Exposer l’art roman en Catalogne entre 1900 et 1934 : présentations muséographiques et objectifs

par Immaculada Lorés Otzet

 

Immaculada Lorés Otzet est professeure d’histoire de l’art médiéval à l’université de Lleida et membre de l’Institut d’Estudis Catalans. Ses travaux de recherche et ses publications portent sur l’art roman, ainsi que sur la manière dont il a été reconnu, valorisé et exposé dans les musées aux XIXe et XXe siècles. Elle est l’auteure et la coauteure d’ouvrages monographiques consacrés à Sant Pere de Rodes (en 2002), à l’ancienne cathédrale de Lleida (en 2007) et à Sant Climent de Taüll (en 2022). Elle a également collaboré avec les principaux musées catalans d’art médiéval.

 

L’exposition de l’art roman dans les musées catalans débute entre la fin du XIXe siècle et les premières années du XXe siècle, avec la création des premiers musées diocésains à Vic, Lleida et Solsona, à l’initiative de leurs évêques, respectivement Josep Morgades en 1891, Josep Meseguer en 1893 et Ramon Riu i Cabanes en 1896. À cette liste, il faut ajouter le musée de la Ciutadella à Barcelone. Ce phénomène a donné son impulsion définitive à ce type d’institution où, dès le début, des œuvres d’époque romane ont été intégrées[1].

Après l’Exposition universelle de 1888 tenue à Barcelone, les bâtiments construits pour l’événement et laissés vacants ont été récupérés dès 1891 pour y installer le musée des Reproduccions, le Museu Municipal d’Arqueologia et le Museu d’Història. Ce n’est qu’en 1902, grâce à une situation politique plus favorable au sein du gouvernement municipal, que fut créé le Junta de Belles Arts i Museus Artístics de Barcelona[2]. Cette même année l’exposition d’Art ancien[3] était organisée et le Museu d’Arts Decoratives, créé dans l’ancien bâtiment de l’Arsenal de la Ciutadella, qui avait été transformé en palais royal lors de l’Exposition universelle (c’est actuellement le siège du Parlament de Catalunya)[4].

Au cours de ces premières années, les collections d’art roman ont continué à croître, tant dans les musées diocésains que dans celui de Barcelone, mais à des rythmes différents. Il est difficile de connaître la manière dont les œuvres y étaient exposées parce que la muséographie n’a laissé aucune trace dans la documentation. Bien qu’à cette époque les expositions soient encore rares, c’est à travers les photographies des salles que l’on apprécie les différences substantielles et bien perceptibles entre les approches d’exposition des musées diocésains et les nouvelles propositions qui commencent à se définir dans le musée barcelonais de la Ciutadella.

Le premier témoignage d’une exposition d’art roman remonte à l’année 1908, lorsque ce qu’on appelait alors le Museu d’Art Decoratiu i Arqueològic fut inauguré au Palau de la Ciutadella, après le réaménagement des collections motivé par la commémoration du septième centenaire de la naissance du roi Jacques Ier (dit le Conquérant, 1208-1276). L’exposition intégrait des objets en relation directe avec le roi, tout en abordant les époques antérieures et postérieures, d’après le rapport de la Junta de Museus rédigé par Josep Pijoan et Josep Puig i Cadafalch[5]. Outre quelques photographies conservées, Joaquim Folch i Torres, qui ne travaillait pas encore au musée à l’époque, a publié trois articles dans la presse apportant de précieuses informations. Ils contiennent même un plan avec la répartition des collections d’archéologie, d’‘art ancien’ (terme sous lequel on nommait alors l’art médiéval et de la Renaissance), de reproductions et d’arts décoratifs[6]. Les rares œuvres d’art roman étaient alors placées dans la salle dite Jacques Ier et dans une autre qui lui était adjacente. Dans la première, se trouvait le baldaquin de Tavèrnoles et trois devants d’autel (ceux de Mossoll, d’Avià et de Planés), en plus des reproductions de peintures murales romanes déjà réalisées en 1907 et 1908[7], tandis que le baldaquin d’Estamariu était exposé dans la salle voisine.

D’un point de vue muséographique, il est intéressant de relever deux aspects. En premier lieu, la manière dont ont été disposés les baldaquins permet de constater une préoccupation précoce pour rendre compréhensible au visiteur la fonction originale des œuvres, lesquelles, dans le musée, étaient décontextualisées. Le baldaquin de Tavèrnoles, qui, primitivement, reposait sur des poutres au-dessus d’un autel, n’a pas été suspendu sur un mur quelconque, mais placé au-dessus d’une des portes de la salle de manière inclinée rappelant ainsi sa disposition d’origine[8]. Dans l’autre salle, le baldaquin d’Estamariu a été installé sur quatre colonnes, résultat d’une restauration ; au-dessous se trouvait un volume parallélépipédique évoquant un autel, devant lequel était placée une reproduction de l’antependium de Sant Cugat (aujourd’hui au Museo Civico d’Arte de Turin). Sur l’“autel”, était présentée la croix de la Majesté du Christ d’Organyà (Fig. 1)[9]. Ce pari muséographique rassemblant quelques œuvres de manière à en créer le contexte était tout à fait innovant, ne passant pas inaperçu aux yeux de Folch i Torres, qui évoquait « le très intéressant autel ciel d’Estamariu, reconstruit avec soin dans les moindres détails et assemblé tel qu’il était dans son emplacement primitif[10] ». Il s’agit ici d’une solution muséographique qui, ni plus ni moins, est le germe de ce qui vint par la suite, en 1924, avec l’intégration et l’exposition des peintures murales romanes des Pyrénées dans le musée. La personne qui eut l’idée de cette première solution dans la présentation des baldaquins, notamment celui d’Estamariu, était probablement Raimon Casellas, membre de la Junta de Museus, responsable de la nouvelle installation de la section d’art ancien. Son engagement allait encore plus loin car les œuvres étaient accompagnées d’un texte informatif également rédigé par lui[11].

Cette exposition avait pour autre caractéristique de réunir des œuvres originales et des reproductions. Il faut rappeler que ces dernières faisaient partie des collections de nombreux musées et que Barcelone possédait également un Museu de Reproduccions. D’abord conservées au Palau de la Indústria, à partir de 1902 les pièces de ce dernier furent transférées au Palau de la Ciutadella où elles complétaient les collections d’œuvres d’art originales (Fig. 2)[12]. En ce qui concerne les reproductions de peintures murales, elles entraient dans le musée où elles étaient accrochées auprès des œuvres romanes au fur et à mesure que leur commande était honorée. Elles rejoignaient, de la sorte, les autres pièces originales et reproduites dans la présentation muséographique. C’est ainsi que le volume de l’autel avait été évoqué avec une copie de l’antependium de Sant Cugat plaqué sur la face avant. Ce type d’astuce faisait aussi partie des caractéristiques d’une muséographie innovante qui s’est développée à l’occasion des rénovations ultérieures du musée.

En 1915, l’inauguration de l’agrandissement et du réaménagement du bâtiment de la Ciutadella est aussi, bien sûr, celle d’une nouvelle disposition des collections et de la muséographie. L’ajout de deux ailes latérales a considérablement augmenté l’espace disponible[13]. Dans la nouvelle exposition permanente, l’art roman était situé au rez-de-chaussée, à l’angle ouest de l’aile sud, dans une salle relativement petite au fond de la galerie d’art gothique et de la Renaissance. Le plan du bâtiment agrandi n’apporte pas d’informations sur la nouvelle répartition des collections mais, au fond de la salle dont il est question, les deux baldaquins y apparaissent dessinés, placés dans les angles en formant une oblique[14]. Un petit guide, présentant une répartition très synthétique des collections, s’accompagne aussi d’un plan[15]. Les photographies permettent, quant à elles, une connaissance assez détaillée de ce qu’était alors l’exposition d’art roman : à droite du visiteur s’élevait le baldaquin d’Estamariu avec l’antependium de Tavèrnoles, tandis qu’à gauche le baldaquin de Tavèrnoles était suspendu à des poutres transversales au-dessus du bloc qui simulait l’autel, contre lequel prenait appui l’antependium en stuc d’Esterri de Cardós. De nombreux autres devants d’autel, sculptures en pierre et en bois étaient exposés dans la salle, en plus des reproductions de peintures murales, déjà nombreuses à l’époque (Fig. 3 et 4)[16].

Si l’approche muséographique consistant à mettre en scène le contexte d’un autel pour chacun des deux baldaquins est restée la même, une étape supplémentaire avait été toutefois franchie. En effet, l’espace de l’abside avait été recréé avec des moyens très simples : une paroi semi-circulaire d’une certaine hauteur, recouverte du même tissu que les murs de la salle, entourait le baldaquin et le reste des pièces qui composaient le contexte de l’autel. L’espace étant plutôt étroit et par manque de place, plusieurs devants d’autel qui faisaient déjà partie de la collection ont été accrochés à ces murs hémicirculaires. Cette simulation d’un chœur avec son mobilier liturgique n’est pas un détail mineur car, d’une certaine manière, elle anticipait, même si à cette époque on ne pouvait pas le prévoir, la muséographie des peintures murales romanes qui naquit cinq ans plus tard.

Dans ces mêmes années et dans le cas des musées diocésains, où ce sont principalement les photographies qui permettent de connaître les principales caractéristiques de la muséographie, on ne rencontre aucun témoignage d’une solution similaire pour exposer des œuvres romanes en recréant de tels contextes. Le musée épiscopal le plus connu de ce point de vue est celui de Vic, où était conservée à cette époque une collection d’art roman aussi importante voire plus que celle du musée barcelonais. Dans le Mémoire de Josep Gudiol i Cunill de 1916, certaines lignes relatives à la muséographie sont explicitées. D’une part, Gudiol précise que, l’espace disponible étant très limité, cela conditionne la manière dont les œuvres sont installées ; si cela n’avait pas été le cas, dit-il, et si plus d’espace et de moyens avaient été vacants, un agencement différent aurait pu être réalisé. Il préconise cependant une exposition des œuvres en séries constituées d’objets de même type, avec une distribution chronologique, afin de pouvoir montrer « l’évolution des formes et du décor […] de chaque classe d’objets » rapprochant cette option d’un « effet pittoresque des installations »[17], sans plus de précision. Il faut penser que cette expression, rappelons-le, a été émise un an après l’inauguration de l’exposition rénovée au Palau de la Ciutadella. Il faisait référence à l’exposition collective d’œuvres de natures et de typologies différentes dont l’objectif était de recréer des contextes ou des environnements, comme on pouvait le voir au musée de Barcelone, avec les ensembles de baldaquins.

Au Museu Episcopal de Vic, l’exposition des œuvres romanes mises en contexte afin de rendre compréhensible leur fonction liturgique a été timidement ébauchée lors des rénovations entreprises par Eduard Junyent, quand il prit en charge le musée à la suite du décès de Josep Gudiol i Cunill († 1931) qui l’administrait jusque-là. L’inauguration de la nouvelle présentation eut lieu en 1934[18]. Toutefois, les principaux axes d’organisation des œuvres restaient typologiques et chronologiques et les devants d’autel y étaient accrochés comme s’il s’agissait de tableaux.

Ce n’est pas avant la nouvelle réforme du musée, aussi dirigée par Junyent et déjà projetée dans l’après-guerre, au cours des années 1941-1942, qu’une muséographie contextualisant les œuvres a été nettement définie pour faciliter une « une meilleure compréhension de l’objet par sa fonctionnalité, comme cela se fait dans les sections romanes avec les peintures murales des absides, les antependia et les baldaquins ainsi qu’avec certains groupes de sculptures[19] ».

Le regroupement d’œuvres de différents types reconstituant des ambiances ou des mises en contexte s’inscrivait déjà dans une longue tradition du XIXe siècle et, surtout, des premières décennies du XXe siècle, sans oublier un premier essai au musée des Monuments français d’Alexandre Lenoir[20].  La recréation d’atmosphères intérieures, aussi connue avec des “period rooms”, où les œuvres sont montrées comme des éléments d’un environnement, se développe tant en Europe qu’aux États-Unis[21].  L’exposition de Turin de 1884 en est également un bon exemple[22]. Dans le domaine de l’ethnologie, il convient de prendre en compte les premiers musées à ciel ouvert des pays nordiques ou les reconstitutions du musée ethnographique du Trocadéro[23]. Ces nouvelles tendances d’exposition ont eu un impact sur celles présentant du mobilier : à Madrid en 1912, où les meubles étaient installés avec des tapisseries qui décoraient les salles[24], ou l’Exposition internationale de Barcelone de 1923 consacrée au mobilier et à la décoration d’intérieur, avec sept dioramas qui reproduisaient l’intérieur d’espaces réels de différents moments historiques, depuis les âges romans jusqu’au Romantisme, avec des meubles originaux[25]. Les musées d’art commencèrent également à exposer des œuvres réunies non seulement par type mais aussi par époque. Ainsi, peinture, sculpture, objets et mobiliers ont été associés au sein d’une même ambiance afin de révéler le contexte artistique de chaque période de manière plus enrichie et compréhensible. Parallèlement, on s’efforçait souvent d’adapter le décor des salles à chacune des époques. Le pionnier en la matière fut le nouveau Kaiser Friedrich Museum de Berlin (aujourd’hui Bodemuseum), ouvert en 1904, avec une muséographie élaborée par Wilhelm von Bode, qui avait déjà réalisé un premier essai à l’Altes Museum[26].

Au musée de Barcelone, cette option muséographique pour exposer l’art roman, qui a débuté en 1908 au Museu d’Art Decoratiu i Arqueològic de l’époque et qui a été renforcée lors de la rénovation de 1915, est celle qui, à notre avis, permet d’expliquer la nouvelle réforme du Museu de la Ciutadella de Barcelone, rendue nécessaire par l’acquisition des peintures romanes pyrénéennes, qui ont été déposées entre 1919 et 1923[27].  L’arrivée de ces œuvres a été le début d’une nouvelle étape pour le musée, dans lequel la collection romane allait gagner un rôle qu’elle n’avait pas jusque-là, tant du point de vue qualitatif que quantitatif. Dans cette installation inédite, qui a ouvert ses portes en 1924, l’art roman jusque-là relégué dans une petite pièce de l’ange sud-ouest du bâtiment s’est déployé de manière à occuper toute l’aile nord, où, jusque-là, était déployée la collection d’art contemporain qui a été transférée au palais des Beaux-arts[28].

Le défi le plus important a dû être précisément de trouver un moyen d’exposer les peintures murales car, après avoir été arrachées par le procédé du “strappo”, leur nature a changé, passant du statut de partie intégrante de la structure de l’église comme “peau” de l’architecture, à celui d’œuvres d’art transportables et, bien sûr, commercialisables. Après la première dépose des peintures de Santa Maria de Mur, impulsée par des antiquaires et pour laquelle des artisans de Bergame ont été embauchés (Franco Steffanoni et ses assistants Arturo Cividini et Arturo Dalmati), le Junta de Museus de Barcelona a acheté le restant des ensembles peints du diocèse d’Urgell, devenant le commanditaire de toutes les autres déposes dans la perspective d’agrandir notablement la collection d’art roman du musée. La dépose par “strappo” nécessitait non seulement un entoilage au dos de la couche picturale mais aussi son installation sur un support rigide[29]. Jusqu’alors, les déposes des peintures réalisées par les artisans de Bergame étaient rentoilées puis disposées sur des supports qui faisaient office de structures permettant de les suspendre comme si c’était des tableaux. Dans la nouvelle présentation du musée, plusieurs fragments de peintures murales ont été installés de cette manière en les accrochant aux murs. Cependant, pour leur grande majorité, une autre solution ingénieuse et sans doute pionnière a été imaginée, en les posant sur des supports qui reproduisaient les dimensions exactes de la construction dont elles étaient issues, à savoir celles des absides. D’un point de vue muséographique, c’était une solution inédite et très novatrice. Pour être arrachées les peintures devaient être nécessairement découpées en plusieurs morceaux et aplaties. Grâce à leur installation sur les nouveaux supports conformes aux originaux, on recomposait à neuf la totalité des ensembles tels qu’ils avaient été conservés jusqu’à leur dépose. Par la restitution de leur espace primitif au sein du musée, la présentation des ensembles picturaux s’accordait aux monuments dont ils avaient été jusque-là le décor, tandis que les petites églises pyrénéennes “entraient” dans le musée à travers la reproduction de leur architecture et que le musée se monumentalisait[30]. En plus des absides, d’autres fragments picturaux ont également été exposés dans ce but, comme le décor extérieur de l’entrée de l’église Sant Joan de Boí, justement installé autour d’une porte séparant deux salles ; les peintures de la nef de Santa Maria de Taüll, disposées le long d’un mur qui s’achevait sur un angle, figurant le revers de la façade de l’église ; ou encore les peintures de Sant Climent de Taüll stratégiquement disposées pour refléter leur emplacement primitif (Fig. 5). Il fallait que les œuvres exposées, extraites de leur environnement et de leur fonction d’origine, soient compréhensibles pour le visiteur, dans la même veine de ce qui avait été fait en 1908 et 1915 avec les baldaquins.

La réalisation de restitutions d’absides en tant que supports de peintures murales a dû être conçue au musée, possiblement sur les conseils de Franco Steffanoni. Si la dépose des ensembles picturaux débuta fin 1919, en juin 1920 la décision était déjà prise comme le laisse supposer l’expédition dans les différentes églises pyrénéennes du directeur, du photographe du musée, Joan Vidal i Ventosa, et de l’architecte Josep de F. Ràfols, du service de Conservation des Monuments de la Mancomunitat de Catalogne. En 1921, une première abside était commandée à titre d’essai[31]. Le nouveau projet était dirigé et coordonné par Joaquim Folch i Torres, alors directeur des Museus d’Art et d’Archéologie. Il a été inauguré en 1924 en pleine dictature de Primo de Rivera. Folch i Torres est allé jusqu’à préparer un guide du musée qui fut inévitablement publié en espagnol en 1926, l’année même où il fut démis de ses fonctions. Il s’agit d’un ouvrage remarquable qui complétait une muséographie innovante, soucieux de la rendre compréhensible au visiteur, avec un chapitre expliquant la dépose des peintures murales romanes[32].

Le musée a été transféré au Palau Nacional de Montjuïc, un bâtiment construit pour l’Exposition internationale de 1929 (siège actuel du Museu Nacional d’Art de Catalunya).

Dirigé à nouveau par Folch i Torres, réintégré dans ses fonctions en 1930, le nouveau Museu d’Art de Catalunya fut inauguré en 1934. L’espace disponible était beaucoup plus grand et des travaux préliminaires pour s’adapter aux collections furent réalisés, avec des mesures de sécurité et un éclairage zénithal modernes.

Pour ce qui est de la présentation des œuvres romanes, les grandes lignes n’ont pas changé, même si des nouveautés destinées aux visiteurs ont été introduites sous la forme d’éléments d’information : d’une part, plusieurs cartes peintes dans une des salles situaient l’emplacement des églises d’où provenaient les œuvres peintes, qu’elles soient murales ou sur panneaux de bois ; d’autre part, dans chaque salle, des pupitres avaient été installés proposant des textes explicatifs sur chacune des œuvres exposées, en plus des informations graphiques et textuelles sur l’église d’où elles provenaient (Fig. 6)[33].

Il s’agit de l’exposition qui a duré jusqu’à la guerre civile d’Espagne et qui a été restaurée après le conflit. Dans le réaménagement postérieur, de 1973, dirigé par Joan Ainaud de Lasarte, les principes établis au début du siècle ont été poursuivis, tout en étendant la recréation des espaces ecclésiaux à divers ensembles, comme celui de Sant Climent de Taüll (Fig. 7).

Notes

* Toutes les URL ont été consultées en juillet 2025.

[1] À propos des débuts des musées diocésains et de la formation de leurs collections, voir les travaux rassemblés dans les actes de la 2a Jornada Museu i Patrimoni de l’Església a Catalunya, accompagnés d’une bibliographie actualisée. En particulier : Sureda Jubany M., « Com creix una col·lecció episcopal: els primers deu anys de vida del Museu Episcopal de Vic (1889-1900) », Velasco González A., Sureda Jubany M. (éd.), La formació de col·leccions diocesanes a Catalunya, actes de la 2a Jornada Museu i Patrimoni de l’Església a Catalunya (Lleida, Vic, 2014), Lleida, Museu de Lleida: diocesà i comarcal ; Edicions de la Universitat de Lleida, 2017, p. 89-114 ; Berlabé C., « In principio… Gènesi del Museo Arqueológico del Seminario de Lleida », Ibid., p. 27-51 ; Garganté Llanes M., « Els primers anys del Museu Diocesà de Solsona: del bisbe Riu a Joan Serra i Vilaró », ibid., p. 53-76.

[2] À partir de 1907 la Diputació de Barcelona y fut intégrée et est devenue la Junta de Museus de Barcelona.

[3] Bassegoda B., Visitar les arts del passat. Les exposicions retrospectives d’art a Catalunya, València i Mallorca entre el 1867 i el 1937, Bellaterra, Servei de publicacions de la Universitat Autònoma de Barcelona, p. 97-104.

[4] Sur l’histoire des musées de Barcelone, entre les premières années après l’exposition universelle et la guerre civile d’Espagne, voir Garcia Sastre A., Els museus de Barcelona: antecedents, gènesi i desenvolupament fins al 1915, Barcelone, Museu Nacional d’Art de Catalunya, 1997 ; March i Roig E., Els museus d’Art i Arqueologia de Barcelona durant la Dictadura de Primo de Rivera fins a la proclamació de l’Estat Català (1923-1934). La consolidació d’un model museogràfic, thèse de doctorat sous la dir. de Joan Sureda, Universitat de Barcelona, 2006, 2 vol. (une bonne partie de la thèse a été publiée, bien que la période historique précédente soit très résumée : March i Roig E., Els museus d’Art i Arqueologia de Barcelona durant la Dictadura de Primo de Rivera (1923-1930), Barcelone, Publicacions de l’Abadia de Montserrat, 2011).

[5] Arxiu Nacional de Catalunya, Arxiu de la Junta de Museus, 1-715-T-1957.

[6] Folch i Torres J., « Inauguració de les sales principals del Museu », La Veu de Catalunya, 28 (ed. vespre) et 29 de maig, 1908 ; Idem, « El nostre Museu », La Veu de Catalunya, 30 de maig, 1908.

[7] La Junta de Museus a été chargée de la reproduction des peintures murales pyrénéennes de 1907 à 1919 pour illustrer sous la forme de fascicules leur publication sur Les pintures murals catalanes, éditée par l’Institut d’Estudis Catalans (Guardia M., Camps J., Lorés I., La descoberta de la pintura mural romànica catalana. La col·lecció de reproduccions del MNAC, Barcelone, Museu Nacional d’Art de Catalunya ; Madrid, Electa, 1993).

[8] Le baldaquin de Tavèrnoles suspendu au-dessus d’une des portes de la salle Jacques Ier peut se voir sur une des photographies qui a servi à l’édition de cartes postales (Fundació Institut Amatller d’Art Hispànic – Arxiu Mas, n° 892 Se E ; voir aussi n° 894 Se E, autre photographie de la même salle).

[9] Arxiu Fotogràfic de Barcelona, arxiu fotogràfic de museus, cliché n° 51827. On peut aussi le voir sur une photographie de 1910 qui a servi à l’édition de cartes postales (Fundació Institut Amatller d’Art Hispànic – Arxiu Mas, cliché n° 4762 Se E). Après quelques années, alors que l’exposition sur Jacques Ier était déjà démontée, le baldaquin d’Estamariu a été déplacé au centre de la salle, comme on peut le voir sur une photographie de 1913 (Fundació Institut Amatller d’Art Hispànic – Arxiu Mas, cliché n° 9475 Se E).

[10] Folch i Torres J., « El nostre Museu », La Veu de Catalunya, 30 de maig, 1908 : « […] l’interessantíssim altar cobert d’Estamariu, reconstruït amb cura dels detalls més minuciosos, i muntat en la forma que ho estava en el seu lloc primitiu ».

[11] Casellas R., Catálogo descriptivo de las secciones de pintura románica y gótica del Museu de Arte y Arqueología de Barcelona, formado por el acoplamiento de 38 leyendas destinadas a los más importantes de los ejemplares expuestos, Barcelone, [1908], Museu Nacional d’Art de Catalunya, Biblioteca Joaquim Folch i Torres, dépôt, Manuscrit n° 1. Sur Raimon Casellas et ses responsabilités en matière de muséographie de la section d’Art ancien : Garcia Sastre A., Els museus de Barcelona: antecedents, gènesi i desenvolupament fins al 1915, Barcelone, Museu Nacional d’Art de Catalunya, 1997, p. 562 et 567-568.

[12] Il faut se rappeler l’importance qu’eurent les musées et les collections de reproductions partout en Europe entre les dernières décennies du XIXe siècle et les premières du XXe siècle. Comme exemple nous pouvons mentionner le musée parisien de Sculpture comparée, qui devint par la suite le musée des Monuments français, avec la collection de moulages de sculpture médiévale, à laquelle il faut ajouter, à partir de 1937, les reproductions à échelle 1/1 de peintures murales romanes (Dulau R., « Paul Deschamps et la création du “musée de la Fresque” ou “département des Primitifs français” au musée des Monuments français », Le dévoilement de la couleur. Relevés et copies de peintures murales du Moyen Âge et de la Renaissance, cat. exp., Paris, Conciergerie, 2004, p. 63-83) ; les Casts Courts du Victoria and Albert Museum (Patterson A., Trusted M. (éd.), The Cast Courts, Londres, V&A Publishing, 2018) ; ou les musées de moulages liés aux universités, parmi lesquels le musée d’Archéologie classique de l’université de Cambridge (Payne E.M., « Casting a new Canon: Collecting and treting casts of Greek an Roman Sculpture, 1850-1939 », The Cambridge Classical Journal, vol. 65, 2019, p. 113-149) ou celui de La Sapienza, à Rome (« Storia Gipspteca [sic] », https://polomuseale.web.uniroma1.it/sites/default/files/allegati/Storia%20Gipspteca.pdf.

[13] Les travaux ont débuté en 1904, mais ils avancèrent lentement (Garcia Sastre A., Els museus de Barcelona: antecedents, gènesi i desenvolupament fins al 1915, Barcelone, Museu Nacional d’Art de Catalunya, 1997, p. 583-591).

[14] Conservé parmi la documentation de Josep Goday à l’Arxiu Històric del COAC (Barcelona, Arxiu Històric del Col·legi Oficial d’Arquitectes de Catalunya, H 117B/9/1.12).

[15] Museus d’Art i d’Arqueologia de Barcelona. Guia Sumària, Barcelone, Junta Tecnica de Exposiciones i Museus, 1915.

[16] C’est encore à travers des photographies que l’on peut connaître les caractéristiques de l’exposition de la nouvelle salle d’art roman : Arxiu Mas (Fundació Institut Amatller d’Art Hispànic – Arxiu Mas, clichés n° 16457 Se E et 16458 Se C, datés de 1917 ; cliché n° 36715 Se C, daté de 1921) ; et l’Arxiu Fotogràfic de Museus (Arxiu Fotogràfic de Barcelona, clichés n° 24.650 et 51.844).

[17] Le rapport a remporté le prix du premier concours des musées porté par l’Institut d’Estudis Catalans (Gudiol i Cunill J., El Museu Arqueològich-Artístic Episcopal de Vich. Historial y organisació. Memòria, escrita en desembre de 1916, obtant al Premi de 1.500 pseetes, en el Primer Concurs de Museus, organisat pel “Institut d’Estudis Catalans”, al Museu Episcopal de Vich concedit, Vic, Tipografia Balmesiana, 1918, p. 57-67).

[18] Le transfert de la Biblioteca Episcopal permit de gagner en surface d’exposition (Gros i Pujol M. dels S., « El Dr. Eduard Junyent i el Museu Episcopal », Ausa, vol. 8, n° 91-92, 1979, p. 387-390). Voir aussi Trullén J. M., « Història del Museu i de les col·leccions », Museu Episcopal de Vic. Guia de les col·leccions, Vic, Museu Episcopal de Vic, 2003, p. 11-12 ; Trullén J. M., « Museu Episcopal de Vic », Ausa, vol. 21, 2004, p. 269-282. Plusieurs photographies des salles du Museu Episcopal de Vic sont publiées dans les articles de Trullén.

[19] Texte du projet, présenté et analysé dans l’étude sur Eduard Junyent, comme muséologue. Voir, Sureda i Jubany M., « Eduard Junyent, museòleg », Ordeig R., Tió P., Ollich I., Mirambell M., Sureda M., Eduard Junyent i Subirà (Vic, 1901-1978), Vic, Patronat d’Estudis Osonencs, 2020, p. 139-173, plus particulièrement p. 158 : traduction en catalan : millor comprensió de l’objete per raó de la seva funcionalitat, com succeeix en les seccions romàniques amb les pintures murals dels absis, els frontals d’altars y els baldaquins i amb certs grups i imatges exemptes) ; traduction en castillan « […] que facilite la mayor comprensión del objeto en razón de su funcionalidad, como sucede en las secciones románicas con las pinturas murales de los ábsides, los antependios de altares y los baldaquinos y con ciertos grupos e imágenes de bulto ».

[20] Glicenstein J., L’art : une histoire d’expositions, Paris, Presses Universitaires de France, 2009, p. 18-29.

[21] Pilgrim D. H., « Inherited from the Past: The American Period Room », The American Art Journal, vol. 10, n° 1, 1978, p. 4-23 ; Period Room Architecture in the American Art Museums. Winterthur Portfolio, vol. 46, n° 2/3, 2012.

[22] Boccalate P. E., « La sezione di storia dell’arte all’Esposizione di Torino di 1884 », Castelnuovo E. Monciatti A. (éd.), Medioevo / Medioevi. Un secolo di esposizioni d’arte medievale, atti dell’incontro (Pisa, 15-16 ottobre 2004), Pise, Edizione della Normale, 2008, p. 31-59.

[23] Bouiller J.-R., Calafat M.-C., « Dioramas ethnographiques et unités écologiques : la mise en scène de la vie quotidienne au musée d’Ethnographie du Trocadéro et au musée national des Arts et Traditions populaires », Culture & Musées, n° 32, 2018, p. 131-158, également en ligne : https://journals.openedition.org/culturemusees/2473 (consulté en juillet 2025).

[24] Castillo Álvarez S., « Las exposiciones monográficas de mobiliario en España (1912-2013) », Res Mobilis: Revista internacional de investigación en mobiliario y objetos decorativos, vol. 5, n° 6 (II), 2016, p. 390-406, également en ligne : https://reunido.uniovi.es/index.php/RM/issue/view/883.

[25] Bassegoda B., Visitar les arts del passat. Les exposicions retrospectives d’art a Catalunya, València i Mallorca entre el 1867 i el 1937, Bellaterra, Servei de publicacions de la Universitat Autònoma de Barcelona, 2022, p. 149-155.

[26] Baker M., « Bode and Museum Display: The Arrangement of the Kaiser-Friedrich-Museum and the South Kensington Response », Jahrbuch der Berliner Museen. Bd. 38 : Kolloquium zum 150sten Geburtstag von Wilhelm von Bode, 1996, p. 143-153.

[27] Sur l’acquisition, la dépose et l’entrée au musée des peintures murales romanes, voir l’histoire détaillée dans Guardia M., Lorés I., El Pirineu romànic vist per Josep Gudiol i Emili Gandia, Tremp, Garsineu edicions, 2013 p. 115-217.

[28] March i Roig E., Els museus d’Art i Arqueologia de Barcelona durant la Dictadura de Primo de Rivera fins a la proclamació de l’Estat Català (1923-1934). La consolidació d’un model museogràfic, thèse de doctorat sous la dir. de Joan Sureda, Universitat de Barcelona, 2006, vol. 1, p. 110 et suivantes.

[29] Sur la technique du “strappo” pour déposer les peintures murales : Giannini C., « “Dalt d’una mula”. Franco Steffanoni, restaurador a Catalunya. Història d’una tècnica de restauració inventada a Bèrgam i exportada a Europa », Butlletí del Museu Nacional d’Art de Catalunya, vol. 10, 2009, p. 13-33.

[30] Il ne faut pas oublier, d’un côté, que le musée possédait déjà des reproductions d’architectures et de sculptures de portions de galeries de cloîtres romans (voir Fig. 2) et, d’autre part, que le premier musée des Cloisters de George Grey Barnard fonctionnait déjà, où la reconstruction et la reproduction d’architectures pour exposer les œuvres était à la base de la muséographie qui, par la suite, a été reprise dans le nouveau musée des Cloisters (Leuchak M. R., « “The Old World for the New”: Developing the Design for The Cloisters », Metropolitan Museum Journal, vol. 23, 1988, p. 257-277).

[31] Guardia M., Lorés I., El Pirineu romànic vist per Josep Gudiol i Emili Gandia, Tremp, Garsineu edicions, 2013, p. 115-217.

[32] Folch i Torres J., Museo de la Ciudadela. Catálogo de la sección de arte románico. Barcelone, Junta de Museus de Barcelona, 1926. Un nouveau catalogue englobant la totalité du musée a été publié en 1930, avec un plan qui n’apparaissait pas dans l’édition de 1926 (Museo de Arte Decorativo y Arqueológico. Guía-catálogo, Barcelone, Junta de Museus de Barcelona, 1930).

[33] Cela a été étudié dans Guardia M., Lorés I., El Pirineu romànic vist per Josep Gudiol i Emili Gandia, Tremp, Garsineu edicions, 2013, p. 208-217.

Pour citer cet article : Immaculada Lorés i Otzet, "Exposer l’art roman en Catalogne entre 1900 et 1934 : présentations muséographiques et objectifs", exPosition, 4 novembre 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles11/exposer-lart-roman-en-catalogne-entre-1900-et-1934-presentations-museographiques-et-objectifs/%20. Consulté le 16 novembre 2025.

Revivalisme, authenticité et éthique : les collections de “récupération” architecturale médiévale du début du XXe siècle aux États-Unis

par Martha Easton

Martha Easton est associate professor en histoire de l’art et directrice du programme d’études muséales à l’université Saint Joseph de Philadelphie (Pennsylvanie). Ses recherches et publications ont porté sur divers sujets, notamment les manuscrits enluminés, les illustrations hagiographiques, les questions de genre dans l’art médiéval, la violence et la spiritualité, l’amour courtois et les ivoires gothiques, le médiévalisme à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, ainsi que le collectionnisme de l’art médiéval. 

Texte traduit de l’anglais (américain) par Mélina Collin, doctorante en histoire de l’art médiéval, sous la dir. de Géraldine Mallet, université Paul-Valéry – Montpellier 3.

On dit souvent que la première collection cohérente d’art médiéval aux États-Unis a été rassemblée par Isabella Stewart Gardner à Boston et exposée dans sa Fenway Court, ouverte en tant que musée en 1903[1]. Au début du XXe siècle, elle est rejointe par un certain nombre d’autres collectionneurs privés, ainsi que par des musées publics[2]. L’une des caractéristiques les plus frappantes de ces collections américaines d’art médiéval, tant privées que publiques, est qu’elles étaient souvent exposées dans des espaces au style historiciste, créant un contexte pseudo-historique pour une période que l’Amérique n’avait jamais connue. Dans la présente contribution, j’aborderai la question de la collection et de l’exposition de l’art médiéval aux États-Unis, en particulier d’éléments architecturaux provenant d’édifices médiévaux européens, qui ont été retirés à un moment donné pour être réutilisés dans des milieux américains. Je me pencherai également sur les questions d’authenticité, à la fois des objets réutilisés et de la manière dont ils ont souvent été employés pour créer une atmosphère “médiévale” dans les maisons privées et les musées où ils ont été installés. Enfin, j’aborderai la signification de ces fragments récupérés dans le présent – comment ils construisent un récit du Moyen Âge pour les publics modernes, en particulier dans les musées, et ce qu’ils signifient ainsi décontextualisés. À notre époque où les appels à la restitution et au rapatriement d’objets sont devenus de plus en plus courants, quelle est l’éthique qui entoure l’appropriation de la “récupération” architecturale médiévale ?

Les installations cherchant à évoquer une atmosphère “médiévale” à travers des œuvres d’art et d’architecture du Moyen Âge dans les collections américaines ont probablement été inspirées par la manière dont certains marchands d’art européens mettaient en scène leurs objets. Par exemple, à Paris, Émile Gavet avait une galerie résidentielle de style gothique remplie de pièces médiévales et de la Renaissance à vendre[3]. Certains collectionneurs américains ont vu ces aménagements artistiques en personne lors de leurs voyages en Europe, tandis que d’autres se sont appuyés sur des photographies. Il est probable qu’ils s’en soient inspirés pour recréer des agencements similaires avec les objets qu’ils avaient achetés. À titre d’exemple, Gavet a fourni des centaines d’objets à Alva Vanderbilt, qui les a exposés dans la “salle gothique” de sa Marble House à Newport (Rhode Island), le chalet d’été qu’elle partageait avec son mari[4]. Après leur divorce, elle mit la collection en vente et l’ensemble fut acheté en 1927 par l’impresario de cirque John Ringling pour l’installer dans son musée de Sarasota, en Floride[5]. Il les disposa, ainsi que le reste de sa vaste collection d’art, dans un bâtiment qui entourait une cour centrale avec des arcades simulant un cloître.

Alors que le cloître de Ringling était une réalisation fantasmée, d’autres Américains ont acquis des pièces architecturales qui avaient été retirées de leur contexte d’origine afin de créer l’ambiance appropriée pour leurs collections. Ils importèrent des objets tels que des portes, des fenêtres et des cheminées, mais aussi des éléments architecturaux beaucoup plus importants, notamment des plafonds et même des cloîtres, pour servir de points d’ancrage d’authenticité dans le bricolage de leur environnement réimaginé, en fournissant des liens matériels avec le passé médiéval[6]. Au début du XXe siècle, il était facile de se procurer des éléments architecturaux récupérés en Europe, qui avaient été retirés de leur emplacement d’origine pour diverses raisons. Des siècles de conflits religieux ont mis à mal des édifices médiévaux, tout comme les rénovations et l’évolution des goûts esthétiques, la négligence, voire l’abandon et, en particulier en Italie, les catastrophes naturelles telles que les tremblements de terre. Les perturbations et les dégâts causés par la Première Guerre mondiale ont également eu un effet profond sur le marché des fragments architecturaux déplacés.

La collection d’Isabella Stewart Gardner a servi de modèle à l’exposition d’œuvres d’art et d’architecture en suggérant leur contexte d’origine. Fenway Court présentait une cour intérieure centrale inspirée d’un palazzo de Venise, incorporant une variété d’objets et de fragments architecturaux datant de plusieurs siècles (Fig. 1). Le sculpteur George Grey Barnard a créé l’une des premières collections d’éléments de récupération architecturaux spécifiquement médiévaux, disposés de manière à suggérer une atmosphère authentique[7]. Contrairement à la plupart de ses contemporains, Barnard collectionnait des objets plutôt par nécessité, afin d’aider à financer ses projets de sculpture. N’ayant pas trouvé d’acheteurs immédiats, il a installé sa collection dans le haut de Manhattan et l’a ouverte au public en 1914. Il tenta de souligner l’authenticité des lieux en les éclairant à la bougie, où les visiteurs étaient accompagnés par des guides habillés en moines. En 1925, le financier et collectionneur d’art John D. Rockefeller Jr finança l’acquisition de la collection de Barnard pour le Metropolitan Museum of Art. Il acheta également le terrain de Fort Tryon Park sur les hauteurs de Manhattan. Quatre hectares du parc furent réservés à la construction d’un nouveau musée destiné à abriter la collection de Barnard, augmentée de nombreuses autres pièces, dont certaines provenant de Rockefeller lui-même. Malheureusement, Barnard mourut en 1938, quelques mois seulement avant l’ouverture au public de ce nouveau musée, The Cloisters, qui fut loué par tous.

Aux Cloisters, des éléments architecturaux provenant de divers bâtiments médiévaux, principalement d’églises et de monastères, servent de décor au reste de la collection, les colonnes et les chapiteaux roses du cloître de Saint-Michel-de-Cuxa (Pyrénées-Orientales) étant l’élément historique central du musée[8] (Fig. 2). La plupart des visiteurs occasionnels du musée ne savent pas que seules certaines parties de l’ensemble datent du XIIe siècle ; les autres sont modernes, bien qu’elles aient été taillées dans le même matériau que l’original. D’autres musées américains possédant des collections médiévales – en particulier ceux qui ont intégré d’importants éléments architecturaux récupérés dans le cadre de leurs expositions – ont rencontré le même succès critique et populaire des installations “authentiques” des Cloisters. Le Toledo Museum of Art, dans l’Ohio, possède un cloître avec trois claires-voies provenant de trois monastères différents ; la quatrième a été créée en bois et en plâtre pour compléter l’illusion[9]. Le Worcester Art Museum, dans le Massachusetts, possède une salle capitulaire française du XIIe siècle provenant du prieuré bénédictin de Saint-Jean au Bas-Nueil, que le musée a achetée à George Grey Barnard. Le Philadelphia Museum of Art (PMA), en Pennsylvanie, possède une importante collection d’art médiéval, dont de nombreuses pièces ont été acquises auprès du même collectionneur[10]. Après avoir vendu sa première collection au Met, Barnard entama une deuxième série de collectes. Il vendit certaines pièces et en installa d’autres dans une nouvelle incarnation de son musée new-yorkais qu’il appela L’Abbaye ; à sa mort, ses descendants en vendirent le contenu au PMA. C’est également auprès de George Grey Barnard que l’établissement fit l’acquisision du spectaculaire portail du XIIe siècle de l’abbaye de Saint-Laurent (Saint-Laurent-lès-Cosne, Nièvre) et du cloître encore plus évocateur de Saint-Genis-des-Fontaines (Pyrénées-Orientales), qui est en réalité un pastiche d’éléments originaux et de reproductions (Fig. 3).

L’aura d’authenticité créée par ces simulacres d’espaces médiévaux s’inscrivait dans le droit fil de la popularité croissante des “period rooms” dans les musées américains, qui permettaient aux visiteurs de remonter le temps grâce à des présentations intégrées d’artefacts culturels[11]. Pourtant, l’exactitude historique a parfois été reléguée au second plan par rapport à l’attrait phénoménologique et émotionnel de ces galeries. Pour le directeur du PMA, Fiske Kimball, la ligne de vue créée par le portail de l’abbaye Saint-Laurent dans le cloître était cruciale pour donner aux visiteurs le sentiment qu’ils se trouvaient dans un véritable espace médiéval, même si l’architecture des monastères médiévaux réels n’aurait jamais eu cette disposition. Dans son livre Moving Rooms: The Trade in Architectural Salvages, qui se concentre en particulier sur la dispersion des intérieurs des maisons de campagne anglaises, John Harris souligne comment de nombreuses salles d’époque (et collections privées) ont déformé et même détruit des matériaux de récupération afin de créer l’effet désiré[12].

Parmi les riches collectionneurs américains qui ont acquis des pièces architecturales médiévales, le plus remarquable est probablement William Randolph Hearst, qui en a acheté tellement qu’il ne pouvait pas tout utiliser, même s’il les a incorporées dans ses nombreuses résidences[13]. Certaines des pièces acquises par Hearst n’ont jamais été utilisées en raison de divers aléas. À la Brummer Gallery de New York, Hearst a acheté un cloître qui proviendrait d’une abbaye augustinienne près de Beauvais, avec l’intention de l’installer dans sa folie historiciste à San Simeon, en Californie. Lorsque Hearst connut des temps difficiles, il le céda aux Brummer lors vente au rabais en 1941[14]. Le cloître a ensuite été acheté par le Nelson-Atkins Museum of Art (Kansas City, Missouri). Hearst se procura également un cloître à Ségovie, en Espagne ; la vente a fait la une du New York Times, mais la dernière partie du titre indiquait : « Expédié malgré l’opposition des villageois de Ségovie[15] ». Après une série de problèmes, notamment le déballage et le remballage des pierres dans le désordre, le cloître a été stocké et n’a jamais été installé. Il a finalement été reconstruit à North Miami Beach dans les années 1950, dans le cadre d’un ensemble plus vaste de bâtiments aujourd’hui appelé “Ancien monastère espagnol”. En 1931, Hearst a acheté des parties d’un autre monastère espagnol, Santa María de Óvila, qu’il avait l’intention d’exposer à Wyntoon, une autre de ses résidences ressemblant à un château prévue pour remplacer une structure précédente qui avait brûlé. Le projet n’a jamais été mené à bien et de nombreuses pierres ont attendu  pendant des années dans le parc du Golden Gate à San Francisco, bien que certaines aient finalement été enlevées et réutilisées dans d’autres structures. La salle capitulaire, par exemple, a été reconstruite à l’abbaye de New Clairvaux en Californie (Fig. 4).

La richesse de Hearst provenait principalement de son empire éditorial, spécialisé dans le “journalisme jaune” sensationnaliste. Il a commencé par recevoir le San Francisco Examiner en cadeau de son père, George Hearst, qui l’avait acquis en règlement d’une dette de jeu. Hearst Père était un ingénieur des mines extrêmement riche, possédant des intérêts internationaux dans des mines d’or et de diamants. Un autre ingénieur ayant fait partie de ses employés, John Hays Hammond, était quant à lui le père d’un autre collectionneur américain de pièces architecturales médiévales, le scientifique John Hays Hammond Jr.

Bien que presque inconnu aujourd’hui, Hammond Fils était l’un des inventeurs les plus importants de son époque, avec des centaines de brevets à son actif dans les domaines de la radio, du radar, de l’armement militaire, des instruments de musique et de la reproduction musicale[16]. Ses premières expériences ont été financées par son père, et son premier laboratoire se trouvait dans la propriété d’été de ses parents à Gloucester, dans le Massachusetts. Après s’être brouillé avec eux pour avoir épousé une divorcée plus âgée, Hammond acheta un terrain plus loin sur la côte et construisit entre 1926 et 1929 le monument qu’il appela “Abbadia Mare”, mais qui fut connu par la suite sous le nom de Hammond Castle (Fig. 5). L’une des extrémités du bâtiment abritait le laboratoire moderne de recherche sur la radio de Hammond, mais le reste était un alignement fantaisiste d’espaces architecturaux pseudo-médiévaux – d’abord un donjon de château, puis une section de style gothique avec des contreforts, enfin un château français avec des toits coniques. À l’intérieur, une série de pièces médiévales servaient à la fois de résidence et de décor pour sa collection d’art et d’architecture antiques, médiévaux et de la Renaissance, y compris des éléments architecturaux tels que des portes, des fenêtres, des cheminées etc. Hammond y a vécu, mais il l’a immédiatement transformé en musée, toujours ouvert de nos jours.

À l’insu de la plupart des gens, Hammond Castle a joué un rôle important dans le développement d’une conception cherchant à rendre l’atmosphère des galeries médiévales dans les musées américains. Lors de la planification du nouveau musée des Cloisters à New York, John D. Rockefeller Jr. a visité Hammond Castle avec sa femme, sa belle-sœur et son fils cadet David. Rockefeller était non seulement responsable de l’achat de la collection de Barnard pour le Metropolitan Museum of Art, mais également très impliqué dans de nombreux aspects de la conception et de la construction des Cloisters. Aux alentours de cette période, où il visita le château, l’architecte d’origine fut licencié et remplacé par l’architecte de Hammond, Charles Collens, du cabinet Allen and Collens basé à Boston.

En particulier, Harold B. Willis, qui travaillait avec Collens, fut la force directrice de Hammond Castle et des Cloisters (d’ailleurs le cabinet fut rebaptisé Collens, Willis and Beckonert après la mort de Francis Richmond Allen en 1931). Rockefeller et Collens avaient déjà travaillé ensemble sur la Riverside Church à New York, inspirée de la cathédrale de Chartres, mais la conception de Hammond Castle a clairement impressionné Rockefeller par la façon dont les fragments architecturaux historiques ont été utilisés en accord avec une architecture moderne conçue pour paraître ancienne.

Le château de Hammond et sa collection, sujets de mes travaux depuis plusieurs années, sont peu connus. L’une des frustrations a été le manque d’informations sur la provenance exacte des objets architecturaux récupérés par Hammond, d’autant plus que, comme pour d’autres collections du début du XXe siècle, des “faux” ont été mélangés aux originaux[17]. Certains étaient des reproductions d’œuvres d’art célèbres commandées par Hammond lui-même, tandis que d’autres étaient des pastiches ou même des éléments entièrement inventés, vraisemblablement par des marchands peu scrupuleux. Le démantèlement et la dispersion des bâtiments européens ayant eu lieu à différents moments de l’histoire, il est parfois difficile de retracer l’emplacement d’origine et les mouvements ultérieurs d’une grande partie du matériel qui s’est retrouvé dans les collections américaines. Parfois, les marchands et les collectionneurs ont mal identifié l’origine des éléments architecturaux récupérés, ce qui conduit actuellement à approfondir la question de leur provenance. Par exemple, les colonnes et les chapiteaux entourant le jardin d’herbes aromatiques des Cloisters, collectés à l’origine par Barnard, étaient traditionnellement identifiés comme provenant du monastère cistercien de Bonnefont-en-Comminges, près de Toulouse, mais des recherches récentes, en particulier celles de Céline Brugeat, ont révélé que de nombreux éléments émanaient en fait du monastère franciscain de Tarbes, datant de la fin du XIIIe siècle et démoli en 1907-1908[18] (Fig. 6). Autre exemple, plusieurs chercheurs ont identifié l’arcade du cloître à l’extérieur du château de Hammond comme étant une section d’un cloître de la fin du XIIIe siècle ou du début du XIVe siècle provenant du monastère franciscain d’Auch, dans le Sud-Ouest de la France[19] (fig. 7). Une partie de ce cloître est toujours en place à Auch même. D’autres éléments achetés mais jamais utilisés par William Randolph Hearst ont fini par faire partie d’une structure pastiche qui se trouve aujourd’hui à l’Ocean Club à Paradise Island aux Bahamas. La dernière partie du cloître restant s’est retrouvée à Hammond Castle, mais après avoir été refusée par Raymond Pitcairn, qui possédait sa propre maison historiciste de Glencairn, à Bryn Athyn en Pennsylvanie, remplie d’éléments d’art et d’architecture à la fois médiévaux et de reproduction. Les arcades du cloître lui avaient été offertes en 1922 par le marchand d’art Joseph Brummer[20]. Elles ont fini par apparaître dans un catalogue de 1930 publié par le marchand d’art parisien Paul Gouvert. Il est probable que Hammond les ait achetées à ce dernier.

L’un des endroits les plus évocateurs de Hammond Castle est la cour intérieure avec un bassin central (Fig. 8). Cet espace s’inspire clairement de la Fenway Court d’Isabella Stewart Gardner. Cette dernière se rendait souvent à Gloucester et fréquentait les amis de Hammond, même si les deux collectionneurs n’étaient pas de la même génération. Selon un écrit d’Hammond, son but était de donner l’impression d’un village médiéval français qui se serait développé autour d’un ancien impluvium romain. Deux façades de maisons médiévales ancrent l’agencement, toutes deux construites avec une combinaison de briques et de poutres en bois et, très probablement, d’éléments médiévaux et modernes. Hammond a mentionné dans son journal qu’il avait acheté celle de droite à Auguste Decour, marchand d’art à Paris, et qu’elle était originaire de la ville d’Amiens[21].

La porte monumentale appartenant au gothique flamboyant située sur le mur oriental de la cour est l’une des pièces de récupération architecturale les plus impressionnantes obtenues par Hammond (Fig. 9). Dans son journal, elle est décrite comme provenant d’un château de la ville de Varennes (Somme) ce qui est repris dans un guide ultérieur portant sur le château. Il s’avère que cette attribution est inexacte et que l’erreur pourrait bien être un problème de prononciation. Il y a plusieurs années, des habitants de la ville de Varaignes (Dordogne), dans le Sud-Ouest de la France, ont cherché sur Internet des images d’un portail du château local qui avait disparu. Ils l’ont trouvé à Hammond Castle. Le château s’est détérioré au fil des siècles et, en tant que partie la plus remarquable de la structure, le portail a été vendu dans les années 1920, puis vendu à nouveau à Hammond par un marchand parisien au début des années 1930[22].

L’enlèvement de vestiges architecturaux médiévaux en Europe et leur reconstruction dans de nouveaux cadres en Amérique peut renvoyer à une sorte d’impérialisme violent[23]. En fait, on pourrait affirmer que les méthodes employées par les collectionneurs privés et institutionnels ont souvent entraîné la destruction et la dispersion de la culture matérielle. Les musées occidentaux en particulier sont remplis d’objets qui sont le résultat du colonialisme, parfois par le biais de l’appropriation du patrimoine culturel d’autrui, parfois par pillage pur et simple[24].

Plusieurs collectionneurs américains considéraient leurs pratiques comme un moyen de préservation historique et estimaient que l’enlèvement de fragments d’architecture était une manière d’assurer leur survie. Nombre de ces éléments étaient probablement déjà orphelins et fragmentaires, séparés depuis longtemps de leur contexte d’origine. Pourtant, le titre du New York Times de 1926, faisant allusion à la consternation des « villageois » lors de l’enlèvement du cloître de Ségovie, suggère un aspect plus sombre de l’histoire. Le langage utilisé pour justifier l’arrachement de certains vestiges était souvent paternaliste et condescendant, suggérant que sans l’intervention de leurs nouveaux propriétaires américains, ces ensembles se seraient dégradés et auraient disparu, et même que les Européens étaient incapables d’évaluer l’importance artistique de leurs propres monuments culturels. Une publication de 1954 sur le cloître de Ségovie décrit le déclin des structures monastiques d’origine, transférées à un agriculteur au XIXe siècle et utilisées comme grenier à blé et lieu de stockage des outils agricoles. L’auteur écrit que la partie du monastère ayant survécu a été « oubliée, jusqu’au jour où, en 1925, un agent artistique de William Randolph Hearst l’a trouvée et reconnue pour ce qu’elle était réellement – l’un des plus beaux exemples existants d’architecture romane et gothique primitive et l’un des plus grands trésors artistiques du monde[25] ». En fait, il est clair que beaucoup de ces éléments architecturaux ont été acquis dans des circonstances douteuses, en utilisant des pratiques trompeuses qui ont souvent bafoué les lois destinées à arrêter l’hémorragie de vestiges hors des pays européens. Barnard lui-même en a fait sortir de France un grand nombre, dont des éléments du cloître de Cuxa, juste avant que le Sénat français n’adopte une loi destinée à mettre un terme à ces exportations. Il ne fait aucun doute que les cloîtres fragmentés et dénudés qui se trouvent encore sur place ont un caractère poignant, comme s’ils portaient le deuil de leurs membres perdus, les colonnes et les chapiteaux, loin de l’autre côté de la mer. Alors que des pressions de plus en plus fortes s’exercent aujourd’hui en faveur de la restitution de certains éléments arrachés à leur emplacement et à leur propriétaire d’origine, en particulier lorsqu’ils ont été obtenus par des moyens peu recommandables, il ne semble pas y avoir, jusqu’à présent, d’appel similaire pour que les États-Unis restituent les objets architecturaux récupérés en Europe.

La dispersion du patrimoine artistique et architectural de l’Europe nous rappelle que, dans de nombreux cas, les malheurs des peuples et la destruction de leur patrimoine artistique ont créé des opportunités pour les collectionneurs privés américains, qui, à une époque antérieure à l’impôt sur le revenu, ont construit d’énormes maisons en les remplissant d’œuvres d’art et d’architecture. L’appropriation et la réutilisation de la récupération architecturale médiévale était un moyen parfait pour l’élite financière de rechercher une légitimité à travers la possession et l’exposition d’objets historiques. Les pièces européennes et les intérieurs pseudo-européens donnaient à ces nouvelles collections le sens de la dignité que leurs propriétaires recherchaient[26]. La récupération de fragments d’architecture médiévale implantée dans ces intérieurs fonctionnait en quelque sorte comme des spolia et s’inscrivait par conséquent dans une longue tradition consistant à retirer des matériaux d’un endroit pour les réutiliser dans un autre[27]. Dans leur nouveau cadre américain, ils accumulent souvent des couches de signification et de sens qui vont au-delà de leur fonction originale. Cette réutilisation d’éléments architecturaux est bien sûr une forme de médiévalisme, un processus d’appréciation, d’appropriation et de représentation de la culture médiévale dans les périodes postmédiévales[28]. Réarrangés dans de nouvelles configurations, les vestiges monumentaux sont des objets tangibles du Moyen Âge qui, contre toute attente, survivent encore dans le présent. Ironiquement, de nombreux éléments architecturaux qui se sont retrouvés dans les collections américaines provenaient du cadre religieux d’églises et de monastères. Malgré leur nouvel emplacement séculier, ils fonctionnent à certains égards de la même manière que les reliques au Moyen Âge. Tout comme les restes de parties du corps remplacent l’ensemble intact, les fragments architecturaux sont devenus les vestiges vénérés d’un passé historique démantelé. Enchâssés dans un bâtiment historiciste ou dans la galerie d’un musée, ils dégagent une aura qui suggère la présence du ‘vrai’ Moyen Âge. Pour les Américains en particulier, ces expositions contribuent à construire une vision nostalgique du passé médiéval, bien que dans un pays qui n’en a jamais eu. Pour certains, l’intégration de vestiges architecturaux médiévaux dans un cadre moderne avait une signification qui allait au-delà d’une simple collection. Dans une lettre adressée à son père, le scientifique et inventeur John Hays Hammond Jr. justifie sa nouvelle résidence par une combinaison excentrique de styles architecturaux médiévaux :

« Mon ambition est de laisser un musée modeste mais magnifique. Je ne veux qu’une atmosphère authentique, quelques meubles et des pièces architecturales authentiques, des portes, des fenêtres etc. Dans la froideur de la Nouvelle-Angleterre, un lieu à la beauté romantique du passé italien et français pourrait inspirer de nombreux artistes et étudiants pauvres […] Dans quelques années, après ma disparition, toutes mes créations scientifiques seront démodées et oubliées […] Je veux construire quelque chose en pierre dure et y graver, pour la postérité, un nom dont je serai fièr à juste titre[29]. »

Pour Hammond, Rockefeller, Hearst et d’autres collectionneurs du début du XXe siècle, leurs présentations historicistes de l’art et de l’architecture du Moyen Âge (et souvent pseudo-médiévaux) étaient leur héritage pour le public américain – des lieux qui pouvaient être éducatifs, voire inspirants, en particulier pour les Américains qui ne pouvaient pas voyager pour voir l’art et l’architecture médiévaux in situ. L’expérience phénoménologique de la marche dans de tels espaces, ancrés dans des éléments architecturaux médiévaux, a permis de faire l’expérience de l’histoire avec le corps et l’esprit, suggérant une atmosphère d’authenticité, même si très peu d’éléments de cette expérience étaient réellement authentiques[30].

Dans certains cas, des éléments architecturaux médiévaux manquants ont été reconstruits à leur emplacement d’origine. Un portail du château de la Roche-Gençay (Vienne), enlevé lors de restaurations au XIXe siècle, s’est retrouvé dans la propriété Rockefeller à New York, puis a été donné en 1940 aux Cloisters, où il sert d’entrée à la galerie exposant les célèbres tapisseries de la Licorne (Fig. 10). Une copie de cette porte orne aujourd’hui le château. À l’abbaye cistercienne de Notre-Dame de Planselve (Gers), la restauration des bâtiments abbatiaux a commencé et une version moderne a été installée à l’emplacement de la porte originale offerte par George Blumenthal aux Cloisters[31]. Lorsque les habitants de Varaignes ont trouvé leur porte, ils se sont rendus à Hammond Castle pour prendre les mesures nécessaires à la création d’une réplique exacte. Ces copies recréées de vestiges médiévaux perdus démontrent d’une certaine manière à quel point l’idée d’authenticité est insaisissable, puisqu’elles sont souvent restaurées dans des cadres qui ne sont plus ‘originaux’ au sens propre du terme. En réalité, le Moyen Âge ‘authentique’ est un mythe sur le passé qui est continuellement réimaginé dans le présent ; certains chercheurs ont suggéré que les médiévistes eux-mêmes participent au médiévalisme puisque, au lieu de récupérer l’histoire du Moyen Âge, ils la créent à chaque nouvelle exploration et reconstruction du passé[32]. Avec le temps, des structures historicistes comme le Met-Cloisters ou Hammond Castle sont devenues des artefacts historiques à part entière, commémorant un moment particulier de l’histoire de la collection et de l’exposition de l’art médiéval aux États-Unis. En 2028, Le Met-Cloisters fêtera le 90e anniversaire de son ouverture ; en 2029, Hammond Castle fêtera à son tour son 100e anniversaire. Malgré cela, ces installations romantiques d’art et d’architecture médiévaux restent durablement populaires auprès des Américains et la présence de vestiges architecturaux crée un lien viscéral avec le passé et un voyage virtuel dans le temps jusqu’au Moyen Âge. Même si les visiteurs savent aujourd’hui qu’il s’agit de simples inventions, ils continuent à faire le voyage avec plaisir.

Notes

* Toutes les URL ont été consultés en juillet 2025.

[1] Goldfarb H. T, The Isabella Stewart Gardner Museum: A Companion Guide and History, New Haven, Yale University Press, 1995 ; Chong A., Lingner R., Zahn C. (éd.), Eye of the Beholder: Masterpieces from the Isabella Stewart Gardner Museum, Boston, Isabella Stewart Gardner Museum, 1987.

[2] Brennan C. E., « The Brummer Gallery and Medieval Art in America, 1914-1947 », Biro Y., Brennan C. E., Force C. H. (éd)., The Brummer Galleries, Paris and New York. Studies in the History of Collecting and Art Markets, New York, Brill, 2023, p. 317-355 ; Brilliant V. (éd), Gothic Art in America. Journal of the History of Collections, Special issue, vol. 27, n° 3, 2015 ; Smith E. B. (éd.), Medieval Art in America: Patterns of Collecting, 1800–1940, University Park, Palmer Museum of Art, The Pennsylvania State University, 1996.

[3] Chong A., « Émile Gavet: Patron, Collector, Dealer », Gothic Art in the Gilded Age: Medieval and Renaissance Treasures in the Gavet-Vanderbilt-Ringling Collection, cat. exp., Sarasota, John and Mabel Ringling Museum of Art, 2009, p. 1-21.

[4] Voir Miller P. F., « Alva Vanderbilt Belmont, arbiter elegantiarum, and her Gothic Salon at Newport, Rhode Island », ibid., p. 347-362 ; Miller P. F., « A Labor in Art’s Field: Alva Vanderbilt Belmont’s Gothic Room at Newport’ », ibid., p. 22-35.

[5] Gothic Art in the Gilded Age: Medieval and Renaissance Treasures in the Gavet-Vanderbilt-Ringling collection, cat. exp., Sarasota, John and Mabel Ringling Museum of Art, 2009.

[6] Brugeat C., « Monuments on the Move: The Transfer of French Medieval Heritage Overseas in the Early Twentieth Century », Journal for Art Market Studies, vol. 2, 2018, p. 1-19 ; Ziolkowski J. M., « Cloistering the USA: Everybody Must Get Stones », The Juggler of Notre Dame and the Medievalizing of Modernity. Vol. 4 : Picture That: Making a Show of the Jongleur, Cambridge, Open Book Publishers, 2018, p. 259-298.

[7] Husband T. B., Creating The Cloisters. Metropolitan Museum of Art Bulletin, vol. 70, n° 4, 2013 ; Smith E. B., « George Grey Barnard: Artist/Collector/Dealer/Curator », Smith E. B. (éd.), Medieval Art in America: Patterns of Collecting, 1800-1940, University Park, Palmer Museum of Art, The Pennsylvania State University, 1996, p. 133-142 ; Schrader J. L., « George Grey Barnard: The Cloisters and the Abbaye », Metropolitan Museum of Art Bulletin, vol. 37, n° 1, 1979, p. 3-52.

[8] Pour en savoir plus sur la décoration du cloître de Cuxa, voir Dale T. E. A., « Monsters, Corporeal Deformities, and Phantasms in the Cloister of St-Michel-de-Cuxa », The Art Bulletin, vol. 83, n° 3, 2001, p. 405-430.

[9] Putney R. H., Medieval Art, Medieval People : The Cloister Gallery of the Toledo Museum of Art, Toledo, Toledo Museum of Art, 2002.

[10] Cahn W., « Romanesque Sculpture in American Collections. XI. The Philadelphia Museum of Art », Gesta, vol. 13, n° 1, 1974, p. 45-63.

[11] Curran K., The Invention of the American Art Museum: From Craft to Kulturgeschichte, 1870-1930, Los Angeles, Getty Research Institute, 2016.

[12] Harris J., Moving Rooms: The Trade in Architectural Salvages, New Haven, Yale University Press, 2007.

[13] Kastner V., « William Randolph Hearst: Maverick Collector », Gothic Art in the Gilded Age: Medieval and Renaissance Treasures in the Gavet-Vanderbilt-Ringling Collection, cat. exp., Sarasota, John and Mabel Ringling Museum of Art, 2009, p. 413-424 ; Levkoff M. L., Hearst: The Collector, New York, Abrams ; Los Angeles, Los Angeles County Museum of Art, 2008 ; Kastner V., Hearst Castle: The Biography of a Country House, New York, Harry N. Abrams, 2000.

[14] Art Objects and Furnishings from the William Randolph Hearst Collection: Catalogue Raisonné Comprising Illustrations of Representative Works Together with Comprehensive Descriptions of Books, Autographs and Manuscripts and Complete Index, New York, William Bradford Press, 1941, p. 320, as A Cloister Consisting of Forty-Five to Forty-Seven Arches, French – from the End of XIII or Beginning of XIV Cen.

[15] « Hearst Importing a Spanish Cloisters: 10th Century Structure is Being Brought Here Stone by Stone », New York Times, December 14, 1926, p. 1.

[16] Pour des informations biographiques sur Hammond, see Dandola J., Living in the Past, Looking to the Future: The Biography of John Hays Hammond, Jr.: Addendum, Glen Ridge, The Quincannon Publishing Group, 2020 ; Dandola J., Living in the Past, Looking to the Future: The Biography of John Hays Hammond, Jr., Glen Ridge, The Quincannon Publishing Group, 2004 ; Rubin N., John Hays Hammond, Jr.: A Renaissance Man in the Twentieth Century, Gloucester, Hammond Castle Museum, 1987. Cette dernière a été mise à jour dans une version Kindle numérisée : Stuart N. R., John Hays Hammond, Jr.: The Father of Remote Control, 2018.

[17] Easton M., « Fabricating the Past at Hammond Castle: Alceo Dosenna, Art Dealers, and Deception », Journal of the History of Collections, vol. 34, n° 2, 2022, p. 335-350. Robert Cohon a travaillé sur les objets romains et pseudo-romains du château de Hammond, bien que ses nombreuses découvertes sur leur provenance et leur authenticité ne soient pas encore publiées.

[18] Brugeat C., « The French Franciscan Cloister in New York », Perspectives, 2012, en ligne : https://www.metmuseum.org/perspectives/french-franciscan-cloister.

[19] Les liens entre l’arcade du cloître du château de Hammond et le monastère d’Auch ont été établis par plusieurs chercheurs. Voir Brugeat C., « Le ‘cloître de Montréjeau’, un ensemble pyrénéen remonté aux Bahamas », Les Cahiers de Saint-Michel-de-Cuxa, vol. 44, 2013, p. 183-193 ; Ihlein-Anglezio M., « Le couvent des Cordeliers d’Auch », Bulletin de la Société archéologique, historique, littéraire et scientifique du Gers, n° 2, 2005, p. 155-171 ; n° 3, 2005, p. 279-294 ; Comminges E. (de), « Les chapiteaux du château de Hammond », Revue de Comminges, 1978, p. 485-491.

[20] Je remercie Jennifer Borland pour cette information.

[21] Hammond Castle Archives : Hammond Jr. J.H., entrée de journal, 11 août 1926.

[22] Easton M., « Lost and Found: The Missing Flamboyant Gothic Door from the Château de Varaignes », Perspectives médiévales. Revue d’épistémologie des langues et littératures du Moyen Âge, vol. 41, 2020, en ligne : http://journals.openedition.org/peme/21255.

[23] Davis K., « Tycoon Medievalism, Corporate Philanthropy, and American Pedagogy », p. 781-800 et Irish S., « Whither Tycoon Medievalism: A Response to Kathleen Davis », p. 801-805, les deux dans Middle America. vol. 22, n° 4, special issue : American Literary History, 2010.

[24] Voir par exemple Hicks D., The Brutish Museums: The Benin Bronzes, Colonial Violence and Cultural Restitution, Londres, Pluto Press, 2020.

[25] Bondurant J., The Strange Story of the Ancient Spanish Monastery, Miami, Monastery Gardens, 1954, p. 22-23.

[26] Pour en savoir plus sur les connotations du médiéval aux États-Unis et dans d’autres régions en dehors de l’Europe, voir Davis K., Altschul N. (éd), Medievalisms in the Postcolonial World: The Idea of “the Middle Ages” Outside Europe, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2009.

[27] Pour en savoir plus sur les spolia, voir Brilliant R., Kinney D. (éd), Reuse Value: Spolia and Appropriation in Art and Architecture from Constantine to Sherrie Levine, Farnham, Ashgate, 2011.

[28] Le médiévalisme fait l’objet d’un nombre croissant d’études : voir par exemple Emery E., Utz R. (éd), Medievalism: Key Critical Terms, Cambridge, Brewer, 2014 ; Pugh T., Weisl A. J., Medievalisms: Making the Past in the Present, New York, Routledge, 2012 ; Diebold W. J., « Medievalism », Studies in Iconography. Vol. 33, special issue : Medieval Art History Today – Critical Terms, 2012, p. 47-56.

[29] Hammond Castle Museum Archives : Hammond Jr J. H. à J. H. Hammond Sr [s.d.].

[30] Voir la discussion dans Trigg S., « Walking through Cathedrals: Scholars, Pilgrims, and Medieval Tourists », Scase W., Copeland R., D. Lawton D. (éd), New Medieval Literatures, Oxford, Clarendon Press, 2005, vol. 7, p. 9-33.

[31] Wu N., « Roriczer, Schmuttermayer, and Two Late Gothic Portals », Nolan K., Sandron D. (éd), Arts of the Medieval Cathedrals: Studies on Architecture, Stained Glass and Sculpture in Honor of Anne Prache, Surrey, Ashgate, 2015, p. 71-90.

[32] Voir par exemple Diebold W. J., « Medievalism », Studies in Iconography. Vol. 33, special issue : Medieval Art History Today – Critical Terms, 2012, p. 247-256.

 

Le musée appropriateur. La Révolution française face au Moyen Âge, bris, débris et domestication du passé 

par Fanny Fouché

Chargée d’enseignement à l’École du Louvre, l’université catholique de l’Ouest et à l’Institut catholique de Paris, Fanny Fouché est historienne de l’art et muséologue diplômée de l’université de Neuchâtel. Chercheuse associée du Canthel et correspondante d’Ahloma (EHESS), elle s’intéresse au patrimoine religieux médiéval et à ses réinventions muséographiques. Ses recherches portent sur la mise en visibilité du sacré et ses manifestations, sur la génétique des formes d’exposition et sur les enjeux critiques du monde muséal. Elle est l’auteur notamment de « L’écriture d’exposition comme variation » (GENESIS, 2023, vol. 55, p. 191-197) et « Un Moyen Âge recomposé » (Culture & Musées, 2022, vol. 40, p. 91-123).

Pour la Révolution française, l’héritage national est entaché par l’empreinte monarchique, chrétienne et féodale d’un temps qu’il s’agit d’éradiquer en le stigmatisant d’un bloc sous l’appellation péjorative d’Ancien Régime. L’attitude de cette époque à l’endroit du patrimoine porteur des emblèmes d’un âge décrété comme révolu constitue un épisode clé de remise en question volontaire des liens noués entre passé, présent et avenir. À ce titre, le moment à l’origine du franchissement du seuil muséal pour une part notoire des collections encore présentes aujourd’hui au sein des musées de France soulève d’intéressantes questions d’histoire culturelle. Dans quelles directions portèrent les destructions les plus sévères de la fièvre révolutionnaire ? À travers quelles vicissitudes des objets tombés sous le joug d’un nouveau régime de propriété furent-ils épargnés et à quel titre ? Quelles furent les étapes de la transformation assignant aux trésors des rois, de la noblesse et de l’Église un nouveau statut leur permettant de figurer à l’inventaire du patrimoine national ? Et enfin, quel regard le XIXe siècle porta-t-il sur ces objets à l’heure où les displays inventés pour les expositions universelles avaient transformé en profondeur l’approche, les discours et les contours de l’univers muséal ? Les pages qui suivent tentent de relire ces temporalités successives en croisant histoire des collections et histoire du regard afin d’apprécier la façon dont, simultanément à la floraison romantique d’expographies nées du gothic revival, le Moyen Âge fit là l’objet d’une appropriation toute différente qui trouve des prolongements jusque dans la formation d’une histoire de l’art alors en gestation.

La déchirure

« Un des premiers actes juridiques de la Constituante, le 2 octobre 1789, fut de mettre les biens du clergé “à la disposition de la nation”. Suivirent ceux des émigrés, puis ceux de la couronne[1] ».

L’universitaire Françoise Choay souligne que cette perte de destination sans précédent allait « poser des problèmes également sans précédent[2] ». Le décret du 19 juin 1790 supprime les titres de noblesse, inaugure le pillage des propriétés seigneuriales, Chantilly aussi bien qu’Écouen et la chasse aux armoiries. Le renversement de la royauté, le 10 août 1790, donne aussitôt lieu à la mise à bas des statues royales des places parisiennes, au saccage de Marly et de Meudon et aux autodafés du mobilier des maisons royales. C’est bien du passé féodal, chrétien et monarchique qu’il s’agissait alors de se séparer dans les flammes, le sang et sous le coup de démolitions marquant une toute nouvelle déchirure inédite dans la continuité des temps. Le concept d’appropriation, en vogue dans les sciences humaines, trouve dans l’épisode révolutionnaire une de ses expressions les plus immédiates. Il renvoie au transfert légal de propriété découlant de la préhension par les États généraux, le 4 novembre 1789, des bâtiments et trésors ecclésiastiques pour alimenter la caisse de l’extraordinaire, aussi bien qu’au glas sonnant pour les palais de la royauté l’année suivante. Le déni de l’autorité d’un passé voué à la détestation induit la dispersion rapide des biens spoliés. Menacés avec le consentement des comités révolutionnaires ou non, les monuments et les artefacts emblématiques du régime renversé sont livrés à une vindicte populaire se voulant civique et patriotique. À cette fureur iconoclaste plus ou moins spontanée relevant du cortège des pillages propres aux violences guerrières fait suite une phase de vandalisme idéologique « d’autant plus pervers qu’accompli en toute légalité[3] ». Dans la dynamique d’encouragement à la défiguration ciblée du patrimoine historique dont le peintre David fut un des champions, l’année 1792 et sa colère patriotique marquent un tournant décisif. « Compromises par leur passé – royal, aristocratique ou religieux – les œuvres d’art devaient être détruites et le furent. La “toilette révolutionnaire” de la France commença dès 1790, le mouvement s’accéléra avec la fuite du roi[4] ». Les principes de la liberté et de l’égalité « ne permettaient point de laisser plus longtemps sous les yeux du peuple les monuments élevés à “l’orgueil”, au “préjugé”, à “la tyrannie” et à “la féodalité”[5] ». Les décrets conventionnels d’août et de septembre incitent à l’effacement des signes de la royauté et de la féodalité de la surface des édifices, celui du premier novembre condamne tous les monuments du régime abhorré à être détruits ou convertis en bouches à feu. La récupération du plomb ou du bronze des toitures des cathédrales de Strasbourg, d’Amiens et de Beauvais, la réduction en bois de chauffage des stalles des basiliques, le martelage des statues gothiques des portails de Chartres, l’immolation en place de Grève de la châsse et du trésor de reliques de sainte Geneviève ou encore la décapitation des têtes des rois de la galerie de Notre-Dame de Paris illustrent combien la Révolution fut une bataille menée contre les symboles de la civilisation et de la spiritualité d’un long Moyen Âge qui avaient survécu jusqu’alors[6]. Dans l’anéantissement des édifices et des grandes figures de l’Ancien Régime, la profanation de la nécropole de Saint-Denis en 1794 cristallise, autour de l’abbatiale royale, la guerre totale dont ces monuments furent la cible.

Un spectaculaire contre-jour tombant en oblique sur la destruction des tombes des « ci-devant rois[7] » à Saint-Denis ordonnée par la Convention scelle le lien entre avènement d’une ère nouvelle et destruction des bannières de l’Ancien Régime (Fig. 1). Roland Recht souligne que la naissance symbolique de ce monde s’accomplit sur les ruines de l’ancien, à travers la « seconde mort rituelle des souverains[8] » et l’annihilation de leurs regalia et objets cultuels. Ainsi, le 30 septembre 1791, les commissaires révolutionnaires nommés par le Directoire du département de Paris sortirent-ils de Saint-Denis clamant apporter aux « citoyens législateurs, toutes les pourritures dorées qui existaient à Franciade, ci-devant Saint-Denis. [Et déplorant qu’]il ne reste qu’un autel d’or qu[’ils] n’av[aient] pu transporter […prièrent] de donner l’ordre de [les] en débarrasser sans délai pour que le faste catholique n’offusque plus les yeux républicains[9]. »

Corollaire de la dispersion des collections des châteaux des émigrés comme des bûchers de livres et d’archives de la rue Richelieu en 1793, la violation des caveaux dionysiens résulte du déni de la valeur spirituelle, historique et matérielle des symboles entrelacés de l’Église et de la royauté. L’irruption des bonnets phrygiens, des libertés et des emblèmes tricolores souligne l’importance pour la Révolution de maîtriser la réalité du pouvoir et ses symboles. La suppression ou la promotion des images constitue un enjeu majeur de l’entreprise de régénération du temps. Elle explique l’embrasement d’un arbre paré des symboles de la féodalité le 14 juillet 1792, au champ de Mars, sous les yeux de Louis XVI aussi bien que l’invention de fêtes carnavalesques au cours desquelles « les soutanes de curés tombent et découvrent l’habit de sans-culotte[10] ».

La mascarade des processions sacrilèges croquée par Béricourt[11] (Fig. 2) montre les commissaires de la République affublés de vêtements liturgiques conduisant les fragments du trésor à la Convention nationale. Les œuvres de la foi, les instruments du culte et de son faste sont arrachés de l’édifice ecclésial et tournés en dérision précisément par le simulacre de ce qui constituait le langage de la procession chrétienne[12]. Notons par exemple combien, dans la liesse révolutionnaire on retrouve paradoxalement jusqu’au brancard processionnel, couvert d’un textile, pour soutenir tabernacle et statue-reliquaire. N’est-ce pas assister, par le ressort du charivari[13], à une ostension en négatif de la première ? Le concept de « parodie » porté par le philosophe Giorgio Agamben permet de souligner ce qui advient dans la rupture du lien entre l’objet de culte et les formes de sa vénération[14] : les dispositifs de monstration sont tournés en dérision alors que les objets tendent à demeurer dans la position de la procession orthodoxe. Une rupture a bien lieu, mais tout se passe comme si elle ne pouvait advenir qu’entre deux fragments n’ayant de cesse de renvoyer l’un à l’autre[15]. Au cœur du processus de séparation d’avec le patrimoine de l’Ancien Régime, les révolutionnaires se trouvèrent confrontés à ce qu’on pourrait désigner, avec l’anthropologue Octave Debary, comme « une part d’irréductible, un reste[16] ». Peut-être est-ce précisément une des manifestations de cette résistance à la disparition dont témoigne le trajet de la procession chrétienne vers son grinçant rejeu burlesque. Une part essentielle du dilemme de la Révolution tient en ces termes : « comment détruire l’Ancien Régime et en assumer l’héritage[17] ? »

Après le passage de l’ouragan révolutionnaire,

« Saint-Denis est désert, l’oiseau l’a pris pour passage, l’herbe croît sur ses autels brisés et […] on n’entend plus que les gouttes de pluie qui tombent par son toit découvert, la chute de quelque pierre qui se détache de ses murs en ruine, ou le son de son horloge qui va roulant dans les tombeaux vides et les souterrains dévastés[18]. »

Si l’anéantissement dépeint par Chateaubriand avait été la seule réalité de l’époque, aucune histoire d’appropriation n’aurait été à écrire. La velléité de briser les images jugées corrompues de l’Ancien Régime participe d’un mouvement plus complexe qui pour « retrancher le passé de l’histoire[19] » s’emploie presque simultanément à une forme de tri à l’intérieur de l’héritage. Ainsi, dès 1790 la commission des Monuments est-elle créée pour statuer quant à la gestion de ce legs et au classement en différentes catégories de biens recouvrés par la nation pouvant être mis sous scellés ou placés dans des dépôts. Ce principe de « distinction du négligeable à effacer et du mémorable à instaurer[20] » explique, qu’en mars 1791, les objets du trésor de la Sainte-Chapelle aient été emportés, entraînant le dépôt des camées et des manuscrits au cabinet des Antiques et à la bibliothèque du Roi tandis que les autres œuvres provenant des trésors confondus de la Sainte-Chapelle et de Saint-Denis avaient été portées à l’abbatiale. Le 22 brumaire an II (12 novembre 1793), ils furent mis en caisses, entassés sur six chariots puis emportés à l’hôtel de la Monnaie. Si la fonte de l’orfèvrerie de ces fantastiques trésors avait commencé au début du printemps, après examen parmi la centaine de pièces que comptait encore alors le trésor de l’abbaye de Saint-Denis, quatorze chefs-d’œuvre de l’art médiéval trouvèrent grâce aux yeux des commissaires Leblond et Mongez[21]. Ce sauvetage in extremis à l’origine des futurs fleurons des collections du Louvre et de la Bibliothèque nationale rappelle ce qu’Octave Debary analyse comme « le travail paradoxal qu’implique la conservation de ce dont on veut se défaire[22] ». Quels sont les processus au cœur de cette dialectique paradoxale ? Le destin des fragments du trésor de Saint-Denis évoqués à l’instant pourrait-il éclairer la compréhension de cette histoire d’assimilation patrimoniale ?

La requalification patrimoniale, ses lieux et ses discours

Pour répondre, il importe d’abord de se resituer dans la perspective des révolutionnaires dont témoigne le Conservatoire de pluviôse an II (janvier 1794) à savoir : simultanément « détruire les monuments propres à rappeler les souvenirs du despotisme [et] conserver honorablement les chefs-d’œuvre des arts dignes d’occuper les loisirs et d’embellir le territoire d’un peuple libre[23] ». L’instruction sur la manière d’inventorier de Félix Vicq d’Azyr, membre de la commission temporaire des Arts, affirme de même :

« Tous ces biens précieux qu’on tenoit loin du peuple ou qu’on ne lui montroit que pour le frapper d’étonnement et de respect, toutes ces richesses lui appartiennent. Désormais, elles serviront à l’instruction publique, à former des législateurs philosophes, des magistrats éclairés, des agriculteurs instruits, des artistes de génie[24]. »

Le président du conseil d’Instruction publique Charles Mathieu proclamait le 28 frimaire an II (18 déc. 1793) la légitimité de recueillir « ce qui peut servir à la fois d’ornement, de trophée et d’appui à la liberté et à l’égalité[25] ». Ainsi, la tabula rasa révolutionnaire stigmatisée par le penseur politique irlandais Edmund Burke[26] n’alla-t-elle pas sans une conceptualisation de la conservation réfléchie, à défaut d’avoir toujours été mise en application[27]. Pourquoi épargner des artefacts portant les stigmates de l’Ancien Régime ? Comment les faire coïncider avec l’idéal patriotique et républicain d’instruction publique ? On consentit à leur protection, à leur inscription à l’inventaire, à leur entrée dans les collections lorsqu’ils pouvaient relever d’une des valeurs hiérarchisées ici : la valeur nationale, la valeur didactique, la valeur d’inspiration à l’industrie et enfin seulement la valeur artistique[28]. Et encore, dans cette dernière perspective de formation des artistes, l’intention d’effacer la parenthèse médiévale – creuset de l’Église, de la royauté comme de la féodalité[29] – fit primer une temporalité déjà chère aux Lumières : l’Antiquité. La désignation des œuvres à la lecture du premier inventaire établi pour Saint-Denis[30] illustre cet horizon de réception à travers la typologie de l’objet antique, le goût des matériaux, notamment les pierres dures et l’iconographie. En effet, outre deux manuscrits et quatre camées, les commissaires révolutionnaires conservèrent, entre autres, ce qu’ils consignaient comme une cuve de porphyre[31], un vase représentant des Bacchanales[32], une aigue-marine représentant la tête de Julia, fille de Titus[33], une cuvette de jade vert[34] et une navette à godrons en sardonyx. Il y a indubitablement là pour les chefs-d’œuvre du Moyen Âge chrétien et regalia de Saint-Denis amputation de leur référence au divin comme de leur efficacité sacrale au profit d’une nouvelle reconnaissance aux yeux des membres de la commissions des Monuments. Mais on n’entrera dans la compréhension de cette économie de la perte[35] qu’en l’inscrivant dans la matrice du musée non pas inventé par la Révolution, mais bien chargé par elle d’accomplir cette transmutation. Il incombait ainsi à ce « nouveau lieu patriotique du patrimoine[36] » de désacraliser d’une part et de resacraliser de l’autre, d’inaugurer une nouvelle mémoire tout en orchestrant une subtile politique de l’oubli. Le geste révolutionnaire et le musée à son service apparaissent comme acte et instrument d’un archivage paradoxal : « accueillir un temps dont on ne peut se débarrasser autrement qu’en le conservant[37] ». Dans son histoire du vandalisme, le philosophe Daniel Hermant estime de même que « l’iconoclasme bafoue, conteste, détruit ou même conserve pour mieux abhorrer[38] ». La nation devient en effet dépositaire d’un héritage suspect par l’ordre social monarchique qu’il reflète, par les terres et propriétés dont il provient ainsi que par l’idéal esthétique et moral chrétien qu’il sert. Aussi le dépôt fait-il figure de quarantaine à même de prévenir toute forme de contagion entourant ce legs suspendu « dans un état “liminal”, un entre-deux avant la consolidation définitive de la Révolution et de la raison qui pourra seule […] garantir son innocuité[39] ». L’inventaire de Saint-Denis permet encore de voir à l’œuvre cet écartèlement entre deux systèmes de valeurs antinomiques, cette réification dont témoignent les mots. Renforçant la distance et l’altérité à l’égard des valeurs initialement portées par le patrimoine accaparé, la désignation participe de sa métamorphose. Face à des « restes […] en instance de requalification, sommé[s] à la fois de disparaître et de (re)devenir autre chose[40] », elle invente « une nouvelle exégèse[41] ». De même qu’elle changea le nom des hommes et des lieux, imposa une nouvelle métrique et un nouveau calendrier, la plume des commissaires révolutionnaires transmuta les calices, les patènes, custodes et reliquaires médiévaux en diverses coupes, plats, aiguières, coffrets et autres flacons de cristal de roche, d’agate ou d’améthyste. Pour les pièces du trésor dionysien, l’entrée dans les collections du Louvre consomma la rupture d’avec leur logique intrinsèque et la resémantisation signa l’ablation de leur dimension anagogique. Dans ce processus d’évaporation de la transcendance préalable à la cristallisation de la matérialité et de la virtuosité qui la remplacent, Françoise Choay souligne l’importance de la rhétorique révolutionnaire selon laquelle :

« Rompre avec le passé ne signifie ni abolir sa mémoire ni détruire ses monuments, mais conserver l’un et l’autre dans un mouvement dialectique qui à la fois assume et dépasse leur signification historique originelle en l’intégrant dans une nouvelle strate sémantique[42]. »

Le destin des objets cultuels, liturgiques ou encore royaux du trésor choisi ici pour fil rouge nous les montre mus en expôts à leur entrée au Louvre après une purification historique[43]. Dans une certaine mesure, la castration de l’opérativité symbolique de ces objets rescapés du Moyen Âge participe d’une pacification au cours de cette histoire d’appropriation traversée de tensions extrêmes. Elle répond à la nécessité pointée par Octave Debary que « les ruptures historiques [soient] apaisées et que soient domestiquées les violences de l’histoire[44] ». On se propose à présent de tourner notre attention vers l’espace muséal auquel fut alors confiée cette mission de domestication de la violence révolutionnaire.

Triomphe d’un nouveau regard sur les objets épars d’un Moyen Âge approprié

Au-delà de la confrontation furieuse qui avait opposé la Révolution française aux emblèmes foulés au pied d’un patrimoine jugé complice du temps dont il émanait, s’esquissèrent peu à peu les contours d’une autre relation tendant vers une forme de réconciliation. Quel fut le théâtre de cet apprivoisement ? Un espace muséal pétri – bien avant que n’éclate l’orage révolutionnaire – par la foi des Lumières dans les valeurs de la science et de la pensée rationaliste, un espace façonné par leur esprit de système. Le principe d’ordre et de classification dans la description de l’univers, de ses lois comme de ses créatures constituait une des pierres angulaires de cette épistémè. Or les arts et les sciences exactes conservaient à la toute fin du XVIIIe siècle une proximité dont témoigne l’ouverture de l’Encyclopédie :

« Celui qui se chargera de la matière des arts ne s’acquittera point d’une manière satisfaisante pour les autres et pour lui-même, s’il n’a profondément étudié l’histoire naturelle, et surtout la minéralogie, s’il n’est excellent mécanicien, s’il n’est très versé dans la physique rationnelle et expérimentale, et s’il n’a fait plusieurs cours de chimie[45]. »

Un meilleur paradigme de représentation et de classification que celui des sciences naturelles aurait-il pu être rêvé par des commissaires révolutionnaires en peine de faire entrer les reliques de “la vieille superstition” dans le temple du patrimoine de l’humanité ? Quoi de plus distinct de l’ancien régime d’interprétation des œuvres, quoi de plus sûr enfin que l’harmonieux agencement des productions naturelles, hiérarchisées en ordres, genres, niveaux, espèces et variétés par les classes du Systema Naturae du botaniste suédois Carl von Linné[46] ou encore dans les 36 volumes de L’histoire naturelle de Buffon ? Au diapason avec le monde européen des musées de la fin du XVIIIe siècle, les descendants des révolutionnaires trouvèrent dans la porosité entre le champ de l’érudition antiquaire et celui de l’art le vade-mecum de leur mise en ordre. Ce ne fut rien moins qu’au successeur de Buffon à l’Académie française, spécialiste lui-même d’anatomie comparée, qu’on confia la rédaction de L’instruction sur la manière d’inventorier et de conserver dans toute l’étendue de la République tous les objets qui peuvent servir aux arts, aux sciences et aux enseignements, le 25 brumaire an II (15 novembre 1793). Ainsi, par l’entremise de Vicq d’Azyr, la perspective taxonomique de Linné et Buffon devint l’outil pratique, non seulement de la description formelle, naturaliste en somme des œuvres, mais d’une entreprise d’assimilation muséale du patrimoine approprié et domestiqué par sa mise en classes[47]. Ainsi le système doctrinal des Lumières en matière de sciences naturelles marqua-t-il à la fois les évolutions du monde muséal et les prémices d’une l’histoire de l’art qui allait fleurir en France en tant que discipline après la Révolution.

Puisque c’est vers le Louvre que convergèrent une part essentielle des richesses artistiques spoliées par la Révolution, observons où y réapparurent les créations dont nous avons suivi les pérégrinations.

Après avoir renversé les autels des églises et le trône des rois de France, les inventeurs de la patrie et du patrimoine national n’optèrent pas pour une pièce nue pour écrire ex nihilo l’histoire muséale ni pour les tréteaux des barricades des sans-culottes. Pour donner à voir les vestiges des trésors médiévaux trônant en qualité de musealia, ils choisirent les cieux magistraux de la galerie d’Apollon restaurée par la IIe République[48] (Fig. 3). Dans l’écrin conçu par Charles-François Le Brun à la gloire du roi Soleil, de précieux plateaux en marbre sur consoles de bois sculpté et doré de style Louis XIV, dont celui que la confiscation révolutionnaire avait arraché au château de Richelieu vers 1800, servirent de présentoirs. La réapparition des trésors joue ici explicitement du trophée militaire et célèbre le triomphe de l’œuvre révolutionnaire sur l’hégémonie de l’Ancien Régime. Dans le glissement du palais des rois vers le palais des arts où Félix Duban et Eugène Delacroix deviennent, sous l’autorité d’une IIe République éclairée, les exécuteurs testamentaires naturels de Le Brun, s’opère un lissage des aspérités susceptibles de nuire au récit de l’épopée républicaine en matière de patrimoine. Une invisibilisation de la violence historique de l’épisode révolutionnaire se lit dans la qualification du dispositif de monstration de la galerie d’Apollon comme un « inégalable écrin[49] » pour les chefs-d’œuvre alors présentés sous ses vitrines. Une telle fusion discursive des temporalités passe sous silence les affres de la Révolution française, les paradoxes de sa relation à la notion de patrimoine comme le peu de cas des dangers encourus par les collections confisquées, pendant la Révolution[50], après leur entrée au Museum et encore sous la IIIe République[51]. Les évolutions expographiques ultérieures de la Galerie d’Apollon (Fig. 4) permettent de suivre l’évolution du regard sur les œuvres issues du passé médiéval.

Jusque dans le courant du XXe siècle[52], on y rencontre les gemmes de la Couronne[53] et les collections issues des saisies révolutionnaires, notamment des trésors parisiens. Les vases dionysiens y côtoient les collections des arts du Moyen Âge et de la Renaissance d’Edme-Antoine Durand et Pierre Révoil, acquises en 1825 et 1828, des objets du trésor de l’ordre du Saint-Esprit supprimé en 1830 et d’autres issus de la donation Charles Sauvageot de 1852. On retrouve là des œuvres qui constituent le noyau des collections médiévales et de la Renaissance du département des Objets d’Arts du musée. Orfévrées pour la plupart, elles sont réparties selon une disposition pyramidale et encadrées de vitrines aux montants modernes surplombant le piètement Louis XIV des consoles en bois doré, formant un mobilier en harmonie avec les emblèmes du décor de Le Brun. Extirpés des trésors d’églises où ils relevaient d’une logique patrimoniale fondée sur la vénération, les vases sacrés de la Sainte-Chapelle et de Saint-Denis, les crucifix, les crosses et les châsses romanes ou limousines se voient disposés dans cet écrin de façon à magnifier leurs qualités matérielles, à rehausser le faste et le brillant de leur enveloppe. Cette présentation traduit le progrès d’un regard attaché à la vie des formes dans ses développements organiques ainsi que l’avènement d’un ordonnancement esthétique et typologique né de la taxonomie. L’apparition de ce langage expographique consubstantiel du formalisme a pour toile de fond le formidable impact des expositions universelles et rétrospectives depuis la première inaugurant la série à Londres en 1851. Les objets d’art qui avaient pris place sous l’immense nef de verre du Crystal Palace lors de la Great Exhibition, parmi lesquelles figurait une magnifique collection d’œuvres d’art originales du Moyen Âge et de la Renaissance, furent présentées dès 1857 dans le premier musée d’art décoratif au monde, le South Kensington Museum.

Si, dans le strict alignement de leurs vitrines (Fig. 5), des objets jadis liturgiques y apparaissent livrés à la contemplation comme des « signes retournés[54] », c’est au sens où ils y figurent comme spécimens, jalons formels témoins ou annonciateurs de styles, d’‘écoles’, d’époques données dans une visée comparatiste fondée sur le concept de filiation artistique et les rapprochements formels. Né dans le sillage de la Révolution, l’intérêt productiviste et mercantile de la fin du XIXe et des premières années du XXe siècle vit dans les objets du passé une juxtaposition de formes et de matières susceptible d’inspirer la facture de nouveaux artefacts. Ainsi, des œuvres de la Renaissance, mais aussi du Moyen Âge trouvèrent-elles place, à côté des productions industrielles, dans la logique démonstrative et triomphale des expositions universelles. On retrouve la valorisation des qualités plastiques et du caractère de préciosité pour l’histoire de l’art des créations médiévales dans le traitement réservé à l’orfèvrerie religieuse dans l’Exposition Universelle de Paris en 1900.

La présentation de l’orfèvrerie médiévale répond là à une double visée : « procurer au visiteur une pure jouissance artistique[55] » et l’ouvrir à la découverte d’un art national dont la conception s’esquissait alors. Pour témoigner – comme au South Kensington Museum – de la fécondité de cette création dès avant la Renaissance, cette rétrospective de l’art français depuis ses origines répartissait entre trois salles des pièces issues de trésors d’églises dans une grande profusion d’objets[56] (Fig. 6). Une des visées de l’agencement expographique consistait à donner à voir l’affranchissement des artistes du Moyen Âge vis-à-vis des “influences” étrangères et leur inspiration prise dans l’esthétique – plus valorisée alors – des “arts majeurs” nationaux : sculpture et architecture[57]. Le visiteur était invité à se représenter ainsi l’art de l’orfèvre comme reflet des progrès de l’architecture et de la sculpture monumentale. En France en 1900, c’est donc en tant que miroir, reflet miniature, mineur, des “arts majeurs” que les objets du culte chrétien médiéval sont considérés, c’est-à-dire comme des indicateurs dans la réception d’arts plus dignes de considération. Pareille conception n’excluait pas l’intérêt aux techniques des artisans du Moyen Âge[58]. On voit en effet l’œil du XXe siècle naissant apprécier dans cette production la conformité des objets à leur destination sans sacrifice aux caprices de l’ornementation comme en témoigne l’admiration devant la crosse du trésor de Maubeuge : « Est-il possible de rêver une entente plus séduisante par l’orfèvre de ce qui donnait à l’art du Moyen Âge toute sa beauté et son harmonie[59] ? ». La vitrine isolant comme un unicum, au premier plan à gauche de la photographie, la « Sainte-Coupe » provenant de la cathédrale de Sens décrite comme « une pièce hors ligne, d’une conception harmonieuse et d’une élégante simplicité[60] » va dans le même sens. Les regrets exprimés dans la conclusion du livret éclairent la perspective dans laquelle les créations médiévales prenaient place au sein de ces expositions et la lecture qui en était faite.

« Je désirerais qu’on eût pensé à ranger par série et dans leur ordre chronologique les nombreux spécimens de l’œuvre de Limoges que renferme le Petit Palais des Champs-Élysées. […] Nous aurions eu, avec le meilleur commentaire de l’histoire de l’émaillerie de Limoges pendant les XIIe et XIIIe siècles, la leçon de choses la plus intelligible relativement aux problèmes de sa technique[61]. »

Le musée idéal est alors conçu comme lieu d’une “leçon de choses” fondée sur la logique du classement, la sérialité et l’établissement de comparaisons formelles. Il offre, entre les années 1870 et le début du XXe siècle, le cadre propre à la traduction pacifiée du legs acquis par la Révolution française en une histoire de l’art national qui prend simultanément son essor dans le giron de l’enseignement. À la tradition esthétique privilégiée jusqu’alors par le Collège de France, la création de l’École du Louvre en 1882 répond ainsi en prônant une analyse formelle des œuvres se voulant anatomique. La chercheuse Michela Passini souligne l’inscription de cette nouvelle vocation nationale du patrimoine et de l’histoire de l’art dans une perspective politique :

« autour de 1900, la définition des caractéristiques formelles et stylistiques […] apparaît centrale dans le contexte de l’élaboration de traditions esthétiques nationales en compétition[62]. »

La promotion que font alors l’historien Louis Courajod d’une Renaissance nationale autour du gothique français et la thèse d’Émile Mâle en 1898 sur L’art religieux du XIIIe siècle en France s’inscrivent en effet dans la perspective d’une reconnaissance de l’art médiéval impulsée par l’approche formelle née des analyses d’Aloïs Riegl au contact des collections d’art décoratif du Kunsthistorisches Museum de Vienne. C’est ainsi que, dans le cas français, après les vicissitudes de l’épisode révolutionnaire, l’art médiéval connut, autour des années 1880, une réappropriation nationaliste à laquelle participa également l’apparition des galeries de moulages telles que le musée de la Sculpture comparée créé à l’initiative de Viollet-le-Duc. Soulignons la synchronicité entre cette mise en exposition des copies des grands portails de l’art roman au palais du Trocadéro en 1882 et l’inauguration, à peine cinq ans plus tard, de la première chaire d’histoire de l’architecture française du XIe au XVIe siècle en France. L’étude de l’art médiéval, en tant que discipline, naît ainsi d’une étroite conjonction entre la logique des expositions universelles et les progrès de la lecture évolutionniste du processus de la création artistique.

Ainsi dans un temps long, courant depuis 1789, l’appropriation du Moyen Âge en France écrit-elle une longue histoire dans laquelle l’institution muséale joue un rôle majeur. Une histoire entre rejet, mise à distance, aseptisation et adoption en tant que répertoire de formes et de techniques, suivant un long trajet rien moins que linéaire.

 

Notes

[1] Choay F., L’allégorie du patrimoine, Paris, Le Seuil, 2019, chap. III, « La Révolution française ».

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Hermant D., « Destructions et vandalisme pendant la Révolution française », Annales. Économie, société, civilisation, n° 4, 1978, p. 703-719.

[5] Ibid.

[6] Souchal F., Le vandalisme de la Révolution, Paris, Nouvelles éditions latines, 1994.

[7] Se disait de personnes dépossédées de leur état, de leur qualité, de leur titre, en particulier pendant la Révolution française : la plus couramment employée étant « Le ci-devant roi », Dictionnaire Larousse.

[8] Recht R., « La naissance du musée et le statut de l’œuvre d’art », Recht R. (éd.), Penser le patrimoine, Paris, Hazan, 2016 (1998), p. 37.

[9] Extrait du Moniteur cité par Montesquiou-Fezensac B. (de), Le trésor de SaintDenis. Inventaire de 1634, Paris, Picard, 1973, p. 39-40.

[10] Langlois C., « Le vandalisme révolutionnaire », L’Histoire, n° 99, 1987, p. 12. Sur le sujet, voir aussi Bivier M-L., Fêtes révolutionnaires à Paris, Paris, PUF, 1985.

[11] Dessinateur pendant la Révolution dont les Estampes relatives à l’Histoire de France furent publiées dans le recueil de la coll. Michel Hennin léguée en 1863 à la Bibliothèque nationale (catalogue publié à Paris en 1881).

[12] Écho à la révolte protestante et son climat de dérision notamment aux « contre-processions à caractère carnavalesque » des années 1560, voir Joblin A., « L’attitude des protestants face aux reliques », Bozóky E., Helvétius A.-M. (éd.), Les reliques. Objets, cultes, symboles, actes du colloque international (Boulogne-sur-Mer, 1997), Turnhout, Brepols, 1997, p. 123-141.

[13] Agamben G., « Parodie », in Profanations, Paris, Payot & Rivages, 2019 (2005), p. 41.

[14] Ibid. : si on s’appuie ici sur l’emprunt que ce dernier fait à la Poétique de Scaliger pour définir la parodie en la rapprochant du théâtre grec : « Comme la satire dérive de la tragédie et le mime de la comédie, ainsi, la parodie dérive de la rhapsodie. En effet, quand les rhapsodes interrompaient leur récitation, on voyait arriver sur scène ceux qui, par amour du jeu et pour fouetter l’esprit du public, venaient renverser tout ce qui avait précédé. C’est pourquoi ces chants ont été appelés paroidous, parce qu’ils mêlaient au sérieux de l’argument des éléments ridicules. La parodie est ainsi une rhapsodie inversée qui transpose le sens de manière ridicule en changeant les mots ». Le trait décisif résidant là dans la dépendance au modèle antérieur « qui de sérieux devient comique » autant que dans « la conservation des éléments formels parmi lesquels sont insérés de nouveaux contenus incongrus » comme Agamben l’explicite page 42.

[15] Analyse qui rejoint Stanley J. Idzerda : « l’iconoclasme ou la consécration muséale, celle-ci n’[est] en fin de compte que l’exact symétrique de celui-là », dans « Iconoclasm during the French Revolution », American Historical Review, vol. LX, n° 1, 1954, p. 13.

[16] Debary O., De la poubelle au musée. Une anthropologie des restes, Paris, Creaphis éditions, 2019, p. 22.

[17] Langlois C., « Le vandalisme révolutionnaire », L’Histoire, n° 99, 1987, p. 14.

[18] Chateaubriand, Génie du Christianisme, Paris, Migneret, 1802, chap. IX.

[19] Poulot D., « Compte rendu de thèse “Le passé en Révolution. Essai sur les origines intellectuelles du patrimoine et la formation des musées en France. 1774-1830” (Thèse de doctorat soutenue à Paris I Sorbonne, 21 octobre 1989) », Culture & Musées, n° 1, 1992, p. 151.

[20] Poulot D., « Le patrimoine des musées : pour l’histoire d’une rhétorique révolutionnaire », Genèses. N° 11 : Patrie, patrimoine, 1993, p. 37.

[21] Antoine Mongez et Gaspard Michel Leblond prirent part aux commissions se succédant après les nationalisations : commission des Monuments (octobre 1792 – décembre 1793), commission temporaire des Arts (décembre 1793 – décembre 1795) et conseil de Conservation des Objets de Sciences et d’Arts (décembre 1795 – septembre 1800).

[22] Debary O., De la poubelle au musée. Une anthropologie des restes, Paris, Creaphis éditions, 2019, p. 23.

[23] Décret du 16 septembre 1792.

[24] Vicq-d’Azyr F., Instruction sur la manière d’inventorier et de conserver dans toute l’étendue de la République, tous les objets qui peuvent servir aux arts, aux sciences et à l’enseignement. Proposée par la Commission temporaire des arts et adoptée par le Comité d’instruction publique, Paris, Imprimerie nationale, 1793, p. 3.

[25] Guillaume J. (éd.), Procès-verbaux du Comité d’Instruction Publique de la Convention nationale, Paris, Imprimerie nationale,1891-1958, t. III, p. 180, cité par Poulot D., « Le patrimoine universel : un modèle culturel français », Revue d’Histoire moderne et contemporaine. T. 39, n° 1 : Pour une histoire culturelle du contemporain, 1992, p. 33.

[26] Dont les Réflexions sur la Révolution française paraissent en 1790, à Londres, chez J. Dodsley (éd.), sous le titre original Reflections on the Revolution in France, and on the Proceedings in Certain Societies in London, Relative to that Event.

[27] Poulot D., « Compte rendu de thèse “Le passé en Révolution. Essai sur les origines intellectuelles du patrimoine et la formation des musées en France. 1774-1830” (Thèse de doctorat soutenue à Paris I Sorbonne, 21 octobre 1989) », Culture & Musées, n° 1, 1992, p. 148.

[28] Voir Choay F., L’allégorie du patrimoine, Paris, Le Seuil, 2019, sous-chapitre « Valeurs ».

[29] En concevant un long Moyen Âge à la cohérence anthropologique aussi large que l’entend Le Goff, comme en témoigne la synthèse éponyme de ses recherches sur le sujet parue en 2004 chez Tallandier.

[30] « Monuments des Arts et des Sciences » prélevés au trésor de Saint-Denis pour le cabinet des Médailles et Antiques de la Bibliothèque nationale par Leblond et Mongez, 1789, publié par Babelon en 1897 (Le Cabinet des antiques à la Bibliothèque nationale. Choix des principaux monuments de l’antiquité, du moyen âge et de la Renaissance conservés au département des médailles, Paris), repris in-extenso dans Le trésor de Saint-Denis, cat. exp., Paris, Musée du Louvre, 1991, p. 352.

[31] Musée du Louvre : Baignoire de porphyre de Saint-Denis, n° inv. MND 1585.

[32] Bibliothèque nationale : La coupe des Ptolémée, n° inv. camée. 368.

[33] Bibliothèque nationale : Sommet de l’escrain dit de Charlemagne, n° inv. 58. 2089.

[34] Bibliothèque nationale : Navette de saint Éloi, n° inv. Camée. 374.

[35] On emprunte cette notion à Aurélie Mouton-Rezzouk qui y recourt dans son analyse de la transposition muséale de la scène théâtrale. Voir Mouton-Rezzouk A., Exposer le théâtre. De la scène à la vitrine, thèse de doctorat de littérature française sous la dir. de Denis Guénoun, Université Paris IV Sorbonne, 2013, 2 vol.

[36] Poulot D., « Le patrimoine des musées : pour l’histoire d’une rhétorique révolutionnaire », Genèses, n° 11 : Patrie, patrimoine,  1993, p. 25-49.

[37] Debary O., De la poubelle au musée. Une anthropologie des restes, Paris, Creaphis éditions, 2019, p. 111.

[38] Hermant D., « Destructions et vandalisme pendant la Révolution française », Annales. Économie, société, civilisation, n° 4, 1978, p. 712.

[39] Poulot D., « Le patrimoine des musées : pour l’histoire d’une rhétorique révolutionnaire », Genèses, n° 11 : Patrie, patrimoine, 1993, p. 37.

[40] Debary, O., De la poubelle au musée. Une anthropologie des restes, Paris, Creaphis éditions, 2019, p. 145.

[41] Poulot D., « Compte rendu de thèse “Le passé en Révolution. Essai sur les origines intellectuelles du patrimoine et la formation des musées en France. 1774-1830” (Thèse de doctorat soutenue à Paris I Sorbonne, 21 octobre 1989) », Culture & Musées, n° 1, 1992, 147-152.

[42] Choay F., L’allégorie du patrimoine, Paris, Le Seuil, 2019, chapitre « Vandalisme et conservation ».

[43] Grognet F., « Objets de musée, n’avez-vous donc qu’une vie ? », Gradhiva, n° 2, 2005, p. 49 : comparable avec l’invention ethnologique de l’objet extraeuropéen « désinsectisé, en quelque sorte “purgé” des éléments indésirables de son lointain passé, il est […] déclaré à l’inventaire comme un nouveau-né ».

[44] Debary O., De la poubelle au musée. Une anthropologie des restes, Paris, Creaphis éditions, 2019, p. 27.

[45] Diderot, « Explication détaillée du système des connaissances humaines », Encyclopédie, Paris, Hermann, 1751, vol. I, p. XI et XII.

[46] Paru entre 1755 et 1766.

[47] Choay F., L’allégorie du patrimoine, Paris, Le Seuil, 2019.

[48] Galerie qui avait été laissée, depuis 1692, aux académies de Peinture et de Sculpture et qui ne devint salle de musée que dix ans après sa restauration commencée en 1851 sous la conduite de Félix Duban.

[49] Verlet P., Le mobilier royal français. Meubles de la Couronne conservés en France, Paris, Les Éditions d’art et d’histoire, 1945, p. 3 cité par Alcouffe D., « Les collections d’objets d’art dans la galerie d’Apollon, 1861-2004 », Bresc-Bautier G. (éd.), La galerie d’Apollon au palais du Louvre, Paris, Gallimard ; Musée du Louvre, 2004, p. 210.

[50] Le trésor de Saint-Denis, cat. exp., Paris, Musée du Louvre, 1991, p. 350 : Danielle Gaborit-Chopin rappelle la vente aux enchères de l’année 1798 au cours de laquelle, « sur ordre du ministère des Finances, seize objets si difficilement sauvés par les commissaires révolutionnaires dont deux aigles d’or et d’argent de Saint-Denis, le porte-chappe d’Anne de Bretagne, le fermail du sacre de Charles V, le calice de cristal de Saint-Denis furent mis aux enchères au Louvre même et vendus car jugés “inutiles à l’art et à l’instruction” ».

[51] Voulant rompre avec le passé monarchique, la IIIe République vendit les joyaux aux enchères en 1887 dispersant en dix jours plus de 77000 pierres précieuses et perles. Force est de constater ici la fragilité de « la chose patrimonialisée “en sursis de destruction” », comme la désigne Guillaume M., « Invention et stratégies du patrimoine », Jeudy H.-P. (dir.), Patrimoines en folie, Paris, Éditions de la MSH, 1990, p. 39, également en ligne : https://books.openedition.org/editionsmsh/3774 (consulté en juillet 2025).

[52] En 1935, Henri Verne entreprit le redéploiement des collections du Moyen Âge et de la Renaissance provoquant le déplacement des objets orfévrés et de l’émaillerie vers les salles de l’aile de la Colonnade inaugurées en juin 1938. On les retrouve cependant dans la galerie d’Apollon au cours des années 1960 comme en témoignent les clichés des archives du département des Objets d’Art du musée.

[53] Collection de pierreries versée au Louvre en 1796, qui avait été exposée dans la salle Duchâtel en 1852.

[54] Griener P., Pour une histoire du regard. L’expérience du musée au XIXe siècle, Paris, Éditions la Chaire du Louvre ; Hazan, 2017, p. 41.

[55] Propos de Bouillet A., L’art religieux au Petit Palais, en 1900, Moûtiers, Ducloz, 1900, p. 8.

[56] Ibid. : profusion soulignée dès la page d’introduction de ce catalogue reprochant la présence d’objets trop nombreux « trop de petites châsses émaillées de Limoges », par exemple, et mesurant les conséquences négatives de cette abondance sur la muséographie : « de menus objets sont noyés au milieu d’autres de moindre importance dans des vitrines sur lesquelles on ne peut se pencher sans faire ombre à la manière d’un écran ».

[57] Ibid., p. 21 : vision dont témoigne cette citation du catalogue, « nous trouvons au XIIIe et au XIVe siècles une floraison d’œuvres qui n’ont rien à envier pour la beauté de la forme et l’expression du caractère aux admirables statues qui ornent les portails de nos cathédrales ».

[58] Toujours dans ce catalogue voir Ibid., p. 16 : « Les artisans du Moyen Âge ont eu plus d’une fois à travailler le fer, le plomb et le bronze. Les objets qu’ils ont façonnés ou forgés attestent encore avec quelle habileté ingénieuse ils savaient […] leur imprimer un incontestable caractère artistique ».

[59] Ibid., p. 1-36.

[60] Ibid., p. 20.

[61] Ibid., p. 26-27.

[62] Passini M., « Introduction. L’élaboration transnationale d’une histoire de l’art. Lieux, outils et pratiques d’une discipline en formation », in L’œil et l’archive : une histoire de l’histoire de l’art, Paris, La Découverte, 2017, p. 27.

Pour citer cet article : Fanny Fouché, "Le musée appropriateur. La Révolution française face au Moyen Âge, bris, débris et domestication du passé ", exPosition, 30 octobre 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles11/le-musee-appropriateur-la-revolution-francaise-face-au-moyen-age-bris-debris-et-domestication-du-passe/%20. Consulté le 16 novembre 2025.