De dessous un drap de visée

par Simon Starling, suivi d’un entretien mené par Roula Matar

 

Simon Starling est né à Epsom, en Angleterre, en 1967. Diplômé de la Glasgow School of Art, il a été professeur de beaux-arts à la Städelschule de Francfort de 2003 à 2013. Sa pratique se développe à travers une grande variété de médias, dont le film, l’installation et la photographie. Simon Starling a remporté le Turner Prize en 2005 et a été sélectionné pour le prix Hugo Boss en 2004. Il a représenté l’Écosse à la Biennale de Venise en 2003 et a présenté des expositions individuelles institutionnelles à la Pinacoteca Agnelli de Turin (2022), à la Galleria Estensi de Modène (2022), au Frac Ile-de-France, Le Plateau à Paris (2019), au musée régional d’Art contemporain de Sérignan (2017), à la Japan Society de New York (2016), au Museo Experimental El Eco de Mexico (2015), au Museum of Contemporary Art de Chicago (2014), au Monash University Museum of Art à Melbourne (2013), à la Staatsgalerie de Stuttgart (2013), au Hiroshima City Museum of Contemporary Art (2011), au musée d’Art contemporain du Val-de-Marne à Vitry-sur-Seine (2009), à la Tate Britain à Londres (2013, 2009), à la Temporäre Kunsthalle de Berlin (2009), au Massachusetts Museum of Contemporary Art à North Adams (2008) et à la Power Plant à Toronto (2008). Simon Starling vit à Copenhague. —

 

Introduction (par Simon Starling)

Je me suis récemment intéressé à la façon dont les publics consomment les expositions, un exercice qui m’a paru la fois extraordinairement passionnant mais quelque peu effrayant. Il y a quelques années, visitant le MoMA à New York, j’ai observé un jeune homme (il devait avoir une vingtaine d’années) qui circulait dans une œuvre de Hans-Peter Feldmann présentée dans la galerie haute du hall du musée. C’était une installation magnifique et fascinante, composée de 100 tirages noir et blanc, banals, figurant des personnes âgées de 1 à 100 ans, photographiées avec sensibilité et bienveillance par Feldmann. Immédiatement après avoir achevé de lire le texte de présentation de ce travail, le jeune homme leva son téléphone portable à hauteur de visage et entreprit de photographier l’une après l’autre toutes les photographies accrochées dans l’espace d’exposition, ne s’arrêtant devant chaque image que le temps nécessaire à l’enregistrer avant de faire un pas sur le côté pour passer à la suivante. Bizarrement, cette activité avait quelque chose d’enchanteur et de perversement approprié, quelque chose qui concernait l’œuvre et son sujet. J’imaginais le film d’animation que cette succession de prises de vues aurait pu devenir, lorsqu’il les parcourrait plus tard à loisir sur son écran tactile, comme une distillation de l’expérience et du temps. Quelques jours auparavant, j’avais visité la rétrospective Mark Leckey au PS1 et observé comment, dans le contexte de ses réflexions sur la soi-disant « longue traîne » du web et sa diffusion illimitée et démocratisée, cette exposition était photographiée par son public majoritairement composé de jeunes. Leur consommation numérique des œuvres présentées était à la fois authentique et d’une rigueur absolue. J’ai de nouveau imaginé la possibilité d’un film d’animation, une visite des salles du musée compilée image par image à la cadence de 24 images par seconde, provenant uniquement de photographies publiées sur les réseaux sociaux, une sorte de production participative d’une œuvre cinématographique. Un exercice qui, une fois de plus, m’a paru étrangement approprié et terrifiant, mais aussi, en quelque sorte, merveilleux.

Il ne fait aucun doute que cette hyper-absorption d’expositions contemporaines représente un défi pour quelqu’un qui, comme moi, a naguère gagné sa vie en photographiant méticuleusement les expositions d’autres artistes et en élaborant sur la base de cette expérience une réflexion personnelle sur ce que pourrait être une exposition. Une assez brève carrière qui a fait naître en moi une curiosité profonde et un amour pour les vues d’installations, dont l’histoire est relativement courte et dont les débuts sont en particulier marqués par la rareté, l’omission et la perte – une situation qui rend ce qui existe d’autant plus éloquent et significatif, et qui, en outre, pourrait-on dire, confère également à ces expositions à peine documentées un caractère lui aussi d’autant plus éloquent et significatif. Je suppose que cela soulève la question de savoir si cette surabondance d’images (si tant est qu’elle existe bien aujourd’hui) accentue ou affaiblit notre compréhension des expositions et le désir que nous avons pour elles. Les salles combles du MoMA et du PS1 laissent penser que le désir s’en trouve assurément accru, du moins dans certains milieux, mais je n’en suis pas aussi sûr pour ce qui concerne la compréhension. Ce que je perçois cependant, c’est que la fabrique d’exposition et, au demeurant, la création artistique se transforment en réaction à ces comportements, et que les expositions réellement importantes sont réalisées par des artistes comme Leckey qui partagent une vision précise de ce nouveau paysage et qui, d’une manière ou d’une autre, semblent à même de produire des expositions qui transcendent ou éludent ses contours et cooptent simultanément ses énergies. Ils réaffirment, peut-être momentanément, l’espace de l’exposition qui, à mon avis, demeure primordial.

L’entretien qui suit a été motivé par une courte conférence illustrée, donnée à Paris le 1er décembre 2021 dans le cadre d’une journée d’études[1] portant sur les rôles actuels de la vue d’installation entendue comme agent actif en matière de fabrique d’exposition et de l’histoire des espaces d’exposition. Cette conférence a été l’occasion de retracer l’évolution de ma propre activité en tant que fabricant à la fois d’expositions et de documentation relative aux expositions, en traitant principalement des exemples où ces deux disciplines furent inséparables.

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Entretien de Simon Starling avec Roula Matar, Paris, le 1er décembre 2022

Roula Matar : Comment en êtes-vous arrivé à créer cette première pièce Museum Piece, était-ce pendant vos études ? Étiez-vous concerné par ce que l’on appelait l’art conceptuel ou par la critique institutionnelle ? Les travaux de Dennis Oppenheim, par exemple, ses déplacements et transplantations critiques, vous intéressaient-il ? Quelles sont les raisons de votre choix de vous saisir de la question du contexte et de travailler à sa « reconfiguration » ?

Fig. 1 : Simon Starling, « Museum Piece » (1991) avec Paul Maguire, Mackintosh Building, Glasgow School of Art, Glasgow. Photo : Simon Starling.

Simon Starling : Museum Piece (1991) a été réalisée en collaboration avec mon camarade Paul Maguire également étudiant en MFA [master en beaux-arts], il y a presque exactement 30 ans. Elle a été créée dans le célèbre bâtiment Mackintosh de la Glasgow School of Art, un immeuble qui, étrangement, n’existe plus, détruit non pas par un, mais par deux incendies au cours de ces dix dernières années. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à apprendre à photographier des installations, dans le cadre d’une exposition qui se composait pour ainsi dire à 95 % de contexte et à 5 % d’œuvres d’art, une simple reconfiguration de l’éclairage fluorescent préexistant : les tubes fluos de certaines vitrines avaient été déplacés et répartis ailleurs dans le musée Mackintosh, afin d’exposer l’institution, en fait, de la nommer, le mot « museum » accroché au mur étant constitué de ces tubes fluo. Quand Paul et moi travaillions comme étudiants dans ce bâtiment, nous étions parfaitement conscients de ce bras de fer qui opposait son existence en tant qu’école des beaux-arts en activité et en tant que musée et monument du patrimoine national.

Sur un panneau posé au sol figurait l’inscription There is no museum in the exhibition at present [« Il n’y a momentanément pas de musée dans l’exposition »], une inversion du texte habituellement rencontré dans une salle de musée vide, en contradiction flagrante avec l’enseigne lumineuse plus insistante, accrochée au mur. En fait, le musée, c’est peut-être tout ce qu’il y avait !

La fin des années 1980 et le début des années 1990 ont été assurément marqués par une grande convergence d’intérêt sur la critique institutionnelle, mais aussi, me semble-t-il, par une remise à plat fondamentale de ce que pourrait être un musée et de ce à quoi il pourrait ressembler. Après avoir fait Museum Piece, je me souviens avoir été très impatient de découvrir le travail de Michael Asher, Kunsthalle Bern (1992), une intervention intellectuellement précise et douloureusement éloquente. Pour cette œuvre, Asher avait orchestré le repositionnement de l’ensemble des radiateurs du musée se trouvant dans le bâtiment de 1918 en un unique regroupement qui accueillait le visiteur dans le hall d’entrée, un espace déjà assez agressivement occupé par deux radiateurs qui préexistaient à l’installation. Chaque radiateur repositionné avait été ensuite raccordé à son emplacement d’origine au moyen d’un élégant réseau de conduites en cuivre évoquant un organigramme de programmation, qui cartographiait leurs trajets individuels le long des murs et dans les escaliers. L’espace d’exposition montrait de la sorte une sculpture (Kunsthalle Bern étant assurément un exemple très convaincant de sculpture), tandis que cette même sculpture exposait l’espace d’exposition et, par conséquent, son histoire en tant que lieu de monstration. Cette œuvre reste pour moi une référence.

Fig. 2 et 3 : Simon Starling, « Museum Piece » (1991) avec Paul Maguire, Mackintosh Building, Glasgow School of Art, Glasgow. Photo : Simon Starling.

R. M. : Comment avez-vous commencé à associer dans votre travail la photographie de vues d’installations et la fabrique d’exposition ? Était-ce en lien avec une expérience spécifique ?

S. S. : Museum Piece et les photographies que j’en ai faites peuvent être considérées comme le début de ma carrière à la fois comme fabricant d’expositions, mais aussi comme photographe d’expositions, fabricant de vues d’installations. Elles ont également marqué le début d’un intérêt pour l’histoire des espaces d’exposition, un intérêt que j’ai essayé d’exprimer dans ma brève présentation. Après avoir obtenu mon diplôme des beaux-arts, j’ai pendant quelques années gagné ma vie en travaillant en Écosse comme photographe au service de musées, de galeries d’art et d’artistes. C’était ma solution à cette transition difficile entre la condition d’élève des beaux-arts et celle d’artiste à part entière. Conséquence de cette période d’activité, la photographie de vues d’installations et la fabrique d’exposition sont à mes yeux intimement liées, ma compréhension des possibilités offertes en matière de création d’exposition s’approfondissant parallèlement à mon travail de photographe d’exposition.

La voie d’approche quelque peu pragmatique de la fabrique d’exposition que j’ai suivie pour réaliser Museum Piece, à savoir la déconstruction des moyens et de la signification de la monstration, a été approfondie par la suite à l’occasion de créations plus considérables et décentrées comme Kakteenhaus (Cactus House) (2002), une œuvre réalisée pour le Portikus de Francfort, sous-titrée : Cactus cierge provenant du désert de Tabernas, en Andalousie, déterré du plateau de tournage des Texas Hollywood Film Studios et transporté sur 2 145 km dans une Volvo 240 jusqu’à Francfort-sur-le-Main. Un moteur d’automobile installé à l’intérieur du Portikus était relié à une voiture garée à l’extérieur par un tuyau d’échappement et une conduite d’eau longs de 30 mètres, le tout produisant une chaleur suffisante pour assurer le confort du cactus dans le nord de l’Europe. Ce travail a abouti à Plant Room (2007), un bâtiment en briques crues construit à l’intérieur d’un bâtiment et se prêtant à l’exposition de huit tirages vintage de Karl Blossfeldt dans des conditions de type muséal et dans l’atmosphère par ailleurs non climatisée du Kunstraum Dornbirn, en Autriche.

Ces œuvres s’appliquaient à déconstruire les moyens et la signification de la fabrique d’exposition et des dispositifs de monstration. Elles ont un sens schématique, clair, qui, pour ce qui me concerne, est intimement lié à la compréhension de la fabrique d’exposition que j’ai acquise en photographiant des expositions.

Fig. 4 : Photographie du Museum Folkwang par Albert Renger-Patzsch, ca. 1933.
Matériel de recherche pour Simon Starling, « Nachbau (Reconstruction) » (2007), Museum Folkwang, Essen © Museum Folkwang, Essen
Fig. 5 : Simon Starling, « Nachbau (Reconstruction) » (2007), Museum Folkwang, Essen. Photographie de la reconstruction d’une salle du Museum Folkwang (Le bâtiment Körner), Essen, par Simon Starling. Photo : Jens Ziehe. © Museum Folkwang, Essen

R. M. : Nachbau est à l’évidence un jeu sur les interactions entre la vue de l’exposition et l’exposition même. Comment est né ce projet, comment avez-vous découvert les photographies d’Albert Renger-Patzsch ? Je suis curieuse d’en savoir davantage sur l’élaboration de la méthode de travail. Est-ce la première occurrence de la dimension historique dans votre travail, en 2007 ? Et surtout, comment est née l’idée de la réplique et pour quelles raisons ?

S. S. : (Reconstruction) a été réalisée au Museum Folkwang d’Essen. C’était pour ainsi dire un détour, un voyage circulaire qui commençait et s’achevait sur les mêmes images, suscitant ce faisant une impression très précise de rupture historique qui semblait revivifier un moment perdu avec toutes ses complexités et ses histoires cachées. Le projet a vu le jour à la suite de l’invitation qui m’avait été faite de créer la dernière exposition dans un bâtiment du musée qui allait être démoli pour céder place à des espaces flambant neufs conçus par David Chipperfield.

Les images qui m’ont servi de point de départ appartiennent à un grand corpus d’images comparables dues au photographe Albert Renger-Patzsch qui, à la fin des années 1920 et au début des années 1930, a réalisé des vues élégantes d’installation et de l’accrochage éclectique du musée. Outre des photographies sensibles et très personnelles d’objets individuels issus des collections, prises pour ainsi dire avec un œil de collectionneur, quatre images ont plus particulièrement attiré mon attention. Datant de vers 1933, elles ont toutes été réalisées dans l’un des deux anciens bâtiments du musée, deux villas qui préexistaient sur le même site que le musée contemporain, toutes deux détruites lors de bombardements alliés durant la Seconde Guerre mondiale. Ici encore, l’accrochage est un mélange éclectique d’œuvres avant-gardistes de l’époque, d’Emil Nolde et de Paula Modersohn-Becker entre autres, et de diverses pièces d’arts décoratifs, le tout coexistant dans un même espace. L’idée a pris forme en cherchant à refaire les images de Renger-Patzsch à une distance historique considérable, en remettant en scène cette salle de la villa dans le musée actuel, juste avant la démolition de ce bâtiment.

R. M. : Est-ce la démolition programmée du bâtiment qui vous a donné l’idée de créer des répliques des photographies ? Et que disent ces démolitions à propos de cet espace et de son exposition ? Il m’intéresserait également de savoir ce que vous avez pu découvrir de l’arrière-plan, c’est-à-dire d’une façon de dessiner, de monter et de construire l’espace d’exposition.

S. S. : Les modalités de création de remakes de ces images datant de 1933, de reconstitution de cette situation historique, m’ont permis d’en apprendre beaucoup sur les années qui séparent cette époque de la nôtre. Il a fallu remplacer par des fac-similés un certain nombre de toiles que les nazis considéraient comme « dégénérées », qu’ils ont confisquées et qui se trouvent aujourd’hui dans des musées suisses ou américains, tandis que d’autres œuvres ont tout simplement disparu des inventaires du musée pour des raisons inconnues. Une « scène » a été fidèlement et soigneusement construite avec pour matériaux de base les systèmes préexistants de cloisons mobiles pour l’espace qui allait bientôt être démoli. La question de la couleur s’est posée, car aucune archive de la couleur du sol en linoléum ou des murs n’a été conservée. Il a fallu le cas échéant se résoudre à une certaine licence artistique. Des fac-similés de l’ensemble des meubles du musée, des socles et des cache-radiateurs ont aussi dû être fabriqués.

Ce « plateau » est devenu à la fois le lieu d’une seconde mise en scène des images de Renger-Patzsch et d’une exposition ouverte au public. À la fois studio photo et espace à habiter dans une sorte de voyage dans le temps. J’ai ressenti un puissant vertige temporel quand, sous mon drap de visée, j’ai observé l’image inversée sur le dépoli de ma chambre grand format : je voyais précisément la même image que celle que Renger-Patzsch avait vue 70 ans plus tôt sur le dépoli de sa chambre photographique. Les quatre photographies que j’ai réalisées à cette occasion ont été exposées à l’entrée du studio photo devenu machine à remonter le temps.

Après la fin de l’exposition, les boulets de démolition sont arrivés ; le mot allemand Nachbau, qui signifie « réplique, reconstruction », est parfaitement pertinent en ce sens qu’il fait à la fois référence au passé, à l’histoire de la reconstruction du musée après la guerre, et au futur, au projet de construction d’un nouveau bâtiment du musée.

R. M. : Dans Nachbau, la collision historique fonctionne différemment que dans le cas de Never the Same River. Comment ce projet a-t-il vu le jour, quel était le sujet de votre recherche ? Votre situation en tant que commissaire d’exposition cette fois-ci a-t-elle d’une manière ou d’une autre influencé votre projet ou le choix des œuvres ?

S. S. : Never the Same River (Possible Futures, Probably Pasts) a été réalisée en 2010 au Camden Art Centre en tant que projet curatorial, ou peut-être comme Gesamtkunstwerk [œuvre d’art totale]. Composée d’œuvres qui tirent à hue et à dia une conception du temps linéaire, souvent en réorganisant ou en réitérant des idées, des images ou des formes du passé, ou bien en les projetant dans le futur, Never the Same River réunissait en une seule exposition des œuvres déjà présentées au Camden Art Centre depuis sa fondation, tout en les juxtaposant à des moments d’un possible programme à venir, dans une tentative de s’affranchir de l’emprise étouffante de l’histoire. En réorganisant l’accrochage d’œuvres datant de différentes périodes de l’histoire des salles du centre d’art et en les disposant dans la position exacte qu’elles occupaient le jour de leur première présentation, Never The Same River ambitionnait de créer une sorte de polyphonie temporelle, si ce n’est, parfois, une cacophonie, en orchestrant une série de collisions entre des œuvres tenues jusqu’à présent spatialement et historiquement éloignées les unes des autres, toutes inquiètes aux frontières de notre compréhension du temps : le passé probable et l’avenir possible du Camden Arts Centre se rejoignant momentanément dans un présent instable.

Fig. 6 : Simon Starling, « Never the Same River (Possible Futures, Probable Pasts) » (2010), Camden Arts Centre. Au premier plan, Francis Upritchard, « Sloth Creature » (2005). Photo : Jens Ziehe © Camden Arts Centre

R. M. : Comment avez-vous procédé pour réaliser la sélection des œuvres présentées ? Je souhaite en savoir davantage sur votre méthode : avez-vous pu mettre la main sur des vues d’exposition, des plans ? Avez-vous manipulé ces documents ou travaillé avec eux ? Les avez-vous superposés comme pour créer une stratification ?

S. S. : Une plongée dans la profondeur des archives du centre d’art a abouti à l’établissement d’une carte stratifiée, complexe, de l’histoire des expositions ayant eu lieu dans l’espace en cours d’aménagement. Les vues d’installation et les plans de salles que j’ai dénichés m’ont permis d’orchestrer très précisément en une seule exposition la contraction de fragments représentant 50 ans de fabrique d’exposition.

Fig. 7 : Documentation photographique d’un fragment de l’exposition « Hampstead in the 30’s » (1975) © Camden Arts Centre Archives
Fig. 8 : Simon Starling, « Never the Same River (Possible Futures, Probable Pasts) » (2010), Camden Arts Centre. Fragment reconstitué de l’exposition « Hampstead in the 30’s ». Photo : Jens Ziehe © Camden Arts Centre

C’est ainsi que, par exemple, la documentation photographique montrant une fraction de l’exposition Hampstead in the 30’s organisée en 1975 et consacrée aux avant-gardes en art, architecture et design dans ce quartier du nord de Londres dans les années 1930, nous a permis de rétablir à notre époque une partie de cette exposition qui devenait dès lors une superposition de temporalités en interaction. Dans le film False Future (2007) de Matthew Buckingham, un homme traverse un pont vers le futur, encore et toujours, ses actions marquant image par image un faux départ vers le futur cinématographique du XXe siècle ; l’œuvre fait référence aux premières images animées tournées à Leeds cinq ans avant le premier film des frères Lumière. Tandis qu’à proximité, Duration Piece no. 31 de Douglas Huebler, fusionne en un unique déclenchement d’obturateur d’appareil photo un 1/8e de seconde de l’année 1976 et un 1/8e de seconde de l’année 1977, un instant festif de nouvel An devenu indécis – à l’époque et maintenant ! Les tableaux de Paul Thek, Timely et Timeless (1988) étaient de nouveau accrochés devant une chaise d’écolier dans le même espace occupé par l’œuvre la plus précieuse de l’exposition, Figure Study II (1945-1946) de Francis Bacon, un hurlement peint exprimant le « pouvoir diabolique de l’avenir », elle-même dissimulée derrière une œuvre récente de Jeremy Millar intitulée The Man Who Looked Back. Deux chaises, sortes de machines à remonter le temps, se font face : l’une en chrome et contreplaqué d’Erno Goldfinger, l’autre de style tombeau égyptien datant de la période Arts and Crafts (fin du XIXe siècle). Cela fut pour le public l’occasion de déjà-vus aussi nombreux qu’extraordinaires, en particulier Studio Apparatus for Camden Arts Centre, de Mike Nelson, l’œuvre ayant réinvesti l’espace qu’elle avait occupé dix ans auparavant.

Fig. 9 : Simon Starling, « Never the Same River (Possible Futures, Probable Pasts) » (2010), Camden Arts Centre. Vue de l’installation : Francis Bacon, « Figure Study II (1945-46) » ; Jeremy Millar, « The Man Who Looked Back » (2010) ; Ernö Goldfinger, « Chrome plated steel tube chair with pressed ply back and seat » (1931) ; « Liberty & Co, High-backed chair in the Egyptian style » (c. 1884) ; Des Hughes, « Norfolk with Flint (with Boring) » (2007) ; Graham Gussin, « Fall » (1998) ; John Riddy, « London (Willow Road 2) » (1998). Photo : Jens Ziehe © Camden Arts Centre

La réalisation de Never the Same River a suscité tout un questionnement sur la relation existant entre les œuvres d’art et leur documentation, la photographie et la mémoire, les objets qui hantent l’histoire du centre d’art et les idées qui gravitent autour d’eux. La mémoire des artistes comme celle des commissaires d’exposition est bien entendu faillible et leurs souvenirs teintés par des préoccupations actuelles et des aspirations pour l’avenir. Nous avons eu des conversations désopilantes avec un artiste qui était persuadé que la projection de son film avait occupé l’intégralité d’une salle, avant que les plans ne viennent attester qu’il avait été projeté dans une minuscule cabine de projection. L’importance des œuvres d’art évolue, elles sont réévaluées ou refaites, ou se délabrent simplement. Certaines expositions ne sont tout simplement jamais documentées ; « la vue d’installation », comme le montrent les archives, est une invention relativement récente : les relations qu’entretient une œuvre avec celles qui l’entouraient ou avec l’espace qu’elle occupait sont souvent définitivement perdues. Never the Same River était par conséquent, étant donné sa nature même, un collage de faits établis, recherches rigoureuses, souvenirs flous, rumeurs de bouche à oreille et spéculations qui équivalaient à une sorte de mémoire collective d’un avenir possible et d’un passé probable.

R. M. : Ne pensez-vous pas que le choix et la mise en espace ont certainement produit de nouvelles associations entre les œuvres, voire de nouvelles significations ? Pourriez-vous évoquer quelques exemples de cet écart qui s’était creusé entre ce que vous aviez pu voir dans les documents d’archives et les œuvres une fois réinstallées ?

S. S. : Lorsque les œuvres individuelles ont été juxtaposées à d’autres qui représentaient l’histoire du centre d’art, elles ont revêtu une nouvelle existence de nombreuses manières différentes. Parfois, c’étaient des choses très éphémères, comme l’impression qu’un faucon, filmé des années plus tôt en train de voler dans l’un des espaces de Stefan Gec pour Lure (1995), aurait pu traverser directement le « fantôme » de Studio Apparatus for Camden Arts Centre installé par Mike Nelson en face, redoublant ainsi l’impression que l’ensemble de cette installation complexe n’était qu’un mirage. D’autres fois, c’était bien plus concret, comme la projection du film 16 mm noir et blanc de David Lamelas, A Study of Relationships Between Inner and Outer Space (1969), dans ce qui fut autrefois un espace délabré de la galerie, où il a été en partie filmé, et qui est aujourd’hui une salle soigneusement restaurée.

Simon Starling: Pictures for an Exhibition

R. M. : Une autre pièce, Pictures for an Exhibition, se rattache également à des documents d’archives et à des vues d’expositions. Comment est venue l’idée de travailler sur ces vues d’installation de l’exposition Brancusi à l’Arts Club de Chicago en 1927 ? Était-ce une image que vous aviez déjà vue auparavant, ou était-ce en fouillant dans les archives de l’institution à la suite de leur invitation ?

S. S. : L’invitation qui m’avait été faite en 2014 de monter une exposition à l’Arts Club de Chicago résultait en grande partie de mon intérêt existant pour Brancusi. Elle m’a amené à travailler avec deux rares vues d’installation de l’exposition des sculptures de Constantin Brancusi organisée en 1927 à l’Arts Club par Marcel Duchamp qui fut son ami, son collègue et parfois son marchand. L’exposition présentait dix-neuf œuvres du sculpteur roumain, qui provenaient en grande partie de l’extraordinaire collection d’art moderne laissée par l’avocat new-yorkais John Quinn après sa mort quelques années auparavant ; cette collection ayant été dispersée par ses héritiers, toutes les œuvres de Brancusi qu’il possédait furent rachetées par Marcel Duchamp et par l’écrivain et diplomate Henri-Pierre Roché. Installée par Duchamp, l’exposition de Chicago – l’une de leurs tentatives pour vendre certaines de ces œuvres – évoquait un jeu d’échecs dont les sculptures seraient les pions.

Duchamp avait demandé aux photographes d’architecture Kaufmann & Fabry de documenter l’exposition. Ceux-ci furent parmi les premiers à se fournir en chambres photographiques auprès d’un nouveau fabricant basé à Chicago, L.F. Deardorff & Sons, dont les premières chambres 8×10 pouces (20×25 cm) furent construites pendant la prohibition en bois d’acajou recyclé provenant de comptoirs de bar.

J’avais déniché et acheté deux chambres Deardorff en acajou et dessiné sur chacun de leurs écrans de mise au point en verre dépoli une image des contours des œuvres figurant dans les deux vues de l’installation, avant d’entreprendre un voyage épique dans douze villes d’Europe et d’Amérique du Nord pour retrouver et photographier chacune des 19 sculptures présentées dans l’exposition. Et à chaque fois, les photographier telles que replacées dans leur position d’origine sur le négatif.

R. M. : Êtes-vous parvenu à retrouver les 19 sculptures ?

S. S. : Oui, les 19 sculptures ont été localisées, certaines en Europe, mais essentiellement dans des musées américains et quelques collections privées. L’organisation de la prise de vue de l’ensemble de ces œuvres dans leurs nouveaux environnements s’est révélée très complexe. Au bout du compte, il en est résulté 36 images photographiques accompagnées du matériel utilisé pour les réaliser : les deux chambres Deardorff sur le dépoli desquelles étaient tracés les contours des vues d’installation, les trépieds, etc.

Certaines des images rétablissent partiellement des relations instaurées entre les différentes sculptures dans les vues d’installation d’origine. Par exemple, dans une image, on voit la Colonne sans fin (à Rotterdam) reconnectée à Adam et Ève (à New York). Dans une autre, L’oiseau dans l’espace (à Seattle), Trois pingouins (à Philadelphie), Socrate (à New York) et, à l’arrière-plan, Maiastra (également à New York), toutes ces sculptures ont de nouveau réinvesti le même espace photographique, jusqu’à ce qu’on ait obtenu un ensemble complet d’œuvres, chacune apportant avec elle un espace fantomatique – une congestion de l’architecture, de la géographie – qui s’est constitué au fur et à mesure.

D’autres images de « provenance » accompagnent ces collages, des images se rapportant aux différents collectionneurs qui ont possédé les œuvres de Brancusi au fil du temps. Le propriétaire des Dallas Cowboys, une équipe de football américain, a également été en possession du Commencement du monde (1920), et Jon Shirley, l’ancien président de Microsoft, propriétaire de l’une des plus célèbres collections de voitures rares au monde, possède également à l’heure actuelle L’oiseau dans l’espace qui fut présenté dans l’exposition de Chicago ; dans ce cas, l’image de provenance figure une Ferrari 175 GTB jaune, une pièce exceptionnelle, qui semble avoir un lien formel avec la sculpture. C’est Hester Diamond, la mère de Mike D des Beastie Boys, qui avait vendu L’oiseau dans l’espace à Jon Shirley et utilisé le produit de la vente pour acquérir une œuvre du Bernin (1616) que j’ai photographiée dans la salle à manger de son appartement new-yorkais.

R. M. : Pouvez-vous commenter les deux livrets qui accompagnent Pictures for an Exhibition? C’est une édition singulière qui s’inscrit également dans votre démarche particulière.

S. S. : Pictures for an Exhibition était accompagné d’un livret d’annotations et de titres qui établissaient la provenance complexe de chacune des dix-neuf sculptures, associant ainsi la production artistique et la collection d’œuvres à une sphère sociale, politique et économique plus large. À chacune des 36 photographies correspondent un titre détaillé et des notes de provenance qui retracent le réseau des connexions qui ont toutes un lien avec ce moment de l’année 1927.

R. M. : Il est très intéressant de voir comment, avec El Eco, vous vous emparez d’une autre dimension qui est également très présente dans votre travail, la dimension de la performance et souvent d’une corporéité/d’un corps paradoxalement absents. Qu’est-ce qui vous a amené à aborder ce projet architectural ? Comment a-t-il pris forme et quels documents avez-vous utilisés pour réaliser cette re-présentation ?

S. S. : En 2014, mon intérêt pour la documentation institutionnelle a pris une tournure inédite avec une œuvre intitulée El Eco réalisée pour et dans El Eco, un centre d’art interdisciplinaire d’avant-garde fondé à Mexico au début des années 1950 par l’architecte et artiste allemand émigré Matthias Goeritz. Pour l’inauguration de ce bâtiment extraordinaire, Goeritz avait demandé à Henry Moore de réaliser plusieurs peintures murales immenses dans l’espace principal, puis invité une danseuse âgée de 15 ans, Pillar Pellicer, à danser devant ses gigantesques silhouettes squelettiques. Le télescopage ainsi créé entre cette jeune danseuse pleine de vie et ces figures associées au Jour des morts était spectaculaire. Il n’y avait pas de véritable chorégraphie à proprement parler, et ce qui a subsisté de ce non-événement, c’était une série d’images publicitaires utilisées pour promouvoir El Eco en tant qu’espace interdisciplinaire où coexistent la danse, la musique, les arts plastiques et l’architecture. Le film que nous avons réalisé puisait dans les images publicitaires de Goeritz comme autant d’ »images clés » pour réaliser ce qui est devenu comme une forme d’exorcisme institutionnel et de réflexion paisible sur le vieillissement. L’absence de chorégraphie ou de performance véritable a inscrit un espace libre passionnant entre les instants photographiques qui en subsistaient – un espace de spéculation, de souvenirs partiels et de glissements, peut-être un espace commun à tous les projets dont nous avons parlé.

R. M. : J’aurais une dernière question à vous poser, Simon. Que pensez-vous, de manière générale, de ces nombreux retours à certaines expositions historiques qui sont revisitées, répliquées et reconstruites, organisées par différentes institutions ? Y a-t-il des aspects décisifs que vous souhaiteriez souligner ?

S. S. : Oui, ce que vous décrivez est devenu ces dernières années comme une sorte de trope de la fabrique d’exposition. Un exemple récent, très intéressant, est le remake de When Attitudes Become Form, l’exposition phare organisée par Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne en 1969, qui a été présenté à la Fondation Prada dans un palais baroque donnant sur le Grand Canal à Venise. Je dirais que ce fut une expérience des plus singulières. De l’avis général, l’exposition d’origine avait été un moment aussi essentiel que fécond, où de nombreuses œuvres furent réalisées sur place et la plupart des artistes directement impliqués dans son organisation. À Venise, avec la volonté de respecter la configuration originale de l’exposition, celle-ci a été insérée de force dans son nouvel environnement, fusionnant le rationalisme suisse et l’exubérance baroque. Les œuvres manquantes ont été marquées en blanc sur le sol, comme autant de cadavres, conférant à l’exposition son « apparence zombie » telle qu’elle a pu être décrite. Et passer d’une Kunsthalle à financements publics à une fondation privée s’est également révélé quelque peu troublant. À bien des égards, l’objet qui tenait le mieux la route, c’était le somptueux catalogue avec sa documentation rigoureuse et ses illustrations généreuses.

J’ai récemment repensé à cette exposition, pendant le vernissage de celle de Mike Nelson, Extinction Beckons, à la Hayward Gallery. Pour cette merveilleuse rétrospective de mi-carrière, Mike a orchestré en un seul lieu une stupéfiante conflagration de l’historique de ses expositions personnelles, amalgamant et fusionnant des œuvres réalisées dans différents lieux sur une période de 30 ans. Mike décrit ce travail comme un « démembrement d’actifs » (asset striping) effectué sur sa propre pratique afin de tisser entre ses œuvres des relations entièrement inédites. Ce fut pour moi une expérience mémorable, plutôt émouvante. Comme j’avais vu un certain nombre de ses expositions d’origine, j’ai ressenti une puissante sensation de vertige temporel, mais aussi l’impression intéressante, et troublante, de voir des choses fantomatiques, un sentiment qui contrastait plutôt avec la matérialité insistante du travail de Mike. Ici encore, le catalogue qui comporte de nombreuses vues d’installations des œuvres telles qu’elles ont été exposées à l’origine, revêt une existence fascinante, car il parle de la relation entre la photographie et la mémoire, les œuvres d’art et leur documentation.

R. M. : Je vous remercie de m’avoir accordé cet entretien.

S. S. : Tout le plaisir est pour moi.

 

Traduit de l’anglais par Christian-Martin Diebold

 

Notes

[1] Cette journée d’études – intitulée Histoire des espaces de l’exposition et archives visuelles : Ce que disent les reconstructions d’expositions – était organisée par Roula Matar, maîtresse de conférences à l’ENSA de Versailles, en collaboration avec le centre d’art La Maréchalerie, ENSA Versailles.

Pour citer cet article : Simon Starling, "De dessous un drap de visée", exPosition, 2 juin 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles10/starling-dessous-drap-visee/%20. Consulté le 15 juin 2025.

Reprendre en écho(s). Effets et enjeux de la reconstitution d’exposition sur le champ muséologique

par Florence-Agathe Dubé-Moreau

 

Florence-Agathe Dubé-Moreau est autrice et commissaire indépendante en art contemporain. Elle détient une maîtrise en histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal, intitulée « Reprendre en écho(s). Effets et enjeux de la reconstitution d’exposition en art contemporain » (2018). Ses plus récents projets de commissariat ont été montrés à Montréal, Québec et Toronto. Elle était également assistante-commissaire pour la délégation canadienne à la 56e Biennale de Venise (2015). Ses textes ont été publiés dans les revues Esse et Intermédialités, ainsi que dans des ouvrages parus aux éditions d’art Le Sabord, Plein sud et Critical Distance. Elle est lauréate du Prix jeunes critiques Esse (2013) et de la Bourse Jean-Claude Rochefort (2018) : deux distinctions canadiennes en critique d’art contemporain. —

 

L’intérêt pour les reconstitutions d’œuvres, de performances, de chorégraphies et d’expositions ayant marqué les histoires s’est rapidement érigé en tendance généralisée à l’aube du nouveau millénaire et a inspiré plusieurs manifestations expographiques, conférences, parutions et événements. Certaines œuvres en sont même venues à être fréquemment présentées d’une exposition à l’autre ou citées de manière récurrente dans les textes scientifiques en tant qu’index du phénomène, mentionnons Third Memory (2000) de Pierre Huygue, The Battle of Orgreave (2001) de Jeremy Deller et Art Must Hang (2001) d’Andrea Fraser. Du côté de la performance, Seven Easy Pieces (2005) de l’artiste Marina Abramović et, du côté des expositions, When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013 (2013) du commissaire Germano Celant sont, quant à elles, communément considérées comme des pierres de touche pour illustrer l’ampleur de cet engouement récent pour les réactualisations des points de vue théoriques, artistiques, pratiques et médiatiques.

De manière plus spécifique, c’est l’intensification du nombre de reconstitutions d’exposition sur la scène artistique occidentale entre 2009 et 2014 qui sert de préambule à cet article. Pourquoi ramener dans le présent une exposition passée sous une forme entière ou partielle ? Quoi reconstruire ? Comment en restituer la mémoire ? Et, pour ce qui m’intéresse ici, quels impacts et potentiels pour le travail en musée et le « faire » exposition ? Je souhaite précisément m’enquérir des répercussions de cette forme expographique à l’endroit du champ muséologique – qui étudie le musée dans ses fonctions d’exposition et de conservation et génère du savoir à partir des expositions[1] – pour sonder de quelles façons ces occurrences de (re)mise en espace révèlent les discours qui forment et informent l’exposition, tout en portant le pouvoir de les transformer.

Le moteur à l’origine de cette recherche est d’engager une réflexion sur la reconstitution d’exposition envisagée non pas comme un objectif ou une finalité, mais comme un « processus de transfert » vaste et complexe qui agirait dans le temps et l’espace selon un enchaînement d’opérations survenant avant, pendant et après l’événement. L’exposition se caractérise elle-même par un feuilletage spatio-temporel, en plus d’être un portail entre différents domaines d’activité et de pensée en art. Par opposition à une œuvre prise isolément par exemple, l’examen des processus de la reconstitution reporté spécifiquement à l’exposition offre un accès privilégié aux contextes institutionnels de présentation de l’art et aux approches discursives déployées pour l’y accompagner – ce que la philosophe Anne Cauquelin appelle « l’environnement de l’art » dans ses qualités matérielles et conceptuelles, et qui comprend « tout ce qui a trait à l’exposition et la déborde aussi[2] ».

L’historienne de l’art Elitza Dulguerova fixe autour des années 1980 les débuts d’un intérêt plus répandu pour les « expositions d’expositions » qui reproduisent des manifestations révolues, faisant de la reconstitution d’exposition un terrain d’étude relativement jeune et pourtant prolifique dans les dernières années[3]. Comme le chercheur Jérôme Glicenstein le fait remarquer, à partir des années 1970-1980, les reconstitutions d’exposition semblent progressivement changer de fonction pour « revisiter de manière critique la manière dont [les] avant-gardes ont intégré l’espace des institutions[4] » plutôt que de servir à une légitimation de l’art moderne, par exemple. Pour se rapprocher davantage des pratiques actuelles, les analyses de la théoricienne Claire Bishop sur les programmations du Van Abbemuseum (en particulier Play Van Abbemuseum [2009-2011] qui a initié plusieurs reconstitutions au sein du musée) permettent de décloisonner les possibilités qu’offrirait la reconstitution d’exposition en sondant des motivations muséologiques plus radicales à reconstituer et en exacerbant les propriétés anachroniques, performatives et politiques de son processus[5].

Ces mutations rendent alors nécessaire une définition plus élaborée de la reconstitution d’exposition afin d’y admettre une dimension critique, voire autocritique. Des cas récents comme Other Primary Structures (2014), au Jewish Museum de New York, et When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013 (2013), de Celant, pointeraient vers cette utilisation différente de la reconstitution d’exposition. Cette dernière ne servirait plus uniquement à légitimer des mouvements artistiques ou à redonner accès au passé de façon passive, mais plutôt à créer des espaces où est problématisée la rencontre du passé et du présent et où, simultanément, il est possible de faire ressortir certains récits historiques ou codes muséaux. Dès lors, envisager la reconstitution d’exposition non seulement en tant que « processus de transfert », mais aussi (et surtout) en tant que « processus critique » la porterait en héritière de courants réflexifs en art contemporain, comme la critique institutionnelle des années 1960 à 1990 et le nouvel institutionnalisme (New Institutionalism) des années 1990 à 2000. Ensemble, ces deux éléments de situation historique font déjà poindre certains potentiels à caractère performatifs de la reconstitution à « agir sur » les objets, les personnes et les contextes que son processus critique implique.

Other Primary Structures et When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013 sont rapidement devenues des cas exemplaires dans l’examen de la tendance ou des méthodologies en « re- » (reenactment, remake, reprise, etc.) dans les productions artistiques des dernières années. Elles incarnent, entre autres, deux postures diamétralement opposées : la critique du passé, pour la première, et l’hommage aux canons, pour la seconde. De façon à complexifier les analyses existantes[6] du résultat physique de leurs entreprises de reconstitution (dissemblable/semblable, critique/hommage), et surtout à dégager l’influence qu’elles exerceraient sur la muséologie, je propose de les étudier de manière comparative en fonction de « qui » reconstitue : l’institution ou le commissaire. Cette approche de la reconstitution par l’entremise des postures qui la performent permet d’isoler certaines variables de ces deux expositions afin de les inspecter sous un angle plus direct et plus fouillé avec une volonté de transversalité entre institution et commissaire.

Je cherche ainsi à cerner ce qui, dans la reconstitution d’exposition, serait actif [7]. En d’autres mots, je tente de localiser les différents sièges de son agentivité, c’est-à-dire sa capacité à « agir sur », voire à transformer non seulement les objets et leur historicisation dans l’histoire de l’art, mais aussi les contextes de monstration et les disciplines, comme la muséologie ou l’histoire des expositions, dont elle reconduit les codes et les idéologies.

Other Primary Structures : lorsque le musée reconstitue

Other Primary Structures, tenue en 2014 au Jewish Museum de New York en deux volets consécutifs, s’impose à l’étude pour deux raisons antithétiques : d’une part, le statut canonique qu’a acquis sa source – Primary Structures: Younger American and British Sculptors conçue par Kynaston McShine et présentée au même musée en 1966 –, étant généralement considérée comme l’une des premières expositions occidentales à rendre compte de la nouvelle sculpture d’après-guerre et comme la première exposition institutionnelle américaine sur l’art minimaliste ; d’autre part, la décision du musée, par l’entremise de son directeur adjoint responsable du projet, Jens Hoffmann[8], de ni réactiver la scénographie de 1966 ni remontrer les œuvres d’origine (Fig. 1). Cette reconstitution paradoxale fait voir qu’une institution, particulièrement lorsqu’elle « re-présente » une de ses anciennes expositions, porterait un regard « autoréflexif » sur l’enchâssement de son propre discours dans l’histoire des expositions et le champ muséal.

Fig. 1 : Other Primary Structures, 14 mars – 18 mai 2014, Jewish Museum, vue de l’exposition. Photographie : David Heald.
Courtesy The Jewish Museum, New York / Art Resource, NY

En avant-propos du catalogue, on découvre l’avis : « Cette exposition a été modifiée de sa version originale. Elle a été formatée pour inclure l’Autre[9] ». Bien qu’une vision similaire à celle de McShine soit appliquée pour chercher des artistes qui auraient semblablement participé à un moment minimaliste dans les années 1960 et 1970, la méthodologie privilégiée est plutôt informée par le contexte globalisé de l’art actuel et par les théories postcoloniales. Résultat : la sélection répond à des critères esthétiques comparables, mais comprend exclusivement des artistes de l’extérieur de l’Occident, absentes et absents de la première itération. Vingt-deux hommes et six femmes (soit trois fois plus qu’au départ) sont rassemblés ; elles et ils proviennent d’Asie, de l’Europe de l’Est, d’Amérique du Sud, d’Afrique et du Moyen-Orient, des parties du monde longtemps, voire encore, considérées comme périphériques ou sous-développées, en regard du canon occidental[10].

Pour chacun de ses deux volets, l’exposition investit cinq salles du Jewish Museum qui ne sont pas exactement les mêmes que celles de Primary Structures puisque l’aile Albert A. List, où elle s’était tenue au départ, a été entièrement réaménagée au cours des années 1990. Les sculptures, de grande taille et colorées pour la majorité, sont posées directement au sol ou suspendues dans une expographie caractérisée par l’emploi de larges reproductions en noir et blanc, documentant la mise en espace de 1966, qui habillent des murs entiers dans chacune des galeries (Fig. 2). L’exposition est également accompagnée d’un catalogue qui comprend la réédition du catalogue d’origine, depuis écoulé.

 

Pour analyser Other Primary Structures, les typologies de reconstitutions d’exposition proposées par Dulguerova et Reesa Greenberg, parues respectivement en 2009 et 2010 – soit au cœur d’une prolifération de cas en Occident autour des années 2010 –, sont particulièrement éclairantes[11]. Admettre qu’Other Primary Structures « réplique à » Primary Structures bien plus qu’elle ne « réplique » son original, ou ne le répète plus ou moins fidèlement, motive l’opposition que Dulguerova établit entre les types « riposte » et « reprise[12] ». Le fait qu’une distance temporelle entre les versions de 1966 et de 2014 soit annoncée d’emblée dans le texte de présentation de l’exposition et rendue visible dans les galeries tout au long de la visite – en opposition à la reprise où les publics auraient l’impression de plonger dans le passé de manière immersive – fonderait la capacité de la riposte à actualiser le passé à partir du présent. Dulguerova avance que le jeu temporel mis en œuvre par ce type de reconstitution pourrait être rapproché d’une compréhension benjaminienne de l’histoire où le passé aurait le pouvoir d’agir sur le présent[13].

Le concept de riposte chez Dulguerova est similaire à celui de « riff » chez Greenberg[14]. La riff est une exposition à propos d’une autre ; la réitération d’une exposition passée dont la mémoire est manipulée pour explorer son sujet en improvisant sur celui-ci ou en produisant des variations sur lui – ce à quoi la proposition du Jewish Museum répond tout à fait. L’interaction entre le passé et le présent qui en résulte est associée par Greenberg à la conception dynamique et rhizomatique de la notion d’histoire chez Aby Warburg, où l’archéologie et le présent sont mis en relation et s’augmentent mutuellement sous le modèle de la constellation. Que Dulguerova invoque Walter Benjamin et que Greenberg fasse appel à Warburg place la reconstitution d’exposition en dialogue avec la réévaluation méthodologique de la linéarité de l’histoire de l’art qui s’opère dans les développements récents de la discipline, en simultanéité avec la revalorisation des théories de ces deux historiens du XXe siècle. La reconstitution d’exposition s’inscrirait parmi des recherches qui, ces dernières années, soutiennent des modèles temporels anachroniques pour écrire l’histoire de l’art ou pour réfléchir son déploiement et sa production au sein du musée[15]. Dans une étude de l’agentivité de la reconstitution, Dulguerova et Greenberg nous lancent donc semblablement sur la piste des dimensions temporelles, historiques et historiographiques comme agents actifs de ce processus à l’endroit de la muséologie.

La mémoire des expositions

Le caractère site specific[16] d’Other Primary Structures, en prenant place dans le même musée qu’en 1966, amène plus loin la réflexion. Comment se rappelle-t-on des conditions architecturales de présentation qui, nécessairement, influent sur la réception et la pérennité d’une exposition ? L’exercice de spatialisation de la mémoire que la reconstitution sous-tend forcerait ici à reconnaître l’importance du lieu comme partie intégrante de l’histoire d’une exposition, et de son souvenir. Greenberg propose que cette « spécificité spatiale » fonctionne à l’image d’une « carte de mémoire[17] ». La relation spatiale va, selon elle, jusqu’à influencer la manière avec laquelle le sens se construit dans la structuration interne (conceptuelle et physique) d’une exposition. Reportée à la reconstitution d’exposition, le transfert de contexte se présenterait alors comme une particularité cruciale.

L’historien de l’art James Meyer rappelle qu’en 1966, les galeries du pavillon « contemporain » Albert A. List (bâti en 1963) exemplifiaient l’idéologie montante du White Cube : plafonds hauts, planchers neutres, vastes murs blancs dépourvus d’entrelacs, éclairage sur rails ajustable[18]. La taille et l’abondance des blow-ups en noir et blanc d’Other Primary Structures soulignent l’adéquation aiguë que les formes de Primary Structures entretenaient avec leur environnement de présentation, s’inscrivant en ligne directe avec cette actualité architecturale. Simultanément, ces photographies d’archives participent à créer cet effet de carte de mémoire pour les témoins de 1966, et on pourrait dire « d’index de mémoire » pour les nouveaux publics, en forçant l’apposition des vues d’exposition d’origine à l’architecture des salles contemporaines, comme autant d’indices du passé.

Pourtant en 2014, ce qu’on découvre est un contraste, une déconnexion. Alors que la cohérence de l’arrimage en 1966 entre les principes minimalistes et le cube blanc muséal est indissociable du caractère site specific de la première exposition ; à l’inverse, le « style Château » des rénovations de 1990 se dresseraient contre sa source en désynchronisant les recherches esthétiques des années 1960 avec leur lieu de monstration. L’adjonction de documents d’archives, et d’autres témoins du passé (comme la réédition du premier catalogue de même qu’une maquette de l’apparence du musée et de l’exposition en 1966), aux salles rénovées signaleraient sans équivoque les différences entre les deux contextes et empêcheraient d’évaluer la relation entre les œuvres et leur espace d’exposition de manière équivalente à 1966 (Fig. 3). Ainsi, on pourrait avancer que la relation entre le « contenu » et le « contenant » d’une exposition serait exacerbée dans le cas d’une institution qui rejoue une de ses propres expositions passées parce qu’elle ferait « doublement » voir le contenant : ses ruines et sa transformation.

Fig. 3 : Other Primary Structures, 14 mars – 18 mai 2014, Jewish Museum, vue de l’exposition (maquette de l’exposition Primary Structures [1966]). Photographie : David Heald. Courtesy The Jewish Museum, New York / Art Resource, NY

Revendiquer sa voix 

Lorsque Glicenstein se penche sur les motivations de l’écriture et de la mise en scène des histoires des expositions, l’une de celles qu’il dégage est la valorisation par les institutions artistiques de leurs principales productions[19]. Selon lui, « il est souvent question, […], pour des acteurs institutionnels, de démontrer l’importance d’une exposition par son évocation, par la citation de certains de ses éléments, voire par son reenactment[20] ». Allons plus loin : lorsque le musée initie et dirige lui-même la reconstitution d’une de ses propres expositions, il aurait logiquement un pouvoir plus grand, du moins différent, sur l’appareil discursif qui entoure la manifestation – en opposition à une réitération dirigée par une ou un commissaire indépendant-e ou une ou un artiste invité-e à revisiter l’histoire des expositions d’une institution par exemple –, car il se retrouve tant en amont qu’en aval de la reconstitution.

La reconstitution d’exposition confèrerait ici une forte agentivité (empowerment) au musée. Le Jewish Museum se porterait en position de gonfler la valeur symbolique de Primary Structures dans l’histoire de l’art et des expositions en l’inscrivant à nouveau dans un récit historique au moyen de la reconstitution et sur le mode de la canonisation. Automatiquement, le musée s’octroie le rôle d’en augmenter la fortune critique, médiatique et scientifique ; rôle non négligeable puisque sa posture de narrateur lui permettrait de contextualiser en ses mots et selon son idéologie l’ascendant de l’exposition source par rapport à l’art minimal, à l’art contemporain américain et aux enjeux esthétiques des années 1960 à New York.

Nous nous retrouvons devant un musée conservateur et producteur de sa trace historique, pour reprendre l’expression de la conservatrice Nathalie Leleu qui suggère que les copies et reconstitutions, « en tant qu’événements historiques en soi […] renseignent dans leur hic et nunc sans doute moins leurs référents que les motivations et les desseins de leurs promoteurs[21] ». Dans cette logique, la reconstitution d’exposition deviendrait une stratégie utilisée par le musée pour accéder à la sacralisation de l’histoire de même qu’à un positionnement privilégié dans le champ ou paysage muséal : maintenant que l’histoire a consacré Primary Structures et ses artistes, le Jewish Museum userait d’un redéploiement de cette exposition pour non seulement réinscrire l’exposition d’origine dans le cours de l’histoire de l’art, mais pour s’assurer que l’importance historique du musée, en tant que producteur de l’événement, ne soit ni évacuée ni oubliée. Et précisément parce qu’elle agit sur l’histoire des expositions du Jewish Museum, Other Primary Structures exposerait d’abord le musée, son audace artistique en 1966 et théorique en 2014 alors qu’il révise, voire rétroagit, sur son canon institutionnel. Hoffmann tourne un miroir vers Primary Structures, et le reflet contemporain qu’il nous renvoie est celui du Jewish Museum.

La validation convoitée par le Jewish Museum semble être transhistorique, c’est-à-dire qu’elle paraît se situer autant dans le passé, que dans le présent et le futur. En choisissant l’exposition la plus célébrée de son histoire et une période faste d’expérimentations en ses murs, le Jewish Museum ouvrirait finalement sur son futur[22]. Ce musée dont la mission est centrée sur l’exploration de la culture et de l’identité juives, livre ainsi un discours assez clair sur sa volonté à interroger sa propre contemporanéité et, ce faisant, il laisse imaginer son futur institutionnel – un futur qu’on peut concevoir, dans la filiation d’Other Primary Structures, informé par l’état du monde globalisé et les enjeux humains et économiques que cela sous-tend  ; un futur (conditionnel ?) forgé par des idéaux culturels plus inclusifs et intersectionnels, comme si la reconstitution critique faisait espérer des actions à venir.

When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013 : lorsque la ou le commissaire reconstitue

À l’opposé de l’initiative du Jewish Museum, l’exposition When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013 présentée en 2013 à la Fondation Prada, à Venise, par Germano Celant propose une reconstitution se voulant la plus fidèle possible de Live in your head. When Attitudes Become Form: Works — Concepts — Processes — Situations — Information, tenue en 1969 à la Kunsthalle de Berne et organisée par Harald Szeemann (Fig. 4-6). Live in your head. When Attitudes Become Form est un moment saillant de l’histoire de l’art contemporain et de l’histoire des expositions en étant communément reconnue comme une des premières expositions internationales de l’art conceptuel, entre autres, et comme un bloc de départ pour étudier le commissariat d’exposition.

 

Fig. 4 : When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, 1er juin – 3 novembre 2013, Fondazione Prada, Ca’ Corner della Regina, Venise, vue de l’exposition. De gauche à droite : les œuvres de Gary B. Kuehn, Eva Hesse, Alan Saret, Reiner Ruthenbeck, Richard Tuttle. Photographie : Attilio Maranzano. Courtesy Fondazione Prada
Fig. 5 : When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, 1er juin – 3 novembre 2013, Fondazione Prada, Ca’ Corner della Regina, Venise, vue de l’exposition. De gauche à droite : les œuvres d’Eva Hesse, Reiner Ruthenbeck, Gary B. Kuehn, Keith Sonnier, Bill Bollinger. Photographie : Attilio Maranzano. Courtesy Fondazione Prada

 

Fig. 6 : When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, 1er juin – 3 novembre 2013, Fondazione Prada, Ca’ Corner della Regina, Venise, vue de l’exposition. De gauche à droite : les œuvres de Mario Merz, Barry Flanagan, Richard Artschwager, Robert Morris, Bruce Nauman. Photographie : Attilio Maranzano. Courtesy Fondazione Prada

Son statut privilégié dans l’histoire des expositions lui a d’ailleurs déjà valu quelques autres reconstitutions, mais jamais à l’identique (plutôt des riffs très libres) et surtout jamais de l’ampleur de celle de Celant[23]. L’angle mimétique est particulièrement fécond pour observer les effets matériels et commissariaux[24] de la reconstitution en ce qui a trait à la fabrication concrète de l’exposition alors que le passé y est préservé « tel qu’il était[25] ». Cette approche peut être associée à une « réplique à l’identique » chez Dulguerova ou à la structure de la replica dans la typologie de Greenberg, sous lesquelles la reconstitution se rapproche de la célébration, de l’hommage, voire du fétichisme[26]. Le commissaire explique qu’il considère l’exposition originale comme un tout autonome, comme un « readymade[27] » qu’il qualifie d’historique, car plus qu’un objet, l’exposition aurait le pouvoir d’évoquer un contexte passé dans ses dimensions culturelles et sociales. Il cherche à réanimer la vivacité tout comme la radicalité de l’initiative de Szeemann afin de la rendre visible et perceptible aux nouveaux publics en mettant sur un pied d’égalité le contenu de l’exposition et son contexte de présentation.

La reconstitution prenait place durant la 55e Biennale de Venise à la Ca’ Corner della Regina, palais historique abritant la Fondation Prada sur les berges du Grand Canal. Celant est assisté par l’artiste contemporain Thomas Demand, ainsi que par l’architecte Rem Koolhaas. Cette tête tripartite renvoie par symétrie à la triple nature des enjeux qu’implique le transfert spatiotemporel : commissariale, artistique et architecturale. À travers une enquête archivistique extensive, ils s’affairent à retracer : chacune des œuvres (90 % des œuvres sont réexposées via des prêts, des reconstructions ou des réactivations de performances[28]) ; leur emplacement entre les différents sites de l’exposition, incluant les interventions extérieures in situ ; et celles non réalisées et non exposées, dans une volonté, revendiquée par Celant, de perfectionner le passé. Le défi de l’extraction et de l’implantation de l’exposition à échelle 1 : 1 dans un bâtiment complètement différent implique en outre d’innombrables questions techniques incluant : l’accrochage et la disposition spatiale, la dimension et la division des salles, les structures architecturales relatives aux planchers, aux murs et aux plafonds, mais aussi aux éléments périphériques, comme les plinthes, les moulures, les fenêtres, les portes et les calorifères (Fig. 7). S’il y a révision ou correction, pour reprendre des motifs croisés dans l’étude d’Other Primary Structures, c’est moins sur les plans critiques ou politiques, qu’en fonction d’une rectification du souvenir de l’exposition de manière à exprimer plus fidèlement son intention commissariale de départ.

 

Fig. 7 : When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, 1er juin – 3 novembre 2013, Fondazione Prada, Ca’ Corner della Regina, Venise, vue de l’exposition. De gauche à droite : les œuvres de Barry Flanagan, Richard Artschwager, Alighiero Boetti, Mario Merz. Photographie : Attilio Maranzano. Courtesy Fondazione Prada

Reconstruire le passé

Fig. 8 : When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, 1er juin – 3 novembre 2013, Fondazione Prada, Ca’ Corner della Regina, Venise, vue de l’exposition. De gauche à droite : les œuvres de Bill Bollinger, Gary B. Kuehn, Keith Sonnier, Walter De Maria, Bill Bollinger. Photographie : Attilio Maranzano. Courtesy Fondazione Prada

L’angle mimétique du « readymade historique » de Celant permet de se pencher plus particulièrement sur les conditions techniques de présentation afin de les révéler en tant qu’éléments signifiants dans la perception d’une exposition et de ses œuvres. Parmi ces conditions, diverses stratégies entourant l’identité architecturale et graphique de When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013 servent à illustrer sans détour les points de contact entre 1969 et 2013, comme s’il s’agissait de « coutures temporelles » laissées par l’action de la reconstitution. De l’expographie, à la campagne publicitaire, en passant par la jaquette du catalogue, le traitement qui est privilégié est d’exhiber franchement la juxtaposition des décors. Servent entre autres cet argument les découpages grossiers et légèrement exagérés des faux murs blancs imitant ceux de la Kunsthalle posés par-dessus les fresques anciennes ou le long des pilastres d’inspiration corinthienne qui ornent l’intérieur de la Ca’ Corner (Fig. 8). Un réseau de renvois temporels complexe s’installe ainsi entre l’exposition de 1969, reportée dans le présent, mais où le présent est aussi le passé, puisque son cadre est un palais vénitien du XVIIIe siècle…

Dans un entretien retranscrit dans le catalogue, Demand part de l’hypothèse que Celant parviendrait à montrer plus d’aspects de Live in your head. When Attitudes Become Form que Szeemann à l’époque, et suggère que la reconstitution irait jusqu’à faire en sorte que « les conditions de l’exposition sont aussi signifiantes que l’exposition elle-même[29] ». Le fait, par exemple, que la version de 2013 mette en évidence l’absence de socle, la faible participation féminine, la radicalité du White Cube et la liberté de circulation des publics dans l’espace, malgré l’extrême proximité des œuvres, incarnerait une augmentation (more aspects) de la proposition initiale. Il y aurait donc deux effets à considérer d’un point de vue muséologique ici : le processus de reconstitution serait potentiellement à même d’attirer l’attention de manière plus sensible qu’une exposition conventionnelle (non reconstituée) sur les techniques et les dispositifs de présentation de l’art ; et le passage du temps qu’il matérialise nous renseignerait sur le développement des façons d’organiser les expositions. À cet égard, l’engouement pour les reconstitutions d’exposition participerait non seulement de la professionnalisation des commissaires au cours des trois dernières décennies, mais en achèverait en quelque sorte l’accomplissement en les dotant d’une base de jalons historiques commune[30].

Le « fait commissarial »

L’attention se déplacerait alors des œuvres et des artistes d’origine vers le travail commissarial en ce qui a trait à son processus intellectuel, à sa méthodologie et à ses implications critiques. Mon acception du « commissarial » reprend ici la distinction qu’emploie Glicenstein, dans son plus récent ouvrage, entre l’adjectif « curatorial », qui renvoie à la pratique professionnelle des commissaires, et le nom « curatorial » (qu’il écrit en italique), qui se réfère au champ des réflexions actuelles sur la réalisation d’exposition[31]. Glicenstein traite d’un « monde du curatorial[32] » qu’il rapproche de l’expression « culture of curating » chez le commissaire Paul O’Neill[33] – et qu’on peut aussi associer au titre de la collection Cultures of the Curatorial, co-dirigée par la chercheure Beatrice von Bismarck[34]. Le commissarial opèrerait à un niveau différent de celui du commissariat, en ce sens où il dépasserait les aspects administratifs, logistiques ou techniques en amont de la présentation d’une exposition pour englober une conception transdisciplinaire, transhistorique et transculturelle de son projet théorique dans une temporalité de l’événement beaucoup plus fluide.

Fig. 9 : When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, 1er juin – 3 novembre 2013, Fondazione Prada, Ca’ Corner della Regina, Venise, jaquette du catalogue d’exposition. Courtesy Fondazione Prada

L’approche commissariale personnelle de Celant – malgré le mimétisme de la reconstitution – est entre autres appréciable à travers les altérations du titre de l’exposition d’origine. Celant en retranche une partie pour ne conserver que la portion centrale et la plus connue, à laquelle il ajoute les données descriptives Bern 1969/Venice 2013. Ce changement fonctionne de manière performative dans le temps et l’espace en rendant visible graphiquement les processus d’extraction et de transfert de la reconstitution, et incidemment l’écart entre les deux. Le nouveau titre avertit également que les lieux ultérieurs de la tournée en 1969 (le Museum Haus Lange à Krefeld, et l’Institute of Contemporary Arts (ICA) à Londres) sont évacués. On peut imaginer la complexité temporelle et spatiale qu’ajouterait la reconstitution d’une exposition approchée tout autant dans son identité conceptuelle d’origine que dans sa « re-présentation » au fil de sa tournée. Non seulement cela contribuerait à valoriser la relation étroite entre exposition et espaces de présentation, mais cela entourerait ces déploiements subséquents d’une substance historique et critique capable d’enrichir la mémoire et le legs de l’exposition source[35]. Enfin, la police du titre de la reconstitution calque, à s’y méprendre, celle de la couverture du célèbre ouvrage Arte Povera, publié par Celant en 1969, qui cristallise une génération d’artistes autour du mouvement éponyme, celui-là déterminant dans le positionnement de Celant en art contemporain (Fig. 9). C’est d’ailleurs pendant la préparation de ce livre qu’il fait la connaissance de Szeemann, en 1968, et qu’il en vient à jouer un rôle dans l’inclusion d’une délégation italienne à Live in your head. When Attitudes Become Form ainsi qu’à prononcer le discours d’ouverture le soir du vernissage. Alors que le Jewish Museum entrait en dialogue avec sa propre histoire institutionnelle avec Other Primary Structures, on constate ici que Celant emploierait la reconstitution pour s’inscrire (voire se « ré-inscrire ») dans l’histoire stellaire de Szeemann et de la première exposition – tout en parvenant à faire briller la subjectivité et l’agentivité de sa propre voix.

Un dernier intérêt disciplinaire à reconstituer serait décelable dans la relecture des méthodologies commissariales et des outils discursifs qu’elle permet. Dans la Ca’ Corner, tout se passe comme si la reconstitution appuyait sur l’ensemble et le « chaos » d’origine : l’absence de parcours de visite précis, l’absence d’accompagnement textuel (médiation) et surtout l’absence d’une définition concise de ces « attitudes ». Notre regard se pose d’abord sur l’exposition de Szeemann puis sur celle de Celant bien avant de découvrir les œuvres individuellement… La fenêtre sur le passé qu’ouvre la reconstitution, malgré ses imperfections anachroniques, est une occasion de prendre la mesure, dans un rapport physique et conceptuel, des disparités avec les pratiques contemporaines en commissariat et l’approche radicale du médium exposition par Szeemann. Elle se présenterait dès lors comme un processus capable de montrer le « faire » exposition, et ce, dans une valorisation équivalente des commissaires, de la théorisation du commissarial et de l’histoire des expositions au sein de la discipline muséologique.

Cette étude comparative nous invite au final à envisager la reconstitution comme un outil de réflexion sur le « devenir public[36] » de l’art à travers les discours institutionnel et commissarial, en permettant de passer par métonymie de l’exposition au musée ou de l’exposition aux commissaires. C’est parce qu’elle engage des contextes, des méthodes, des stratégies de diffusion, des expôts et des actrices et acteurs variés que la reconstitution d’exposition se révèle être un processus critique riche.

Ce point de mire particulier donne à voir la reconstitution moins comme une répétition que comme un moyen d’insister sur la différence – ou comme un moyen de générer cette différence. La reconstitution serait-elle en fait « résistance » bien plus que « répétition » ? Il n’est pas uniquement question de montrer le passé, mais bien de le « re-montrer » dans une contemporanéité où le préfixe « re- » en est un qui transforme le passé, qui résiste à son achèvement et le garde actif, mobile. La reconstitution en viendrait ainsi à ouvrir un espace d’actualisation pour le champ muséologique en ce qui a trait aux approches théoriques et pratiques qui régulent l’espace d’exposition et la production de savoirs à partir des expositions. Il ne s’agirait non pas d’un processus réactif, mais bien d’un processus productif de potentialités positives tendues vers le futur.

 

 Notes

[1] J’aborde la muséologie actuelle comme un « moyen dynamique » d’approfondir simultanément les connaissances sur l’histoire des musées et d’examiner leur organisation interne ainsi que leurs fonctions de recherche, de conservation, d’exposition et de diffusion, mais surtout, comme un « devoir réflexif » sur l’institution muséale et ses responsabilités intellectuelles et sociales.

[2] Cauquelin A., Les machines dans la tête, Paris, Presses universitaires de France, 2015, p. 178. Voir aussi : Cauquelin A., L’art contemporain, Paris, Presses universitaires de France, 2013.

[3] Dulguerova E., « L’expérience et son double : notes sur la reconstruction d’expositions et la photographie », Intermédialités, n° 15, 2010, p. 53-71.

[4] Glicenstein J., L’invention du Curateur. Mutations dans l’art contemporain, Paris, Presses universitaires de France, 2015, p. 156.

[5] Bishop C., Radical Museology: or, What’s “Contemporary” in Museums of Contemporary Art?, Londres, Kœnig Books, 2013 ; Bishop C., « Reconstruction Era: The Anachronic Time(s) of Installation », When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, cat. exp., Milan, Progetto Prada Arte, 2013, p. 429-436.

[6] Par exemple dans : Buskirk M., Jones A., Jones C. A., « The Year in “Re” », Artforum International, n° 52 (4), décembre 2013, p. 127-130 ; Nicolao F., « The Sweet Surprise of Thinking Back », Domus, n° 971, juillet 2013, p. 10-11 ; Ramade B., « L’audace par procuration : lorsque l’exposition est reproduite », Ciel variable, n° 97, printemps-été 2014, p. 46-53 ; Mallonee L. C., « Why Are There So Many Art Exhibitions Revivals? », Hyperallergic, 11 août 2014, en ligne : hyperallergic.com/138834/why-are-there-so-many-art-exhibition-revivals/ (consulté en mars 2020) ; Glicenstein J., « En quête d’un canon des expositions », Esse arts+opinions, n° 84, printemps-été 2015, p. 14-21 ; Spencer C., « Making it New. Why do museums recreate landmark exhibitions, installations and performances, and what can we learn from these restagings? », Apollo, mai 2015, p. 24-26.

[7] Dans une certaine mesure, cette perspective est inspirée des études de genres ; en particulier des écrits de la philosophe Judith Butler qui, partant des théories sur la performativité développées par les philosophes John Langshaw Austin et Jacques Derrida, associent performativité et agentivité. En art, les travaux de la théoricienne Dorothea von Hantelmann, qui cherchent à montrer comment l’art peut avoir un impact social au moyen du concept de performativité – compris comme postulat temporel, matériel et sociétal –, me permettent d’envisager l’agentivité et la productivité de la reconstitution d’exposition. Voir : Butler J., Excitable Speech: A Politics of the Performative, New York, Routledge, 1997 ; Hantelmann D. (von), How to Do Things with Art: The Meaning of Art’s Performativity, Dijon, Les presses du réel, 2010.

[8] Jens Hoffmann a été destitué de ses fonctions en décembre 2017 à la suite d’allégations de harcèlement sexuel faites à son endroit au Jewish Museum. Le cas a été conservé à l’étude, car c’est véritablement la posture du musée qui apparaît riche à problématiser ici plutôt que l’apport de Hoffmann.

[9] Other Primary Structures, cat. exp., New York, The Jewish Museum, 2014, vol. 1, n. p. : « This exhibition has been modified from its original version. It has been formatted to include Others ».

[10] Hoffmann J., « Another Introduction », Other Primary Structures, cat. exp., New York, The Jewish Museum, 2014, vol. 1, n. p.

[11] Dulguerova E., « L’expérience et son double : notes sur la reconstruction d’expositions et la photographie », Intermédialités, n° 15, 2010, p. 53-71 ; Greenberg R., « Remembering Exhibition: From Point to Line to Web », Tate Papers, n° 12, automne 2009, en ligne : tate.org.uk/research/publications/tate-papers/12/remembering-exhibitions-from-point-to-line-to-web (consulté en mars 2020).

[12] Dulguerova E., « L’expérience et son double : notes sur la reconstruction d’expositions et la photographie », Intermédialités, n° 15, 2010, p. 58.

[13] Ibid., p. 62.

[14] Greenberg R., « Remembering Exhibition: From Point to Line to Web », Tate Papers, n° 12, automne 2009, en ligne : tate.org.uk/research/publications/tate-papers/12/remembering-exhibitions-from-point-to-line-to-web (consulté en mars 2020).

[15] À cet égard, soulignons les écrits de l’historien de l’art Georges Didi-Huberman, qui a aussi travaillé à partir de Warburg et de Benjamin. Voir, entre autres : Didi-Huberman G., Devant le temps : histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Éd. de Minuit, 2000 ; Didi-Huberman G., L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Éd. de Minuit, 2002 ; Careri G., Didi-Huberman G., L’histoire de l’art depuis Walter Benjamin, Paris, Éd. Mimésis, 2015.

[16] J’utilise ce concept comme l’emploie Greenberg dans son travail pour traiter de la corrélation entre les conditions physiques de présentation d’une exposition et la signification de cette dernière. Voir : Greenberg R., « The Exhibited Redistributed: A Case for Reassessing Space », Thinking about Exhibitions, Londres, Routledge, 1996, p. 349-367.

[17] En référence aux notions « site specificity » et « memory map » : Greenberg R., « Remembering Exhibition: From Point to Line to Web », Tate Papers, n° 12, automne 2009, en ligne : tate.org.uk/research/publications/tate-papers/12/remembering-exhibitions-from-point-to-line-to-web (consulté en mars 2020).

[18] Meyer J., Minimalism: Art and Polemics in the Sixties, New Haven ; Londres, Yale University Press, 2001, p. 18.

[19] Glicenstein J., « Quelques questions posées par l’histoire de l’exposition », art press 2, n° 36, février-avril 2015, p. 10.

[20] Ibid.

[21] Leleu N., « “Mettre le regard sous le contrôle du toucher”. Répliques, copies et reconstitutions au XXe siècle : les tentations de l’historien de l’art », Les cahiers du musée national d’Art moderne, n° 93, automne 2005, p. 87.

[22] Balzer D., « Jens Hoffmann on Structures, Primary and Otherwise », Canadian Art, 13 mars 2014, en ligne : canadianart.ca/features/jens-hoffmann-on-structures-primary-and-otherwise/ (consulté en mars 2020) : « It’s also an introduction to the Jewish Museum and the future of the Jewish Museum and is aware of its past and a very particular period–one we’d want to continue with ».

[23] Nommons les reconstitutions à la Whitechapel Gallery, Londres, en 2000 (qui se concentrait sur le contexte britannique des années 1965 à 1975) et au California College for the Arts (CCA) Wattis, San Francisco, en 2012 (dont seulement la maquette était une reconstitution à l’identique) qui était d’ailleurs organisée par Hoffmann.

[24] Dans la francophonie globalisée, l’emploi du néologisme « commissarial » est courant, surtout au Québec. Il est équivalent à la francisation du mot curatorial et s’arrime au fait qu’en art, le titre professionnel de « commissaire » y est aussi préféré aux termes « curateur » (populaire en France) ou « curator » (populaire en Belgique).

[25] La posture de Celant vis-à-vis du passé pourrait être rapprochée de celle d’un auteur souvent cité dans les écrits sur le phénomène, soit Robin George Collingwood, un philosophe du XXe siècle, généralement identifié comme le premier à avoir utilisé le terme « re-enactment ». Dans son ouvrage The Idea of History (1946), il signe un passage sur la connaissance de l’histoire précisément à travers le re-enactment de l’expérience passée. Pour Collingwood, la reconstitution est un fait de l’esprit (act of thought) grâce auquel l’historien (non féminisé dans le texte d’origine) serait capable de remettre en acte le passé. Le re-enactment serait une action performative au moyen de laquelle l’historien peut se projeter dans le passé pour le « re-penser » ou le « ré-expérimenter » à partir du présent. Il s’agirait de la seule méthode à légitimer l’écriture du récit historique selon une quête ou un souci d’objectivité et de véracité. Cette démarche mentale, répondant d’une histoire positiviste, permettrait ainsi d’extraire une vérité du passé. Voir : Collingwood R. G., The Idea of History, Oxford, Oxford University Press, 2005 (1946).

[26] Dulguerova E., « L’expérience et son double : notes sur la reconstruction d’expositions et la photographie », Intermédialités, n° 15, 2010, p. 53-71 ; Greenberg R., « Remembering Exhibition: From Point to Line to Web », Tate Papers, n° 12, automne 2009, en ligne : tate.org.uk/research/publications/tate-papers/12/remembering-exhibitions-from-point-to-line-to-web (consulté en mars 2020).

[27] Celant G., « A Readymade: When Attitudes Become Form », When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, cat. exp., Milan, Progetto Prada Arte, 2013, p. 389-392.

[28] Verhagen E., « Germano Celant. Quand les attitudes deviennent forme : Berne 1969/Venise 2013 », art press, n° 401, juin 2013, p. 35.

[29] Celant G., « Why and How. A Conversation with Germano Celant », When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, cat. exp., Milan, Progetto Prada Arte, 2013, p. 396-397 : « the conditions of the show are as telling as the show itself ».

[30] Voir entre autres : Glicenstein J., « En quête d’un canon des expositions », esse arts+opinions, n° 84, printemps-été 2015, p. 14-21.

[31] Glicenstein J., L’invention du Curateur. Mutations dans l’art contemporain, Paris, Presses universitaires de France, 2015.

[32] Ibid., p. 105.

[33] O’Neill P., The Culture of Curating and the Curating of Cultures(s), Cambridge, The MIT Press, 2012.

[34] Le premier titre de la collection : Schafaff J., Bismarck, B. (von), Weski T., Cultures of the Curatorial, Berlin, Sternberg Press, 2012.

[35] L’enjeu des tournées, voire les co-productions entre différentes institutions, en regard de la reconstitution d’exposition est un vaste sujet en soi qui mériterait une étude plus approfondie.

[36] L’expression « becoming public » est empruntée aux travaux de Bismarck, dont : Bismarck B. (von), « Out of Sync, or Curatorial Heterochronicity. “Anti-Illusion: Procedures/Materials” (1969) », Frank R., Meyer-Kramher B., Schafaff J., Bismarck B. (von), Weski T. (dir.), Timing: On the Temporal Dimension of Exhibiting, Berlin, Sternberg Press, 2014, p. 301-318.

Pour citer cet article : Florence-Agathe Dubé-Moreau, "Reprendre en écho(s). Effets et enjeux de la reconstitution d’exposition sur le champ muséologique", exPosition, 9 février 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-1/dube-moreau-reprendre-en-echos/%20. Consulté le 15 juin 2025.