À propos de l’exposition Tatiana Trouvé – Le grand atlas de la désorientation (Centre Pompidou, Paris, 2022)

un entretien avec Tatiana Trouvé, mené par Roula Matar

 

Tatiana Trouvé est artiste. Née en 1968 à Cosenza, en Italie, elle a grandi à Dakar, au Sénégal ; aujourd’hui, elle vit et travaille à Montreuil. Son travail artistique débute avec la création du Bureau d’Activités Implicites (B.A.I.), sorte de laboratoire du temps où les activités sont toujours à venir (1997-2007). Tatiana Trouvé a participé à de très nombreuses expositions personnelles et collectives, biennales et triennales, dans des musées et institutions à l’étranger comme en France. Parmi ses publications récentes figurent : en 2025, The Strange Life of Things, catalogue de son exposition à la fondation Pinault de Venise ; en 2023, le recueil de textes Récits, rêves et autres histoires aux Éditions de l’école nationale supérieure des Beaux-Arts, et, en 2022, Le grand atlas de la désorientation, catalogue raisonné  de ses dessins. Elle a reçu plusieurs distinctions importantes, dont le prix Marcel Duchamp en 2007. Ses œuvres font partie de nombreuses collections publiques et privées, parmi lesquelles le musée d’Art moderne de la ville de Paris, le Centre Pompidou à Paris, le MAC VAL à Vitry-sur-Seine, le Migros Museum à Zurich, le Museo del Novecento à Milan, le Hirschhorn Museum and Sculpture Garden à Washington D.C., le Nasher Sculpture Center à Dallas, ainsi que le Museo Jumex à Mexico.

Roula Matar, architecte et docteure en histoire de l’art, est maîtresse de conférences en Histoire et Cultures Architecturales à l’école nationale supérieure d’Architecture de Versailles. Ses recherches et publications se consacrent aux croisements des disciplines, notamment aux rapports de l’œuvre d’art à l’architecture, aux xxe et xxie siècles. Sur ce sujet, elle a publié L’Architecture selon Gordon Matta-Clark, aux Presses du réel (2022). Ses recherches récentes portent sur l’histoire des espaces de l’exposition et sur l’histoire de l’architecture du musée. —

 

Cet entretien – réalisé le 8 décembre 2022 dans l’atelier de Tatiana Trouvé à Montreuil – est consacré à son exposition Le grand atlas de la désorientation organisée par Jean-Pierre Criqui au Centre Pompidou, à Paris, dans la galerie 3, du 8 juin au 22 août 2022.

Fig. 1 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « Le grand atlas de la désorientation », Centre Pompidou, Paris, 2022.

Roula Matar : Dans le cadre d’un large projet de recherche que je mène sur l’histoire des espaces de l’exposition, je suis très heureuse de pouvoir m’entretenir avec vous au sujet de votre dernière exposition au centre Georges Pompidou Le grand atlas de la désorientation. Je souhaite vous interroger sur la mise en espace et, si vous le voulez bien, rester près de l’architecture dans laquelle vous intervenez, qui fait bien sûr partie de la définition même de l’œuvre, qui l’englobe ; pouvons-nous porter une attention peut-être un temps « dissociée » sur l’architecture des lieux, et s’arrêter au stade qui précède l’installation, au moment où vous concevez sa mise en espace ou le dessin d’espace ; pouvons-nous insister sur ce processus, sur le préalable qui est peu évoqué, peu montré, et qui est vite englouti dans l’analyse de l’œuvre ?

Tatiana Trouvé : Tout est parti de l’espace, de l’architecture, comme souvent dans mon travail. Que ce soit à l’intérieur de mes dessins ou dans mes installations, il y a un lien très direct avec l’espace et l’architecture. On m’a invitée pour une exposition de sculptures car c’est un espace qui s’y prête parfaitement. Il y a beaucoup de contraintes pour montrer, dans ce cube en verre, des œuvres sur papier ; les normes des musées sont très strictes, il faut tamiser la lumière, très peu de lumens sur les œuvres parce qu’elles s’abiment très vite etc. Lorsque je suis rentrée dans l’espace, j’ai eu l’impression de pénétrer dans une des architectures de mes dessins. L’idée était soit de faire une installation qui devienne un dessin, soit de confondre l’espace de l’architecture avec l’espace de mes dessins. Cette exposition a eu un très long parcours. Au départ, comme je ne voulais pas présenter mes dessins contre un mur mais prolonger leurs lignes dans l’espace, j’avais à disposition ces structures métalliques que j’avais construites sur lesquelles ils étaient fixés et se superposaient en perspective, et l’on voyait aussi au travers de ces lignes graphiques. Parfois, cette superposition des lignes était précise, et d’autres fois trop aléatoire. J’ai abandonné cette présentation parce que cela ne convenait plus vraiment à ce que je cherchais. Puis s’est naturellement imposée cette idée de suspendre les pièces et de travailler tout l’espace comme un grand tableau à l’intérieur duquel il y aurait d’autres vues ou d’autres espaces, de travailler plutôt comme des fenêtres. Les dessins me servaient finalement à ouvrir d’autres espaces à l’intérieur d’un espace structuré comme un dessin ; un espace que j’ai ensuite dessiné de façon assez simple avec des rideaux, avec un dessin au sol en faisant aussi jouer certaines parties des vitres. On m’a imposé de mettre des filtres sur les vitres. Mais là où j’avais posé des rideaux, j’ai pu laisser certaines parties ouvertes. Je voulais aussi que la rue et l’extérieur rentrent dans l’exposition. Ce fut un compromis assez vertigineux entre ce que je pouvais faire et les restrictions muséales.

Au final, pour les sculptures qui étaient côté rue, je n’ai pas réussi à obtenir de laisser le verre des vitres complètement transparent ; le musée a imposé des filtres sur cette partie, et de ce fait, on ne pouvait voir les sculptures que la nuit, lorsqu’il n’y avait plus le jeu de miroir produit par le filtre sur les vitres à la lumière du jour. Pour le reste, je pense que lorsqu’on était à l’intérieur de l’espace, on pouvait tout de même percevoir le mouvement et l’activité de la ville qui venaient se superposer à mes dessins un peu comme des feuilles de calque, autant avec les transparences produites par les rideaux sur l’espace extérieur, qu’avec les ombres de sculptures posées entre les rideaux et les vitres, tout cela soumis aux variations de la lumière extérieure, dont l’intensité faisait aussi varier la perception générale que l’on avait de l’exposition. Enfin, il y avait le travail au sol où j’ai réalisé un dessin à partir de la réunion de plusieurs façons de se déplacer dans le monde et dans l’espace pour différents corps et éléments, du nutrino à la cellule, des fourmis aux loups et aux humains, qui renvoyaient à plusieurs manières d’habiter le monde. C’est un peu comme cela que l’exposition s’est construite.

L’exposition a beaucoup changé. Je l’ai énormément travaillée, d’abord en maquette. Je commence toujours par réaliser des maquettes, puis je passe sur SketchUp. Là, cela est beaucoup plus technique, et me permet de mesurer mes passages etc. Et parfois, lorsqu’il y a un peu de budget pour cela, je finalise en 3D, mais je me méfie beaucoup de ces points de vue qui n’existent pas, qui sont toujours très charmants et lissés. Pour moi, les idées se mettent en place lorsque je commence à construire des maquettes en carton plume, recouvertes de matériaux les plus proches de ceux avec lesquels je vais travailler. J’essaye avant tout de sculpter, de penser aux matériaux qu’ensuite je vais retrouver. J’essaye de les visualiser, de les retraduire dans la maquette.

Fig. 2 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « Le grand atlas de la désorientation », Centre Pompidou, Paris, 2022.

R. M. : Travaillez-vous sur une seule maquette ?

T. T. : Pour que je puisse vraiment y travailler et manipuler les choses – je mets, je casse, j’enlève, je remets – il me faut au minimum une échelle de 1/10e et au-dessus. En dessous, cela ne me sert à rien, parce que j’ai besoin de traduire tous les matériaux. Donc ce sont de très grandes maquettes, lorsqu’on a presque 1000 m2 on arrive tout de suite à des maquettes de 3 m par 3. Je les photographie toutes et ensuite elles sont détruites. Pour certaines maquettes, je suis allée jusqu’à couler des dalles en béton, pour les casser, parce que je pense qu’à cette échelle réduite on arrive à reproduire les gestes que l’on va faire à l’échelle réelle. Je me dis que si on parvient à les faire avec les matériaux en petit, on pourra toujours les refaire en plus grand.

Fig. 3 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « A Stay between Enclosure and Space », Migros Museum, Zurich, 2009.
Fig. 4 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « Il Grande Ritratto », Kunsthaus, Graz, 2010

R. M. : Gardez-vous une trace photographique de l’évolution, des différentes étapes de la réflexion de cette mise en espace ? Ou bien gardez-vous seulement la trace du projet une fois fixé ?

T. T. : Non, seulement une fois que le projet est fixé, car je ne suis pas assez patiente pour cela. Peut-être que c’est une chose que Marguerite, mon assistante, devrait faire. Elle avait commencé à le faire par elle-même. Elle avait eu cette intuition parce qu’elle avait remarqué que mes dessins changeaient tellement d’un jour à un autre. Pour les très grands formats du Centre Pompidou, elle a donc commencé à prendre une photo, à chaque fois qu’elle arrivait à l’atelier, trois jours par semaine. Et c’est vrai que c’était frappant, finalement. Je ne me rendais pas compte à quel point les dessins changeaient avant d’arriver à leur terme. Je sais que je gomme beaucoup, mais j’oublie. Un conservateur de dessins les a passés aux ultraviolets et a vu tous les repentirs et toutes les traces de gommage. Ma façon de travailler est très empirique, que ce soit pour les dessins ou les maquettes. Pour les dessins, j’ai énormément d’archives d’images qui sont parfois issues de mes sculptures dans des expositions, mais aussi des images que je prends, des images photographiques que je garde, que j’organise par thèmes ou que je range par ordre alphabétique, des éléments qui reviennent souvent dans mes dessins. Je réalise énormément d’objets en bronze pour mes sculptures qui appartiennent, un peu comme mes images, à des sortes de répertoires. Je fais beaucoup de fleurs, de chaussures, des radios, beaucoup de livres issus de mes lectures, des choses que je stocke comme des archives et qui d’un seul coup reviennent, dans les assemblages de mes sculptures. Donc il y a une partie qui est très organisée, qui est très proche d’une façon d’archiver les objets et les images du monde et une autre partie qui est expérimentale, plus intuitive où toutes ces choses reviennent différemment dans mon travail.

Fig. 5 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « Le grand atlas de la désorientation », Centre Pompidou, Paris, 2022.

R. M. : Parmi cet ensemble d’images d’archives, j’ai une question au sujet des architectures ou espaces ; est-ce qu’il y en a qui comptent pour vous ? Il était pour moi flagrant de voir la présence de Mies van der Rohe dans cette exposition au centre Pompidou. Il me semble saisir un écho des collages du projet de la Resor House ou plus particulièrement du Café Samt und Seide, réalisé en 1927 avec Lilly Reich, et qu’évoque d’ailleurs Jean-Pierre Criqui dans le texte du catalogue. Ces images ont-elles été présentes lorsque vous avez pensé à cet espace ? D’autres images d’architectures ont-elles compté et sont-elles présentes dans vos archives visuelles ?

T. T. : Je pense que dans la production de cette génération d’architectes, celle de Mies van der Rohe, on retrouve ce rapport très fort au dessin, à la ligne. On sent le coup de crayon. C’est une architecture très dessinée. Aujourd’hui, je vois des architectures contemporaines incroyables, mais on devine la 3D et c’est tout un autre rapport au dessin. Je pense que s’il y a finalement des similitudes de cet ordre dans cette exposition, c’est parce que j’ai dessiné cette exposition, parce que j’en ai fait un grand dessin. Mies van der Rohe avait aussi cette façon de dessiner lui-même des rideaux dans l’espace. Oui, c’est évident, il y a beaucoup de ponts.

R. M. : Est-ce un architecte dont vous avez regardé les travaux, qui vous a influencé ? Avez-vous des références architecturales, je connais vos références littéraires ou artistiques, mais en architecture, qui a pu vous intéresser ?

T. T. : Oui, j’ai beaucoup regardé Mies van der Rohe mais ensuite je m’en suis détachée ou je n’y ai plus pensé en travaillant. Certaines références sont assimilées et font partie de nous, nous les portons. Je n’établis pas dans mon travail des références directes. Je pense que cela fait partie des choses qui m’ont nourries comme Alighiero Boetti ou Eva Hesse font partie des artistes qui m’ont nourrie et dont on peut retrouver certains aspects dans mon travail. On ne nait pas de nulle part, on arrive toujours avec des bagages, des transmissions.

R. M. : Quels architectes ont pu compter pour vous ? Je sais que votre père était sculpteur et enseignait dans une école d’architecture à Dakar, de ce fait il s’est intéressé à l’architecture, que vous a-t-il transmis de ce champ ?

T. T. : Il s’est beaucoup intéressé à l’architecture mais pas du tout à l’architecture occidentale. Il a fait beaucoup de recherches sur l’architecture traditionnelle de différentes ethnies surtout dans la Casamance. Il a fait beaucoup d’études et des relevés sur les matériaux traditionnels, les espaces de vie parce que Dakar était une ville complètement reconstruite d’abord par les colons, puis par les post-colons qui ont réalisé des architectures pavillonnaires comme on trouve en France et qui ne sont adaptées ni au climat ni à la façon de vivre traditionnelle. Une femme sénégalaise ne cuisine pas debout mais au sol, avec plusieurs calebasses. Elle a un espace précis. D’ailleurs, les cuisines de ces maisons n’étaient pas du tout utilisées parce qu’on cuisine dehors, on cuisine au charbon, sur de petits fours. Mon père s’est beaucoup intéressé à cela et a formé ses étudiants à étudier, à retravailler à partir des nécessités traditionnelles et adaptées au climat et à la culture. Je pense que mon père était plutôt en guerre avec l’architecture occidentale, avec peut-être aussi les grands noms, c’est-à-dire les grands signataires qui avaient la fâcheuse tendance de construire des mausolées ou des temples à leur nom. Il était passionné par Ugo La Pietra [et sa devise] « habiter la ville, c’est être partout chez soi ». Il estimait plutôt les architectes radicaux qui l’ont finalement formé au refus de signer, de construire et plutôt à penser, à expérimenter l’espace.

R. M. : L’avez-vous accompagné dans ses visites, dans ses espaces ?

T. T. : Dans son enseignement, mon père qui était sculpteur et professeur d’architecture, formait beaucoup à la réalisation de maquettes et de plans. À ce moment, il n’y avait pas encore d’ordinateurs. Ma sœur et moi, comme travaux d’accompagnement, nous grattions les plans sur du calque. C’est là que nous avons appris à lire l’espace avec les plans, à le dessiner sur calque et à faire des maquettes. C’était quelque chose d’assez peu commun ; comme les enfants des musiciens apprenaient le son et les notes tout de suite, et bien nous, c’était réaliser des plans d’architectes et des maquettes

R. M. : Avez-vous vécu des expériences d’architecture marquantes à ce moment-là aussi ?

T. T. : Oui, énormément. L’expérience spatiale est toujours très liée au mode de vie et le mode de vie des enfants en occident, peu importe les périodes, est toujours lié au foyer, à l’école, et aux lieux où l’on va faire du sport, de la musique etc. Tout est structuré par des espaces spécifiques qui permettent ces activités spécifiques. Mais en Afrique, c’est complètement différent, en tout cas, à l’époque où j’y étais. D’abord, il n’y a pas cette frontière si nette entre chez soi et chez l’autre. Lorsqu’on rend visite à quelqu’un, on participe tout de suite au repas. Ensuite, on passe sa vie pratiquement dehors, à inventer des activités, à être pieds nus. J’ai grandi sur l’île de Gorée, donc j’ai passé mon temps à me déplacer. J’étais très peu chez moi, tout le temps dans l’eau et chez mes amis. J’ai appris très vite le wolof ce qui m’a permis de naviguer dans une autre dimension, dans une autre culture. Pour moi, cela revenait à entrer dans un nouvel espace, complètement nouveau. L’espace architectural abrite plusieurs autres espaces, comme l’espace de la parole, l’espace culturel etc. Je ne sais pas si j’ai répondu à la question. Peut-être que j’ai même perdu la question ?

R. M. : Ce rapport est important. Ma question était au sujet d’expérience d’espace ; avez-vous eu une expérience marquante durant cette période ?

T. T. : Oui c’est cette frontière qui était presque inexistante entre l’extérieur, l’espace, le paysage et l’intérieur c’est-à-dire le foyer ou même les foyers, puisque j’avais plusieurs foyers familiaux. Je me sentais tout à fait chez moi aussi quand j’allais chez mes amis ; mes parents me disaient qu’ils ne me voyaient jamais. J’ai adoré ce moment-là de mon existence parce que justement il n’y avait plus de frontière entre le chez soi et tout le reste de la vie, tout ce qui se passe dans d’autres espaces. Tout était beaucoup plus perméable.

R. M. : Il est frappant alors de trouver un écho de tout cela, de ces espaces perméables, dans tout votre travail ; est-ce une expérience fondatrice que vous cherchez à rappeler ? mais je sais combien il est difficile de répondre à une telle question !

T. T. : Oui, je pense. Je crois que quand on est enfant, quand qu’on a entre sept et quinze ans, ce qui était mon cas lorsque j’ai grandi au Sénégal, et qu’on commence à parler une autre langue, c’est quelque chose de fondateur parce qu’on définit le monde différemment. Les expériences nous forment et je crois qu’évidemment, il y a un lien très fort avec ce moment de mon enfance. D’ailleurs ce lien existe toujours puisque mon père vit encore en Afrique.

R. M. : A-t-il continué à enseigner ?

T. T. : Il s’est arrêté mais a continué de travailler sur les chantiers, sur des constructions, sur des architectures. Il a aussi travaillé avec certains de ses étudiants qui sont devenus des architectes.

R. M. : Allez-vous le voir ? Avez-vous maintenu un lien avec Dakar ?

T. T. : Mon père vient très souvent ici et je ne suis plus jamais retournée à Dakar. Lorsque j’habitais à Gorée cela donnait sur des champs, la forêt, la brousse, c’est là que j’allais jouer avec mes amis, et maintenant cela s’est construit à perte de vue, il n’y a que des tours ; tous les lieux où j’allais nager ont été bétonnés si vite que je ne les reconnais plus sur les photos. Et je crois que ce moment de mon enfance tellement important que je ne veux pas qu’une image efface une autre. Je pense que peut-être par égoïsme ou par amour, je n’y retourne plus mais j’ai un souvenir très vif de ce moment-là, de tous ces espaces de mon enfance.

R. M. : J’ai une autre question liée à votre enfance, et liée à ce travail que vous avez réalisé, House of Leaves (2017). Ce sont des cabanes, et l’espace singulier de la cabane est un espace où l’on retrouve plusieurs des thématiques qui traversent et nourrissent votre travail, comme le rapport intérieur/extérieur ou la porosité entre ces espaces, je voulais vous questionner sur des jeux d’enfance, s’il y avait des jeux d’enfance rappelés dans cet espace de la cabane ?

T. T. : Il y a peut-être quelque chose qui est lié au jeu mais aussi à Ugo La Pietra. Il joue lui aussi tout en faisant un statement très radical : en disant « habiter la ville, c’est être partout chez soi », il commence à habiter la ville. Il y a quelque chose aussi de très enfantin, de très joueur, et c’est ainsi que j’ai grandi à Dakar, à Gorée : j’habitais l’espace extérieur plus que celui du foyer. La cabane me plaisait beaucoup comme idée, parce qu’elle renvoyait aussi à David Thoreau, lorsqu’il se retire pour écrire dans sa cabane au milieu des bois. À un certain moment, il sort tout son mobilier de sa cabane pour la nettoyer et l’installe à l’extérieur, au milieu des arbres et il se dit que c’est le lieu idéal.

En fait, je voulais imaginer une architecture qui puisse s’envoler avec un coup de vent où intériorité et extériorité se mêlent sans arrêt. Mais ces architectures sont des cabanes qui, si elles ont l’apparence de feuilles de carton, sont en bronze. Sur leurs parois sont reportées des représentations de l’univers, de la Terre, de la vie : il y a une ligne avec tous les âges qui ont constitué la terre, l’arbre de Porphyre qui donne une représentation de l’évolution du vivant sur Terre ; des données scientifiques de la constitution géologique de la terre, les mouvements dans l’univers qu’opère la terre, les premières migrations des peuples maya parce qu’elles ont été vécues comme un événement majeur. Ces cabanes sont riches de ces inscriptions gravées qui affirment que tout ce qui nous constitue et nous rend fort, ne cesse de bouger, n’est pas statique. Toutes ces idées se bousculaient dans ces sortes d’architectures.

R. M. : Ugo La Pietra est important ; votre père vous en a-t-il parlé, puisque La Pietra est actif à ce moment (puisqu’il est de la génération de votre père) ? Comment l’avez-vous croisé ?

T. T. : Oui, il était présent dans les discussions familiales, puis il est revenu beaucoup plus tard (ce sont des choses auxquelles on ne prête pas attention mais que l’on retrouve).

R. M. : Quelle a été la formation de votre père ; était-il proche de ce groupe d’architectes radicaux ?

T. T. : Non, il a eu une formation très classique aux Beaux-Arts dans la fin des années 1950 et début 1960. Puis, il a fait partie d’un groupe d’artistes italiens plus expérimental dans les années 1970, il y avait beaucoup de performeurs et d’autres artistes mais pas Ugo La Pietra. Il ne l’a pas connu, mais il a fait partie de ses recherches lorsqu’il a pensé ce qu’il pouvait enseigner en Afrique, car il ne voulait pas faire un enseignement d’architecture classique, cela n’avait aucun sens. Ces architectes radicaux sont des maitres penseurs qui lui ont permis de se remettre en cause, qui lui ont permis de penser à sa façon de transmettre. Je crois que pour lui, dans toute transmission, il y a aussi un apprentissage. Cela lui a permis d’apprendre énormément. Je crois qu’il a conçu l’enseignement plutôt à la manière d’un maitre ignorant, comme le décrit Rancière.

R. M. : Revenons aux avant-gardes historiques et pour cela, revenons à cette année 2014. En regardant les différentes expositions que vous avez organisées, il me semble voir apparaître deux figures – la suspension et la grille – qui sont en lien avec la pensée de l’exposition des avant-gardes. Je pense notamment à cette vue de l’installation au Schinkel Pavillon où l’on voit apparaître la suspension par la présence importante des rideaux, dans un espace qui ressemble beaucoup à un espace miesien. Puis il y a, la même année, l’exposition L’écho le plus long au MAMCO où l’on voit apparaître une sorte de grille en tubes métalliques utilisés pour l’accrochage. Que pensez-vous de cette lecture à propos de ces deux figures – la grille et la suspension ? Que se passe-t-il en 2014 entre ces deux moments ?

Fig. 6 et 7 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « L’écho le plus long », MAMCO, Genève, 2014. Photographie : Laurent Edeline.

T. T. : Le Schinkel Pavillon était déjà une architecture très forte, très prégnante, et les rideaux en font partie, c’est-à-dire que pour toutes les expositions, les artistes choisissent de les conserver ou non. Il me semblait que ces rideaux étaient presque des sculptures parce qu’ils avaient une sorte de teinte de ciment, et même s’ils étaient très mous, ils façonnaient complètement l’architecture. On ne pouvait pas imaginer que cet espace puisse vivre sans rideaux ; sans, il était comme une sorte de tour de contrôle ; dès qu’on tirait les rideaux, il se transformait. La sculpture que j’ai réalisée était davantage en écho avec ces rideaux, avec la force qu’ils amenaient dans cet espace, plus qu’avec l’architecture elle-même. Mais, est-ce que les deux sont dissociables ? Non. Au MAMCO, la situation était complètement différente. L’espace mis à disposition pour présenter les dessins était une sorte de long et large couloir. Sur la gauche, il y avait des fenêtres puissamment encadrées, soulignées par des structures métalliques. Je voulais que mes dessins se lisent en superposition, un peu comme des calques. Ces images ne sont pas faites pour être contemplées mais pour être vues en mouvement, en les traversant. Elles se liaient à l’architecture, à ce vitrage post-industriel et ses cadres métalliques. Les cadres métalliques de mes structures prolongeaient les lignes de mes dessins et celles de l’architecture.

R. M. : C’est bien la première fois que ce système d’accrochage apparaît en 2014. Puis vous l’utilisez en 2018 au musée des Beaux-arts de Rennes puis en 2020 à Beverly Hills, à la Galerie Gagosian. Est-il donc né de l’architecture, est-il venu d’une attention que vous avez porté à l’espace du MAMCO ?

T. T. : Oui. Cela est le cas pour toutes mes installations. Je pense que l’on ne peut pas, cela est en tout cas valable pour moi, rentrer dans un espace en disant je vais mettre ici mes pièces le mieux en valeur. On engage alors un conflit terrible avec l’espace et on ne gagne pas toujours. Je préfère me considérer un peu comme un hôte et penser à comment arriver à me faire accepter par un espace et à jouer avec lui. J’essaye toujours de tirer ce qu’il peut me donner, de le retourner à mon avantage plutôt que d’essayer de construire de grandes cloisons, de le plâtrer etc. Aussi parce que je crois qu’on voit toujours lorsque c’est faux. Lorsqu’on commence à tirer des grandes cloisons devant de grandes fenêtres etc., on est un peu dans un décor de placoplâtre, de carton… Si je fais un socle en carton plume et un socle en plâtre et si je fais en sorte que les deux soient totalement blancs, avec les yeux, on pourra distinguer entre quelque chose de lourd ou de léger. Pour l’architecture, c’est la même chose ; on sent toujours quand on a rapporté quelque chose qui ne devait pas être là, parce qu’une architecture est toujours avant tout un dessin. Il y a toujours quelque chose de très précis et de très logique dans le geste de la personne qui l’a réalisée. L’artiste vient avec son travail s’inscrire dans le travail de quelqu’un d’autre et il faut essayer de trouver une façon de dialoguer, de pouvoir être, d’y rentrer avec une forme de… je n’aime pas ce terme aujourd’hui, qui ne veut plus dire grand-chose… de bienveillance, avec une forme de…

R. M. : Une attention ?

T. T. : Oui, une attention, une sérénité, le désir de coexister.

R. M. : Justement, lorsque vous arrivez dans l’espace d’exposition, au Centre Georges Pompidou, vous allez voir l’espace n’est-ce pas, avant de construire la maquette ? Vous y allez pour le traverser, le sentir ? Que faites-vous exactement lorsque vous arrivez dans cet espace ? Prenez-vous des notes, des mesures ? Écrivez-vous ?

T. T. : J’y reste longtemps, parce que généralement, j’aime bien voir comment la lumière évolue. Je regarde beaucoup les détails aussi, le sol, le plafond, là où il y a des attaches électriques, la lumière, le jour artificiel. J’essaye toujours de comprendre comment il fonctionne parce qu’un espace est un lieu vivant ; la lumière, l’électricité etc. sont un peu les organes intérieurs d’une architecture. J’essaye d’abord de comprendre comment il va s’activer, c’est la première chose que je fais. Puis j’essaye d’imaginer des choses qui seraient un peu contre la nature de ce lieu : montrer des dessins dans cet espace du Centre Pompidou était complètement inapproprié d’un point de vue muséal – et même d’un point de vue architectural car pour des dessins, il fallait construire des cloisons – alors que je trouve que la force de cet espace est d’être un grand cube ouvert à la présence de la ville. Si on le voit vide, sans rideaux, il peut être très bruyant. On pourrait y rentrer en restant à l’extérieur, en voyant tout ce qui se passe depuis l’extérieur. En même temps, il ressemblait tellement à mes dessins que je voulais jouer de cette sorte de communion.

Fig. 8 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « Le grand atlas de la désorientation », Centre Pompidou, Paris, 2022.

R. M. : Avez-vous vu cet espace tout nu ?

T. T. : Oui, je l’ai vu tout nu. Je l’ai vu de plusieurs façons, je l’ai vu aussi dans l’obscurité.

R. M. : Vous l’avez aussi vu dans d’autres expositions ?

T. T. : Oui et à chaque fois, on ne pouvait pas le reconnaître. Il changeait en fonction de ce qui était montré, quand par exemple il y avait de la vidéo, on entrait dans un gouffre noir qui aspirait. En fait, c’est un espace qui n’a jamais été montré vraiment nu, tel qu’il est.

R. M. : Vous l’avez vu ainsi lorsque vous êtes arrivée, il n’y avait pas de rideaux, était-il tout ouvert ?

T. T. : Je l’ai vu semi-ouvert parce qu’avant moi, un artiste avait fait des planchers et fermé certaines parties. Avant cette intervention, un autre artiste avait montré des vidéos, l’espace était tout au noir. Avant, encore, je l’ai vu lors d’une exposition de peinture et c’était un labyrinthe de cloisons ; il a toujours été très différent.

R. M. : Avez-vous été confrontée parfois à des espaces de musée très difficiles à investir ou qui ont été des défis pour vous, pour vos installations ?

T. T. : Non. Peut-être qu’un espace aurait pu être difficile, c’est le MAXXI à Rome parce qu’il a été conçu comme une sorte de sculpture. Mais comme c’était une exposition de groupe, ma pièce a été montrée dans leur collection et je ne me suis pas déplacée puisque le commissaire avait fait toute la scénographie.

R. M. : Une autre question sur le défi de l’espace de l’exposition, je sais que vous avez eu plusieurs fois l’occasion d’installer un même travail dans deux espaces différents, au niveau de l’espace de l’exposition, avez-vous relevé des caractéristiques qui ont dû infléchir certaines installations ou pas ?

T. T. : Oui, toujours, mais certaines pièces sont moins perméables que d’autres qui me permettent de changer à chaque fois que je les présente comme Les Indéfinis. Les Points à l’infini, à l’inverse, ne me laissent que peu de liberté puisqu’ils jouent nécessairement avec la gravité. J’ai peu de marge de manœuvre, aussi parce que je dois reconstruire un sol pour emboîter des aimants en dessous. Les systèmes d’accroches peuvent changer en fonction des plafonds, mais ce sont des détails très minimes.

R. M. : Ce sont des détails qui jusque-là n’ont pas modifié les installations ?

T. T. : Pour certaines pièces non, pour d’autres oui. Les Indéfinis, par exemple, que j’ai montrés de façon différente de ce que j’avais initialement prévu. Ils m’ont amenée à retravailler la sculpture parce que d’un seul coup, je les ai vus différemment. Parfois, des architectures me permettent d’installer mon travail et m’amènent à le repenser, à le reconsidérer et cela est vraiment intéressant pour moi.

R. M. : Oui justement c’est ce qu’il m’intéresse de savoir, est-ce que vous pouvez m’en parler un peu plus ? Revenir peut-être plus concrètement sur une expérience précise ? Je pensais par exemple à cette exposition que vous avez eu itinérante, I tempi doppi, je me suis demandée s’il y avait eu cette expérience à ce moment ?

T. T. : Cette expérience a eu lieu avec Les Indéfinis. Les indéfinis sont ces caisses de transport en plexiglas dans lesquelles il y a ces sortes de sculpture-objets qui n’ont jamais vraiment trouvé de statut spécifique. Elles n’appartiennent pas à mon stock d’archives en 3D mais elles n’arrivent pas à devenir des sculptures plus autonomes : elles vivent donc entre ces mondes, entre l’idée d’une œuvre qui serait finie et mise en caisse, prête à partir, et quelque chose dont je n’arrive pas à me séparer, qui est très important et qui me suit toujours. La composition qui les réunit est à la fois souple et précise. Lorsque je les avais montrées à Nuremberg, le sol était devenu très important. Il était fait de grandes plaques de pierre marquées par des accidents. Je le voyais comme quelque chose qui était travaillé par le temps. Il y avait des passages que je trouvais très beaux. J’ai commencé à prendre des pièces qui n’avaient rien à voir avec Les Indéfinis, à les intriquer pour jouer avec le sol. Cela m’a amenée à repenser complètement l’exposition de cette pièce-là.

Cela peut être perturbant pour une galerie ou pour les collectionneurs parce qu’ils ne savent plus comment est cette pièce une fois finie. Comme je la retravaille, cela peut être perçu comme quelque chose d’indécis mais en fait ce n’est pas le cas. On peut réinventer des œuvres chaque fois qu’on les installe. Les réinstaller deux fois, trois fois, c’est quelque chose qui ne m’apporte rien si je ne peux pas à chaque fois les revisiter. Je n’ai jamais le même âge, il s’est passé d’autres choses donc je les vois différemment. Elles sont dans de nouveaux lieux, qui invitent à les repenser. Cette série se prêtait à ce jeu, celui de la vie d’une œuvre, et donc j’ai dû prendre d’autres œuvres, des éléments prélevés dans d’autres installations que j’ai intégrés pour les faire fonctionner dans cet espace-là, avec Les Indéfinis.

Récemment, une de ces pièces, qui appartient au Hirshhorn Museum, s’est cassée. Le musée m’a consultée pour la restaurer et j’ai demandé de ne pas y toucher, de me la renvoyer parce que cette fracture fait partie de sa vie et il faut comprendre qu’elle fait partie de l’œuvre. Je ne veux pas d’une restauration qui cache sa cicatrice, au contraire. C’est un peu compliqué avec un musée parce qu’il va falloir que je documente cela et que, d’un point de vue légal, ce soit accepté (cela commence à faire une série de courriers infinis avec le musée et, en même temps, ils comprennent complètement que cela fasse partie de l’œuvre, de sa vie). Que ce soit dans le jeu avec l’architecture, dans les relations à l’espace ou même à l’intérieur de mes pièces, j’aime toujours garder un rapport vivant à l’œuvre. Je crois que l’architecture nous donne offre toujours ce rapport vivant dès lors qu’on l’habite.

R. M. : Pour finir, je voudrai vous interroger sur Lina Bo Bardi, je sais qu’elle a compté pour vous. Elle fait partie des femmes que vous avez choisies d’évoquer dans ce film Femmes artistes, les coups de cœurs de Tatiana Trouvé, réalisé en 2018 par Arte. Lina Bo Bardi a innové dans ses espaces et notamment dans les manières d’exposer, en intégrant le déplacement du visiteur, en mettant en place de nouvelles scénographies.

T. T. : Oui, je pense que c’étaient ses plus belles idées. Ce qui comprend aussi comment elle a habité l’architecture. Cette femme militante se retrouve au Brésil et, d’un seul coup, il y a une autre dimension chez elle, qui devient plus mystérieuse, plus étrange, dans une communion avec la nature qui se fait jour. J’ai l’impression que tous ses dogmes, toutes ses idéologies tombent même si elle reste très engagée. Mais c’est une autre forme d’engagement beaucoup plus intériorisé. On sent dans ses architectures qu’elle se laisse complètement transporter par cette nature qui interfère, qui vient habiter ses espaces. La place qu’elle donne à ses poèmes devient aussi très importante, presque un guide pour ses architectures. Ses scénographies d’œuvres deviennent des œuvres elles-mêmes, notamment ce qu’elle a réalisé avec des vitres et ce principe qui fait qu’on ne peut plus s’arrêter pour voir une œuvre mais que le regard embrasse toutes les œuvres et tout dans l’espace. On est pris dans un flottement incroyable : avec un geste très simple, d’un seul coup, tout se bouscule, se retourne.

R. M. : Merci infiniment Tatiana Trouvé pour cet échange.

Pour citer cet article : Tatiana Trouvé, "À propos de l’exposition Tatiana Trouvé – Le grand atlas de la désorientation (Centre Pompidou, Paris, 2022)", exPosition, 2 juin 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles10/trouve-atlas-desorientation-pompidou-paris-2022/%20. Consulté le 4 juin 2025.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.