Action, réaction, exposition : la Porte d’Estagel dans les murs du Louvre

par Iñigo Salto Santamaría

 

Iñigo Salto Santamaría est chercheur postdoctoral à la Technische Universität Berlin, où il a soutenu sa thèse Ephemeral Museums of Medieval Art en 2024. Diplômé de l’Université de Heidelberg et de l’École du Louvre, il a été boursier au Getty Research Institute, à l’Institut historique allemand de Paris et au Zentralinstitut für Kunstgeschichte à Munich. Son projet actuel porte sur la provenance et la circulation des ivoires autour de l’an 1000 et au-delà.  —

 

« Exemplaire par son style, il [le portail d’Estagel] l’est aussi par son destin : il illustre assez bien le triste sort qui fut souvent réservé aux plus beaux ensembles sculptés romans de cette région volontiers iconoclaste, par fanatisme religieux, cupidité ou indifférence. Mutilés, dépecés, vendus, exilés souvent très loin, ces morceaux de sculpture romane ne sont plus, hélas, que des pierres mortes. Heureux encore lorsque, comme celui-ci, ils ont pu trouver asile dans un musée[1] ! »

Ces mots publiés dans le numéro 43 de la série La Nuit des Temps en 1975, dédié au Languedoc roman, sont consacrés à ladite Porte d’Estagel. Originaire de l’église Sainte-Cécile d’Estagel, à 7 kilomètres au nord de la fameuse église abbatiale de Saint-Gilles-du-Gard, cette structure date du premier quart du XIIe siècle et est reconnue dans l’histoire de l’art du Midi pour ses ornements végétaux. En septembre 1932, ce portail trouva asile, utilisant les mots de Robert Saint-Jean, au département des Sculptures du musée du Louvre, où elle est encore conservée[2] (Fig. 1).

Fig. 1 : Porte d’Estagel, provenant du prieuré Sainte-Cécile d’Estagel, 1100 / 1125, Paris, musée du Louvre, Département des Sculptures du Moyen Age, de la Renaissance et des temps modernes, RF 2141. © 2022 GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Mathieu Rabeau.

Cet article souhaite se pencher sur le transport et l’exposition du portail méridional à Paris au sein des dynamiques historiques et muséologiques des années 1930 qui contextualisent les motivations derrière son acquisition et sa présentation. Loin de voir l’ancien palais des rois de France comme un refuge pour l’art roman, nous souhaitons insérer le rôle du Louvre dans un réseau d’appropriation du patrimoine local, tout en soulignant la force des échanges transnationaux dans la définition et la consécration des collections médiévales au musée[3]. À travers trois volets – action, réaction, exposition –, le propos explore les fractures idéologiques et physiques de nos musées d’art médiéval et, autour de l’exemple de la Porte d’Estagel, interroge les émotions patriotiques qui entourent les actes de muséalisation.

Action : le « danger américain » et sa motivation didactique

En 1907, le directeur des musées royaux de Berlin, Wilhelm von Bode, dénonça dans l’article « Le danger américain dans le marché de l’art » l’asymétrie économique entre les États-Unis et l’Europe, asymétrie qui, par l’action de collectionneurs tels que J. P. Morgan, orientait tous les efforts du marché européen vers les intérêts américains. Bode évoquait les « prix extraordinaires » et le « zèle » du collectionnisme outre-Atlantique, décrivant la tâche des gouvernements comme celle de « tenir strictement en main » tout ce qui est conservé dans les collections publiques et les églises, « en particulier les œuvres de son propre art national[4] ».

Dans les années suivantes, ce contrôle du soi-disant « art national » ne s’est pas traduit seulement par des lois visant à limiter l’exportation d’œuvres à travers l’Europe, telles que la loi du 31 août 1920 pour le cas français[5]. En effet, ces actions ont aussi passé par le déplacement physique d’œuvres médiévales situées dans des villes reculées de province pour leur intégration dans des collections de métropoles. Cette dynamique d’action qui, face au collectionnisme américain, exacerbe la muséalisation centralisatrice d’institutions en Europe se reflète dans le célèbre cas des peintures murales romanes en Catalogne.

L’arrachement et l’exportation des peintures de l’abside de Santa Maria de Mur, vendues dans les salons de l’hôtel Savoy à New York en 1921 au Museum of Fine Arts de Boston (Fig. 2), déclenchèrent toute une série d’actions d’enlèvement, de protection et de transport d’autres peintures romanes situées dans la vallée de Boi, au nord-ouest de la Catalogne[6].

Fig. 2 : Abside de l’église Santa Maria de Mur (1150-1200 ; Boston, Museum of Fine Arts, Maria Antoinette Evans Fund, 21.1285) exposé au musée de Boston, années 1930. Photograph © 2025, Museum of Fine Arts, Boston.

Ainsi, des peintures monumentales telles que celles de Sant Climent et de Santa Maria de Taüll furent enlevées et intégrées dans les collections du Museu d’Art i Arqueologia à Barcelone en 1923 (Fig. 3), qui devient par la suite le Museu Nacional d’Art de Catalunya. Tout au long de ce processus, la rhétorique du « danger américain », vivement matérialisé par la perte des peintures de Mur, accompagna ces mesures.

Fig. 3 : Montage des peintures murales catalanes au Museu d’art i Arqueologia, Palau de la Ciutadella, Barcelone, 1921-192? Arxiu Fotogràfic de Barcelona, bcn005062.

Le patrimoine du sud de la France fut également gravement affecté par la convoitise des marchands locaux et étrangers, ainsi que par l’existence d’une puissante demande. Des marchands comme George Grey Barnard sont connus pour avoir été à l’origine de l’achat et du transport d’ensembles médiévaux entiers, arrivés intacts sur les côtes américaines dans le début des années 1910[7]. Pour les musées américains, ces éléments architecturaux constituaient néanmoins des outils précieux pour résoudre le problème de la contextualisation de l’art européen, comme le souligna le directeur du Philadelphia Museum of Art, Fiske Kimball, en 1931 :

« Avec Notre-Dame et la Sainte-Chapelle à proximité, pourquoi faire entrer l’architecture gothique au musée du Louvre ? Mieux encore, là-bas, on peut installer la sculpture gothique et les objets artisanaux eux-mêmes dans un bâtiment gothique subsistant, comme à l’hôtel de Cluny. Mais supposons que dans ce pays, où il n’y a pas de vieilles églises gothiques devant lesquelles notre public passe tous les jours, et où il n’y a pas d’hôtel de Cluny pour abriter nos collections, nous installions les objets, déracinés, dans des salles et des galeries neutres. Quelle idée le grand public se fait-il de leur caractère d’incarnation vivante, sous forme plastique, du puissant organisme du Moyen Âge, avec sa piété, sa chevalerie et son romantisme[8] ? »

Ces réflexions accompagnèrent l’ouverture des nouvelles galeries d’art médiéval de son institution, dans lesquelles des ensembles provenant de plusieurs pays offrirent une vue globale de l’art européen de l’an mil à la fin du Moyen Âge. Parmi cette nouvelle muséographie, inaugurée à l’automne de 1930, des éléments architecturaux français étaient intégrés dans la structure même de la présentation, comme c’était (et c’est encore) le cas de la porte romane de l’abbaye de Saint-Laurent, près de Cosne-Cours-sur-Loire (Fig. 4), achetée par le musée de Philadelphie en 1928[9]. Ces propos muséologiques aux États-Unis, alimentés par un marché propice soutenu par certaines régions provinciales européennes, nous amènent à la réaction centraliste et nationaliste qui conduisit à la Porte d’Estagel intégrée dans les murs du musée du Louvre.

Fig. 4 : Portail de l’abbaye Saint-Laurent, près de Cosne-Cours-sur-Loire (1120-1150 ; Philadelphie, Philadelphia Museum of Art, Purchased with funds contributed by Elizabeth Malcolm Bowman in memory of Wendell Phillips Bowman, 1928, 1928-57-1a) exposé au Pennsylvania Museum of Art, 1930. Kimball F., « The Display Collection of the Art of the Middle Ages », Bulletin of the Pennsylvania Museum, vol. 26, n° 141, p. 17, https://doi.org/10.2307/3794310.

Réaction : une acquisition du Louvre, entre centralisme, nationalisme et muséologie

En mars 1934, Albert Lebrun, président de la République française, inaugura les nouvelles salles du département des Sculptures du Louvre[10]. Cet espace du palais, auparavant dédié aux antiquités orientales, avait été réaménagé dans le cadre des réformes structurelles qui transformèrent le musée au cours des années précédant la Seconde Guerre mondiale, sous l’impulsion d’Henri Verne, alors directeur des Musées nationaux[11].

La première salle s’ouvrait sur l’art roman, mêlant fragments architecturaux – chapiteaux et colonnes – à des sculptures de petit et grand format. Placée au cœur de cette muséographie, en tant qu’élément de transition vers la salle suivante, se trouvait la Porte d’Estagel (Fig. 5). Entourée des sculptures de Notre-Dame de Corbeil, présentes au musée depuis 1916[12], cette porte n’avait rejoint les collections du musée que quelques mois avant l’inauguration de ces espaces au Louvre.

Fig. 5 : La porte d’Estagel, exposée au musée du Louvre, 1934? Pierrefitte-sur-Seine, Archives Nationales, 20144793/1.

Comme nous le développerons par la suite, cet achat fut conditionné à bien des égards par les ambitions muséographiques américaines vis-à-vis de la France et de son patrimoine. Paul Vitry, conservateur en chef du département des Sculptures, aborda cette tension de manière explicite dans un article de 1934 consacré à cette nouvelle muséographie. Évoquant la « destination plus lointaine » de la porte et la manière dont « l’intervention du musée » l’avait « défendue », Vitry conclut en mentionnant les mécènes les plus influents du département, insistant sur la nécessité de « disputer aux collections étrangères, qui nous font une concurrence dangereuse, les membra disjecta d’une des plus belles parties de notre patrimoine[13] ».

Ce danger de l’exil américain semble avoir été bien réel : depuis sa vente en 1791 dans le Gard comme bien national, la porte était passée dans des mains privées avant d’être acquise, en 1930, par Louis Blanc, marchand d’art à Nîmes, puis revendue aux frères Couëlle. Jacques et Ram Couëlle, artistes et architectes, dirigeaient La décoration architecturale à Aix-en-Provence, une société qui, sous des allures de pseudo-musée, opérait en réalité comme une véritable galerie commerciale[14]. À la suite d’une demande de Georges Salles, alors conservateur au département d’Art de l’Orient au Louvre, Ram Couëlle envoya en septembre 1931 quelques « épreuves du portail carolingien[15] » par voie postale à Paris. Au début de l’année 1932, l’équipe du département des Sculptures, avec l’aide de Fernand Benoit, conservateur au musée d’Arles, entama des négociations avec les frères Couëlle. Benoit visita l’église Sainte-Cécile d’Estagel le 18 février 1932, dans l’après-midi, où il constata « la place du portail, dont le vide a été maçonné et soutenu par une porte de fer[16] ». Des échanges entre Vitry, Benoit et Marcel Aubert, conservateur adjoint au Louvre, aboutirent finalement à une négociation pour l’acquisition de la porte par le musée parisien.

Dans son rapport de visite, Benoit précisa que Couëlle avait acquis la porte pour 40 000 francs, tandis que les marchands en demandaient 350 000[17]. Conscient du bénéfice substantiel que cette transaction apporterait aux antiquaires, Vitry s’efforça tout de même de réunir les fonds nécessaires avec le soutien de la caisse des Monuments historiques. Cependant, cette disparité flagrante fut relevée dans une lettre de l’écrivain Pol Neveux, membre de la commission de ladite caisse :

« Je vous félicite sincèrement de vos efforts. Mais je mets au défi nos magnats de l’antiquaille de vendre cette porte romane pour plus de 150000. Encore faudrait-il trouver un amateur ! Et c’en sera ainsi tant que Mme Blumenthal ne sera pas morte, tant que ses compatriotes n’auront pas “diverti à d’autres actes” et tant que les Soviets n’auront pas la Lasteyrei [sic], Émile Mâle et Paul Vitry [18]  ! »

Néanmoins, l’urgence de cette affaire devait sembler évidente à Vitry et aux autres acteurs impliqués, qui percevaient des circonstances propices au « danger américain ». En effet, il semble que Joseph Brummer avait vu la porte sans chercher à l’acquérir[19] – ce marchand d’art, actif à Paris et à New York, était l’un des principaux agents du commerce de l’art médiéval sur l’axe transatlantique [20]. Loin de diminuer l’intérêt pour l’œuvre, la simple implication de Brummer fut interprétée par les conservateurs français comme un signe de danger imminent pesant sur la Porte d’Estagel, d’autant plus exacerbé par la situation économique précaire des marchands à Aix-en-Provence. Le conservateur du musée d’Arles nota sans détour dans sa correspondance avec Paris que « Couëlle a[vait] très besoin d’argent en ce moment[21] », ajoutant un sentiment d’urgence aux négociations entre le musée et le propriétaire.

Ainsi, malgré le prix exorbitant, les équipes du Louvre et la réunion des Musées nationaux acceptèrent d’acquérir cette porte pour la somme, légèrement réduite, de 300 000 francs[22]. Une fois le paiement effectué, la Porte d’Estagel fit son entrée au Louvre le 6 septembre 1932[23], se joignant aux diverses acquisitions entreprises par le musée en cette année, comme un buste romain trouvé à Reims[24], un tableau du peintre espagnol Luis Tristán [25], ou encore le legs de Raymond Koechlin aux Musées de France, comptant surtout des œuvres d’art islamique et asiatique [26].

Néanmoins, le rôle de la Porte d’Estagel dans ces nouvelles acquisitions était très particulier, puisqu’elle allait être littéralement accrochée aux murs pour symboliser la réponse fière des conservateurs français face aux convoitises américaines. Lors de l’inauguration des nouvelles salles du département des Sculptures, la presse couvrit abondamment le nouvel espace muséal, mais ne fit que de brèves mentions de la porte elle-même – elle n’était, en fin de compte, qu’un simple élément de passage entre deux salles. C’est toutefois un article publié en mars 1933 par Bernard Colrat, chroniqueur de la rubrique beaux-arts dans le bimensuel culturel Revue mondiale, qui offre une perspective particulièrement saisissante sur l’acquisition de la porte et sa signification à l’échelle transatlantique.

Pour contextualiser l’aménagement progressif des salles du Louvre, Coltat fit une référence directe aux Cloisters de New York, en cours de construction sur les collines du Fort Tryon Park, au nord de Manhattan. Cette collection de cloîtres, tout comme les peintures de Mur, avait été exportée aux États-Unis – cette fois principalement grâce à Barnard – et provenait des cloîtres de Saint-Michel-de-Cuxa, de Saint-Guilhem-le-Désert et de Trie-sur-Baïse, tous situés dans le sud de la France. Leur acquisition par le Metropolitan Museum of Art, soutenue par John D. Rockefeller Jr. en 1925, transforma ces éléments en un écrin architectural pour la présentation des collections médiévales du musée[27]. Dans le cadre de sa construction, encore en cours en 1934, le chroniqueur Colrat ridiculisa ces efforts américains, faisant une référence explicite à notre Porte d’Estagel :

« Espérons qu’un troisième étage “Renaissance” viendra bientôt compléter les deux premiers, et que, l’appétit venant en mangeant, nous aurons des cloîtres qui pourront rivaliser avec les gratte-ciels voisins, et dont les derniers étages en fer, en verre ou en béton armé, rappelleront à la fois le clocher du Raincy, les pieds de la Tour Eiffel et le sommet du Chrysler Building. Dieu merci ! voyez que le succès de M. Barnard (c’est le nom de ce sculpteur américain) ait empêché de dormir M. Vitry, et que le Louvre nous ait offert le portail d’Estagel flanqué des esclaves de Michel-Ange et surmonté de la Diane d’Anet[28]. »

Ce rapport entre le collectionnisme américain des ensembles architecturaux et l’achat de la Porte d’Estagel par le Louvre, déjà perceptible dans les propos de Vitry sur les membra disjecta, se retrouva par la suite dans la présentation muséale de cette œuvre à Paris qui, à bien des égards, allait adopter une allure américaine elle aussi.

Exposition : soixante ans dans les murs du Louvre (1933-1993)

« Votre porte n’est pas un chef-d’œuvre, mon cher ami, mais elle mettra en valeur des chefs-d’œuvre[29] ». C’est en ces termes que Pol Neveux décrivit la Porte d’Estagel dans sa lettre adressée à Paul Vitry où il critiqua sévèrement le prix demandé. Ces mots illustrent la valeur potentielle que cette porte détenait déjà avant son arrivée à Paris : celle d’accompagner les collections romanes du Louvre et de créer un contexte originel pour ces œuvres.

Ce sentiment est aussi évoqué dans le Bulletin des Musées de France qui, en 1932, caractérisa la politique d’achat du département comme centrée sur « l’accroissement des éléments décoratifs [30] »  dans le cadre de l’acquisition de la Porte d’Estagel. L’objectif était ainsi de créer « une atmosphère et une ambiance[31] » qui, contrairement à ce que Fiske Kimball affirmait à propos des musées parisiens, était perçue comme un outil utile pour la présentation muséale en Europe. En effet, d’autres parties du même parcours furent également encadrées par des éléments architecturaux, comme la porte du Palazzo Stanga di Castelnuovo, détachée de cet édifice à Crémone et acquise par le Louvre en 1875 (Fig. 6) [32].

Fig. 6 : La porte du Palazzo Stanga, Crémone (Paris, musée du Louvre, Département des Sculptures du Moyen Age, de la Renaissance et des temps modernes, RF 204), exposée au musée du Louvre, 1934. Pierrefitte-sur-Seine, Archives Nationales, 20144793/1.

 

Ces décisions d’intégration architecturale au lieu d’une muséalisation isolée doivent être comprises dans une logique de contextualisation qui, suivant l’utilisation d’édifices anciens comme l’hôtel de Cluny ou la chartreuse de Nuremberg en tant que musées d’art médiéval, cherchait à trouver un compromis entre sentiment et science, entre ambiance et catégorisation[33].

L’encadrement du portail acquis à Aix-en-Provence dans les salles du Louvre pourrait avoir été inspiré par une muséographie relativement plus récente : l’exposition d’art français à Londres, organisée de janvier à mars 1932. En effet, tandis que les équipes du Louvre négociaient avec les frères Couëlle, Vitry se trouvait fréquemment outre-Manche pour accompagner les prêts du musée, y compris les statues de Corbeil[34]. Ce couple de statues encadrait l’arche du hall central de l’exposition, dédié aux arts décoratifs médiévaux et dominé par la sainte Foy de Conques (Fig. 7)[35].

Fig. 7 : Le hall central de l’exposition « French Art », 1200-1900, 1932, Londres, Royal Academy of Arts, RA Collection, 07/4850. © Royal Academy of Arts, London.

Cette présence active des collections du Louvre à Londres met en lumière, selon notre interprétation, l’une des contradictions muséales les plus éclatantes des années 1930 : la coexistence d’une rhétorique nationaliste et protectionniste dans un cadre local et national, avec un prêt constant des collections publiques à l’étranger, y compris vers des concurrents comme les États-Unis. Quelques mois après leur retour à Paris, les statues de Corbeil furent intégrées dans ce nouvel espace muséal au Louvre, encadrant une œuvre qui, contrairement à leur prêt temporaire, aurait potentiellement pu quitter le territoire français de façon définitive.

Au Louvre, la Porte d’Estagel était présentée aux côtés d’un ensemble éclectique de sculptures romanes datées des XIe et XIIe siècles, elles-mêmes entourées d’autres éléments architecturaux, le tout provenant de différentes régions de France, de l’Île-de-France à l’Occitanie, en passant par la Bourgogne, le Centre et la Champagne[36]. Le sauvetage de la porte, fortement mobilisé dans la rhétorique entourant ce nouvel aménagement, n’était néanmoins pas directement évoqué dans les salles du musée. Bien au contraire : le contrat entre La décoration architecturale et la réunion des Musées nationaux stipulait que le portail serait remonté pièce par pièce « dans une telle manière que ladite porte ainsi reconstituée et réédifiée […] se présente dans l’état primitif dont l’intérêt a motivé son acquisition pour les collections de l’État[37] ». Cette reconstruction s’avèrerait complexe, car l’acquisition n’avait pas eu lieu sur place à l’église Sainte-Cécile d’Estagel, d’où la porte avait été démontée lors de son achat par Couëlle en 1930 et remontée dans le cadre de sa vente à Aix-en-Provence.

Le démontage entrepris par La décoration architecturale suivit un système complexe de calepinage, établi sur trois jours par deux ouvriers ; ces mêmes personnes furent ensuite chargées du montage au Louvre (Fig. 8) qui dura deux semaines[38]. De même, le mortier des joints fut composé de chaux hydraulique et de poudre de pierre d’Estagel, afin d’éviter l’utilisation de ciment visible[39]. Cette continuité entre démontage et montage, ainsi que le choix des matériaux, visaient à conférer une allure d’authenticité presque impossible à recréer dans les murs d’un musée moderne.

Fig. 8 : Montage de la Porte d’Estagel au musée du Louvre, automne 1932. © Musée du Louvre, Département des Sculptures.

La personne en charge de réaliser cette muséographie, suivant les indications de Paul Vitry et des équipes de conservation, fut Albert Ferran, architecte en chef du palais du Louvre [40], dont le parcours reflète des liens étroits avec les États-Unis. Né à San Francisco de parents français, il déménagea en France en 1902, où il fut formé à l’École des beaux-arts de Paris et obtint le prestigieux prix de Rome en 1914[41]. Après cette formation classique en France, Ferran retourna aux États-Unis, où il enseigna au Massachusetts Institute of Technology près de Boston. Cette opportunité pourrait avoir été facilitée par sa formation partagée avec des figures comme William Emerson, doyen de la School of Architecture et ancien élève des Beaux-Arts[42], soulignant ainsi les échanges transatlantiques en contraste frappant avec les positions protectionnistes reflétées dans l’aménagement de la Porte d’Estagel.

Lorsque Ferran fut nommé au Louvre, il apporta une double perspective : une solide formation académique française et une excellente connaissance des muséographies émergentes des États-Unis. Il connaissait probablement des exemples tels que le musée Isabella Stewart Gardner à Boston, où des éléments architecturaux vénitiens étaient intégrés dans la mise en scène d’une immense collection d’art européen, et il était sans doute conscient des tensions croissantes entre les ambitions muséographiques américaines et la protection du patrimoine européen, tensions déjà soulignées par Bode dès 1907. Derrière l’écrin que Ferran conçut dans l’aile de Flore se cachait donc une personne incarnant une sorte de pont entre les deux côtés de l’Atlantique, ce qui s’opposait au discours strictement nationaliste défendu par Vitry.

C’est donc dans le cadre de cette rhétorique protectionniste, mêlée de dynamiques transatlantiques, que la Porte d’Estagel fut intégrée aux murs de l’ancien palais des rois de France. Ainsi, elle resta au Louvre pendant 60 ans, représentant un symbole silencieux des discours muséaux de l’époque. Son enlèvement résulta d’une dynamique plus large affectant l’ensemble du musée, menée dans le cadre du projet du Grand Louvre, annoncé par François Mitterrand en septembre 1981. Ce réaménagement marqua une transformation structurelle et architecturale majeure. Après la mise en place d’un échafaudage autour de la porte en décembre 1991 (Fig. 9), celle-ci fut retirée des murs du Louvre en mars 1992 (Fig. 10), lors du déplacement du département des Sculptures vers son emplacement actuel autour de la cour Puget.

Fig. 9 : Échafaudage autour de la porte d’Estagel au musée du Louvre, décembre 1991. © Musée du Louvre / Département des Sculptures / Jean-René Gaborit.
Fig. 10 : La porte d’Estagel, retirée des murs du musée du Louvre, mars 1992. © Musée du Louvre / Département des Sculptures / Jean-René Gaborit.

La Porte d’Estagel reste aujourd’hui visible au musée (Fig. 1), mais son installation actuelle n’est plus marquée par les discours muséaux complexes qui entouraient sa mise en place originale dans les années 1930. Isolé du mur et exposée comme une sculpture en ronde-bosse, cet ensemble architectural continue pourtant d’illustrer une contradiction fondamentale : des musées comme le Louvre, tout en se présentant comme les protecteurs de l’héritage menacé, ont participé activement à des dynamiques d’appropriation et d’accumulation, non seulement des collections lointaines acquises par la voie de la violence coloniale, mais aussi du propre patrimoine national. Le parcours de la Porte d’Estagel, de l’enlèvement de son contexte d’origine à son intégration dans un discours muséal centralisateur, incarne la déconnexion entre les objets et leurs histoires locales par l’action des marchands d’art, les ambitions muséographiques transatlantiques et les réponses des musées dans les métropoles européennes. Ce processus met en lumière les tensions entre préservation et expropriation, tout en reflétant les transformations muséographiques qui ont marqué le Louvre et, plus largement, les musées européens jusqu’à aujourd’hui.

 

Notes

* Toutes les URL ont été consultées d’octobre 2024 à septembre 2025.

[1] Saint-Jean R., « Le portail de Sainte-Cécile d’Estagel », Lugand J., Nougaret J., Saint-Jean R., Languedoc roman, Saint-Léger-Vauban, Zodiaque, 1975, p. 288.

[2] Musée du Louvre, RF 2141, Porte décorée d’oiseaux, d’un serpent (?), de rinceaux, de palmettes et d’entrelacs, en ligne : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010094279 ; sur la Porte d’Estagel, voir : Aubert M., « La porte romane d’Estagel au musée du Louvre, » Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot, t. 33, fasc. 1-2, 1933, p. 135-140 ; Aubert M., Beaulieu M., Musée national du Louvre. Description raisonnée des sculptures du Moyen Âge, de la Renaissance et des temps modernes, t. 1 : Moyen Âge, Paris, Édition de la réunion des Musées nationaux, 1950, no 14, p. 27-28 ; Baron F., Musée du Louvre. Sculpture française, t. 1 : Moyen Âge, Paris, Musée du Louvre, 1996, p. 45.

[3] Cet article est basé sur mes recherches menées dans le cadre de ma thèse de doctorat Ephemeral Museums of Medieval Art in the World War II Era: A Transnational Network of Exhibitions, Curators and Objects, sous la direction de Bénédicte Savoy (Technische Universität Berlin), soutenue en janvier 2024. Pour une perspective internationale sur l’histoire transnationale des musées, voir : Meyer A., Savoy B. (dir.), The Museum Is Open. Towards a Transnational History of Museums 1750-1940, Berlin, De Gruyter, 2014 ; pour le domaine de l’histoire de l’art médiéval d’un point de vue transatlantique, voir : Brush K., « German Kunstwisseenschaft and the Practice of Art History in America after World War I. Interrelationships, Exchanges, Contexts », Marburger Jahrbuch für Kunstwissenschaft, no 26, 1999, p. 7-36 ; pour l’histoire de la collection de sculpture médiévale au Louvre, voir : Gaborit-Chopin D., « Constitution des collections médiévales du musée du Louvre », Boletín del Museo Arqueológico Nacional, no 29-31, 2011-2013, p. 215-234.

[4] Bode W., « Die amerikanische Gefahr im Kunsthandel », Kunst und Künstler: illustrierte Monatsschrift für bildende Kunst und Kunstgewerbe, no 5, 1907, p. 3-6 ; pour une étude transnationale des pratiques de collection de Bode dans le contexte italien, voir : Smalcerz J., Smuggling the Renaissance: The Illicit Export of Artworks out of Italy 1861-1909, Leyde, Brill, 2020.

[5] Loi relative à l’exportation d’œuvres d’art, 31 août 1920 ; voir : « Frankreich, 31.08.1920 », Translocations: Legislation: Eine Sammlung von Gesetzen zum Schutz beweglicher Kulturgüter vom 17. bis zum Beginn des 20. Jahrhunderts, en ligne : https://transllegisl.hypotheses.org/uebersicht/frankreich-31-08-1920 ; pour une perspective sur l’Allemagne avec une comparaison transnationale, voir : Obenaux M., Für die Nation gesichert? Das « Verzeichnis der national wertvollen Kunstwerke »: Entstehung, Etablierung und Instrumentalisierung 1919-1945, Berlin, De Gruyter, 2016.

[6] Wunderwald A., Berenguer i Amat M., « Les circumstàncies sobre la venda de les pintures murals de Santa Maria de Mur », Bulletí del Museu Nacional d’Art de Catalunya, no 5, 2001, p. 121-129 ; Guàrdia M., Lorés I., Sant Climent di Taüll i la vall de Boí, Barcelone, Bellaterra, 2020, p. 139-156.

[7] Sur Barnard, voir : Brugeat C., « Monuments on the Move. The Transfer of French Medieval Heritage Overseas in the Early Twentieth Century », Journal for Art Market Studies, vol. 2, no 2, 2018, en ligne : https://fokum-jams.org/index.php/jams/article/view/32/96.

[8] Kimball F., « The Display Collection of the Art of the Middle Ages », Bulletin of the Pennsylvania Museum, vol. 26, no 141, 1931, p. 3.

[9] Philadelphia Museum of Art, Portal from the Abbey Church of Saint-Laurent, inv. 1928-57-1a, en ligne : https://philamuseum.org/collection/object/42059.

[10] Escholier R., « M. Albert Lebrun inaugure aujourd’hui les quarante nouvelles salles du Louvre », Le Journal, 5 mars 1934.

[11] Bresc-Bautier G., Mardrus F., « Une nouvelle répartition des collections », Bresc-Bautier G., Fonkenell G., Mardrus F. (dir.), De la Restauration à nos jours. Histoire du Louvre, Paris, Fayard, 2018, vol. 2, p. 399.

[12] Musée du Louvre, RF 1616, Un roi (le roi Salomon ?), en ligne : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010093964 ; id., RF 1617, Une reine (la reine de Saba ?), en ligne : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010093965.

[13] Vitry P., « La “porte d’Estagel” », Bulletin des Musées de France, février 1934, p. 42 ; cette « destination plus lointaine » avait déjà été évoquée en juin 1932 : Vitry P., « Sculptures du Moyen Âge et de la Renaissance, Acquisitions récentes », Bulletin des Musées de France, juin 1932, p. 90.

[14] Sur Jaques Couëlle et La décoration architecturale, voir : Thiéry V., « Jacques Couëlle. Quand l’architecture se révèle sculpture. Monte Mano, la sculpture habitée », Labyrinthe, no 12, 2002, p. 97-106, en ligne : https://journals.openedition.org/labyrinthe/1360.

[15] Musée du Louvre, documentation du département des Sculptures (DDS), dossier d’œuvre, RF 2141 : Ram Couëlle à Georges Salles, 16 septembre 1931.

[16]Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition, Archives S6 135-18 mars », RF 2141 : lettre du 18 février 1932.

[17] Ibid.

[18] Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition », RF 2141 : lettre de Pol Neveux, 4 avril 1932.

[19] Musée du Louvre, DDS, dossier « Montage Couëlle », RF 2141 : « Copie de la lettre communiquée le 25 août ».

[20] Sur Brummer et son rôle dans le commerce transatlantique d’art médiéval, voir : Brennan C. E., « The Brummer Gallery and Medieval Art in America, 1914-1947 », Biro Y., Brennan C. E., Force C. H. (dir.), The Brummer Galleries, Paris and New York. Defining Taste from Antiquities to the Avant-Garde, Leyde, Brill, 2023, p. 317-355.

[21] Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition », RF 2141 : lettre du 19 janvier 1932, Abbaye de Roseland, Nice.

[22] Musée du Louvre, DDS, dossier « Montage Couëlle », RF 2141 : Ram Couëlle à Paul Vitry, 23 août 1932 ; voir aussi : Besson D., Le prieuré d’Estagel et son portail (XIIe siècle). Étude archéologique et restitution, mémoire de master 2 sous la dir. d’Andreas Hartmann-Virnich, Université Aix-Marseille, 2021, vol. 1, p. 10.

[23] Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition, Archives S6 135-18 mars », RF 2141 : Henri Verne à René Perchet, 12 septembre 1932.

[24] Musée du Louvre, Statue en buste, MND 1841, Ma 3440, en ligne : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010277121.

[25] Musée du Louvre, Saint Louis roi de France distribuant les aumônes, RF 3698, en ligne : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010063578.

[26] Guérin M., « Les legs de Raymond Koechlin aux Musées de France », Bulletin des Musées de France, mai 1932, p. 66-88.

[27] Sur l’histoire des Cloisters, voir : Husband T. B., « Creating the Cloisters », The Metropolitan Museum of Art Bulletin, vol. 70, no 4, 2013, en ligne :  https://www.metmuseum.org/met-publications/creating-the-cloisters-the-metropolitan-museum-of-art-bulletin-v-70-no-4-spring-2013.

[28] Colrat B., « Aménagement des musées. Trocadéro et Jeu de Paume. Les salles de sculpture du Louvre. La philatélie et les galeries de peinture. Une histoire américaine », La Revue mondiale, mars 1933, p. 72.

[29] Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition », RF 2141 : lettre de Pol Neveux, 4 avril 1932.

[30] Vitry P., « Sculptures du Moyen Âge et de la Renaissance, Acquisitions récentes », Bulletin des Musées de France, juin 1932, p. 90.

[31] Ibid.

[32] Musée du Louvre, Portail du palais Stanga de Crémone, RF 204, en ligne : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010092855.

[33] Pour une perspective transatlantique de ce développement muséologique, voir : Wixom W. D., « Traditions et innovations au musée des Cloîtres », Gaborit J. (dir.), Sculptures hors contexte, Paris, Musée du Louvre, 1996, 95-110 ; voir aussi : Le Pogam P.-Y., « Il Medioevo al museo. Dal “Musée des Monuments français” ai “Cloisters” », Castelnuovo E., Giuseppe S. (éd.), Arti e storia nel Medioevo, t. 4 : Il Medioevo al passato e al presente, Turin, Einaudi, 2004, p. 759-784.

[34] Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition », RF 2141 : Jacques Couëlle à Paul Vitry, 3 mars 1932.

[35] Sur l’exposition de Londres, voir : Ward M., « Présenter l’histoire de l’art français : René Huyghe et l’exposition de la Royal Academy en 1932 », McWilliam N., Passini M. (dir.), Faire l’histoire de l’art en France (1890-1950). Pratiques, écritures, enjeux, Paris, Institut national d’Histoire de l’Art, 2023, p. 197-214. Aussi sur l’exposition de Londres, et plus précisément sur la sainte Foy de Conques dans ce contexte, voir : Racaniello K. N., « Objects in Motion: Exhibition Politics and the Treasury-as-Museum », Foletti I., Palladino A. (dir.), Conques Across Time. Inventions and Reinventions (9th-21st Centuries), Rome, Viella, 2025, p. 405-408.

[36] Vitry P., Catalogue des sculptures du Moyen Âge, de la Renaissance et des temps modernes : supplément avec notice historique sur les collections de sculptures modernes. Musée national du Louvre, Paris, Musées Nationaux, 1933, p. 43-46.

[37] Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition, Archives S6 135-18 mars », RF 2141 : contrat entre la réunion des Musées nationaux et La décoration architecturale, 22 novembre 1932.

[38] Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition, Archives S6 135-18 mars », RF 2141 : mémoire des travaux exécutés pour la dépose le transport et le remontage au musée du Louvre du Portail d’Estagel.

[39] Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition, Archives S6 135-18 mars », RF 2141 : devis pour l’installation d’un portail au musée du Louvre.

[40] Bresc-Bautier G., Fonkenell G., « Le département des sculptures au pavillon des Sessions (1932-1936) », Bresc-Bautier G., Fonkenell G., Mardrus F. (dir.), De la Restauration à nos jours. Histoire du Louvre Paris, Fayard, 2018, vol. 2, p. 412-414.

[41] Crosnier-Leconte M.-L., « Ferran, Albert », Dictionnaire des élèves architectes de l’École des beaux-arts de Paris, en ligne : https://agorha.inha.fr/ark:/54721/0777249f-cec4-4131-ba5d-920994aa9030.

[42] Bayley B., « The Influential Friendship of William Emerson », ICFA Dumbarton Oaks, 2014, en ligne : https://icfadumbartonoaks.wordpress.com/2014/03/10/the-influential-friendship-of-william-emerson/.

Pour citer cet article : Iñigo Salto Santamaría, "Action, réaction, exposition : la Porte d’Estagel dans les murs du Louvre", exPosition, 17 novembre 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles11/action-reaction-exposition-la-porte-destagel-dans-les-murs-du-louvre/%20. Consulté le 3 décembre 2025.

De dessous un drap de visée

par Simon Starling, suivi d’un entretien mené par Roula Matar

 

Simon Starling est né à Epsom, en Angleterre, en 1967. Diplômé de la Glasgow School of Art, il a été professeur de beaux-arts à la Städelschule de Francfort de 2003 à 2013. Sa pratique se développe à travers une grande variété de médias, dont le film, l’installation et la photographie. Simon Starling a remporté le Turner Prize en 2005 et a été sélectionné pour le prix Hugo Boss en 2004. Il a représenté l’Écosse à la Biennale de Venise en 2003 et a présenté des expositions individuelles institutionnelles à la Pinacoteca Agnelli de Turin (2022), à la Galleria Estensi de Modène (2022), au Frac Ile-de-France, Le Plateau à Paris (2019), au musée régional d’Art contemporain de Sérignan (2017), à la Japan Society de New York (2016), au Museo Experimental El Eco de Mexico (2015), au Museum of Contemporary Art de Chicago (2014), au Monash University Museum of Art à Melbourne (2013), à la Staatsgalerie de Stuttgart (2013), au Hiroshima City Museum of Contemporary Art (2011), au musée d’Art contemporain du Val-de-Marne à Vitry-sur-Seine (2009), à la Tate Britain à Londres (2013, 2009), à la Temporäre Kunsthalle de Berlin (2009), au Massachusetts Museum of Contemporary Art à North Adams (2008) et à la Power Plant à Toronto (2008). Simon Starling vit à Copenhague. —

 

Introduction (par Simon Starling)

Je me suis récemment intéressé à la façon dont les publics consomment les expositions, un exercice qui m’a paru la fois extraordinairement passionnant mais quelque peu effrayant. Il y a quelques années, visitant le MoMA à New York, j’ai observé un jeune homme (il devait avoir une vingtaine d’années) qui circulait dans une œuvre de Hans-Peter Feldmann présentée dans la galerie haute du hall du musée. C’était une installation magnifique et fascinante, composée de 100 tirages noir et blanc, banals, figurant des personnes âgées de 1 à 100 ans, photographiées avec sensibilité et bienveillance par Feldmann. Immédiatement après avoir achevé de lire le texte de présentation de ce travail, le jeune homme leva son téléphone portable à hauteur de visage et entreprit de photographier l’une après l’autre toutes les photographies accrochées dans l’espace d’exposition, ne s’arrêtant devant chaque image que le temps nécessaire à l’enregistrer avant de faire un pas sur le côté pour passer à la suivante. Bizarrement, cette activité avait quelque chose d’enchanteur et de perversement approprié, quelque chose qui concernait l’œuvre et son sujet. J’imaginais le film d’animation que cette succession de prises de vues aurait pu devenir, lorsqu’il les parcourrait plus tard à loisir sur son écran tactile, comme une distillation de l’expérience et du temps. Quelques jours auparavant, j’avais visité la rétrospective Mark Leckey au PS1 et observé comment, dans le contexte de ses réflexions sur la soi-disant « longue traîne » du web et sa diffusion illimitée et démocratisée, cette exposition était photographiée par son public majoritairement composé de jeunes. Leur consommation numérique des œuvres présentées était à la fois authentique et d’une rigueur absolue. J’ai de nouveau imaginé la possibilité d’un film d’animation, une visite des salles du musée compilée image par image à la cadence de 24 images par seconde, provenant uniquement de photographies publiées sur les réseaux sociaux, une sorte de production participative d’une œuvre cinématographique. Un exercice qui, une fois de plus, m’a paru étrangement approprié et terrifiant, mais aussi, en quelque sorte, merveilleux.

Il ne fait aucun doute que cette hyper-absorption d’expositions contemporaines représente un défi pour quelqu’un qui, comme moi, a naguère gagné sa vie en photographiant méticuleusement les expositions d’autres artistes et en élaborant sur la base de cette expérience une réflexion personnelle sur ce que pourrait être une exposition. Une assez brève carrière qui a fait naître en moi une curiosité profonde et un amour pour les vues d’installations, dont l’histoire est relativement courte et dont les débuts sont en particulier marqués par la rareté, l’omission et la perte – une situation qui rend ce qui existe d’autant plus éloquent et significatif, et qui, en outre, pourrait-on dire, confère également à ces expositions à peine documentées un caractère lui aussi d’autant plus éloquent et significatif. Je suppose que cela soulève la question de savoir si cette surabondance d’images (si tant est qu’elle existe bien aujourd’hui) accentue ou affaiblit notre compréhension des expositions et le désir que nous avons pour elles. Les salles combles du MoMA et du PS1 laissent penser que le désir s’en trouve assurément accru, du moins dans certains milieux, mais je n’en suis pas aussi sûr pour ce qui concerne la compréhension. Ce que je perçois cependant, c’est que la fabrique d’exposition et, au demeurant, la création artistique se transforment en réaction à ces comportements, et que les expositions réellement importantes sont réalisées par des artistes comme Leckey qui partagent une vision précise de ce nouveau paysage et qui, d’une manière ou d’une autre, semblent à même de produire des expositions qui transcendent ou éludent ses contours et cooptent simultanément ses énergies. Ils réaffirment, peut-être momentanément, l’espace de l’exposition qui, à mon avis, demeure primordial.

L’entretien qui suit a été motivé par une courte conférence illustrée, donnée à Paris le 1er décembre 2021 dans le cadre d’une journée d’études[1] portant sur les rôles actuels de la vue d’installation entendue comme agent actif en matière de fabrique d’exposition et de l’histoire des espaces d’exposition. Cette conférence a été l’occasion de retracer l’évolution de ma propre activité en tant que fabricant à la fois d’expositions et de documentation relative aux expositions, en traitant principalement des exemples où ces deux disciplines furent inséparables.

***

Entretien de Simon Starling avec Roula Matar, Paris, le 1er décembre 2022

Roula Matar : Comment en êtes-vous arrivé à créer cette première pièce Museum Piece, était-ce pendant vos études ? Étiez-vous concerné par ce que l’on appelait l’art conceptuel ou par la critique institutionnelle ? Les travaux de Dennis Oppenheim, par exemple, ses déplacements et transplantations critiques, vous intéressaient-il ? Quelles sont les raisons de votre choix de vous saisir de la question du contexte et de travailler à sa « reconfiguration » ?

Fig. 1 : Simon Starling, « Museum Piece » (1991) avec Paul Maguire, Mackintosh Building, Glasgow School of Art, Glasgow. Photo : Simon Starling.

Simon Starling : Museum Piece (1991) a été réalisée en collaboration avec mon camarade Paul Maguire également étudiant en MFA [master en beaux-arts], il y a presque exactement 30 ans. Elle a été créée dans le célèbre bâtiment Mackintosh de la Glasgow School of Art, un immeuble qui, étrangement, n’existe plus, détruit non pas par un, mais par deux incendies au cours de ces dix dernières années. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à apprendre à photographier des installations, dans le cadre d’une exposition qui se composait pour ainsi dire à 95 % de contexte et à 5 % d’œuvres d’art, une simple reconfiguration de l’éclairage fluorescent préexistant : les tubes fluos de certaines vitrines avaient été déplacés et répartis ailleurs dans le musée Mackintosh, afin d’exposer l’institution, en fait, de la nommer, le mot « museum » accroché au mur étant constitué de ces tubes fluo. Quand Paul et moi travaillions comme étudiants dans ce bâtiment, nous étions parfaitement conscients de ce bras de fer qui opposait son existence en tant qu’école des beaux-arts en activité et en tant que musée et monument du patrimoine national.

Sur un panneau posé au sol figurait l’inscription There is no museum in the exhibition at present [« Il n’y a momentanément pas de musée dans l’exposition »], une inversion du texte habituellement rencontré dans une salle de musée vide, en contradiction flagrante avec l’enseigne lumineuse plus insistante, accrochée au mur. En fait, le musée, c’est peut-être tout ce qu’il y avait !

La fin des années 1980 et le début des années 1990 ont été assurément marqués par une grande convergence d’intérêt sur la critique institutionnelle, mais aussi, me semble-t-il, par une remise à plat fondamentale de ce que pourrait être un musée et de ce à quoi il pourrait ressembler. Après avoir fait Museum Piece, je me souviens avoir été très impatient de découvrir le travail de Michael Asher, Kunsthalle Bern (1992), une intervention intellectuellement précise et douloureusement éloquente. Pour cette œuvre, Asher avait orchestré le repositionnement de l’ensemble des radiateurs du musée se trouvant dans le bâtiment de 1918 en un unique regroupement qui accueillait le visiteur dans le hall d’entrée, un espace déjà assez agressivement occupé par deux radiateurs qui préexistaient à l’installation. Chaque radiateur repositionné avait été ensuite raccordé à son emplacement d’origine au moyen d’un élégant réseau de conduites en cuivre évoquant un organigramme de programmation, qui cartographiait leurs trajets individuels le long des murs et dans les escaliers. L’espace d’exposition montrait de la sorte une sculpture (Kunsthalle Bern étant assurément un exemple très convaincant de sculpture), tandis que cette même sculpture exposait l’espace d’exposition et, par conséquent, son histoire en tant que lieu de monstration. Cette œuvre reste pour moi une référence.

Fig. 2 et 3 : Simon Starling, « Museum Piece » (1991) avec Paul Maguire, Mackintosh Building, Glasgow School of Art, Glasgow. Photo : Simon Starling.

R. M. : Comment avez-vous commencé à associer dans votre travail la photographie de vues d’installations et la fabrique d’exposition ? Était-ce en lien avec une expérience spécifique ?

S. S. : Museum Piece et les photographies que j’en ai faites peuvent être considérées comme le début de ma carrière à la fois comme fabricant d’expositions, mais aussi comme photographe d’expositions, fabricant de vues d’installations. Elles ont également marqué le début d’un intérêt pour l’histoire des espaces d’exposition, un intérêt que j’ai essayé d’exprimer dans ma brève présentation. Après avoir obtenu mon diplôme des beaux-arts, j’ai pendant quelques années gagné ma vie en travaillant en Écosse comme photographe au service de musées, de galeries d’art et d’artistes. C’était ma solution à cette transition difficile entre la condition d’élève des beaux-arts et celle d’artiste à part entière. Conséquence de cette période d’activité, la photographie de vues d’installations et la fabrique d’exposition sont à mes yeux intimement liées, ma compréhension des possibilités offertes en matière de création d’exposition s’approfondissant parallèlement à mon travail de photographe d’exposition.

La voie d’approche quelque peu pragmatique de la fabrique d’exposition que j’ai suivie pour réaliser Museum Piece, à savoir la déconstruction des moyens et de la signification de la monstration, a été approfondie par la suite à l’occasion de créations plus considérables et décentrées comme Kakteenhaus (Cactus House) (2002), une œuvre réalisée pour le Portikus de Francfort, sous-titrée : Cactus cierge provenant du désert de Tabernas, en Andalousie, déterré du plateau de tournage des Texas Hollywood Film Studios et transporté sur 2 145 km dans une Volvo 240 jusqu’à Francfort-sur-le-Main. Un moteur d’automobile installé à l’intérieur du Portikus était relié à une voiture garée à l’extérieur par un tuyau d’échappement et une conduite d’eau longs de 30 mètres, le tout produisant une chaleur suffisante pour assurer le confort du cactus dans le nord de l’Europe. Ce travail a abouti à Plant Room (2007), un bâtiment en briques crues construit à l’intérieur d’un bâtiment et se prêtant à l’exposition de huit tirages vintage de Karl Blossfeldt dans des conditions de type muséal et dans l’atmosphère par ailleurs non climatisée du Kunstraum Dornbirn, en Autriche.

Ces œuvres s’appliquaient à déconstruire les moyens et la signification de la fabrique d’exposition et des dispositifs de monstration. Elles ont un sens schématique, clair, qui, pour ce qui me concerne, est intimement lié à la compréhension de la fabrique d’exposition que j’ai acquise en photographiant des expositions.

Fig. 4 : Photographie du Museum Folkwang par Albert Renger-Patzsch, ca. 1933.
Matériel de recherche pour Simon Starling, « Nachbau (Reconstruction) » (2007), Museum Folkwang, Essen © Museum Folkwang, Essen
Fig. 5 : Simon Starling, « Nachbau (Reconstruction) » (2007), Museum Folkwang, Essen. Photographie de la reconstruction d’une salle du Museum Folkwang (Le bâtiment Körner), Essen, par Simon Starling. Photo : Jens Ziehe. © Museum Folkwang, Essen

R. M. : Nachbau est à l’évidence un jeu sur les interactions entre la vue de l’exposition et l’exposition même. Comment est né ce projet, comment avez-vous découvert les photographies d’Albert Renger-Patzsch ? Je suis curieuse d’en savoir davantage sur l’élaboration de la méthode de travail. Est-ce la première occurrence de la dimension historique dans votre travail, en 2007 ? Et surtout, comment est née l’idée de la réplique et pour quelles raisons ?

S. S. : (Reconstruction) a été réalisée au Museum Folkwang d’Essen. C’était pour ainsi dire un détour, un voyage circulaire qui commençait et s’achevait sur les mêmes images, suscitant ce faisant une impression très précise de rupture historique qui semblait revivifier un moment perdu avec toutes ses complexités et ses histoires cachées. Le projet a vu le jour à la suite de l’invitation qui m’avait été faite de créer la dernière exposition dans un bâtiment du musée qui allait être démoli pour céder place à des espaces flambant neufs conçus par David Chipperfield.

Les images qui m’ont servi de point de départ appartiennent à un grand corpus d’images comparables dues au photographe Albert Renger-Patzsch qui, à la fin des années 1920 et au début des années 1930, a réalisé des vues élégantes d’installation et de l’accrochage éclectique du musée. Outre des photographies sensibles et très personnelles d’objets individuels issus des collections, prises pour ainsi dire avec un œil de collectionneur, quatre images ont plus particulièrement attiré mon attention. Datant de vers 1933, elles ont toutes été réalisées dans l’un des deux anciens bâtiments du musée, deux villas qui préexistaient sur le même site que le musée contemporain, toutes deux détruites lors de bombardements alliés durant la Seconde Guerre mondiale. Ici encore, l’accrochage est un mélange éclectique d’œuvres avant-gardistes de l’époque, d’Emil Nolde et de Paula Modersohn-Becker entre autres, et de diverses pièces d’arts décoratifs, le tout coexistant dans un même espace. L’idée a pris forme en cherchant à refaire les images de Renger-Patzsch à une distance historique considérable, en remettant en scène cette salle de la villa dans le musée actuel, juste avant la démolition de ce bâtiment.

R. M. : Est-ce la démolition programmée du bâtiment qui vous a donné l’idée de créer des répliques des photographies ? Et que disent ces démolitions à propos de cet espace et de son exposition ? Il m’intéresserait également de savoir ce que vous avez pu découvrir de l’arrière-plan, c’est-à-dire d’une façon de dessiner, de monter et de construire l’espace d’exposition.

S. S. : Les modalités de création de remakes de ces images datant de 1933, de reconstitution de cette situation historique, m’ont permis d’en apprendre beaucoup sur les années qui séparent cette époque de la nôtre. Il a fallu remplacer par des fac-similés un certain nombre de toiles que les nazis considéraient comme « dégénérées », qu’ils ont confisquées et qui se trouvent aujourd’hui dans des musées suisses ou américains, tandis que d’autres œuvres ont tout simplement disparu des inventaires du musée pour des raisons inconnues. Une « scène » a été fidèlement et soigneusement construite avec pour matériaux de base les systèmes préexistants de cloisons mobiles pour l’espace qui allait bientôt être démoli. La question de la couleur s’est posée, car aucune archive de la couleur du sol en linoléum ou des murs n’a été conservée. Il a fallu le cas échéant se résoudre à une certaine licence artistique. Des fac-similés de l’ensemble des meubles du musée, des socles et des cache-radiateurs ont aussi dû être fabriqués.

Ce « plateau » est devenu à la fois le lieu d’une seconde mise en scène des images de Renger-Patzsch et d’une exposition ouverte au public. À la fois studio photo et espace à habiter dans une sorte de voyage dans le temps. J’ai ressenti un puissant vertige temporel quand, sous mon drap de visée, j’ai observé l’image inversée sur le dépoli de ma chambre grand format : je voyais précisément la même image que celle que Renger-Patzsch avait vue 70 ans plus tôt sur le dépoli de sa chambre photographique. Les quatre photographies que j’ai réalisées à cette occasion ont été exposées à l’entrée du studio photo devenu machine à remonter le temps.

Après la fin de l’exposition, les boulets de démolition sont arrivés ; le mot allemand Nachbau, qui signifie « réplique, reconstruction », est parfaitement pertinent en ce sens qu’il fait à la fois référence au passé, à l’histoire de la reconstruction du musée après la guerre, et au futur, au projet de construction d’un nouveau bâtiment du musée.

R. M. : Dans Nachbau, la collision historique fonctionne différemment que dans le cas de Never the Same River. Comment ce projet a-t-il vu le jour, quel était le sujet de votre recherche ? Votre situation en tant que commissaire d’exposition cette fois-ci a-t-elle d’une manière ou d’une autre influencé votre projet ou le choix des œuvres ?

S. S. : Never the Same River (Possible Futures, Probably Pasts) a été réalisée en 2010 au Camden Art Centre en tant que projet curatorial, ou peut-être comme Gesamtkunstwerk [œuvre d’art totale]. Composée d’œuvres qui tirent à hue et à dia une conception du temps linéaire, souvent en réorganisant ou en réitérant des idées, des images ou des formes du passé, ou bien en les projetant dans le futur, Never the Same River réunissait en une seule exposition des œuvres déjà présentées au Camden Art Centre depuis sa fondation, tout en les juxtaposant à des moments d’un possible programme à venir, dans une tentative de s’affranchir de l’emprise étouffante de l’histoire. En réorganisant l’accrochage d’œuvres datant de différentes périodes de l’histoire des salles du centre d’art et en les disposant dans la position exacte qu’elles occupaient le jour de leur première présentation, Never The Same River ambitionnait de créer une sorte de polyphonie temporelle, si ce n’est, parfois, une cacophonie, en orchestrant une série de collisions entre des œuvres tenues jusqu’à présent spatialement et historiquement éloignées les unes des autres, toutes inquiètes aux frontières de notre compréhension du temps : le passé probable et l’avenir possible du Camden Arts Centre se rejoignant momentanément dans un présent instable.

Fig. 6 : Simon Starling, « Never the Same River (Possible Futures, Probable Pasts) » (2010), Camden Arts Centre. Au premier plan, Francis Upritchard, « Sloth Creature » (2005). Photo : Jens Ziehe © Camden Arts Centre

R. M. : Comment avez-vous procédé pour réaliser la sélection des œuvres présentées ? Je souhaite en savoir davantage sur votre méthode : avez-vous pu mettre la main sur des vues d’exposition, des plans ? Avez-vous manipulé ces documents ou travaillé avec eux ? Les avez-vous superposés comme pour créer une stratification ?

S. S. : Une plongée dans la profondeur des archives du centre d’art a abouti à l’établissement d’une carte stratifiée, complexe, de l’histoire des expositions ayant eu lieu dans l’espace en cours d’aménagement. Les vues d’installation et les plans de salles que j’ai dénichés m’ont permis d’orchestrer très précisément en une seule exposition la contraction de fragments représentant 50 ans de fabrique d’exposition.

Fig. 7 : Documentation photographique d’un fragment de l’exposition « Hampstead in the 30’s » (1975) © Camden Arts Centre Archives
Fig. 8 : Simon Starling, « Never the Same River (Possible Futures, Probable Pasts) » (2010), Camden Arts Centre. Fragment reconstitué de l’exposition « Hampstead in the 30’s ». Photo : Jens Ziehe © Camden Arts Centre

C’est ainsi que, par exemple, la documentation photographique montrant une fraction de l’exposition Hampstead in the 30’s organisée en 1975 et consacrée aux avant-gardes en art, architecture et design dans ce quartier du nord de Londres dans les années 1930, nous a permis de rétablir à notre époque une partie de cette exposition qui devenait dès lors une superposition de temporalités en interaction. Dans le film False Future (2007) de Matthew Buckingham, un homme traverse un pont vers le futur, encore et toujours, ses actions marquant image par image un faux départ vers le futur cinématographique du XXe siècle ; l’œuvre fait référence aux premières images animées tournées à Leeds cinq ans avant le premier film des frères Lumière. Tandis qu’à proximité, Duration Piece no. 31 de Douglas Huebler, fusionne en un unique déclenchement d’obturateur d’appareil photo un 1/8e de seconde de l’année 1976 et un 1/8e de seconde de l’année 1977, un instant festif de nouvel An devenu indécis – à l’époque et maintenant ! Les tableaux de Paul Thek, Timely et Timeless (1988) étaient de nouveau accrochés devant une chaise d’écolier dans le même espace occupé par l’œuvre la plus précieuse de l’exposition, Figure Study II (1945-1946) de Francis Bacon, un hurlement peint exprimant le « pouvoir diabolique de l’avenir », elle-même dissimulée derrière une œuvre récente de Jeremy Millar intitulée The Man Who Looked Back. Deux chaises, sortes de machines à remonter le temps, se font face : l’une en chrome et contreplaqué d’Erno Goldfinger, l’autre de style tombeau égyptien datant de la période Arts and Crafts (fin du XIXe siècle). Cela fut pour le public l’occasion de déjà-vus aussi nombreux qu’extraordinaires, en particulier Studio Apparatus for Camden Arts Centre, de Mike Nelson, l’œuvre ayant réinvesti l’espace qu’elle avait occupé dix ans auparavant.

Fig. 9 : Simon Starling, « Never the Same River (Possible Futures, Probable Pasts) » (2010), Camden Arts Centre. Vue de l’installation : Francis Bacon, « Figure Study II (1945-46) » ; Jeremy Millar, « The Man Who Looked Back » (2010) ; Ernö Goldfinger, « Chrome plated steel tube chair with pressed ply back and seat » (1931) ; « Liberty & Co, High-backed chair in the Egyptian style » (c. 1884) ; Des Hughes, « Norfolk with Flint (with Boring) » (2007) ; Graham Gussin, « Fall » (1998) ; John Riddy, « London (Willow Road 2) » (1998). Photo : Jens Ziehe © Camden Arts Centre

La réalisation de Never the Same River a suscité tout un questionnement sur la relation existant entre les œuvres d’art et leur documentation, la photographie et la mémoire, les objets qui hantent l’histoire du centre d’art et les idées qui gravitent autour d’eux. La mémoire des artistes comme celle des commissaires d’exposition est bien entendu faillible et leurs souvenirs teintés par des préoccupations actuelles et des aspirations pour l’avenir. Nous avons eu des conversations désopilantes avec un artiste qui était persuadé que la projection de son film avait occupé l’intégralité d’une salle, avant que les plans ne viennent attester qu’il avait été projeté dans une minuscule cabine de projection. L’importance des œuvres d’art évolue, elles sont réévaluées ou refaites, ou se délabrent simplement. Certaines expositions ne sont tout simplement jamais documentées ; « la vue d’installation », comme le montrent les archives, est une invention relativement récente : les relations qu’entretient une œuvre avec celles qui l’entouraient ou avec l’espace qu’elle occupait sont souvent définitivement perdues. Never the Same River était par conséquent, étant donné sa nature même, un collage de faits établis, recherches rigoureuses, souvenirs flous, rumeurs de bouche à oreille et spéculations qui équivalaient à une sorte de mémoire collective d’un avenir possible et d’un passé probable.

R. M. : Ne pensez-vous pas que le choix et la mise en espace ont certainement produit de nouvelles associations entre les œuvres, voire de nouvelles significations ? Pourriez-vous évoquer quelques exemples de cet écart qui s’était creusé entre ce que vous aviez pu voir dans les documents d’archives et les œuvres une fois réinstallées ?

S. S. : Lorsque les œuvres individuelles ont été juxtaposées à d’autres qui représentaient l’histoire du centre d’art, elles ont revêtu une nouvelle existence de nombreuses manières différentes. Parfois, c’étaient des choses très éphémères, comme l’impression qu’un faucon, filmé des années plus tôt en train de voler dans l’un des espaces de Stefan Gec pour Lure (1995), aurait pu traverser directement le « fantôme » de Studio Apparatus for Camden Arts Centre installé par Mike Nelson en face, redoublant ainsi l’impression que l’ensemble de cette installation complexe n’était qu’un mirage. D’autres fois, c’était bien plus concret, comme la projection du film 16 mm noir et blanc de David Lamelas, A Study of Relationships Between Inner and Outer Space (1969), dans ce qui fut autrefois un espace délabré de la galerie, où il a été en partie filmé, et qui est aujourd’hui une salle soigneusement restaurée.

Simon Starling: Pictures for an Exhibition

R. M. : Une autre pièce, Pictures for an Exhibition, se rattache également à des documents d’archives et à des vues d’expositions. Comment est venue l’idée de travailler sur ces vues d’installation de l’exposition Brancusi à l’Arts Club de Chicago en 1927 ? Était-ce une image que vous aviez déjà vue auparavant, ou était-ce en fouillant dans les archives de l’institution à la suite de leur invitation ?

S. S. : L’invitation qui m’avait été faite en 2014 de monter une exposition à l’Arts Club de Chicago résultait en grande partie de mon intérêt existant pour Brancusi. Elle m’a amené à travailler avec deux rares vues d’installation de l’exposition des sculptures de Constantin Brancusi organisée en 1927 à l’Arts Club par Marcel Duchamp qui fut son ami, son collègue et parfois son marchand. L’exposition présentait dix-neuf œuvres du sculpteur roumain, qui provenaient en grande partie de l’extraordinaire collection d’art moderne laissée par l’avocat new-yorkais John Quinn après sa mort quelques années auparavant ; cette collection ayant été dispersée par ses héritiers, toutes les œuvres de Brancusi qu’il possédait furent rachetées par Marcel Duchamp et par l’écrivain et diplomate Henri-Pierre Roché. Installée par Duchamp, l’exposition de Chicago – l’une de leurs tentatives pour vendre certaines de ces œuvres – évoquait un jeu d’échecs dont les sculptures seraient les pions.

Duchamp avait demandé aux photographes d’architecture Kaufmann & Fabry de documenter l’exposition. Ceux-ci furent parmi les premiers à se fournir en chambres photographiques auprès d’un nouveau fabricant basé à Chicago, L.F. Deardorff & Sons, dont les premières chambres 8×10 pouces (20×25 cm) furent construites pendant la prohibition en bois d’acajou recyclé provenant de comptoirs de bar.

J’avais déniché et acheté deux chambres Deardorff en acajou et dessiné sur chacun de leurs écrans de mise au point en verre dépoli une image des contours des œuvres figurant dans les deux vues de l’installation, avant d’entreprendre un voyage épique dans douze villes d’Europe et d’Amérique du Nord pour retrouver et photographier chacune des 19 sculptures présentées dans l’exposition. Et à chaque fois, les photographier telles que replacées dans leur position d’origine sur le négatif.

R. M. : Êtes-vous parvenu à retrouver les 19 sculptures ?

S. S. : Oui, les 19 sculptures ont été localisées, certaines en Europe, mais essentiellement dans des musées américains et quelques collections privées. L’organisation de la prise de vue de l’ensemble de ces œuvres dans leurs nouveaux environnements s’est révélée très complexe. Au bout du compte, il en est résulté 36 images photographiques accompagnées du matériel utilisé pour les réaliser : les deux chambres Deardorff sur le dépoli desquelles étaient tracés les contours des vues d’installation, les trépieds, etc.

Certaines des images rétablissent partiellement des relations instaurées entre les différentes sculptures dans les vues d’installation d’origine. Par exemple, dans une image, on voit la Colonne sans fin (à Rotterdam) reconnectée à Adam et Ève (à New York). Dans une autre, L’oiseau dans l’espace (à Seattle), Trois pingouins (à Philadelphie), Socrate (à New York) et, à l’arrière-plan, Maiastra (également à New York), toutes ces sculptures ont de nouveau réinvesti le même espace photographique, jusqu’à ce qu’on ait obtenu un ensemble complet d’œuvres, chacune apportant avec elle un espace fantomatique – une congestion de l’architecture, de la géographie – qui s’est constitué au fur et à mesure.

D’autres images de « provenance » accompagnent ces collages, des images se rapportant aux différents collectionneurs qui ont possédé les œuvres de Brancusi au fil du temps. Le propriétaire des Dallas Cowboys, une équipe de football américain, a également été en possession du Commencement du monde (1920), et Jon Shirley, l’ancien président de Microsoft, propriétaire de l’une des plus célèbres collections de voitures rares au monde, possède également à l’heure actuelle L’oiseau dans l’espace qui fut présenté dans l’exposition de Chicago ; dans ce cas, l’image de provenance figure une Ferrari 175 GTB jaune, une pièce exceptionnelle, qui semble avoir un lien formel avec la sculpture. C’est Hester Diamond, la mère de Mike D des Beastie Boys, qui avait vendu L’oiseau dans l’espace à Jon Shirley et utilisé le produit de la vente pour acquérir une œuvre du Bernin (1616) que j’ai photographiée dans la salle à manger de son appartement new-yorkais.

R. M. : Pouvez-vous commenter les deux livrets qui accompagnent Pictures for an Exhibition? C’est une édition singulière qui s’inscrit également dans votre démarche particulière.

S. S. : Pictures for an Exhibition était accompagné d’un livret d’annotations et de titres qui établissaient la provenance complexe de chacune des dix-neuf sculptures, associant ainsi la production artistique et la collection d’œuvres à une sphère sociale, politique et économique plus large. À chacune des 36 photographies correspondent un titre détaillé et des notes de provenance qui retracent le réseau des connexions qui ont toutes un lien avec ce moment de l’année 1927.

R. M. : Il est très intéressant de voir comment, avec El Eco, vous vous emparez d’une autre dimension qui est également très présente dans votre travail, la dimension de la performance et souvent d’une corporéité/d’un corps paradoxalement absents. Qu’est-ce qui vous a amené à aborder ce projet architectural ? Comment a-t-il pris forme et quels documents avez-vous utilisés pour réaliser cette re-présentation ?

S. S. : En 2014, mon intérêt pour la documentation institutionnelle a pris une tournure inédite avec une œuvre intitulée El Eco réalisée pour et dans El Eco, un centre d’art interdisciplinaire d’avant-garde fondé à Mexico au début des années 1950 par l’architecte et artiste allemand émigré Matthias Goeritz. Pour l’inauguration de ce bâtiment extraordinaire, Goeritz avait demandé à Henry Moore de réaliser plusieurs peintures murales immenses dans l’espace principal, puis invité une danseuse âgée de 15 ans, Pillar Pellicer, à danser devant ses gigantesques silhouettes squelettiques. Le télescopage ainsi créé entre cette jeune danseuse pleine de vie et ces figures associées au Jour des morts était spectaculaire. Il n’y avait pas de véritable chorégraphie à proprement parler, et ce qui a subsisté de ce non-événement, c’était une série d’images publicitaires utilisées pour promouvoir El Eco en tant qu’espace interdisciplinaire où coexistent la danse, la musique, les arts plastiques et l’architecture. Le film que nous avons réalisé puisait dans les images publicitaires de Goeritz comme autant d’ »images clés » pour réaliser ce qui est devenu comme une forme d’exorcisme institutionnel et de réflexion paisible sur le vieillissement. L’absence de chorégraphie ou de performance véritable a inscrit un espace libre passionnant entre les instants photographiques qui en subsistaient – un espace de spéculation, de souvenirs partiels et de glissements, peut-être un espace commun à tous les projets dont nous avons parlé.

R. M. : J’aurais une dernière question à vous poser, Simon. Que pensez-vous, de manière générale, de ces nombreux retours à certaines expositions historiques qui sont revisitées, répliquées et reconstruites, organisées par différentes institutions ? Y a-t-il des aspects décisifs que vous souhaiteriez souligner ?

S. S. : Oui, ce que vous décrivez est devenu ces dernières années comme une sorte de trope de la fabrique d’exposition. Un exemple récent, très intéressant, est le remake de When Attitudes Become Form, l’exposition phare organisée par Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne en 1969, qui a été présenté à la Fondation Prada dans un palais baroque donnant sur le Grand Canal à Venise. Je dirais que ce fut une expérience des plus singulières. De l’avis général, l’exposition d’origine avait été un moment aussi essentiel que fécond, où de nombreuses œuvres furent réalisées sur place et la plupart des artistes directement impliqués dans son organisation. À Venise, avec la volonté de respecter la configuration originale de l’exposition, celle-ci a été insérée de force dans son nouvel environnement, fusionnant le rationalisme suisse et l’exubérance baroque. Les œuvres manquantes ont été marquées en blanc sur le sol, comme autant de cadavres, conférant à l’exposition son « apparence zombie » telle qu’elle a pu être décrite. Et passer d’une Kunsthalle à financements publics à une fondation privée s’est également révélé quelque peu troublant. À bien des égards, l’objet qui tenait le mieux la route, c’était le somptueux catalogue avec sa documentation rigoureuse et ses illustrations généreuses.

J’ai récemment repensé à cette exposition, pendant le vernissage de celle de Mike Nelson, Extinction Beckons, à la Hayward Gallery. Pour cette merveilleuse rétrospective de mi-carrière, Mike a orchestré en un seul lieu une stupéfiante conflagration de l’historique de ses expositions personnelles, amalgamant et fusionnant des œuvres réalisées dans différents lieux sur une période de 30 ans. Mike décrit ce travail comme un « démembrement d’actifs » (asset striping) effectué sur sa propre pratique afin de tisser entre ses œuvres des relations entièrement inédites. Ce fut pour moi une expérience mémorable, plutôt émouvante. Comme j’avais vu un certain nombre de ses expositions d’origine, j’ai ressenti une puissante sensation de vertige temporel, mais aussi l’impression intéressante, et troublante, de voir des choses fantomatiques, un sentiment qui contrastait plutôt avec la matérialité insistante du travail de Mike. Ici encore, le catalogue qui comporte de nombreuses vues d’installations des œuvres telles qu’elles ont été exposées à l’origine, revêt une existence fascinante, car il parle de la relation entre la photographie et la mémoire, les œuvres d’art et leur documentation.

R. M. : Je vous remercie de m’avoir accordé cet entretien.

S. S. : Tout le plaisir est pour moi.

 

Traduit de l’anglais par Christian-Martin Diebold

 

Notes

[1] Cette journée d’études – intitulée Histoire des espaces de l’exposition et archives visuelles : Ce que disent les reconstructions d’expositions – était organisée par Roula Matar, maîtresse de conférences à l’ENSA de Versailles, en collaboration avec le centre d’art La Maréchalerie, ENSA Versailles.

Pour citer cet article : Simon Starling, "De dessous un drap de visée", exPosition, 2 juin 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles10/starling-dessous-drap-visee/%20. Consulté le 3 décembre 2025.