— Roula Matar,architecte et docteure en histoire de l’art, est maîtresse de conférences en Histoire et Cultures Architecturales à l’école nationale supérieure d’Architecture de Versailles. Ses recherches et publications se consacrent aux croisements des disciplines, notamment aux rapports de l’œuvre d’art à l’architecture, aux xxe et xxie siècles. Sur ce sujet, elle a publié L’Architecture selon Gordon Matta-Clark, aux Presses du réel (2022). Ses recherches récentes portent sur l’histoire des espaces de l’exposition et sur l’histoire de l’architecture du musée. —
Peut-on se servir des vues d’exposition comme sources documentaires pour construire une histoire des espaces de l’exposition ? Cette question a été proposée à la discussion lors de journées d’études et de séances de séminaire organisées à l’école nationale supérieure d’Architecture de Versailles en 2021-2022[1]. Nous avons examiné ces images-archives, en tenant compte de leur statut complexe, pour saisir ce qu’elles peuvent nous dire de l’espace de l’exposition et de son évolution. Nous avons interrogé les vues d’exposition en les considérant notamment comme révélatrices de dispositifs, dans le sens foucaldien, c’est-à-dire comme mettant au jour un « ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit aussi bien que du non-dit[2] ». Les vues d’exposition ont ainsi été mobilisées pour saisir ce qui nous intéresse, non pas tant l’objet premier de la photographie mais le rapport de l’objet à l’espace, et plus précisément le cadre de ce rapport et ce qui se révèle à ces bords.
Les différents temps de réflexions ont choisi de multiplier les points de vue en réunissant diverses positions, de l’historien de l’art à l’archiviste, du commissaire à l’artiste. Quelques réponses à cette large problématique sont réunies dans ce présent numéro volontairement centré sur la critique institutionnelle et ses déplacements depuis son émergence dans les années 1960. Une large place est donnée à la voix des artistes, à leurs recours aux vues d’expositions à différents moments de leur processus de travail ou dans leurs approches critiques et spatiales : elles sont des images d’archives de dispositifs de monstration qui fondent le travail de Wesley Meuris sur les politiques de présentation et infrastructures des institutions ; elles irriguent et construisent un large corpus de travaux de Simon Starling qui, au gré des répliques et reconstructions, interrogent les mécanismes du musée et de l’exposition ; elles constituent un inventaire exhaustif de la présence végétale méticuleusement relevée par Inge Meijer dans les archives du Stedelijk Museum d’Amsterdam ou du MoMA à New York. À ces usages répond ceux du ou de la commissaire qui, comme Marie Fraser, à l’occasion de la reconstitution de l’exposition The Responsive Eye tenue au MoMA en 1965, se penche sur les archives visuelles de cet événement, tandis que l’archiviste Pascal Riviale expose ce que montrent les archives visuelles des innovations menées par le MNATP, tant dans ses études que dans son approche muséographique. Enfin, parallèlement au séminaire, s’est tenue l’exposition Le Grand atlas de la désorientation de Tatiana Trouvé dans la Galerie 3 du Centre George Pompidou à Paris. Dans le prolongement de notre réflexion, je me suis entretenue avec l’artiste sur le sujet des espaces de l’exposition puisque celui-ci fait partie de la définition même de son travail. Notre discussion vient souligner les nombreuses perspectives de recherches à venir.
Je tiens à remercier les membres du comité scientifique du séminaire, l’ensemble des intervenant·es aux journées d’études et au séminaire pour les moments de partage – Yvonne Bialek, Marie Fraser, Giulia Gabellini, Audrey Ilouz, Wesley Meuris, Constance Nouvel, Yusuke Offhause, Rémi Parcollet, Jean-Marc Poinsot, Pascal Riviale, Nathalie Simonnot, Simon Starling, Tatiana Trouvé et Richard Venlet. Pour leur soutien, je remercie également l’équipe de La Maréchalerie, Valérie Knochel sa directrice ainsi que Sophie Peltier et Simon Poulain, le LéaV laboratoire à l’ENSA Versailles, ainsi que le Bureau de l’Enseignement et de la Recherche (BER) du ministère de la Culture.
Notes
[1] Ce projet de recherche s’est déroulé sous la forme d’un cycle de trois demi-journées d’études, des débats Manèges, organisés à l’automne 2021 en partenariat avec le centre d’art La Maréchalerie (cf https://tram-idf.fr/maneges-2021-la-marechalerie/), et s’est poursuivi par séminaire au printemps 2022.
[2] Foucault M., « Le Jeu de Michel Foucault », Dits et écrits. Vol. II : 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001 (1994), p. 299.
un entretien avec Tatiana Trouvé, mené par Roula Matar
— Tatiana Trouvé est artiste. Née en 1968 à Cosenza, en Italie, elle a grandi à Dakar, au Sénégal ; aujourd’hui, elle vit et travaille à Montreuil. Son travail artistique débute avec la création du Bureau d’Activités Implicites (B.A.I.), sorte de laboratoire du temps où les activités sont toujours à venir (1997-2007). Tatiana Trouvé a participé à de très nombreuses expositions personnelles et collectives, biennales et triennales, dans des musées et institutions à l’étranger comme en France. Parmi ses publications récentes figurent : en 2025, The Strange Life of Things, catalogue de son exposition à la fondation Pinault de Venise ; en 2023, le recueil de textes Récits, rêves et autres histoires aux Éditions de l’école nationale supérieure des Beaux-Arts, et, en 2022, Le grand atlas de la désorientation, catalogue raisonné de ses dessins. Elle a reçu plusieurs distinctions importantes, dont le prix Marcel Duchamp en 2007. Ses œuvres font partie de nombreuses collections publiques et privées, parmi lesquelles le musée d’Art moderne de la ville de Paris, le Centre Pompidou à Paris, le MAC VAL à Vitry-sur-Seine, le Migros Museum à Zurich, le Museo del Novecento à Milan, le Hirschhorn Museum and Sculpture Garden à Washington D.C., le Nasher Sculpture Center à Dallas, ainsi que le Museo Jumex à Mexico.
Roula Matar,architecte et docteure en histoire de l’art, est maîtresse de conférences en Histoire et Cultures Architecturales à l’école nationale supérieure d’Architecture de Versailles. Ses recherches et publications se consacrent aux croisements des disciplines, notamment aux rapports de l’œuvre d’art à l’architecture, aux xxe et xxie siècles. Sur ce sujet, elle a publié L’Architecture selon Gordon Matta-Clark, aux Presses du réel (2022). Ses recherches récentes portent sur l’histoire des espaces de l’exposition et sur l’histoire de l’architecture du musée. —
Cet entretien – réalisé le 8 décembre 2022 dans l’atelier de Tatiana Trouvé à Montreuil – est consacré à son exposition Le grand atlas de la désorientation organisée par Jean-Pierre Criqui au Centre Pompidou, à Paris, dans la galerie 3, du 8 juin au 22 août 2022.
Fig. 1 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « Le grand atlas de la désorientation », Centre Pompidou, Paris, 2022.
Roula Matar : Dans le cadre d’un large projet de recherche que je mène sur l’histoire des espaces de l’exposition, je suis très heureuse de pouvoir m’entretenir avec vous au sujet de votre dernière exposition au centre Georges Pompidou Le grand atlas de la désorientation. Je souhaite vous interroger sur la mise en espace et, si vous le voulez bien, rester près de l’architecture dans laquelle vous intervenez, qui fait bien sûr partie de la définition même de l’œuvre, qui l’englobe ; pouvons-nous porter une attention peut-être un temps « dissociée » sur l’architecture des lieux, et s’arrêter au stade qui précède l’installation, au moment où vous concevez sa mise en espace ou le dessin d’espace ; pouvons-nous insister sur ce processus, sur le préalable qui est peu évoqué, peu montré, et qui est vite englouti dans l’analyse de l’œuvre ?
Tatiana Trouvé : Tout est parti de l’espace, de l’architecture, comme souvent dans mon travail. Que ce soit à l’intérieur de mes dessins ou dans mes installations, il y a un lien très direct avec l’espace et l’architecture. On m’a invitée pour une exposition de sculptures car c’est un espace qui s’y prête parfaitement. Il y a beaucoup de contraintes pour montrer, dans ce cube en verre, des œuvres sur papier ; les normes des musées sont très strictes, il faut tamiser la lumière, très peu de lumens sur les œuvres parce qu’elles s’abiment très vite etc. Lorsque je suis rentrée dans l’espace, j’ai eu l’impression de pénétrer dans une des architectures de mes dessins. L’idée était soit de faire une installation qui devienne un dessin, soit de confondre l’espace de l’architecture avec l’espace de mes dessins. Cette exposition a eu un très long parcours. Au départ, comme je ne voulais pas présenter mes dessins contre un mur mais prolonger leurs lignes dans l’espace, j’avais à disposition ces structures métalliques que j’avais construites sur lesquelles ils étaient fixés et se superposaient en perspective, et l’on voyait aussi au travers de ces lignes graphiques. Parfois, cette superposition des lignes était précise, et d’autres fois trop aléatoire. J’ai abandonné cette présentation parce que cela ne convenait plus vraiment à ce que je cherchais. Puis s’est naturellement imposée cette idée de suspendre les pièces et de travailler tout l’espace comme un grand tableau à l’intérieur duquel il y aurait d’autres vues ou d’autres espaces, de travailler plutôt comme des fenêtres. Les dessins me servaient finalement à ouvrir d’autres espaces à l’intérieur d’un espace structuré comme un dessin ; un espace que j’ai ensuite dessiné de façon assez simple avec des rideaux, avec un dessin au sol en faisant aussi jouer certaines parties des vitres. On m’a imposé de mettre des filtres sur les vitres. Mais là où j’avais posé des rideaux, j’ai pu laisser certaines parties ouvertes. Je voulais aussi que la rue et l’extérieur rentrent dans l’exposition. Ce fut un compromis assez vertigineux entre ce que je pouvais faire et les restrictions muséales.
Au final, pour les sculptures qui étaient côté rue, je n’ai pas réussi à obtenir de laisser le verre des vitres complètement transparent ; le musée a imposé des filtres sur cette partie, et de ce fait, on ne pouvait voir les sculptures que la nuit, lorsqu’il n’y avait plus le jeu de miroir produit par le filtre sur les vitres à la lumière du jour. Pour le reste, je pense que lorsqu’on était à l’intérieur de l’espace, on pouvait tout de même percevoir le mouvement et l’activité de la ville qui venaient se superposer à mes dessins un peu comme des feuilles de calque, autant avec les transparences produites par les rideaux sur l’espace extérieur, qu’avec les ombres de sculptures posées entre les rideaux et les vitres, tout cela soumis aux variations de la lumière extérieure, dont l’intensité faisait aussi varier la perception générale que l’on avait de l’exposition. Enfin, il y avait le travail au sol où j’ai réalisé un dessin à partir de la réunion de plusieurs façons de se déplacer dans le monde et dans l’espace pour différents corps et éléments, du nutrino à la cellule, des fourmis aux loups et aux humains, qui renvoyaient à plusieurs manières d’habiter le monde. C’est un peu comme cela que l’exposition s’est construite.
L’exposition a beaucoup changé. Je l’ai énormément travaillée, d’abord en maquette. Je commence toujours par réaliser des maquettes, puis je passe sur SketchUp. Là, cela est beaucoup plus technique, et me permet de mesurer mes passages etc. Et parfois, lorsqu’il y a un peu de budget pour cela, je finalise en 3D, mais je me méfie beaucoup de ces points de vue qui n’existent pas, qui sont toujours très charmants et lissés. Pour moi, les idées se mettent en place lorsque je commence à construire des maquettes en carton plume, recouvertes de matériaux les plus proches de ceux avec lesquels je vais travailler. J’essaye avant tout de sculpter, de penser aux matériaux qu’ensuite je vais retrouver. J’essaye de les visualiser, de les retraduire dans la maquette.
Fig. 2 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « Le grand atlas de la désorientation », Centre Pompidou, Paris, 2022.
R. M. : Travaillez-vous sur une seule maquette ?
T. T. : Pour que je puisse vraiment y travailler et manipuler les choses – je mets, je casse, j’enlève, je remets – il me faut au minimum une échelle de 1/10e et au-dessus. En dessous, cela ne me sert à rien, parce que j’ai besoin de traduire tous les matériaux. Donc ce sont de très grandes maquettes, lorsqu’on a presque 1000 m2 on arrive tout de suite à des maquettes de 3 m par 3. Je les photographie toutes et ensuite elles sont détruites. Pour certaines maquettes, je suis allée jusqu’à couler des dalles en béton, pour les casser, parce que je pense qu’à cette échelle réduite on arrive à reproduire les gestes que l’on va faire à l’échelle réelle. Je me dis que si on parvient à les faire avec les matériaux en petit, on pourra toujours les refaire en plus grand.
Fig. 3 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « A Stay between Enclosure and Space », Migros Museum, Zurich, 2009.Fig. 4 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « Il Grande Ritratto », Kunsthaus, Graz, 2010
R. M. : Gardez-vous une trace photographique de l’évolution, des différentes étapes de la réflexion de cette mise en espace ? Ou bien gardez-vous seulement la trace du projet une fois fixé ?
T. T. : Non, seulement une fois que le projet est fixé, car je ne suis pas assez patiente pour cela. Peut-être que c’est une chose que Marguerite, mon assistante, devrait faire. Elle avait commencé à le faire par elle-même. Elle avait eu cette intuition parce qu’elle avait remarqué que mes dessins changeaient tellement d’un jour à un autre. Pour les très grands formats du Centre Pompidou, elle a donc commencé à prendre une photo, à chaque fois qu’elle arrivait à l’atelier, trois jours par semaine. Et c’est vrai que c’était frappant, finalement. Je ne me rendais pas compte à quel point les dessins changeaient avant d’arriver à leur terme. Je sais que je gomme beaucoup, mais j’oublie. Un conservateur de dessins les a passés aux ultraviolets et a vu tous les repentirs et toutes les traces de gommage. Ma façon de travailler est très empirique, que ce soit pour les dessins ou les maquettes. Pour les dessins, j’ai énormément d’archives d’images qui sont parfois issues de mes sculptures dans des expositions, mais aussi des images que je prends, des images photographiques que je garde, que j’organise par thèmes ou que je range par ordre alphabétique, des éléments qui reviennent souvent dans mes dessins. Je réalise énormément d’objets en bronze pour mes sculptures qui appartiennent, un peu comme mes images, à des sortes de répertoires. Je fais beaucoup de fleurs, de chaussures, des radios, beaucoup de livres issus de mes lectures, des choses que je stocke comme des archives et qui d’un seul coup reviennent, dans les assemblages de mes sculptures. Donc il y a une partie qui est très organisée, qui est très proche d’une façon d’archiver les objets et les images du monde et une autre partie qui est expérimentale, plus intuitive où toutes ces choses reviennent différemment dans mon travail.
Fig. 5 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « Le grand atlas de la désorientation », Centre Pompidou, Paris, 2022.
R. M. : Parmi cet ensemble d’images d’archives, j’ai une question au sujet des architectures ou espaces ; est-ce qu’il y en a qui comptent pour vous ? Il était pour moi flagrant de voir la présence de Mies van der Rohe dans cette exposition au centre Pompidou. Il me semble saisir un écho des collages du projet de la Resor House ou plus particulièrement du Café Samt und Seide, réalisé en 1927 avec Lilly Reich, et qu’évoque d’ailleurs Jean-Pierre Criqui dans le texte du catalogue. Ces images ont-elles été présentes lorsque vous avez pensé à cet espace ? D’autres images d’architectures ont-elles compté et sont-elles présentes dans vos archives visuelles ?
T. T. : Je pense que dans la production de cette génération d’architectes, celle de Mies van der Rohe, on retrouve ce rapport très fort au dessin, à la ligne. On sent le coup de crayon. C’est une architecture très dessinée. Aujourd’hui, je vois des architectures contemporaines incroyables, mais on devine la 3D et c’est tout un autre rapport au dessin. Je pense que s’il y a finalement des similitudes de cet ordre dans cette exposition, c’est parce que j’ai dessiné cette exposition, parce que j’en ai fait un grand dessin. Mies van der Rohe avait aussi cette façon de dessiner lui-même des rideaux dans l’espace. Oui, c’est évident, il y a beaucoup de ponts.
R. M. : Est-ce un architecte dont vous avez regardé les travaux, qui vous a influencé ? Avez-vous des références architecturales, je connais vos références littéraires ou artistiques, mais en architecture, qui a pu vous intéresser ?
T. T. : Oui, j’ai beaucoup regardé Mies van der Rohe mais ensuite je m’en suis détachée ou je n’y ai plus pensé en travaillant. Certaines références sont assimilées et font partie de nous, nous les portons. Je n’établis pas dans mon travail des références directes. Je pense que cela fait partie des choses qui m’ont nourries comme Alighiero Boetti ou Eva Hesse font partie des artistes qui m’ont nourrie et dont on peut retrouver certains aspects dans mon travail. On ne nait pas de nulle part, on arrive toujours avec des bagages, des transmissions.
R. M. : Quels architectes ont pu compter pour vous ? Je sais que votre père était sculpteur et enseignait dans une école d’architecture à Dakar, de ce fait il s’est intéressé à l’architecture, que vous a-t-il transmis de ce champ ?
T. T. : Il s’est beaucoup intéressé à l’architecture mais pas du tout à l’architecture occidentale. Il a fait beaucoup de recherches sur l’architecture traditionnelle de différentes ethnies surtout dans la Casamance. Il a fait beaucoup d’études et des relevés sur les matériaux traditionnels, les espaces de vie parce que Dakar était une ville complètement reconstruite d’abord par les colons, puis par les post-colons qui ont réalisé des architectures pavillonnaires comme on trouve en France et qui ne sont adaptées ni au climat ni à la façon de vivre traditionnelle. Une femme sénégalaise ne cuisine pas debout mais au sol, avec plusieurs calebasses. Elle a un espace précis. D’ailleurs, les cuisines de ces maisons n’étaient pas du tout utilisées parce qu’on cuisine dehors, on cuisine au charbon, sur de petits fours. Mon père s’est beaucoup intéressé à cela et a formé ses étudiants à étudier, à retravailler à partir des nécessités traditionnelles et adaptées au climat et à la culture. Je pense que mon père était plutôt en guerre avec l’architecture occidentale, avec peut-être aussi les grands noms, c’est-à-dire les grands signataires qui avaient la fâcheuse tendance de construire des mausolées ou des temples à leur nom. Il était passionné par Ugo La Pietra [et sa devise] « habiter la ville, c’est être partout chez soi ». Il estimait plutôt les architectes radicaux qui l’ont finalement formé au refus de signer, de construire et plutôt à penser, à expérimenter l’espace.
R. M. : L’avez-vous accompagné dans ses visites, dans ses espaces ?
T. T. : Dans son enseignement, mon père qui était sculpteur et professeur d’architecture, formait beaucoup à la réalisation de maquettes et de plans. À ce moment, il n’y avait pas encore d’ordinateurs. Ma sœur et moi, comme travaux d’accompagnement, nous grattions les plans sur du calque. C’est là que nous avons appris à lire l’espace avec les plans, à le dessiner sur calque et à faire des maquettes. C’était quelque chose d’assez peu commun ; comme les enfants des musiciens apprenaient le son et les notes tout de suite, et bien nous, c’était réaliser des plans d’architectes et des maquettes
R. M. : Avez-vous vécu des expériences d’architecture marquantes à ce moment-là aussi ?
T. T. : Oui, énormément. L’expérience spatiale est toujours très liée au mode de vie et le mode de vie des enfants en occident, peu importe les périodes, est toujours lié au foyer, à l’école, et aux lieux où l’on va faire du sport, de la musique etc. Tout est structuré par des espaces spécifiques qui permettent ces activités spécifiques. Mais en Afrique, c’est complètement différent, en tout cas, à l’époque où j’y étais. D’abord, il n’y a pas cette frontière si nette entre chez soi et chez l’autre. Lorsqu’on rend visite à quelqu’un, on participe tout de suite au repas. Ensuite, on passe sa vie pratiquement dehors, à inventer des activités, à être pieds nus. J’ai grandi sur l’île de Gorée, donc j’ai passé mon temps à me déplacer. J’étais très peu chez moi, tout le temps dans l’eau et chez mes amis. J’ai appris très vite le wolof ce qui m’a permis de naviguer dans une autre dimension, dans une autre culture. Pour moi, cela revenait à entrer dans un nouvel espace, complètement nouveau. L’espace architectural abrite plusieurs autres espaces, comme l’espace de la parole, l’espace culturel etc. Je ne sais pas si j’ai répondu à la question. Peut-être que j’ai même perdu la question ?
R. M. : Ce rapport est important. Ma question était au sujet d’expérience d’espace ; avez-vous eu une expérience marquante durant cette période ?
T. T. : Oui c’est cette frontière qui était presque inexistante entre l’extérieur, l’espace, le paysage et l’intérieur c’est-à-dire le foyer ou même les foyers, puisque j’avais plusieurs foyers familiaux. Je me sentais tout à fait chez moi aussi quand j’allais chez mes amis ; mes parents me disaient qu’ils ne me voyaient jamais. J’ai adoré ce moment-là de mon existence parce que justement il n’y avait plus de frontière entre le chez soi et tout le reste de la vie, tout ce qui se passe dans d’autres espaces. Tout était beaucoup plus perméable.
R. M. : Il est frappant alors de trouver un écho de tout cela, de ces espaces perméables, dans tout votre travail ; est-ce une expérience fondatrice que vous cherchez à rappeler ? mais je sais combien il est difficile de répondre à une telle question !
T. T. : Oui, je pense. Je crois que quand on est enfant, quand qu’on a entre sept et quinze ans, ce qui était mon cas lorsque j’ai grandi au Sénégal, et qu’on commence à parler une autre langue, c’est quelque chose de fondateur parce qu’on définit le monde différemment. Les expériences nous forment et je crois qu’évidemment, il y a un lien très fort avec ce moment de mon enfance. D’ailleurs ce lien existe toujours puisque mon père vit encore en Afrique.
R. M. : A-t-il continué à enseigner ?
T. T. : Il s’est arrêté mais a continué de travailler sur les chantiers, sur des constructions, sur des architectures. Il a aussi travaillé avec certains de ses étudiants qui sont devenus des architectes.
R. M. : Allez-vous le voir ? Avez-vous maintenu un lien avec Dakar ?
T. T. : Mon père vient très souvent ici et je ne suis plus jamais retournée à Dakar. Lorsque j’habitais à Gorée cela donnait sur des champs, la forêt, la brousse, c’est là que j’allais jouer avec mes amis, et maintenant cela s’est construit à perte de vue, il n’y a que des tours ; tous les lieux où j’allais nager ont été bétonnés si vite que je ne les reconnais plus sur les photos. Et je crois que ce moment de mon enfance tellement important que je ne veux pas qu’une image efface une autre. Je pense que peut-être par égoïsme ou par amour, je n’y retourne plus mais j’ai un souvenir très vif de ce moment-là, de tous ces espaces de mon enfance.
R. M. : J’ai une autre question liée à votre enfance, et liée à ce travail que vous avez réalisé, House of Leaves (2017). Ce sont des cabanes, et l’espace singulier de la cabane est un espace où l’on retrouve plusieurs des thématiques qui traversent et nourrissent votre travail, comme le rapport intérieur/extérieur ou la porosité entre ces espaces, je voulais vous questionner sur des jeux d’enfance, s’il y avait des jeux d’enfance rappelés dans cet espace de la cabane ?
T. T. : Il y a peut-être quelque chose qui est lié au jeu mais aussi à Ugo La Pietra. Il joue lui aussi tout en faisant un statement très radical : en disant « habiter la ville, c’est être partout chez soi », il commence à habiter la ville. Il y a quelque chose aussi de très enfantin, de très joueur, et c’est ainsi que j’ai grandi à Dakar, à Gorée : j’habitais l’espace extérieur plus que celui du foyer. La cabane me plaisait beaucoup comme idée, parce qu’elle renvoyait aussi à David Thoreau, lorsqu’il se retire pour écrire dans sa cabane au milieu des bois. À un certain moment, il sort tout son mobilier de sa cabane pour la nettoyer et l’installe à l’extérieur, au milieu des arbres et il se dit que c’est le lieu idéal.
En fait, je voulais imaginer une architecture qui puisse s’envoler avec un coup de vent où intériorité et extériorité se mêlent sans arrêt. Mais ces architectures sont des cabanes qui, si elles ont l’apparence de feuilles de carton, sont en bronze. Sur leurs parois sont reportées des représentations de l’univers, de la Terre, de la vie : il y a une ligne avec tous les âges qui ont constitué la terre, l’arbre de Porphyre qui donne une représentation de l’évolution du vivant sur Terre ; des données scientifiques de la constitution géologique de la terre, les mouvements dans l’univers qu’opère la terre, les premières migrations des peuples maya parce qu’elles ont été vécues comme un événement majeur. Ces cabanes sont riches de ces inscriptions gravées qui affirment que tout ce qui nous constitue et nous rend fort, ne cesse de bouger, n’est pas statique. Toutes ces idées se bousculaient dans ces sortes d’architectures.
R. M. : Ugo La Pietra est important ; votre père vous en a-t-il parlé, puisque La Pietra est actif à ce moment (puisqu’il est de la génération de votre père) ? Comment l’avez-vous croisé ?
T. T. : Oui, il était présent dans les discussions familiales, puis il est revenu beaucoup plus tard (ce sont des choses auxquelles on ne prête pas attention mais que l’on retrouve).
R. M. : Quelle a été la formation de votre père ; était-il proche de ce groupe d’architectes radicaux ?
T. T. : Non, il a eu une formation très classique aux Beaux-Arts dans la fin des années 1950 et début 1960. Puis, il a fait partie d’un groupe d’artistes italiens plus expérimental dans les années 1970, il y avait beaucoup de performeurs et d’autres artistes mais pas Ugo La Pietra. Il ne l’a pas connu, mais il a fait partie de ses recherches lorsqu’il a pensé ce qu’il pouvait enseigner en Afrique, car il ne voulait pas faire un enseignement d’architecture classique, cela n’avait aucun sens. Ces architectes radicaux sont des maitres penseurs qui lui ont permis de se remettre en cause, qui lui ont permis de penser à sa façon de transmettre. Je crois que pour lui, dans toute transmission, il y a aussi un apprentissage. Cela lui a permis d’apprendre énormément. Je crois qu’il a conçu l’enseignement plutôt à la manière d’un maitre ignorant, comme le décrit Rancière.
R. M. : Revenons aux avant-gardes historiques et pour cela, revenons à cette année 2014. En regardant les différentes expositions que vous avez organisées, il me semble voir apparaître deux figures – la suspension et la grille – qui sont en lien avec la pensée de l’exposition des avant-gardes. Je pense notamment à cette vue de l’installation au Schinkel Pavillon où l’on voit apparaître la suspension par la présence importante des rideaux, dans un espace qui ressemble beaucoup à un espace miesien. Puis il y a, la même année, l’exposition L’écho le plus long au MAMCO où l’on voit apparaître une sorte de grille en tubes métalliques utilisés pour l’accrochage. Que pensez-vous de cette lecture à propos de ces deux figures – la grille et la suspension ? Que se passe-t-il en 2014 entre ces deux moments ?
Fig. 6 et 7 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « L’écho le plus long », MAMCO, Genève, 2014. Photographie : Laurent Edeline.
T. T. : Le Schinkel Pavillon était déjà une architecture très forte, très prégnante, et les rideaux en font partie, c’est-à-dire que pour toutes les expositions, les artistes choisissent de les conserver ou non. Il me semblait que ces rideaux étaient presque des sculptures parce qu’ils avaient une sorte de teinte de ciment, et même s’ils étaient très mous, ils façonnaient complètement l’architecture. On ne pouvait pas imaginer que cet espace puisse vivre sans rideaux ; sans, il était comme une sorte de tour de contrôle ; dès qu’on tirait les rideaux, il se transformait. La sculpture que j’ai réalisée était davantage en écho avec ces rideaux, avec la force qu’ils amenaient dans cet espace, plus qu’avec l’architecture elle-même. Mais, est-ce que les deux sont dissociables ? Non. Au MAMCO, la situation était complètement différente. L’espace mis à disposition pour présenter les dessins était une sorte de long et large couloir. Sur la gauche, il y avait des fenêtres puissamment encadrées, soulignées par des structures métalliques. Je voulais que mes dessins se lisent en superposition, un peu comme des calques. Ces images ne sont pas faites pour être contemplées mais pour être vues en mouvement, en les traversant. Elles se liaient à l’architecture, à ce vitrage post-industriel et ses cadres métalliques. Les cadres métalliques de mes structures prolongeaient les lignes de mes dessins et celles de l’architecture.
R. M. : C’est bien la première fois que ce système d’accrochage apparaît en 2014. Puis vous l’utilisez en 2018 au musée des Beaux-arts de Rennes puis en 2020 à Beverly Hills, à la Galerie Gagosian. Est-il donc né de l’architecture, est-il venu d’une attention que vous avez porté à l’espace du MAMCO ?
T. T. : Oui. Cela est le cas pour toutes mes installations. Je pense que l’on ne peut pas, cela est en tout cas valable pour moi, rentrer dans un espace en disant je vais mettre ici mes pièces le mieux en valeur. On engage alors un conflit terrible avec l’espace et on ne gagne pas toujours. Je préfère me considérer un peu comme un hôte et penser à comment arriver à me faire accepter par un espace et à jouer avec lui. J’essaye toujours de tirer ce qu’il peut me donner, de le retourner à mon avantage plutôt que d’essayer de construire de grandes cloisons, de le plâtrer etc. Aussi parce que je crois qu’on voit toujours lorsque c’est faux. Lorsqu’on commence à tirer des grandes cloisons devant de grandes fenêtres etc., on est un peu dans un décor de placoplâtre, de carton… Si je fais un socle en carton plume et un socle en plâtre et si je fais en sorte que les deux soient totalement blancs, avec les yeux, on pourra distinguer entre quelque chose de lourd ou de léger. Pour l’architecture, c’est la même chose ; on sent toujours quand on a rapporté quelque chose qui ne devait pas être là, parce qu’une architecture est toujours avant tout un dessin. Il y a toujours quelque chose de très précis et de très logique dans le geste de la personne qui l’a réalisée. L’artiste vient avec son travail s’inscrire dans le travail de quelqu’un d’autre et il faut essayer de trouver une façon de dialoguer, de pouvoir être, d’y rentrer avec une forme de… je n’aime pas ce terme aujourd’hui, qui ne veut plus dire grand-chose… de bienveillance, avec une forme de…
R. M. : Une attention ?
T. T. : Oui, une attention, une sérénité, le désir de coexister.
R. M. : Justement, lorsque vous arrivez dans l’espace d’exposition, au Centre Georges Pompidou, vous allez voir l’espace n’est-ce pas, avant de construire la maquette ? Vous y allez pour le traverser, le sentir ? Que faites-vous exactement lorsque vous arrivez dans cet espace ? Prenez-vous des notes, des mesures ? Écrivez-vous ?
T. T. : J’y reste longtemps, parce que généralement, j’aime bien voir comment la lumière évolue. Je regarde beaucoup les détails aussi, le sol, le plafond, là où il y a des attaches électriques, la lumière, le jour artificiel. J’essaye toujours de comprendre comment il fonctionne parce qu’un espace est un lieu vivant ; la lumière, l’électricité etc. sont un peu les organes intérieurs d’une architecture. J’essaye d’abord de comprendre comment il va s’activer, c’est la première chose que je fais. Puis j’essaye d’imaginer des choses qui seraient un peu contre la nature de ce lieu : montrer des dessins dans cet espace du Centre Pompidou était complètement inapproprié d’un point de vue muséal – et même d’un point de vue architectural car pour des dessins, il fallait construire des cloisons – alors que je trouve que la force de cet espace est d’être un grand cube ouvert à la présence de la ville. Si on le voit vide, sans rideaux, il peut être très bruyant. On pourrait y rentrer en restant à l’extérieur, en voyant tout ce qui se passe depuis l’extérieur. En même temps, il ressemblait tellement à mes dessins que je voulais jouer de cette sorte de communion.
Fig. 8 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « Le grand atlas de la désorientation », Centre Pompidou, Paris, 2022.
R. M. : Avez-vous vu cet espace tout nu ?
T. T. : Oui, je l’ai vu tout nu. Je l’ai vu de plusieurs façons, je l’ai vu aussi dans l’obscurité.
R. M. : Vous l’avez aussi vu dans d’autres expositions ?
T. T. : Oui et à chaque fois, on ne pouvait pas le reconnaître. Il changeait en fonction de ce qui était montré, quand par exemple il y avait de la vidéo, on entrait dans un gouffre noir qui aspirait. En fait, c’est un espace qui n’a jamais été montré vraiment nu, tel qu’il est.
R. M. : Vous l’avez vu ainsi lorsque vous êtes arrivée, il n’y avait pas de rideaux, était-il tout ouvert ?
T. T. : Je l’ai vu semi-ouvert parce qu’avant moi, un artiste avait fait des planchers et fermé certaines parties. Avant cette intervention, un autre artiste avait montré des vidéos, l’espace était tout au noir. Avant, encore, je l’ai vu lors d’une exposition de peinture et c’était un labyrinthe de cloisons ; il a toujours été très différent.
R. M. : Avez-vous été confrontée parfois à des espaces de musée très difficiles à investir ou qui ont été des défis pour vous, pour vos installations ?
T. T. : Non. Peut-être qu’un espace aurait pu être difficile, c’est le MAXXI à Rome parce qu’il a été conçu comme une sorte de sculpture. Mais comme c’était une exposition de groupe, ma pièce a été montrée dans leur collection et je ne me suis pas déplacée puisque le commissaire avait fait toute la scénographie.
R. M. : Une autre question sur le défi de l’espace de l’exposition, je sais que vous avez eu plusieurs fois l’occasion d’installer un même travail dans deux espaces différents, au niveau de l’espace de l’exposition, avez-vous relevé des caractéristiques qui ont dû infléchir certaines installations ou pas ?
T. T. : Oui, toujours, mais certaines pièces sont moins perméables que d’autres qui me permettent de changer à chaque fois que je les présente comme Les Indéfinis. Les Points à l’infini, à l’inverse, ne me laissent que peu de liberté puisqu’ils jouent nécessairement avec la gravité. J’ai peu de marge de manœuvre, aussi parce que je dois reconstruire un sol pour emboîter des aimants en dessous. Les systèmes d’accroches peuvent changer en fonction des plafonds, mais ce sont des détails très minimes.
R. M. : Ce sont des détails qui jusque-là n’ont pas modifié les installations ?
T. T. : Pour certaines pièces non, pour d’autres oui. Les Indéfinis, par exemple, que j’ai montrés de façon différente de ce que j’avais initialement prévu. Ils m’ont amenée à retravailler la sculpture parce que d’un seul coup, je les ai vus différemment. Parfois, des architectures me permettent d’installer mon travail et m’amènent à le repenser, à le reconsidérer et cela est vraiment intéressant pour moi.
R. M. : Oui justement c’est ce qu’il m’intéresse de savoir, est-ce que vous pouvez m’en parler un peu plus ? Revenir peut-être plus concrètement sur une expérience précise ? Je pensais par exemple à cette exposition que vous avez eu itinérante, I tempi doppi, je me suis demandée s’il y avait eu cette expérience à ce moment ?
T. T. : Cette expérience a eu lieu avec Les Indéfinis. Les indéfinis sont ces caisses de transport en plexiglas dans lesquelles il y a ces sortes de sculpture-objets qui n’ont jamais vraiment trouvé de statut spécifique. Elles n’appartiennent pas à mon stock d’archives en 3D mais elles n’arrivent pas à devenir des sculptures plus autonomes : elles vivent donc entre ces mondes, entre l’idée d’une œuvre qui serait finie et mise en caisse, prête à partir, et quelque chose dont je n’arrive pas à me séparer, qui est très important et qui me suit toujours. La composition qui les réunit est à la fois souple et précise. Lorsque je les avais montrées à Nuremberg, le sol était devenu très important. Il était fait de grandes plaques de pierre marquées par des accidents. Je le voyais comme quelque chose qui était travaillé par le temps. Il y avait des passages que je trouvais très beaux. J’ai commencé à prendre des pièces qui n’avaient rien à voir avec Les Indéfinis, à les intriquer pour jouer avec le sol. Cela m’a amenée à repenser complètement l’exposition de cette pièce-là.
Cela peut être perturbant pour une galerie ou pour les collectionneurs parce qu’ils ne savent plus comment est cette pièce une fois finie. Comme je la retravaille, cela peut être perçu comme quelque chose d’indécis mais en fait ce n’est pas le cas. On peut réinventer des œuvres chaque fois qu’on les installe. Les réinstaller deux fois, trois fois, c’est quelque chose qui ne m’apporte rien si je ne peux pas à chaque fois les revisiter. Je n’ai jamais le même âge, il s’est passé d’autres choses donc je les vois différemment. Elles sont dans de nouveaux lieux, qui invitent à les repenser. Cette série se prêtait à ce jeu, celui de la vie d’une œuvre, et donc j’ai dû prendre d’autres œuvres, des éléments prélevés dans d’autres installations que j’ai intégrés pour les faire fonctionner dans cet espace-là, avec Les Indéfinis.
Récemment, une de ces pièces, qui appartient au Hirshhorn Museum, s’est cassée. Le musée m’a consultée pour la restaurer et j’ai demandé de ne pas y toucher, de me la renvoyer parce que cette fracture fait partie de sa vie et il faut comprendre qu’elle fait partie de l’œuvre. Je ne veux pas d’une restauration qui cache sa cicatrice, au contraire. C’est un peu compliqué avec un musée parce qu’il va falloir que je documente cela et que, d’un point de vue légal, ce soit accepté (cela commence à faire une série de courriers infinis avec le musée et, en même temps, ils comprennent complètement que cela fasse partie de l’œuvre, de sa vie). Que ce soit dans le jeu avec l’architecture, dans les relations à l’espace ou même à l’intérieur de mes pièces, j’aime toujours garder un rapport vivant à l’œuvre. Je crois que l’architecture nous donne offre toujours ce rapport vivant dès lors qu’on l’habite.
R. M. : Pour finir, je voudrai vous interroger sur Lina Bo Bardi, je sais qu’elle a compté pour vous. Elle fait partie des femmes que vous avez choisies d’évoquer dans ce film Femmes artistes, les coups de cœurs de Tatiana Trouvé, réalisé en 2018 par Arte. Lina Bo Bardi a innové dans ses espaces et notamment dans les manières d’exposer, en intégrant le déplacement du visiteur, en mettant en place de nouvelles scénographies.
T. T. : Oui, je pense que c’étaient ses plus belles idées. Ce qui comprend aussi comment elle a habité l’architecture. Cette femme militante se retrouve au Brésil et, d’un seul coup, il y a une autre dimension chez elle, qui devient plus mystérieuse, plus étrange, dans une communion avec la nature qui se fait jour. J’ai l’impression que tous ses dogmes, toutes ses idéologies tombent même si elle reste très engagée. Mais c’est une autre forme d’engagement beaucoup plus intériorisé. On sent dans ses architectures qu’elle se laisse complètement transporter par cette nature qui interfère, qui vient habiter ses espaces. La place qu’elle donne à ses poèmes devient aussi très importante, presque un guide pour ses architectures. Ses scénographies d’œuvres deviennent des œuvres elles-mêmes, notamment ce qu’elle a réalisé avec des vitres et ce principe qui fait qu’on ne peut plus s’arrêter pour voir une œuvre mais que le regard embrasse toutes les œuvres et tout dans l’espace. On est pris dans un flottement incroyable : avec un geste très simple, d’un seul coup, tout se bouscule, se retourne.
R. M. : Merci infiniment Tatiana Trouvé pour cet échange.
— Inge Meijer est artiste. Elle a obtenu un BA en arts visuels à l’Academy of Art & Design (Arnhem, Pays-Bas) en 2012 et a effectué une résidence d’artiste de deux ans à la Rijksakademie van Beeldende Kunsten (Amsterdam, Pays-Bas) en 2017. Elle a fait partie de l’ACC-Rijksakademie (Gwangju, Corée du Sud) en 2019 et a été boursière du Netherlands Institute for Advanced Study (Amsterdam) en 2023. Actuellement, elle fait partie de l’International Studio & Curatorial Program (New York, États-Unis) jusqu’au début de l’année 2026. Son travail a été exposé dans des institutions et des galeries à la fois à Amsterdam – où elle réside – et à l’étranger, notamment au Stedelijk Museum Amsterdam, au Museum Arnhem, à l’Australian Centre for Contemporary Art, à l’Asia Culture Center à Gwangju, en Corée du Sud, et à l’ISCP à New York, aux États-Unis.
Roula Matar,architecte et docteure en histoire de l’art, est maîtresse de conférences en Histoire et Cultures Architecturales à l’école nationale supérieure d’Architecture de Versailles. Ses recherches et publications se consacrent aux croisements des disciplines, notamment aux rapports de l’œuvre d’art à l’architecture, aux XXe et XXIe siècles. Sur ce sujet, elle a publié L’Architecture selon Gordon Matta-Clark, aux Presses du réel (2022). Ses recherches récentes portent sur l’histoire des espaces de l’exposition et sur l’histoire de l’architecture du musée. —
Entretien réalisé par courriel à l’automne 2024 à propos des deux ouvrages d’Inge Meijer : The Plant Collection (Roma publications, Amsterdam, 2019) et The MoMA Plant Collection (Roma publications, Amsterdam, 2024) dont certains extraits sont présentés ici.
Toutes les images ci-dessous sont reproduites avec l’aimable autorisation d’Inge Meijer, Martha Olech (photographe), The Museum of Modern Art / Licensed by SCALA.
Roula Matar : Chère Inge, en préparant les trois journées d’études dédiées à l’histoire des espaces de l’exposition et aux archives visuelles[1], les images en noir et blanc de votre premier livre The Plant Collection, publié en 2019, me sont revenues. L’ouvrage était entièrement constitué de photographies des espaces d’expositions du Stedelijk Museum à Amsterdam, des vues trouvées dans les archives de l’institution, choisies pour la présence des plantes dans les espaces du musée. En raison du calendrier, vous n’aviez pu venir à Versailles évoquer ce travail, c’est pourquoi, je suis très heureuse de pouvoir mener cette conversation avec vous aujourd’hui. Comment en êtes-vous venue à travailler sur la présence des plantes dans le Stedelijk Museum ? Comment est né le projet de recherche dans les archives du musée et quels étaient vos intérêts initiaux ?
Inge Meijer : Il y a plusieurs années, avec un groupe d’artistes du Rijksakademie van Beeldende Kunsten[2], j’ai participé à une visite du Stedelijk Museum Amsterdam (SMA) animée par l’archiviste Michiel Nijhoff pour en savoir plus sur l’histoire, les archives et la bibliothèque de ce musée. Au cours de la présentation, Nijhoff a montré des photos d’exposition sur lesquelles figuraient des plantes. Lorsque je l’ai interrogé à ce sujet, il m’a répondu qu’il existait quelque part dans les archives une liste de toutes les plantes qui faisaient partie du musée. Comme il n’avait pas le temps de chercher tout de suite, j’ai commencé à consulter les photos d’exposition numérisées sur l’ordinateur de la bibliothèque. À ma grande surprise, il s’est avéré qu’il y avait beaucoup de photos avec des plantes et une fois que j’ai commencé à voir des plantes, je n’ai pas pu m’arrêter de les chercher.
Fig. 1 : Inge Meijer, The Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2019. Couverture de l’ouvrage avec un gros plan sur l’exposition « Ben Shahn » (1962) au Stedelijk Museum.
Mis à part quelques documents, il n’y avait pas d’informations sur la raison pour laquelle les plantes faisaient partie des expositions. J’ai donc commencé à interroger d’anciens employés qui travaillaient au musée à l’époque. C’est ainsi que j’en ai appris davantage sur le gardien des plantes, H. J. van der Ham. Il a été engagé comme préposé le 1er février 1958 et a suivi un cours de botanique durant deux ans à la société royale néerlandaise d’Horticulture et de Botanique, qu’il a terminé en 1962. Il s’est occupé de toutes les plantes du musée jusqu’à sa retraite en 1974. Le 15 septembre 1967, il a inventorié 94 plantes individuelles et 38 plantes groupées disséminées dans le musée.
Peu à peu, je me suis interrogée sur les parallèles entre les plantes et les œuvres d’art. Ce qui ressort des photographies de l’exposition, c’est que les plantes ont vécu dans le musée pendant de nombreuses années et ont fait partie de plusieurs expositions. Elles ont été conservées dans l’espace et placées dans une nouvelle composition après chaque exposition. Lorsqu’elles ne se trouvaient pas dans les galeries, elles étaient temporairement installées dans les bureaux.
R. M. : Pourriez-vous parler d’une « collection » de plantes, parallèle à la collection d’œuvres d’art ?
I. M. : Le directeur du SMA, Willem Sandberg, a mentionné dans une lettre à l’occasion du départ à la retraite de H. J. van der Ham, qu’il avait apporté les premières plantes de sa maison et les avait placées à côté des œuvres d’art de Hendrik Nicolaas Werkman (1882-1945) lors de l’exposition H. N. Werkman drukker-schilder en 1945. Selon ses termes, il s’agissait de « l’entrée de la nature dans le musée[3] » et d’une manière de relier l’intérieur à l’extérieur. Curieusement, on ne trouve rien sur cette relation durable entre l’art et les plantes dans la narration de l’histoire du musée. C’est pourquoi j’ai décidé de faire une publication sur ces plantes. J’ai recherché toutes les photos d’exposition dans le but de « prouver » leur présence de 1945 à 1983.
Fig. 2 : Inge Meijer, The Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2019. L’index de la collection de plantes avec, à gauche et à droite, l’index des plantes utilisées au Stedelijk Museum d’Amsterdam. Au centre, la première page de la publication montre l’exposition « N. H. Werkman, drukker-schilder » (1945).
Comme j’ai compris que le directeur Willem Sandberg était très influencé par Alfred Barr et le Museum of Modern Art de New York (MoMA), je me suis demandé s’il y avait aussi une relation entre les plantes. Lorsque j’ai regardé les photos de leurs expositions, pensant que je n’allais pas voir de plantes, j’ai été surprise de constater que ce n’était pas le cas, mais que les archives en montraient beaucoup.
Fondé en 1929, le MoMA est considéré par certains comme l’un des musées d’art moderne et contemporain les plus influents au monde et a été un précurseur en matière de conception d’expositions et de développement du « white cube ». Le fait que les plantes aient été un élément récurrent dans la conception de l’exposition est un élément sous-exposé. Mes recherches (basées sur la documentation des expositions) montrent qu’elles ont fait partie de plus de 200 expositions.
Fig. 3 : Inge Meijer, The MoMA Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2024. Couverture de l’ouvrage avec un gros plan sur l’exposition « The Museum Collection of Painting and Sculpture (1945-1946) » au Museum of Modern Art de New York.
R. M. : Comment avez-vous procédé à cette recherche, par période ? Par espace ? Comment avez-vous sélectionné les photographies, selon quels critères ?
I. M. : Dans les deux musées, mon objectif était de rassembler les photos d’expositions comportant des plantes. Mon objectif était de trouver autant de preuves que possible de leur existence. Ainsi, même s’il n’y avait que l’ombre d’une plante, la moitié d’une plante ou même simplement une feuille sur la photographie, je l’ai incluse. En tant qu’artiste, je m’intéresse à la forme, à l’équilibre, au rythme, à la lumière et à la relation entre l’œuvre et son environnement. J’ai découvert quelques expositions qui m’ont semblé intéressantes, comme celle de Hans Verhulst (1962) et celle d’Étienne-Martin, Sculptures (1964) au SMA. Dans ma pratique artistique, je suis curieuse de l’espace intermédiaire entre la culture et la nature, de la manière dont elles sont liées, se chevauchent, fusionnent. C’est la raison pour laquelle ces expositions me fascinent tant.
Fig. 4 : Inge Meijer, The Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2019. À la page 38, l’exposition « Hans Verhulst » (1962) et à la page 39, l’exposition « Laurens » (1962) avec diverses espèces de plantes, au Stedelijk Museum.Fig. 5 : Inge Meijer, The Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2019. Aux pages 48 et 49 est montrée l’exposition « Étienne-Martin Sculptures » (1964), associée aux numerus clausus de la vie végétale au Stedelijk Museum.
Mon point de départ au SMA remonte à 1945, lorsque j’ai découvert les premières plantes associées à des œuvres d’art. Les murs du musée avaient été peints en blanc en 1938 pour marquer l’orientation moderne de l’institut. Il était fascinant de constater que tous les ornements (organiques), les murs de briques et autres distractions devaient être rendus « invisibles » par la couleur blanche, puis que les plantes devaient être réintroduites dans les galeries. Au MoMA, j’ai commencé par la période de fondation en 1929 jusqu’à l’exposition Matisse: The Red Studio en 2022.
Fig. 6 : Inge Meijer, The MoMA Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2024. À la page 102, l’exposition « Paris – Les années 1890 » (1997) fait face à la récente exposition « Henri Matisse: The Red Room » (2022) réunissant une variété de plantes au Museum of Modern Art de New York. À la page 103, le texte « Bringing in Plants”, Maria Barnas en conversation avec Inge Meijer.
Tant au SMA qu’au MoMA, j’ai laissé de côté certaines expositions de design, comme par exemple The Way We Live in Sweden (1947, SMA) ou Organic Design in Home Furnishings (1941, MoMA). Ici, la distinction entre l’intérieur du musée (en raison de la reconstitution d’une maison privée comme concept de l’exposition) et les œuvres d’art était floue, ce qui rendait l’exposition moins intéressante pour mes recherches.
R. M. : Avez-vous appliqué le même processus à vos recherches au MoMA ? Comment avez-vous procédé et qu’avez-vous découvert ?
I. M. : J’ai appliqué le même processus, mais j’ai remarqué que les deux instituts étaient organisés de manière très différente. Le SMA a été financé par la municipalité et a donc dû déclarer chaque centime, ce qui se reflète dans ses archives. Toute la gestion des dossiers, par exemple qui a travaillé où et pendant combien de temps, est accessible. Le MoMA est une institution financée par le secteur privé et a commencé à disposer d’archives officielles en 1989.
Au SMA, presque toutes les expositions n’étaient pas numérisées, ce qui m’a obligée à passer en revue toutes les photos analogiques des expositions. En revanche, lorsque j’ai voulu savoir qui s’occupait des plantes du musée, cette information a été relativement facile à trouver.
Au MoMA, l’histoire des expositions a été numérisée, ce qui m’a permis de faire des recherches depuis mon studio d’Amsterdam. En effet, ce n’est qu’après 60 ans que le musée a commencé à disposer d’archives officielles. Pendant des semaines, j’ai fouillé dans des milliers de documents afin de trouver des informations sur l’aspect plus organisationnel de la conservation des plantes dans les espaces du musée. Par exemple, les instructions pour l’entretien des plantes de l’exposition Hans Hofmann (1963, MoMA) dans lesquelles Alicia Legg écrit à M. Haviland : « Les instructions pour l’arrosage des deux Ficus Pandurata au troisième étage sont les suivantes : un quart pour chaque plante deux fois par semaine[4] », ou des plantes dessinées sur le plan de l’exposition Henri Rousseau (1942, MoMA), ou des factures de plantes pour l’exposition 100 Drawings From the Museum Collection (1960, MoMA).
Fig. 7 : Inge Meijer, The MoMA Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2024. Aux pages 12 et 13, des photos et dessins des expositions « Henri Rousseau » (1942) et « Isadora Duncan: Drawings, Photographs, Memorabilia » (1942), associées à diverses plantes au Museum of Modern Art de New York.Fig. 8 : Inge Meijer, The MoMA Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2024. À la page 46, les expositions « Sculpture and Painting by Peter Voulkos » (1960) et « New Talent in the Penthouse et Art Education for Every Child » (1960). À la page 47, des dessins de plantes des expositions « Baden, Gaudnek, Rabkin: New Talent Exhibition » (1960) et « Drawings from the Museum Collection » (1960-1961).
R. M. : Dans ce dernier projet, The MoMA Plant Collection, pourquoi avoir intégré le dessin de plantes ?
I. M. : Au départ, il s’agissait d’une solution pratique. J’ai trouvé environ 550 photos d’exposition avec des plantes et je voulais les inclure dans ma publication. Mais les droits photographiques du MoMA sont représentés par Scala Archives, qui facture 50€ par image pour une publication (d’artiste). Cela devenait beaucoup trop cher et après avoir longtemps essayé de trouver d’autres solutions, nous avons eu l’idée, avec le graphiste Roger Willems, de dessiner les plantes. Je n’avais jamais inclus le dessin dans ma pratique, mais c’est devenu une merveilleuse façon de me rapprocher de mon sujet. Pendant des heures et des heures, j’ai dessiné leurs feuilles, leurs branches et leurs troncs.
R. M. : Le dessin transforme-t-il votre analyse de la photographie ? Que se passe-t-il dans ce va-et-vient ?
I. M. : Dans certains cas oui, et cela m’a rendue encore plus consciente de l’approche architecturale de la photographie et de l’idée d’espace. Je voulais conserver le sens de l’emplacement de la plante dans l’espace sans dessiner plus que nécessaire.
R. M. : Quelles observations tirez-vous de ces deux expériences dans les archives de deux musées importants ? Y a-t-il des points de convergence ou des spécificités ?
I. M. : Je tire de cette expérience la conclusion que chaque archive est structurée différemment. Après avoir travaillé pendant des années dans les archives du SMA, je me suis familiarisée avec leur structure et il m’a fallu un certain temps pour réaliser que les archives du MoMA sont différentes : dans ce qu’ils ont réussi à archiver de leur passé et dans ce qu’ils considèrent comme précieux à préserver et à garder en mémoire.
Grâce à cette recherche, j’ai également pris conscience du rôle que jouent les musées dans la création de sens par le biais des œuvres exposées (et de la manière dont elles le sont), mais aussi par ce qu’ils n’ont pas exposé ou qu’ils ont « oublié » d’inclure dans leur histoire. Lorsqu’il s’agit de ces plantes, il est remarquable qu’elles soient présentes dans les expositions de ces institutions depuis si longtemps et qu’elles ne soient pourtant pas reconnues au sein de ces institutions.
Fig. 9 : Inge Meijer, The MoMA Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2024. À la page 22, l’exposition « The Museum Collection of Painting and Sculpture » (1945-46) ; à la page 23, dessins de plantes de l’exposition « The Photographs of Edward Weston » (1946) et de l’exposition « The Photographs of Henri Cartier-Bresson » (1947).Fig. 10 : Inge Meijer, The Plant Collection, Amsterdam, Roma Publications, 2019. Aux pages 62 et 63, l’exposition « Niki de Saint Phalle » (1967) avec de grandes plantes au Stedeljk Museum.
Notes
[1] Voir l’introduction à ce présent numéro d’exPosition.
[2] La Rijksakademie propose un programme de résidence internationale de deux ans à une cinquantaine d’artistes.
[3] Willem Sandberg, lettre d’adieu au gardien des plantes du Stedelijk Museum, H. J. van der Ham, publiée dans le journal du personnel Het Kals van Potter, 1973.
[4] Archives du Museum of Modern Art, New York, collection Exhibitions nr. 727.9.
par Simon Starling, suivi d’un entretien mené par Roula Matar
— Simon Starling est né à Epsom, en Angleterre, en 1967. Diplômé de la Glasgow School of Art, il a été professeur de beaux-arts à la Städelschule de Francfort de 2003 à 2013. Sa pratique se développe à travers une grande variété de médias, dont le film, l’installation et la photographie. Simon Starling a remporté le Turner Prize en 2005 et a été sélectionné pour le prix Hugo Boss en 2004. Il a représenté l’Écosse à la Biennale de Venise en 2003 et a présenté des expositions individuelles institutionnelles à la Pinacoteca Agnelli de Turin (2022), à la Galleria Estensi de Modène (2022), au Frac Ile-de-France, Le Plateau à Paris (2019), au musée régional d’Art contemporain de Sérignan (2017), à la Japan Society de New York (2016), au Museo Experimental El Eco de Mexico (2015), au Museum of Contemporary Art de Chicago (2014), au Monash University Museum of Art à Melbourne (2013), à la Staatsgalerie de Stuttgart (2013), au Hiroshima City Museum of Contemporary Art (2011), au musée d’Art contemporain du Val-de-Marne à Vitry-sur-Seine (2009), à la Tate Britain à Londres (2013, 2009), à la Temporäre Kunsthalle de Berlin (2009), au Massachusetts Museum of Contemporary Art à North Adams (2008) et à la Power Plant à Toronto (2008). Simon Starling vit à Copenhague. —
Introduction (par Simon Starling)
Je me suis récemment intéressé à la façon dont les publics consomment les expositions, un exercice qui m’a paru la fois extraordinairement passionnant mais quelque peu effrayant. Il y a quelques années, visitant le MoMA à New York, j’ai observé un jeune homme (il devait avoir une vingtaine d’années) qui circulait dans une œuvre de Hans-Peter Feldmann présentée dans la galerie haute du hall du musée. C’était une installation magnifique et fascinante, composée de 100 tirages noir et blanc, banals, figurant des personnes âgées de 1 à 100 ans, photographiées avec sensibilité et bienveillance par Feldmann. Immédiatement après avoir achevé de lire le texte de présentation de ce travail, le jeune homme leva son téléphone portable à hauteur de visage et entreprit de photographier l’une après l’autre toutes les photographies accrochées dans l’espace d’exposition, ne s’arrêtant devant chaque image que le temps nécessaire à l’enregistrer avant de faire un pas sur le côté pour passer à la suivante. Bizarrement, cette activité avait quelque chose d’enchanteur et de perversement approprié, quelque chose qui concernait l’œuvre et son sujet. J’imaginais le film d’animation que cette succession de prises de vues aurait pu devenir, lorsqu’il les parcourrait plus tard à loisir sur son écran tactile, comme une distillation de l’expérience et du temps. Quelques jours auparavant, j’avais visité la rétrospective Mark Leckey au PS1 et observé comment, dans le contexte de ses réflexions sur la soi-disant « longue traîne » du web et sa diffusion illimitée et démocratisée, cette exposition était photographiée par son public majoritairement composé de jeunes. Leur consommation numérique des œuvres présentées était à la fois authentique et d’une rigueur absolue. J’ai de nouveau imaginé la possibilité d’un film d’animation, une visite des salles du musée compilée image par image à la cadence de 24 images par seconde, provenant uniquement de photographies publiées sur les réseaux sociaux, une sorte de production participative d’une œuvre cinématographique. Un exercice qui, une fois de plus, m’a paru étrangement approprié et terrifiant, mais aussi, en quelque sorte, merveilleux.
Il ne fait aucun doute que cette hyper-absorption d’expositions contemporaines représente un défi pour quelqu’un qui, comme moi, a naguère gagné sa vie en photographiant méticuleusement les expositions d’autres artistes et en élaborant sur la base de cette expérience une réflexion personnelle sur ce que pourrait être une exposition. Une assez brève carrière qui a fait naître en moi une curiosité profonde et un amour pour les vues d’installations, dont l’histoire est relativement courte et dont les débuts sont en particulier marqués par la rareté, l’omission et la perte – une situation qui rend ce qui existe d’autant plus éloquent et significatif, et qui, en outre, pourrait-on dire, confère également à ces expositions à peine documentées un caractère lui aussi d’autant plus éloquent et significatif. Je suppose que cela soulève la question de savoir si cette surabondance d’images (si tant est qu’elle existe bien aujourd’hui) accentue ou affaiblit notre compréhension des expositions et le désir que nous avons pour elles. Les salles combles du MoMA et du PS1 laissent penser que le désir s’en trouve assurément accru, du moins dans certains milieux, mais je n’en suis pas aussi sûr pour ce qui concerne la compréhension. Ce que je perçois cependant, c’est que la fabrique d’exposition et, au demeurant, la création artistique se transforment en réaction à ces comportements, et que les expositions réellement importantes sont réalisées par des artistes comme Leckey qui partagent une vision précise de ce nouveau paysage et qui, d’une manière ou d’une autre, semblent à même de produire des expositions qui transcendent ou éludent ses contours et cooptent simultanément ses énergies. Ils réaffirment, peut-être momentanément, l’espace de l’exposition qui, à mon avis, demeure primordial.
L’entretien qui suit a été motivé par une courte conférence illustrée, donnée à Paris le 1er décembre 2021 dans le cadre d’une journée d’études[1] portant sur les rôles actuels de la vue d’installation entendue comme agent actif en matière de fabrique d’exposition et de l’histoire des espaces d’exposition. Cette conférence a été l’occasion de retracer l’évolution de ma propre activité en tant que fabricant à la fois d’expositions et de documentation relative aux expositions, en traitant principalement des exemples où ces deux disciplines furent inséparables.
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Entretien de Simon Starling avec Roula Matar, Paris, le 1er décembre 2022
Roula Matar : Comment en êtes-vous arrivé à créer cette première pièce Museum Piece, était-ce pendant vos études ? Étiez-vous concerné par ce que l’on appelait l’art conceptuel ou par la critique institutionnelle ? Les travaux de Dennis Oppenheim, par exemple, ses déplacements et transplantations critiques, vous intéressaient-il ? Quelles sont les raisons de votre choix de vous saisir de la question du contexte et de travailler à sa « reconfiguration » ?
Fig. 1 : Simon Starling, « Museum Piece » (1991) avec Paul Maguire, Mackintosh Building, Glasgow School of Art, Glasgow. Photo : Simon Starling.
Simon Starling : Museum Piece (1991) a été réalisée en collaboration avec mon camarade Paul Maguire également étudiant en MFA [master en beaux-arts], il y a presque exactement 30 ans. Elle a été créée dans le célèbre bâtiment Mackintosh de la Glasgow School of Art, un immeuble qui, étrangement, n’existe plus, détruit non pas par un, mais par deux incendies au cours de ces dix dernières années. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à apprendre à photographier des installations, dans le cadre d’une exposition qui se composait pour ainsi dire à 95 % de contexte et à 5 % d’œuvres d’art, une simple reconfiguration de l’éclairage fluorescent préexistant : les tubes fluos de certaines vitrines avaient été déplacés et répartis ailleurs dans le musée Mackintosh, afin d’exposer l’institution, en fait, de la nommer, le mot « museum » accroché au mur étant constitué de ces tubes fluo. Quand Paul et moi travaillions comme étudiants dans ce bâtiment, nous étions parfaitement conscients de ce bras de fer qui opposait son existence en tant qu’école des beaux-arts en activité et en tant que musée et monument du patrimoine national.
Sur un panneau posé au sol figurait l’inscription There is no museum in the exhibition at present [« Il n’y a momentanément pas de musée dans l’exposition »], une inversion du texte habituellement rencontré dans une salle de musée vide, en contradiction flagrante avec l’enseigne lumineuse plus insistante, accrochée au mur. En fait, le musée, c’est peut-être tout ce qu’il y avait !
La fin des années 1980 et le début des années 1990 ont été assurément marqués par une grande convergence d’intérêt sur la critique institutionnelle, mais aussi, me semble-t-il, par une remise à plat fondamentale de ce que pourrait être un musée et de ce à quoi il pourrait ressembler. Après avoir fait Museum Piece, je me souviens avoir été très impatient de découvrir le travail de Michael Asher, Kunsthalle Bern (1992), une intervention intellectuellement précise et douloureusement éloquente. Pour cette œuvre, Asher avait orchestré le repositionnement de l’ensemble des radiateurs du musée se trouvant dans le bâtiment de 1918 en un unique regroupement qui accueillait le visiteur dans le hall d’entrée, un espace déjà assez agressivement occupé par deux radiateurs qui préexistaient à l’installation. Chaque radiateur repositionné avait été ensuite raccordé à son emplacement d’origine au moyen d’un élégant réseau de conduites en cuivre évoquant un organigramme de programmation, qui cartographiait leurs trajets individuels le long des murs et dans les escaliers. L’espace d’exposition montrait de la sorte une sculpture (Kunsthalle Bern étant assurément un exemple très convaincant de sculpture), tandis que cette même sculpture exposait l’espace d’exposition et, par conséquent, son histoire en tant que lieu de monstration. Cette œuvre reste pour moi une référence.
Fig. 2 et 3 : Simon Starling, « Museum Piece » (1991) avec Paul Maguire, Mackintosh Building, Glasgow School of Art, Glasgow. Photo : Simon Starling.
R. M. : Comment avez-vous commencé à associer dans votre travail la photographie de vues d’installations et la fabrique d’exposition ? Était-ce en lien avec une expérience spécifique ?
S. S. : Museum Piece et les photographies que j’en ai faites peuvent être considérées comme le début de ma carrière à la fois comme fabricant d’expositions, mais aussi comme photographe d’expositions, fabricant de vues d’installations. Elles ont également marqué le début d’un intérêt pour l’histoire des espaces d’exposition, un intérêt que j’ai essayé d’exprimer dans ma brève présentation. Après avoir obtenu mon diplôme des beaux-arts, j’ai pendant quelques années gagné ma vie en travaillant en Écosse comme photographe au service de musées, de galeries d’art et d’artistes. C’était ma solution à cette transition difficile entre la condition d’élève des beaux-arts et celle d’artiste à part entière. Conséquence de cette période d’activité, la photographie de vues d’installations et la fabrique d’exposition sont à mes yeux intimement liées, ma compréhension des possibilités offertes en matière de création d’exposition s’approfondissant parallèlement à mon travail de photographe d’exposition.
La voie d’approche quelque peu pragmatique de la fabrique d’exposition que j’ai suivie pour réaliser Museum Piece, à savoir la déconstruction des moyens et de la signification de la monstration, a été approfondie par la suite à l’occasion de créations plus considérables et décentrées comme Kakteenhaus(Cactus House) (2002), une œuvre réalisée pour le Portikus de Francfort, sous-titrée : Cactus cierge provenant du désert de Tabernas, en Andalousie, déterré du plateau de tournage des Texas Hollywood Film Studios et transporté sur 2 145 km dans une Volvo 240 jusqu’à Francfort-sur-le-Main. Un moteur d’automobile installé à l’intérieur du Portikus était relié à une voiture garée à l’extérieur par un tuyau d’échappement et une conduite d’eau longs de 30 mètres, le tout produisant une chaleur suffisante pour assurer le confort du cactus dans le nord de l’Europe. Ce travail a abouti à Plant Room (2007), un bâtiment en briques crues construit à l’intérieur d’un bâtiment et se prêtant à l’exposition de huit tirages vintage de Karl Blossfeldt dans des conditions de type muséal et dans l’atmosphère par ailleurs non climatisée du Kunstraum Dornbirn, en Autriche.
Ces œuvres s’appliquaient à déconstruire les moyens et la signification de la fabrique d’exposition et des dispositifs de monstration. Elles ont un sens schématique, clair, qui, pour ce qui me concerne, est intimement lié à la compréhension de la fabrique d’exposition que j’ai acquise en photographiant des expositions.
R. M. : Nachbau est à l’évidence un jeu sur les interactions entre la vue de l’exposition et l’exposition même. Comment est né ce projet, comment avez-vous découvert les photographies d’Albert Renger-Patzsch ? Je suis curieuse d’en savoir davantage sur l’élaboration de la méthode de travail. Est-ce la première occurrence de la dimension historique dans votre travail, en 2007 ? Et surtout, comment est née l’idée de la réplique et pour quelles raisons ?
S. S. : (Reconstruction) a été réalisée au Museum Folkwang d’Essen. C’était pour ainsi dire un détour, un voyage circulaire qui commençait et s’achevait sur les mêmes images, suscitant ce faisant une impression très précise de rupture historique qui semblait revivifier un moment perdu avec toutes ses complexités et ses histoires cachées. Le projet a vu le jour à la suite de l’invitation qui m’avait été faite de créer la dernière exposition dans un bâtiment du musée qui allait être démoli pour céder place à des espaces flambant neufs conçus par David Chipperfield.
Les images qui m’ont servi de point de départ appartiennent à un grand corpus d’images comparables dues au photographe Albert Renger-Patzsch qui, à la fin des années 1920 et au début des années 1930, a réalisé des vues élégantes d’installation et de l’accrochage éclectique du musée. Outre des photographies sensibles et très personnelles d’objets individuels issus des collections, prises pour ainsi dire avec un œil de collectionneur, quatre images ont plus particulièrement attiré mon attention. Datant de vers 1933, elles ont toutes été réalisées dans l’un des deux anciens bâtiments du musée, deux villas qui préexistaient sur le même site que le musée contemporain, toutes deux détruites lors de bombardements alliés durant la Seconde Guerre mondiale. Ici encore, l’accrochage est un mélange éclectique d’œuvres avant-gardistes de l’époque, d’Emil Nolde et de Paula Modersohn-Becker entre autres, et de diverses pièces d’arts décoratifs, le tout coexistant dans un même espace. L’idée a pris forme en cherchant à refaire les images de Renger-Patzsch à une distance historique considérable, en remettant en scène cette salle de la villa dans le musée actuel, juste avant la démolition de ce bâtiment.
R. M. : Est-ce la démolition programmée du bâtiment qui vous a donné l’idée de créer des répliques des photographies ? Et que disent ces démolitions à propos de cet espace et de son exposition ? Il m’intéresserait également de savoir ce que vous avez pu découvrir de l’arrière-plan, c’est-à-dire d’une façon de dessiner, de monter et de construire l’espace d’exposition.
S. S. : Les modalités de création de remakes de ces images datant de 1933, de reconstitution de cette situation historique, m’ont permis d’en apprendre beaucoup sur les années qui séparent cette époque de la nôtre. Il a fallu remplacer par des fac-similés un certain nombre de toiles que les nazis considéraient comme « dégénérées », qu’ils ont confisquées et qui se trouvent aujourd’hui dans des musées suisses ou américains, tandis que d’autres œuvres ont tout simplement disparu des inventaires du musée pour des raisons inconnues. Une « scène » a été fidèlement et soigneusement construite avec pour matériaux de base les systèmes préexistants de cloisons mobiles pour l’espace qui allait bientôt être démoli. La question de la couleur s’est posée, car aucune archive de la couleur du sol en linoléum ou des murs n’a été conservée. Il a fallu le cas échéant se résoudre à une certaine licence artistique. Des fac-similés de l’ensemble des meubles du musée, des socles et des cache-radiateurs ont aussi dû être fabriqués.
Ce « plateau » est devenu à la fois le lieu d’une seconde mise en scène des images de Renger-Patzsch et d’une exposition ouverte au public. À la fois studio photo et espace à habiter dans une sorte de voyage dans le temps. J’ai ressenti un puissant vertige temporel quand, sous mon drap de visée, j’ai observé l’image inversée sur le dépoli de ma chambre grand format : je voyais précisément la même image que celle que Renger-Patzsch avait vue 70 ans plus tôt sur le dépoli de sa chambre photographique. Les quatre photographies que j’ai réalisées à cette occasion ont été exposées à l’entrée du studio photo devenu machine à remonter le temps.
Après la fin de l’exposition, les boulets de démolition sont arrivés ; le mot allemand Nachbau, qui signifie « réplique, reconstruction », est parfaitement pertinent en ce sens qu’il fait à la fois référence au passé, à l’histoire de la reconstruction du musée après la guerre, et au futur, au projet de construction d’un nouveau bâtiment du musée.
R. M. : Dans Nachbau, la collision historique fonctionne différemment que dans le cas de Never the Same River. Comment ce projet a-t-il vu le jour, quel était le sujet de votre recherche ? Votre situation en tant que commissaire d’exposition cette fois-ci a-t-elle d’une manière ou d’une autre influencé votre projet ou le choix des œuvres ?
S. S. : Never the Same River (Possible Futures, Probably Pasts) a été réalisée en 2010 au Camden Art Centre en tant que projet curatorial, ou peut-être comme Gesamtkunstwerk [œuvre d’art totale]. Composée d’œuvres qui tirent à hue et à dia une conception du temps linéaire, souvent en réorganisant ou en réitérant des idées, des images ou des formes du passé, ou bien en les projetant dans le futur, Never the Same River réunissait en une seule exposition des œuvres déjà présentées au Camden Art Centre depuis sa fondation, tout en les juxtaposant à des moments d’un possible programme à venir, dans une tentative de s’affranchir de l’emprise étouffante de l’histoire. En réorganisant l’accrochage d’œuvres datant de différentes périodes de l’histoire des salles du centre d’art et en les disposant dans la position exacte qu’elles occupaient le jour de leur première présentation, Never The Same River ambitionnait de créer une sorte de polyphonie temporelle, si ce n’est, parfois, une cacophonie, en orchestrant une série de collisions entre des œuvres tenues jusqu’à présent spatialement et historiquement éloignées les unes des autres, toutes inquiètes aux frontières de notre compréhension du temps : le passé probable et l’avenir possible du Camden Arts Centre se rejoignant momentanément dans un présent instable.
R. M. : Comment avez-vous procédé pour réaliser la sélection des œuvres présentées ? Je souhaite en savoir davantage sur votre méthode : avez-vous pu mettre la main sur des vues d’exposition, des plans ? Avez-vous manipulé ces documents ou travaillé avec eux ? Les avez-vous superposés comme pour créer une stratification ?
S. S. : Une plongée dans la profondeur des archives du centre d’art a abouti à l’établissement d’une carte stratifiée, complexe, de l’histoire des expositions ayant eu lieu dans l’espace en cours d’aménagement. Les vues d’installation et les plans de salles que j’ai dénichés m’ont permis d’orchestrer très précisément en une seule exposition la contraction de fragments représentant 50 ans de fabrique d’exposition.
C’est ainsi que, par exemple, la documentation photographique montrant une fraction de l’exposition Hampstead in the 30’s organisée en 1975 et consacrée aux avant-gardes en art, architecture et design dans ce quartier du nord de Londres dans les années 1930, nous a permis de rétablir à notre époque une partie de cette exposition qui devenait dès lors une superposition de temporalités en interaction. Dans le film False Future (2007) de Matthew Buckingham, un homme traverse un pont vers le futur, encore et toujours, ses actions marquant image par image un faux départ vers le futur cinématographique du XXe siècle ; l’œuvre fait référence aux premières images animées tournées à Leeds cinq ans avant le premier film des frères Lumière. Tandis qu’à proximité, Duration Piece no. 31 de Douglas Huebler, fusionne en un unique déclenchement d’obturateur d’appareil photo un 1/8e de seconde de l’année 1976 et un 1/8e de seconde de l’année 1977, un instant festif de nouvel An devenu indécis – à l’époque et maintenant ! Les tableaux de Paul Thek, Timely et Timeless (1988) étaient de nouveau accrochés devant une chaise d’écolier dans le même espace occupé par l’œuvre la plus précieuse de l’exposition, Figure Study II (1945-1946) de Francis Bacon, un hurlement peint exprimant le « pouvoir diabolique de l’avenir », elle-même dissimulée derrière une œuvre récente de Jeremy Millar intitulée The Man Who Looked Back. Deux chaises, sortes de machines à remonter le temps, se font face : l’une en chrome et contreplaqué d’Erno Goldfinger, l’autre de style tombeau égyptien datant de la période Arts and Crafts (fin du XIXe siècle). Cela fut pour le public l’occasion de déjà-vus aussi nombreux qu’extraordinaires, en particulier Studio Apparatus for Camden Arts Centre, de Mike Nelson, l’œuvre ayant réinvesti l’espace qu’elle avait occupé dix ans auparavant.
La réalisation de Never the Same River a suscité tout un questionnement sur la relation existant entre les œuvres d’art et leur documentation, la photographie et la mémoire, les objets qui hantent l’histoire du centre d’art et les idées qui gravitent autour d’eux. La mémoire des artistes comme celle des commissaires d’exposition est bien entendu faillible et leurs souvenirs teintés par des préoccupations actuelles et des aspirations pour l’avenir. Nous avons eu des conversations désopilantes avec un artiste qui était persuadé que la projection de son film avait occupé l’intégralité d’une salle, avant que les plans ne viennent attester qu’il avait été projeté dans une minuscule cabine de projection. L’importance des œuvres d’art évolue, elles sont réévaluées ou refaites, ou se délabrent simplement. Certaines expositions ne sont tout simplement jamais documentées ; « la vue d’installation », comme le montrent les archives, est une invention relativement récente : les relations qu’entretient une œuvre avec celles qui l’entouraient ou avec l’espace qu’elle occupait sont souvent définitivement perdues. Never the Same River était par conséquent, étant donné sa nature même, un collage de faits établis, recherches rigoureuses, souvenirs flous, rumeurs de bouche à oreille et spéculations qui équivalaient à une sorte de mémoire collective d’un avenir possible et d’un passé probable.
R. M. : Ne pensez-vous pas que le choix et la mise en espace ont certainement produit de nouvelles associations entre les œuvres, voire de nouvelles significations ? Pourriez-vous évoquer quelques exemples de cet écart qui s’était creusé entre ce que vous aviez pu voir dans les documents d’archives et les œuvres une fois réinstallées ?
S. S. : Lorsque les œuvres individuelles ont été juxtaposées à d’autres qui représentaient l’histoire du centre d’art, elles ont revêtu une nouvelle existence de nombreuses manières différentes. Parfois, c’étaient des choses très éphémères, comme l’impression qu’un faucon, filmé des années plus tôt en train de voler dans l’un des espaces de Stefan Gec pour Lure (1995), aurait pu traverser directement le « fantôme » de Studio Apparatus for Camden Arts Centre installé par Mike Nelson en face, redoublant ainsi l’impression que l’ensemble de cette installation complexe n’était qu’un mirage. D’autres fois, c’était bien plus concret, comme la projection du film 16 mm noir et blanc de David Lamelas, A Study of Relationships Between Inner and Outer Space (1969), dans ce qui fut autrefois un espace délabré de la galerie, où il a été en partie filmé, et qui est aujourd’hui une salle soigneusement restaurée.
R. M. : Une autre pièce, Pictures for an Exhibition, se rattache également à des documents d’archives et à des vues d’expositions. Comment est venue l’idée de travailler sur ces vues d’installation de l’exposition Brancusi à l’Arts Club de Chicago en 1927 ? Était-ce une image que vous aviez déjà vue auparavant, ou était-ce en fouillant dans les archives de l’institution à la suite de leur invitation ?
S. S. : L’invitation qui m’avait été faite en 2014 de monter une exposition à l’Arts Club de Chicago résultait en grande partie de mon intérêt existant pour Brancusi. Elle m’a amené à travailler avec deux rares vues d’installation de l’exposition des sculptures de Constantin Brancusi organisée en 1927 à l’Arts Club par Marcel Duchamp qui fut son ami, son collègue et parfois son marchand. L’exposition présentait dix-neuf œuvres du sculpteur roumain, qui provenaient en grande partie de l’extraordinaire collection d’art moderne laissée par l’avocat new-yorkais John Quinn après sa mort quelques années auparavant ; cette collection ayant été dispersée par ses héritiers, toutes les œuvres de Brancusi qu’il possédait furent rachetées par Marcel Duchamp et par l’écrivain et diplomate Henri-Pierre Roché. Installée par Duchamp, l’exposition de Chicago – l’une de leurs tentatives pour vendre certaines de ces œuvres – évoquait un jeu d’échecs dont les sculptures seraient les pions.
Duchamp avait demandé aux photographes d’architecture Kaufmann & Fabry de documenter l’exposition. Ceux-ci furent parmi les premiers à se fournir en chambres photographiques auprès d’un nouveau fabricant basé à Chicago, L.F. Deardorff & Sons, dont les premières chambres 8×10 pouces (20×25 cm) furent construites pendant la prohibition en bois d’acajou recyclé provenant de comptoirs de bar.
J’avais déniché et acheté deux chambres Deardorff en acajou et dessiné sur chacun de leurs écrans de mise au point en verre dépoli une image des contours des œuvres figurant dans les deux vues de l’installation, avant d’entreprendre un voyage épique dans douze villes d’Europe et d’Amérique du Nord pour retrouver et photographier chacune des 19 sculptures présentées dans l’exposition. Et à chaque fois, les photographier telles que replacées dans leur position d’origine sur le négatif.
R. M. : Êtes-vous parvenu à retrouver les 19 sculptures ?
S.S. : Oui, les 19 sculptures ont été localisées, certaines en Europe, mais essentiellement dans des musées américains et quelques collections privées. L’organisation de la prise de vue de l’ensemble de ces œuvres dans leurs nouveaux environnements s’est révélée très complexe. Au bout du compte, il en est résulté 36 images photographiques accompagnées du matériel utilisé pour les réaliser : les deux chambres Deardorff sur le dépoli desquelles étaient tracés les contours des vues d’installation, les trépieds, etc.
Certaines des images rétablissent partiellement des relations instaurées entre les différentes sculptures dans les vues d’installation d’origine. Par exemple, dans une image, on voit la Colonne sans fin (à Rotterdam) reconnectée à Adam et Ève (à New York). Dans une autre, L’oiseau dans l’espace (à Seattle), Trois pingouins (à Philadelphie), Socrate (à New York) et, à l’arrière-plan, Maiastra (également à New York), toutes ces sculptures ont de nouveau réinvesti le même espace photographique, jusqu’à ce qu’on ait obtenu un ensemble complet d’œuvres, chacune apportant avec elle un espace fantomatique – une congestion de l’architecture, de la géographie – qui s’est constitué au fur et à mesure.
D’autres images de « provenance » accompagnent ces collages, des images se rapportant aux différents collectionneurs qui ont possédé les œuvres de Brancusi au fil du temps. Le propriétaire des Dallas Cowboys, une équipe de football américain, a également été en possession du Commencement du monde (1920), et Jon Shirley, l’ancien président de Microsoft, propriétaire de l’une des plus célèbres collections de voitures rares au monde, possède également à l’heure actuelle L’oiseau dans l’espace qui fut présenté dans l’exposition de Chicago ; dans ce cas, l’image de provenance figure une Ferrari 175 GTB jaune, une pièce exceptionnelle, qui semble avoir un lien formel avec la sculpture. C’est Hester Diamond, la mère de Mike D des Beastie Boys, qui avait vendu L’oiseau dans l’espace à Jon Shirley et utilisé le produit de la vente pour acquérir une œuvre du Bernin (1616) que j’ai photographiée dans la salle à manger de son appartement new-yorkais.
R. M. : Pouvez-vous commenter les deux livrets qui accompagnent Pictures for an Exhibition? C’est une édition singulière qui s’inscrit également dans votre démarche particulière.
S. S. : Pictures for an Exhibition était accompagné d’un livret d’annotations et de titres qui établissaient la provenance complexe de chacune des dix-neuf sculptures, associant ainsi la production artistique et la collection d’œuvres à une sphère sociale, politique et économique plus large. À chacune des 36 photographies correspondent un titre détaillé et des notes de provenance qui retracent le réseau des connexions qui ont toutes un lien avec ce moment de l’année 1927.
R. M. : Il est très intéressant de voir comment, avec El Eco, vous vous emparez d’une autre dimension qui est également très présente dans votre travail, la dimension de la performance et souvent d’une corporéité/d’un corps paradoxalement absents. Qu’est-ce qui vous a amené à aborder ce projet architectural ? Comment a-t-il pris forme et quels documents avez-vous utilisés pour réaliser cette re-présentation ?
S. S. : En 2014, mon intérêt pour la documentation institutionnelle a pris une tournure inédite avec une œuvre intitulée El Eco réalisée pour et dans El Eco, un centre d’art interdisciplinaire d’avant-garde fondé à Mexico au début des années 1950 par l’architecte et artiste allemand émigré Matthias Goeritz. Pour l’inauguration de ce bâtiment extraordinaire, Goeritz avait demandé à Henry Moore de réaliser plusieurs peintures murales immenses dans l’espace principal, puis invité une danseuse âgée de 15 ans, Pillar Pellicer, à danser devant ses gigantesques silhouettes squelettiques. Le télescopage ainsi créé entre cette jeune danseuse pleine de vie et ces figures associées au Jour des morts était spectaculaire. Il n’y avait pas de véritable chorégraphie à proprement parler, et ce qui a subsisté de ce non-événement, c’était une série d’images publicitaires utilisées pour promouvoir El Eco en tant qu’espace interdisciplinaire où coexistent la danse, la musique, les arts plastiques et l’architecture. Le film que nous avons réalisé puisait dans les images publicitaires de Goeritz comme autant d’ »images clés » pour réaliser ce qui est devenu comme une forme d’exorcisme institutionnel et de réflexion paisible sur le vieillissement. L’absence de chorégraphie ou de performance véritable a inscrit un espace libre passionnant entre les instants photographiques qui en subsistaient – un espace de spéculation, de souvenirs partiels et de glissements, peut-être un espace commun à tous les projets dont nous avons parlé.
R. M. : J’aurais une dernière question à vous poser, Simon. Que pensez-vous, de manière générale, de ces nombreux retours à certaines expositions historiques qui sont revisitées, répliquées et reconstruites, organisées par différentes institutions ? Y a-t-il des aspects décisifs que vous souhaiteriez souligner ?
S. S. : Oui, ce que vous décrivez est devenu ces dernières années comme une sorte de trope de la fabrique d’exposition. Un exemple récent, très intéressant, est le remake de When Attitudes Become Form, l’exposition phare organisée par Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne en 1969, qui a été présenté à la Fondation Prada dans un palais baroque donnant sur le Grand Canal à Venise. Je dirais que ce fut une expérience des plus singulières. De l’avis général, l’exposition d’origine avait été un moment aussi essentiel que fécond, où de nombreuses œuvres furent réalisées sur place et la plupart des artistes directement impliqués dans son organisation. À Venise, avec la volonté de respecter la configuration originale de l’exposition, celle-ci a été insérée de force dans son nouvel environnement, fusionnant le rationalisme suisse et l’exubérance baroque. Les œuvres manquantes ont été marquées en blanc sur le sol, comme autant de cadavres, conférant à l’exposition son « apparence zombie » telle qu’elle a pu être décrite. Et passer d’une Kunsthalle à financements publics à une fondation privée s’est également révélé quelque peu troublant. À bien des égards, l’objet qui tenait le mieux la route, c’était le somptueux catalogue avec sa documentation rigoureuse et ses illustrations généreuses.
J’ai récemment repensé à cette exposition, pendant le vernissage de celle de Mike Nelson, Extinction Beckons, à la Hayward Gallery. Pour cette merveilleuse rétrospective de mi-carrière, Mike a orchestré en un seul lieu une stupéfiante conflagration de l’historique de ses expositions personnelles, amalgamant et fusionnant des œuvres réalisées dans différents lieux sur une période de 30 ans. Mike décrit ce travail comme un « démembrement d’actifs » (asset striping) effectué sur sa propre pratique afin de tisser entre ses œuvres des relations entièrement inédites. Ce fut pour moi une expérience mémorable, plutôt émouvante. Comme j’avais vu un certain nombre de ses expositions d’origine, j’ai ressenti une puissante sensation de vertige temporel, mais aussi l’impression intéressante, et troublante, de voir des choses fantomatiques, un sentiment qui contrastait plutôt avec la matérialité insistante du travail de Mike. Ici encore, le catalogue qui comporte de nombreuses vues d’installations des œuvres telles qu’elles ont été exposées à l’origine, revêt une existence fascinante, car il parle de la relation entre la photographie et la mémoire, les œuvres d’art et leur documentation.
R. M. : Je vous remercie de m’avoir accordé cet entretien.
S. S. : Tout le plaisir est pour moi.
Traduit de l’anglais par Christian-Martin Diebold
Notes
[1] Cette journée d’études – intitulée Histoire des espaces de l’exposition et archives visuelles : Ce que disent les reconstructions d’expositions – était organisée par Roula Matar, maîtresse de conférences à l’ENSA de Versailles, en collaboration avec le centre d’art La Maréchalerie, ENSA Versailles.
— Wesley Meuris estun artiste visuel basé à Anvers. Il mène actuellement des recherches postdoctorales et enseigne dans le cadre du programme Advanced Master à Sint Lucas Antwerpen. En 2017, il a obtenu un doctorat en arts de l’université d’Anvers et de Sint Lucas, avec un projet intitulé The Foundation for Exhibiting Art & Knowledge. Cette recherche explore de manière critique la façon dont la connaissance est structurée, exposée et perçue. Les installations de Wesley Meuris prennent souvent la forme de systèmes d’affichage institutionnels, encourageant les spectateurs à réfléchir à la manière dont l’information est organisée et présentée. En conjuguant la recherche académique et le design spatial, il crée des œuvres qui remettent en question les systèmes qui sous-tendent l’autorité culturelle et scientifique. —
La présente recherche artistique porte principalement sur le contexte spatial des lieux d’exposition. Comment ces espaces sont-ils organisés, comment orientent-ils le regard, comment contribuent-ils à la visibilité de ce qui est exposé et comment influencent-ils la compréhension de ce qui nous est donné à voir ? Cette recherche ne se limite pas aux expositions organisées dans un contexte artistique. En effet, des techniques d’exposition très intéressantes sont également mises en œuvre dans d’autres champs du savoir, notamment en histoire naturelle, ethnographie, folkloristique, zoologie et botanique. Il est possible d’identifier un certain nombre de mécanismes interdépendants en se fondant sur le critère de la spatialité, de même que sur ceux de la programmation de ces expositions, de leur élaboration dans l’objectif de susciter de la curiosité, d’entretenir la soif de savoir, mais aussi de procurer du plaisir. Quel que soit l’angle sous lequel est abordé l’exposition, spatial ou organisationnel, une place centrale est systématiquement accordée au regardeur, au regard du visiteur qui se laisse informer, guider ou s’abandonne entièrement à ce qui se révèle sous ses yeux. Par l’intermédiaire de différentes sculptures et installations, mon travail tente une réflexion sur cette relation nouée entre l’objet (ce qui est exposé) et le regardeur. Ces œuvres objectivent des stratégies existantes et en déconstruisent les outils et les mécanismes. Parfois dans l’intention de les faire apparaître, parfois pour en renforcer le caractère potentiel, parfois même pour en manifester l’aspect à la fois trompeur et séduisant.
Pour essayer de comprendre comment fonctionnent de tels mécanismes, cette recherche s’inscrit notamment dans une perspective historique avec la mise en place d’archives iconographiques. Le déploiement d’images historiques ne se veut pas référence à certaines périodes ou études de cas, mais fait plutôt office de chambre d’écho ; elles sont autant de composants du déroulement de ma recherche artistique. Malgré leur extériorisation toujours changeante, des stratégies d’exposition profondément enracinées peuvent être, à la longue, mises au jour et signifiées. Périmées en apparence, elles n’en conservent pas moins leur force de provocation qui se répète au fil du temps. Comment ces images peuvent-elles être réexaminées lorsqu’elles dialoguent avec un discours plus contemporain portant sur les stratégies d’exposition ? Comment la présence de ces images dans le voisinage de mon travail de recherche visuelle peut-elle stimuler la réflexion ? Quels sont les résultats, voire les caractéristiques formelles, qui se laisseraient assimiler par mes sculptures et mes installations ? Cet essai visuel conjugue des photographies historiques avec des images de ma pratique plastique. Elles ne débattent pas en un dialogue en tête-à-tête, mais fonctionnent plutôt comme un collage temporaire qui vise à fonder une réflexion entre l’historique et mon articulation artistique des situations d’exposition. Elles ajoutent un regard détourné, sans imposer pour autant une lecture unifiée. Elles suggèrent un examen des systèmes sous-jacents, des instruments et de la structure d’exposition qui les soutient ; elles visualisent le désir de « rendre visible ».
-1- Wesley Meuris
Enclosure for Okapi
Exposition : Artificially Deconstructed (2007)
Lieu : Cultuur Centrum, Bruges
Crédits : Cel Brugge
-2-
Photographe inconnu
Pavillon des girafes (années 1930)
Lieu : National Zoological Park, Washington
Crédits : Courtesy of Smithsonian Institution Archives
-3-
Photographe inconnu
Installation d’un diorama figurant des cerfs de Virginie (années 1950)
Lieu : National Museum of Natural History (NMNH), Washington
Crédits : Courtesy of Smithsonian Institution Archives
– 4-
Image trouvée. Lieu et situation inconnus.
Image libre de droits
-5-
Wesley Meuris
Masterpieces of the Collection
Exposition : Museum to Scale (2011)
Lieu : University Antwerpen
Crédits : C. Demeter
-6-
Wesley Meuris
Research Building – Congo Collection. Intervention scénographique pour la présentation d’une collection de masques et d’objets congolais.
Solo exposition : Research Building – Congo Collection (2012)
Lieu : CC Scharpoord, Knokke
Crédits : C. Demeter
-7-
Inconnu
Atlas Computer Exhibit (années 1970)
Lieu : National Museum of History and Technology (NMHT), aujourd’hui National Museum of American History (NMAH), Washington
Crédits : Courtesy of Smithsonian Institution Archives
-8-
Vitrine d’œuvres d’artistes hongrois contemporains, présentées sous les auspices de la fédération américaine des Arts et de la fondation américano-hongroise, du 23 avril au 31 mai 1930
Lieu : National Gallery, aujourd’hui National Museum of American Art, Washington
Crédits : Courtesy of Smithsonian Institution Archives
-9-
Wesley Meuris
Compare two Magnificent Pieces of the Collection
Exposition : R-05. Q-IP.0001 (2012)
Lieu : Casino Luxembourg forum d’Art contemporain, Luxembourg
Crédits : É. Chenal
-10-
Photographe inconnu ?
Enfants dans une salle du Metropolitan Museum of Art (1910)
Image libre de droits
-11-
Extrait de l’article de Benjamin Ives Gilman, « Museum Fatigue », The Scientific Monthly, vol. 2, n° 1, Janvier 1916, p. 67-68.
Images libres de droits
-12-
Wesley Meuris
Panoramic Rotunda
Exposition : Modèles d’exposition (2017)
Lieu : Musée des Arts contemporains, Grand-Hornu, Boussu
Crédits : I. Arthuis
-13-
Herbert Bayer
Exposition: Airways to Peace (1943)
Lieu : MoMA, New York
Crédits : Historic Collection / Alamy Stock Photo
Les visiteurs devaient avoir l’impression de se déplacer dans un panorama, un “environnement” changeant.
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Wesley Meuris
Scenes of engagement (détail)
Exposition : Scenes of engagement (2017)
Lieu : Les Tanneries – Centre d’Art contemporain, Amilly
Crédits : W. Meuris
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Charles H. Coles (photographe)
Vue de la caisse d’emballage et du fourgon hippomobile ayant servi au transport des cartons de tapisserie de Raphaël, de Hampton Court au South Kensington Museum (1865)
Image libre de droits
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Photographe
Personnel du musée déplaçant un squelette de brontosaure 289651(juin 1938)
Crédits : Courtesy of American Museum of Natural History
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Photographe inconnu
Personnel du musée observant la maquette de baleine suspendue (1969)
Hall of Ocean Life, American Museum of Natural History, New York
Crédits : Courtesy of American Museum of Natural History Library
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Wesley Meuris
Replacing
Exposition : Verticality (2021)
Lieu : Annie Gentils Gallery, Anvers
Crédits : We Document Art
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Wesley Meuris
Assembly Panel I
Exposition : Verticality (2021)
Lieu : Annie Gentils Gallery, Anvers
Crédits : We Document Art
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Matériel de chimie, laboratoire de Joseph Priestley (1733-1804) ; certains de ces appareils furent présentés dans le cadre d’une exposition organisée en 1958 au musée national des États-Unis.
Crédits : Courtesy of Smithsonian Institution Archives
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Vue de l’expérience russe BIO-5 Rasteniya-2/Lada-2 (Plantes-2) d’observation de la croissance des plantes, installée dans le module de service Zvezda de la station spatiale internationale (ISS).
Crédits : NASA
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Ballon FNRS (premier vol en ballon stratosphérique de l’histoire de l’humanité, dans une nacelle en aluminium hermétiquement close, par Auguste Piccard en 1931)
— Pascal Riviale est responsable des fonds en lien avec le patrimoine aux Archives nationales. Docteur en histoire, il est chercheur associé au centre EREA du laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie comparative (CNRS-Université Paris-Nanterre). —
En 2018, le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM) présentait une passionnante exposition consacrée à Georges Henri Rivière[1]. Par le biais de nombreuses archives et des reconstitutions de légendaires vitrines du musée national des Arts et Traditions populaires (MNATP), les commissaires de l’exposition remettaient en lumière l’inventivité et la modernité de ce musée aujourd’hui disparu. Le musée national des Arts et Traditions populaires (1937-2005) a été en son temps très réputé pour sa muséographie et ses scénographies audacieuses. Bien que cette institution ait été dédiée à un domaine patrimonial parfois considéré comme passéiste, ce musée a au contraire su faire preuve d’innovations tant dans ses études que dans son approche muséographique. Les archives conservées aux Archives nationales (AN) permettent, dans leur diversité et leur complémentarité, de documenter assez précisément la muséographie du parcours permanent et les scénographies d’expositions temporaires réalisées (mais aussi parfois seulement projetées). Il est en effet possible pour cela de mobiliser conjointement les archives versées par le musée lui-même[2], ainsi que celles provenant d’autres administrations : en particulier les fonds versés par la direction des musées nationaux, le service des bâtiments civils et Palais nationaux, la réunion des Musées nationaux et les galeries nationales du Grand Palais[3]. À travers ce parcours des fonds des Archives nationales, nous souhaiterions ici mettre en avant leur potentiel remarquable pour tous ceux qui voudraient se pencher plus précisément sur les scénographies mises en œuvre par le MNATP au cours de son existence. Nous évoquerons dans un premier temps le long chemin emprunté par le musée pour parvenir à mettre en œuvre un parcours permanent novateur, puis nous nous intéresserons à ce que les archives nous disent de ses expositions temporaires – pendant longtemps seules véritables vitrines des activités scientifiques du musée auprès de son public –, et enfin nous verrons les tentatives de l’établissement pour présenter ses collections hors les murs – partie intégrante du projet initial du MNATP.
Création du MNATP et muséographies des expositions permanentes
Après l’inauguration en 1882 du musée d’Ethnographie du Trocadéro une salle dédiée aux cultures traditionnelles françaises y fut ouverte en 1884. Quelques photographies prises au début du XXe siècle donnent une idée de la scénographie typique de l’époque, recourant notamment à des mannequins mis en scène de façon figée[4]. La création d’un département des Arts et Traditions populaires, le 1er mai 1937, à l’instigation de Georges Henri Rivière (jusqu’alors adjoint de Paul Rivet au musée d’Ethnographie du Trocadéro) devait permettre d’envisager une reconfiguration plus innovante de la muséographie « folklorique » en France[5]. Le projet de Rivière était d’ailleurs très ambitieux, puisqu’initialement il comprenait non seulement un musée « principal » au futur palais du Chaillot, mais aussi un ensemble de musées en plein air localisés en différents points du territoire national. Ce projet ne verra pas le jour dans sa globalité, mais Rivière s’attachera néanmoins tout au long de sa carrière de muséographe à développer des projets annexes, entre musées de plein air et écomusées, visant à appliquer ses idées dans ce domaine. C’est finalement un seul musée qui fut installé, dans des conditions d’ailleurs difficiles mais avec un projet scientifique et muséographique novateur : il s’agissait pour Georges Henri Rivière de sortir du folklorisme d’antan au profit d’une analyse globalisante du concept de tradition populaire. Il voulait montrer au public comment se manifestent ces traditions, quelles sont leurs origines, leurs évolutions et les différentes formes qu’elles peuvent prendre.
Les archives relatives à la conception muséographique du siège historique de Chaillot sont très riches d’informations sur la conception du parcours permanent, sur le travail documentaire effectué dans cette perspective, les choix et renoncements muséographiques. On y trouve des notes, des rapports, des correspondances, des fiches documentaires, des plans etc. On peut ainsi observer par exemple le travail préparatoire, le choix des objets à présenter la conception des vitrines des salles qui étaient organisées par contexte culturel (et dont l’approche semble inspirée de la géographie humaine de l’époque) : les champs, la montagne, la mer, ville et village etc. (Fig. 1). Chaque unité géographico-culturelle était elle-même déclinée en sous-thèmes : les semailles, la moisson, le battage, l’élevage etc. D’autres salles correspondaient plus à des thématiques transversales : la salle des métiers, la salle du calendrier, celle du savoir populaire etc[6]. Une dizaine d’alvéoles étaient destinées à présenter une série de thèmes plus spécifiques : le travail du forgeron ; la cuisine provençale. Rivière reprendra d’une certaine façon cette idée avec les unités écologiques, dans son nouveau bâtiment trente ans plus tard.
Fig. 1 : Musée des Arts et Traditions populaires, détail du plan d’aménagement intérieur et d’implantation des vitrines, 23 mars 1937, Archives nationales, 20130148/11
En réalité, cette présentation permanente des salles ne verra jamais le jour. En 1939, les collections commençaient à peine à être déballées qu’il fallut les remettre en caisse pour les mettre à l’abri en province (notamment au château de Chambord, puis à Fougères-sur-Bièvre)[7]. L’occupation allemande et l’avènement du régime de Vichy n’entraînèrent pourtant pas l’arrêt des activités scientifiques et muséographiques du musée qui supervisa plusieurs « chantiers intellectuels[8] ». Le maréchal Pétain souhaitait en effet mettre en avant les valeurs de la tradition française : ruralité et artisanat furent dès lors très présents dans les activités muséales de Georges Henri Rivière et de son équipe, appelés à participer, voire à conduire diverses expositions organisées un peu partout en métropole : Bourges, Rennes, Reims, Versailles, Caen, Clermont-Ferrand, Limoges, Lyon, Bordeaux, Beauvais et Paris (musée des Arts décoratifs)[9].
Dans les années qui suivent la guerre de nouveaux travaux furent entrepris au palais de Chaillot. Entre 1946 et 1948 une partie du palais de Chaillot avait été utilisée pour des réunions de l’ONU, ce qui impliqua en 1949 des travaux de remise en état des locaux et d’aménagement de la salle d’exposition temporaire qui, bien que prévue depuis les origines, n’avait jamais pu voir le jour faute de crédits suffisants. Ces expositions (initiées à partir de 1951) permirent à Georges Henri Rivière et ses collaborateurs de montrer enfin au public dans des conditions acceptables le travail scientifique et conceptuel mené depuis des années autour des arts et traditions populaires. Car, force est de constater que les locaux attribués au musée, dans la partie en sous-sol du palais de Chaillot (sous le musée des Monuments français), étaient bien trop exigus pour que Rivière puisse développer et donner à voir les notions complexes relevant, non pas d’un « folklore » suranné, mais de traditions populaires sujettes à de constantes évolutions. Pendant des années cet espace demeura donc un musée invisible au public, si ce n’est dans le cadre d’expositions temporaires, à partir de 1951 (sur lesquelles nous reviendrons un peu plus loin), qui firent beaucoup pour la réputation du musée. Son conservateur déploya dans le même temps une grande énergie afin de trouver des locaux plus vastes pour son musée. Après quelques fausses pistes dans divers lieux d’Île-de-France, le projet se fixa aux abords du bois de Boulogne. Dans un premier temps on s’orienta vers une implantation du musée dans l’ancien palmarium du jardin d’Acclimatation ; par arrêté du 28 juillet 1953, Jean Dubuisson, architecte en chef des Bâtiments civils et Palais nationaux, fut chargé de travailler à un projet permettant l’installation des collections du MNATP dans ce bâtiment. Mais finalement, après avoir constaté l’impossibilité du projet, il fut décidé en 1955 de construire un bâtiment neuf[10]. Le chantier se prolongea sur près de dix ans (entre 1959 et 1969), mais au-delà du strict projet architectural, c’est surtout le projet muséographique qui semble s’être éternisé et avoir entraîné un grand retard dans la livraison du bâtiment, qui ne fut remis par l’architecte qu’en 1969.
Le projet muséographique reposait sur la conception d’un double circuit de visite : une galerie dite culturelle, destinée au grand public, et une galerie dite scientifique (ou galerie d’étude) pour les spécialistes ou les étudiants. La galerie d’étude ne fut inaugurée qu’en février 1972 et la galerie culturelle en juin 1975. Les archives permettent de suivre la lente évolution de la réflexion (sur près de 15 ans !) sur la conception de ces deux galeries : les thématiques retenues, les objets à sélectionner, les vitrines, la circulation. Les options retenues étaient résolument novatrices, mais probablement assez perturbantes pour nombre de visiteurs. Ainsi, lorsque l’on voit le plan de la galerie culturelle, on a l’impression d’entrer dans un labyrinthe (Fig. 2).
Fig. 2 : Plan de la galerie culturelle, projet pour le nouveau siège du musée, 17 mai 1967. Archives nationales, 20130201/53
Chaque vitrine s’inscrivait dans un thème et donnait lieu à la présentation, soit d’une série d’objets ayant une fonction identique et déclinés selon leur variété régionale, soit par des objets illustrant une séquence (par exemple pour la vitrine « Du blé au pain » on partait de la production du blé – avec ses outils ou ses pratiques associées –, puis l’on passait à la production de farine, pour arriver à la fabrication puis la vente du pain – avec là aussi les outils, l’environnement de la boulangerie). Dans cette galerie culturelle on pouvait également voir ce que Georges Henri Rivière avait appelé des « unités écologiques », c’est-à-dire la reconstitution de lieux de vie ou de travail, présentant un ensemble d’objets remis dans leur contexte d’origine et donnant ainsi à voir un environnement culturel spécifique. Dans les années 1960 le CNRS lança des « recherches coopératives sur programme » – des études pluridisciplinaires mobilisant d’autres institutions. Notamment, il s’associa avec le MNATP entre 1964 et 1966 pour mener une grande étude de terrain sur le pays de l’Aubrac (Aveyron, Cantal et Lozère), une terre d’agriculture traditionnelle confrontée à l’évolution du monde économique moderne. Des anthropologues, des sociologues, des agronomes se côtoyèrent ou se succédèrent sur le terrain, interrogeant les habitants, étudiant les archives, analysant les structures en place etc. Les ethnologues qui travaillaient en association avec le MNATP collectèrent quantité d’informations, d’artefacts, prirent des photographies, effectuèrent des enregistrements sonores et audiovisuels. Outre les publications qui en résultèrent, une partie de ces informations fut utilisée pour le parcours muséographique du nouveau musée en cours d’élaboration au bois de Boulogne. Notamment avec la conception de l’une de ces fameuses « unités écologiques[11] », tel ce « buron », c’est-à-dire un atelier traditionnel de fabrication de fromages (Fig. 3).
Fig. 3 : Reconstitution du buron de l’Aubrac dans la galerie culturelle, vers 1975, photographie A. Chastanier, Archives nationales, 20130317/47
On peut voir ces reconstitutions comme une évolution muséographique des dioramas ou des period rooms alors si en vogue dans certains musées ethnographiques de la fin du XIXe ou du début XXe siècle. Dans le cas des unités écologiques mises en place au MNATP, un lieu de vie était mis sous vitrine : on voyait trois faces d’une pièce ou d’une maison, la quatrième était une vitre séparant ce lieu clos des observateurs. Un essai publié dans l’album accompagnant l’exposition Document bilingue (dont il sera question un peu plus loin) fait référence à La vie mode d’emploi de Georges Pérec[12], cette œuvre littéraire où l’appartement de chaque habitant d’un immeuble est tour à tour offert à la curiosité du lecteur (et au-delà de l’appartement c’est la vie de ses habitants qui est alors dévoilée). On pourrait également, sur un plan formel, évoquer une scène dans Playtime[13], le film de Jacques Tati, où l’on peut observer depuis la rue les habitants d’appartements aménagés de façon très moderne, s’agiter, tels les acteurs d’une pièce de théâtre muet. Ce principe fut également largement repris et réinterprété par des artistes contemporains, dans le cadre de certaines de leurs installations (dont les premières étaient d’ailleurs contemporaines des unités écologiques conçues au MNATP).
Dans ces reconstitutions installées au MNATP il y a à la fois le souci d’authenticité scientifique, de vulgarisation pour le grand public et la volonté de plonger le visiteur dans une expérience émotionnelle et sensorielle, puisque l’on pouvait actionner à la demande un système sonore mêlant bruits « typiques » (cloches, meuglements), témoignages des anciens habitants et commentaires de l’ethnologue. Le dossier d’archives de la reconstitution du buron permet de suivre le processus mis en œuvre pour cela, avec la documentation, les réunions de travail, les synopsis, les listes et fiches d’objets utilisés pour cette mise en scène[14]. Ces fiches nous indiquent que justement tous les objets utilisés pour cette reconstitution n’ont pas forcément été collectés au même endroit et par la même personne. Il s’agit donc d’une reconstitution certes fidèle à ce que pouvait être un buron, mais c’est aussi une sorte de fiction.
En sous-sol se trouvait la galerie d’étude, un lieu qui donc s’adressait à un public plus averti. Elle était organisée selon une répartition par « rues ». Là aussi les vitrines se voulaient très synthétiques pour exprimer un concept, ou un fait culturel, comme par exemple une vitrine consacrée à la musique (Fig. 4). Les explications écrites étaient réduites à leur plus simple expression (du moins à proximité des vitrines, car on pouvait aussi avoir accès à des albums documentaires et à des ressources audiovisuelles). Georges Henri Rivière démontrait ici son génie de la mise en scène. Par exemple, dans la vitrine illustrant les « Jeux de forces et jeux d’adresse », l’accumulation d’artefacts du même type (des boules et des quilles) devient quasiment une œuvre d’art cinétique[15].
Fig. 4 : Vitrine consacrée à la musique dans la galerie d’étude, vers 1972, Photographie Jean-Dominique Lajoux, Archives nationales, 20130338/5
Après la fermeture du musée en 2005 et la réaffectation de ses collections au MUCEM, à Marseille, ce dernier n’a cessé de réinterroger les activités scientifiques, documentaires et muséographiques du MNATP. Dans ses locaux de la Belle de Mai, une de ses réserves a été aménagée de façon à pouvoir accueillir des visites guidées du public. Le MUCEM a également déjà accueilli deux expositions dédiées au MNATP. La première, en 2017, s’intitulait Document bilingue. Les commissaires de cette exposition étaient partis de l’idée que les objets collectés par le MNATP s’assimilaient à des documents bilingues : à la fois représentatifs des arts ou des traditions populaires mais aussi suscitant un discours d’ordre scientifique. Dans cette perspective, ils avaient invité des artistes à relire les collections du musée et à les réactiver, en évoquant la nature double des objets conservés dans ce musée :
« La question de la nature bifide de l’objet, partagé entre art populaire et discours scientifique, à la manière d’un document bilingue, fut au cœur même du projet de Rivière. Mais qu’en est-il désormais de ces collections aujourd’hui en sommeil dans les réserves du MUCEM ? Comment activer voire performer un document en réfléchissant sa nature bilingue – objet au statut esthétique et poétique, mais aussi témoignage à valeur ethnographique[16] ? »
Ces performances artistiques se mêlaient à des relectures historiographiques des activités de l’ancien musée. Puis en 2019 s’est tenue au MUCEM une exposition consacrée à la figure marquante de Georges Henri Rivière. Les commissaires de cette exposition y avaient reconstitué des vitrines évoquant de fameuses expositions temporaires du musée : par exemple l’exposition Marionnettes, qui s’était tenue dans ses locaux du palais de Chaillot en 1952. Ces reconstitutions furent rendues possibles notamment grâce aux photographies prises lors de l’installation de ces expositions[17]. Une reconstitution encore plus spectaculaire était celle de l’une des unités écologiques de la galerie culturelle du MNATP : le buron de l’Aubrac. Cette reconstitution a été rendue possible grâce aux dessins conservés dans les archives du MNATP[18] et aux photographies conservées au MUCEM.
Les expositions temporaires
Comme on vient de le voir, l’analyse (et éventuellement la réactivation de parties d’expositions passées) est rendue possible grâce aux archives du MNATP, qui peuvent en outre être parfois complétées par d’autres fonds provenant de la réunion des Musées nationaux ou des galeries nationales du Grand Palais. Il convient de souligner que les archives ont dès le début occupé une place centrale au MNATP. Avant même la création officielle du musée, Rivière avait été associé par le biais d’André Varagnac au projet éditorial de l’Encyclopédie française, initié en 1932 par le ministre de l’Éducation nationale, Anatole de Monzie et l’historien Lucien Febvre. Le folklore régional, les traditions populaires faisaient partie des sujets devant être traités par cette encyclopédie. Un atlas folklorique de la France était notamment prévu, avec une série de cartes censées synthétiser et illustrer une série de faits folkloriques. Les matériaux d’étude ainsi collectés et produits furent alors centralisés au sein d’un « office de documentation folklorique », l’un des tous premiers locaux aménagés au sein du MNATP peu après sa création[19].
Le travail d’enquête et le collationnement des résultats produits par ces enquêtes de terrain firent partie intégrante du musée et furent toujours au cœur de son activité. C’est pourquoi Georges Henri Rivière définissait volontiers son établissement comme un « musée-laboratoire », mettant ainsi l’accent sur la fonction « recherche » qui était perçue comme centrale dans son projet muséographique. Dans un rapport sur les activités de son institution naissante, il évoquait ainsi (et dans cet ordre) les objectifs du musée : « Coordonner et développer l’étude scientifique du folklore ; constituer une documentation et des collections ; publier et enseigner ; organiser le musée et des expositions[20] ». Quelques années plus tard, dans un autre rapport destiné à son administration de tutelle, il revenait encore sur les missions de son établissement :
« Le musée d’ethnographie folklorique remplit ainsi sa double mission d’éducation et de recherche : d’éducation, par ses galeries à l’usage du grand public ; de recherche, par la mise à la disposition des travailleurs scientifiques de ses magasins d’objets et autres instruments d’étude : bibliothèque, phonothèque, iconothèque, archives etc. En un mot, un MUSÉE-LABORATOIRE[21] ».
Il avait commencé sa carrière de conservateur de musée en tant qu’adjoint de Paul Rivet au musée de l’Homme, y avait développé un grand sens de l’organisation et de la gestion muséale. Rivière attacha toujours une grande attention à la gestion des archives : on peut le constater dès ses premières notes de service, fixant le mode d’enregistrement et de gestion des archives. Ce qui explique la bonne conservation des archives et leur qualité documentaire[22]. C’est notamment le cas des dossiers d’organisation des exposition, indispensables pour tout travail historiographique dans ce domaine[23]. Ces expositions étaient le plus souvent le résultat des études et des enquêtes menées sur le terrain par le personnel attaché au musée. La particularité de ce musée est que son personnel scientifique était essentiellement composé de chercheurs du CNRS détachés auprès du MNATP. Les expositions présentent donc, souvent au travers de thématiques transversales, le résultat de leurs collectes d’informations et d’artefacts. On a évoqué plus haut la conception très novatrice de la galerie culturelle et de la galerie d’étude. La seule réserve que l’on puisse émettre est qu’après l’ouverture au public de ces deux galeries au début des années 1970, leur présentation évolua apparemment très peu. Comme si ses successeurs n’avaient pas osé toucher à la muséographie originale de Rivière (mais ils n’en eurent peut-être pas non plus les moyens). C’est peut-être plus à travers les expositions temporaires que ses successeurs purent apporter une touche personnelle, aborder de nouvelles thématiques et des façons différentes d’exposer, de donner à voir au public ces traditions populaires, mais en les abordant désormais sous un angle plus anthropologique et non plus folklorique.
Lorsque le MNATP était encore à Chaillot, les espaces d’exposition étaient si contraints et les moyens si limités qu’il ne fut pas possible de mettre en œuvre le parcours permanent imaginé depuis le début. Ce n’est qu’en 1951 que les travaux d’aménagement des espaces dédiés aux expositions temporaires purent être achevés, permettant enfin à l’équipe du musée de présenter au public une partie de leurs travaux de recherche. On peut alors voir, grâce aux photographies prises à l’époque, comment avec des moyens réduits Georges Henri Rivière et ses collaborateurs parvenaient quand même à faire des vitrines vivantes et suggestives. Le conservateur développa notamment un art consommé de l’usage du fil de nylon pour accrocher les objets, animer les vêtements. Il se dit qu’il mettait un point d’honneur à ne pas utiliser des mannequins qui avaient tendance à figer les attitudes des personnages, à rendre ternes les reconstitutions de scènes de la vie quotidienne. Une vue d’une vitrine intitulée « Prestige du cirque » dans l’exposition Arts et traditions du cirque (1956) en est un bon exemple (Fig. 5). Plutôt que l’anecdotique, ce qui primait dans ces créations était avant tout un esprit didactique. Très tôt, le personnel scientifique du musée développa un art de la séquence pour expliquer visuellement un processus (de fabrication[24] ou d’évolution).
Fig. 5 : Vitrine « prestige du cirque » dans l’exposition Arts et traditions du cirque, 1956, photographie Pierre Soulier, Mucem, Ph.56-101-21
Les salles disponibles pour les expositions temporaires au nouveau siège du musée étaient plus vastes et certainement plus adaptées, ce qui offrit une plus grande latitude aux commissaires d’exposition et aux scénographes. En outre, les équipes du MNATP eurent en certaines occasions la possibilité d’organiser leurs expositions aux galeries nationales du Grand Palais. Ce fut par exemple le cas pour l’exposition Hier pour demain (1980), qui se voulait en quelque sorte un manifeste de ce que le MNATP proposait en termes d’étude et de présentation des arts et traditions populaires françaises. On voit dans le dossier de l’exposition que, outre les traditionnelles vitrines avec des objets ou des costumes, on y avait présenté beaucoup de grands artefacts sur des plateformes : des géants de carton-pâte, un modèle de « tarasque » – cet animal fantastique que l’on promenait dans les rues pour la fête du même nom à Tarascon -, des systèmes mécaniques et même un vieux tracteur[25].
Les dossiers des expositions organisées par le MNATP sont souvent riches d’informations sur leur conception : le choix du sujet, des différents thèmes abordés, des objets présentés, des sollicitations auprès des prêteurs publics et privés. On voit aussi éventuellement les diverses options envisagées pour la scénographie, ses évolutions, ses possibles abandons. On y trouve de nombreux croquis des salles, avec parfois des repentirs, des précisions qui viennent se surajouter, des croquis de vitrines avec la disposition prévue pour les objets : le dossier de l’exposition Objets domestiques des Provinces de France dans la vie familiale et les arts ménagers (1955) contient ainsi toute une série de croquis relatif à la scénographie et à l’implantation des vitrines et des objets[26] (Fig. 6).
Fig. 6 : Croquis préparatoire à la scénographie de l’exposition Objets domestiques des Provinces de France dans la vie familiale et les arts ménagers, vers 1952-1953, Archives nationales, 20120297/67
Dans la catégorie des plans de salles d’exposition on trouve dans les archives une grande variété typologique de documents voire d’objets. À l’entrée d’une exposition on trouve souvent un petit plan général des salles à destination du public. Pour ses premières expositions, dans les années 1950 le MNATP affichait un plan synthétique peint sur une plaque de bois. Ces plaques ont été soigneusement conservées et sont parvenues jusqu’à nous[27]. On trouve aussi de grands plans sur calque, qui là aussi synthétisent – cette fois-ci à usage interne, dans la phase de préparation des expositions – l’organisation spatiale des salles[28]. Signalons qu’une seule maquette de projet scénographique est parvenue jusqu’à nous ; elle est assez spectaculaire dans le souci du détail[29]. Le versement AN 20130632 contient, quant à lui, une série de dessins et de peintures correspondant à des projets de scénographie pour des expositions – qui n’ont peut-être pas été réalisées.
Enfin, des photographies documentent aussi la phase de montage, mais aussi le moment particulier de l’inauguration[30]. Si l’on en trouve parfois des tirages dans les dossiers d’archives, il convient de signaler que c’est plus majoritairement au sein de la photothèque du MUCEM que l’on trouvera des photographies relatives aux expositions temporaires. Il est également à signaler que nous conservons plusieurs films tournés par ou pour le MNATP, où l’on voit les salles d’expositions permanentes ou temporaires du musée, tant au palais de Chaillot qu’à son nouveau siège du bois de Boulogne[31].
Certaines de ces expositions avaient été organisées avec le concours de la réunion des Musées nationaux. Dans ce cas-là, les archives de la RMN apportent un possible complément d’informations. C’est par exemple le cas pour l’exposition Artisans de l’élégance, où l’idée était de simuler une rue avec, côte à côte, plusieurs commerces et ateliers touchant à l’habillement, à la mode, à l’apparence : on y trouvait par exemple le coiffeur, la modiste, le bottier. Plusieurs scénographes avaient répondu à l’appel d’offre ; on peut ainsi voir dans les archives de la RMN les différentes propositions faites et donc avoir un aperçu de ce que l’exposition aurait pu être avec ces scénographies alternatives non retenues[32]. Pour rester dans le registre des sources complémentaires, signalons aussi que les Archives nationales conservent un versement fait par les galeries nationales du Grand Palais, classé par dossier d’exposition, contenant entre autres certains aspects techniques relatifs à l’aménagement et au montage. Par exemple, pour l’exposition Costumes, coutumes (1985), on a un plan général d’implantation des structures et vitrines, avec quelques spécifications techniques, ainsi que le planning d’intervention des différentes entreprises[33].
Certains dossiers d’expositions illustrent un autre cas particulier : les itinérances, lorsqu’une exposition est transposée en plusieurs autres lieux. C’est par exemple le cas de cette exposition consacrée au phénomène sociétal du grand succès populaire connu par la bande dessinée Astérix. Ces itinérances donnent généralement lieu à des muséographies distinctes. On peut l’observer dans ce dossier, où est documentée la préparation de l’exposition pour une nouvelle étape au centre national de la Bande dessinée et de l’Image à Angoulême ; on y voit quelques-unes des structures envisagées par le scénographe pour mettre en scène de manière très immersive les différents thèmes abordés par l’exposition (Fig. 7).
Fig. 7 : Projet muséographique pour l’exposition Ils sont fous… d’Astérix ! Un mythe contemporain, au Centre national de la bande dessinée et de l’image à Angoulême, 1996. Archives nationales, 20120397/135
Mais avant Angoulême, l’exposition avait également été montrée au musée des Beaux-arts de Montréal. On constate que la scénographie est très différente. On ne peut pas non plus exclure que le contenu même de l’exposition ait été adapté au public canadien (avec par exemple cette salle consacrée à l’album intitulé La grande traversée qui voit les héros gaulois débarquer en Amérique du Nord (Fig. 8).
Fig. 8 : vue d’une des salles de l’exposition Ils sont fous… d’Astérix ! Un mythe contemporain, au Musée des Beaux-arts de Montréal, photographie Brian Merrett/MBAM, 1996. Archives nationales, 20120397/135
Le MNATP hors les murs
Outre les quelques expositions organisées au Grand Palais et les itinérances, il convient de préciser que diverses autres manifestations se sont tenues hors les murs. Ce fut parfois à titre de préfiguration. Alors que le musée venait juste d’être créé par décret mais n’existait encore que sur le papier, Georges Henri Rivière organisa en 1937, dans le cadre de l’exposition internationale des Arts et des Techniques, une exposition remarquée. Dans le vaste secteur du centre rural (situé à la porte Maillot), il créa un musée du Terroir consacré à la commune de Romenay-en-Bresse. Il montrait ainsi à la fois au grand public urbain ce qu’étaient les traditions rurales et il montrait aux maires de communes rurales comment ils pouvaient ouvrir leur propre musée sans déployer des moyens extraordinaires[34]. Durant des décennies Rivière fut en France l’un des principaux initiateurs de musées dédiés – pour tout ou partie – aux traditions populaires : il prodiguait ses conseils, facilitait les dépôts de collections nationales en province, faisait jouer son influence auprès de la direction des Musées de France. Il s’agissait le plus souvent de musées de conception classique, mais Rivière montra aussi un intérêt marqué pour les musées dits « de plein air », comme il avait pu en visiter en Scandinavie. Rappelons que le projet initial du MNATP prévoyait non seulement la création d’un musée envisagé selon les standards classiques, mais aussi des musées mettant en scène à l’air libre des évocations des arts et traditions populaires. Malgré plusieurs projets amorcés au fil des années, Rivière ne parvint pas à faire aboutir ce projet. Néanmoins, il fut à l’origine ou collabora à la conception de nombreux écomusées et musées de plein air un peu partout en France[35].
Pour finir, nous évoquerons ce qui pourrait être perçu comme une contradiction, mais qui ne l’était sûrement pas dans l’esprit de Georges Henri Rivière. Durant les décennies 1950 et 1960 le MNATP participa au salon des Arts ménagers, en présentant à chaque fois une petite exposition thématique (Fig. 9). Pour Rivière, les arts et traditions populaires n’appartenaient pas uniquement au passé, il s’agissait aussi de modes d’expressions actuels et en constante évolution ; ils avaient donc toute leur place dans ce salon qui était censé donner à voir la technicité et la modernité. En outre, cette manifestation annuelle qui attirait les foules de curieux offrait une vitrine inespérée pour un musée à l’étroit dans ses locaux et son public sans doute fervent mais peu nombreux[36].
Fig. 9 : vue des vitrines « objets domestiques » réalisées par le MNATP pour le salon des arts ménagers, 1954, photographie François Kollar, Archives nationales, 19850024/40/3
L’originalité et la modernité de la muséographie et des scénographies d’expositions temporaires imaginées à divers stades de la vie du MNATP par Georges Henri Rivière, ses successeurs et ses collaborateurs ont déjà été amplement mises en lumière par des études antérieures[37]. Notre propos est ici avant tout de montrer la richesse potentielle des fonds d’archives conservés aux Archives nationales concernant le MNATP : si les archives présentées ici proviennent majoritairement du musée lui-même, elles peuvent être utilement complétées par d’autres fonds provenant du service des Bâtiments civils et Palais nationaux, de la direction des Musées nationaux et de la réunion des Musées nationaux. Outre les sources écrites, on y trouvera un grand nombre de documents figurés[38], permettant de visualiser des projets scénographiques produits dans le cadre des activités du musée, qu’ils aient abouti ou pas. C’est sur ce croisement possible des sources émanant de différentes administrations que nous souhaiterions insister ici par le biais de cette présentation volontairement plus descriptive qu’analytique, en invitant les chercheurs à s’intéresser à ces archives, dont l’importance et la diversité des fonds conservés autorise une grande variété d’études possibles, soit sur un moment donné, soit sur la longue durée. Il convient d’ailleurs d’insister sur le fait que ce ne sont pas seulement les archives visuelles, mais bien l’ensemble des sources d’archives (photographies, esquisses, plans, maquettes, mais aussi notes, correspondance, comptabilité etc.) qui peuvent être mobilisées pour permettre de contextualiser les réalisations du musée et procéder ainsi à des études historiographiques reposant sur des matériaux solides.
À tous ces fonds conservés aux AN, il convient de rajouter les fonds de la photothèque du MUCEM ; de nombreux espaces d’exposition correspondant à diverses périodes du MNATP y sont visibles : https://www.MUCEM.org/ (consulté en novembre 2024). ↑
La plupart des musées folkloriques ou ethnographiques créés en France au XIXe siècle ou au début du XXe siècle avaient adopté ce mode de présentation : nous renvoyons par exemple aux tirages photographiques représentant la salle de France au MET (début XXe siècle) conservés sous la cote 20130221/45. Quelques vues du musée départemental du Finistère à Quimper, prises à la même époque, illustrent une scénographie très similaire (2020297/52). ↑
Sur la figure de Georges Henri Rivière, voir Gorgus N., Le magicien des vitrines, Paris, Éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 2003 ; plus récemment Georges Henri Rivière. Voir c’est comprendre, cat. exp., Marseille, MUCEM, 2018. Le projet de « musée national du Folklore » remonte à 1932, il y était déjà question d’un « musée de plein air » à proximité de Paris. ↑
La boîte 20130148/12 contient les fiches préparatoires à la muséographie, comportant la sélection envisagée des objets pour chacune des salles. Le projet muséographique avait été élaboré à partir de 1937, mais ces fiches correspondent apparemment au projet tel qu’il avait évolué en 1939. ↑
Les archives relatives à l’évacuation des collections muséales pendant la Seconde Guerre mondiale sont conservées sous le n° 20144792. ↑
De jeunes artistes et architectes au chômage furent recrutés pour mener dans toute la France des enquêtes sur divers sujets d’ordre patrimonial : le mobilier traditionnel, l’artisanat, l’architecture rurale. ↑
AN, 20130148/27 et 28 : dossiers relatifs aux expositions autour de l’artisanat auxquelles a participé le MNATP pendant la guerre. On y trouve des notes, des correspondances, des plans et des tirages photographiques des projets et réalisations. ↑
Mais le permis de construire ne fut signé qu’en 1959. Sur les divers projets et les sources d’archives correspondantes, voir Segalen M., Vie d’un musée (1937-2005), Paris, Stock, 2005 ; Riviale P., « Le musée national des Arts et Traditions populaires, d’un bâtiment à l’autre : un état des sources », Colonnes. Archives d’architecture du XXe siècle, n° 31, août 2015, p. 12-14. ↑
On en compte plusieurs : outre le buron, on y voyait un chalet d’alpage, une forge du Queyras, un atelier de tourneur. L’un des ensembles les plus anciennement collectés est probablement un intérieur breton, acquis en 1964, dans le cadre d’une enquête pluridisciplinaire à Plozevet et ses alentours (Finistère), financée par la direction générale de la Recherche scientifique et technique. La barque de pêcheurs de Berck, située presque à l’entrée de la galerie, se différenciait des autres unités en évoquant un paysage en extérieur. Enfin, le dernier ensemble (le cabinet d’un voyant) se démarquait également en s’inscrivant cette fois-ci dans un cadre urbain et plus actuel. ↑
Bouiller J.-R., Calafat M.-C., « Les unités écologiques ou la vie mode d’emploi », Document bilingue. Réserves & collections, un autre Mucem, cat. exp., Marseille, MUCEM, 2017, p. 37 ; voir aussi Bouiller J.-R., Calafat M.-C., « Dioramas ethnographiques et unités écologiques : la mise en scène de la vie quotidienne au musée d’Ethnographique du Trocadéro et au musée national des Arts et Traditions populaires », Culture et Musées, n° 32 : L’art du diorama (1700-2000), 2018, p. 131-158 ; Pérec G., La vie mode d’emploi, Paris, Hachette, 1978. ↑
Playtime, film réalisé par Jacques Tati et sorti en salles en 1967. ↑
AN, 20130317/47 : dossier « Buron de l’Aubrac ». ↑
AN, 20130184/75 : on y trouve une vue d’ensemble de la vitrine du buron et un plan spatialisant tous les éléments constituant l’unité écologique. Ces dessins ont été faits en 2010 avant le démontage des vitrines. ↑
Riviale P., « Quelques cartes manuscrites du MNATP (1937), témoignages d’un projet inachevé d’‘Atlas folklorique de la France’ », Cartes & Géomatique, juin 2014, p. 61-70. ↑
AN, 20130148/11 : rapport sur le MNATP (28 octobre 1938). ↑
AN, F/16946 : « Note sur les acquisitions… » (27 novembre 1944). Les derniers mots sont en capitale dans le document original. ↑
Même si la rigueur de gestion des archives semble avoir périclité avec le temps, ce qui a nécessité leur reclassement par la mission des archives du ministère lors de leur collecte. ↑
Ces dossiers d’organisation d’exposition sont conservés aux AN dans les versements 20120297, 20100397, 20130219. ↑
AN, 20120397/203 : vues de l’exposition Hier pour demain, au Grand Palais (1980) ; on trouve également un dossier de cette même exposition dans les archives de la RMN, sous les cotes 20150160/314-20150160/316. ↑
Pour un exemple plus récent voir AN, 20120397/75 : dossier de l’exposition Cinéma forain (1987). ↑
On trouve ainsi dans le versement AN, 20130226 une vingtaine de plans d’expositions qui étaient affichés à l’entrée de l’exposition à destination des visiteurs (peintures collées sur plaques de bois, 1951 à 1963). ↑
MNATP, Nouveau siège (1978-1991), 20130202/19 : plans muséographiques d’expositions temporaires. ↑
AN, 20130186/10 : maquette pour l’exposition Arts forains (1992). ↑
Par exemple, AN, 20120397/112 : montage puis vernissage de l’exposition Cités en fête (1992). ↑
AN, 20130042/1-20130042/389. Certains de ces films ont été numérisés. ↑
AN, 20150160/667 : exposition Artisans de l’élégance. Propositions scénographiques d’Henri Rouvière, Zette Cazalas et Giada Ricci. ↑
20080681/120 : dossier de montage de l’exposition Costumes, coutumes au Grand Palais (1985). ↑
AN, 20120297/101 : musée du Terroir à l’exposition internationale (1937). Signalons que durant cette exposition internationale de 1937, Rivière fut aussi l’un des commissaires d’une exposition consacrée à la muséographie présentée au palais de Tokyo. ↑
AN, 690AP/42-690AP/85. Le fonds d’archives privées de Georges Henri Rivière est particulièrement riche pour documenter cet aspect de sa vie professionnelle. ↑
Les dossiers de ces participations du MNATP se trouvent aux AN sous les cotes 20120297/46 à 49. Des photographies de ces expositions organisées au salon se trouvent dans le versement 19850024 du commissariat général du salon des Arts ménagers. Pour un exemple de présentation, voir le cliché publié dans l’essai de Segalen M., « Postface. Le salon des Arts ménagers, une utopie réalisée au service de la ménagère », Plateau volant, motolaveur, purée minute. Au salon des Arts ménagers (1923-1983), cat. exp., Pierrefitte-sur-Seine, Archives nationales, 2022, p. 161-176. ↑
Nous renvoyons notamment aux ouvrages suivants : Gorgus N., Le magicien des vitrines, Paris, Éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 2003 ; Segalen M., Vie d’un musée (1937-2005), Paris, Stock, 2005 ; Document bilingue. Réserves & collections, un autre Mucem, cat. exp., Marseille, MUCEM, 2017 ; Georges Henri Rivière. Voir c’est comprendre, cat. exp., Marseille, MUCEM, 2018. ↑
Il convient cependant de souligner que les archives photographiques qui constituaient la photothèque du MNATP se trouvent désormais au MUCEM ; seuls les tirages qui avaient été insérés dans les dossiers d’archives ont été versés aux AN. ↑
— Marie Fraser est professeure en histoire de l’art et en muséologie à l’Université du Québec à Montréal et titulaire de la chaire de recherche UQAM en Études et Pratiques curatoriales. Elle est co-fondatrice du groupe de recherche et de réflexion CIÉCO qui travaille sur les collections depuis 2014. Elle a codirigé la publication Réinventer la collection. L’art et le musée au temps de l’évènementiel (PUQ, 2023) et le numéro 40, L’activisme dans les collections, de Marges. Revue d’art contemporain. Elle a récemment publié dans Culture & Musées, Intermédialités, Muséologies, Plastik et Stedelijk Journals. Elle a été conservatrice en chef au musée d’Art contemporain de Montréal (2010-2013) ainsi que commissaire du pavillon du Canada à la 56e Biennale de Venise (2015). —
Je voudrais profiter de ce numéro consacré à l’espace d’exposition pour partager les résultats d’une enquête que je mène sur la circulation des œuvres d’art durant la Guerre froide à partir de The Responsive Eye présentée au Museum of Modern Art (MoMA) en 1965.
D’abord déployée dans l’exposition L’œil attentif à la Fondation Guido Molinari à Montréal à l’automne 2023 (Fig. 1, 2 et 3)[1], cette recherche s’inscrit dans un projet plus large intitulé « Muséologie d’enquête », qui étudie l’histoire des expositions à partir de la trajectoire des œuvres d’art[2]. Comment les œuvres sont-elles déplacées pour être exposées ? Dans quels contextes voyagent-elles d’un pays à un autre, d’un musée à un autre ? Comment sont-elles présentées ? Dans quels buts ? Qui sont les acteurs de ces circulations ? Considérée comme une des références sur l’art optique, The Responsive Eye (Fig. 4) regroupait 123 œuvres de 99 artistes ou groupes d’artistes en provenance de 18 pays d’Amérique du Sud, d’Asie et d’Europe, ainsi que du Canada, d’Israël et des États-Unis.
Estimée comme une des expositions les plus populaires de l’époque[3], après sa présentation à New York, The Responsive Eye voyage dans quatre autres villes des États-Unis, au City Art Museum de St. Louis, au Seattle Art Museum, au Pasadena Art Museum et au Baltimore Museum. Les archives de l’exposition témoignent à plusieurs égards de la complexité d’un tel projet nécessitant de transporter des œuvres disséminées sur plusieurs continents. Cet article propose d’examiner cette mobilité internationale de l’art pour la mettre en parallèle avec la circulation des expositions au plus fort de la Guerre froide, au cours des années 1950 et 1960, et le rôle qu’entendait se donner le MoMA sur le plan géopolitique. The Responsive Eye s’avère un cas d’étude percutant pour réfléchir aux déterminations institutionnelles et politiques de l’espace d’exposition.
L’écriture de l’histoire des expositions se heurte toutefois le plus souvent à des archives incomplètes, fragmentaires et dispersées. Les problèmes historiographiques, méthodologiques et épistémologiques engendrés par une telle documentation lacunaire ont été soulevés par Rémi Parcollet et Léa-Catherine Szacka, en 2012 et 2013[4]. Comment retracer la mémoire des expositions ? Qu’est-ce que les musées, les organismes culturels, les commissaires, les artistes, les photographes ont-ils conservé ? Qu’est-ce que l’archive d’une exposition révèle et, inversement, qu’est-ce que ses absences ou ses vides dissimulent ? L’analyse de The Responsive Eye en comparaison avec trois expositions d’art moderne états-unien mises en circulation dans les années 1950 se base ici principalement sur la documentation accessible sur le site MoMA: Exhibition History (vues d’exposition, catalogues, communiqués de presse, listes des artistes et des œuvres) et celle conservée dans les dossiers d’exposition et les archives des institutions (correspondances, demandes de prêt, transport des œuvres, plans d’accrochage, production des catalogues). Force est de reconnaître que les aspects politiques et géoculturels laissent, de manière générale, très peu de traces dans les archives des expositions, alors qu’ils sont pourtant essentiels pour en comprendre l’histoire. Les musées seraient-ils peu enclins à révéler leur motivation et leur programme politiques ? Pourquoi ? Il apparaît de ce fait essentiel d’interroger ces structures souterraines et d’aller au-delà des sources pour se demander à quelles fins les expositions sont documentées et archivées. Afin de combler certaines lacunes documentaires et de pousser l’analyse des expositions pour faire apparaître les politiques culturelles en lien avec la Guerre froide, nous avons reconstitué les plans des expositions et comparé leur modèle muséographique ; nous avons porté notre attention sur la liste des artistes, le nombre d’œuvres exposées et les regroupements ; nous avons dessiné des cartographies pour suivre le déplacement des artistes et des œuvres. Les vues d’installation de The Responsive Eye par le photographe George Cserna ont été le point de départ de notre enquête et d’une première série d’interrogations sur l’espace que la photographie donne à voir et la mémoire qu’elle construit.
La photographie d’exposition comme renforcement du cube blanc
Le MoMA est un des rares musées à photographier de façon systématique ses expositions depuis son inauguration en 1929. Le musée a ainsi construit et archivé sa propre histoire à travers le temps[5]. Ces archives comprennent aujourd’hui un répertoire de plus de 5500 expositions et un fonds photographique d’une incroyable richesse. Accessible en ligne depuis 2016, le site MoMA: Exhibition History est perpétuellement mis à jour[6]. Cette immense ressource documentaire garantit la pérennité des expositions d’une des institutions muséales les plus puissantes aux États-Unis. Dans The Power of Display (1998), Mary Anne Staniszewski révèle l’intérêt de ce fonds photographique pour la recherche en proposant une histoire critique des expositions à partir de plus de 200 images[7]. La photographie est pour l’autrice un outil de première main pour étudier les accrochages dans la perspective où les expositions manifestent des valeurs, des idéologies, des politiques culturelles et muséales. Son analyse cherche à divulguer ce qu’une exposition montre et dissimule tout à la fois. Comment les expositions affectent-elles la signification et la réception des œuvres ? Comment façonnent-elles l’expérience ? Comment la photographie (re)cadre-t-elle cet espace ? Comment la construction du regard peut-elle contribuer à renforcer des usages, des idéologies et des politiques culturelles ?
Les vues d’exposition du MoMA sont relativement uniformes surtout au cours des années 1950 et 1960 lorsqu’il s’agit de documenter l’espace de l’art moderne et de la peinture moderniste. Au moment où Brian O’Doherty décrit le cube blanc, dans son article « Notes sur l’espace de la galerie » (1976) dans Artforum[8], celui-ci s’est déjà imposé non seulement comme une « marque distinctive des espaces d’expositions du MoMA[9] », mais aussi comme une norme partout en Occident. Le cube blanc est, pour lui, « le pôle complémentaire du tableau moderniste » : un « espace neutralisé, hors du temps et de l’espace[10] ». Il est fondamental de noter ici que c’est à partir de vues d’exposition que Brian O’Doherty théorise le cube blanc, comme si elles avaient pu en révéler les caractéristiques. Comment la photographie a-t-elle capté, voire reproduit cet espace ? Si les vues d’installation constituent un des principaux éléments de l’archive de l’exposition et une des rares sources pour comprendre la mise en espace, quel regard construisent-elles ?
L’archive visuelle de The Responsive Eye est particulière : elle comprend des vues d’installation prises par George Cserna, reconnu pour ses photographies d’architectures modernistes, ainsi qu’un film documentaire en noir et blanc réalisé par un jeune cinéaste à l’époque, Brian De Palma[11]. Les images de George Cserna (Fig. 5, 6) donnent à voir un espace épuré et sans artifice, dans lequel règne une sobriété générale, voire une certaine austérité. Elles adoptent le point de vue du cube blanc et intensifient son régime de visibilité. La description spatiale de Brian O’Doherty convient ici parfaitement. L’espace est construit de telle sorte que l’« extérieur ne doit pas y pénétrer – aussi les fenêtres sont-elles […] condamnées ; les murs sont peints en blanc ; le plafond se fait source de lumière. Le parquet est si bien ciré que vous pouvez y claquer méthodiquement du talon […]. L’art y est libre “de vivre sa vie”[12] ». George Cserna n’a pas cherché à saisir les effets optiques des œuvres. La froideur, le silence et le calme dominent partout et les vues d’exposition semblent contredire le mouvement et l’atmosphère très colorée qui devait régner. La photographie en noir et blanc semble ainsi avoir neutralisé l’impact des œuvres sur la perception au profit d’un espace immobile, blanc, uniforme et neutre.
Tourné lors du montage et du vernissage, le film de Brian De Palma offre un point de vue inédit sur l’exposition qui tranche avec l’ambiance des photographies. La comparaison entre ces deux sources visuelles met en évidence le lien étroit entre les vues d’exposition et la construction d’un regard propre au cube blanc. Alors que le cadrage uniforme d’une photographie à l’autre accentue la rigidité d’un espace épuré et sobre, la caméra en mouvement montre, au contraire, un lieu animé, dans lequel se révèlent les effets optiques des œuvres et l’effervescence d’un évènement mondain. Le contraste ne tient pas qu’à la différence des médiums, entre l’image fixe de la photographie d’un côté, et l’image en mouvement du cinéma de l’autre, mais à la façon de cadrer l’espace d’exposition, voire de cadrer l’institution. En effet, l’ironie avec laquelle Brian De Palma filme The Responsive Eye est frappante. Il choisit le moment du montage, où les artistes sont présent·e·s, et celui du vernissage, un événement « cravate noire » pendant lequel l’establishment de New York fréquente le MoMA. Des interviews très sérieuses sur les œuvres et leurs effets sur la perception sont entrecoupées de remarques anodines, comiques et sarcastiques. Parmi les protagonistes se trouvent plusieurs personnalités : William C. Seitz, conservateur au MoMA et commissaire de l’exposition, Rudolf Arnheim, psychologue de la perception et théoricien de l’art et du cinéma, le docteur Irving H. Leopold, spécialiste de la vision, quelques artistes, dont Marisol, David Hockney et Josef Albers, des actrices et acteurs, ainsi que deux collectionneurs.
Le film est en soi une expérience optique. Il débute avec le mouvement répétitif et les reflets produits par les corps qui passent à travers une porte tournante vitrée pour entrer à l’intérieur du musée. Brian de Palma porte aussi une attention particulière aux effets visuels produits par les œuvres : mouvement, vibration, perception d’un objet à travers un espace ou d’un espace à travers un objet, image déformée par des matières transparences ou réfléchissantes. Cette fascination pour la perception est également portée par les gens qui sont filmés en train de regarder : c’est le cas lorsqu’un regard se reflète dans une sculpture, lorsque l’on voit une image et son double ou lorsque la caméra filme une femme blonde en train de regarder une œuvre. Tout est en mouvement. La caméra passe d’une salle à l’autre, traverse la foule. Elle suit (poursuit ?) les protagonistes (comme des suspects ?). Il n’y a presque pas de plan fixe même lorsque le parcours est entrecoupé d’interviews. Les effets optiques sont même parfois matière à suspense et Brian De Palma accentue le sentiment de vertige produit par certaines œuvres : c’est le cas de la scène où la caméra tourne autour de la sculpture de plexiglass d’Uli Pohl pour voir à travers son orifice un espace et des corps déformés. La bande sonore accentue ce vertige : le son est discordant et continu au-delà de l’image, comme c’est le cas des voix hors champ lors du générique.
L’écart entre les deux sources visuelles est assez significatif pour s’y arrêter. D’un côté, c’est comme si la photographie d’exposition pouvait contribuer à (re)formater l’espace du cube blanc et à renforcer l’image de neutralité que le MoMA voulait se donner en tant qu’institution états-unienne consacrée à l’art moderne. D’un autre côté, Brian De Palma déjoue la fiction de cette espace neutre et semble même vouloir tourner son image à la dérision. Qu’est-ce que cet « espace sans ombre, blanc, propre, artificiel[13] » dissimule ? C’est une question que pose Elena Filipovic en empruntant les propos de Brian O’Doherty pour montrer que le cube blanc fonctionne sur une apparente invisibilité alors qu’il est idéologique et qu’il cache des ambitions politiques[14]. Qu’est-ce que cette neutralité pourrait occulter ? Comment les vues d’exposition pourraient-elles amener à penser les déterminations institutionnelles et politiques de l’espace d’exposition ?
L’espace d’exposition recadré par la Guerre froide
Dans The Birth of the Museum (1995)[15], Tony Bennett démontre que le dispositif d’exposition crée un regard en même temps qu’il renforce l’invisibilité de l’institution et son pouvoir. Durant les premières décennies de la Guerre froide jusqu’en 1965, année de présentation de The Responsive Eye, le MoMA aurait bâti son influence internationale sur cette invisibilité. Au cours de cette période intense sur le plan géopolitique, le musée a exporté un nombre impressionnant d’expositions vers des endroits stratégiques du globe : dans toute l’Europe, ainsi qu’en Amérique du Sud, en Asie et en Afrique. La brochure publiée par l’International Council of The Museum of Modern Art (Fig. 7) recense plus de 150 expositions présentées entre 1938 et 1965 dans 260 lieux et près de 60 pays à l’extérieur des États-Unis et du Canada en plus de visualiser cet expansionnisme sur la carte du monde. Les expositions circulent à partir de New York comme jamais auparavant. Elles deviennent des espaces d’échanges diplomatiques qui contribuent aux rapprochements entre les États-Unis et le « reste » du monde. Comme l’ont démontré plusieurs études[16], l’art moderne américain est au cœur de cette stratégie parce qu’il incarne les valeurs américaines : l’individualité, la liberté d’expression et la neutralité qui, dans le contexte de la Guerre froide, deviennent le fer de lance de la démocratie. Ces ambitions géopolitiques ont-elles laissé des traces dans les archives des musées ? Comment impactent-elles les expositions ? Pour répondre à ces questions, nous reviendrons sur trois exemples qui, au plus fort de la Guerre froide dans les années 1950, ont contribué à implanter l’art américain en Europe et à imposer sa supériorité. Ces expositions sont organisées sous le couvert de l’International Program of the Museum of Modern Art et présentées sous le patronage des ambassades des États-Unis, des Centres culturels américains et sous les auspices de The International Council at the Museum of Modern Art, soupçonné de recevoir des fonds de la Central Intelligence Agency (CIA)[17]. Elles impliquent aussi le concours des gouvernements européens et des ministères des Affaires étrangères.
Twelve Modern American Painters andSculptors, en 1953-1954, est considérée comme l’exposition inaugurale du Programme international. La sélection des artistes a été faite par Andrew Carnduff Ritchie, directeur du département de la peinture et de la sculpture, et Alfred H. Barr Jr., directeur des collections. L’exposition voyage en Europe et s’arrête dans les grandes capitales et métropoles : d’abord à Paris, puis à Zurich, Düsseldorf, Stockholm, Helsinki et Oslo. Pour la circulation, le MoMA cible des lieux d’influence et de prestige, comme le musée national d’Art moderne à Paris. Dans le texte de présentation de la version française du catalogue, le conservateur en chef Jean Cassou reconnaît la puissance des États-Unis à travers « l’originalité, le naturel, la spontanéité » des artistes ainsi qu’un « appel à la liberté » et une « constante revendication d’autonomie[18] ». Dans l’introduction, Andrew Carnduff Ritchie explique son approche curatoriale en des termes similaires : « Nous n’avons pas essayé d’établir un panorama des différentes tendances de la peinture et de la sculpture américaine aujourd’hui, mais de souligner l’individualité de chacun des artistes[19] ».
Modern Art in the United States, en 1955-1956, est la plus importante exposition d’art américain jamais présentée en Europe. Elle est inaugurée à Paris au musée national d’Art moderne[20] avant d’entreprendre une tournée de deux ans : à Zurich, Barcelone, Francfort, à la Tate Gallery à Londres, à La Haye, Vienne, Linz, puis à Belgrade. Ce vaste panorama de l’art du XXe siècle regroupant 68 artistes est expédié dans 72 caisses sur le bateau America[21] : 108 peintures, 22 sculptures, ainsi que des objets architecturaux, des estampes, des photographies et des films provenant des collections du MoMA et de prêts accordés par des membres du conseil d’Administration. La peinture d’avant-garde se démarque avec une forte représentation de peintres expressionnistes abstraits. Sous la direction d’Alfred H. Barr Jr., la sélection a impliqué notamment la conservatrice des collections, Dorothy C. Miller, pour le choix des peintures et des sculptures.
Exposition majeure consacrée à la peinture américaine, The New American Painting, deux ans plus tard, en 1958-1959, est considérée comme le cas le plus emblématique du Programme international. Sa trajectoire est similaire aux deux précédentes : elle débute à Bâle, puis voyage à Milan, Madrid, Berlin, Amsterdam, Bruxelles, ainsi qu’à Paris toujours au musée national d’Art moderne, pour se terminer à Londres à la Tate Gallery. Dorothy C. Miller a sélectionné les 81 œuvres des 17 artistes. L’exposition est décrite comme l’ambassadrice des États-Unis à l’étranger et le directeur du Programme international Porter A. McCray vante l’émergence d’une peinture américaine « totalement nouvelle » et l’influence qu’elle exerce en Europe et d’autres parties du monde[22]. Après sa circulation, elle fait un retour triomphal à New York durant la période estivale, de mai à septembre 1959. Il s’agit de la première exposition à être présentée au MoMA après un voyage à l’étranger. L’adaptation de son titre The New American Painting as Shown in Eight European Countries, 1958-1959 visait, selon les échanges entre l’équipe qui travaillait à sa présentation new-yorkaise et Dorothy C. Miller, à mettre l’accent sur le succès de la tournée européenne[23].
Ce retour est à mettre en lien avec l’histoire des expositions du MoMA, remontant jusqu’à sa première année d’existence en 1929 avec la présentation de Paintings by Nineteen Living Americans. En plus d’être impliquée dans l’exportation des expositions du Programme International[24], Dorothy C. Miller a orchestré une série d’expositions dite « pionnière » sur la peinture et la sculpture américaines destinée au public états-unien. Circulant à travers le pays, ce programme national avait pour objectif de présenter des artistes émergents d’une « qualité exceptionnelle ». Dorothy C. Miller a piloté cette série, comprenant une dizaine d’expositions, sur une période de vingt ans, de 1942 à 1963, en y appliquant le même modèle curatorial et muséographique : un titre qui fait ressortir l’identité nationale, un nombre limité d’artistes permettant la présentation d’une quantité considérable d’œuvres pour chacun et chacune[25], un parcours composé d’un enchaînement non chronologique de salles où chaque artiste est présenté individuellement, des œuvres accrochées à hauteur des yeux pour former une seule ligne sur des murs blancs. Instigatrice de ce type d’accrochage, Dorothy C. Miller parle de ce fait d’une « série de petites expositions individuelles dans le cadre d’une grande exposition », qui donne « une vision plus large et plus efficace des réalisations individuelles[26] ». Le plan de The New American Painting (Fig. 8) que nous avons reconstitué et la vue photographique de la salle consacrée à Barnett Newman (Fig. 9) donnent à voir comment ce modèle muséographique sert à mettre en valeur l’individualité et la liberté des artistes. Mais la neutralité de cet espace dissimule en réalité un projet politique, car le MoMA cherche à exporter le nouveau canon de l’art américain tout comme à légitimer son récit national sur son propre territoire. Doté d’un sens renouvelé, voire d’un pouvoir de persuasion dans le contexte de la Guerre froide, le « label » national trouve son lieu d’expression par excellence – et son appareil idéologique – dans la fiction du cube blanc[27].
En plus des échanges diplomatiques entre le directeur du Programme international et les directeurs des institutions européennes, le catalogue d’exposition adapte ce modèle et son projet politique. La section du catalogue du musée national d’Art moderne à Paris consacré à La nouvelle peinture américaine s’ouvre sur des citations d’artistes, suivies d’une courte présentation d’Alfred H. Barr Jr., qui insiste sur l’individualisme, l’« incroyable liberté » des artistes, la « diversité des peintures » malgré leur « appartenance » au mouvement de l’expressionnisme abstrait, pour se terminer sur des déclarations d’artistes. À la Tate Gallery de Londres ainsi qu’au palais des Beaux-arts de Bruxelles, les catalogues mettent encore plus en évidence la personnalité et le discours de l’artiste en consacrant une section où chaque artiste présente sa propre vision de l’art avec une large documentation des œuvres. Dorothy C. Miller reprendra ce format pour la version new-yorkaise du catalogue[28] en plus d’y insérer une nouvelle section intitulée As the Critics Saw it comprenant des extraits de la presse qui témoignent de l’accueil élogieux de la critique, comme si l’exposition revenait victorieuse de sa tournée européenne.
Cette section comprend également des vues d’exposition prises dans les musées européens. L’usage de la photographie est loin d’être un geste anodin que ce soit à l’intérieur du catalogue ou encore sur la carte géographique du monde placée à l’entrée des salles au MoMA (Fig. 10). La réutilisation des images de la circulation de The New American Painting et du Programme international montre au moins deux choses. Premièrement, la documentation des expositions n’est pas que destinée à des fins archivistiques pour préserver leur mémoire, mais dans une logique de propagande pour positionner stratégiquement le musée (et les États-Unis) sur la scène mondiale. Deuxièmement, la cartographie des expositions cherche à légitimer le canon de l’art américain sur son propre territoire en exhibant sa reconnaissance à l’échelle internationale. Disséminées sur une carte du monde, les photographies offrent le spectacle des territoires « conquis » par les expositions et deviennent emblématiques du rôle géoculturel que le MoMA entendait se donner. La présentation new-yorkaise de The New American Painting met ainsi en scène le « triomphe de la peinture américaine[29] » pour reprendre le titre du célèbre ouvrage d’Irving Sandler. Le directeur des arts du Arts Council of Great Britain avait déjà confirmé cette reconnaissance dans la préface du catalogue de la Tate Gallery, en affirmant que : « la peinture américaine a tellement captivé l’imagination des artistes européens que New York commence à être sérieusement considérée comme la future capitale artistique de l’hémisphère occidental[30] ». Et comme le soulignera plus tard Béatrice Joyeux-Prunel en citant l’ouvrage Comment New York vola l’idée d’art moderne (1983) de Serge Guilbaut, « l’avant-garde expressionniste abstraite, désormais assimilée à l’art américain par excellence, put se débarrasser du critère national pour se prétendre universelle[31] ».
La cartographie des expositions frappe l’imaginaire par la vaste opération de propagande et de diplomatie culturelle qu’elle met en scène. Les premiers articles à dévoiler les ambitions géopolitiques du Programme international paraissent à la fin des années 1950 dans le New York Times[32], mais il faut attendre les années 1970 pour que les critiques d’art commencent à décortiquer les liens entre l’art moderne américain et la Guerre froide et à parler d’hégémonie culturelle. Le vocabulaire utilisé dans les articles parle de lui-même. Il y est question d’une « ère de la diplomatie culturelle », d’une « course aux expositions » comme s’il s’agissait d’une course à l’armement, du « triomphe » de la peinture américaine comme s’il s’agissait d’une victoire militaire, d’une « hégémonie culturelle », d’une domination, d’un impérialisme. Présenté comme l’antithèse du réalisme soviétique, l’art non figuratif aurait participé à une démonstration de la puissance états-unienne à travers le monde.
Le critique d’art Max Kozloff est en quelque sorte le lanceur d’alerte. Dans son article « American Painting During the Cold War[33] » (1973) dans Artforum, il suggère que l’art moderne américain, et plus particulièrement l’expressionnisme abstrait, s’avère une forme de « propagande bienveillante » en phase avec l’idéologie politique du gouvernement durant la Guerre froide. Il s’intéresse au déplacement de la capitale occidentale de l’art de l’Europe vers les États-Unis ou de Paris vers New York en expliquant qu’il « a coïncidé avec la reconnaissance du fait que les États-Unis étaient le pays le plus puissant du monde[34] ». Pour lui, l’affirmation d’un art américain qui s’élève au-dessus de tout autre art à travers le monde met en valeur les normes et les mœurs les plus reconnaissables des États-Unis : la liberté de créer, la neutralité et la démocratie. C’est la première fois que le pays se trouve en position d’imposer un « leadership » et une « domination culturelle ».
L’année suivante, dans « Abstract Expressionism, Weapon of the Cold War » (1974), Eva Cockcroft affirme que la « relation politique entre l’expressionnisme abstrait et la Guerre froide est clairement évidente dans le Programme international du MoMA[35] » et met au jour les corrélations avec les activités de la CIA. Eva Cockcroft voit dans la rhétorique américaine de la Guerre froide et l’art américain une entreprise commune et sciemment orchestrée. En s’appuyant sur les articles du New York Times, elle nomme quelques-uns des protagonistes et étudie leurs implications dans des activités artistiques et politiques ainsi que leurs rôles stratégiques au sein du MoMA et de la CIA : la famille Rockefeller et particulièrement Nelson Rockefeller, John Hay Whitney, René d’Harnoncourt, Porter A. McCray, Thomas W. Braden, Alfred H. Barr, Jr. et, pourrions-nous ajouter, Dorothy C. Miller. Nous avons identifié ces acteurs dans la documentation photographique des trois expositions que nous venons d’examiner. Surtout réalisés lors des inaugurations, les reportages photographiques ont été commandés par l’ambassade des États-Unis à Paris et le MoMA[36]. Celui de 1953 est particulièrement significatif puisqu’il a été effectué par l’United-States Information Service (USIS), une agence de renseignement qui relevait du Conseil de sécurité national (United-States Security Council) et avait pour mission d’accroître l’influence des États-Unis à l’étranger et, plus particulièrement, dans les milieux culturels. L’USIS travaillait conjointement avec la CIA.
La gouvernance du MoMA croise de la sorte les intérêts de la CIA, et de façon encore plus souterraine, la politique extérieure des États-Unis. Le Programme international met en évidence la relation qui existe entre la circulation sans précédent des expositions, la Guerre froide et le rôle du MoMA. Eva Cockcroft n’hésite pas à dire que la CIA menait une telle « offensive » culturelle dans le but d’influencer la communauté intellectuelle étrangère et de présenter une image de propagande forte des États-Unis comme une société libre par opposition au Bloc communiste. Les artistes deviennent ainsi des « armes de propagande » pour démontrer les vertus de la « liberté d’expression » dans une « société ouverte et libre ». Eva Cockcroft souligne également que les programmes d’exportation de la culture ciblent des régions vitales sur le plan politique et économique : l’Amérique du Sud depuis la Seconde Guerre mondiale, l’Europe immédiatement après, la majeure partie du monde pendant les années 1950 et, enfin, l’Asie au début de 1960. L’usage des expositions à des fins géopolitiques ne semble plus faire aucun doute.
The Responsive Eye : rupture ou alternative ?
Ce détour dans l’histoire du MoMA était essentiel pour donner une idée de la circulation des expositions durant cette décennie de la Guerre froide. Comment The Responsive Eye vient-elle s’inscrire sur la nouvelle carte géopolitique ? Le fait que cette exposition d’envergure internationale incluant 99 artistes issues de 18 pays soit programmée juste après la série d’expositions nationales mérite d’être interrogé. Existe-t-il un lien entre The Responsive Eye et la politique expansionniste des États-Unis ? L’exposition reflète-t-elle le succès des objectifs du Programme international ou, au contraire, est-elle l’agente d’une nouvelle stratégie globale ?
Bien que le commissaire William C. Seitz soit reconnu comme un historien de l’art fervent défenseur de l’expressionnisme abstrait américain, The Responsive Eye marque une rupture par rapport au modèle d’exposition développé par Dorothy C. Miller. Il n’est plus question d’art moderne, mais d’art contemporain, la glorification d’un art typiquement américain est remplacée par une tendance internationale de l’art, l’expressionnisme abstrait par un art anti-expressif et géométrique, l’individualité de l’artiste par la réponse du spectateur. William C. Seitz énonce clairement cette position dans son texte au catalogue : « Les œuvres variées réunies ici en raison d’une similitude historique mettent en relation des moyens, des matériaux et des objectifs tout à fait différents. […] Il ne sera pas fait référence à des appartenances nationales, idéologiques ou de groupe[37] ».
Le MoMA annonce la présentation de l’exposition dès 1962[38]. Elle ouvre après deux ans et demi de préparation. Pour sélectionner les œuvres, William C. Seitz a parcouru plusieurs villes principalement européennes entre janvier et juillet 1964 : Tel-Aviv, Paris, Bruxelles, Anvers, Amsterdam, Copenhague, possiblement Stockholm, Hambourg, Berlin, Düsseldorf, Cologne, Ulm, Munich, Milan, Padoue, Zagreb, Berne, Bâle, Zurich, Londres puis Montréal[39]. La sélection internationale est à mettre en lien avec une série d’expositions sur l’art optique et l’art cinétique présentées au cours de cette période[40] : Nouvelles Tendances à Zagreb en 1961 et 1963, considérées comme marquant l’origine d’un mouvement international se développant en marge de la scène européenne ; Bewogen Beweging [Mouvement émouvant] conçue par Willem Sandberg au Stedelijk Museum à Amsterdam et Pontus Hulten au Moderna Museum de Stockholm en 1961, considérée comme la première exposition consacrant la tendance de l’art cinétique et optique à l’échelle internationale ; Propositions visuelles du mouvement international Nouvelle Tendance au musée des Arts décoratifs à Paris en 1964 ; Licht und bewegung [Lumière et mouvement] sous la direction d’Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne en 1965 ; et enfin, Lumière et mouvement : art cinétique à Paris, organisée par Frank Popper au musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 1967. Certains partis pris curatoriaux quant au caractère international sont à souligner. L’exposition au musée d’Art moderne de la ville Paris regroupe 110 œuvres de 52 artistes de 11 pays, mais tous vivants à Paris, alors qu’à la Kunsthalle de Berne, Harald Szeemann réunit 175 œuvres de 57 artistes de 17 pays couvrant un plus large spectre historique et plusieurs artistes vivants dans les pays germaniques. Les listes d’artistes et de collectifs se recoupent d’une exposition à l’autre et un nombre important se retrouve dans la sélection de William C. Seitz. La présentation new-yorkaise couvre toutefois un territoire géographique plus vaste en ajoutant des artistes vivants aux États-Unis, au Canada et en Asie. The Responsive Eye met aussi de l’avant une nouvelle génération d’artistes ayant pour la plupart entre 25 et 35 ans, et dont la majorité expose pour la première fois aux États-Unis.
En attirant l’attention sur la « réponse oculaire » William C. Seitz propose une interprétation plus large de l’art optique pour l’ouvrir sur la science et les nouvelles théories de la perception et place cette « nouvelle tendance » dans une filiation historique à la suite de l’impressionnisme, du futurisme, du constructivisme et, plus généralement, de l’abstraction géométrique[41]. Cette perspective l’autorise à élargir le corpus d’artistes jusqu’à inclure des peintres comme Kenneth Noland, Ad Reinhardt, Ellsworth Kelly, Morris Louis ou même Agnes Martin qui ne se voyaient pas nécessairement dans la mouvance de l’art optique et encore moins de l’Op art. Cet effort de théorisation pour situer les artistes dans une histoire positiviste et autonome a de plus contribué à oblitérer les aspects politiques d’un art qui s’est développé en grande partie collectivement, avec Nouvelle Tendance à Zagreb, Gruppo N en Italie ou Equipo 57 en Espagne, et qui se voulait anti-subjectif et anti-individualiste. Comme Ljilana Kolesnik l’écrit, The Responsive Eye « […] a réussi à neutraliser la charpente idéologique du mouvement et à mettre sur un pied d’égalité les recherches optiques des artistes européens motivées par des considérations idéologiques et sociales[42] ».
La rupture avec le modèle national transparaît également dans le mode d’accrochage. Exposer une centaine d’œuvres dans les salles du MoMA devait représenter un défi considérable. À quelques rares exceptions, dont les deux références historiques, Josef Albers et Victor Vasarely, William C. Seitz a sélectionné une seule œuvre par artiste. La mise en espace a été pensée pour mettre en valeur non pas la nationalité ou l’individualité de l’artiste, mais au contraire une grande quantité d’œuvres contemporaines afin de montrer la mouvance internationale de l’art optique. Le plan des salles que nous avons reconstitué (Fig. 11) montre bien comment l’organisation du parcours a été réfléchie. Il n’y a pas d’ordre chronologique. Les salles s’enchaînent les unes après les autres en proposant des regroupements de plusieurs œuvres en fonction de leur forme, leur format et leurs effets optiques. L’accrochage parfois serré sollicite la perception et les rapprochements entre les œuvres favorisent des associations et des comparaisons. Quoique les vues d’exposition de Georges Cserna annihilent les effets optiques et renforcent par la photographie l’espace du cube blanc, comme nous l’avons vu, certaines images montrent que l’architecture crée des ouvertures et des perspectives permettant d’apercevoir une organisation labyrinthique où plusieurs œuvres se donnent à voir en même temps. La mise en espace incite ainsi à regarder les œuvres non pas individuellement, mais comme (faisant partie d’) un ensemble.
Pourquoi une exposition d’art optique aux États-Unis ? Comment The Responsive Eye s’inscrit-elle dans la suite logique des expositions de l’institution ? En cartographiant la liste des artistes et des œuvres (Fig. 12), nous avons observé que leurs provenances reflètent assez fidèlement la nouvelle carte géopolitique que le conflit de la Guerre froide est en train de dessiner et que l’Occident met en récit : la division Est/Ouest, les rapports de force entre les pays, les relations asymétriques. Puis, en comparant les pays visités par les expositions du Programme international après la Seconde Guerre mondiale, nous avons remarqué que les pays d’où proviennent les artistes de The Responsive Eye, outre le Canada et les États-Unis, sont sensiblement les mêmes. Sans vouloir faire un lien trop rapide entre l’influence qu’aurait pu avoir le MoMA sur l’internationalisation des principes du modernisme dans les années 1950 et 1960, exposer les œuvres d’artistes issu.es de pays alliés des États-Unis dans le conflit Est/Ouest ou de pays dits « non-alignés » ne peut pas être dû qu’à l’effet du hasard. Les œuvres semblent circuler dans un réseau correspondant au système géopolitique que le conflit de la Guerre froide est en train de dessiner. En effet, les 18 pays donnent à voir la division entre les blocs de l’Ouest et de l’Est et pointent en direction des lieux stratégiques où les États-Unis cherchaient à exercer une influence politique et économique : le Canada, un de ses alliés indéfectibles, les principaux pays européens jusqu’en Yougoslavie et, de l’autre côté du rideau de fer, la Pologne où les artistes jouissaient d’une liberté d’expression malgré l’influence soviétique, ainsi que l’Amérique du Sud et l’Asie, qui représentent des marchés émergents. Une comparaison entre les lieux de naissance des artistes et leur lieu de résidence au moment de leur participation à de The Responsive Eye montre également que plusieurs ont migré de l’Est vers l’Ouest ainsi que vers les grandes capitales de l’art, Paris et New York.
De plus, The Responsive Eye n’était pas destinée qu’au public états-unien. Le MoMA a produit et acheminé onze communiqués de presse aux réseaux de communication d’autant de pays d’où proviennent les artistes. Ainsi, le communiqué consacré au Japon présente les deux artistes Larry Poons (né à Tokyo et vivant à New York) et Tadasuke Kuwayama ; celui du Canada, les artistes Agnes Martin (née à Maklin en Saskatchewan et vivant à New York), Guido Molinari et Claude Tousignant (originaires de Montréal), et ainsi de suite pour l’Autriche, la Grèce, la Belgique, les Pays-Bas, l’Espagne, l’Allemagne, la Pologne, la Yougoslavie et les pays d’Amérique du Sud incluant le Venezuela, l’Argentine et le Brésil. Le MoMA tire ainsi profit de la nationalité des artistes pour étendre son influence en s’assurant d’une couverture médiatique à la fois locale et internationale sur une exposition qui a lieu cette fois sur son territoire.
Notre enquête s’est finalement concentrée sur le destin des œuvres après leur présentation dans The Responsive Eye. Où pouvaient-elles se trouver aujourd’hui ? Sont-elles retournées dans leur pays d’origine ou sont-elles restées aux États-Unis ? Ont-elles été acquises par le MoMA ou d’autres collections muséales ou privées ? Était-il même possible de les localiser après toutes ces années alors que la majorité des jeunes artistes de l’époque sont devenu.e.s des références historiques ? Même si seulement la moitié a pu être retracée après une investigation de plusieurs mois, les résultats sont significatifs. Sur les 54 œuvres retrouvées, 41 sont demeurées aux États-Unis, dont 18 figurent dans la collection du MoMA. Si plusieurs sont sorties des circuits nous permettant de les localiser, la recherche nous a conduits sur des pistes insoupçonnées jusque dans les bureaux de la CIA. Acquise lors de sa présentation dans The Responsive Eye par le collectionneur Vincent Metzel, Black Rythm (1964) de Gene Davis a été déplacée à la CIA en 1967 avec d’autres œuvres de la Washington Color School lui appartenant. Selon le site web de l’Agence, elle serait toujours accrochée sur les murs du quartier général à Langley en Virginie[43]. Nous avons cherché à savoir pourquoi et dans quelle circonstance la CIA avait pu développer un intérêt pour des œuvres d’art aux effets optiques. L’histoire ne le dit pas, mais elle ne s’arrête pas là pour autant. Car, en 1988, pour des raisons qui restent tout aussi inexpliquées, le collectionneur a fait don à la CIA de 29 peintures de plusieurs artistes associés à l’expressionnisme abstrait, comme Willem de Kooning, Franz Kline et Clifford Still, ayant participé aux expositions du Programme international dans les années 1950.
The Responsive Eye marquerait-elle une sortie de la Guerre froide[44] ou plutôt une alternative ? Serait-elle à l’origine d’une stratégie muséale à l’échelle globale ? Est-ce la fin d’une hégémonie ? Pour répondre à ces questions, il faudrait percer la « culture du secret[45] » qui a tendance à invisibiliser, voire à effacer les traces que pourraient laisser les aspects politiques des expositions. Muséologie d’enquête entreprend de révéler ces structures souterraines en suivant le déplacement des œuvres d’art à travers l’histoire de leurs expositions. Pour conclure cette investigation, il apparaît que malgré une rupture discursive, il plane toujours une aura de Guerre froide sur The Responsive Eye. Le destin des œuvres, qui nous a conduits jusqu’à la CIA, introduit un argument de plus pour démontrer le rôle stratégique d’une institution comme le MoMA, mais surtout pour donner une idée de la mobilité des œuvres et de la circulation à grande échelle des expositions. L’étude comparative des approches curatoriales, la visualisation de cartographies pour faire apparaître la trajectoire des œuvres, des artistes et des expositions, la reconstitution des plans des salles et l’analyse des listes d’artistes et des œuvres brossent un portrait assez percutant de la stratégie géoculturelle du MoMA au plus fort de la Guerre froide. The Responsive Eye pose en ce sens une sorte de limite à partir de laquelle on peut observer que les stratégies institutionnelles et politiques se déplacent, se transforment, s’adaptent à l’espace d’exposition, et inversement : d’une vision unilatérale qui impose la puissance de son canon sur le monde vers un soft power qui mise davantage sur une intensification des échanges dans un système géopolitique plus complexe.
Notes
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[1]L’œil attentif présentait la reconstitution d’un fragment de The Responsive Eye et une importante documentation sur la circulation des œuvres d’art durant la Guerre froide. Je voudrais souligner la contribution de Louis-Charles Lasnier, Hend Ben Salah, Lisa Bouraly, Marian Gates, Anne-Sophie Miclo et Monika Wright. Voir, en ligne : https://fondationguidomolinari.org/loeil-attentif/.
[2] « Muséologie d’enquête » est financé par le conseil de Recherche en Sciences Humaines du Canada (CRSH).
[4] Parcollet R., Szacka L.-C., « Histoire des expositions du Centre Pompidou : réflexions sur la constitution d’un catalogue raisonné », Marges. Revue d’art contemporain, n° 15, 2012, p. 107-127 ; Parcollet R., Szacka L.-C., « Écrire l’histoire des expositions : réflexions sur la constitution d’un catalogue raisonné d’expositions », Culture & Musées, n° 22, 2013, p. 137-162.
[5] Voir Elligott M., Bee Schoenholz H. (éd.), Art in Our Time: A Chronicle of the Museum of Modern Art, New York, Museum of Modern Art, 2004.
[7] Staniszewski M. A., The Power of Display. A History of Exhibition Installations at the Museum of Modern Art, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1998.
[8] L’article est republié dans O’Doherty B., White Cube : l’espace de la galerie et son idéologie, Dijon, Les Presses du réel, 2008.
[9] Filipovic E., « The Global White Cube », OnCurating.org, n° 22 : Politics of Display, April 2014, p. 45-63.
[10] O’Doherty B., White Cube : l’espace de la galerie et son idéologie, Dijon, Les Presses du réel, 2008, p. 8.
[11] Brian De Palma, The Responsive Eye, court métrage en noir et blanc, 16 mm, 46 min, produit par Midge Mackenzie, Zodiac Associates, 1966.
[12] O’Doherty B., White Cube : l’espace de la galerie et son idéologie, Dijon, Les Presses du réel, 2008, p. 36-37.
[14] Filipovic E., « The Global White Cube », OnCurating.org, n° 22 : Politics of Display, April 2014, p. 45-63.
[15] Voir le chapitre « The Exhibitionary Complex », dans Bennett T., The Birth of the Museum. History, Theory, Politics, New York, Routledge, 1995.
[16] Les études qui ont décortiqué les liens étroits entre l’expressionnisme abstrait et la propagande dans le contexte de la Guerre froide sont relativement nombreuses. Je cite ici les analyses qui, dans le cadre de notre enquête, ouvrent sur des perspectives géoculturelles et permettent de saisir les enjeux de la circulation des expositions. Guilbaut S., Comment New York vola l’idée d’art moderne : expressionnisme abstrait, liberté et Guerre froide, Paris, Hachette littératures, 2006 (1983) ; Franke A., Ghouse N., Guevara P., Majaca A. (dir.), Parapolitics: Cultural Freedom and the Cold War, Berlin, Haus der Kulturen der Welt, 2021 ; Bazin J., Dubourg Glatigny P., Piotrowski P. (dir.), Art beyond Borders. Artistic Exchange in Communist Europe (1945-1989), Budapest ; New York, Central European University Press, 2016 ; Joyeux-Prunel B., Naissance de l’art contemporain (1945-1970). Une histoire mondiale, Paris, CNRS Éd., 2021.
[17] En 1952, le MoMA reçoit un important financement du Rockefeller Brothers’ Fund grâce auquel il fonde l’International Program of the Museum of Modern Art, puis en 1956, l’International Council of the Museum of Modern Art. Voir : Cockcroft E., « Abstract Expressionism, Weapon of the Cold War », Artforum, 1974, p. 39-41, également en ligne : https://www.artforum.com/print/197406/abstract-expressionism-weapon-of-the-cold-war-38017 ; Saunders F. S., Who Paid the Piper? The CIA and the Cultural Cold War, Londres, Granta Books, 1999.
[19] Carnduff Ritchie A., « Introduction », 12 peintres et sculpteurs américains contemporains, cat. exp., Paris, Musée national d’Art moderne, 1953, [n.p.].
[20]50 ans d’art aux États-Unis. Collections du Museum of Modern Art de New York, cat. exp., Paris, Musée national d’Art moderne, 1955.
[21] Le Programme international du MoMA coordonne et défraie la majeure partie des coûts de la tournée européenne des expositions. Correspondance de Jean Cassou avec Porter A. McCray datée du 14 février 1958. Archives nationales (Paris) : direction des musées de France, 20144707/198, série 2HH64 et 20144707/203, série 2HH64.
[23] Notes de travail et échanges entre les équipes et Dorothy C. Miller. Museum of Modern Art Archives ; NY. Collection: DCM. Series Folder: I.14.a
[24] L’ampleur de ces manifestations reste sans précédent même si le MoMA n’est pas le seul musée à exploiter ce type d’exposition nationale. Comme le souligne Ljilana Kolesnik, cette circulation des œuvres devient une pratique culturelle courante dans le contexte de la Guerre froide. Kolesnik L., « Zagreb as the Location of the “New Tendencies” International Art Movement (1961-1973) », Ibid., p. 312-313. Voir également Franke A., Ghouse N., Guevara P., Majaca A. (dir.), Parapolitics: Cultural Freedom and the Cold War, Berlin, Haus der Kulturen der Welt, 2021 ; Bazin J., Dubourg Glatigny P., Piotrowski P. (dir.), Art beyond Borders. Artistic Exchange in Communist Europe (1945-1989), Budapest ; New York, Central European University Press, 2016.
[25] Ce récit national est emblématique de la disparité des genres. Grace Hartigan est la seule femme à participer aux expositions.
[26]Sixteen Americans, cat. exp., New York, Museum of Modern Art, 1959, [n.p.] : « […] a series of small one-man shows within the framework of a large exhibition [that gives…] a broader and more effective view of individual achievement ».
[27] Voir Guevara P., « Exhibition as Medium for Geopolitical Operations Digging Up the Exhibitions of the Congress for Cultural Freedom », Franke A., Ghouse N., Guevara P., Majaca A. (dir.), Parapolitics: Cultural Freedom and the Cold War, Budapest ; New York, Central European University Press, 2021, p. 295-330.
[28] Museum of Modern Art Archives ; NY. Collection: DCM. Series Folder: I.14.a
[29] Sandler I., The Triumph of American Painting: A History of Abstract Expressionism, New York, Praeger, 1970.
[30] White G., « Foreword », The New American Painting, cat. exp., Londres, Tate Gallery, 1959, p. 6 : « American painting has captured the imagination of European artists to such an extent that New York has begun to be seriously regarded as the future artistic capital of the Western Hemisphere ».
[31] Joyeux-Prunel B., Naissance de l’art contemporain (1945-1970). Une histoire mondiale, Paris, CNRS Éd., 2021, p. 162.
[32] « Exhibits Ban Works of Accused », The New York Times, 28 juin 1956 ; « To Help Our Art. Council Will Circulate Exhibitions Abroad », The New York Times, 30 décembre 1956 ; « Whitney Trust Got Aid », The New York Times, 25 février 1967.
[36] Reportages photographiques sur les expositions du MNAM. Année 1953. MUS 195301 Douze peintres et sculpteurs américains contemporains – Exposition au palais de Tokyo (24 avril – 7 juin 1953) : inauguration de l’exposition [30 vues]. Photographe : Service américain d’information (USIS). Année 1955. MUS 195501 Cinquante ans d’art aux États-Unis – Exposition au palais de Tokyo, Musée national d’Art moderne (avril – mai 1955). MUS 195501.1-15 : inauguration de l’exposition [15 vues] et MUS 195501.16-40 : vues de salles [15 vues]. Photographe non identifié.
[37]The Responsive Eye, cat. exp., New York, Museum of Modern Art, 1965, p. 9 : « The varied works brought together here because of an historically significant similarity relate quite different means, materials, and aims. […] No reference will be made to national, ideological or group alignments ».
[39] The Museum of Modern Art Archives, NY. Collection: MoMA Exhs. 757.39.
[40] Voir Dynamo. Un siècle de lumière et de mouvement dans l’art (1913-2013), cat. exp., Paris, Réunion des musées nationaux – Grand Palais, 2013, p. 294-340.
[41]The Responsive Eye, cat. exp., New York, Museum of Modern Art, 1965.
[42] Kolesnik L., « Zagreb as the Location of “New Tendencies” International Art Movement (1961-1973) », Bazin J., Dubourg Glatigny P., Piotrowski P. (dir.), Art Beyond Borders. Artistic Exchange in Communist Europe (1945-1989), Budapest ; New York, Central European University Press, 2016, p. 318.
[44] Voir Joyeux-Prunel B., Naissance de l’art contemporain (1945-1970). Une histoire mondiale, Paris, CNRS Éd., 2021, p. 433 et suivantes.
[45] J’emprunte cette expression à Yaël Kreplak dans « La vie secrète des œuvres ? Une lecture de la section confidentielle des dossiers d’œuvres d’art contemporain au musée », Genèses, n° 126, 2022, p. 56-79, également en ligne : https://www.cairn.info/revue-geneses-2022-1-page-56.htm.