par la bande dessinée Astérix. Ces itinérances donnent généralement lieu à des muséographies distinctes. On peut l’observer dans ce dossier, où est documentée la préparation de l’exposition pour une nouvelle étape au centre national de la Bande dessinée et de l’Image à Angoulême ; on y voit quelques-unes des structures envisagées par le scénographe pour mettre en scène de manière très immersive les différents thèmes abordés par l’exposition (Fig. 7).

Fig. 7 : Projet muséographique pour l’exposition « Ils sont fous… d’Astérix ! Un mythe contemporain », au Centre national de la bande dessinée et de l’image à Angoulême, 1996. Archives nationales, 20120397/135

Mais avant Angoulême, l’exposition avait également été montrée au musée des Beaux-arts de Montréal. On constate que la scénographie est très différente. On ne peut pas non plus exclure que le contenu même de l’exposition ait été adapté au public canadien (avec par exemple cette salle consacrée à l’album intitulé La grande traversée qui voit les héros gaulois débarquer en Amérique du Nord (Fig. 8).

Fig. 8 : Vue d’une des salles de l’exposition « Ils sont fous… d’Astérix ! Un mythe contemporain », au Musée des Beaux-arts de Montréal, photographie Brian Merrett/MBAM, 1996. Archives nationales, 20120397/135

Le MNATP hors les murs

Outre les quelques expositions organisées au Grand Palais et les itinérances, il convient de préciser que diverses autres manifestations se sont tenues hors les murs. Ce fut parfois à titre de préfiguration. Alors que le musée venait juste d’être créé par décret mais n’existait encore que sur le papier, Georges Henri Rivière organisa en 1937, dans le cadre de l’exposition internationale des Arts et des Techniques, une exposition remarquée. Dans le vaste secteur du centre rural (situé à la porte Maillot), il créa un musée du Terroir consacré à la commune de Romenay-en-Bresse. Il montrait ainsi à la fois au grand public urbain ce qu’étaient les traditions rurales et il montrait aux maires de communes rurales comment ils pouvaient ouvrir leur propre musée sans déployer des moyens extraordinaires[34]. Durant des décennies Rivière fut en France l’un des principaux initiateurs de musées dédiés – pour tout ou partie – aux traditions populaires : il prodiguait ses conseils, facilitait les dépôts de collections nationales en province, faisait jouer son influence auprès de la direction des Musées de France. Il s’agissait le plus souvent de musées de conception classique, mais Rivière montra aussi un intérêt marqué pour les musées dits « de plein air », comme il avait pu en visiter en Scandinavie. Rappelons que le projet initial du MNATP prévoyait non seulement la création d’un musée envisagé selon les standards classiques, mais aussi des musées mettant en scène à l’air libre des évocations des arts et traditions populaires. Malgré plusieurs projets amorcés au fil des années, Rivière ne parvint pas à faire aboutir ce projet. Néanmoins, il fut à l’origine ou collabora à la conception de nombreux écomusées et musées de plein air un peu partout en France[35].

Pour finir, nous évoquerons ce qui pourrait être perçu comme une contradiction, mais qui ne l’était sûrement pas dans l’esprit de Georges Henri Rivière. Durant les décennies 1950 et 1960 le MNATP participa au salon des Arts ménagers, en présentant à chaque fois une petite exposition thématique (Fig. 9). Pour Rivière, les arts et traditions populaires n’appartenaient pas uniquement au passé, il s’agissait aussi de modes d’expressions actuels et en constante évolution ; ils avaient donc toute leur place dans ce salon qui était censé donner à voir la technicité et la modernité. En outre, cette manifestation annuelle qui attirait les foules de curieux offrait une vitrine inespérée pour un musée à l’étroit dans ses locaux et son public sans doute fervent mais peu nombreux[36].

Fig. 9 : Vue des vitrines « objets domestiques » réalisées par le MNATP pour le salon des arts ménagers, 1954, photographie François Kollar, Archives nationales, 19850024/40/3

L’originalité et la modernité de la muséographie et des scénographies d’expositions temporaires imaginées à divers stades de la vie du MNATP par Georges Henri Rivière, ses successeurs et ses collaborateurs ont déjà été amplement mises en lumière par des études antérieures[37]. Notre propos est ici avant tout de montrer la richesse potentielle des fonds d’archives conservés aux Archives nationales concernant le MNATP : si les archives présentées ici proviennent majoritairement du musée lui-même, elles peuvent être utilement complétées par d’autres fonds provenant du service des Bâtiments civils et Palais nationaux, de la direction des Musées nationaux et de la réunion des Musées nationaux. Outre les sources écrites, on y trouvera un grand nombre de documents figurés[38], permettant de visualiser des projets scénographiques produits dans le cadre des activités du musée, qu’ils aient abouti ou pas. C’est sur ce croisement possible des sources émanant de différentes administrations que nous souhaiterions insister ici par le biais de cette présentation volontairement plus descriptive qu’analytique, en invitant les chercheurs à s’intéresser à ces archives, dont l’importance et la diversité des fonds conservés autorise une grande variété d’études possibles, soit sur un moment donné, soit sur la longue durée. Il convient d’ailleurs d’insister sur le fait que ce ne sont pas seulement les archives visuelles, mais bien l’ensemble des sources d’archives (photographies, esquisses, plans, maquettes, mais aussi notes, correspondance, comptabilité etc.) qui peuvent être mobilisées pour permettre de contextualiser les réalisations du musée et procéder ainsi à des études historiographiques reposant sur des matériaux solides.

 

Notes

  1. *Georges Henri Rivière. Voir c’est comprendre, cat. exp., Marseille, MUCEM, 2018.
  2. Pas moins de 80 versements, issus des différents services du MNATP, sont aujourd’hui conservés aux Archives nationales, sur son site de Pierrefitte-sur-Seine. L’intégralité des inventaires est accessible en ligne dans la salle des inventaires virtuelle : https://www.archives-nationales.culture.gouv.fr/ (consulté en novembre 2024). La liste de ces versements peut également être retrouvée par le biais de notre guide des sources sur les musées et les expositions : https://www.siv.archives-nationales.culture.gouv.fr/siv/rechercheconsultation/consultation/ir/consultationIR.action?formCaller=GENERALISTE&irId=FRAN_IR_057991&gotoArchivesNums=false&defaultResultPerPage=&frontIr=&optionFullText=&fullText=&udId=root&consIr=&details=true&page=&auSeinIR=false.
  3. À tous ces fonds conservés aux AN, il convient de rajouter les fonds de la photothèque du MUCEM ; de nombreux espaces d’exposition correspondant à diverses périodes du MNATP y sont visibles : https://www.MUCEM.org/ (consulté en novembre 2024).
  4. La plupart des musées folkloriques ou ethnographiques créés en France au XIXe siècle ou au début du XXe siècle avaient adopté ce mode de présentation : nous renvoyons par exemple aux tirages photographiques représentant la salle de France au MET (début XXe siècle) conservés sous la cote 20130221/45. Quelques vues du musée départemental du Finistère à Quimper, prises à la même époque, illustrent une scénographie très similaire (2020297/52).
  5. Sur la figure de Georges Henri Rivière, voir Gorgus N., Le magicien des vitrines, Paris, Éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 2003 ; plus récemment Georges Henri Rivière. Voir c’est comprendre, cat. exp., Marseille, MUCEM, 2018. Le projet de « musée national du Folklore » remonte à 1932, il y était déjà question d’un « musée de plein air » à proximité de Paris.
  6. La boîte 20130148/12 contient les fiches préparatoires à la muséographie, comportant la sélection envisagée des objets pour chacune des salles. Le projet muséographique avait été élaboré à partir de 1937, mais ces fiches correspondent apparemment au projet tel qu’il avait évolué en 1939.
  7. Les archives relatives à l’évacuation des collections muséales pendant la Seconde Guerre mondiale sont conservées sous le n° 20144792.
  8. De jeunes artistes et architectes au chômage furent recrutés pour mener dans toute la France des enquêtes sur divers sujets d’ordre patrimonial : le mobilier traditionnel, l’artisanat, l’architecture rurale.
  9. AN, 20130148/27 et 28 : dossiers relatifs aux expositions autour de l’artisanat auxquelles a participé le MNATP pendant la guerre. On y trouve des notes, des correspondances, des plans et des tirages photographiques des projets et réalisations.
  10. Mais le permis de construire ne fut signé qu’en 1959. Sur les divers projets et les sources d’archives correspondantes, voir Segalen M., Vie d’un musée (1937-2005), Paris, Stock, 2005 ; Riviale P., « Le musée national des Arts et Traditions populaires, d’un bâtiment à l’autre : un état des sources », Colonnes. Archives d’architecture du XXe siècle, n° 31, août 2015, p. 12-14.
  11. On en compte plusieurs : outre le buron, on y voyait un chalet d’alpage, une forge du Queyras, un atelier de tourneur. L’un des ensembles les plus anciennement collectés est probablement un intérieur breton, acquis en 1964, dans le cadre d’une enquête pluridisciplinaire à Plozevet et ses alentours (Finistère), financée par la direction générale de la Recherche scientifique et technique. La barque de pêcheurs de Berck, située presque à l’entrée de la galerie, se différenciait des autres unités en évoquant un paysage en extérieur. Enfin, le dernier ensemble (le cabinet d’un voyant) se démarquait également en s’inscrivant cette fois-ci dans un cadre urbain et plus actuel.
  12. Bouiller J.-R., Calafat M.-C., « Les unités écologiques ou la vie mode d’emploi », Document bilingue. Réserves & collections, un autre Mucem, cat. exp., Marseille, MUCEM, 2017, p. 37 ; voir aussi Bouiller J.-R., Calafat M.-C., « Dioramas ethnographiques et unités écologiques : la mise en scène de la vie quotidienne au musée d’Ethnographique du Trocadéro et au musée national des Arts et Traditions populaires », Culture et Musées, n° 32 : L’art du diorama (1700-2000), 2018, p. 131-158 ; Pérec G., La vie mode d’emploi, Paris, Hachette, 1978.
  13. Playtime, film réalisé par Jacques Tati et sorti en salles en 1967.
  14. AN, 20130317/47 : dossier « Buron de l’Aubrac ».
  15. Voir par exemple sur le site du MUCEM la photographie, Ph.1996.133.17. : https://www.mucem.org/collections/explorez-les-collections/objet?uri=http://data.mucem.org/c/3139993&term=ph.1996.133.17&object_pos=0&object_max=0 (consulté en mars 2024).
  16. Voir résumé en 4e de couverture de Document bilingue. Réserves & collections, un autre Mucem, cat. exp., Marseille, MUCEM, 2017.
  17. AN, 20120297/64-20120297/65 : dossier de l’exposition Théâtres populaires de marionnettes ; vues conservées à la photothèque du MUCEM : https://www.mucem.org/collections/explorez-les-collections (consulté en novembre 2024).
  18. AN, 20130184/75 : on y trouve une vue d’ensemble de la vitrine du buron et un plan spatialisant tous les éléments constituant l’unité écologique. Ces dessins ont été faits en 2010 avant le démontage des vitrines.
  19. Riviale P., « Quelques cartes manuscrites du MNATP (1937), témoignages d’un projet inachevé d’‘Atlas folklorique de la France’ », Cartes & Géomatique, juin 2014, p. 61-70.
  20. AN, 20130148/11 : rapport sur le MNATP (28 octobre 1938).
  21. AN, F/16946 : « Note sur les acquisitions… » (27 novembre 1944). Les derniers mots sont en capitale dans le document original.
  22. Même si la rigueur de gestion des archives semble avoir périclité avec le temps, ce qui a nécessité leur reclassement par la mission des archives du ministère lors de leur collecte.
  23. Ces dossiers d’organisation d’exposition sont conservés aux AN dans les versements 20120297, 20100397, 20130219.
  24. On le voit par exemple dans une vitrine de l’exposition Théâtres populaires de marionnettes (1952), où l’on donnait à voir les étapes successives de la fabrication d’une marionnette. MUCEM, Ph.1952.66.9. : https://www.mucem.org/collections/explorez-les-collections/objet?uri=http://data.mucem.org/c/3018551&term=Ph.1952.66.9&object_pos=0&object_max=0 (consulté en mars 2024).
  25. AN, 20120397/203 : vues de l’exposition Hier pour demain, au Grand Palais (1980) ; on trouve également un dossier de cette même exposition dans les archives de la RMN, sous les cotes 20150160/314-20150160/316.
  26. Pour un exemple plus récent voir AN, 20120397/75 : dossier de l’exposition Cinéma forain (1987).
  27. On trouve ainsi dans le versement AN, 20130226 une vingtaine de plans d’expositions qui étaient affichés à l’entrée de l’exposition à destination des visiteurs (peintures collées sur plaques de bois, 1951 à 1963).
  28. MNATP, Nouveau siège (1978-1991), 20130202/19 : plans muséographiques d’expositions temporaires.
  29. AN, 20130186/10 : maquette pour l’exposition Arts forains (1992).
  30. Par exemple, AN, 20120397/112 : montage puis vernissage de l’exposition Cités en fête (1992).
  31. AN, 20130042/1-20130042/389. Certains de ces films ont été numérisés.
  32. AN, 20150160/667 : exposition Artisans de l’élégance. Propositions scénographiques d’Henri Rouvière, Zette Cazalas et Giada Ricci.
  33. 20080681/120 : dossier de montage de l’exposition Costumes, coutumes au Grand Palais (1985).
  34. AN, 20120297/101 : musée du Terroir à l’exposition internationale (1937). Signalons que durant cette exposition internationale de 1937, Rivière fut aussi l’un des commissaires d’une exposition consacrée à la muséographie présentée au palais de Tokyo.
  35. AN, 690AP/42-690AP/85. Le fonds d’archives privées de Georges Henri Rivière est particulièrement riche pour documenter cet aspect de sa vie professionnelle.
  36. Les dossiers de ces participations du MNATP se trouvent aux AN sous les cotes 20120297/46 à 49. Des photographies de ces expositions organisées au salon se trouvent dans le versement 19850024 du commissariat général du salon des Arts ménagers. Pour un exemple de présentation, voir le cliché publié dans l’essai de Segalen M., « Postface. Le salon des Arts ménagers, une utopie réalisée au service de la ménagère », Plateau volant, motolaveur, purée minute. Au salon des Arts ménagers (1923-1983), cat. exp., Pierrefitte-sur-Seine, Archives nationales, 2022, p. 161-176.
  37. Nous renvoyons notamment aux ouvrages suivants : Gorgus N., Le magicien des vitrines, Paris, Éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 2003 ; Segalen M., Vie d’un musée (1937-2005), Paris, Stock, 2005 ; Document bilingue. Réserves & collections, un autre Mucem, cat. exp., Marseille, MUCEM, 2017 ; Georges Henri Rivière. Voir c’est comprendre, cat. exp., Marseille, MUCEM, 2018.
  38. Il convient cependant de souligner que les archives photographiques qui constituaient la photothèque du MNATP se trouvent désormais au MUCEM ; seuls les tirages qui avaient été insérés dans les dossiers d’archives ont été versés aux AN.

Introduction

par Pierre-Vincent Fortunier et Sophie Montel

 

Pierre-Vincent Fortunier est muséographe et scénographe au sein de l’agence stéphanoise Le Muséophone. Il conçoit des expositions sur des thématiques historiques et sociétales. Il s’intéresse plus particulièrement aux nouvelles formes de médiation et d’écritures muséographiques. Il réalise des missions de conception, conseil et maîtrise d’œuvre dans le cadre de création ou modernisation de musées. Il conçoit également des scénographies, comme récemment celle de l’exposition EPIDEMIES au Musée des Confluences, à Lyon.

Sophie Montel est maîtresse de conférences à l’université de Franche-Comté, où elle enseigne l’art et l’archéologie du monde grec à Besançon. Spécialiste de la sculpture grecque et de ses modalités d’exposition, elle étudie également les collections de moulages ou tirages en plâtre, éléments du patrimoine scientifique comme de l’histoire de l’enseignement des arts et de l’archéologie. Ses champs de recherche l’ont amenée à questionner l’exposition sur le temps long ; elle assure par ailleurs le commissariat d’expositions lui permettant de valoriser les résultats de ses recherches.

 

Comme bien d’autres, les structures culturelles s’emparent de la question écologique et revoient leur mode de fonctionnement à l’aune des enjeux du développement durable. Ce numéro de la revue exPosition vous propose plusieurs points de vue sur cette question qui n’a pas encore de véritable vitrine.

Outre-Atlantique, après une première édition sur l’éco-responsabilité en 2012, la Société des musées du Québec a récemment publié un guide de bonnes pratiques (Musées et transition écologique. Bonnes pratiques muséales, 2024) que l’ICOM propose sur son site Internet.

L’ICOM a également mis en place SUSTAIN, un comité international sur les musées et le développement durable, qui prend la suite d’un Groupe de travail sur la durabilité (WGS) actif de 2018 à 2023 : « L’objectif de SUSTAIN est d’offrir aux membres de l’ICOM une tribune et une plateforme accessible où ils peuvent influencer l’orientation future de l’organisation dans tous les domaines liés à la durabilité et à la lutte contre le changement climatique. »

En France, le numéro 146 de la revue Culture et recherche du Ministère de la Culture (printemps-été 2024) a proposé au printemps un dossier d’une douzaine de pages sur la nécessité d’inscrire l’écologie comme politique publique de la recherche culturelle.

Le musée de Lille, présent dans ce numéro à travers l’article « Écoconcevoir au Palais des Beaux-Arts de Lille : de l’expérimentation à la structuration », est engagé depuis longtemps en faveur du développement durable ; il a également édité un Guide pratique d’écoconception construit autour deExpérience Goya, exposition présentée du 15 octobre 2021 au 14 février 2022.

L’édition 2023 des Rencontres des musées de France, organisée le 5 décembre 2023 au musée d’Orsay par le service des musées de France du ministère de la Culture, avait précisément pour thématique la transition écologique ; à cette occasion, le Ministère a présenté son Guide d’orientation et d’inspiration pour la transition écologique de la culture. On peut également signaler, sur un autre registre, la parution de l’ouvrage de Grégory Quenet (historien de l’environnement, professeur en histoire moderne à l’Université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines), L’écologie des musées. Un après-midi au Louvre (Éditions Macula, 2024), une lecture inspirante qui fait résonner autrement les enjeux communs de l’écologie.

En avril 2024, la fédération des Concepteurs d’Expositions XPO, regroupant l’ensemble des acteurs de l’écosystème, qu’ils soient muséographes, scénographes, manipeurs, agenceurs, concepteurs lumière, audiovisuels, multimédias… publie un « manifeste de l’écoconception des expositions permanentes et temporaires ». Ce manifeste regroupe une cinquantaine de propositions qui sont autant de pistes de réflexions et d’actions pour agir vers une exposition, plus propre, plus respectueuse, plus engagée aussi. Il montre la multiplicité des champs d’intervention possibles pour une exposition plus écoresponsable, tout en prévenant que cette énumération de propositions n’est pas exhaustive. Le champ de l’éco-responsabilité est un domaine à inventer, collectivement, en permanence, dont les actions sont à tester, à éprouver, à re-questionner, à faire évoluer. Les articles du présent numéro témoignent de cette diversité et de possibles à expérimenter.

Nous ne sommes pas les premiers, comme le montre ce rapide état de l’art, mais nous avions à cœur d’ouvrir les lignes de notre revue à ces enjeux.

Présentation des articles du numéro

Dans sa contribution que nous avons choisi de placer en tête du sommaire de ce numéro, Céline Schall (« L’écoresponsabilité des expositions : au-delà des mesures techniques, une révolution axiologique ») recense les domaines d’ajustements possibles et les changements structurels qu’il nous faut sans doute envisager pour des expositions plus conformes aux enjeux socio-écologiques. Anaïs Raynaud et Marjolaine Schuch (« Quitter la neutralité pour mieux l’atteindre ? ») présentent le travail réalisé par les équipes du musée national des Arts et Métiers pour préparer l’exposition Empreinte carbone, l’expo ! qui a ouvert ses portes le 16 octobre dernier. Des mesures concrètes sont présentées par Tony Fouyer qui traite dans un premier article (« L’exposition en réseau. Une solution éco-responsable à développer ? ») des possibilités permises par les expositions qui circulent d’un lieu à l’autre et sont conçues pour être partagées, un modèle expérimenté depuis longtemps par certains musées engagés ; on pense par exemple au Musée royal de Mariemont. Mélanie Esteves et Christelle Faure (« Écoconcevoir au Palais des Beaux-Arts de Lille : de l’expérimentation à la structuration ») reviennent sur les manifestations qui leur ont permis d’expérimenter l’écoconception des expositions et sur les leçons que l’on peut en tirer. C’est également un retour d’expérience que nous proposent Isabelle Lainé et Tony Fouyer (« Réemployer les matériaux et le mobilier scénographique. Du musée du quai Branly – Jacques Chirac au musée municipal de Bourbonne-les-Bains »). Enfin, le dernier texte, de Benjamin Arnault (« Notes sur les apports écologiques d’œuvres allographiques ») aborde la manière dont les artistes et les historiens de l’art traitent de l’éco-conception et de la neutralité des œuvres allographiques, qu’il faut sans doute nuancer si on considère l’empreinte carbone du stockage des données numériques.

Les questions de scénographie et de réemplois sont au cœur de notre numéro ; le souhait de Caroline Schall, qui appelle les structures à envisager la coprogrammation, trouve un écho intéressant dans le retour d’expérience de Tony Fouyer. Il reste encore beaucoup à dire sur quelques-uns des freins subis par les institutions culturelles : par exemple sur le vieillissement du parc immobilier qui les abrite, faisant des lieux culturels de véritables passoires thermiques ou sur la question des conditions de transport des œuvres qui nécessitent parfois des caisses faites ad-hoc pour une œuvre, conditionnement non réemployable et non stocké pour un éventuel nouveau déplacement de la même œuvre ; sur cette thématique, nous renvoyons au Guide de l’écoconditionnement des œuvres, un document élaboré entre mai 2023 et juin 2024 par le groupe de recherche-action dédié au sein de l’Augures Lab Scénogrrrraphie. Des ressources précieuses, à partager.

Nous espérons que vous sortirez grandis après la lecture de ces articles !

Pour citer cet article : Pierre-Vincent Fortunier et Sophie Montel, "Introduction", exPosition, 9 décembre 2024, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles9/fortunier-montel-introduction/%20. Consulté le 18 décembre 2025.

9/2024 – L’éco-responsabilité dans les pratiques d’exposition – Varia

 

L’éco-responsabilité dans les pratiques d’exposition (dossier dirigé par Pierre-Vincent Fortunier et Sophie Montel)

– Pierre-Vincent Fortunier et Sophie Montel, Introduction

– Céline Schall, L’écoresponsabilité des expositions : au-delà des mesures techniques, une révolution axiologique

– Anaïs Raynaud et Marjolaine Schuch, Quitter la neutralité pour mieux l’atteindre ? L’exemple de l’exposition Empreinte carbone, l’expo ! au musée des Arts et Métiers (Paris, 2024-2025)

– Tony Fouyer, L’exposition en réseau. Une solution éco-responsable à développer ?

– Mélanie Esteves et Christelle Faure, Écoconcevoir au palais des Beaux-Arts de Lille : de l’expérimentation à la structuration d’une démarche opérationnelle

– Tony Fouyer et Isabelle Lainé, Réemployer les matériaux et le mobilier scénographique. Du musée du quai Branly – Jacques Chirac au musée municipal de Bourbonne-les-Bains

– Benjamin Arnault, Notes sur les apports écologiques d’œuvres allographiques

 

Varia

– Yoshiko Suto et Frédéric Weigel, L’histoire mouvementée du Palais des paris (Gunma, Japon). Un entretien mené par Caroline Tron-Carroz