Entre archéologie et collectionnisme : les collections médiévales dans le nouveau parcours permanent du musée Dobrée à Nantes

par Camille Broucke

 

Formée à l’université de la Sorbonne en histoire et en histoire de l’art médiéval, à Sciences Po Paris et à l’Institut National du Patrimoine, Camille Broucke est conservatrice du patrimoine depuis 2011.  Après plusieurs expériences au sein de musées territoriaux, nationaux et américains, elle commence sa carrière en tant que conservatrice territoriale titulaire au Centre national du costume et de la scène à Moulins (03). Elle a ensuite travaillé presque 10 ans comme cheffe du service Conservation de Grand Patrimoine de Loire-Atlantique (44) et chargée des collections médiévales du musée Dobrée à Nantes, dont elle a notamment assuré le pilotage scientifique du projet de rénovation.  En septembre 2023, elle a pris la direction du Musée Unterlinden à Colmar (68) où elle assure également la responsabilité du service de la Conservation et des collections d’art ancien.

 

La réouverture du musée Dobrée en mai 2024, après treize années de fermeture, permet de présenter à nouveau aux publics une large sélection d’œuvres médiévales. Ces dernières couvrent une chronologie ample, des temps mérovingiens dans la région nantaise aux arts décoratifs européens du début du XVIe siècle, avec, au centre, un objet pivot, la pièce peut-être la plus emblématique du musée : le cardiotaphe d’Anne de Bretagne. Elles présentent en outre une grande diversité typologique, caractéristique qu’elles partagent avec l’ensemble de la collection. De ce fait, leur exposition permanente, au sein de cinq salles d’un bâtiment ancien (Fig. 1)[1] et d’un parcours chrono-thématique bien plus large, représentait certes un défi logistique et scénographique ; mais surtout, en adéquation avec les préoccupations d’un musée du XXIe siècle, un enjeu de médiation, de muséographie – c’est-à-dire de sélection et de mise en discours des œuvres – et d’accessibilité esthétique, intellectuelle et émotionnelle à tous les publics.  

Fig. 1 : Plan du domaine muséal Dobrée © Opixido

 

Les collections médiévales : histoire et panorama

Deux démarches différentes sont à l’origine de la constitution des collections médiévales du musée : d’une part des collectes sur le territoire de Nantes et de ses environs, réalisées par la Société archéologique et historique de Nantes et de Loire-Inférieure[2] ; d’autre part des dons et legs de collectionneurs, au premier rang desquels figure Thomas Dobrée fils[3]. Le profil des collections reflète cette double origine : elles présentent des œuvres produites et/ou collectées localement, au côté de pièces de collection sans rapport direct avec l’histoire du territoire nantais, si ce n’est la personnalité qui les a collectionnées. Allant de la pièce monumentale architectonique au bijou, comprenant des chefs-d’œuvre de la sculpture et très peu de peinture[4], elles couvrent certes une vaste période chronologique, du Ve siècle au XVIe siècle, mais ni de manière continue, ni avec la même qualité : leurs points forts sont les objets et décors mérovingiens issus du territoire, l’orfèvrerie, particulièrement émaillée, du XIIIe siècle, et les arts de la fin du Moyen Âge (XVe et XVIe siècles) [5].

La Société archéologique et historique de Nantes et de Loire-Inférieure est fondée en 1845. Les sociétaires contribuent à écrire l’histoire locale en dépouillant les archives et s’attachent à recueillir les traces du passé : ils surveillent les terrassements, les destructions ou reconstructions d’édifices civils et religieux[6], mènent certaines fouilles[7] et, dès 1849, ouvrent au public un musée d’archéologie. Très vite, la Société archéologique ne peut plus faire face financièrement à l’entretien du bâtiment et des collections, qui s’accroissent rapidement au gré des fouilles, sauvetages et dons de particuliers : en 1860, elle fait don du musée et de ses collections au Département de Loire-Inférieure. L’enrichissement des collections médiévales ne s’interrompt pas. Le musée reçoit dans les années 1870-1880 des éléments lapidaires mérovingiens et romans provenant de la cathédrale de Nantes, dont les parties orientales sont alors en cours de destruction pour être remplacées dans un style néo-gothique. Il conserve également des objets d’art médiévaux, comme, entre autres, les gémellions en émaux de Limoges provenant de l’église de Bouée[8], ou encore les bijoux[9], pyxide[10] et objets liturgiques[11] de la collection du premier conservateur du musée Fortuné Parenteau, léguée au musée en 1882. Pitre de Lisle du Dreneuc, successeur de Parenteau, obtient en 1886 le dépôt de l’écrin du cœur d’Anne de Bretagne au musée archéologique.

La collection de Thomas Dobrée fils est léguée au Département en 1894, avec la parcelle et les bâtiments qui forment l’actuel musée. Elle rassemble plus de 10000 objets d’art du XIIe au XIXe siècle[12] et compte des œuvres médiévales insignes : orfèvrerie, peintures, manuscrits, incunables. Dobrée se distingue très tôt par l’attention bibliophilique complète qu’il porte aux livres anciens, s’intéressant non seulement aux illustrations et à la reliure, mais également au texte, à l’écriture ou la typographie et à la provenance de l’ouvrage[13]. Les objets viennent rejoindre les livres et les estampes à partir des ventes Soltykoff (1861) et Germeau (1868). Mais, faute d’archives, les circonstances de l’acquisition d’autres pièces majeures, comme le Triptyque de la Sainte Parenté[14], voire leur attribution même à la collection Dobrée, dans le cas d’un retable complet en albâtre de Nottingham[15], restent sujettes à caution. La vente Soltykoff revêt une importance particulière pour Dobrée. Il y fait l’acquisition d’une staurothèque mosane du XIIe siècle[16], de la monumentale châsse limousine de saint Calmin (vers 1225)[17] et d’un aquamanile de la fin du XIVe siècle ou du début du XVe siècle représentant Phyllis chevauchant Aristote[18]. On a noté la concomitance entre ses achats en avril 1861 et la naissance du projet d’une nouvelle demeure pour y abriter à la fois ses appartements et ses collections[19]. En 1861, Dobrée fait l’acquisition du domaine des Irlandais, situé à l’ouest de Nantes, où se situe le manoir de la Touche, ancien logis épiscopal du XVe siècle. Il remanie largement ce dernier et en détruit les dépendances pour faire construire ex nihilo un nouveau bâtiment, le manoir médiéval ne suffisant pas à son projet. Le chantier, qui débute en 1863, s’éternise et, à la mort de son épouse en 1889, Thomas Dobrée prend probablement conscience qu’il n’habitera jamais cette construction : quand il lègue ses collections et sa propriété des Irlandais au Département un an avant sa mort, l’idée d’y installer un musée s’est affirmée dans son esprit[20]. Les collections du musée archéologique sont installées au rez-de-chaussée de la nouvelle construction en 1896-1897[21] ; leur conservateur devient également celui du musée Dobrée. Les deux institutions ne sont officiellement réunies qu’en 1935, avec la fusion de leurs commissions administratives respectives.

Dans la première moitié du XXe siècle, l’enrichissement des collections médiévales reste ponctuel et surtout tributaire de dons et legs qui contiennent quelques pièces médiévales, comme celui de la collection d’Albert Vigneron-Jousselandière (1874-1927)[22]. Une nouvelle dynamique s’enclenche à partir de l’arrivée de Paul Thoby (1886-1969)[23] comme conservateur en 1951. Thoby collectionne depuis les années 1920 des objets d’art ancien et religieux, tout particulièrement médiévaux et il dispose d’une bonne connaissance du marché de l’art médiéval à Nantes et à Paris. À la tête du musée dont il assure l’intérim de direction entre 1953 et 1955, puis la direction jusqu’en 1960, il réalise l’acquisition de quelques pièces médiévales[24] pour lesquelles il obtient un budget exceptionnel. Surtout, Thoby lègue à son tour en 1969 au musée, avec sa bibliothèque, ses archives et sa documentation photographique, 287 objets de sa collection, dont plusieurs dizaines d’œuvres médiévales (sculptures, orfèvrerie, textiles, vitrail). Parmi ces dernières, l’ensemble de ses ivoires, dont les 19 pièces médiévales forment encore aujourd’hui la majorité des 27 ivoires médiévaux du musée.

Ce sont ensuite surtout les années 1980 et 1990 qui voient un nombre relativement important d’achats d’œuvres médiévales, grâce notamment à la création d’un deuxième poste de conservateur à partir du milieu des années 1970, puis d’un troisième à la fin des années 1980, occupé à plusieurs reprises par un ou une médiéviste. Entre 1978 et 2024, 21 œuvres médiévales ont été acquises à titre onéreux pour le musée[25].

Du Projet Scientifique et Culturel à la mise en œuvre d’un véritable système muséographique

Préalables indispensables à la conception d’un nouveau parcours permanent, le Projet Scientifique et Culturel (PSC)[26] et le programme muséographique sont le résultat de réflexions et d’échanges entre les équipes de conservation et celles du service des publics. Ils définissent le cadre conceptuel et discursif de l’exposition permanente des collections.

Du fait de sa double origine et de l’éclectisme de ses collections, le musée Dobrée a eu pendant longtemps de grandes difficultés à se définir : musée d’archéologie ? d’histoire ? d’arts décoratifs ? musée local ou universel ? etc.  Dans le cadre du nouveau projet de rénovation lancé en 2015[27], le parti est rapidement pris d’embrasser pleinement la diversité des collections, d’en faire la caractéristique principale de l’identité du musée et d’en rendre compte dans sa nouvelle exposition permanente. Ainsi, le PSC de 2021 définit le musée Dobrée comme un musée de collectionneurs à l’esprit des lieux unique, dont les collections éclectiques, couvrant 5000 siècles et cinq continents, suscitent et répondent aux curiosités les plus diverses. Le musée conserve, présente et valorise des objets collectés et collectionnés sur le territoire par des personnalités avec une forte implantation locale. Il se situe dans un lieu qui participe lui-même de la collection puisque légué en même temps qu’une partie remarquable et fondatrice de celle-ci. Sa mission fondamentale est de solliciter et de développer chez tous les citoyens la compétence de curiosité, entendue comme un facteur de sociabilité puisqu’elle prépare à rencontrer et accepter, voire à désirer et rechercher la différence, l’inconnu ou la nouveauté[28]. Dans la manière de présenter ses collections, le musée Dobrée permet aux visiteurs de rentrer en relation avec la(les) matérialité(s), l’(les) identité(s) et l’(les) histoire(s) particulière(s) de chaque objet. L’accessibilité des collections, physique, intellectuelle, émotionnelle et sensorielle, constitue une condition sine qua non de ce processus. La mise en œuvre de cette exigence passe par l’offre d’une multiplicité d’approches de la collection muséale, afin de répondre aux différents modes d’appréhension possibles de ses publics, sans discrimination et de manière inclusive. Il est admis et revendiqué qu’il n’y a pas de mauvaise question, de mauvaise raison, ni de mauvaise motivation pour aller vers un objet ou une œuvre, et qu’il y a de nombreuses manières différentes d’établir un lien avec eux.

Le programme muséographique est quant à lui l’intermédiaire opérationnel entre les principes et approches stratégiques définies dans le PSC et le travail concret du scénographe.

L’objectif du programme muséographique est d’abord de rendre compte du choix des collections exposées, de leur mise en discours et des manières de transmettre ce discours à l’ensemble des publics (enfants, adultes, familles, néophytes ou amateurs etc.).

Celui du musée Dobrée est fondé sur cinq principes émanant directement du PSC :

– la présentation des collections dans toute leur diversité, sans nier leur éclectisme ;

– la mise en valeur de l’objet sous tous ses aspects (historique, technique, fonctionnel, esthétique, iconographique etc.) ;

– un discours clair et construit mais suffisamment général pour permettre une grande liberté d’une part dans les modes de valorisation des collections permanentes, d’autre part dans les manières (intellectuelle, narrative, sensible, technique, expérimentale etc.) dont les publics peuvent aborder les collections, en accueillant la pluralité des regards ;

– l’importance du facteur humain (commanditaires, artistes, collectionneurs) comme porte d’entrée des publics vers la culture matérielle ;

– la présence tout au long du parcours de l’approche par l’histoire contemporaine des collections et des collectionneurs (XIXe et XXe siècles)[29].

Une première étape est la sélection des œuvres à exposer de manière permanente. Celle des collections médiévales repose sur plusieurs critères. Tout d’abord, les collections médiévales sont presque les seules à être réparties de manière quasi égale entre les deux catégories anciennement définies des collections considérées comme « archéologiques » et celles dites de « collectionneurs ». Ces catégories n’ont pas constitué un critère de sélection[30]. Au contraire, il était important de montrer combien les collections médiévales, plus que les autres, témoignent de la double origine du musée. C’est à leur niveau et plus particulièrement à celui des ensembles du second Moyen Âge que s’accomplit le passage entre œuvres et objets produits et/ou collectés sur le territoire et pièces issues de collections particulières et sans lien avec le territoire si ce n’est la personnalité qui les a collectionnées.

Par ailleurs, la présentation d’œuvres incontournables, attendues du public et des chercheurs, était indispensable : les collections médiévales ont toujours eu une place de choix au sein du musée Dobrée et il était difficilement concevable d’en présenter moins après sa réouverture qu’avant sa fermeture ; il s’agissait également d’inclure quelques œuvres inédites, récemment acquises, redécouvertes au moment du récolement ou nouvellement restaurées.

En outre, la mise en valeur des points forts de la collection a également guidé la sélection : œuvres et objets mérovingiens, traces de l’occupation viking de l’estuaire de la Loire, vestiges de la Nantes médiévale, orfèvrerie, ivoires et sculptures du second Moyen Âge.

Il a enfin été décidé de positionner certains ensembles en dehors des salles médiévales proprement dites. Ainsi, les collections numismatiques et d’armement ont été réservées au cabinet numismatique et à la salle Rochebrune[31], situés plus loin dans le parcours au sein d’une succession de salles dédiées au collectionnisme ; les manuscrits, dont l’exposition ne peut être que temporaire pour des raisons de conservation, feront partie des présentations éphémères du cabinet d’arts graphiques.

Le programme muséographique a surtout permis de définir de plus en plus précisément, au fil de ses différentes versions et de ses évolutions en lien avec le travail avec l’équipe de scénographie[32], un véritable système de dispositifs de médiation. Celui-ci se décline à l’échelle de l’ensemble du musée : graphisme et textes, stations expérimentales[33], tables sensorielles[34], multimédias techniques[35] et multimédias spécifiques[36]. Il n’a pas été construit a priori : il est le résultat de besoins exprimés par les chargé·e·s de collections et de médiation pour concrétiser les discours autour des collections et répondre à l’exigence d’accessibilité. C’est véritablement une approche systémique qui guide la définition de la forme et des contenus propres à chaque dispositif : ils sont conçus les uns par rapport aux autres au sein d’une même section du parcours et à l’échelle du parcours dans son entier. Il importe en effet que le visiteur puisse, après quelques salles, comprendre le fonctionnement et les différentes composantes du système muséographique, afin d’identifier rapidement le type de dispositif proposé et la nature du contenu associé.  Ce système est également fondé sur un principe d’inclusivité : cela signifie que ses dispositifs sont pensés pour tous les publics[37] et cherchent à favoriser autant que possible le partage d’une expérience commune ; les différents publics ne sont pas traités séparément. La facilité et le plaisir dans l’accès aux contenus sont également déterminants. Ainsi, pour tenir compte de la fatigabilité du visiteur, le calibrage des textes a été limité et leur construction très étudiée : en mettant l’information principale à retenir au début et dans un paragraphe isolé, notamment, ou encore en adaptant le niveau de langage à celui d’un collégien de 4e. Une charte éditoriale spécifique au musée a été élaborée à cette fin et pour répondre à un objectif d’harmonisation des textes à l’échelle du musée[38]. Par ailleurs, chaque type de dispositif a fait l’objet de tests et consultations pour qu’il réponde le plus exactement possible aux attentes et besoins des publics auxquels il était prioritairement destiné. Les titres des espaces et les textes de salle ont ainsi été questionnés et travaillés avec des collégiens et des testeurs adultes pour affiner le niveau de langage, la charte éditoriale, la pertinence des approches choisies et la nature et la place des illustrations. Plusieurs ateliers avec l’institut Ocens[39] ont permis de faire évoluer les tables sensorielles : par exemple, le choix de travailler avec de vrais matériaux a été confirmé car cela intensifie la charge émotionnelle et la force narrative de l’objet sous les mains.

Considérons comment ce système muséographique est mis en œuvre dans la présentation des éléments lapidaires et en bois provenant d’édifices religieux et civils nantais du second Moyen Âge (Fig. 2)[40].

 

Fig. 2 (a et b) : Vues de la salle 13 © L. Preud’homme / Musée Dobrée – Département de Loire-Atlantique ; © Ateliers Adeline Rispal

Ces éléments sont regroupés et présentés par édifice de provenance. La priorité est mise sur la recontextualisation architecturale et historique de ces vestiges afin de s’inscrire dans la continuité du discours développé sur les œuvres et objets produits et retrouvés sur le territoire depuis le Paléolithique. Les outils graphiques (texte de salle et cartels) insistent ainsi surtout sur la provenance architecturale et le contexte de la collecte des éléments présentés, et définissent et explicitent leur fonction architectonique ou décorative au sein de leur édifice d’origine. Ils comportent, aux côtés des contenus textuels, une carte de localisation et des reproductions d’iconographies anciennes des bâtiments dont proviennent les œuvres et qui ont, dans leur grande majorité, été détruits ou largement modifiés dans la seconde moitié du XIXe siècle. Les autres dispositifs de médiation fonctionnent selon un principe de redondance – transmettre le même contenu de manière différente – et d’approfondissement[41]. Deux multimédias spécifiques complètent ces contenus graphiques : l’un retrace sous la forme d’une animation sans interactivité mais au ton décalé Breizh of thrones l’histoire du duché de Bretagne. L’autre, interactif, permet, à partir d’une visualisation 3D des salles concernées ou d’une carte de Nantes à la fin du Moyen Âge, selon la préférence de l’utilisateur·trice, d’accéder à des informations complémentaires sur les édifices dont proviennent les éléments exposés (vues anciennes supplémentaires avec détails commentés, notice explicative développée) et les vestiges exposés eux-mêmes (contenus complémentaires sur l’iconographie et le style). La richesse et la profondeur des contenus de ce dernier dispositif le rapprochent d’une base de données, mais son interface rend sa consultation aisée et agréable et ne donne pas l’impression de consulter ce type d’outil. Une station expérimentale est aussi proposée (Fig. 3). Elle positionne l’utilisateur·trice en maître·sse d’œuvre : elle permet de construire deux types de voûtement et de comprendre ainsi la fonction structurelle des chapiteaux romans et poutres sablières de la fin du Moyen Âge présentés dans la même salle.

Fig. 3 : Station expérimentale Deviens bâtisseur ! © H. Neveu-Dérotrie / Musée Dobrée – Département de Loire-Atlantique ; © Tactile Studio

Les collections médiévales dans le nouveau parcours permanent du musée Dobrée

Le parcours permanent du musée Dobrée se déploie sur l’ensemble des quatre niveaux de la « maison romane » de Thomas Dobrée : rez-de-parvis (anciennes caves), rez-de-jardin (rez-de-chaussée, au niveau de l’entrée des visiteurs), premier étage, deuxième étage (combles) (Fig. 4).

Fig. 4. (a et b) : Plan des deux premiers niveaux de la maison Dobrée, musée Dobrée © Chevalvert

Il est conçu de façon à pouvoir être abordé de différentes manières :

– de manière séquencée, chaque niveau constituant un plateau permettant une entrée thématico-chronologique dans les collections et pouvant être visité en tant que tel[42] ;

– de manière linéaire du rez-de-parvis aux combles, en offrant aux visiteurs un fil rouge chronologique, de la Préhistoire au XXe siècle.

La scansion chronologique est volontairement peu précise afin de mettre en valeur les évolutions longues et les transitions, ainsi que leurs éventuels décalages géographiques[43] ;

– de manière historique, en privilégiant deux modes d’appréhension des objets : d’une part leur contexte (commanditaire, créateur, destinataire, mode de fabrication) et leur(s) usage(s) originels, d’autre part leur histoire récente et leur changement de statut comme objets de collection(s) ;

– de manière transversale, en s’appuyant sur des techniques qui peuvent être suivies de leur apparition jusqu’au XXe siècle : céramique, travail du métal, verrerie.

Les collections médiévales se déploient à cheval sur les deux premiers niveaux.

Sur le premier plateau, les collections médiévales occupent les deux dernières salles et sont présentées en parfaite continuité avec les sections chronologiques précédentes, allant du Paléolithique à l’époque romaine. Une attention particulière est d’ailleurs portée à la transition entre l’époque romaine et le premier Moyen Âge, grâce à deux ensembles d’œuvres liés pour l’un aux crises du IIIe siècle et, pour l’autre, à l’implantation du christianisme à travers les vestiges les plus anciens de la cathédrale de Nantes. La scénographie matérialise cette transition en profitant de l’existence de deux passages latéraux de part et d’autre du passage principal pour installer des socles longs donnant l’impression d’une continuité d’une salle à l’autre.

La salle dédiée aux temps mérovingiens (Fig. 5) met surtout en valeur les éléments issus de l’action de la SAHNLA[44] : sarcophages, mobilier funéraire et restes de décors issus de fouilles anciennes et quelques éléments de parure trouvés dans l’est de la France et provenant d’échanges avec des membres d’autres sociétés savantes.

Fig. 5 : Vue de la salle 10 depuis l’entrée ouest © L. Preud’homme / Musée Dobrée – Département de Loire-Atlantique ; © Ateliers Adeline Rispal

La salle suivante, plus petite, évoque par quelques œuvres, objets et pièces d’armement, l’occupation viking de l’estuaire de la Loire à l’époque carolingienne (Fig. 6). La présentation moins dense témoigne du peu de traces matérielles laissées par cette présence viking, qui a néanmoins marqué longuement les mémoires médiévales[45].

Fig. 6 : Vue partielle de la salle 11 © L. Preud’homme / Musée Dobrée – Département de Loire-Atlantique © Ateliers Adeline Rispal

Les deux premières salles du deuxième plateau, au rez-de-chaussée, présentent les traces architecturales et décoratives de la Nantes médiévale, issues de bâtiments civils pour la première salle et d’édifices religieux pour la seconde. Nous les avons déjà évoquées plus haut. Bien défini dans le programme muséographique, le passage des collections territoriales (Les temps mérovingiens, Des vikings à Nantes, Traces architecturales nantaises) aux collections de collectionneurs (Les arts du Moyen Âge) est donc finalement atténué par le renforcement, en cours de projet, de la logique de plateaux aux dépens de la linéarité du parcours d’un niveau à l’autre. Entre le premier et le deuxième plateau, le changement physique de niveau se double d’une véritable différence d’ambiance, marquée par la typologie même des salles (anciennes caves pour le premier plateau, pièces de réception pour le deuxième) et des choix scénographiques de matériaux et de couleurs bien distincts d’un plateau à l’autre. L’unité reste en revanche assurée par les mobiliers et par la charte graphique, identiques à l’échelle de l’ensemble du parcours permanent. Le soclage des collections constitue une autre constante : au-delà des exigences de sécurisation et de conservation préventive, sa conception repose, quelle que soit la nature de l’œuvre concernée, sur deux principes. D’une part, une cohérence avec la fonction originelle de l’objet, en particulier pour les éléments architecturaux : cela a donné lieu à quelques prouesses techniques[46], comme dans le cas d’un arc roman provenant de la cathédrale, placé entre les salles 12 et 13 (Fig. 7), et qui ne devait pas être remaçonné ; les chapiteaux, les modillons, les poutres sablières sont pour leur part systématiquement placés en hauteur. D’autre part, un principe de valorisation et d’esthétisation a également été privilégié, notamment pour les œuvres en vitrine : elles ont été soclées en interne et ont souvent fait l’objet d’une véritable scénographie à échelle réduite, grâce à la technicité et à l’inventivité des équipes du musée.

Fig. 7 : Passage entre la salle 12 et la salle 13 © L. Preud’homme / Musée Dobrée – Département de Loire-Atlantique © Ateliers Adeline Rispal

La salle suivante (Fig. 8) est celle où s’opère justement le passage entre collections du territoire et collections de collectionneurs, autour du cardiotaphe d’Anne de Bretagne. Celui-ci constitue bien un vestige de Nantes à la fin du Moyen Âge : il provient du couvent des carmes[47] dont les sculptures, rares vestiges conservés du monument, sont présentées contre le mur nord de la salle ; néanmoins, par sa qualité exceptionnelle et son caractère unique, il est également en lien avec les deux vitrines placées dans la partie sud de la salle et consacrées plus largement aux arts du métal du second Moyen Âge[48].

Fig. 8 (a et b) : Vues de la salle 14 © L. Preud’homme / Musée Dobrée – Département de Loire-Atlantique © Ateliers Adeline Rispal

Cependant, les choix scénographiques n’ont pas porté sur la matérialisation du rôle de pivot envisagé pour le cardiotaphe : il reste délibérément invisible au visiteur à son entrée dans la salle, et la continuité de la cimaise nord avec la salle précédente consacrée aux édifices religieux nantais n’est guère perceptible. La scénographie s’est concentrée sur l’objectif de donner à la salle un caractère impressionnant : elle magnifie la préciosité et la virtuosité des œuvres présentées par un éclairage dramatisé et la couleur profonde choisie pour les murs. Celle-ci est également présente pour la dernière salle de la section médiévale, avec laquelle elle crée la continuité demandée au programme muséographique. Cette dernière salle (Fig. 9) est en effet dédiée aux autres formes artistiques de la fin du Moyen Âge représentées dans la collection du musée Dobrée : sculptures essentiellement (pierre, albâtre, ivoire), peinture et vitrail.

Fig. 9 : Vue de la salle 15 © L. Preud’homme / Musée Dobrée – Département de Loire-Atlantique   © Ateliers Adeline Rispal

Une table sensorielle (Fig. 10) accueille une reproduction partielle de la staurothèque mosane du musée[49] (âme de bois et plaque métallique émaillée) et la copie en résine d’un panneau du retable en albâtre[50] et complète cette approche tactile par une évocation sonore du contexte de production de ces œuvres – ateliers et commanditaires.

Fig. 10 : Table sensorielle Les arts du Moyen Âge © H. Neveu-Dérotrie / Musée Dobrée – Département de Loire-Atlantique © Tactile Studio

Enfin, la configuration intérieure de la « maison romane » entraîne une circulation en boucle sur chaque plateau. Une co-visibilité partielle est maintenue entre le parcours aller et le parcours retour des visiteurs. Ainsi, ils peuvent découvrir, quelques salles plus loin, l’arrière de certaines sculptures ou les faces externes d’un triptyque présenté ouvert. La nouvelle présentation des collections médiévales du musée Dobrée est fondée, comme l’ensemble du parcours permanent, sur la volonté de favoriser et de faciliter la rencontre des publics contemporains avec les œuvres, et sur la mise en avant de l’histoire des collections et de l’atmosphère de la « maison romane ». Des choix notables et spécifiques en découlent en termes de scénographie et de muséographie : la fréquence et la variété des dispositifs de médiation en sus des textes et cartels, une muséographie non linéaire chronologiquement sur l’ensemble des cinq salles concernées, la présence régulière d’assises confortables et donc relativement imposantes, la mise en couleur des murs, la recherche d’un effet d’ensemble. À quelques compromis près, inévitables pour un projet de cette ampleur, cela ne s’est pas fait aux dépens de l’accrochage et la valorisation esthétique des œuvres – cette dernière en a même souvent été renforcée.

Tout parti-pris muséographique affirmé pose la question de sa durabilité et de sa capacité à s’adapter, afin de rester pertinent auprès de publics en constante et rapide évolution. Les principes régissant celui du musée Dobrée, pensés en lien très fort avec l’identité de l’institution et les valeurs de sa tutelle publique départementale, ont été délibérément définis en tenant compte de cet enjeu à moyen terme. Nul doute qu’ils continueront d’encadrer les améliorations et ajustements que connaîtra certainement le parcours permanent dans les prochaines années.

 

Notes

[1] La « maison romane » est ainsi nommée par Thomas Dobrée fils. C’est un projet qu’il commande initialement à Viollet-Le-Duc en 1863 puis qu’il modifie lui-même, peu convaincu par l’esquisse gothique de l’architecte. Le bâtiment est d’abord destiné à accueillir la demeure du collectionneur. Il ne verra pas la fin du chantier. Son legs au Département en 1894 en fait un musée, qui ouvre ses portes en 1899.

[2] Elle est d’abord simplement désignée comme « Société archéologique » : la mention « historique » n’apparaît que dans les années 1920. Devenue Société archéologique et historique de Nantes et de Loire-Atlantique (SAHNLA), elle existe toujours aujourd’hui. Son siège social est au musée Dobrée.

[3] Thomas Dobrée fils (1810-1895) est l’unique descendant d’une riche famille d’armateurs installée à Nantes au XVIIIe siècle. Il délaisse peu à peu les affaires familiales d’armement de navires pour consacrer sa fortune à la constitution d’une riche collection et à la construction d’une demeure pour l’accueillir et abriter ses appartements.

[4] Ce constat s’entend à l’exception de la peinture de manuscrits, plus largement représentée au sein de la bibliothèque patrimoniale du musée.

[5] La politique d’enrichissement des collections menée par les conservateurs du musée depuis la seconde moitié du XXe siècle s’est attachée à renforcer et développer ses points forts et non à combler les manques ou à ouvrir de nouveaux pans.

[6] Des maisons nantaises à pan de bois (maison des Enfants nantais, maison Babin, maison Mellet) sont détruites, alors que l’église Saint-Nicolas est reconstruite dans un style néo-gothique.

[7] Ces fouilles sont notamment menées dans les anciennes basiliques funéraires et abbayes mérovingiennes du territoire : Saint-Similien (1894), Saint-Donatien (1872), Saint-Martin-de-Vertou (1876).

Voir Broucke C., « Le paysage religieux à Nantes et dans l’estuaire de la Loire à l’arrivée des vikings, à travers les collections du musée Dobrée », Les temps carolingiens, Nantes, Grand Patrimoine de Loire-Atlantique, 2021, p. 32-43.

[8] Inv. 872.14.1 et 2

[9] Ils sont trop nombreux dans la collection Parenteau, qui était véritablement passionné pour ce type d’objets, pour les citer tous. On peut détailler ceux choisis pour le nouveau parcours permanent du musée : deux pendentifs-reliquaires (Inv. 882.1. 509 et 510), deux bagues reliquaires (Inv. 882.1.489 et 490), les bijoux du trésor de Pontchâteau (Inv. 882.1.507 ; 519 à 527) et du trésor de la rue des Balances d’or à Poitiers (Inv. 882.1.505 et 506 ; 516 à 518)

[10] Inv.882.1.542

[11] Inv. 882.1.86 (ostensoir) et 87 (calice)

[12] Thomas Dobrée, 1810-1895, un homme un musée, cat. exp., Nantes, Musée Dobrée, 1997.

[13] Trésors enluminés, cat. exp., Angers, Musée des Beaux-Arts, 2013, p. 25.

[14] Inv. 896.1.3807

[15] Inv.896.1.1

[16] Inv. 896.1.23

[17] Inv. 896.1.22

[18] Inv.896.1.26

[19] Thomas Dobrée, 1810-1895, un homme un musée, cat. exp., Nantes, Musée Dobrée, 1997, p. 272 : Dobrée écrit dans une lettre datée sans plus de précision de 1861 et conservée dans les archives du musée : « Que de choses à chercher, à acheter pour enrichir ce logis et le rendre précieux en livres, meubles et antiquités. La châsse de saint Calmine (sic) et les reliques de notre Duchesse Anne en sont cependant un beau commencement ».

[20] Acte notarié du 8 août 1894 dont une copie est conservée dans les archives du musée. L’objet de la donation est clairement affirmé : « créer un Musée à Nantes et assurer ainsi la conservation perpétuelle dans un dépôt public des collections de tableaux, gravures, livres, manuscrits, monnaies et autres objets qu’il a réunis, et dont il se propose de doter incessamment le Département pour en faire la base principale de ce Musée ».

[21] Cette installation était alors temporaire, les collections archéologiques devant à terme rejoindre le manoir de la Touche, dont les travaux n’étaient pas encore achevés à ce moment-là.

[22] Ce legs représente 1681 numéros d’inventaire. Ils vont de la Préhistoire au XXe siècle et comportent également quelques pièces d’art et d’armement extra-européens.

[23] Broucke C., « On Paul Thoby, the Musée Dobrée and Medieval Ivories », Yvard C. (éd.), Gothic Ivories Sculpture: Content and Context, Londres, The Courtauld Institute of Art, 2017, p. 125-142.

[24] Une statue de saint Georges de la fin du XVe siècle (Inv. 953.1.1), achetée en vente publique ; une statue de saint Éloi de la fin du XVe siècle (Inv. 953.7.1), une monstrance (Inv. 953.7.2) et un diptyque en ivoire du XIVe siècle (Inv. 953.7.3), tous trois acquis auprès de la galerie parisienne Brimo de Larrousilhe ; des Heures à l’usage de Rome (Inv. 954.2.1), manuscrit enluminé de la fin du XVe siècle acquis auprès d’une particulière.

[25] On peut mentionner, de manière non exhaustive : Saint Christophe, atelier de Jérôme Bosch (Inv. 978.9.1) ; deux hanaps bretons de la fin du XVe siècle (Inv. 993.2.1 et 996.2.1) ; des fragments d’un graduel aux armes de Louis XII et Anne de Bretagne (994.3.1 ; 2013.7.1 ; 2018.3.1 ; 2020.3.1) ; un crucifix orfévré roman (2019.5.1).

[26] Le Projet Scientifique et Culturel du musée est consultable ici : https://www.musee-dobree.fr/44/musee-et-collections/projet-scientifique-et-culturel/dobree_6824#:~:text=Le%20mus%C3%A9e%20Dobr%C3%A9e%20est%20un,un%20esprit%20des%20lieux%20unique (consulté en juillet 2025).

[27] Un précédent projet avait été mené entre 2005 et 2011, sur la base d’un PSC rédigé en 2009 (non validé par l’État). Ce projet est annulé en 2014 à la suite d’une action en justice. Il faisait du musée Dobrée un musée d’archéologie territorial et laissait en réserves, pour être présentées lors d’expositions temporaires, toutes les collections postérieures à Anne de Bretagne et ne provenant pas du grand Ouest de la France.

[28] Cette réflexion sur la compétence de curiosité et son apprentissage au sein des musées est largement basée sur le travail de Thomas Nicolas : Thomas N., The Return of Curiosity. What Museums are Good for in the 21st Century, Londres, Reaktion Books, 2016.

[29] Cela prend les formes, au-delà des salles du troisième plateau spécifiquement dédiées au collectionnisme, d’une mention systématique concernant la provenance et l’histoire récente des collections sur chaque panneau de salle, de cartels biographiques de collectionneurs tout au long du parcours et d’un parcours audio Collectionneurs dans le compagnon de visite, sorte de visio-guide.

[30] Le précédent projet des années 2000 les séparait effectivement en deux groupes d’autant plus distincts que l’un d’entre eux était laissé en réserves.

[31] Raoul de Rochebrune lègue en 1930 sa collection de militaria (plus de 1000 pièces allant de l’Antiquité romaine au XIXe siècle et comportant également des armes étrangères) au musée Dobrée. Il stipule des conditions de présentation très précises et exigeantes.

[32] La scénographie du nouveau parcours permanent a été conçue par les Ateliers Adeline Rispal.

[33] Destinées prioritairement aux familles et aux publics jeunes et encourageant le dialogue intergénérationnel, les stations expérimentales sont basées sur la manipulation et l’assemblage et invitent le visiteur à se mettre dans la peau d’un artisan, d’un artiste, d’un commanditaire ou d’un professionnel du patrimoine.

[34] Destinées aux publics malvoyants et non-voyants, les tables sensorielles proposent de croiser approche tactile d’une copie réaliste d’objet et scénarisation audio contextualisant la fabrication ou l’utilisation de l’objet.

[35] Très peu interactif, un multimédia technique permet de décrypter une technique (par exemple, l’émail champlevé) à travers la fabrication d’un objet ou d’une partie d’un objet présenté dans la même salle.

[36] Interactifs ou non, les multimédias spécifiques sont des dispositifs d’approfondissement qui permettent d’accéder à des contenus complémentaires difficiles à transmettre efficacement sous une autre forme. Ils exploitent les possibilités uniques et spécifiques à l’outil multimédia.

[37] Par exemple, les multimédias techniques sont très visuels, comportent peu de textes et proposent un accès en Langue Signée Française (LSF).

[38] Elle a été complétée par un comité de relecture composé de la cheffe du service Conservation et de la responsable de la médiation, et ponctuellement d’enseignant·e·s chargé·e·s de mission au musée.

[39] L’institut Ocens est un établissement médicosocial nantais pour des personnes avec déficience sensorielle auditive ou visuelle.

[40] Ces éléments sont exposés dans les salles 12 et 13 du nouveau parcours permanent.

[41] Les contenus d’approfondissement sont plus détaillés et riches, mais aussi complémentaires. Le calibrage limité des supports graphiques ne permet pas de les développer sous cette forme.

[42] Les quatre plateaux sont ainsi titrés : Suivre les traces humaines, de 500 000 ans avant notre ère à 936 / Créer sur commande, de 1100 à 1780Devenir collectionneur, de 1715 à 1930 / Explorer les ailleurs, de l’Égypte pharaonique à l’Océanie.

[43] Pour les collections médiévales, on passe ainsi de la section Francs, Bretons et Vikings, de 260 à 936 (salles 10 et 11) à Le Divin au quotidien, de 1100 à 1500 (salles 12 à 15) avant d’aborder Le temps des curiosités, de 1530 à 1780.

[44] Voir note 2.

[45] Il y a dans cette salle un anachronisme ponctuel mais assumé, avec la présentation d’une sculpture du début du XIVe siècle représentant saint Gohard (Inv.884.7.2), évêque nantais assassiné devant son autel lors de la première attaque viking de Nantes en 843, et par la suite canonisé.

[46] Les pièces les plus pondéreuses ont été soclées par l’entreprise Version Bronze.

[47] C’est au couvent des carmes qu’étaient inhumés les parents d’Anne de Bretagne, François II et Marguerite de Foix, sous un tombeau monumental commandé par Anne à Michel Colombe et aujourd’hui conservé à la cathédrale de Nantes.

[48] Trois multimédias sont proposés. Deux multimédias spécifiques permettent de répondre à la curiosité des visiteurs concernant le cardiotaphe par des contenus difficilement communicables sous une autre forme : un dispositif passif sur l’histoire de l’objet jusqu’à nos jours, et un autre, interactif, où l’on peut manipuler une copie 3D et qui fournit des informations sur les techniques mobilisées pour sa création. Le troisième dispositif est un multimédia technique sur l’émail champlevé, à partir de la fabrication d’une plaque présente sur une des œuvres exposées dans la salle.

[49] Inv. 896.1.23.

[50] Inv. 896.1.1.

Pour citer cet article : Camille Broucke, "Entre archéologie et collectionnisme : les collections médiévales dans le nouveau parcours permanent du musée Dobrée à Nantes", exPosition, 19 novembre 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles11/broucke-dobre/%20. Consulté le 23 décembre 2025.

La visibilité des expositions de collections privées en France. Entre stratégies de rayonnement, de programmation et de déclassification

par Gwendoline Corthier-Hardoin

 

 — Gwendoline Corthier-Hardoin est docteure en histoire de l’art de l’École normale supérieure de Paris et de l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, où elle a mené une recherche sur les artistes collectionneurs en France des années 1860 aux années 1970. Son travail s’est attaché à étudier les acquisitions des artistes d’un point de vue esthétique, économique et sociologique. Elle a contribué à plusieurs revues et ouvrages dont Histoire de l’art (2021), Researching Art Markets. Past, Present and Tools for the Future (dir. Elisabetta Lazzaro, Nathalie Moureau, Adriana Turpin, 2021) ou encore Collectionner l’impressionnisme. Le rôle des collectionneurs dans la constitution et la diffusion du mouvement (dir. Ségolène Le Men et Félicie Faizand de Maupeou, 2022). Elle est actuellement chargée de recherche et d’expositions au Centre Pompidou-Metz.   —

 

En juin 2019 était inauguré le MO.CO. (Montpellier Contemporain) Hôtel des expositions à Montpellier, espace d’expositions dédié aux collections privées et publiques contemporaines du monde entier. La création de cette nouvelle structure, à l’image du projet d’ouverture du musée des collectionneurs à Angers[1], traduit un intérêt croissant pour les collections privées en France. Dans un contexte de raréfaction des fonds consacrés à l’acquisition d’œuvres, la visibilité de collections déjà constituées, entendue ici comme leur mise en exposition, représente un enjeu central pour les institutions culturelles publiques. Comme l’ont montré Judith Benhamou-Huet[2], Cyril Mercier[3], Anne Martin-Fugier[4], Kathryn Brown[5] ou encore Nathalie Moureau, Dominique Sagot-Duvauroux et Marion Vidal[6], les collectionneurs jouent aujourd’hui un rôle primordial comme instance de légitimation dans le monde de l’art, voire comme contrepoids des institutions publiques. Une situation qui conduit ces institutions à nouer des liens étroits avec des collectionneurs plus ou moins influents, et qui se matérialisent sous la forme d’expositions consacrées à leurs collections personnelles. Cette étude propose de mettre en lumière, grâce à un large dépouillement des programmations artistiques relatives aux institutions culturelles publiques françaises depuis les années 1950, comment les collections privées bénéficient d’une visibilité croissante dans la sphère publique. Cette visibilité témoigne d’une transformation progressive du paysage muséal en France, en même temps que de la frontière toujours plus poreuse entre acteurs publics et privés.

L’inventaire des expositions de collections privées

Afin d’analyser la visibilité des collections privées d’art contemporain d’un point de vue institutionnel, une liste des expositions des collections privées ayant eu lieu en France dans des structures publiques a été réalisée. Jusqu’ici, rares étaient les inventaires existant sur ce type d’événements. La plupart d’entre eux ont été effectués dans le cadre de recherches universitaires et s’inscrivent dans un champ de recherche délimité[7]. Nous avons complété ces travaux, en menant une recherche élargie à l’ensemble des expositions de collections privées d’art contemporain ayant eu lieu dans les institutions culturelles publiques françaises. Dans un premier temps, une liste des musées, centres et lieux d’art, ainsi que des FRAC existant sur le territoire français a été établie[8]. Dans un second temps, un dépouillement systématique des programmations relatives à ces institutions a été mené. Certaines d’entre elles sont disponibles en ligne[9], mais la majorité des programmations restent inaccessibles de prime abord. Le manque de temps, de moyens humains et budgétaires ; le désintérêt pour l’archivage ; ou encore les catastrophes naturelles et le piratage de données subis par certaines institutions, ont laissé dans l’ombre des décennies d’événements. Les institutions recensées ont donc été contactées individuellement, afin de recueillir une liste des expositions s’étant déroulées dans leurs lieux. Grâce à cette méthode, complétée par des articles de presse, les programmations de 61 musées, 13 FRAC, 29 centres d’art, 54 lieux d’art et 12 écoles d’art – soit 169 programmations d’institutions – ont pu être consultées[10]. Si cette liste n’est pas exhaustive, elle comprend la majorité des lieux conséquents d’art en France, susceptibles d’accueillir des collections privées. Par la suite, le dépouillement de ces programmations a permis de mettre au jour une liste de 339 expositions de collections privées ayant eu lieu dans 184 lieux sur le territoire français depuis les années 1950 (Fig. 1).

Fig. 1 : Cartographie des expositions de collections privées en France entre 1957 et 2022. Source : Gwendoline Corthier-Hardoin © OpenStreetMap contributors, © CARTO

L’hypothèse de ce travail se basait sur l’idée que les collectionneurs avaient gagné en visibilité au sein des institutions culturelles publiques, mais aucune enquête ne permettait de l’affirmer. Grâce à la collecte des données relatives aux expositions de collections privées, il est désormais possible d’analyser l’évolution de cette mise en visibilité, et de déconstruire certaines idées reçues sur le sujet, notamment des points de vue chronologique, géographique et économique.

Tout ne commence pas réellement avec Passions privées

L’exposition Passions privées, organisée en 1995 au musée d’Art Moderne de Paris, est communément considérée comme le point de départ de la visibilité des collections privées en France. Elle constitue, pour citer Stéphane Ibars dans le catalogue de l’exposition Collectionner au XXIe siècle, « un modèle en l’espèce tant les réflexions menées sur l’existence des collections privées d’art moderne et contemporain, leur constitution et leur médiatisation, ont permis d’imposer la figure du collectionneur au centre des nouveaux enjeux de l’art[11] ». Les motivations à l’origine de cette exposition sont à trouver dans le manque de visibilité des collectionneurs privés en France à cette période. Suzanne Pagé, commissaire de l’exposition, déclare à ce propos : « nous avons entamé une prospection systématique sur le terrain, privilégiant l’expérience directe et ignorant les allégations et autres a priori récurrents sur “l’absence bien connue de collectionneurs en France[12]” ». L’institution fait alors le pari de mettre en cause cette invisibilité, et dévoile qu’en réalité de nombreux amateurs existent sur le territoire français et soutiennent l’art contemporain. Si l’ampleur de cette exposition est inédite, son organisation doit néanmoins être appréhendée comme la résultante d’une évolution progressive du paysage muséal, des points de vue géographiques et temporels. En effet, plusieurs expositions de collections privées avaient eu lieu avant Passions privées.

En 1957 par exemple, l’événement Chefs-d’œuvre des Collections privées contemporaines du Tarn se tenait au musée Goya de Castres et, cinq ans plus tard, le musée des Arts décoratifs de Paris présentait Collections d’expression française. Au cours des années 1960, plusieurs institutions accueillaient par ailleurs la collection hollandaise Peter Stuyvesant. Entre 1964 et 1966 par exemple, les musées des beaux-arts du Havre et de Rennes, ainsi que le Centre Art et Recherches du Palais du Louvre, présentaient cette collection d’entreprise de tabac. Durant les années 1970, les collections de Suzy Solidor (1973), Gildas Fardel (1974), Pierre et Kathleen Granville (1974) étaient présentées au musée Grimaldi de Cagnes-sur-Mer, au musée d’Arts de Nantes et au musée des Beaux-arts de Dijon. Toutes étaient consacrées à la présentation des donations que ces collectionneurs avaient effectuées aux institutions. Une grande propension de la mise en visibilité des collections privées en France se déroule en effet à la suite d’une donation. Citons par exemple l’exposition après la donation d’Alexandre Iolas au Centre Pompidou en 1980, celle relative à la donation de Geneviève Bonnefoi à l’abbaye de Beaulieu la même année, ou encore Dons de la famille de Menil en 1984 et Donations Daniel Cordier : le regard d’un amateur en 1989, toutes deux au Centre Pompidou.

Parallèlement à ce type d’événements, se sont tenues des expositions proposant un regard novateur sur un courant ou un territoire spécifique de l’histoire de l’art, avec parmi elles Aspects historiques du constructivisme et de l’art concret —La Collection Mc Crory au Musée d’Art moderne de Paris en 1977, L’art depuis 1960. Collection Ludwig au CAPC de Bordeaux en 1979 ou encore Collection Pierre Restany « Une vie dans l’art » au Musée d’art moderne de Céret dix ans plus tard. Sans lister l’ensemble des expositions ayant eu lieu avant Passions privées, leur nombre (46 selon l’inventaire réalisé) révèle qu’une dynamique de collaboration entre le privé et le public était déjà à l’œuvre sur l’ensemble du territoire français avant 1995. En revanche, Passions privées fait figure d’événement catalyseur en raison de son envergure (92 collectionneurs prêtent alors des œuvres et 29 d’entre eux dévoilent leur identité). Par la suite, le nombre d’expositions de collections privées triple quasiment à partir des années 2000, pour atteindre son apogée dans les années 2010 (Fig. 2).

Fig. 2 : Histogramme des expositions de collections privées dans les institutions culturelles publiques en France par année. Source : Gwendoline Corthier-Hardoin

Si les collections privées contemporaines se donnent de plus en plus à voir au sein des institutions culturelles publiques, c’est entre autres parce que l’art contemporain, de manière générale, bénéficie de plus en plus de lieux d’accueil et de valorisation dans le domaine public. Non seulement de nombreuses institutions ayant accueilli des expositions de collections privées ont ouvert leurs portes depuis les années 1960, mais plusieurs fondations privées[13] et clubs de collectionneurs[14] ont également vu le jour, particulièrement dans les années 2000. En outre, les objectifs muséaux se sont progressivement modifiés. Les questions de rayonnement et de mécénat sont aujourd’hui indissociables des missions premières des musées (conservation, étude et diffusion des collections), entraînant une forte porosité avec le secteur privé[15].

Les collections les plus visibles : une question de rayonnement

La grande majorité des collections privées exposées en France sont françaises. Elles représentent 65% des collections présentées, suivies de collections allemandes (2%), suisses (2%), états-uniennes (2%) et néerlandaises (2%). Les dix collections les plus visibles en France, d’après l’inventaire constitué, sont celles de la Société Générale, de Jean Ferrero, de François Pinault, de Daniel Cordier, d’Agnès Troublé (agnès b.), de l’Adiaf, de Bernard Lamarche-Vadel, de Madeleine Millot-Durrenberger, de Marc Sordello et Francis Missana, puis de Nicolas Laugero Lasserre. Cette liste apparaît fortement hétérogène. De nombreuses différences séparent ces acteurs, de la nature de leur statut aux moyens financiers qu’ils possèdent en passant par le type d’œuvres collectionnées. Cependant, cette hétérogénéité témoigne des multiples enjeux rencontrés par les institutions culturelles publiques françaises, tant sur le plan du rayonnement – local et international – que sur celui de la programmation.

Créée en 1995, la collection d’entreprise Société Générale rassemble plus de 570 œuvres originales et 750 lithographies, éditions et sérigraphies, constituant l’un des plus importants ensembles d’art contemporain réuni par une banque en France. Ce n’est qu’à partir de 2005 que la Collection Société Générale bénéficie d’une visibilité au sein des institutions culturelles publiques, avec une exposition au musée des Beaux-Arts de Rouen cette année-là, puis en 2006 au musée d’Art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole et au musée des beaux-arts de Nancy, l’année suivante au musée d’Art moderne de Céret, en 2009 au centre de création contemporaine Olivier Debré de Tours, au Palais des Beaux-Arts de Lille et au musée des Beaux-Arts de Lyon en 2010, au musée d’Art moderne et d’Art contemporain (MAMAC) de Nice l’année suivante, et enfin au Lieu d’Art et Action Contemporaine de Dunkerque en 2014.

Le début de cette visibilité correspond à un moment particulier de l’histoire de la collection puisqu’à partir de 2004, la Société Générale mène une intense politique de mécénat auprès d’institutions telles que le musée des Beaux-Arts de Lyon, le Centre de création contemporaine Olivier Debré, ou encore le MAMAC de Nice. Ce mécénat se déroule fréquemment en parallèle des expositions dédiées à la collection Société Générale. Il s’agit, comme l’explique Angélique Aubert, responsable du mécénat artistique de l’entreprise en 2012, de privilégier des « musées en région pour exposer la collection[16] ». On assiste alors à une véritable volonté de diffusion géographique afin de valoriser le fonds constitué, et par extension la politique mécénale de la Société Générale.

Si ce rayonnement bénéficie aux collections privées, il permet également aux institutions et aux collectivités de jouir de retombées médiatiques et économiques. Lorsque l’homme d’affaires et milliardaire François Pinault expose sa collection en 2018[17] puis 2019, 2020 et 2021[18] à Rennes – ville dont il est originaire –, la municipalité ne cache pas ses ambitions. Nathalie Appéré, Maire de Rennes, déclare en 2018 :

« Accueillir la collection de François Pinault au Couvent des Jacobins, notre nouveau Centre des Congrès, c’est, pour Rennes, l’opportunité exceptionnelle de vivre au cœur de la création internationale. Pour les Rennaises et les Rennais, mais aussi pour celles et ceux qui viendront, à cette occasion, découvrir notre ville, cette exposition va constituer, j’en suis sûre, une expérience inoubliable, le point d’orgue d’un engagement résolu pour promouvoir l’art contemporain à Rennes[19] ».

La collection privée constitue alors un gage de renommée dont usent les municipalités pour promouvoir leur ville. Nombreux sont les exemples de cette utilisation du privé à des fins de rayonnement, comme lorsque la Maire de Paris, Anne Hidalgo, se réjouissait de l’ouverture de la Bourse de Commerce – Pinault Collection, considérée comme l’une des « marques » permettant de promouvoir l’art contemporain à Paris[20]. Un double bénéfice pour chacune des parties, posant toutefois la question de l’institutionnalisation progressive de ces mêmes collections, d’abord légitimées par les structures publiques.

La collection constituée à partir de 1983 par la créatrice de mode Agnès Troublé est un exemple supplémentaire de ce processus. Comprenant aujourd’hui environ 5 000 pièces, sa collection se déploie entre peintures, sculptures, photographies et vidéos. Jouissant d’une importante renommée dans le monde culturel, la collectionneuse a été fortement convoitée par les institutions publiques à partir des années 1990, et plus intensément à partir des années 2000 : Espace des arts de Chalon-sur-Saône et musée Picasso d’Antibes en 1992, Centre national de la photographie de Paris en 2000, Palais des arts de Nogent-sur-Marne en 2002, Les Abattoirs de Toulouse en 2004, Lille Métropole Musée d’Art moderne, d’Art contemporain et d’Art brut de Villeneuve-d’Ascq en 2015, Musée National de l’histoire de l’immigration de Paris en 2017, École nationale supérieure de la Photographie d’Arles en 2019. Cette série d’expositions met en exergue « sa curiosité insatiable et son œil décalé[21] » qui fonctionne comme un vecteur de légitimation de ses choix, et qui aboutit à l’ouverture à Paris, en 2020, d’un lieu consacré à sa collection : La Fab[22].

Ces quelques exemples révèlent combien la visibilité des collections privées repose sur des facteurs multiples, allant des enjeux de rayonnement, de légitimité et d’institutionnalisation, à des questions davantage économiques et politiques. Face à la baisse des budgets publics nationaux, et à un État parfois davantage « pourvoyeur de normes que de ressources » selon les mots de Sylvie Pflieger, Anne Krebs et Xavier Greffe[23], il apparaît complexe, pour les musées, d’être aussi réactifs sur le marché de l’art que les collectionneurs privés. En outre, les œuvres rassemblées par ces derniers exercent un pouvoir d’attraction tel qu’il permet de répondre aux attentes de fréquentation et de renommée demandées par les structures subventionneuses.

Un moyen d’explorer de nouveaux champs visuels pour les institutions

Il serait cependant réducteur d’expliquer la visibilité des collections privées dans les institutions culturelles publiques uniquement par le prisme du rayonnement, qu’il soit politique ou économique. La position du collectionneur lui permet d’opérer des choix personnels, à la différence des règles et limites qui incombent à la constitution d’une collection publique (inaliénabilité, historicité, cohérence…). Cette liberté propre au collectionneur privé l’amène à porter un regard singulier sur certaines œuvres, démarches ou courant artistiques, dont peuvent bénéficier les institutions culturelles publiques en les exposant, à l’image de la collection de Jean Ferrero principalement montrée sur la Côte d’Azur et qui promeut notamment l’École de Nice, ou des œuvres aborigènes rassemblées par Marc Sordello et Francis Missana.

Débutée dans les années 2000, la collection de Sordello et de Missana se compose d’une grande variété de pratiques artistiques (art aborigène « du désert » et art aborigène dit « urbain » notamment). Les deux collectionneurs se sont donnés pour mission de rendre visible leur collection afin de promouvoir l’art aborigène australien dans des espaces dédiés à l’art contemporain. Cette mise en visibilité se déploie principalement sur la côte sud-française : au MAMAC de Nice en 2007, à la Médiathèque Albert Camus d’Antibes en 2008 et en 2015, à la Médiathèque Jean d’Ormesson de Villeneuve-Loubet en 2015 également, à la Médiathèque Colette de Valbonne, ainsi qu’à la Médiathèque Sonia Delaunay de Biot la même année[24]. En 2016, la collection de Sordello et de Missana est présentée au musée océanographique de Monaco. Un objectif commun préexiste à ces événements, celui de faire sortir l’art aborigène des musées d’anthropologie. Autrement dit, la collection – au-delà d’être animée par des motivations fonctionnelles, sociales ou financières[25] – devient aussi le moyen d’étendre les frontières de l’art contemporain.

La visibilité de la collection de Bernard Lamarche-Vadel, écrivain et critique d’art, rejoint cet enjeu de déclassification. Cette collection a été exposée à six reprises (en 2003, 2004, 2009, 2011 et 2013), dans un même lieu, le Musée Nicéphore Niepce de Chalon-sur-Saône. Composée de près de 1 700 photographies, la collection de Lamarche-Vadel est mise en dépôt au sein de l’institution en 2003 par ses ayants droit, le collectionneur étant décédé trois ans plus tôt. Elle a non seulement permis d’enrichir le fonds muséal, mais surtout de repenser le parcours muséographique de l’institution. Sonia Floriant, chercheuse associée au musée, déclare à ce propos : « La collection Lamarche-Vadel nous sert de test pour poursuivre nos réflexions sur une nouvelle muséographie, sur l’idée qu’il faut “réinterpréter”, réviser la notion de collection[26] […] ». Des propos qui révèlent combien la monstration de collections privées peut aussi constituer, pour l’institution, un moyen de se questionner. À partir d’une approche transdisciplinaire, la collection privée est ici envisagée comme un outil de recherche sur l’appréhension et le rendu visuel d’une collection dans sa quasi-globalité, afin de proposer un display inédit, et par extension une réception nouvelle des œuvres par le public.

Une autre collection de photographies de près de 1 300 pièces, rassemblée par la Strasbourgeoise Madeleine Millot-Durrenberger, a elle aussi été régulièrement présentée au sein de structures publiques : l’École supérieure des beaux-arts de Nîmes (Esban) en 2005, à la Maison d’art Bernard-Anthonioz de Nogent-sur-Marne en 2008, à trois reprises à l’Institut Supérieur des Beaux-Arts (ISBA) de Besançon en 2012, 2014 et 2017, puis à la Maison de Saint-Louis, Centre d’art et de photographie de Lectoure en 2018. Chacune de ces expositions adoptait un point de vue spécifique sur la collection, qu’il soit formel ou conceptuel. Régulièrement commissaire de ces expositions, Millot-Durrenberger mène aussi une intense politique éditoriale grâce à sa maison d’édition créée en 1986. La visibilité de cette collection repose donc sur une démarche particulièrement active de la collectionneuse, qui semble non seulement chercher à exposer régulièrement les pièces rassemblées, mais également à faire émerger de nouveaux questionnements. Elle déclare à ce propos :

« Je diffuse les activités des artistes de ma collection en exposant et en publiant leurs œuvres. Par exemple, j’essaie de créer quelque chose qui montre de nouvelles idées en réunissant des philosophes, des universitaires, des écrivains ou des psychanalystes pour discuter des images créées par les artistes. J’organise également de nombreuses expositions avec les idées qui me viennent à l’esprit[27] ».

La collection Millot-Durrenberger est un exemple particulièrement significatif de l’ambiguïté relative au rôle des collections privées, celles-ci étant désormais envisagées comme des outils réflexifs et pédagogiques, au même titre que les collections muséales. Une confusion – ou complémentarité – renforcée par la position que s’octroient les collectionneurs en tant que commissaires d’expositions, à l’image des directeurs ou conservateurs d’institutions. Se pose en effet parfois la question d’une visibilité autonome des acquisitions effectuées par les collectionneurs privés, à travers les institutions publiques[28]. Du choix des œuvres présentées à celui de leur circulation par la suite – conservées en mains privées ou revendues sur le marché –, il existe une ambiguïté, voire un conflit d’intérêt, sur la question des artistes promus. Dans son article « When museums meet markets », Kathryn Brown explique :

« Le rôle de plus en plus puissant des collectionneurs privés – dont beaucoup gèrent désormais leurs propres musées – est un facteur qui a précipité de nouveaux changements dans les paysages culturels du monde entier. Comme les particuliers se tournent vers le marché pour élargir leurs collections, les artistes qui sont promus par des marchands et des maisons de vente aux enchères motivés par des considérations commerciales sont inévitablement ceux qui se frayent un chemin dans le plus récent des musées[29] ».

Autrement dit, la réitération d’expositions relatives aux collections privées questionne de manière sous-jacente la diversité culturelle proposée au sein des structures publiques, et par extension l’équilibre précaire de cette diversité depuis l’avènement des collections privées dans le secteur muséal.

Quelles collections pour quels enjeux ?

Si les collections précédemment mentionnées ont toutes bénéficié d’une forte visibilité en France grâce à des expositions, les motivations à l’origine de ces événements, comme leurs objectifs, diffèrent. On observe premièrement un contraste assez net entre des collectionneurs dotés de moyens conséquents qui montrent leurs collections par stratégies de visibilité (n’empêchant pas une démarche de mécènes engagés) et des collectionneurs plus locaux, présentant leurs collections au sein d’un territoire restreint parce qu’ils y sont implantés depuis plusieurs années. Deuxièmement, une distinction doit être faite entre les collections privées restées en main privées – visibles pour montrer l’engagement actuel d’un collectionneur – et celles rendues visibles à la suite d’une donation ou d’un dépôt – lorsque les institutions rendent hommage ou usent de ces collections pour repenser leur muséographie, à l’image de la collection de Daniel Cordier. Enfin, si certaines grandes collections privées se composent d’œuvres reconnues et établies sur la scène artistique contemporaine, d’autres se donnent pour missions de soutenir et de défendre des productions encore peu visibles dans le champ culturel français, à l’instar de Nicolas Laugero Lasserre œuvrant à la diffusion de l’art urbain. De nombreuses variables doivent ainsi être prises en compte pour comprendre la visibilité croissante des collections privées et les réactions qu’elles suscitent, du développement des institutions muséales aux enjeux historiographiques, en passant par les attentes des instances subventionneuses, des lieux d’accueil et du public.

En 2021, plusieurs voix s’élevaient en effet contre l’exposition des œuvres de Jeff Koons par François Pinault au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem). Un tract intitulé « KOONS MUCEM WTF ? » (Fig. 3) s’insurgeait contre la mainmise du collectionneur sur une structure publique, accusant l’institution d’accueillir une exposition qui allait par la suite valoriser la cote d’œuvres appartenant à un acteur privé[30].

Fig. 3 : Tract des Occupant·es du FRAC PACA. Source : Occupant·es du FRAC PACA

Dans sa conférence sur « Le pouvoir du collectionneur dans le domaine culturel[31] », Kathryn Brown mettait en garde sur les dangers que peut représenter le mécénat privé, sur la « starisation » des personnalités du monde de l’art – les méga-collectionneurs –, sur le clientélisme des institutions, ainsi que sur l’extension du goût privé dans la sphère publique. Selon l’historienne de l’art, il ne doit pas être oublié que ces collections privées reflètent les intérêts intellectuels, sociaux et économiques d’une élite. Elle défendait par la même l’idée que les musées doivent pouvoir garder leur esprit critique, malgré la proximité aujourd’hui indéniable qu’il existe entre la sphère privée et les institutions culturelles publiques. Les expositions de collections privées en France montrent en effet combien cette proximité est de plus en plus présente, bien que les collectionneurs mis en lumière ne concernent pas majoritairement de méga-collectionneurs. En outre, elles révèlent combien il est déterminant de s’interroger sur ce qui est donné à voir, tant d’un point de vue social qu’historiographique.

 

Notes

[1] Le musée des collectionneurs, développé par la Compagnie de Phalsbourg, accompagnée de Steven Holl Architects et de Franklin Azzi Architectes, a pour but d’exposer les œuvres de collections privées. Son ouverture est prévue en 2026 à Angers.

[2] Benhamou-Huet J., Global Collectors = Collectionneurs du monde, Bordeaux, Cinq sens ; Paris, Phébus, 2008.

[3] Mercier C., Les collectionneurs d’art contemporain : analyse sociologique d’un groupe social et de son rôle sur le marché de l’art, thèse de doctorat de sociologie sous la dir. d’Alain Quemin, Université Sorbonne Nouvelle -Paris 3, 2012, 1 vol.

[4] Martin-Fugier A., Collectionneurs : entretiens, Arles, Actes Sud, 2012.

[5] Brown K., « Patrimony and Patronage: Collecting and Exhibiting Contemporary Art in France », présentation lors de la conférence Collecting and Public Display : Art Markets and Museums, Université de Leeds, 30-31 mars 2017 ; « Public vs private art collections: who controls our cultural heritage? », The Conversation, 11 août 2017, en ligne : https://theconversation.com/public-vs-private-art-collections-who-controls-our-cultural-heritage-80594 (consulté en novembre 2022).

[6] Moureau N., Sagot-Duvauroux D., Vidal M., Collectionneurs d’art contemporain : des acteurs méconnus de la vie artistique, Paris, Département des Études, de la Prospective et des Statistiques, 2015.

[7] Bissirier T., Une nouvelle génération de collectionneurs : motivations, comportements d’acquisition et pratiques de la collection chez les jeunes collectionneurs d’art contemporain en France, thèse de doctorat d’histoire de l’art sous la dir. de Cecilia Hurley et Sylvain Alliod, École du Louvre, 2019, 1 vol. ; Corthier-Hardoin G., Artistes collectionneurs : un oxymore ? Évolution du collectionnisme chez les artistes en France des années 1860 aux années 1970. Entre fraternité, dynamiques marchandes et stratégies de légitimation, thèse de doctorat d’histoire de l’art sous la dir. de Béatrice Joyeux-Prunel et Nathalie Moureau, École normale supérieure de Paris ; Université Paris Sciences et Lettres, 2022, 1 vol.

[8] Ont été pris en compte pour cette recherche les musées d’art contemporain, musées d’art moderne, musées des Beaux-Arts, musées d’archéologie, centres d’art contemporain (labellisés ou non), lieux publics accueillant de l’art contemporain (galeries municipales, artothèques, médiathèques), fonds régionaux d’art contemporain, scènes nationales (conventionnées ou non), établissements publics de coopération culturelles, écoles d’art. Les lieux à caractère privé ont été écartés de la liste.

[9] Voir par exemple le catalogue raisonné des expositions du Centre Pompidou, en ligne : http://catalogueexpositions.referata.com (consulté en novembre 2022).

[10] Environ 80 lieux n’ont pas donné de réponses : 38 écoles d’art, 37 lieux d’art municipaux, 17 musées et neuf FRAC.

[11] Ibars S., « Si une accumulation reflète une vie… », Collectionner au XXIe siècle, cat. exp., Avignon, Collection Lambert, 2019, p. 16.

[12] Pagé S., « Préface », Passions privées. Collections particulières d’art moderne et contemporain en France, cat. exp., Paris, Musée national d’Art moderne, 1995, p. 12.

[13] La fondation Maeght a ouvert ses portes en 1964 ; la fondation Cartier en 1984 ; la coopérative-musée Cérès Franco en 1993 ; la fondation Jean-Marc et Claudine Salomon et la fondation Kadist en 2001 ; la maison rouge – fondation Antoine de Galbert et la fondation Blachère en 2004 ; la fondation Clément en 2005 ; la fondation Ricard en 2007 ; la fondation Francès en 2009, la villa Datris ; l’institut culturel Bernard Magrez et le fonds Hélène et Édouard Leclerc en 2011 ; la fondation François Schneider en 2013 ; la fondation Louis Vuitton en 2015 ; la fondation Carmignac et Lafayette Anticipations en 2018 ; La Fab en 2020 ; la collection Pinault, le pôle culturel de l’Île Seguin ou encore la fondation Helenis en 2021.

[14] Comme l’association pour la Diffusion internationale de l’Art français (Adiaf), créée en 1994, suivie d’autres associations comme L’Œil Neuf, Les Centaures, le Club Buy Art d’Art Process, le Barter Paris, CLAC !, ART38, le Club Achetez de l’art ou encore Le Club Spring.

[15] Quemin A., « The Market and Museums: the Increasing Power of Collectors and Private Galleries in the Contemporary Art World », Journal of Visual Art Pratice, vol. 19, n°3, 2020, p. 211-224.

[16] Alliod S., « Trois questions à Angélique Aubert », La Gazette de l’Hôtel Drouot, n°25, 2012, en ligne : https://artstorming.fr/wp-content/uploads/2017/06/Gazette-Drouot_2012.pdf (consulté en novembre 2022).

[17] Debout ! : Pinault Collection, cat. exp., Rennes, Couvent des Jacobins, Musée des Beaux-Arts, 2018.

[18] Au-delà de la couleur : le noir et le blanc dans la collection Pinault, cat. exp., Rennes, Couvent des Jacobins, Musée des Beaux-Arts, 2021.

[19] « « Debout ! » Une exposition de la collection Pinault à Rennes », en ligne : https://www.tourisme-rennes.com/fr/decouvrir-rennes/actualites/exposition-collection-pinault/ (consulté en novembre 2022).

[20] « François Pinault installe sa collection à Paris, à la bourse du Commerce », en ligne : https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/francois-pinault-installe-sa-collection-a-paris-a-la-bourse-du-commerce_3279163.html (consulté en novembre 2022).

[21] Présentation de l’exposition Un regard sur la collection d’agnès b. au Lille Métropole musée d’Art moderne, d’Art contemporain et d’Art brut de Villeneuve-d’Ascq en 2015, en ligne : https://www.musee-lam.fr/fr/un-regard-sur-la-collection-dagnes-b (consulté en novembre 2022).

[22] « Une « fabrique culturelle et solidaire » : Agnès b. inaugure « La Fab. », sa fondation d’art contemporain », en ligne : https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/une-fabrique-culturelle-et-solidaire-agnes-b-inaugure-la-fab-sa-fondation-d-art-contemporain_3803165.html (consulté en novembre 2022).

[23] Pflieger S., Krebs A., Greffe X., « Quels designs économiques et financiers des musées face à la raréfaction des ressources publiques ? », Rapport pour le ministère de la Culture et de la Communication, Rapport de recherche Université Paris Descartes/CERLIS, mai 2015.

[24] Cérémonie aborigène : art aborigène contemporain : la collection Antiboise de Marc Sordello & Francis Missana, exp., Antibes, Médiathèque Albert Camus ; Villeneuve-Loubet, Médiathèque Jean d’Ormesson ; Valbonne, Médiathèque Colette ; Biot, Médiathèque Sonia Delaunay, 2015.

[25] Moureau N., Sagot-Duvauroux D., Vidal M., Collectionneurs d’art contemporain : des acteurs méconnus de la vie artistique, Paris, Département des Études, de la Prospective et des Statistiques, 2015, p. 42-52.

[26] Floriant S., « « Corpus » ou l’économie d’un système de visualisation de collections », La lettre de l’OCIM, n°102, 2005, p. 22-23, en ligne : https://ocim.fr/wp-content/uploads/2013/02/LO.1023-pp.20-26.pdf (consulté en novembre 2022).

[27] Shiboh M., « Une énigme insoluble. Interview with Madeleine Millot-Durrenberger », Iesa arts&culture, en ligne : https://www.iesa.edu/paris/news-events/une-enigme-insoluble (consulté en novembre 2022).

[28] Citons par exemple la célèbre exposition consacrée à Jeff Koons au château de Versailles en 2008, pour laquelle plusieurs œuvres de l’artiste appartenaient à François Pinault. Cette manifestation fut organisée par Jean-Jacques Aillagon, précédemment responsable du Palazzo Grassi.

[29] Brown K., « When museums meet markets », Journal of Visual Art Practice, vol. 19, n° 3, 2020, p. 203-210.

[30] « Quand le Mucem fait dans le bling-bling et le fric », Sudculture-solidaires13, en ligne : http://sudculture-solidaires13.com/quand-le-mucem-fait-dans-le-bling-bling-et-le-fric/ (consulté en novembre 2022).

[31] Brown K., « Le pouvoir du collectionneur dans le domaine culturel : enjeux et tendances », dans le cadre de la journée d’étude Du privé au public. Enjeux et stratégies dans la présentation des collections privées d’art contemporain dans les institutions publiques, 2021, en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=Vo5NAwjBe6o (consulté en juin 2022).

 

Pour citer cet article : Gwendoline Corthier, "La visibilité des expositions de collections privées en France. Entre stratégies de rayonnement, de programmation et de déclassification", exPosition, 6 décembre 2022, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles7/corthier-visibilite-expositions-collections-privees-france/%20. Consulté le 23 décembre 2025.