par Marie Fraser
— Marie Fraser est professeure en histoire de l’art et en muséologie à l’Université du Québec à Montréal et titulaire de la chaire de recherche UQAM en Études et Pratiques curatoriales. Elle est co-fondatrice du groupe de recherche et de réflexion CIÉCO qui travaille sur les collections depuis 2014. Elle a codirigé la publication Réinventer la collection. L’art et le musée au temps de l’évènementiel (PUQ, 2023) et le numéro 40, L’activisme dans les collections, de Marges. Revue d’art contemporain. Elle a récemment publié dans Culture & Musées, Intermédialités, Muséologies, Plastik et Stedelijk Journals. Elle a été conservatrice en chef au musée d’Art contemporain de Montréal (2010-2013) ainsi que commissaire du pavillon du Canada à la 56e Biennale de Venise (2015). —
Je voudrais profiter de ce numéro consacré à l’espace d’exposition pour partager les résultats d’une enquête que je mène sur la circulation des œuvres d’art durant la Guerre froide à partir de The Responsive Eye présentée au Museum of Modern Art (MoMA) en 1965.
D’abord déployée dans l’exposition L’œil attentif à la Fondation Guido Molinari à Montréal à l’automne 2023 (Fig. 1, 2 et 3)[1], cette recherche s’inscrit dans un projet plus large intitulé « Muséologie d’enquête », qui étudie l’histoire des expositions à partir de la trajectoire des œuvres d’art[2]. Comment les œuvres sont-elles déplacées pour être exposées ? Dans quels contextes voyagent-elles d’un pays à un autre, d’un musée à un autre ? Comment sont-elles présentées ? Dans quels buts ? Qui sont les acteurs de ces circulations ? Considérée comme une des références sur l’art optique, The Responsive Eye (Fig. 4) regroupait 123 œuvres de 99 artistes ou groupes d’artistes en provenance de 18 pays d’Amérique du Sud, d’Asie et d’Europe, ainsi que du Canada, d’Israël et des États-Unis.




Archives photographiques. The Museum of Modern Art Archives, New York . Photographie de George Cserna. Crédit photo : Digital Image © The Museum of Modern Art / Licensed by SCALA / Art Resource, NY
Estimée comme une des expositions les plus populaires de l’époque[3], après sa présentation à New York, The Responsive Eye voyage dans quatre autres villes des États-Unis, au City Art Museum de St. Louis, au Seattle Art Museum, au Pasadena Art Museum et au Baltimore Museum. Les archives de l’exposition témoignent à plusieurs égards de la complexité d’un tel projet nécessitant de transporter des œuvres disséminées sur plusieurs continents. Cet article propose d’examiner cette mobilité internationale de l’art pour la mettre en parallèle avec la circulation des expositions au plus fort de la Guerre froide, au cours des années 1950 et 1960, et le rôle qu’entendait se donner le MoMA sur le plan géopolitique. The Responsive Eye s’avère un cas d’étude percutant pour réfléchir aux déterminations institutionnelles et politiques de l’espace d’exposition.
L’écriture de l’histoire des expositions se heurte toutefois le plus souvent à des archives incomplètes, fragmentaires et dispersées. Les problèmes historiographiques, méthodologiques et épistémologiques engendrés par une telle documentation lacunaire ont été soulevés par Rémi Parcollet et Léa-Catherine Szacka, en 2012 et 2013[4]. Comment retracer la mémoire des expositions ? Qu’est-ce que les musées, les organismes culturels, les commissaires, les artistes, les photographes ont-ils conservé ? Qu’est-ce que l’archive d’une exposition révèle et, inversement, qu’est-ce que ses absences ou ses vides dissimulent ? L’analyse de The Responsive Eye en comparaison avec trois expositions d’art moderne états-unien mises en circulation dans les années 1950 se base ici principalement sur la documentation accessible sur le site MoMA: Exhibition History (vues d’exposition, catalogues, communiqués de presse, listes des artistes et des œuvres) et celle conservée dans les dossiers d’exposition et les archives des institutions (correspondances, demandes de prêt, transport des œuvres, plans d’accrochage, production des catalogues). Force est de reconnaître que les aspects politiques et géoculturels laissent, de manière générale, très peu de traces dans les archives des expositions, alors qu’ils sont pourtant essentiels pour en comprendre l’histoire. Les musées seraient-ils peu enclins à révéler leur motivation et leur programme politiques ? Pourquoi ? Il apparaît de ce fait essentiel d’interroger ces structures souterraines et d’aller au-delà des sources pour se demander à quelles fins les expositions sont documentées et archivées. Afin de combler certaines lacunes documentaires et de pousser l’analyse des expositions pour faire apparaître les politiques culturelles en lien avec la Guerre froide, nous avons reconstitué les plans des expositions et comparé leur modèle muséographique ; nous avons porté notre attention sur la liste des artistes, le nombre d’œuvres exposées et les regroupements ; nous avons dessiné des cartographies pour suivre le déplacement des artistes et des œuvres. Les vues d’installation de The Responsive Eye par le photographe George Cserna ont été le point de départ de notre enquête et d’une première série d’interrogations sur l’espace que la photographie donne à voir et la mémoire qu’elle construit.
La photographie d’exposition comme renforcement du cube blanc
Le MoMA est un des rares musées à photographier de façon systématique ses expositions depuis son inauguration en 1929. Le musée a ainsi construit et archivé sa propre histoire à travers le temps[5]. Ces archives comprennent aujourd’hui un répertoire de plus de 5500 expositions et un fonds photographique d’une incroyable richesse. Accessible en ligne depuis 2016, le site MoMA: Exhibition History est perpétuellement mis à jour[6]. Cette immense ressource documentaire garantit la pérennité des expositions d’une des institutions muséales les plus puissantes aux États-Unis. Dans The Power of Display (1998), Mary Anne Staniszewski révèle l’intérêt de ce fonds photographique pour la recherche en proposant une histoire critique des expositions à partir de plus de 200 images[7]. La photographie est pour l’autrice un outil de première main pour étudier les accrochages dans la perspective où les expositions manifestent des valeurs, des idéologies, des politiques culturelles et muséales. Son analyse cherche à divulguer ce qu’une exposition montre et dissimule tout à la fois. Comment les expositions affectent-elles la signification et la réception des œuvres ? Comment façonnent-elles l’expérience ? Comment la photographie (re)cadre-t-elle cet espace ? Comment la construction du regard peut-elle contribuer à renforcer des usages, des idéologies et des politiques culturelles ?
Les vues d’exposition du MoMA sont relativement uniformes surtout au cours des années 1950 et 1960 lorsqu’il s’agit de documenter l’espace de l’art moderne et de la peinture moderniste. Au moment où Brian O’Doherty décrit le cube blanc, dans son article « Notes sur l’espace de la galerie » (1976) dans Artforum[8], celui-ci s’est déjà imposé non seulement comme une « marque distinctive des espaces d’expositions du MoMA[9] », mais aussi comme une norme partout en Occident. Le cube blanc est, pour lui, « le pôle complémentaire du tableau moderniste » : un « espace neutralisé, hors du temps et de l’espace[10] ». Il est fondamental de noter ici que c’est à partir de vues d’exposition que Brian O’Doherty théorise le cube blanc, comme si elles avaient pu en révéler les caractéristiques. Comment la photographie a-t-elle capté, voire reproduit cet espace ? Si les vues d’installation constituent un des principaux éléments de l’archive de l’exposition et une des rares sources pour comprendre la mise en espace, quel regard construisent-elles ?
L’archive visuelle de The Responsive Eye est particulière : elle comprend des vues d’installation prises par George Cserna, reconnu pour ses photographies d’architectures modernistes, ainsi qu’un film documentaire en noir et blanc réalisé par un jeune cinéaste à l’époque, Brian De Palma[11]. Les images de George Cserna (Fig. 5, 6) donnent à voir un espace épuré et sans artifice, dans lequel règne une sobriété générale, voire une certaine austérité. Elles adoptent le point de vue du cube blanc et intensifient son régime de visibilité. La description spatiale de Brian O’Doherty convient ici parfaitement. L’espace est construit de telle sorte que l’« extérieur ne doit pas y pénétrer – aussi les fenêtres sont-elles […] condamnées ; les murs sont peints en blanc ; le plafond se fait source de lumière. Le parquet est si bien ciré que vous pouvez y claquer méthodiquement du talon […]. L’art y est libre “de vivre sa vie”[12] ». George Cserna n’a pas cherché à saisir les effets optiques des œuvres. La froideur, le silence et le calme dominent partout et les vues d’exposition semblent contredire le mouvement et l’atmosphère très colorée qui devait régner. La photographie en noir et blanc semble ainsi avoir neutralisé l’impact des œuvres sur la perception au profit d’un espace immobile, blanc, uniforme et neutre.

Archives photographiques. The Museum of Modern Art Archives, New York . Photographie de George Cserna. Crédit photo : Digital Image © The Museum of Modern Art / Licensed by SCALA / Art Resource, NY

Archives photographiques. The Museum of Modern Art Archives, New York . Photographie de George Cserna. Crédit photo : Digital Image © The Museum of Modern Art / Licensed by SCALA / Art Resource, NY
Le film comme expérience optique
Tourné lors du montage et du vernissage, le film de Brian De Palma offre un point de vue inédit sur l’exposition qui tranche avec l’ambiance des photographies. La comparaison entre ces deux sources visuelles met en évidence le lien étroit entre les vues d’exposition et la construction d’un regard propre au cube blanc. Alors que le cadrage uniforme d’une photographie à l’autre accentue la rigidité d’un espace épuré et sobre, la caméra en mouvement montre, au contraire, un lieu animé, dans lequel se révèlent les effets optiques des œuvres et l’effervescence d’un évènement mondain. Le contraste ne tient pas qu’à la différence des médiums, entre l’image fixe de la photographie d’un côté, et l’image en mouvement du cinéma de l’autre, mais à la façon de cadrer l’espace d’exposition, voire de cadrer l’institution. En effet, l’ironie avec laquelle Brian De Palma filme The Responsive Eye est frappante. Il choisit le moment du montage, où les artistes sont présent·e·s, et celui du vernissage, un événement « cravate noire » pendant lequel l’establishment de New York fréquente le MoMA. Des interviews très sérieuses sur les œuvres et leurs effets sur la perception sont entrecoupées de remarques anodines, comiques et sarcastiques. Parmi les protagonistes se trouvent plusieurs personnalités : William C. Seitz, conservateur au MoMA et commissaire de l’exposition, Rudolf Arnheim, psychologue de la perception et théoricien de l’art et du cinéma, le docteur Irving H. Leopold, spécialiste de la vision, quelques artistes, dont Marisol, David Hockney et Josef Albers, des actrices et acteurs, ainsi que deux collectionneurs.
Le film est en soi une expérience optique. Il débute avec le mouvement répétitif et les reflets produits par les corps qui passent à travers une porte tournante vitrée pour entrer à l’intérieur du musée. Brian de Palma porte aussi une attention particulière aux effets visuels produits par les œuvres : mouvement, vibration, perception d’un objet à travers un espace ou d’un espace à travers un objet, image déformée par des matières transparences ou réfléchissantes. Cette fascination pour la perception est également portée par les gens qui sont filmés en train de regarder : c’est le cas lorsqu’un regard se reflète dans une sculpture, lorsque l’on voit une image et son double ou lorsque la caméra filme une femme blonde en train de regarder une œuvre. Tout est en mouvement. La caméra passe d’une salle à l’autre, traverse la foule. Elle suit (poursuit ?) les protagonistes (comme des suspects ?). Il n’y a presque pas de plan fixe même lorsque le parcours est entrecoupé d’interviews. Les effets optiques sont même parfois matière à suspense et Brian De Palma accentue le sentiment de vertige produit par certaines œuvres : c’est le cas de la scène où la caméra tourne autour de la sculpture de plexiglass d’Uli Pohl pour voir à travers son orifice un espace et des corps déformés. La bande sonore accentue ce vertige : le son est discordant et continu au-delà de l’image, comme c’est le cas des voix hors champ lors du générique.
L’écart entre les deux sources visuelles est assez significatif pour s’y arrêter. D’un côté, c’est comme si la photographie d’exposition pouvait contribuer à (re)formater l’espace du cube blanc et à renforcer l’image de neutralité que le MoMA voulait se donner en tant qu’institution états-unienne consacrée à l’art moderne. D’un autre côté, Brian De Palma déjoue la fiction de cette espace neutre et semble même vouloir tourner son image à la dérision. Qu’est-ce que cet « espace sans ombre, blanc, propre, artificiel[13] » dissimule ? C’est une question que pose Elena Filipovic en empruntant les propos de Brian O’Doherty pour montrer que le cube blanc fonctionne sur une apparente invisibilité alors qu’il est idéologique et qu’il cache des ambitions politiques[14]. Qu’est-ce que cette neutralité pourrait occulter ? Comment les vues d’exposition pourraient-elles amener à penser les déterminations institutionnelles et politiques de l’espace d’exposition ?
L’espace d’exposition recadré par la Guerre froide
Dans The Birth of the Museum (1995)[15], Tony Bennett démontre que le dispositif d’exposition crée un regard en même temps qu’il renforce l’invisibilité de l’institution et son pouvoir. Durant les premières décennies de la Guerre froide jusqu’en 1965, année de présentation de The Responsive Eye, le MoMA aurait bâti son influence internationale sur cette invisibilité. Au cours de cette période intense sur le plan géopolitique, le musée a exporté un nombre impressionnant d’expositions vers des endroits stratégiques du globe : dans toute l’Europe, ainsi qu’en Amérique du Sud, en Asie et en Afrique. La brochure publiée par l’International Council of The Museum of Modern Art (Fig. 7) recense plus de 150 expositions présentées entre 1938 et 1965 dans 260 lieux et près de 60 pays à l’extérieur des États-Unis et du Canada en plus de visualiser cet expansionnisme sur la carte du monde. Les expositions circulent à partir de New York comme jamais auparavant. Elles deviennent des espaces d’échanges diplomatiques qui contribuent aux rapprochements entre les États-Unis et le « reste » du monde. Comme l’ont démontré plusieurs études[16], l’art moderne américain est au cœur de cette stratégie parce qu’il incarne les valeurs américaines : l’individualité, la liberté d’expression et la neutralité qui, dans le contexte de la Guerre froide, deviennent le fer de lance de la démocratie. Ces ambitions géopolitiques ont-elles laissé des traces dans les archives des musées ? Comment impactent-elles les expositions ? Pour répondre à ces questions, nous reviendrons sur trois exemples qui, au plus fort de la Guerre froide dans les années 1950, ont contribué à implanter l’art américain en Europe et à imposer sa supériorité. Ces expositions sont organisées sous le couvert de l’International Program of the Museum of Modern Art et présentées sous le patronage des ambassades des États-Unis, des Centres culturels américains et sous les auspices de The International Council at the Museum of Modern Art, soupçonné de recevoir des fonds de la Central Intelligence Agency (CIA)[17]. Elles impliquent aussi le concours des gouvernements européens et des ministères des Affaires étrangères.

Twelve Modern American Painters and Sculptors, en 1953-1954, est considérée comme l’exposition inaugurale du Programme international. La sélection des artistes a été faite par Andrew Carnduff Ritchie, directeur du département de la peinture et de la sculpture, et Alfred H. Barr Jr., directeur des collections. L’exposition voyage en Europe et s’arrête dans les grandes capitales et métropoles : d’abord à Paris, puis à Zurich, Düsseldorf, Stockholm, Helsinki et Oslo. Pour la circulation, le MoMA cible des lieux d’influence et de prestige, comme le musée national d’Art moderne à Paris. Dans le texte de présentation de la version française du catalogue, le conservateur en chef Jean Cassou reconnaît la puissance des États-Unis à travers « l’originalité, le naturel, la spontanéité » des artistes ainsi qu’un « appel à la liberté » et une « constante revendication d’autonomie[18] ». Dans l’introduction, Andrew Carnduff Ritchie explique son approche curatoriale en des termes similaires : « Nous n’avons pas essayé d’établir un panorama des différentes tendances de la peinture et de la sculpture américaine aujourd’hui, mais de souligner l’individualité de chacun des artistes[19] ».
Modern Art in the United States, en 1955-1956, est la plus importante exposition d’art américain jamais présentée en Europe. Elle est inaugurée à Paris au musée national d’Art moderne[20] avant d’entreprendre une tournée de deux ans : à Zurich, Barcelone, Francfort, à la Tate Gallery à Londres, à La Haye, Vienne, Linz, puis à Belgrade. Ce vaste panorama de l’art du XXe siècle regroupant 68 artistes est expédié dans 72 caisses sur le bateau America[21] : 108 peintures, 22 sculptures, ainsi que des objets architecturaux, des estampes, des photographies et des films provenant des collections du MoMA et de prêts accordés par des membres du conseil d’Administration. La peinture d’avant-garde se démarque avec une forte représentation de peintres expressionnistes abstraits. Sous la direction d’Alfred H. Barr Jr., la sélection a impliqué notamment la conservatrice des collections, Dorothy C. Miller, pour le choix des peintures et des sculptures.
Exposition majeure consacrée à la peinture américaine, The New American Painting, deux ans plus tard, en 1958-1959, est considérée comme le cas le plus emblématique du Programme international. Sa trajectoire est similaire aux deux précédentes : elle débute à Bâle, puis voyage à Milan, Madrid, Berlin, Amsterdam, Bruxelles, ainsi qu’à Paris toujours au musée national d’Art moderne, pour se terminer à Londres à la Tate Gallery. Dorothy C. Miller a sélectionné les 81 œuvres des 17 artistes. L’exposition est décrite comme l’ambassadrice des États-Unis à l’étranger et le directeur du Programme international Porter A. McCray vante l’émergence d’une peinture américaine « totalement nouvelle » et l’influence qu’elle exerce en Europe et d’autres parties du monde[22]. Après sa circulation, elle fait un retour triomphal à New York durant la période estivale, de mai à septembre 1959. Il s’agit de la première exposition à être présentée au MoMA après un voyage à l’étranger. L’adaptation de son titre The New American Painting as Shown in Eight European Countries, 1958-1959 visait, selon les échanges entre l’équipe qui travaillait à sa présentation new-yorkaise et Dorothy C. Miller, à mettre l’accent sur le succès de la tournée européenne[23].
Ce retour est à mettre en lien avec l’histoire des expositions du MoMA, remontant jusqu’à sa première année d’existence en 1929 avec la présentation de Paintings by Nineteen Living Americans. En plus d’être impliquée dans l’exportation des expositions du Programme International[24], Dorothy C. Miller a orchestré une série d’expositions dite « pionnière » sur la peinture et la sculpture américaines destinée au public états-unien. Circulant à travers le pays, ce programme national avait pour objectif de présenter des artistes émergents d’une « qualité exceptionnelle ». Dorothy C. Miller a piloté cette série, comprenant une dizaine d’expositions, sur une période de vingt ans, de 1942 à 1963, en y appliquant le même modèle curatorial et muséographique : un titre qui fait ressortir l’identité nationale, un nombre limité d’artistes permettant la présentation d’une quantité considérable d’œuvres pour chacun et chacune[25], un parcours composé d’un enchaînement non chronologique de salles où chaque artiste est présenté individuellement, des œuvres accrochées à hauteur des yeux pour former une seule ligne sur des murs blancs. Instigatrice de ce type d’accrochage, Dorothy C. Miller parle de ce fait d’une « série de petites expositions individuelles dans le cadre d’une grande exposition », qui donne « une vision plus large et plus efficace des réalisations individuelles[26] ». Le plan de The New American Painting (Fig. 8) que nous avons reconstitué et la vue photographique de la salle consacrée à Barnett Newman (Fig. 9) donnent à voir comment ce modèle muséographique sert à mettre en valeur l’individualité et la liberté des artistes. Mais la neutralité de cet espace dissimule en réalité un projet politique, car le MoMA cherche à exporter le nouveau canon de l’art américain tout comme à légitimer son récit national sur son propre territoire. Doté d’un sens renouvelé, voire d’un pouvoir de persuasion dans le contexte de la Guerre froide, le « label » national trouve son lieu d’expression par excellence – et son appareil idéologique – dans la fiction du cube blanc[27].


En plus des échanges diplomatiques entre le directeur du Programme international et les directeurs des institutions européennes, le catalogue d’exposition adapte ce modèle et son projet politique. La section du catalogue du musée national d’Art moderne à Paris consacré à La nouvelle peinture américaine s’ouvre sur des citations d’artistes, suivies d’une courte présentation d’Alfred H. Barr Jr., qui insiste sur l’individualisme, l’« incroyable liberté » des artistes, la « diversité des peintures » malgré leur « appartenance » au mouvement de l’expressionnisme abstrait, pour se terminer sur des déclarations d’artistes. À la Tate Gallery de Londres ainsi qu’au palais des Beaux-arts de Bruxelles, les catalogues mettent encore plus en évidence la personnalité et le discours de l’artiste en consacrant une section où chaque artiste présente sa propre vision de l’art avec une large documentation des œuvres. Dorothy C. Miller reprendra ce format pour la version new-yorkaise du catalogue[28] en plus d’y insérer une nouvelle section intitulée As the Critics Saw it comprenant des extraits de la presse qui témoignent de l’accueil élogieux de la critique, comme si l’exposition revenait victorieuse de sa tournée européenne.
Cette section comprend également des vues d’exposition prises dans les musées européens. L’usage de la photographie est loin d’être un geste anodin que ce soit à l’intérieur du catalogue ou encore sur la carte géographique du monde placée à l’entrée des salles au MoMA (Fig. 10). La réutilisation des images de la circulation de The New American Painting et du Programme international montre au moins deux choses. Premièrement, la documentation des expositions n’est pas que destinée à des fins archivistiques pour préserver leur mémoire, mais dans une logique de propagande pour positionner stratégiquement le musée (et les États-Unis) sur la scène mondiale. Deuxièmement, la cartographie des expositions cherche à légitimer le canon de l’art américain sur son propre territoire en exhibant sa reconnaissance à l’échelle internationale. Disséminées sur une carte du monde, les photographies offrent le spectacle des territoires « conquis » par les expositions et deviennent emblématiques du rôle géoculturel que le MoMA entendait se donner. La présentation new-yorkaise de The New American Painting met ainsi en scène le « triomphe de la peinture américaine[29] » pour reprendre le titre du célèbre ouvrage d’Irving Sandler. Le directeur des arts du Arts Council of Great Britain avait déjà confirmé cette reconnaissance dans la préface du catalogue de la Tate Gallery, en affirmant que : « la peinture américaine a tellement captivé l’imagination des artistes européens que New York commence à être sérieusement considérée comme la future capitale artistique de l’hémisphère occidental[30] ». Et comme le soulignera plus tard Béatrice Joyeux-Prunel en citant l’ouvrage Comment New York vola l’idée d’art moderne (1983) de Serge Guilbaut, « l’avant-garde expressionniste abstraite, désormais assimilée à l’art américain par excellence, put se débarrasser du critère national pour se prétendre universelle[31] ».

Propagande bienveillante ou soft power ?
La cartographie des expositions frappe l’imaginaire par la vaste opération de propagande et de diplomatie culturelle qu’elle met en scène. Les premiers articles à dévoiler les ambitions géopolitiques du Programme international paraissent à la fin des années 1950 dans le New York Times[32], mais il faut attendre les années 1970 pour que les critiques d’art commencent à décortiquer les liens entre l’art moderne américain et la Guerre froide et à parler d’hégémonie culturelle. Le vocabulaire utilisé dans les articles parle de lui-même. Il y est question d’une « ère de la diplomatie culturelle », d’une « course aux expositions » comme s’il s’agissait d’une course à l’armement, du « triomphe » de la peinture américaine comme s’il s’agissait d’une victoire militaire, d’une « hégémonie culturelle », d’une domination, d’un impérialisme. Présenté comme l’antithèse du réalisme soviétique, l’art non figuratif aurait participé à une démonstration de la puissance états-unienne à travers le monde.
Le critique d’art Max Kozloff est en quelque sorte le lanceur d’alerte. Dans son article « American Painting During the Cold War[33] » (1973) dans Artforum, il suggère que l’art moderne américain, et plus particulièrement l’expressionnisme abstrait, s’avère une forme de « propagande bienveillante » en phase avec l’idéologie politique du gouvernement durant la Guerre froide. Il s’intéresse au déplacement de la capitale occidentale de l’art de l’Europe vers les États-Unis ou de Paris vers New York en expliquant qu’il « a coïncidé avec la reconnaissance du fait que les États-Unis étaient le pays le plus puissant du monde[34] ». Pour lui, l’affirmation d’un art américain qui s’élève au-dessus de tout autre art à travers le monde met en valeur les normes et les mœurs les plus reconnaissables des États-Unis : la liberté de créer, la neutralité et la démocratie. C’est la première fois que le pays se trouve en position d’imposer un « leadership » et une « domination culturelle ».
L’année suivante, dans « Abstract Expressionism, Weapon of the Cold War » (1974), Eva Cockcroft affirme que la « relation politique entre l’expressionnisme abstrait et la Guerre froide est clairement évidente dans le Programme international du MoMA[35] » et met au jour les corrélations avec les activités de la CIA. Eva Cockcroft voit dans la rhétorique américaine de la Guerre froide et l’art américain une entreprise commune et sciemment orchestrée. En s’appuyant sur les articles du New York Times, elle nomme quelques-uns des protagonistes et étudie leurs implications dans des activités artistiques et politiques ainsi que leurs rôles stratégiques au sein du MoMA et de la CIA : la famille Rockefeller et particulièrement Nelson Rockefeller, John Hay Whitney, René d’Harnoncourt, Porter A. McCray, Thomas W. Braden, Alfred H. Barr, Jr. et, pourrions-nous ajouter, Dorothy C. Miller. Nous avons identifié ces acteurs dans la documentation photographique des trois expositions que nous venons d’examiner. Surtout réalisés lors des inaugurations, les reportages photographiques ont été commandés par l’ambassade des États-Unis à Paris et le MoMA[36]. Celui de 1953 est particulièrement significatif puisqu’il a été effectué par l’United-States Information Service (USIS), une agence de renseignement qui relevait du Conseil de sécurité national (United-States Security Council) et avait pour mission d’accroître l’influence des États-Unis à l’étranger et, plus particulièrement, dans les milieux culturels. L’USIS travaillait conjointement avec la CIA.
La gouvernance du MoMA croise de la sorte les intérêts de la CIA, et de façon encore plus souterraine, la politique extérieure des États-Unis. Le Programme international met en évidence la relation qui existe entre la circulation sans précédent des expositions, la Guerre froide et le rôle du MoMA. Eva Cockcroft n’hésite pas à dire que la CIA menait une telle « offensive » culturelle dans le but d’influencer la communauté intellectuelle étrangère et de présenter une image de propagande forte des États-Unis comme une société libre par opposition au Bloc communiste. Les artistes deviennent ainsi des « armes de propagande » pour démontrer les vertus de la « liberté d’expression » dans une « société ouverte et libre ». Eva Cockcroft souligne également que les programmes d’exportation de la culture ciblent des régions vitales sur le plan politique et économique : l’Amérique du Sud depuis la Seconde Guerre mondiale, l’Europe immédiatement après, la majeure partie du monde pendant les années 1950 et, enfin, l’Asie au début de 1960. L’usage des expositions à des fins géopolitiques ne semble plus faire aucun doute.
The Responsive Eye : rupture ou alternative ?
Ce détour dans l’histoire du MoMA était essentiel pour donner une idée de la circulation des expositions durant cette décennie de la Guerre froide. Comment The Responsive Eye vient-elle s’inscrire sur la nouvelle carte géopolitique ? Le fait que cette exposition d’envergure internationale incluant 99 artistes issues de 18 pays soit programmée juste après la série d’expositions nationales mérite d’être interrogé. Existe-t-il un lien entre The Responsive Eye et la politique expansionniste des États-Unis ? L’exposition reflète-t-elle le succès des objectifs du Programme international ou, au contraire, est-elle l’agente d’une nouvelle stratégie globale ?
Bien que le commissaire William C. Seitz soit reconnu comme un historien de l’art fervent défenseur de l’expressionnisme abstrait américain, The Responsive Eye marque une rupture par rapport au modèle d’exposition développé par Dorothy C. Miller. Il n’est plus question d’art moderne, mais d’art contemporain, la glorification d’un art typiquement américain est remplacée par une tendance internationale de l’art, l’expressionnisme abstrait par un art anti-expressif et géométrique, l’individualité de l’artiste par la réponse du spectateur. William C. Seitz énonce clairement cette position dans son texte au catalogue : « Les œuvres variées réunies ici en raison d’une similitude historique mettent en relation des moyens, des matériaux et des objectifs tout à fait différents. […] Il ne sera pas fait référence à des appartenances nationales, idéologiques ou de groupe[37] ».
Le MoMA annonce la présentation de l’exposition dès 1962[38]. Elle ouvre après deux ans et demi de préparation. Pour sélectionner les œuvres, William C. Seitz a parcouru plusieurs villes principalement européennes entre janvier et juillet 1964 : Tel-Aviv, Paris, Bruxelles, Anvers, Amsterdam, Copenhague, possiblement Stockholm, Hambourg, Berlin, Düsseldorf, Cologne, Ulm, Munich, Milan, Padoue, Zagreb, Berne, Bâle, Zurich, Londres puis Montréal[39]. La sélection internationale est à mettre en lien avec une série d’expositions sur l’art optique et l’art cinétique présentées au cours de cette période[40] : Nouvelles Tendances à Zagreb en 1961 et 1963, considérées comme marquant l’origine d’un mouvement international se développant en marge de la scène européenne ; Bewogen Beweging [Mouvement émouvant] conçue par Willem Sandberg au Stedelijk Museum à Amsterdam et Pontus Hulten au Moderna Museum de Stockholm en 1961, considérée comme la première exposition consacrant la tendance de l’art cinétique et optique à l’échelle internationale ; Propositions visuelles du mouvement international Nouvelle Tendance au musée des Arts décoratifs à Paris en 1964 ; Licht und bewegung [Lumière et mouvement] sous la direction d’Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne en 1965 ; et enfin, Lumière et mouvement : art cinétique à Paris, organisée par Frank Popper au musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 1967. Certains partis pris curatoriaux quant au caractère international sont à souligner. L’exposition au musée d’Art moderne de la ville Paris regroupe 110 œuvres de 52 artistes de 11 pays, mais tous vivants à Paris, alors qu’à la Kunsthalle de Berne, Harald Szeemann réunit 175 œuvres de 57 artistes de 17 pays couvrant un plus large spectre historique et plusieurs artistes vivants dans les pays germaniques. Les listes d’artistes et de collectifs se recoupent d’une exposition à l’autre et un nombre important se retrouve dans la sélection de William C. Seitz. La présentation new-yorkaise couvre toutefois un territoire géographique plus vaste en ajoutant des artistes vivants aux États-Unis, au Canada et en Asie. The Responsive Eye met aussi de l’avant une nouvelle génération d’artistes ayant pour la plupart entre 25 et 35 ans, et dont la majorité expose pour la première fois aux États-Unis.
En attirant l’attention sur la « réponse oculaire » William C. Seitz propose une interprétation plus large de l’art optique pour l’ouvrir sur la science et les nouvelles théories de la perception et place cette « nouvelle tendance » dans une filiation historique à la suite de l’impressionnisme, du futurisme, du constructivisme et, plus généralement, de l’abstraction géométrique[41]. Cette perspective l’autorise à élargir le corpus d’artistes jusqu’à inclure des peintres comme Kenneth Noland, Ad Reinhardt, Ellsworth Kelly, Morris Louis ou même Agnes Martin qui ne se voyaient pas nécessairement dans la mouvance de l’art optique et encore moins de l’Op art. Cet effort de théorisation pour situer les artistes dans une histoire positiviste et autonome a de plus contribué à oblitérer les aspects politiques d’un art qui s’est développé en grande partie collectivement, avec Nouvelle Tendance à Zagreb, Gruppo N en Italie ou Equipo 57 en Espagne, et qui se voulait anti-subjectif et anti-individualiste. Comme Ljilana Kolesnik l’écrit, The Responsive Eye « […] a réussi à neutraliser la charpente idéologique du mouvement et à mettre sur un pied d’égalité les recherches optiques des artistes européens motivées par des considérations idéologiques et sociales[42] ».
La rupture avec le modèle national transparaît également dans le mode d’accrochage. Exposer une centaine d’œuvres dans les salles du MoMA devait représenter un défi considérable. À quelques rares exceptions, dont les deux références historiques, Josef Albers et Victor Vasarely, William C. Seitz a sélectionné une seule œuvre par artiste. La mise en espace a été pensée pour mettre en valeur non pas la nationalité ou l’individualité de l’artiste, mais au contraire une grande quantité d’œuvres contemporaines afin de montrer la mouvance internationale de l’art optique. Le plan des salles que nous avons reconstitué (Fig. 11) montre bien comment l’organisation du parcours a été réfléchie. Il n’y a pas d’ordre chronologique. Les salles s’enchaînent les unes après les autres en proposant des regroupements de plusieurs œuvres en fonction de leur forme, leur format et leurs effets optiques. L’accrochage parfois serré sollicite la perception et les rapprochements entre les œuvres favorisent des associations et des comparaisons. Quoique les vues d’exposition de Georges Cserna annihilent les effets optiques et renforcent par la photographie l’espace du cube blanc, comme nous l’avons vu, certaines images montrent que l’architecture crée des ouvertures et des perspectives permettant d’apercevoir une organisation labyrinthique où plusieurs œuvres se donnent à voir en même temps. La mise en espace incite ainsi à regarder les œuvres non pas individuellement, mais comme (faisant partie d’) un ensemble.

Pourquoi une exposition d’art optique aux États-Unis ? Comment The Responsive Eye s’inscrit-elle dans la suite logique des expositions de l’institution ? En cartographiant la liste des artistes et des œuvres (Fig. 12), nous avons observé que leurs provenances reflètent assez fidèlement la nouvelle carte géopolitique que le conflit de la Guerre froide est en train de dessiner et que l’Occident met en récit : la division Est/Ouest, les rapports de force entre les pays, les relations asymétriques. Puis, en comparant les pays visités par les expositions du Programme international après la Seconde Guerre mondiale, nous avons remarqué que les pays d’où proviennent les artistes de The Responsive Eye, outre le Canada et les États-Unis, sont sensiblement les mêmes. Sans vouloir faire un lien trop rapide entre l’influence qu’aurait pu avoir le MoMA sur l’internationalisation des principes du modernisme dans les années 1950 et 1960, exposer les œuvres d’artistes issu.es de pays alliés des États-Unis dans le conflit Est/Ouest ou de pays dits « non-alignés » ne peut pas être dû qu’à l’effet du hasard. Les œuvres semblent circuler dans un réseau correspondant au système géopolitique que le conflit de la Guerre froide est en train de dessiner. En effet, les 18 pays donnent à voir la division entre les blocs de l’Ouest et de l’Est et pointent en direction des lieux stratégiques où les États-Unis cherchaient à exercer une influence politique et économique : le Canada, un de ses alliés indéfectibles, les principaux pays européens jusqu’en Yougoslavie et, de l’autre côté du rideau de fer, la Pologne où les artistes jouissaient d’une liberté d’expression malgré l’influence soviétique, ainsi que l’Amérique du Sud et l’Asie, qui représentent des marchés émergents. Une comparaison entre les lieux de naissance des artistes et leur lieu de résidence au moment de leur participation à de The Responsive Eye montre également que plusieurs ont migré de l’Est vers l’Ouest ainsi que vers les grandes capitales de l’art, Paris et New York.

De plus, The Responsive Eye n’était pas destinée qu’au public états-unien. Le MoMA a produit et acheminé onze communiqués de presse aux réseaux de communication d’autant de pays d’où proviennent les artistes. Ainsi, le communiqué consacré au Japon présente les deux artistes Larry Poons (né à Tokyo et vivant à New York) et Tadasuke Kuwayama ; celui du Canada, les artistes Agnes Martin (née à Maklin en Saskatchewan et vivant à New York), Guido Molinari et Claude Tousignant (originaires de Montréal), et ainsi de suite pour l’Autriche, la Grèce, la Belgique, les Pays-Bas, l’Espagne, l’Allemagne, la Pologne, la Yougoslavie et les pays d’Amérique du Sud incluant le Venezuela, l’Argentine et le Brésil. Le MoMA tire ainsi profit de la nationalité des artistes pour étendre son influence en s’assurant d’une couverture médiatique à la fois locale et internationale sur une exposition qui a lieu cette fois sur son territoire.
Notre enquête s’est finalement concentrée sur le destin des œuvres après leur présentation dans The Responsive Eye. Où pouvaient-elles se trouver aujourd’hui ? Sont-elles retournées dans leur pays d’origine ou sont-elles restées aux États-Unis ? Ont-elles été acquises par le MoMA ou d’autres collections muséales ou privées ? Était-il même possible de les localiser après toutes ces années alors que la majorité des jeunes artistes de l’époque sont devenu.e.s des références historiques ? Même si seulement la moitié a pu être retracée après une investigation de plusieurs mois, les résultats sont significatifs. Sur les 54 œuvres retrouvées, 41 sont demeurées aux États-Unis, dont 18 figurent dans la collection du MoMA. Si plusieurs sont sorties des circuits nous permettant de les localiser, la recherche nous a conduits sur des pistes insoupçonnées jusque dans les bureaux de la CIA. Acquise lors de sa présentation dans The Responsive Eye par le collectionneur Vincent Metzel, Black Rythm (1964) de Gene Davis a été déplacée à la CIA en 1967 avec d’autres œuvres de la Washington Color School lui appartenant. Selon le site web de l’Agence, elle serait toujours accrochée sur les murs du quartier général à Langley en Virginie[43]. Nous avons cherché à savoir pourquoi et dans quelle circonstance la CIA avait pu développer un intérêt pour des œuvres d’art aux effets optiques. L’histoire ne le dit pas, mais elle ne s’arrête pas là pour autant. Car, en 1988, pour des raisons qui restent tout aussi inexpliquées, le collectionneur a fait don à la CIA de 29 peintures de plusieurs artistes associés à l’expressionnisme abstrait, comme Willem de Kooning, Franz Kline et Clifford Still, ayant participé aux expositions du Programme international dans les années 1950.
The Responsive Eye marquerait-elle une sortie de la Guerre froide[44] ou plutôt une alternative ? Serait-elle à l’origine d’une stratégie muséale à l’échelle globale ? Est-ce la fin d’une hégémonie ? Pour répondre à ces questions, il faudrait percer la « culture du secret[45] » qui a tendance à invisibiliser, voire à effacer les traces que pourraient laisser les aspects politiques des expositions. Muséologie d’enquête entreprend de révéler ces structures souterraines en suivant le déplacement des œuvres d’art à travers l’histoire de leurs expositions. Pour conclure cette investigation, il apparaît que malgré une rupture discursive, il plane toujours une aura de Guerre froide sur The Responsive Eye. Le destin des œuvres, qui nous a conduits jusqu’à la CIA, introduit un argument de plus pour démontrer le rôle stratégique d’une institution comme le MoMA, mais surtout pour donner une idée de la mobilité des œuvres et de la circulation à grande échelle des expositions. L’étude comparative des approches curatoriales, la visualisation de cartographies pour faire apparaître la trajectoire des œuvres, des artistes et des expositions, la reconstitution des plans des salles et l’analyse des listes d’artistes et des œuvres brossent un portrait assez percutant de la stratégie géoculturelle du MoMA au plus fort de la Guerre froide. The Responsive Eye pose en ce sens une sorte de limite à partir de laquelle on peut observer que les stratégies institutionnelles et politiques se déplacent, se transforment, s’adaptent à l’espace d’exposition, et inversement : d’une vision unilatérale qui impose la puissance de son canon sur le monde vers un soft power qui mise davantage sur une intensification des échanges dans un système géopolitique plus complexe.
Notes
* Toutes les URL ont été consultées en janvier 2024.
[1] L’œil attentif présentait la reconstitution d’un fragment de The Responsive Eye et une importante documentation sur la circulation des œuvres d’art durant la Guerre froide. Je voudrais souligner la contribution de Louis-Charles Lasnier, Hend Ben Salah, Lisa Bouraly, Marian Gates, Anne-Sophie Miclo et Monika Wright. Voir, en ligne : https://fondationguidomolinari.org/loeil-attentif/.
[2] « Muséologie d’enquête » est financé par le conseil de Recherche en Sciences Humaines du Canada (CRSH).
[3] MoMA : Exhibition History, en ligne : https://www.moma.org/calendar/exhibitions/2914.
[4] Parcollet R., Szacka L.-C., « Histoire des expositions du Centre Pompidou : réflexions sur la constitution d’un catalogue raisonné », Marges. Revue d’art contemporain, n° 15, 2012, p. 107-127 ; Parcollet R., Szacka L.-C., « Écrire l’histoire des expositions : réflexions sur la constitution d’un catalogue raisonné d’expositions », Culture & Musées, n° 22, 2013, p. 137-162.
[5] Voir Elligott M., Bee Schoenholz H. (éd.), Art in Our Time: A Chronicle of the Museum of Modern Art, New York, Museum of Modern Art, 2004.
[6] MoMA : Exhibition History, en ligne : https://www.moma.org/calendar/exhibitions/history/.
[7] Staniszewski M. A., The Power of Display. A History of Exhibition Installations at the Museum of Modern Art, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1998.
[8] L’article est republié dans O’Doherty B., White Cube : l’espace de la galerie et son idéologie, Dijon, Les Presses du réel, 2008.
[9] Filipovic E., « The Global White Cube », OnCurating.org, n° 22 : Politics of Display, April 2014, p. 45-63.
[10] O’Doherty B., White Cube : l’espace de la galerie et son idéologie, Dijon, Les Presses du réel, 2008, p. 8.
[11] Brian De Palma, The Responsive Eye, court métrage en noir et blanc, 16 mm, 46 min, produit par Midge Mackenzie, Zodiac Associates, 1966.
[12] O’Doherty B., White Cube : l’espace de la galerie et son idéologie, Dijon, Les Presses du réel, 2008, p. 36-37.
[13] Ibid., p. 11.
[14] Filipovic E., « The Global White Cube », OnCurating.org, n° 22 : Politics of Display, April 2014, p. 45-63.
[15] Voir le chapitre « The Exhibitionary Complex », dans Bennett T., The Birth of the Museum. History, Theory, Politics, New York, Routledge, 1995.
[16] Les études qui ont décortiqué les liens étroits entre l’expressionnisme abstrait et la propagande dans le contexte de la Guerre froide sont relativement nombreuses. Je cite ici les analyses qui, dans le cadre de notre enquête, ouvrent sur des perspectives géoculturelles et permettent de saisir les enjeux de la circulation des expositions. Guilbaut S., Comment New York vola l’idée d’art moderne : expressionnisme abstrait, liberté et Guerre froide, Paris, Hachette littératures, 2006 (1983) ; Franke A., Ghouse N., Guevara P., Majaca A. (dir.), Parapolitics: Cultural Freedom and the Cold War, Berlin, Haus der Kulturen der Welt, 2021 ; Bazin J., Dubourg Glatigny P., Piotrowski P. (dir.), Art beyond Borders. Artistic Exchange in Communist Europe (1945-1989), Budapest ; New York, Central European University Press, 2016 ; Joyeux-Prunel B., Naissance de l’art contemporain (1945-1970). Une histoire mondiale, Paris, CNRS Éd., 2021.
[17] En 1952, le MoMA reçoit un important financement du Rockefeller Brothers’ Fund grâce auquel il fonde l’International Program of the Museum of Modern Art, puis en 1956, l’International Council of the Museum of Modern Art. Voir : Cockcroft E., « Abstract Expressionism, Weapon of the Cold War », Artforum, 1974, p. 39-41, également en ligne : https://www.artforum.com/print/197406/abstract-expressionism-weapon-of-the-cold-war-38017 ; Saunders F. S., Who Paid the Piper? The CIA and the Cultural Cold War, Londres, Granta Books, 1999.
[18] Cassou J., « Douze artistes américains », 12 peintres et sculpteurs américains contemporains, cat. exp., Paris, Musée national d’Art moderne, 1953, [n.p.].
[19] Carnduff Ritchie A., « Introduction », 12 peintres et sculpteurs américains contemporains, cat. exp., Paris, Musée national d’Art moderne, 1953, [n.p.].
[20] 50 ans d’art aux États-Unis. Collections du Museum of Modern Art de New York, cat. exp., Paris, Musée national d’Art moderne, 1955.
[21] Le Programme international du MoMA coordonne et défraie la majeure partie des coûts de la tournée européenne des expositions. Correspondance de Jean Cassou avec Porter A. McCray datée du 14 février 1958. Archives nationales (Paris) : direction des musées de France, 20144707/198, série 2HH64 et 20144707/203, série 2HH64.
[22] Voir le communiqué de presse de l’exposition The New American Painting (1958-1959) en ligne sur le site du MoMA : https://www.moma.org/documents/moma_press-release_326152.pdf?_ga=2.121296203.297958640.1675092269-433980432.1675092269.
[23] Notes de travail et échanges entre les équipes et Dorothy C. Miller. Museum of Modern Art Archives ; NY. Collection: DCM. Series Folder: I.14.a
[24] L’ampleur de ces manifestations reste sans précédent même si le MoMA n’est pas le seul musée à exploiter ce type d’exposition nationale. Comme le souligne Ljilana Kolesnik, cette circulation des œuvres devient une pratique culturelle courante dans le contexte de la Guerre froide. Kolesnik L., « Zagreb as the Location of the “New Tendencies” International Art Movement (1961-1973) », Ibid., p. 312-313. Voir également Franke A., Ghouse N., Guevara P., Majaca A. (dir.), Parapolitics: Cultural Freedom and the Cold War, Berlin, Haus der Kulturen der Welt, 2021 ; Bazin J., Dubourg Glatigny P., Piotrowski P. (dir.), Art beyond Borders. Artistic Exchange in Communist Europe (1945-1989), Budapest ; New York, Central European University Press, 2016.
[25] Ce récit national est emblématique de la disparité des genres. Grace Hartigan est la seule femme à participer aux expositions.
[26] Sixteen Americans, cat. exp., New York, Museum of Modern Art, 1959, [n.p.] : « […] a series of small one-man shows within the framework of a large exhibition [that gives…] a broader and more effective view of individual achievement ».
[27] Voir Guevara P., « Exhibition as Medium for Geopolitical Operations Digging Up the Exhibitions of the Congress for Cultural Freedom », Franke A., Ghouse N., Guevara P., Majaca A. (dir.), Parapolitics: Cultural Freedom and the Cold War, Budapest ; New York, Central European University Press, 2021, p. 295-330.
[28] Museum of Modern Art Archives ; NY. Collection: DCM. Series Folder: I.14.a
[29] Sandler I., The Triumph of American Painting: A History of Abstract Expressionism, New York, Praeger, 1970.
[30] White G., « Foreword », The New American Painting, cat. exp., Londres, Tate Gallery, 1959, p. 6 : « American painting has captured the imagination of European artists to such an extent that New York has begun to be seriously regarded as the future artistic capital of the Western Hemisphere ».
[31] Joyeux-Prunel B., Naissance de l’art contemporain (1945-1970). Une histoire mondiale, Paris, CNRS Éd., 2021, p. 162.
[32] « Exhibits Ban Works of Accused », The New York Times, 28 juin 1956 ; « To Help Our Art. Council Will Circulate Exhibitions Abroad », The New York Times, 30 décembre 1956 ; « Whitney Trust Got Aid », The New York Times, 25 février 1967.
[33] Kozloff M., « American Painting During the Cold War », Artforum, 1973, p. 43-54, également en ligne : https://www.artforum.com/print/197305/american-painting-during-the-cold-war-37413.
[34] Ibid. : « [it] coincided with the recognition that the United States was the most powerful country in the world ».
[35] Cockcroft E., « Abstract Expressionism, Weapon of the Cold War », Artforum, 1974, p. 39-41, également en ligne : https://www.artforum.com/print/197406/abstract-expressionism-weapon-of-the-cold-war-38017 : « The political relationship between Abstract Expressionism and the cold war can be clearly perceived through the international programs of MoMA ».
[36] Reportages photographiques sur les expositions du MNAM. Année 1953. MUS 195301 Douze peintres et sculpteurs américains contemporains – Exposition au palais de Tokyo (24 avril – 7 juin 1953) : inauguration de l’exposition [30 vues]. Photographe : Service américain d’information (USIS). Année 1955. MUS 195501 Cinquante ans d’art aux États-Unis – Exposition au palais de Tokyo, Musée national d’Art moderne (avril – mai 1955). MUS 195501.1-15 : inauguration de l’exposition [15 vues] et MUS 195501.16-40 : vues de salles [15 vues]. Photographe non identifié.
[37] The Responsive Eye, cat. exp., New York, Museum of Modern Art, 1965, p. 9 : « The varied works brought together here because of an historically significant similarity relate quite different means, materials, and aims. […] No reference will be made to national, ideological or group alignments ».
[38] MoMA : Exhibition History, en ligne : https://www.moma.org/calendar/exhibitions/2914.
[39] The Museum of Modern Art Archives, NY. Collection: MoMA Exhs. 757.39.
[40] Voir Dynamo. Un siècle de lumière et de mouvement dans l’art (1913-2013), cat. exp., Paris, Réunion des musées nationaux – Grand Palais, 2013, p. 294-340.
[41] The Responsive Eye, cat. exp., New York, Museum of Modern Art, 1965.
[42] Kolesnik L., « Zagreb as the Location of “New Tendencies” International Art Movement (1961-1973) », Bazin J., Dubourg Glatigny P., Piotrowski P. (dir.), Art Beyond Borders. Artistic Exchange in Communist Europe (1945-1989), Budapest ; New York, Central European University Press, 2016, p. 318.
[43] Voir la notice de l’œuvre de Gene Davies sur le site de la CIA : https://www.cia.gov/legacy/museum/artifact/black-rhythm/.
[44] Voir Joyeux-Prunel B., Naissance de l’art contemporain (1945-1970). Une histoire mondiale, Paris, CNRS Éd., 2021, p. 433 et suivantes.
[45] J’emprunte cette expression à Yaël Kreplak dans « La vie secrète des œuvres ? Une lecture de la section confidentielle des dossiers d’œuvres d’art contemporain au musée », Genèses, n° 126, 2022, p. 56-79, également en ligne : https://www.cairn.info/revue-geneses-2022-1-page-56.htm.