entretien avec Inge Meijer, mené par Roula Matar
— Inge Meijer est artiste. Elle a obtenu un BA en arts visuels à l’Academy of Art & Design (Arnhem, Pays-Bas) en 2012 et a effectué une résidence d’artiste de deux ans à la Rijksakademie van Beeldende Kunsten (Amsterdam, Pays-Bas) en 2017. Elle a fait partie de l’ACC-Rijksakademie (Gwangju, Corée du Sud) en 2019 et a été boursière du Netherlands Institute for Advanced Study (Amsterdam) en 2023. Actuellement, elle fait partie de l’International Studio & Curatorial Program (New York, États-Unis) jusqu’au début de l’année 2026. Son travail a été exposé dans des institutions et des galeries à la fois à Amsterdam – où elle réside – et à l’étranger, notamment au Stedelijk Museum Amsterdam, au Museum Arnhem, à l’Australian Centre for Contemporary Art, à l’Asia Culture Center à Gwangju, en Corée du Sud, et à l’ISCP à New York, aux États-Unis.
Roula Matar, architecte et docteure en histoire de l’art, est maîtresse de conférences en Histoire et Cultures Architecturales à l’école nationale supérieure d’Architecture de Versailles. Ses recherches et publications se consacrent aux croisements des disciplines, notamment aux rapports de l’œuvre d’art à l’architecture, aux XXe et XXIe siècles. Sur ce sujet, elle a publié L’Architecture selon Gordon Matta-Clark, aux Presses du réel (2022). Ses recherches récentes portent sur l’histoire des espaces de l’exposition et sur l’histoire de l’architecture du musée. —
Entretien réalisé par courriel à l’automne 2024 à propos des deux ouvrages d’Inge Meijer : The Plant Collection (Roma publications, Amsterdam, 2019) et The MoMA Plant Collection (Roma publications, Amsterdam, 2024) dont certains extraits sont présentés ici.
Toutes les images ci-dessous sont reproduites avec l’aimable autorisation d’Inge Meijer, Martha Olech (photographe), The Museum of Modern Art / Licensed by SCALA.
Roula Matar : Chère Inge, en préparant les trois journées d’études dédiées à l’histoire des espaces de l’exposition et aux archives visuelles[1], les images en noir et blanc de votre premier livre The Plant Collection, publié en 2019, me sont revenues. L’ouvrage était entièrement constitué de photographies des espaces d’expositions du Stedelijk Museum à Amsterdam, des vues trouvées dans les archives de l’institution, choisies pour la présence des plantes dans les espaces du musée. En raison du calendrier, vous n’aviez pu venir à Versailles évoquer ce travail, c’est pourquoi, je suis très heureuse de pouvoir mener cette conversation avec vous aujourd’hui. Comment en êtes-vous venue à travailler sur la présence des plantes dans le Stedelijk Museum ? Comment est né le projet de recherche dans les archives du musée et quels étaient vos intérêts initiaux ?
Inge Meijer : Il y a plusieurs années, avec un groupe d’artistes du Rijksakademie van Beeldende Kunsten[2], j’ai participé à une visite du Stedelijk Museum Amsterdam (SMA) animée par l’archiviste Michiel Nijhoff pour en savoir plus sur l’histoire, les archives et la bibliothèque de ce musée. Au cours de la présentation, Nijhoff a montré des photos d’exposition sur lesquelles figuraient des plantes. Lorsque je l’ai interrogé à ce sujet, il m’a répondu qu’il existait quelque part dans les archives une liste de toutes les plantes qui faisaient partie du musée. Comme il n’avait pas le temps de chercher tout de suite, j’ai commencé à consulter les photos d’exposition numérisées sur l’ordinateur de la bibliothèque. À ma grande surprise, il s’est avéré qu’il y avait beaucoup de photos avec des plantes et une fois que j’ai commencé à voir des plantes, je n’ai pas pu m’arrêter de les chercher.

Mis à part quelques documents, il n’y avait pas d’informations sur la raison pour laquelle les plantes faisaient partie des expositions. J’ai donc commencé à interroger d’anciens employés qui travaillaient au musée à l’époque. C’est ainsi que j’en ai appris davantage sur le gardien des plantes, H. J. van der Ham. Il a été engagé comme préposé le 1er février 1958 et a suivi un cours de botanique durant deux ans à la société royale néerlandaise d’Horticulture et de Botanique, qu’il a terminé en 1962. Il s’est occupé de toutes les plantes du musée jusqu’à sa retraite en 1974. Le 15 septembre 1967, il a inventorié 94 plantes individuelles et 38 plantes groupées disséminées dans le musée.
Peu à peu, je me suis interrogée sur les parallèles entre les plantes et les œuvres d’art. Ce qui ressort des photographies de l’exposition, c’est que les plantes ont vécu dans le musée pendant de nombreuses années et ont fait partie de plusieurs expositions. Elles ont été conservées dans l’espace et placées dans une nouvelle composition après chaque exposition. Lorsqu’elles ne se trouvaient pas dans les galeries, elles étaient temporairement installées dans les bureaux.
R. M. : Pourriez-vous parler d’une « collection » de plantes, parallèle à la collection d’œuvres d’art ?
I. M. : Le directeur du SMA, Willem Sandberg, a mentionné dans une lettre à l’occasion du départ à la retraite de H. J. van der Ham, qu’il avait apporté les premières plantes de sa maison et les avait placées à côté des œuvres d’art de Hendrik Nicolaas Werkman (1882-1945) lors de l’exposition H. N. Werkman drukker-schilder en 1945. Selon ses termes, il s’agissait de « l’entrée de la nature dans le musée[3] » et d’une manière de relier l’intérieur à l’extérieur. Curieusement, on ne trouve rien sur cette relation durable entre l’art et les plantes dans la narration de l’histoire du musée. C’est pourquoi j’ai décidé de faire une publication sur ces plantes. J’ai recherché toutes les photos d’exposition dans le but de « prouver » leur présence de 1945 à 1983.

Comme j’ai compris que le directeur Willem Sandberg était très influencé par Alfred Barr et le Museum of Modern Art de New York (MoMA), je me suis demandé s’il y avait aussi une relation entre les plantes. Lorsque j’ai regardé les photos de leurs expositions, pensant que je n’allais pas voir de plantes, j’ai été surprise de constater que ce n’était pas le cas, mais que les archives en montraient beaucoup.
Fondé en 1929, le MoMA est considéré par certains comme l’un des musées d’art moderne et contemporain les plus influents au monde et a été un précurseur en matière de conception d’expositions et de développement du « white cube ». Le fait que les plantes aient été un élément récurrent dans la conception de l’exposition est un élément sous-exposé. Mes recherches (basées sur la documentation des expositions) montrent qu’elles ont fait partie de plus de 200 expositions.

R. M. : Comment avez-vous procédé à cette recherche, par période ? Par espace ? Comment avez-vous sélectionné les photographies, selon quels critères ?
I. M. : Dans les deux musées, mon objectif était de rassembler les photos d’expositions comportant des plantes. Mon objectif était de trouver autant de preuves que possible de leur existence. Ainsi, même s’il n’y avait que l’ombre d’une plante, la moitié d’une plante ou même simplement une feuille sur la photographie, je l’ai incluse. En tant qu’artiste, je m’intéresse à la forme, à l’équilibre, au rythme, à la lumière et à la relation entre l’œuvre et son environnement. J’ai découvert quelques expositions qui m’ont semblé intéressantes, comme celle de Hans Verhulst (1962) et celle d’Étienne-Martin, Sculptures (1964) au SMA. Dans ma pratique artistique, je suis curieuse de l’espace intermédiaire entre la culture et la nature, de la manière dont elles sont liées, se chevauchent, fusionnent. C’est la raison pour laquelle ces expositions me fascinent tant.


Mon point de départ au SMA remonte à 1945, lorsque j’ai découvert les premières plantes associées à des œuvres d’art. Les murs du musée avaient été peints en blanc en 1938 pour marquer l’orientation moderne de l’institut. Il était fascinant de constater que tous les ornements (organiques), les murs de briques et autres distractions devaient être rendus « invisibles » par la couleur blanche, puis que les plantes devaient être réintroduites dans les galeries. Au MoMA, j’ai commencé par la période de fondation en 1929 jusqu’à l’exposition Matisse: The Red Studio en 2022.

Tant au SMA qu’au MoMA, j’ai laissé de côté certaines expositions de design, comme par exemple The Way We Live in Sweden (1947, SMA) ou Organic Design in Home Furnishings (1941, MoMA). Ici, la distinction entre l’intérieur du musée (en raison de la reconstitution d’une maison privée comme concept de l’exposition) et les œuvres d’art était floue, ce qui rendait l’exposition moins intéressante pour mes recherches.
R. M. : Avez-vous appliqué le même processus à vos recherches au MoMA ? Comment avez-vous procédé et qu’avez-vous découvert ?
I. M. : J’ai appliqué le même processus, mais j’ai remarqué que les deux instituts étaient organisés de manière très différente. Le SMA a été financé par la municipalité et a donc dû déclarer chaque centime, ce qui se reflète dans ses archives. Toute la gestion des dossiers, par exemple qui a travaillé où et pendant combien de temps, est accessible. Le MoMA est une institution financée par le secteur privé et a commencé à disposer d’archives officielles en 1989.
Au SMA, presque toutes les expositions n’étaient pas numérisées, ce qui m’a obligée à passer en revue toutes les photos analogiques des expositions. En revanche, lorsque j’ai voulu savoir qui s’occupait des plantes du musée, cette information a été relativement facile à trouver.
Au MoMA, l’histoire des expositions a été numérisée, ce qui m’a permis de faire des recherches depuis mon studio d’Amsterdam. En effet, ce n’est qu’après 60 ans que le musée a commencé à disposer d’archives officielles. Pendant des semaines, j’ai fouillé dans des milliers de documents afin de trouver des informations sur l’aspect plus organisationnel de la conservation des plantes dans les espaces du musée. Par exemple, les instructions pour l’entretien des plantes de l’exposition Hans Hofmann (1963, MoMA) dans lesquelles Alicia Legg écrit à M. Haviland : « Les instructions pour l’arrosage des deux Ficus Pandurata au troisième étage sont les suivantes : un quart pour chaque plante deux fois par semaine[4] », ou des plantes dessinées sur le plan de l’exposition Henri Rousseau (1942, MoMA), ou des factures de plantes pour l’exposition 100 Drawings From the Museum Collection (1960, MoMA).


R. M. : Dans ce dernier projet, The MoMA Plant Collection, pourquoi avoir intégré le dessin de plantes ?
I. M. : Au départ, il s’agissait d’une solution pratique. J’ai trouvé environ 550 photos d’exposition avec des plantes et je voulais les inclure dans ma publication. Mais les droits photographiques du MoMA sont représentés par Scala Archives, qui facture 50€ par image pour une publication (d’artiste). Cela devenait beaucoup trop cher et après avoir longtemps essayé de trouver d’autres solutions, nous avons eu l’idée, avec le graphiste Roger Willems, de dessiner les plantes. Je n’avais jamais inclus le dessin dans ma pratique, mais c’est devenu une merveilleuse façon de me rapprocher de mon sujet. Pendant des heures et des heures, j’ai dessiné leurs feuilles, leurs branches et leurs troncs.
R. M. : Le dessin transforme-t-il votre analyse de la photographie ? Que se passe-t-il dans ce va-et-vient ?
I. M. : Dans certains cas oui, et cela m’a rendue encore plus consciente de l’approche architecturale de la photographie et de l’idée d’espace. Je voulais conserver le sens de l’emplacement de la plante dans l’espace sans dessiner plus que nécessaire.
R. M. : Quelles observations tirez-vous de ces deux expériences dans les archives de deux musées importants ? Y a-t-il des points de convergence ou des spécificités ?
I. M. : Je tire de cette expérience la conclusion que chaque archive est structurée différemment. Après avoir travaillé pendant des années dans les archives du SMA, je me suis familiarisée avec leur structure et il m’a fallu un certain temps pour réaliser que les archives du MoMA sont différentes : dans ce qu’ils ont réussi à archiver de leur passé et dans ce qu’ils considèrent comme précieux à préserver et à garder en mémoire.
Grâce à cette recherche, j’ai également pris conscience du rôle que jouent les musées dans la création de sens par le biais des œuvres exposées (et de la manière dont elles le sont), mais aussi par ce qu’ils n’ont pas exposé ou qu’ils ont « oublié » d’inclure dans leur histoire. Lorsqu’il s’agit de ces plantes, il est remarquable qu’elles soient présentes dans les expositions de ces institutions depuis si longtemps et qu’elles ne soient pourtant pas reconnues au sein de ces institutions.


Notes
[1] Voir l’introduction à ce présent numéro d’exPosition.
[2] La Rijksakademie propose un programme de résidence internationale de deux ans à une cinquantaine d’artistes.
[3] Willem Sandberg, lettre d’adieu au gardien des plantes du Stedelijk Museum, H. J. van der Ham, publiée dans le journal du personnel Het Kals van Potter, 1973.
[4] Archives du Museum of Modern Art, New York, collection Exhibitions nr. 727.9.