— Roula Matar,architecte et docteure en histoire de l’art, est maîtresse de conférences en Histoire et Cultures Architecturales à l’école nationale supérieure d’Architecture de Versailles. Ses recherches et publications se consacrent aux croisements des disciplines, notamment aux rapports de l’œuvre d’art à l’architecture, aux xxe et xxie siècles. Sur ce sujet, elle a publié L’Architecture selon Gordon Matta-Clark, aux Presses du réel (2022). Ses recherches récentes portent sur l’histoire des espaces de l’exposition et sur l’histoire de l’architecture du musée. —
Peut-on se servir des vues d’exposition comme sources documentaires pour construire une histoire des espaces de l’exposition ? Cette question a été proposée à la discussion lors de journées d’études et de séances de séminaire organisées à l’école nationale supérieure d’Architecture de Versailles en 2021-2022[1]. Nous avons examiné ces images-archives, en tenant compte de leur statut complexe, pour saisir ce qu’elles peuvent nous dire de l’espace de l’exposition, de sa construction et de son évolution. Nous avons interrogé les vues d’exposition en les considérant notamment comme révélatrices de dispositifs, dans le sens foucaldien, c’est-à-dire comme mettant au jour un « ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit aussi bien que du non-dit[2] ». Les vues d’exposition ont ainsi été mobilisées pour saisir ce qui nous intéresse, non pas tant l’objet premier de la photographie mais le rapport de l’objet à l’espace, et plus précisément le cadre de ce rapport et ce qui se révèle sur ces bords.
Les différents temps de réflexions ont choisi de multiplier les points de vue en réunissant diverses positions, de l’historien de l’art à l’archiviste, du commissaire à l’artiste. Quelques réponses à cette large problématique sont réunies dans ce présent numéro volontairement centré sur la critique institutionnelle et ses déplacements depuis son émergence dans les années 1960. Une large place est donnée à la voix des artistes, à leurs recours aux vues d’expositions à différents moments de leur processus de travail ou dans leurs approches critiques et spatiales : elles sont des images d’archives de dispositifs de monstration qui fondent le travail de Wesley Meuris sur les politiques de présentation et infrastructures des institutions ; elles irriguent et construisent un large corpus de travaux de Simon Starling qui, au gré des répliques et reconstructions, interrogent les mécanismes du musée et de l’exposition ; elles constituent un inventaire exhaustif de la présence végétale méticuleusement relevée par Inge Meijer dans les archives du Stedelijk Museum d’Amsterdam ou du MoMA à New York. À ces usages répondent ceux du ou de la commissaire qui, comme Marie Fraser, à l’occasion de la reconstitution de l’exposition The Responsive Eye tenue au MoMA en 1965, se penche sur les archives visuelles de cet événement, tandis que l’archiviste Pascal Riviale expose ce que montrent les archives visuelles des innovations menées par le MNATP, tant dans ses études que dans son approche muséographique. Enfin, parallèlement au séminaire, s’est tenue l’exposition Le Grand atlas de la désorientation de Tatiana Trouvé dans la Galerie 3 du Centre George Pompidou à Paris. Dans le prolongement de notre réflexion, je me suis entretenue avec l’artiste sur le sujet des espaces de l’exposition puisque celui-ci fait partie intégrante de la définition même de son travail.
Je tiens à remercier les membres du comité scientifique du séminaire, l’ensemble des intervenant·es aux journées d’études et au séminaire pour leurs contributions[3] et les moments de partage – Yvonne Bialek, Marie Fraser, Giulia Gabellini, Audrey Ilouz, Wesley Meuris, Constance Nouvel, Yusuke Offhause, Rémi Parcollet[4], Jean-Marc Poinsot, Pascal Riviale, Nathalie Simonnot, Simon Starling, Tatiana Trouvé et Richard Venlet. Pour leur soutien, je remercie également l’équipe de La Maréchalerie, Valérie Knochel sa directrice ainsi que Sophie Peltier et Simon Poulain, le LéaV laboratoire à l’ENSA Versailles, ainsi que le bureau de l’Enseignement et de la Recherche (BER) du ministère de la Culture.
Notes
[1] Ce projet de recherche s’est déroulé sous la forme d’un cycle de trois demi-journées d’études, des débats Manèges, organisés à l’automne 2021 en partenariat avec le centre d’art La Maréchalerie (cf https://tram-idf.fr/maneges-2021-la-marechalerie/), et s’est poursuivi par séminaire au printemps 2022.
[2] Foucault M., « Le Jeu de Michel Foucault », Dits et écrits. Vol. II : 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001 (1994), p. 299.
[3] Pour diverses raisons, l’intervention de Jean-Marc Poinsot, initialement prévue dans ce numéro, et consacrée à la reconstruction de l’Atelier londonien de Francis Bacon à la Dublin City Gallery n’a pu être intégrée au sommaire. Elle peut être lue dans son dernier ouvrage Notes sur l’exposition et ses acteurs (Éditions Hermann, 2023), dans le chapitre 5 intitulé « L’exposition comme machine interprétative » aux pages 99-103.
[4] Les recherches menées par Rémi Parcollet sur les vues d’expositions ont nourri notre séminaire. Voir notamment l’ouvrage qu’il a dirigé sur ce sujet, Photogénie de l’exposition, Manuella éditions, 2018
— Inge Meijer est artiste. Elle a obtenu un BA en arts visuels à l’Academy of Art & Design (Arnhem, Pays-Bas) en 2012 et a effectué une résidence d’artiste de deux ans à la Rijksakademie van Beeldende Kunsten (Amsterdam, Pays-Bas) en 2017. Elle a fait partie de l’ACC-Rijksakademie (Gwangju, Corée du Sud) en 2019 et a été boursière du Netherlands Institute for Advanced Study (Amsterdam) en 2023. Actuellement, elle fait partie de l’International Studio & Curatorial Program (New York, États-Unis) jusqu’au début de l’année 2026. Son travail a été exposé dans des institutions et des galeries à la fois à Amsterdam – où elle réside – et à l’étranger, notamment au Stedelijk Museum Amsterdam, au Museum Arnhem, à l’Australian Centre for Contemporary Art, à l’Asia Culture Center à Gwangju, en Corée du Sud, et à l’ISCP à New York, aux États-Unis.
Roula Matar,architecte et docteure en histoire de l’art, est maîtresse de conférences en Histoire et Cultures Architecturales à l’école nationale supérieure d’Architecture de Versailles. Ses recherches et publications se consacrent aux croisements des disciplines, notamment aux rapports de l’œuvre d’art à l’architecture, aux XXe et XXIe siècles. Sur ce sujet, elle a publié L’Architecture selon Gordon Matta-Clark, aux Presses du réel (2022). Ses recherches récentes portent sur l’histoire des espaces de l’exposition et sur l’histoire de l’architecture du musée. —
Entretien réalisé par courriel à l’automne 2024 à propos des deux ouvrages d’Inge Meijer : The Plant Collection (Roma publications, Amsterdam, 2019) et The MoMA Plant Collection (Roma publications, Amsterdam, 2024) dont certains extraits sont présentés ici.
Toutes les images ci-dessous sont reproduites avec l’aimable autorisation d’Inge Meijer, Martha Olech (photographe), The Museum of Modern Art / Licensed by SCALA.
Roula Matar : Chère Inge, en préparant les trois journées d’études dédiées à l’histoire des espaces de l’exposition et aux archives visuelles[1], les images en noir et blanc de votre premier livre The Plant Collection, publié en 2019, me sont revenues. L’ouvrage était entièrement constitué de photographies des espaces d’expositions du Stedelijk Museum à Amsterdam, des vues trouvées dans les archives de l’institution, choisies pour la présence des plantes dans les espaces du musée. En raison du calendrier, vous n’aviez pu venir à Versailles évoquer ce travail, c’est pourquoi, je suis très heureuse de pouvoir mener cette conversation avec vous aujourd’hui. Comment en êtes-vous venue à travailler sur la présence des plantes dans le Stedelijk Museum ? Comment est né le projet de recherche dans les archives du musée et quels étaient vos intérêts initiaux ?
Inge Meijer : Il y a plusieurs années, avec un groupe d’artistes du Rijksakademie van Beeldende Kunsten[2], j’ai participé à une visite du Stedelijk Museum Amsterdam (SMA) animée par l’archiviste Michiel Nijhoff pour en savoir plus sur l’histoire, les archives et la bibliothèque de ce musée. Au cours de la présentation, Nijhoff a montré des photos d’exposition sur lesquelles figuraient des plantes. Lorsque je l’ai interrogé à ce sujet, il m’a répondu qu’il existait quelque part dans les archives une liste de toutes les plantes qui faisaient partie du musée. Comme il n’avait pas le temps de chercher tout de suite, j’ai commencé à consulter les photos d’exposition numérisées sur l’ordinateur de la bibliothèque. À ma grande surprise, il s’est avéré qu’il y avait beaucoup de photos avec des plantes et une fois que j’ai commencé à voir des plantes, je n’ai pas pu m’arrêter de les chercher.
Fig. 1 : Inge Meijer, The Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2019. Couverture de l’ouvrage avec un gros plan sur l’exposition « Ben Shahn » (1962) au Stedelijk Museum.
Mis à part quelques documents, il n’y avait pas d’informations sur la raison pour laquelle les plantes faisaient partie des expositions. J’ai donc commencé à interroger d’anciens employés qui travaillaient au musée à l’époque. C’est ainsi que j’en ai appris davantage sur le gardien des plantes, H. J. van der Ham. Il a été engagé comme préposé le 1er février 1958 et a suivi un cours de botanique durant deux ans à la société royale néerlandaise d’Horticulture et de Botanique, qu’il a terminé en 1962. Il s’est occupé de toutes les plantes du musée jusqu’à sa retraite en 1974. Le 15 septembre 1967, il a inventorié 94 plantes individuelles et 38 plantes groupées disséminées dans le musée.
Peu à peu, je me suis interrogée sur les parallèles entre les plantes et les œuvres d’art. Ce qui ressort des photographies de l’exposition, c’est que les plantes ont vécu dans le musée pendant de nombreuses années et ont fait partie de plusieurs expositions. Elles ont été conservées dans l’espace et placées dans une nouvelle composition après chaque exposition. Lorsqu’elles ne se trouvaient pas dans les galeries, elles étaient temporairement installées dans les bureaux.
R. M. : Pourriez-vous parler d’une « collection » de plantes, parallèle à la collection d’œuvres d’art ?
I. M. : Le directeur du SMA, Willem Sandberg, a mentionné dans une lettre à l’occasion du départ à la retraite de H. J. van der Ham, qu’il avait apporté les premières plantes de sa maison et les avait placées à côté des œuvres d’art de Hendrik Nicolaas Werkman (1882-1945) lors de l’exposition H. N. Werkman drukker-schilder en 1945. Selon ses termes, il s’agissait de « l’entrée de la nature dans le musée[3] » et d’une manière de relier l’intérieur à l’extérieur. Curieusement, on ne trouve rien sur cette relation durable entre l’art et les plantes dans la narration de l’histoire du musée. C’est pourquoi j’ai décidé de faire une publication sur ces plantes. J’ai recherché toutes les photos d’exposition dans le but de « prouver » leur présence de 1945 à 1983.
Fig. 2 : Inge Meijer, The Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2019. L’index de la collection de plantes avec, à gauche et à droite, l’index des plantes utilisées au Stedelijk Museum d’Amsterdam. Au centre, la première page de la publication montre l’exposition « N. H. Werkman, drukker-schilder » (1945).
Comme j’ai compris que le directeur Willem Sandberg était très influencé par Alfred Barr et le Museum of Modern Art de New York (MoMA), je me suis demandé s’il y avait aussi une relation entre les plantes. Lorsque j’ai regardé les photos de leurs expositions, pensant que je n’allais pas voir de plantes, j’ai été surprise de constater que ce n’était pas le cas, mais que les archives en montraient beaucoup.
Fondé en 1929, le MoMA est considéré par certains comme l’un des musées d’art moderne et contemporain les plus influents au monde et a été un précurseur en matière de conception d’expositions et de développement du « white cube ». Le fait que les plantes aient été un élément récurrent dans la conception de l’exposition est un élément sous-exposé. Mes recherches (basées sur la documentation des expositions) montrent qu’elles ont fait partie de plus de 200 expositions.
Fig. 3 : Inge Meijer, The MoMA Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2024. Couverture de l’ouvrage avec un gros plan sur l’exposition « The Museum Collection of Painting and Sculpture (1945-1946) » au Museum of Modern Art de New York.
R. M. : Comment avez-vous procédé à cette recherche, par période ? Par espace ? Comment avez-vous sélectionné les photographies, selon quels critères ?
I. M. : Dans les deux musées, mon objectif était de rassembler les photos d’expositions comportant des plantes. Mon objectif était de trouver autant de preuves que possible de leur existence. Ainsi, même s’il n’y avait que l’ombre d’une plante, la moitié d’une plante ou même simplement une feuille sur la photographie, je l’ai incluse. En tant qu’artiste, je m’intéresse à la forme, à l’équilibre, au rythme, à la lumière et à la relation entre l’œuvre et son environnement. J’ai découvert quelques expositions qui m’ont semblé intéressantes, comme celle de Hans Verhulst (1962) et celle d’Étienne-Martin, Sculptures (1964) au SMA. Dans ma pratique artistique, je suis curieuse de l’espace intermédiaire entre la culture et la nature, de la manière dont elles sont liées, se chevauchent, fusionnent. C’est la raison pour laquelle ces expositions me fascinent tant.
Fig. 4 : Inge Meijer, The Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2019. À la page 38, l’exposition « Hans Verhulst » (1962) et à la page 39, l’exposition « Laurens » (1962) avec diverses espèces de plantes, au Stedelijk Museum.Fig. 5 : Inge Meijer, The Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2019. Aux pages 48 et 49 est montrée l’exposition « Étienne-Martin Sculptures » (1964), associée aux numerus clausus de la vie végétale au Stedelijk Museum.
Mon point de départ au SMA remonte à 1945, lorsque j’ai découvert les premières plantes associées à des œuvres d’art. Les murs du musée avaient été peints en blanc en 1938 pour marquer l’orientation moderne de l’institut. Il était fascinant de constater que tous les ornements (organiques), les murs de briques et autres distractions devaient être rendus « invisibles » par la couleur blanche, puis que les plantes devaient être réintroduites dans les galeries. Au MoMA, j’ai commencé par la période de fondation en 1929 jusqu’à l’exposition Matisse: The Red Studio en 2022.
Fig. 6 : Inge Meijer, The MoMA Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2024. À la page 102, l’exposition « Paris – Les années 1890 » (1997) fait face à la récente exposition « Henri Matisse: The Red Room » (2022) réunissant une variété de plantes au Museum of Modern Art de New York. À la page 103, le texte « Bringing in Plants”, Maria Barnas en conversation avec Inge Meijer.
Tant au SMA qu’au MoMA, j’ai laissé de côté certaines expositions de design, comme par exemple The Way We Live in Sweden (1947, SMA) ou Organic Design in Home Furnishings (1941, MoMA). Ici, la distinction entre l’intérieur du musée (en raison de la reconstitution d’une maison privée comme concept de l’exposition) et les œuvres d’art était floue, ce qui rendait l’exposition moins intéressante pour mes recherches.
R. M. : Avez-vous appliqué le même processus à vos recherches au MoMA ? Comment avez-vous procédé et qu’avez-vous découvert ?
I. M. : J’ai appliqué le même processus, mais j’ai remarqué que les deux instituts étaient organisés de manière très différente. Le SMA a été financé par la municipalité et a donc dû déclarer chaque centime, ce qui se reflète dans ses archives. Toute la gestion des dossiers, par exemple qui a travaillé où et pendant combien de temps, est accessible. Le MoMA est une institution financée par le secteur privé et a commencé à disposer d’archives officielles en 1989.
Au SMA, presque toutes les expositions n’étaient pas numérisées, ce qui m’a obligée à passer en revue toutes les photos analogiques des expositions. En revanche, lorsque j’ai voulu savoir qui s’occupait des plantes du musée, cette information a été relativement facile à trouver.
Au MoMA, l’histoire des expositions a été numérisée, ce qui m’a permis de faire des recherches depuis mon studio d’Amsterdam. En effet, ce n’est qu’après 60 ans que le musée a commencé à disposer d’archives officielles. Pendant des semaines, j’ai fouillé dans des milliers de documents afin de trouver des informations sur l’aspect plus organisationnel de la conservation des plantes dans les espaces du musée. Par exemple, les instructions pour l’entretien des plantes de l’exposition Hans Hofmann (1963, MoMA) dans lesquelles Alicia Legg écrit à M. Haviland : « Les instructions pour l’arrosage des deux Ficus Pandurata au troisième étage sont les suivantes : un quart pour chaque plante deux fois par semaine[4] », ou des plantes dessinées sur le plan de l’exposition Henri Rousseau (1942, MoMA), ou des factures de plantes pour l’exposition 100 Drawings From the Museum Collection (1960, MoMA).
Fig. 7 : Inge Meijer, The MoMA Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2024. Aux pages 12 et 13, des photos et dessins des expositions « Henri Rousseau » (1942) et « Isadora Duncan: Drawings, Photographs, Memorabilia » (1942), associées à diverses plantes au Museum of Modern Art de New York.Fig. 8 : Inge Meijer, The MoMA Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2024. À la page 46, les expositions « Sculpture and Painting by Peter Voulkos » (1960) et « New Talent in the Penthouse et Art Education for Every Child » (1960). À la page 47, des dessins de plantes des expositions « Baden, Gaudnek, Rabkin: New Talent Exhibition » (1960) et « Drawings from the Museum Collection » (1960-1961).
R. M. : Dans ce dernier projet, The MoMA Plant Collection, pourquoi avoir intégré le dessin de plantes ?
I. M. : Au départ, il s’agissait d’une solution pratique. J’ai trouvé environ 550 photos d’exposition avec des plantes et je voulais les inclure dans ma publication. Mais les droits photographiques du MoMA sont représentés par Scala Archives, qui facture 50€ par image pour une publication (d’artiste). Cela devenait beaucoup trop cher et après avoir longtemps essayé de trouver d’autres solutions, nous avons eu l’idée, avec le graphiste Roger Willems, de dessiner les plantes. Je n’avais jamais inclus le dessin dans ma pratique, mais c’est devenu une merveilleuse façon de me rapprocher de mon sujet. Pendant des heures et des heures, j’ai dessiné leurs feuilles, leurs branches et leurs troncs.
R. M. : Le dessin transforme-t-il votre analyse de la photographie ? Que se passe-t-il dans ce va-et-vient ?
I. M. : Dans certains cas oui, et cela m’a rendue encore plus consciente de l’approche architecturale de la photographie et de l’idée d’espace. Je voulais conserver le sens de l’emplacement de la plante dans l’espace sans dessiner plus que nécessaire.
R. M. : Quelles observations tirez-vous de ces deux expériences dans les archives de deux musées importants ? Y a-t-il des points de convergence ou des spécificités ?
I. M. : Je tire de cette expérience la conclusion que chaque archive est structurée différemment. Après avoir travaillé pendant des années dans les archives du SMA, je me suis familiarisée avec leur structure et il m’a fallu un certain temps pour réaliser que les archives du MoMA sont différentes : dans ce qu’ils ont réussi à archiver de leur passé et dans ce qu’ils considèrent comme précieux à préserver et à garder en mémoire.
Grâce à cette recherche, j’ai également pris conscience du rôle que jouent les musées dans la création de sens par le biais des œuvres exposées (et de la manière dont elles le sont), mais aussi par ce qu’ils n’ont pas exposé ou qu’ils ont « oublié » d’inclure dans leur histoire. Lorsqu’il s’agit de ces plantes, il est remarquable qu’elles soient présentes dans les expositions de ces institutions depuis si longtemps et qu’elles ne soient pourtant pas reconnues au sein de ces institutions.
Fig. 9 : Inge Meijer, The MoMA Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2024. À la page 22, l’exposition « The Museum Collection of Painting and Sculpture » (1945-46) ; à la page 23, dessins de plantes de l’exposition « The Photographs of Edward Weston » (1946) et de l’exposition « The Photographs of Henri Cartier-Bresson » (1947).Fig. 10 : Inge Meijer, The Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2019. Aux pages 62 et 63, l’exposition « Niki de Saint Phalle » (1967) avec de grandes plantes au Stedeljk Museum.
Notes
[1] Voir l’introduction à ce présent numéro d’exPosition.
[2] La Rijksakademie propose un programme de résidence internationale de deux ans à une cinquantaine d’artistes.
[3] Willem Sandberg, lettre d’adieu au gardien des plantes du Stedelijk Museum, H. J. van der Ham, publiée dans le journal du personnel Het Kals van Potter, 1973.
[4] Archives du Museum of Modern Art, New York, collection Exhibitions nr. 727.9.
par Simon Starling, suivi d’un entretien mené par Roula Matar
— Simon Starling est né à Epsom, en Angleterre, en 1967. Diplômé de la Glasgow School of Art, il a été professeur de beaux-arts à la Städelschule de Francfort de 2003 à 2013. Sa pratique se développe à travers une grande variété de médias, dont le film, l’installation et la photographie. Simon Starling a remporté le Turner Prize en 2005 et a été sélectionné pour le prix Hugo Boss en 2004. Il a représenté l’Écosse à la Biennale de Venise en 2003 et a présenté des expositions individuelles institutionnelles à la Pinacoteca Agnelli de Turin (2022), à la Galleria Estensi de Modène (2022), au Frac Ile-de-France, Le Plateau à Paris (2019), au musée régional d’Art contemporain de Sérignan (2017), à la Japan Society de New York (2016), au Museo Experimental El Eco de Mexico (2015), au Museum of Contemporary Art de Chicago (2014), au Monash University Museum of Art à Melbourne (2013), à la Staatsgalerie de Stuttgart (2013), au Hiroshima City Museum of Contemporary Art (2011), au musée d’Art contemporain du Val-de-Marne à Vitry-sur-Seine (2009), à la Tate Britain à Londres (2013, 2009), à la Temporäre Kunsthalle de Berlin (2009), au Massachusetts Museum of Contemporary Art à North Adams (2008) et à la Power Plant à Toronto (2008). Simon Starling vit à Copenhague. —
Introduction (par Simon Starling)
Je me suis récemment intéressé à la façon dont les publics consomment les expositions, un exercice qui m’a paru la fois extraordinairement passionnant mais quelque peu effrayant. Il y a quelques années, visitant le MoMA à New York, j’ai observé un jeune homme (il devait avoir une vingtaine d’années) qui circulait dans une œuvre de Hans-Peter Feldmann présentée dans la galerie haute du hall du musée. C’était une installation magnifique et fascinante, composée de 100 tirages noir et blanc, banals, figurant des personnes âgées de 1 à 100 ans, photographiées avec sensibilité et bienveillance par Feldmann. Immédiatement après avoir achevé de lire le texte de présentation de ce travail, le jeune homme leva son téléphone portable à hauteur de visage et entreprit de photographier l’une après l’autre toutes les photographies accrochées dans l’espace d’exposition, ne s’arrêtant devant chaque image que le temps nécessaire à l’enregistrer avant de faire un pas sur le côté pour passer à la suivante. Bizarrement, cette activité avait quelque chose d’enchanteur et de perversement approprié, quelque chose qui concernait l’œuvre et son sujet. J’imaginais le film d’animation que cette succession de prises de vues aurait pu devenir, lorsqu’il les parcourrait plus tard à loisir sur son écran tactile, comme une distillation de l’expérience et du temps. Quelques jours auparavant, j’avais visité la rétrospective Mark Leckey au PS1 et observé comment, dans le contexte de ses réflexions sur la soi-disant « longue traîne » du web et sa diffusion illimitée et démocratisée, cette exposition était photographiée par son public majoritairement composé de jeunes. Leur consommation numérique des œuvres présentées était à la fois authentique et d’une rigueur absolue. J’ai de nouveau imaginé la possibilité d’un film d’animation, une visite des salles du musée compilée image par image à la cadence de 24 images par seconde, provenant uniquement de photographies publiées sur les réseaux sociaux, une sorte de production participative d’une œuvre cinématographique. Un exercice qui, une fois de plus, m’a paru étrangement approprié et terrifiant, mais aussi, en quelque sorte, merveilleux.
Il ne fait aucun doute que cette hyper-absorption d’expositions contemporaines représente un défi pour quelqu’un qui, comme moi, a naguère gagné sa vie en photographiant méticuleusement les expositions d’autres artistes et en élaborant sur la base de cette expérience une réflexion personnelle sur ce que pourrait être une exposition. Une assez brève carrière qui a fait naître en moi une curiosité profonde et un amour pour les vues d’installations, dont l’histoire est relativement courte et dont les débuts sont en particulier marqués par la rareté, l’omission et la perte – une situation qui rend ce qui existe d’autant plus éloquent et significatif, et qui, en outre, pourrait-on dire, confère également à ces expositions à peine documentées un caractère lui aussi d’autant plus éloquent et significatif. Je suppose que cela soulève la question de savoir si cette surabondance d’images (si tant est qu’elle existe bien aujourd’hui) accentue ou affaiblit notre compréhension des expositions et le désir que nous avons pour elles. Les salles combles du MoMA et du PS1 laissent penser que le désir s’en trouve assurément accru, du moins dans certains milieux, mais je n’en suis pas aussi sûr pour ce qui concerne la compréhension. Ce que je perçois cependant, c’est que la fabrique d’exposition et, au demeurant, la création artistique se transforment en réaction à ces comportements, et que les expositions réellement importantes sont réalisées par des artistes comme Leckey qui partagent une vision précise de ce nouveau paysage et qui, d’une manière ou d’une autre, semblent à même de produire des expositions qui transcendent ou éludent ses contours et cooptent simultanément ses énergies. Ils réaffirment, peut-être momentanément, l’espace de l’exposition qui, à mon avis, demeure primordial.
L’entretien qui suit a été motivé par une courte conférence illustrée, donnée à Paris le 1er décembre 2021 dans le cadre d’une journée d’études[1] portant sur les rôles actuels de la vue d’installation entendue comme agent actif en matière de fabrique d’exposition et de l’histoire des espaces d’exposition. Cette conférence a été l’occasion de retracer l’évolution de ma propre activité en tant que fabricant à la fois d’expositions et de documentation relative aux expositions, en traitant principalement des exemples où ces deux disciplines furent inséparables.
***
Entretien de Simon Starling avec Roula Matar, Paris, le 1er décembre 2022
Roula Matar : Comment en êtes-vous arrivé à créer cette première pièce Museum Piece, était-ce pendant vos études ? Étiez-vous concerné par ce que l’on appelait l’art conceptuel ou par la critique institutionnelle ? Les travaux de Dennis Oppenheim, par exemple, ses déplacements et transplantations critiques, vous intéressaient-il ? Quelles sont les raisons de votre choix de vous saisir de la question du contexte et de travailler à sa « reconfiguration » ?
Fig. 1 : Simon Starling, « Museum Piece » (1991) avec Paul Maguire, Mackintosh Building, Glasgow School of Art, Glasgow. Photo : Simon Starling.
Simon Starling : Museum Piece (1991) a été réalisée en collaboration avec mon camarade Paul Maguire également étudiant en MFA [master en beaux-arts], il y a presque exactement 30 ans. Elle a été créée dans le célèbre bâtiment Mackintosh de la Glasgow School of Art, un immeuble qui, étrangement, n’existe plus, détruit non pas par un, mais par deux incendies au cours de ces dix dernières années. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à apprendre à photographier des installations, dans le cadre d’une exposition qui se composait pour ainsi dire à 95 % de contexte et à 5 % d’œuvres d’art, une simple reconfiguration de l’éclairage fluorescent préexistant : les tubes fluos de certaines vitrines avaient été déplacés et répartis ailleurs dans le musée Mackintosh, afin d’exposer l’institution, en fait, de la nommer, le mot « museum » accroché au mur étant constitué de ces tubes fluo. Quand Paul et moi travaillions comme étudiants dans ce bâtiment, nous étions parfaitement conscients de ce bras de fer qui opposait son existence en tant qu’école des beaux-arts en activité et en tant que musée et monument du patrimoine national.
Sur un panneau posé au sol figurait l’inscription There is no museum in the exhibition at present [« Il n’y a momentanément pas de musée dans l’exposition »], une inversion du texte habituellement rencontré dans une salle de musée vide, en contradiction flagrante avec l’enseigne lumineuse plus insistante, accrochée au mur. En fait, le musée, c’est peut-être tout ce qu’il y avait !
La fin des années 1980 et le début des années 1990 ont été assurément marqués par une grande convergence d’intérêt sur la critique institutionnelle, mais aussi, me semble-t-il, par une remise à plat fondamentale de ce que pourrait être un musée et de ce à quoi il pourrait ressembler. Après avoir fait Museum Piece, je me souviens avoir été très impatient de découvrir le travail de Michael Asher, Kunsthalle Bern (1992), une intervention intellectuellement précise et douloureusement éloquente. Pour cette œuvre, Asher avait orchestré le repositionnement de l’ensemble des radiateurs du musée se trouvant dans le bâtiment de 1918 en un unique regroupement qui accueillait le visiteur dans le hall d’entrée, un espace déjà assez agressivement occupé par deux radiateurs qui préexistaient à l’installation. Chaque radiateur repositionné avait été ensuite raccordé à son emplacement d’origine au moyen d’un élégant réseau de conduites en cuivre évoquant un organigramme de programmation, qui cartographiait leurs trajets individuels le long des murs et dans les escaliers. L’espace d’exposition montrait de la sorte une sculpture (Kunsthalle Bern étant assurément un exemple très convaincant de sculpture), tandis que cette même sculpture exposait l’espace d’exposition et, par conséquent, son histoire en tant que lieu de monstration. Cette œuvre reste pour moi une référence.
Fig. 2 et 3 : Simon Starling, « Museum Piece » (1991) avec Paul Maguire, Mackintosh Building, Glasgow School of Art, Glasgow. Photo : Simon Starling.
R. M. : Comment avez-vous commencé à associer dans votre travail la photographie de vues d’installations et la fabrique d’exposition ? Était-ce en lien avec une expérience spécifique ?
S. S. : Museum Piece et les photographies que j’en ai faites peuvent être considérées comme le début de ma carrière à la fois comme fabricant d’expositions, mais aussi comme photographe d’expositions, fabricant de vues d’installations. Elles ont également marqué le début d’un intérêt pour l’histoire des espaces d’exposition, un intérêt que j’ai essayé d’exprimer dans ma brève présentation. Après avoir obtenu mon diplôme des beaux-arts, j’ai pendant quelques années gagné ma vie en travaillant en Écosse comme photographe au service de musées, de galeries d’art et d’artistes. C’était ma solution à cette transition difficile entre la condition d’élève des beaux-arts et celle d’artiste à part entière. Conséquence de cette période d’activité, la photographie de vues d’installations et la fabrique d’exposition sont à mes yeux intimement liées, ma compréhension des possibilités offertes en matière de création d’exposition s’approfondissant parallèlement à mon travail de photographe d’exposition.
La voie d’approche quelque peu pragmatique de la fabrique d’exposition que j’ai suivie pour réaliser Museum Piece, à savoir la déconstruction des moyens et de la signification de la monstration, a été approfondie par la suite à l’occasion de créations plus considérables et décentrées comme Kakteenhaus(Cactus House) (2002), une œuvre réalisée pour le Portikus de Francfort, sous-titrée : Cactus cierge provenant du désert de Tabernas, en Andalousie, déterré du plateau de tournage des Texas Hollywood Film Studios et transporté sur 2 145 km dans une Volvo 240 jusqu’à Francfort-sur-le-Main. Un moteur d’automobile installé à l’intérieur du Portikus était relié à une voiture garée à l’extérieur par un tuyau d’échappement et une conduite d’eau longs de 30 mètres, le tout produisant une chaleur suffisante pour assurer le confort du cactus dans le nord de l’Europe. Ce travail a abouti à Plant Room (2007), un bâtiment en briques crues construit à l’intérieur d’un bâtiment et se prêtant à l’exposition de huit tirages vintage de Karl Blossfeldt dans des conditions de type muséal et dans l’atmosphère par ailleurs non climatisée du Kunstraum Dornbirn, en Autriche.
Ces œuvres s’appliquaient à déconstruire les moyens et la signification de la fabrique d’exposition et des dispositifs de monstration. Elles ont un sens schématique, clair, qui, pour ce qui me concerne, est intimement lié à la compréhension de la fabrique d’exposition que j’ai acquise en photographiant des expositions.
R. M. : Nachbau est à l’évidence un jeu sur les interactions entre la vue de l’exposition et l’exposition même. Comment est né ce projet, comment avez-vous découvert les photographies d’Albert Renger-Patzsch ? Je suis curieuse d’en savoir davantage sur l’élaboration de la méthode de travail. Est-ce la première occurrence de la dimension historique dans votre travail, en 2007 ? Et surtout, comment est née l’idée de la réplique et pour quelles raisons ?
S. S. : (Reconstruction) a été réalisée au Museum Folkwang d’Essen. C’était pour ainsi dire un détour, un voyage circulaire qui commençait et s’achevait sur les mêmes images, suscitant ce faisant une impression très précise de rupture historique qui semblait revivifier un moment perdu avec toutes ses complexités et ses histoires cachées. Le projet a vu le jour à la suite de l’invitation qui m’avait été faite de créer la dernière exposition dans un bâtiment du musée qui allait être démoli pour céder place à des espaces flambant neufs conçus par David Chipperfield.
Les images qui m’ont servi de point de départ appartiennent à un grand corpus d’images comparables dues au photographe Albert Renger-Patzsch qui, à la fin des années 1920 et au début des années 1930, a réalisé des vues élégantes d’installation et de l’accrochage éclectique du musée. Outre des photographies sensibles et très personnelles d’objets individuels issus des collections, prises pour ainsi dire avec un œil de collectionneur, quatre images ont plus particulièrement attiré mon attention. Datant de vers 1933, elles ont toutes été réalisées dans l’un des deux anciens bâtiments du musée, deux villas qui préexistaient sur le même site que le musée contemporain, toutes deux détruites lors de bombardements alliés durant la Seconde Guerre mondiale. Ici encore, l’accrochage est un mélange éclectique d’œuvres avant-gardistes de l’époque, d’Emil Nolde et de Paula Modersohn-Becker entre autres, et de diverses pièces d’arts décoratifs, le tout coexistant dans un même espace. L’idée a pris forme en cherchant à refaire les images de Renger-Patzsch à une distance historique considérable, en remettant en scène cette salle de la villa dans le musée actuel, juste avant la démolition de ce bâtiment.
R. M. : Est-ce la démolition programmée du bâtiment qui vous a donné l’idée de créer des répliques des photographies ? Et que disent ces démolitions à propos de cet espace et de son exposition ? Il m’intéresserait également de savoir ce que vous avez pu découvrir de l’arrière-plan, c’est-à-dire d’une façon de dessiner, de monter et de construire l’espace d’exposition.
S. S. : Les modalités de création de remakes de ces images datant de 1933, de reconstitution de cette situation historique, m’ont permis d’en apprendre beaucoup sur les années qui séparent cette époque de la nôtre. Il a fallu remplacer par des fac-similés un certain nombre de toiles que les nazis considéraient comme « dégénérées », qu’ils ont confisquées et qui se trouvent aujourd’hui dans des musées suisses ou américains, tandis que d’autres œuvres ont tout simplement disparu des inventaires du musée pour des raisons inconnues. Une « scène » a été fidèlement et soigneusement construite avec pour matériaux de base les systèmes préexistants de cloisons mobiles pour l’espace qui allait bientôt être démoli. La question de la couleur s’est posée, car aucune archive de la couleur du sol en linoléum ou des murs n’a été conservée. Il a fallu le cas échéant se résoudre à une certaine licence artistique. Des fac-similés de l’ensemble des meubles du musée, des socles et des cache-radiateurs ont aussi dû être fabriqués.
Ce « plateau » est devenu à la fois le lieu d’une seconde mise en scène des images de Renger-Patzsch et d’une exposition ouverte au public. À la fois studio photo et espace à habiter dans une sorte de voyage dans le temps. J’ai ressenti un puissant vertige temporel quand, sous mon drap de visée, j’ai observé l’image inversée sur le dépoli de ma chambre grand format : je voyais précisément la même image que celle que Renger-Patzsch avait vue 70 ans plus tôt sur le dépoli de sa chambre photographique. Les quatre photographies que j’ai réalisées à cette occasion ont été exposées à l’entrée du studio photo devenu machine à remonter le temps.
Après la fin de l’exposition, les boulets de démolition sont arrivés ; le mot allemand Nachbau, qui signifie « réplique, reconstruction », est parfaitement pertinent en ce sens qu’il fait à la fois référence au passé, à l’histoire de la reconstruction du musée après la guerre, et au futur, au projet de construction d’un nouveau bâtiment du musée.
R. M. : Dans Nachbau, la collision historique fonctionne différemment que dans le cas de Never the Same River. Comment ce projet a-t-il vu le jour, quel était le sujet de votre recherche ? Votre situation en tant que commissaire d’exposition cette fois-ci a-t-elle d’une manière ou d’une autre influencé votre projet ou le choix des œuvres ?
S. S. : Never the Same River (Possible Futures, Probably Pasts) a été réalisée en 2010 au Camden Art Centre en tant que projet curatorial, ou peut-être comme Gesamtkunstwerk [œuvre d’art totale]. Composée d’œuvres qui tirent à hue et à dia une conception du temps linéaire, souvent en réorganisant ou en réitérant des idées, des images ou des formes du passé, ou bien en les projetant dans le futur, Never the Same River réunissait en une seule exposition des œuvres déjà présentées au Camden Art Centre depuis sa fondation, tout en les juxtaposant à des moments d’un possible programme à venir, dans une tentative de s’affranchir de l’emprise étouffante de l’histoire. En réorganisant l’accrochage d’œuvres datant de différentes périodes de l’histoire des salles du centre d’art et en les disposant dans la position exacte qu’elles occupaient le jour de leur première présentation, Never The Same River ambitionnait de créer une sorte de polyphonie temporelle, si ce n’est, parfois, une cacophonie, en orchestrant une série de collisions entre des œuvres tenues jusqu’à présent spatialement et historiquement éloignées les unes des autres, toutes inquiètes aux frontières de notre compréhension du temps : le passé probable et l’avenir possible du Camden Arts Centre se rejoignant momentanément dans un présent instable.
R. M. : Comment avez-vous procédé pour réaliser la sélection des œuvres présentées ? Je souhaite en savoir davantage sur votre méthode : avez-vous pu mettre la main sur des vues d’exposition, des plans ? Avez-vous manipulé ces documents ou travaillé avec eux ? Les avez-vous superposés comme pour créer une stratification ?
S. S. : Une plongée dans la profondeur des archives du centre d’art a abouti à l’établissement d’une carte stratifiée, complexe, de l’histoire des expositions ayant eu lieu dans l’espace en cours d’aménagement. Les vues d’installation et les plans de salles que j’ai dénichés m’ont permis d’orchestrer très précisément en une seule exposition la contraction de fragments représentant 50 ans de fabrique d’exposition.
C’est ainsi que, par exemple, la documentation photographique montrant une fraction de l’exposition Hampstead in the 30’s organisée en 1975 et consacrée aux avant-gardes en art, architecture et design dans ce quartier du nord de Londres dans les années 1930, nous a permis de rétablir à notre époque une partie de cette exposition qui devenait dès lors une superposition de temporalités en interaction. Dans le film False Future (2007) de Matthew Buckingham, un homme traverse un pont vers le futur, encore et toujours, ses actions marquant image par image un faux départ vers le futur cinématographique du XXe siècle ; l’œuvre fait référence aux premières images animées tournées à Leeds cinq ans avant le premier film des frères Lumière. Tandis qu’à proximité, Duration Piece no. 31 de Douglas Huebler, fusionne en un unique déclenchement d’obturateur d’appareil photo un 1/8e de seconde de l’année 1976 et un 1/8e de seconde de l’année 1977, un instant festif de nouvel An devenu indécis – à l’époque et maintenant ! Les tableaux de Paul Thek, Timely et Timeless (1988) étaient de nouveau accrochés devant une chaise d’écolier dans le même espace occupé par l’œuvre la plus précieuse de l’exposition, Figure Study II (1945-1946) de Francis Bacon, un hurlement peint exprimant le « pouvoir diabolique de l’avenir », elle-même dissimulée derrière une œuvre récente de Jeremy Millar intitulée The Man Who Looked Back. Deux chaises, sortes de machines à remonter le temps, se font face : l’une en chrome et contreplaqué d’Erno Goldfinger, l’autre de style tombeau égyptien datant de la période Arts and Crafts (fin du XIXe siècle). Cela fut pour le public l’occasion de déjà-vus aussi nombreux qu’extraordinaires, en particulier Studio Apparatus for Camden Arts Centre, de Mike Nelson, l’œuvre ayant réinvesti l’espace qu’elle avait occupé dix ans auparavant.
La réalisation de Never the Same River a suscité tout un questionnement sur la relation existant entre les œuvres d’art et leur documentation, la photographie et la mémoire, les objets qui hantent l’histoire du centre d’art et les idées qui gravitent autour d’eux. La mémoire des artistes comme celle des commissaires d’exposition est bien entendu faillible et leurs souvenirs teintés par des préoccupations actuelles et des aspirations pour l’avenir. Nous avons eu des conversations désopilantes avec un artiste qui était persuadé que la projection de son film avait occupé l’intégralité d’une salle, avant que les plans ne viennent attester qu’il avait été projeté dans une minuscule cabine de projection. L’importance des œuvres d’art évolue, elles sont réévaluées ou refaites, ou se délabrent simplement. Certaines expositions ne sont tout simplement jamais documentées ; « la vue d’installation », comme le montrent les archives, est une invention relativement récente : les relations qu’entretient une œuvre avec celles qui l’entouraient ou avec l’espace qu’elle occupait sont souvent définitivement perdues. Never the Same River était par conséquent, étant donné sa nature même, un collage de faits établis, recherches rigoureuses, souvenirs flous, rumeurs de bouche à oreille et spéculations qui équivalaient à une sorte de mémoire collective d’un avenir possible et d’un passé probable.
R. M. : Ne pensez-vous pas que le choix et la mise en espace ont certainement produit de nouvelles associations entre les œuvres, voire de nouvelles significations ? Pourriez-vous évoquer quelques exemples de cet écart qui s’était creusé entre ce que vous aviez pu voir dans les documents d’archives et les œuvres une fois réinstallées ?
S. S. : Lorsque les œuvres individuelles ont été juxtaposées à d’autres qui représentaient l’histoire du centre d’art, elles ont revêtu une nouvelle existence de nombreuses manières différentes. Parfois, c’étaient des choses très éphémères, comme l’impression qu’un faucon, filmé des années plus tôt en train de voler dans l’un des espaces de Stefan Gec pour Lure (1995), aurait pu traverser directement le « fantôme » de Studio Apparatus for Camden Arts Centre installé par Mike Nelson en face, redoublant ainsi l’impression que l’ensemble de cette installation complexe n’était qu’un mirage. D’autres fois, c’était bien plus concret, comme la projection du film 16 mm noir et blanc de David Lamelas, A Study of Relationships Between Inner and Outer Space (1969), dans ce qui fut autrefois un espace délabré de la galerie, où il a été en partie filmé, et qui est aujourd’hui une salle soigneusement restaurée.
R. M. : Une autre pièce, Pictures for an Exhibition, se rattache également à des documents d’archives et à des vues d’expositions. Comment est venue l’idée de travailler sur ces vues d’installation de l’exposition Brancusi à l’Arts Club de Chicago en 1927 ? Était-ce une image que vous aviez déjà vue auparavant, ou était-ce en fouillant dans les archives de l’institution à la suite de leur invitation ?
S. S. : L’invitation qui m’avait été faite en 2014 de monter une exposition à l’Arts Club de Chicago résultait en grande partie de mon intérêt existant pour Brancusi. Elle m’a amené à travailler avec deux rares vues d’installation de l’exposition des sculptures de Constantin Brancusi organisée en 1927 à l’Arts Club par Marcel Duchamp qui fut son ami, son collègue et parfois son marchand. L’exposition présentait dix-neuf œuvres du sculpteur roumain, qui provenaient en grande partie de l’extraordinaire collection d’art moderne laissée par l’avocat new-yorkais John Quinn après sa mort quelques années auparavant ; cette collection ayant été dispersée par ses héritiers, toutes les œuvres de Brancusi qu’il possédait furent rachetées par Marcel Duchamp et par l’écrivain et diplomate Henri-Pierre Roché. Installée par Duchamp, l’exposition de Chicago – l’une de leurs tentatives pour vendre certaines de ces œuvres – évoquait un jeu d’échecs dont les sculptures seraient les pions.
Duchamp avait demandé aux photographes d’architecture Kaufmann & Fabry de documenter l’exposition. Ceux-ci furent parmi les premiers à se fournir en chambres photographiques auprès d’un nouveau fabricant basé à Chicago, L.F. Deardorff & Sons, dont les premières chambres 8×10 pouces (20×25 cm) furent construites pendant la prohibition en bois d’acajou recyclé provenant de comptoirs de bar.
J’avais déniché et acheté deux chambres Deardorff en acajou et dessiné sur chacun de leurs écrans de mise au point en verre dépoli une image des contours des œuvres figurant dans les deux vues de l’installation, avant d’entreprendre un voyage épique dans douze villes d’Europe et d’Amérique du Nord pour retrouver et photographier chacune des 19 sculptures présentées dans l’exposition. Et à chaque fois, les photographier telles que replacées dans leur position d’origine sur le négatif.
R. M. : Êtes-vous parvenu à retrouver les 19 sculptures ?
S.S. : Oui, les 19 sculptures ont été localisées, certaines en Europe, mais essentiellement dans des musées américains et quelques collections privées. L’organisation de la prise de vue de l’ensemble de ces œuvres dans leurs nouveaux environnements s’est révélée très complexe. Au bout du compte, il en est résulté 36 images photographiques accompagnées du matériel utilisé pour les réaliser : les deux chambres Deardorff sur le dépoli desquelles étaient tracés les contours des vues d’installation, les trépieds, etc.
Certaines des images rétablissent partiellement des relations instaurées entre les différentes sculptures dans les vues d’installation d’origine. Par exemple, dans une image, on voit la Colonne sans fin (à Rotterdam) reconnectée à Adam et Ève (à New York). Dans une autre, L’oiseau dans l’espace (à Seattle), Trois pingouins (à Philadelphie), Socrate (à New York) et, à l’arrière-plan, Maiastra (également à New York), toutes ces sculptures ont de nouveau réinvesti le même espace photographique, jusqu’à ce qu’on ait obtenu un ensemble complet d’œuvres, chacune apportant avec elle un espace fantomatique – une congestion de l’architecture, de la géographie – qui s’est constitué au fur et à mesure.
D’autres images de « provenance » accompagnent ces collages, des images se rapportant aux différents collectionneurs qui ont possédé les œuvres de Brancusi au fil du temps. Le propriétaire des Dallas Cowboys, une équipe de football américain, a également été en possession du Commencement du monde (1920), et Jon Shirley, l’ancien président de Microsoft, propriétaire de l’une des plus célèbres collections de voitures rares au monde, possède également à l’heure actuelle L’oiseau dans l’espace qui fut présenté dans l’exposition de Chicago ; dans ce cas, l’image de provenance figure une Ferrari 175 GTB jaune, une pièce exceptionnelle, qui semble avoir un lien formel avec la sculpture. C’est Hester Diamond, la mère de Mike D des Beastie Boys, qui avait vendu L’oiseau dans l’espace à Jon Shirley et utilisé le produit de la vente pour acquérir une œuvre du Bernin (1616) que j’ai photographiée dans la salle à manger de son appartement new-yorkais.
R. M. : Pouvez-vous commenter les deux livrets qui accompagnent Pictures for an Exhibition? C’est une édition singulière qui s’inscrit également dans votre démarche particulière.
S. S. : Pictures for an Exhibition était accompagné d’un livret d’annotations et de titres qui établissaient la provenance complexe de chacune des dix-neuf sculptures, associant ainsi la production artistique et la collection d’œuvres à une sphère sociale, politique et économique plus large. À chacune des 36 photographies correspondent un titre détaillé et des notes de provenance qui retracent le réseau des connexions qui ont toutes un lien avec ce moment de l’année 1927.
R. M. : Il est très intéressant de voir comment, avec El Eco, vous vous emparez d’une autre dimension qui est également très présente dans votre travail, la dimension de la performance et souvent d’une corporéité/d’un corps paradoxalement absents. Qu’est-ce qui vous a amené à aborder ce projet architectural ? Comment a-t-il pris forme et quels documents avez-vous utilisés pour réaliser cette re-présentation ?
S. S. : En 2014, mon intérêt pour la documentation institutionnelle a pris une tournure inédite avec une œuvre intitulée El Eco réalisée pour et dans El Eco, un centre d’art interdisciplinaire d’avant-garde fondé à Mexico au début des années 1950 par l’architecte et artiste allemand émigré Matthias Goeritz. Pour l’inauguration de ce bâtiment extraordinaire, Goeritz avait demandé à Henry Moore de réaliser plusieurs peintures murales immenses dans l’espace principal, puis invité une danseuse âgée de 15 ans, Pillar Pellicer, à danser devant ses gigantesques silhouettes squelettiques. Le télescopage ainsi créé entre cette jeune danseuse pleine de vie et ces figures associées au Jour des morts était spectaculaire. Il n’y avait pas de véritable chorégraphie à proprement parler, et ce qui a subsisté de ce non-événement, c’était une série d’images publicitaires utilisées pour promouvoir El Eco en tant qu’espace interdisciplinaire où coexistent la danse, la musique, les arts plastiques et l’architecture. Le film que nous avons réalisé puisait dans les images publicitaires de Goeritz comme autant d’ »images clés » pour réaliser ce qui est devenu comme une forme d’exorcisme institutionnel et de réflexion paisible sur le vieillissement. L’absence de chorégraphie ou de performance véritable a inscrit un espace libre passionnant entre les instants photographiques qui en subsistaient – un espace de spéculation, de souvenirs partiels et de glissements, peut-être un espace commun à tous les projets dont nous avons parlé.
R. M. : J’aurais une dernière question à vous poser, Simon. Que pensez-vous, de manière générale, de ces nombreux retours à certaines expositions historiques qui sont revisitées, répliquées et reconstruites, organisées par différentes institutions ? Y a-t-il des aspects décisifs que vous souhaiteriez souligner ?
S. S. : Oui, ce que vous décrivez est devenu ces dernières années comme une sorte de trope de la fabrique d’exposition. Un exemple récent, très intéressant, est le remake de When Attitudes Become Form, l’exposition phare organisée par Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne en 1969, qui a été présenté à la Fondation Prada dans un palais baroque donnant sur le Grand Canal à Venise. Je dirais que ce fut une expérience des plus singulières. De l’avis général, l’exposition d’origine avait été un moment aussi essentiel que fécond, où de nombreuses œuvres furent réalisées sur place et la plupart des artistes directement impliqués dans son organisation. À Venise, avec la volonté de respecter la configuration originale de l’exposition, celle-ci a été insérée de force dans son nouvel environnement, fusionnant le rationalisme suisse et l’exubérance baroque. Les œuvres manquantes ont été marquées en blanc sur le sol, comme autant de cadavres, conférant à l’exposition son « apparence zombie » telle qu’elle a pu être décrite. Et passer d’une Kunsthalle à financements publics à une fondation privée s’est également révélé quelque peu troublant. À bien des égards, l’objet qui tenait le mieux la route, c’était le somptueux catalogue avec sa documentation rigoureuse et ses illustrations généreuses.
J’ai récemment repensé à cette exposition, pendant le vernissage de celle de Mike Nelson, Extinction Beckons, à la Hayward Gallery. Pour cette merveilleuse rétrospective de mi-carrière, Mike a orchestré en un seul lieu une stupéfiante conflagration de l’historique de ses expositions personnelles, amalgamant et fusionnant des œuvres réalisées dans différents lieux sur une période de 30 ans. Mike décrit ce travail comme un « démembrement d’actifs » (asset striping) effectué sur sa propre pratique afin de tisser entre ses œuvres des relations entièrement inédites. Ce fut pour moi une expérience mémorable, plutôt émouvante. Comme j’avais vu un certain nombre de ses expositions d’origine, j’ai ressenti une puissante sensation de vertige temporel, mais aussi l’impression intéressante, et troublante, de voir des choses fantomatiques, un sentiment qui contrastait plutôt avec la matérialité insistante du travail de Mike. Ici encore, le catalogue qui comporte de nombreuses vues d’installations des œuvres telles qu’elles ont été exposées à l’origine, revêt une existence fascinante, car il parle de la relation entre la photographie et la mémoire, les œuvres d’art et leur documentation.
R. M. : Je vous remercie de m’avoir accordé cet entretien.
S. S. : Tout le plaisir est pour moi.
Traduit de l’anglais par Christian-Martin Diebold
Notes
[1] Cette journée d’études – intitulée Histoire des espaces de l’exposition et archives visuelles : Ce que disent les reconstructions d’expositions – était organisée par Roula Matar, maîtresse de conférences à l’ENSA de Versailles, en collaboration avec le centre d’art La Maréchalerie, ENSA Versailles.
— Wesley Meuris estun artiste visuel basé à Anvers. Il mène actuellement des recherches postdoctorales et enseigne dans le cadre du programme Advanced Master à Sint Lucas Antwerpen. En 2017, il a obtenu un doctorat en arts de l’université d’Anvers et de Sint Lucas, avec un projet intitulé The Foundation for Exhibiting Art & Knowledge. Cette recherche explore de manière critique la façon dont la connaissance est structurée, exposée et perçue. Les installations de Wesley Meuris prennent souvent la forme de systèmes d’affichage institutionnels, encourageant les spectateurs à réfléchir à la manière dont l’information est organisée et présentée. En conjuguant la recherche académique et le design spatial, il crée des œuvres qui remettent en question les systèmes qui sous-tendent l’autorité culturelle et scientifique. —
La présente recherche artistique porte principalement sur le contexte spatial des lieux d’exposition. Comment ces espaces sont-ils organisés, comment orientent-ils le regard, comment contribuent-ils à la visibilité de ce qui est exposé et comment influencent-ils la compréhension de ce qui nous est donné à voir ? Cette recherche ne se limite pas aux expositions organisées dans un contexte artistique. En effet, des techniques d’exposition très intéressantes sont également mises en œuvre dans d’autres champs du savoir, notamment en histoire naturelle, ethnographie, folkloristique, zoologie et botanique. Il est possible d’identifier un certain nombre de mécanismes interdépendants en se fondant sur le critère de la spatialité, de même que sur ceux de la programmation de ces expositions, de leur élaboration dans l’objectif de susciter de la curiosité, d’entretenir la soif de savoir, mais aussi de procurer du plaisir. Quel que soit l’angle sous lequel est abordé l’exposition, spatial ou organisationnel, une place centrale est systématiquement accordée au regardeur, au regard du visiteur qui se laisse informer, guider ou s’abandonne entièrement à ce qui se révèle sous ses yeux. Par l’intermédiaire de différentes sculptures et installations, mon travail tente une réflexion sur cette relation nouée entre l’objet (ce qui est exposé) et le regardeur. Ces œuvres objectivent des stratégies existantes et en déconstruisent les outils et les mécanismes. Parfois dans l’intention de les faire apparaître, parfois pour en renforcer le caractère potentiel, parfois même pour en manifester l’aspect à la fois trompeur et séduisant.
Pour essayer de comprendre comment fonctionnent de tels mécanismes, cette recherche s’inscrit notamment dans une perspective historique avec la mise en place d’archives iconographiques. Le déploiement d’images historiques ne se veut pas référence à certaines périodes ou études de cas, mais fait plutôt office de chambre d’écho ; elles sont autant de composants du déroulement de ma recherche artistique. Malgré leur extériorisation toujours changeante, des stratégies d’exposition profondément enracinées peuvent être, à la longue, mises au jour et signifiées. Périmées en apparence, elles n’en conservent pas moins leur force de provocation qui se répète au fil du temps. Comment ces images peuvent-elles être réexaminées lorsqu’elles dialoguent avec un discours plus contemporain portant sur les stratégies d’exposition ? Comment la présence de ces images dans le voisinage de mon travail de recherche visuelle peut-elle stimuler la réflexion ? Quels sont les résultats, voire les caractéristiques formelles, qui se laisseraient assimiler par mes sculptures et mes installations ? Cet essai visuel conjugue des photographies historiques avec des images de ma pratique plastique. Elles ne débattent pas en un dialogue en tête-à-tête, mais fonctionnent plutôt comme un collage temporaire qui vise à fonder une réflexion entre l’historique et mon articulation artistique des situations d’exposition. Elles ajoutent un regard détourné, sans imposer pour autant une lecture unifiée. Elles suggèrent un examen des systèmes sous-jacents, des instruments et de la structure d’exposition qui les soutient ; elles visualisent le désir de « rendre visible ».
-1- Wesley Meuris
Enclosure for Okapi
Exposition : Artificially Deconstructed (2007)
Lieu : Cultuur Centrum, Bruges
Crédits : Cel Brugge
-2-
Photographe inconnu
Pavillon des girafes (années 1930)
Lieu : National Zoological Park, Washington
Crédits : Courtesy of Smithsonian Institution Archives
-3-
Photographe inconnu
Installation d’un diorama figurant des cerfs de Virginie (années 1950)
Lieu : National Museum of Natural History (NMNH), Washington
Crédits : Courtesy of Smithsonian Institution Archives
– 4-
Image trouvée. Lieu et situation inconnus.
Image libre de droits
-5-
Wesley Meuris
Masterpieces of the Collection
Exposition : Museum to Scale (2011)
Lieu : University Antwerpen
Crédits : C. Demeter
-6-
Wesley Meuris
Research Building – Congo Collection. Intervention scénographique pour la présentation d’une collection de masques et d’objets congolais.
Solo exposition : Research Building – Congo Collection (2012)
Lieu : CC Scharpoord, Knokke
Crédits : C. Demeter
-7-
Inconnu
Atlas Computer Exhibit (années 1970)
Lieu : National Museum of History and Technology (NMHT), aujourd’hui National Museum of American History (NMAH), Washington
Crédits : Courtesy of Smithsonian Institution Archives
-8-
Vitrine d’œuvres d’artistes hongrois contemporains, présentées sous les auspices de la fédération américaine des Arts et de la fondation américano-hongroise, du 23 avril au 31 mai 1930
Lieu : National Gallery, aujourd’hui National Museum of American Art, Washington
Crédits : Courtesy of Smithsonian Institution Archives
-9-
Wesley Meuris
Compare two Magnificent Pieces of the Collection
Exposition : R-05. Q-IP.0001 (2012)
Lieu : Casino Luxembourg forum d’Art contemporain, Luxembourg
Crédits : É. Chenal
-10-
Photographe inconnu ?
Enfants dans une salle du Metropolitan Museum of Art (1910)
Image libre de droits
-11-
Extrait de l’article de Benjamin Ives Gilman, « Museum Fatigue », The Scientific Monthly, vol. 2, n° 1, Janvier 1916, p. 67-68.
Images libres de droits
-12-
Wesley Meuris
Panoramic Rotunda
Exposition : Modèles d’exposition (2017)
Lieu : Musée des Arts contemporains, Grand-Hornu, Boussu
Crédits : I. Arthuis
-13-
Herbert Bayer
Exposition: Airways to Peace (1943)
Lieu : MoMA, New York
Crédits : Historic Collection / Alamy Stock Photo
Les visiteurs devaient avoir l’impression de se déplacer dans un panorama, un “environnement” changeant.
-14-
Wesley Meuris
Scenes of engagement (détail)
Exposition : Scenes of engagement (2017)
Lieu : Les Tanneries – Centre d’Art contemporain, Amilly
Crédits : W. Meuris
-15-
Charles H. Coles (photographe)
Vue de la caisse d’emballage et du fourgon hippomobile ayant servi au transport des cartons de tapisserie de Raphaël, de Hampton Court au South Kensington Museum (1865)
Image libre de droits
-16-
Photographe
Personnel du musée déplaçant un squelette de brontosaure 289651(juin 1938)
Crédits : Courtesy of American Museum of Natural History
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Photographe inconnu
Personnel du musée observant la maquette de baleine suspendue (1969)
Hall of Ocean Life, American Museum of Natural History, New York
Crédits : Courtesy of American Museum of Natural History Library
-18-
Wesley Meuris
Replacing
Exposition : Verticality (2021)
Lieu : Annie Gentils Gallery, Anvers
Crédits : We Document Art
-19-
Wesley Meuris
Assembly Panel I
Exposition : Verticality (2021)
Lieu : Annie Gentils Gallery, Anvers
Crédits : We Document Art
-20-
Matériel de chimie, laboratoire de Joseph Priestley (1733-1804) ; certains de ces appareils furent présentés dans le cadre d’une exposition organisée en 1958 au musée national des États-Unis.
Crédits : Courtesy of Smithsonian Institution Archives
-21-
Vue de l’expérience russe BIO-5 Rasteniya-2/Lada-2 (Plantes-2) d’observation de la croissance des plantes, installée dans le module de service Zvezda de la station spatiale internationale (ISS).
Crédits : NASA
-22-
Ballon FNRS (premier vol en ballon stratosphérique de l’histoire de l’humanité, dans une nacelle en aluminium hermétiquement close, par Auguste Piccard en 1931)
— Veronica Locatelli est doctorante en histoire de l’art et mène ses recherches sur l’activité de Mercedes Precerutti Garberi, directrice des Civiche Raccolte d’Arte (Collections Civiques d’Art) de Milan de 1972 à 1992, sous la direction d’Orietta Lanzarini et de Chiara Fabi à l’Università degli Studi di Udine (Italie). En 2020, elle a obtenu le diplôme de Specializzazione in beni storico-artistici dans la même université avec un mémoire analysant l’exposition « AnniTrenta. Arti e cultura in Italia ». De 2012 à 2021 elle a été chercheuse scientifique à l’Institut Mimmo Rotella de Milan, dirigé par Germano Celant et Antonella Soldaini, avec qui elle a collaboré au premier et au deuxième volume du Catalogue raisonné de l’artiste et à de nombreuses expositions. Elle est co-autrice de volumes monographiques sur Rotella, Agostino Bonalumi et Marco Tirelli. —
Les vicissitudes de la célèbre collection d’art italien Boschi Di Stefano offrent l’occasion de mesurer et d’évaluer les forces et les points critiques, les langages et les transitions qui se produisent lors du passage d’une collection particulière de la sphère privée à la sphère publique.
La présente étude se propose de retracer les moments cruciaux de cette histoire : la genèse de la collection et sa transmission à l’intérieur de l’intimité d’un noyau familial dans les premières décennies du XXe siècle, son acquisition par la municipalité de Milan – avec des contacts directs et indirects avec le public, comme lors de l’exposition organisée au Palazzo Reale en 1974[1] et à travers le reportage de Gabriele Basilico publié dans Domus en 1982[2] – et finalement l’ouverture de la maison-musée dans les années 2000. Au long de cette analyse, nous montrerons comment l’ensemble des œuvres d’Antonio Boschi et Marieda Di Stefano a changé de syntaxe et de modes d’expression, s’adaptant aux exigences de représentation, de communication, de valorisation du patrimoine public, en maintenant mais parfois aussi en brouillant l’identité de la collection elle-même.
Une collection d’art reflète les passions et la vie de ceux qui l’ont formée : Antonio Boschi, né à Novare en 1896, combinait son travail d’ingénieur à la société Pirelli[4] avec une profonde passion pour la musique ; Marieda Di Stefano, née à Milan en 1901, avait étudié la sculpture avec Luigi Amigoni, acquérant des compétences pratiques et affinant son attention aux processus créatifs. Le père de Marieda, l’entrepreneur du bâtiment Francesco Di Stefano, avait rassemblé un ensemble considérable d’œuvres du groupe du Novecento[5] : après sa mort, en 1938, ce noyau est devenu l’un des axes porteurs de la future collection Boschi Di Stefano[6].
Marieda et Antonio se marient en 1927 et déménagent peu de temps après dans une villa au 15 rue Giorgio Jan, conçue entre 1929 et 1931 par Piero Portaluppi, sur commande de Francesco Di Stefano, dans le quartier en plein essor de Porta Venezia à Milan (Fig. 1-2). À partir de 1938, le couple établit sa résidence au deuxième étage ; au rez-de-chaussée, une école de céramique dirigée par Marieda et Migno Amigoni[7] est créée.
Fig. 1 : Piero Portaluppi, Maison Radici-Di Stefano, vue de rue Giorgio Jan 15, Milan, c. 1931. Photographie d’Antonio Paoletti. Avec l’aimable autorisation de la Fondazione Piero Portaluppi, Milan.Fig. 2 : Marieda Di Stefano avec son père Francesco, ses sœurs et des connaissances, Milan, 31 décembre 1928. Avec l’aimable autorisation de Civico Archivio Fotografico, Milan.
Les goûts artistiques des époux sont assez variés, montrant un certain penchant pour les œuvres du Novecento, du Chiarismo lombard[8], des Six de Turin[9], et pour la peinture métaphysique. Ils s’insèrent ainsi dans le vif circuit de collectionneurs milanais de l’entre-deux-guerres[10], notamment animé par Riccardo et Magda Jucker[11], Emilio Jesi[12] et Gianni Mattioli[13]. Le profil de ces collectionneurs est toujours le même : des industriels de succès qui aspirent à l’obtention d’une reconnaissance sociale à travers l’acquisition et la monstration de leurs biens.
Les Boschi, bourgeois mais non magnats, se distinguent des mécènes mentionnés sur le plan économique ; dans un certain sens, leurs moyens les obligent à se tourner exclusivement vers la production contemporaine, à l’époque moins dispendieuse que l’art ancien ou l’art du XIXe siècle[14]. Aussi, le rôle prééminent de Marieda – qui s’engage personnellement dans la gestion des relations avec les artistes et dans le choix des œuvres – et une certaine tendance à acquérir sans jamais vendre[15] font partie des raisons qui ont amené le couple à la création d’une collection exclusivement contemporaine.
Les premiers temps, lorsque les achats principaux étaient effectués par l’intermédiaire des galeries milanaises et européennes parmi les plus importantes[16], ont été l’occasion de se familiariser avec le système du marché de l’art. Toutefois, le couple établit rapidement des liens personnels avec plusieurs artistes et choisit l’achat direct auprès d’eux comme principale méthode d’acquisition[17]. Cette option, qui comportait un soutien quotidien aux artistes – mais aussi une économie sur le coût d’intermédiation – renforce le caractère central du facteur humain à l’origine de chaque acquisition : un geste qui transcende la signification économique pour devenir symbole d’une interaction, lié à une jouissance esthétique plutôt qu’à la réalisation d’un projet programmatique.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Antonio et Marieda s’intéressent à Corrente[18], avec lequel ils partagent des opinions antifascistes. Cependant, la position politique d’un artiste ne devient pas une conditio sine qua non pour sa présence – ou son exclusion – dans la collection. Dans le cas de Mario Sironi, fervent partisan de l’idéologie fasciste, les Boschi surmontent leurs divergences politiques et continuent d’acheter ses œuvres même après la chute de Benito Mussolini.
Après la guerre, le salon de la Casa Boschi a accueilli des artistes de différentes générations, tels que Bruno Cassinari, Lucio Fontana, Arturo Martini, Carlo Carrà et Gianni Dova. Avec la consécration de l’art informel, le couple se tourne vers le mouvement d’art nucléaire (Arte Nucleare) d’Enrico Baj et Sergio Dangelo et le spatialisme[19] de Cesare Peverelli et Roberto Crippa, en évitant toujours ce qu’ils perçoivent comme trop abstrait ou conceptuel et en s’orientant toujours résolument et exclusivement vers la peinture ou la sculpture[20]. Grâce aux achats incessants des années 1950 s’achève l’identité de la collection Boschi Di Stefano, attentive documentation de chaque nuance de la contemporanéité.
Après la mort de Marieda, survenue le 23 juin 1968, l’esprit qui avait caractérisé l’aventure de la constitution de la collection est resté intact, même si le rythme des achats a ralenti : Antonio enrichit en effet la collection par l’acquisition d’environ 300 œuvres d’art contemporain jusqu’à sa mort en 1988.
C’est à ce moment-là qu’Antonio Boschi, conseillé par le journaliste et critique d’art Marco Valsecchi, mûrit l’idée de faire don à la ville de Milan de sa collection d’art, de l’appartement de la rue Jan et de la maison de campagne de Bedizzole, près de Brescia, où toute la famille s’était réfugiée pendant la Seconde Guerre mondiale.
Mercedes Precerutti Garberi, amie du couple et directrice des Civiche Raccolte d’Arte de Milan de 1972 à 1992[22], est alors appelée pour assister la donation et assurer la juste promotion de ce corpus qui allait intégrer le patrimoine municipal et national.
Grâce à son réseau personnel et à ses bons rapports avec l’administration, Precerutti Garberi avait en effet la charge de l’acquisition d’œuvres et de collections entières pour la municipalité. Le but était double : actualiser les collections des musées, encore conservatrices par rapport aux pratiques du mécénat privé, et façonner une identité culturelle pour Milan, étroitement liée à la nécessité politique de rétablir son rôle d’avant-poste italien en Europe. Outre l’acquisition des œuvres des Boschi, en 1975, elle a également géré la donation de Giuseppe Vismara, comprenant environ 40 chefs-d’œuvre d’Henri Matisse, Pablo Picasso, Raoul Dufy, Filippo De Pisis et Giorgio Morandi.
En janvier 1973[23], la municipalité de Milan entame les processus d’acquisition de la collection Boschi, pour le conclure formellement seulement un an plus tard : par la délibération n. 257 du 6 février 1974, le Conseil municipal accepte presque à l’unanimité la donation, la considérant comme avantageuse afin d’établir un « discours muséographique sur l’art contemporain ».
Le lien à double tranchant entre la collection et le destin du projet latent d’un musée d’art contemporain a conditionné sa présentation publique : alors que le donateur souhaitait que les œuvres soient exposées dans l’appartement de la rue Jan, la municipalité visait à faire des acquisitions pour les salles de la « Galerie d’Art Contemporain » en cours de construction, où les chefs-d’œuvre des Boschi auraient trouvé place dans « quatre salles adjacentes, dont trois seraient utilisées pour l’exposition permanente et une pour l’exposition à rotation des œuvres données[24] ». Dix années s’écoulent avant que Garberi ait réussi à ouvrir le premier emplacement, non permanent, du Civico Museo d’Arte Contemporanea (CiMAC) – au premier et au deuxième étage du Palazzo Reale, sans toutefois pouvoir respecter l’accord de la donation.
C’est à cette époque que remonte un inventaire dactylographié de 39 pages répertoriant, en fonction de leur emplacement, les 1855 œuvres offertes : accrochées sur des étagères, dans les locaux de service, même dans les salles de bains. Les biens – outre leur quantité considérable – révèlent le profond intérêt des Boschi pour les natures mortes, les portraits et les paysages, réalisés dans différents langages artistiques.
La presse concentre son attention sur la valeur économique du don[25], sans considérer son importance pour les collections municipales de Milan, jusqu’alors assez pauvres en art du XXe siècle. Dans le Corriere dell’Informazione, Boschi, décrit comme le symbole d’un « humanisme moderne[26] », déclare avoir été l’objet de menaces et d’intimidations. Ce fait souligne la distance sociale entre cet homme, perçu comme privilégié, et ceux qui luttent pour faire face au coût ordinaire de la vie. L’étalage public de son patrimoine conduit Boschi à presque regretter l’acte d’altruisme qu’il avait accompli pour une ville peu reconnaissante.
Pour comprendre cet épisode, il est nécessaire de mentionner les problèmes sociaux que Milan a affrontés pendant les années 1970. Du massacre à la Banque de l’Agriculture de Piazza Fontana (12 décembre 1969) jusqu’au début des années 1980, la ville a été le principal théâtre des Années de plomb. Les grèves, les affrontements et les scènes de guérilla urbaine[27] ont éclipsé l’art et la culture[28], considérés comme des loisirs d’une élite qui excluait délibérément les autres classes sociales de la participation à la vie culturelle de la ville[29].
Dans ce contexte, l’exposition 50 Anni di Pittura Italiana dalla Collezione Boschi Di Stefano Donata al Comune di Milano est inaugurée le 27 mai 1974, Garberi figurant comme commissaire. Le titre, pédant et didactique, vise à souligner la période couverte par la collection et son ampleur, plutôt que la portée civique et culturelle de l’acquisition.
L’exposition se déroule dans les salles monumentales du premier étage du Palazzo Reale (Fig. 3), caractérisées par de hauts plafonds décorés de fresques. Selon le projet initial, l’accrochage devait présenter un caractère architectural bien plus prononcé, avec un parcours se déroulant dans des couloirs à créer ad hoc, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur[30]. Pour des raisons budgétaires, le conseiller municipal chargé de la culture, Lino Montagna, demande à Garberi de limiter les travaux, préférant « l’habituelle exposition murale de tableaux[31] ».
L’architecte Antonio Piva, avec Marco Albini et Franca Helg, a donc opté pour un aménagement où la présentation paratactique des peintures était modernisée par le matériau de support constitué de panneaux diaphanes en fibre de verre[32]. Les sculptures étaient placées dans des vitrines presque minimalistes ou posées sur le sol nu.
Les photographies prises par Aldo Ballo[33] et la critique publiée par Valsecchi dans Il Giornale Nuovo restituaient un récit chronologique, un choix dicté par le calendrier serré et par l’état de conservation souvent précaire des travaux[34] : une section dédiée au Novecento, introduite par I Gladiatori (1928) de Giorgio de Chirico et développée dans une salle plus petite, avec onze toiles de Morandi mises en dialogue avec des œuvres de Sironi, Carrà et Piero Marussig ; une deuxième partie consacrée à Corrente, avec les élans fauves de Renato Birolli et le réalisme de Renato Guttuso ; enfin, les innovations de l’après-guerre, Fontana et le spatialisme, l’attachement au surréalisme de Crippa, Peverelli, Baj et Dova[35].
Au-delà des œuvres, rien ne témoignait des liens que les Boschi ont entretenus avec les artistes ou de leur manière de collectionner. L’accrochage impersonnel choisi révélait plutôt la volonté d’une muséalisation immédiate de la collection : l’emploi d’un langage rationnel et d’une organisation chronologique supprimaient en effet ce que donnait à voir jusqu’alors l’accrochage des collectionneurs qui mettait en valeur leurs choix intimes et subjectifs, au profit d’un lexique muséal, public et universel qui préfigurait la physionomie que la collection aurait dû avoir dans le futur musée d’art contemporain.
Fig. 4 : Couverture de 50 Anni di Pittura Italiana dalla Collezione Boschi Di Stefano Donata al Comune di Milano, 1974.
L’esprit principalement didactique de l’exposition se reflétait également dans le catalogue (Fig. 4), caractérisé par une couverture inattendue aux allures pop – mouvement dont on ne trouve aucune trace dans la collection Boschi – et par une séquence de reproductions raffinées, la plupart en couleurs. La démarche des collectionneurs, faite de petits sacrifices quotidiens, ressort du témoignage de Boschi qui décrit les artistes comme :
« une sorte de radar, qui avec ses antennes, peut-être inconsciemment, capte les valeurs éthiques de son temps avec quelque anticipation sur les simples mortels et tentent de les rendre dans ses œuvres[36] ».
La presse se montre indifférente, à l’exception de la voix de Lodovico Barbiano di Belgiojoso qui, dans le Corriere, souligne la valeur civique de l’exposition[37].
Si 50 Anni di Pittura Italiana représente le premier point de contact direct entre la sphère privée de la Casa Boschi et celle publique de la communauté urbaine, c’est le reportage en huit images en couleurs prises par Basilico, accompagnées d’un texte de Fulvio Irace[38], paru en octobre 1982 dans la revue Domus[39], qui a mis en lumière l’intimité originale de l’appartement de la rue Jan.
La demeure, à l’époque encore habitée par Antonio, se montre à travers l’objectif photographique : les images, avec leur atmosphère chaleureuse et familiale, rendent l’état de la maison et de la collection au début des années 1980[40] et semblent surprendre les pièces à un moment de stase – bien différent du climat des années précédentes –, à tel point que dans le couloir on aperçoit des tableaux groupés contre le mur, d’autres appuyés contre le sol. Certaines dispositions semblent définitives, comme la sculpture en céramique La Collana (1966) de Marieda Di Stefano en dialogue avec deux Concetto Spaziale (1956) de Fontana à l’entrée, ou le « coin Sironi » dans la salle à manger, une sorte d’exposition personnelle de l’artiste, grâce à une distribution harmonieuse et proportionnée des sujets.
La même relation parfaite entre l’architecture, le mobilier et les œuvres se retrouve dans l’image aérée du salon (Fig. 5), où une somptueuse porte mixtiligne encadre en perspective la salle à manger et le bureau. L’amour de Boschi pour la musique est affirmé par un lutrin et un piano sur lequel reposent un dessin de Marieda et la sculpture Testa de Giacomo Manzù (1938-39).
Basilico évite la frontalité pour montrer l’entrée latérale du salon, laissant I Gladiatori sur la droite – un choix qui privilégie le sens général de la collection, plutôt que d’insister sur l’identification d’une seule pièce – placé immédiatement au-dessus d’une composition mixte de Crippa. Ce même cadrage est adopté pour mettre en valeur les portes de la chambre à coucher, tout aussi chargées d’œuvres[41], ainsi que pour montrer le mur latéral du bureau avec Annonciation d’Alberto Savinio (1932), Le Amiche di Marussig (c. 1918) et La Servetta d’Arturo Tosi (c. 1928).
Les images révèlent le leitmotiv de la disposition des œuvres chez Boschi : un goût particulier pour l’inclusion d’un joyau solitaire qui altère le monolithisme d’un mouvement. Par exemple, La Vittoria alata de Martini, puissante et élancée, se trouvait dans le couloir entre les toiles de Cassinari, abstraites et fortement bidimensionnelles ; la tête archaïque de style Gandara était positionnée entre les périphéries urbaines de Sironi ; l’informel Crippa était entouré par les compositions classicistes de Chirico, Savinio et Gino Severini.
Le goût recherché de Boschi se montre dans sa fine complexité, même si certains aspects demeurent cachés. On remarque en effet l’absence de Giorgio Morandi[42], grand protagoniste de la collection, mais exclu de cette série photographique.
Les photos de Basilico visent à révéler au public un élégant et harmonieux Merzbau, dans lequel la vie quotidienne des propriétaires est inséparable des œuvres et de l’architecture. Elles restituent la perception que les Boschi avaient de leur appartement, à la fois refuge et autoportrait.
Le reportage de Domus peut être considéré comme le premier moment où Boschi ouvre les portes de sa maison au public, bien que de manière partielle, médiée et pour un nombre limité de lecteurs de la revue. Nous n’avons pas de témoignage direct sur les motivations qui l’ont poussé à ce geste : peut-être pour rendre service à Alessandro Mendini, neveu de Marieda et à l’époque directeur de Domus, ou grâce à la médiation de Garberi[43].
Quelle que soit la raison derrière ce reportage, il est aussi important de souligner qu’au moment de sa réalisation, le climat social avait radicalement changé par rapport à 1974. Dans les années 1980 Milan semblait déterminée à clore le douloureux chapitre des Années de plomb et à conduire le pays, au moins symboliquement, vers une nouvelle ère de prospérité et de bien-être. Selon la vision politique exprimée par le maire socialiste Carlo Tognoli pendant son mandat (1976-86), l’art et la culture agissent comme un moyen de cohésion sociale, en encourageant la participation de toutes les classes aux activités culturelles. Dans cette optique, le rôle des mécènes et des grands collectionneurs particuliers devient central. Après un repli temporaire dans l’intimité de leurs maisons, ou dans l’espace domestiqué des musées et des galeries, l’ostentation des œuvres d’art des collections privées prend une nouvelle valeur dans la société de masse[44]. Une image du collectionneur et de la collection qui ne pouvait pas être plus distante de celle que les Boschi avaient soigneusement cultivée.
Un musée pour son temps
Un an avant sa mort, Antonio Boschi avait finalisé les démarches de donation à la municipalité de Milan[45] qui, en peu de temps, a dû regrouper les biens acquis, y compris la bibliothèque et les œuvres encore à Bedizzole. Conformément aux clauses du testament, Garberi s’efforce d’ouvrir la maison au public en préservant l’intégrité de la collection, mais en 1992 les travaux d’adaptation aux normes muséales ne sont pas encore achevés[46].
Afin de raviver l’intérêt pour la collection et laisser le logement libre pour la rénovation, Philippe Daverio, alors adjoint à la culture, décide d’organiser une nouvelle exposition au Padiglione d’Arte Contemporanea de Milan (Collezionare il Proprio Tempo, avril-juin 1997). Les ailes blanches du PAC regorgent de tableaux : la dense « quadreria » (Fig. 6), disposée en suivant les photographies de Basilico, réaffirme le goût des Boschi pour l’accumulation et la juxtaposition.
Fig. 6 : Installation de Collezionare il proprio tempo, PAC – Padiglione d’Arte Contemporanea, Milan, 1997. Avec l’aimable autorisation de PAC – Padiglione d’Arte Contemporanea, Milan.
En 1998, la Fondazione Boschi Di Stefano est créée et se charge de la mise en place de la maison-musée qui ouvre enfin au public en 2003, avec un accès gratuit. La maison Boschi Di Stefano s’inscrit dans le circuit des maisons historiques de la ville de Milan animé par le musée Poldi Pezzoli[47], public depuis 1881, le Bagatti Valsecchi, fondé en 1974 et ouvert en 1994[48], auxquels s’est ajoutée, depuis 2008, la Villa Necchi Campiglio, chef-d’œuvre de l’architecture portaluppienne comme la Casa Boschi[49].
L’appartement de la rue Jan a fait l’objet d’une rénovation qui a modifié sa physionomie d’origine, comme le rappelle Renata Ghiazza : « la cuisine et les toilettes ont été sacrifiées pour faire place à un dépôt de tableaux avec une étagère ; les murs derrière les tableaux, qui n’avaient jamais été vus auparavant, ont été enduits de gracieuses nuances perlées[50] ». Maria Teresa Fiorio[51] a dirigé le réaménagement avec Antonello Negri et Alessandro Mendini : la nouvelle configuration de la maison-musée visait à rétablir l’atmosphère des années 1930 et 1940, raison pour laquelle certains meubles n’appartenant pas au legs Boschi[52] ont été achetés, afin de fournir un cadre plausible aux œuvres. Le parcours d’exposition comprend désormais une succession chronologique des mouvements, du début du XXe siècle au spatialisme, combinant la finalité didactique du musée et, dans la mesure possible, l’esprit originaire de l’accrochage de la maison.
Des plus de 2000 œuvres données à la ville, une seule fraction est visible à la maison-musée, où subsistent de remarquables coins consacrés à Sironi, Fontana, ou Crippa, actualisés de temps en temps à l’occasion d’expositions temporaires autour de thématiques spécifiques[53].
Certaines des pièces les plus représentatives constituent l’un des noyaux vitaux du Museo del Novecento, ouvert en 2010 au Palazzo dell’Arengario de Piazza Duomo dans le sillage du CiMAC de Garberi : si ce dernier explorait l’histoire identitaire contemporaine également à travers la reconnaissance de la valeur civique des dons privés, l’organisation actuelle du Museo del Novecento est entièrement consacrée à des parcours thématiques à la poursuite d’une finalité didactique qui, comme dans d’autres musées modernes, tend parfois à limiter la réflexion et la narration sur la spécificité des collections.
Notes
[1]50 Anni di Pittura Italiana dalla Collezione Boschi Di Stefano Donata al Comune di Milano, cat. exp., Milan, Palazzo Reale, 1974.
[3] Le titre fait référence à Valsecchi M., « Prefazione », 50 Anni di Pittura Italiana dalla Collezione Boschi Di Stefano Donata al Comune di Milano, cat. exp., Milan, Palazzo Reale, 1974, p. 9, où la collection est définie comme un « sensibile sismografo ».
[4] Fondée par Giovan Battista Pirelli à Milan en 1872, elle a été la première entreprise italienne à traiter le caoutchouc pour fabriquer des produits dérivés et des pneus.
[5] Terme inventé en 1922 par Anselmo Bucci pour désigner un groupe d’artistes travaillant principalement à Milan autour de la récupération de la tradition picturale et figurative italienne (Ubaldo Oppi, le même Bucci, Leonardo Drudeville, Emilio Malerba, Piero Marussig, Mario Sironi et Achille Funi, auxquels se sont joints Giorgio de Chirico, Carlo Carrà, Giorgio Morandi, Arturo Martini, Giacomo Balla, Gino Severini et Fortunato Depero, lors de l’exposition de 1926 au Palazzo della Permanente à Milan). Parmi eux figuraient aussi des architectes (Gio Ponti, Giovanni Muzio, Emilio Lancia) ainsi que des femmes et des hommes de lettres (Margherita Sarfatti, Massimo Bontempelli). Pour un aperçu : Bossaglia R., Il Novecento Italiano. Storia, Documenti, Iconografia, Milan, Feltrinelli, 1979.
[6] Parmi les œuvres, 43 proviennent de l’héritage de Francesco. Entre 1927 et 1938, les Boschi ont fait preuve d’une remarquable capacité de collection, souvent indépendamment des choix de Francesco : en effet, environ 90 œuvres ont été acquises par le couple durant cette période. Voir le registre publié dans Pirovano C., Caramel L., Fiorio M. T. (dir.), Musei e Gallerie di Milano. La Galleria d’Arte Moderna. La Collezione Boschi Di Stefano, Milan, Electa, 1980.
[7] Pour une histoire du bâtiment et ses caractéristiques : Dulio R., « Casa Radici-Di Stefano », Piero Portaluppi. Linea Errante nell’Architettura del Novecento, cat. exp., Milan, Triennale, 2003-2004, p. 106-107 ; Irace F., « Palazzina d’autore », Fratelli M. (dir.), Casa Museo Boschi Di Stefano, Milan, Skira, 2020, p. 137-143.
[8] Mouvement de la région lombarde né dans les années 1930 et comprenant, entre autres, Angelo Del Bon, Umberto Lilloni, Francesco De Rocchi, dont la peinture se caractérise par des tons clairs et des scènes de la vie quotidienne, loin de la grandiloquence du Novecento. Voir : Pontiggia E., Il Chiarismo, Milan, Abscondita, 2006.
[9] Groupe opérant à Turin de la fin des années 1920 à la première moitié des années 1930, formé par Jessie Boswell, Gigi Chessa, Nicola Galante, Carlo Levi, Francesco Menzio, Enrico Paulucci. Appréciés par les collectionneurs de Turin, en particulier par Riccardo Gualino, ils partagent avec les Chiaristi une prédilection pour une peinture claire et détendue, bien que plus influencée par l’apport français. Voir : Viale V., I Sei di Torino : 1929-1932, cat. exp., Turin, Galleria Civica d’Arte Moderna, 1965. Dans les mêmes années, un collectionneur et galeriste éclairé comme Carlo Cardazzo s’intéresse aux mêmes groupes (Marangon D., « Carlo Cardazzo. Verso l’espressione più alta dell’umanità », Fantoni A., Il Gioco del Paradiso. La Collezione Cardazzo e gli Inizi della Galleria del Cavallino, Venise, Cavallino, 1996, p. XII).
[10] Voir le panorama tracé par Ghiringhelli P., « Appunti degli anni Trenta », Valsecchi M., Mascherpa G., Arte moderna a Milano, Milan, Cassa di risparmio delle province lombarde, 1976, p. 29-30.
[11] Voir : Negri A., Jucker, Collezionisti e Mecenati, Milan, Electa, 1998, en particulier les p. 18-27 concernant l’ouverture publique de la collection de 1968 à 1974.
[12] Dell’Acqua G. A., La Donazione Emilio e Maria Jesi, Milan, Amici di Brera, 1981.
[13] Fergonzi F. (dir.), La Collezione Mattioli. Capolavori dell’Avanguardia, Milan, Skira, 2003.
[14] Voir : Tempesti F., L’Arte dell’Italia Fascista, Feltrinelli, Milan, 1976 ; Negri A., « Aspetti del Mercato e del Collezionismo », Pirovano C. (dir.), Il Novecento/1, 1900-1945, Milan, Electa, 1992, p. 721-725 ; Rosazza Ferraris P., « Mercato, Collezionismo, Committenza e Pubbliche Acquisizioni: Appunti per la Storia Economica dei “Valori Plastici” », Fossati P., Rosazza Ferraris P., Velani L. (dir.), XII Quadriennale. Valori Plastici, cat. exp., Rome, Palazzo delle Esposizioni, 1998, p. 165-170.
[15] Voir : Mendini A., « Fondazione Boschi Di Stefano » , Fratelli M. (dir.), Casa Museo Boschi Di Stefano, Milan, Skira, 2020, p. 156.
[16] Garberi M., « Premessa », Pirovano C., Caramel L., Fiorio M. T. (dir.), Musei e Gallerie di Milano. La Galleria d’Arte Moderna. La Collezione Boschi Di Stefano, Milan, Electa, 1980, p. 11.
[17] Contrairement à un autre protagoniste du collectionnisme milanais de l’entre-deux-guerres, Adriano Pallini, les Boschi ne pouvaient pas fonder leurs relations avec les artistes sur un échange de biens et de marchandises. Voir : Pallini Clemente N., Atelier Pallini: Storia di una Collezione Italiana, 1925-1955, Milan, Mazzotta, 2014.
[18] Groupe formé à Milan en 1938 autour de la revue homonyme éditée par Ernesto Treccani, auquel adhèrent Raffaele De Grada, Giansiro Ferrata, Luciano Anceschi, Renato Birolli, Vittorio Sereni. En raison de sa matrice libertaire et antifasciste, la revue a été supprimée par la dictature, bien que le mouvement ait poursuivi son activité d’exposition. Voir : Corrente e l’Europa 1928-1945, cat. exp., Milan, Fondazione Corrente, 2019-2020.
[19] Pour en savoir plus sur le mouvement d’art nucléaire et le spatialisme : Barbero L. M., Lucio Fontana e gli Spaziali. Fonti e Documenti per le Gallerie Cardazzo, Venise, Marsilio, 2020.
[20] Renata Ghiazza, conservatrice des Civiche Raccolte d’Arte de Milan et, depuis 1980, de la collection Boschi Di Stefano, dans un mémoire écrit fourni à l’auteur le 13 janvier 2022, rappelle : « [Boschi] n’aimait pas les installations, ni l’art conceptuel ou l’art concrète » (« [Boschi] non amava le istallazioni, né l’Arte Concettuale e neppure l’Arte Concreta »).
[21] Valsecchi M., « Introduzione », Valsecchi M., Mascherpa G., Arte Moderna a Milano, Milan, Cassa di risparmio delle province lombarde, 1976, p. 7. Par cette expression, Valsecchi entendait souligner comment les collectionneurs privés, à travers leurs acquisitions, effectuaient une action de sélection critique d’œuvres susceptibles d’être transmises aux générations futures. Cette tâche qui, traditionnellement, aurait relevé de la sphère de la critique d’art ou des activités culturelles publiques, était à l’époque presque entièrement l’apanage des collectionneurs privés, qui s’avéraient être plus à jour et plus attentifs aux nouveautés.
[22] Garberi fut responsable de la réouverture du Padiglione d’arte contemporanea (PAC) en 1979, de la rénovation de la Pinacoteca del Castello Sforzesco confiée au Studio Albini et achevée en 1980, de la réorganisation de la Raccolta Grassi à la Galleria d’arte moderna en 1988, et de l’ouverture du CiMAC – Civico Museo d’Arte Contemporanea (en 1984), premier noyau de l’actuel Museo del Novecento.
[23] Marchese P. à Garberi M., Milan, 22 janvier 1973 (Milan, Archives du CASVA, papiers non catalogués). Ce sont des années où le rapport entre le collectionnisme privé et les institutions publiques milanaises se développe : on pense à la notification, en 1974, d’une première partie de la collection Jucker, qui a été déposée à la Pinacoteca di Brera. Voir : Bignami S., Fratelli M., « Dalla Casa al Museo: Origini e Fortuna della Raccolta di Magda e Riccardo Jucker », Negri A., Jucker, Collezionisti e Mecenati, Milan, Electa, 1998, p. 65-91. En 1976, cependant, le legs de la collection Jesi a été complété, toujours à la Pinacoteca di Brera.
[24] Procès-verbal de la séance extraordinaire du conseil municipal du 6 février 1974 (Milan, Cittadella degli Archivi) : « quattro sale contigue, di cui tre per l’esposizione permanente ed una per l’esposizione a rotazione delle opere donate ».
[25] « Ha Donato al Comune 1855 Quadri e Sculture », Corriere della Sera, 3 février 1974, p. 8.
[26] Gonzaga F., « Riceve Insulti e Minacce perché ha dato al Comune Quadri per due Miliardi », Corriere dell’Informazione, 28 mars 1974, p. 7 : « umanesimo moderno ».
[27] Pour une cartographie des événements de ces années : Steccanella D., Milano e la Violenza Politica 1962-1986. La Mappa della Città e i Luoghi della Memoria, Milan, Milieu Edizioni, 2020.
[28] Voir : Cecchi D., « I Lavoratori a Milano tra Terziario e Ristrutturazione Produttiva », Realtà Sociale: Rivista Trimestrale di Cultura e Politica, n° 4, 1981, p. 70-90 ; La Trasformazione Economica della Città, Milan, Franco Angeli, 1988.
[29] Tornabuoni L., « Contro Milano », Corriere della Sera, 29 novembre 1975, p. 3.
[30] Devis d’Allestimenti Portanuova à Città di Milano, Milan, 21 février 1974 (Milan, Archives du CASVA, papiers non catalogués).
[31] Montagna L. à Garberi M., Milan, 25 février 1974 (Milan, Archives du CASVA, papiers non catalogués) : « la consueta esposizione a parete di quadri ».
[32] Les panneaux en fibre de verre sont également adoptés lors du réaménagement de la Pinacoteca del Castello Sforzesco en 1980. Voir : Bucci F., Rossari A., I Musei e gli Allestimenti di Franco Albini, Milan, Electa, 2005.
[33] Les photographies sont conservées à la Fondation Franco Albini de Milan, que je remercie pour leur mise à disposition.
[34] Le 29 janvier 1974, Montagna écrit à Garberi pour lui confirmer que les travaux d’installation de 50 Anni di Pittura Italiana commenceront immédiatement après la conclusion de l’exposition de Boccioni, fin février (Milan, Archives du CASVA, papiers non catalogués). L’exposition a également été l’occasion de promouvoir une campagne de restauration et des études sur la restauration des œuvres d’art du XXe siècle, dont le commissaire fut Pinin Brambilla Barcilon (Communiqué de presse 50 Anni di Pittura Italiana dalla Collezione Boschi Di Stefano Donata al Comune di Milano. Milan, Archives du CASVA, papiers non catalogués).
[35] Valsecchi M., « Un Tesoro Donato a Milano », Il Giornale Nuovo, 12 juillet 1974, p. 5.
[36]50 Anni di Pittura Italiana dalla Collezione Boschi Di Stefano Donata al Comune di Milano, cat. exp., Milan, Palazzo Reale, 1974, p. 11 : « una specie di radar, che con le loro antenne, magari inconsciamente, captano con qualche anticipo sui comuni mortali i valori etici del loro tempo e tentano di renderli nelle loro opere ».
[37] Barbiano di Belgiojoso L., « Una Mostra da Ricordare », Corriere della Sera, 7 juillet 1974, p. 5.
[39]Domus est une revue mensuelle spécialisée en architecture, design et urbanisme, fondée à Milan par Gio Ponti en 1928. Point de référence de la bourgeoisie dans le domaine de l’ameublement domestique et du design, Domus se distingue par la collaboration, entre autres, d’Elio Vittorini, Ettore Sottsass, Pierre Restany, Vincenzo Agnetti, Giancarlo De Carlo, Riccardo Dalisi. Parmi les directeurs : Massimo Bontempelli, Giuseppe Pagano, Ernesto Nathan Rogers, Alessandro Mendini (1979-1985).
[40] Ghiazza, dans le mémoire du 13 janvier 2022, rappelle la pratique des « inventaires » par lesquels Boschi « déplaçait un ou deux tableaux que, pour un sursaut de la mémoire, il souhaitait revoir » (« spostava uno o due quadri che, per qualche soprassalto della memoria, desiderava rivedere »). Les œuvres de la collection Boschi, après leur acquisition publique, sont souvent prêtées pour des expositions temporaires comme, par exemple, Alfredo Chighine, Milan, Palazzo della Permanente, 1977-1978 (avec 25 œuvres de la collection Boschi), ou Italia Anni Trenta: Opere dalle Collezioni d’Arte del Comune di Milano, Zagreb, Galerije Grada, 1989 (avec 32 œuvres provenant de la rue Jan).
[41] L’atmosphère est tout autre à la maison Mattioli de la rue Gabba, où le mobilier conçu par Franco Albini offre un cadre sobre, presque dépouillé : Rossi Mattioli L., « La Collezione di Gianni Mattioli dal 1943 al 1953 », Fergonzi F. (dir.), La Collezione Mattioli. Capolavori dell’Avanguardia, Milan, Skira, 2003, p. 30. Plus éloignés encore les demeures princières et les châteaux de Riccardo Gualino dans le Piémont documentés dans : I mondi di Riccardo Gualino. Collezionista e Imprenditore, cat. exp., Turin, Musei Reali, 2019.
[42] Sur le rapport avec Morandi : Fergonzi F., « Dagli “Acquirenti Amici” alla “Lista di Attesa per un Quadro” : un Primo Profilo del Collezionismo Morandiano », Giorgio Morandi. Collezionisti e Amici. 40 Capolavori da Raccolte Italiane Pubbliche e Private, cat. exp., Varese, Villa e Collezione Panza, 2008, p. 25.
[43] Ghiazza, dans la note du 13 janvier 2022 : « La séance de photos de Gabriele Basilico me semble avoir été suggérée par Mercedes Garberi, donnant ainsi à Mendini l’opportunité de la publier dans Domus » (« Il servizio fotografico realizzato da Gabriele Basilico mi pare fosse stato suggerito da Mercedes Garberi, fornendo così a Mendini l’opportunità di pubblicarlo in Domus »).
[44] Santerini G., « Quando il Talento Diventa Consumismo », Corriere della Sera, 8 septembre 1974, p. 12. Pour une discussion plus large sur la relation entre la collection et la production culturelle à l’époque moderne : Boime A., Artisti e Imprenditori, Turin, Bollati Boringhieri, 1990.
[45]Donazione Ing. Antonio Boschi, Milan, 5 juillet 1988 (Milan, Archives du CASVA, papiers non catalogués).
[46] Ghiazza R. à la Direzione Civiche Raccolte d’Arte, Milan, 18 août 1992 (Milan, Archives du CASVA, papiers non catalogués).
[47] Balboni Brizza M. T., Il Museo Poldi Pezzoli, Turin, Umberto Allemandi & C., 2019.
[48]Musei e gallerie di Milano. Museo Bagatti Valsecchi, Milan, Electa, 2003.
[49] Borromeo Dina L., Villa Necchi Campiglio a Milano, Milan, Skira, 2012.
[50] Ghiazza, dans la note du 13 janvier 2022 : « furono sacrificati la cucina e i servizi igienici per farvi un deposito di quadri con relativa rastrelliera ; le pareti dietro i quadri, finora mai viste, vennero intonacate in leggiadre nuance color perla ».
[51] Directrice des Civiche Raccolte d’Arte de 1992 à 2002.
[52] C’est le cas de la salle à manger présentée par Sironi à la Triennale de 1936. Voir : Fratelli M., « Il Museo Casa », Fratelli M. (dir.), Casa Museo Boschi Di Stefano, Milan, Skira, 2020, p. 23.
[53] Parmi les plus récentes : Sergio Dangelo 39/71. Ancora e Sempre (2021) ; La Prima Stagione di Gianni Dova (2021) ; “Ha Guardato in su, verso il Cielo”. Roberto Crippa nella Collezione Boschi Di Stefano (2022).