Revoir le Moyen Âge, questionner l’histoire de l’art. Le réaménagement du département médiéval du Palais des Beaux-Arts de Lille

par Sophie Dutheillet de Lamothe et Sophie Loock

 

Conservatrice du patrimoine, Sophie Dutheillet de Lamothe est en charge depuis 2019 du département Moyen Âge et Renaissance du Palais des Beaux-arts de Lille. Elle est titulaire d’un doctorat en études italiennes et romanes (2021), portant sur la place du corps dans les pratiques de dévotion des premiers Prêcheurs. Ses recherches portent principalement sur l’histoire de l’art médiéval italien et européen et l’anthropologie religieuse.  

Attachée de conservation du patrimoine, Sophie Loock est en charge des collections d’objets d’art et des plans-reliefs au Palais des Beaux-Arts de Lille. Elle collabore entre 2017 et 2022 à l’élaboration et à la mise en œuvre du Projet Scientifique et Culturel du musée dans les départements des plans-reliefs puis du Moyen Âge et de la Renaissance. —

 

Reliquaires, retables, fonts baptismaux, décors lapidaires d’églises, panneaux de dévotion, objets liturgiques etc. Toutes ces typologies d’objets composent l’écrasante majorité des collections médiévales du Palais des Beaux-Arts de Lille, comme de bien des musées dits de « beaux-arts ». Nouveaux écrins des œuvres médiévales, les musées se substituent aux églises et oratoires pour offrir au plus grand nombre l’opportunité de les regarder. Mais la mise en perspective de ces collections dans un contexte d’étude et de présentation de « beaux-arts » les déplace sémantiquement : en les qualifiant d’« œuvres d’art », elle fait primer implicitement leur qualité formelle sur leur fonction. Des pièces liturgiques sont présentées et classées comme des jalons de l’histoire de l’art et du goût. Les médiations proposées dans la plupart des parcours permanents des grands musées occidentaux sur ces œuvres abordent l’artiste avant le destinataire ou l’usager, la forme et le style avant le sens[1]. On peut se réjouir de ce déplacement, propre à conférer une universalité nouvelle à des artefacts issus du christianisme. Aujourd’hui, le positionnement des musées face aux œuvres médiévales peut toutefois être questionné. La déchristianisation des sociétés occidentales et l’absence de culture religieuse de bien des visiteurs ne doit-elle pas conduire à une réflexion sur la manière de présenter ces objets : que veut-on en dire prioritairement à un néophyte dans les quelques secondes où il les découvre dans l’espace du musée ? Qu’ils sont un « chef-d’œuvre » de tel ou tel style ? ou qu’ils ont été vénérés par des centaines de personnes qui les investissaient d’un pouvoir sacré, et pour quelles raisons ? Qu’en dirait-on s’il s’agissait de décontextualiser de la même façon le discours autour d’un masque dogon ou d’un ouchebti égyptien ?

Comment mettre en scène aujourd’hui une collection d’œuvres médiévales : faut-il privilégier l’histoire des formes ou le contexte spirituel de leur production, leur fonction, leur sens qui échappe désormais au plus grand nombre ? Expliquer les usages et les messages des œuvres médiévales, est-ce faire du catéchisme ou est-ce le devoir et la politesse du musée ? Le discours sur les œuvres médiévales doit-il, en un mot, mettre au premier plan l’histoire des styles, l’anthropologie religieuse, l’iconographie, l’histoire sociale, l’histoire des mentalités ? Quelle « histoire de l’art » le musée veut-il raconter ?

Contexte et fonction des œuvres : le récit scénographique

Le département médiéval du Palais des Beaux-Arts de Lille tel qu’il existe aujourd’hui est issu du réaménagement du musée de la fin des années 1990, conduit par les architectes Jean-Marc Ibos et Myrto Vitart lorsqu’Arnauld Brejon de Lavergnée dirigeait l’institution. Ces collections sont alors présentées pour la première fois dans les caves voûtées du musée, une architecture de briques et de pierres dont les vastes volumes se prêtent particulièrement à la contemplation d’œuvres qui, pour beaucoup d’entre elles, prenaient place dans des églises. Depuis les prémices du musée au XIXe siècle[2], la présentation des collections archéologiques et médiévales lilloises mêle toutes les techniques. Les sculptures de bois et de pierre côtoient l’orfèvrerie liturgique, les peintures de tous formats et les objets précieux se répondent dans des compositions pouvant évoquer tantôt un cabinet de collectionneur, tantôt une vague reconstitution de décor de chapelle ou d’église.

L’effet d’ensemble est celui d’une immersion dans une évocation d’intérieur « médiéval », où dominent le goût de l’accumulation et une certaine profusion décorative. Des recompositions à partir d’éléments divers sont parfois proposées, à la manière des accrochages assez libres et des Gothic Rooms popularisés aux États-Unis dans la première moitié du XXe siècle[3]. Ainsi, le retable germanique de saint Georges, lui-même fruit d’une recomposition d’éléments divers[4], apparaît-il dans une photographie ancienne du musée (Fig. 1) encadré de deux chandeliers d’autel produits dans les Anciens Pays-Bas, vers 1500, et de deux anges thuriféraires en pierre sculptée, que leur style rattache à une production du Nord de la France au milieu du XVe siècle. Ici, la stricte cohérence du classement par école et par chronologie s’efface pour privilégier l’effet d’ensemble et l’impact visuel sur le visiteur. La liberté de ce type d’accrochage peut aujourd’hui être dénigrée, tant le modèle muséal du classement par technique, par aire géographique et par progression chronologique s’est imposé dans la plupart des musées occidentaux. Pourtant, la puissance de séduction de ces compositions scénographiques n’est pas que poétique et sensible : elle peut constituer un levier cognitif efficace sur la réception des œuvres médiévales par leurs destinataires passés. En positionnant le retable d’une certaine manière dans une architecture, en l’entourant d’éléments qui évoquent un mobilier liturgique et un espace ecclésial, les conservateurs favorisent un certain regard : il apparaît dans un dispositif spatial rappelant sa fonction cultuelle, favorisant la compréhension de son environnement premier et de ses usages.

Les choix muséographiques qui ont été faits lors du réaménagement du Palais des Beaux-Arts de 2022[5] n’excluent pas ce type de scénographie libre, où des œuvres issues d’époques et de contextes divers se côtoient pour former des ensembles suggestifs à défaut d’être authentiques. C’est le cas du mur d’entrée dans le département, qui juxtapose un calvaire brabançon de 1500 et des anges porteurs d’instruments de la Passion provenant d’autres groupes sculptés, encadrés par un saint Jean et une Vierge de calvaire réalisés au début du XVIe siècle dans le Limbourg (Fig. 2). Plus loin, une grande galerie mêlant des œuvres de France, d’Espagne et d’Italie, agencées dans un parcours thématique et chronologique, propose au visiteur une déambulation rappelant, même imperceptiblement, celle d’un fidèle dans une église. Après avoir dépassé un grand portail[6], le visiteur progresse vers un retable peint d’Italie du Sud, qui apparaît comme un point focal du fait de son emplacement dans l’axe de la galerie, de son format, de ses couleurs vives et de son fond doré (Fig. 3).

Sa disposition sur un socle et non sur une cimaise rappelle également la destination première du retable, associé à un autel[7]. Dans une section introductive consacrée à la fonction et à la place des œuvres dans l’espace des églises et les célébrations liturgiques, ce retable s’impose ainsi comme un élément-clé, aux côtés d’objets iconiques de la collection comme l’encensoir aux Hébreux ou la croix de Wasnes-au-Bac. Derrière lui, une ronde de vitrines abrite des reliquaires. Leur disposition en cercle offre au visiteur de se déplacer à la manière d’un pèlerin dans un déambulatoire, au sein d’une section centrée sur le thème du culte des saints et des reliques. La prise en compte du rapport du regardeur à l’espace, de ses déplacements comme des éléments qui contribuent à construire son expérience de visite et à donner du sens aux objets, a été essentielle dans la conception scénographique du parcours, confiée à l’agence Scénografiá (Nicolas Groult et Valentina Dodi). La réflexion sur les enjeux de réception d’une œuvre par son positionnement dans l’espace a ainsi permis de moduler la disposition des collections au fil du parcours, pour suggérer tantôt la sphère collective, tantôt la sphère privée, favoriser des faceàface ou des contournements, inviter à baisser ou à lever le regard. La mise en scène du bas-relief du Festin d’Hérode de Donatello, fleuron du département, dans une petite salle qui lui est entièrement consacrée, participe de la même réflexion. Plutôt que de le présenter dans une grande galerie évoquant par ses volumes et son agencement général une nef d’église, le choix d’un espace plus intime crée les conditions d’une contemplation différente de l’œuvre, telle qu’on pourrait l’expérimenter dans la sphère privée. Ce choix n’est pas neutre : il place le chef-d’œuvre de Donatello dans un dispositif muséal qui n’associe le relief à aucun contexte donné. L’œuvre, pour laquelle aucune destination religieuse n’est connue à ce jour, est donnée à voir seule, dans une scénographie épurée, visant à souligner son statut d’œuvre d’art à part entière et sa modernité. La rupture entre les œuvres médiévales et ce manifeste de la Renaissance est marquée dans la médiation, mais aussi dans l’espace singulier construit autour du bas-relief (Fig. 4).

Matérialité, technique, vie quotidienne : la place des objets d’art et la multiplicité des discours

La présence d’objets d’art dans le département Moyen Âge et Renaissance a été considérablement augmentée à la faveur du réaménagement de 2022. La richesse et la diversité matérielle et typologique des collections lilloises dans ce domaine, des ivoires aux émaux, en passant par l’orfèvrerie, la numismatique, la dinanderie ou la céramique, a été au cœur d’une réflexion sur leur place dans la muséographie et le discours. Une « galerie des Trésors » a ainsi vu le jour, tout entière tournée vers le savoir-faire des artisans médiévaux dans différents domaines. Avec la matérialité comme point de départ, rendre compte de techniques de création exceptionnelles et aujourd’hui méconnues a permis de renouveler le regard porté sur ces productions et de réaffirmer leur place au sein des collections dites « de beaux-arts ».

L’art de l’ivoire, l’art du métal, l’art de l’émail et l’art du livre sont ainsi abordés tour à tour dans la galerie d’objets d’art située au centre du parcours. Les quatre sections sont déclinées selon un principe scénographique commun. Pour chacune, un échantillon de la matière brute ayant servi à façonner les objets jouxte le texte d’introduction et précède la présentation des œuvres. En vitrine, des défenses de morse et d’éléphant côtoient de précieuses figures d’appliques ou des volets de diptyques (Fig. 5), et des oxydes métalliques en poudre voisinent avec les émaux champlevés. Le visiteur est guidé dans sa découverte des œuvres par une médiation ciblée sur la matérialité et la technique. En face de chaque vitrine, une proposition graphique, tactile ou numérique complète ou précise le processus de fabrication des objets présentés. Pour l’art du livre, un dispositif numérique permet, par exemple, de feuilleter l’intégralité de l’un des ouvrages exposés et d’accéder à des contenus ayant trait à la fabrication ou à la mise en page du manuscrit (la réglure, les rubriques, le rôle du copiste etc.), tout autant qu’au texte en lui-même et à son contexte de production[8]. En vis-à vis de la vitrine consacrée à l’art du métal, plusieurs lingots de cuivre, d’étain, de bronze et de laiton ainsi que des fac-similés d’outils d’orfèvre font, quant à eux, le lien avec le discours sur les alliages cuivreux et les procédés de décor développé dans la vitrine. Toutes ces données matérielles et techniques offrent au visiteur l’opportunité de poser un regard différent sur les œuvres. Positionné au centre de la vitrine « Art du métal », un précieux Christ en croix d’applique du début du XIIe siècle (Fig. 6) révèle ainsi peut-être plus facilement au visiteur la finesse des détails gravés des mèches de cheveux et de la barbe, le poinçonnage des pans du périzonium ou les traces de dorure encore visibles par endroits.

Mettre en exergue le processus de transformation de la matière brute vers l’objet fini a également été propice à l’intégration de pièces usuelles ou archéologiques habituellement peu présentes dans les musées de beaux-arts. Dans cette même vitrine consacrée au travail du métal, un chaudron tripode, objet commun des cuisines médiévales et reconnaissable de chacun, trouve notamment sa place en regard d’un film d’archéologie expérimentale reproduisant son processus de fonte[9].

La technique de fabrication, la matérialité ou l’usage sont autant de pistes explorées pour valoriser les objets dans l’ensemble du département. Parmi les sorties de réserve qui ont marqué la réouverture de 2022, on compte ainsi nombre d’objets usuels, permettant d’évoquer tel ou tel aspect de la vie quotidienne. Un tranchoir en étain argenté et poinçonné, exceptionnelle découverte issue de fouilles dans les canaux de Lille, peut ainsi être valorisé aux côtés d’un tableau représentant un Repas chez Simon. En effet, dans la peinture, le Christ fait usage d’un tranchoir similaire (Fig. 7). L’œuvre d’art et l’objet archéologique se répondent et impliquent le visiteur par le jeu de reconnaissance visuelle. Les cartels viennent en support mais la scénographie offre au premier regard une clef de lecture singulière. Le visiteur y est d’autant mieux préparé que ce principe de vis-à-vis entre un détail d’une œuvre et l’objet représenté est décliné plusieurs fois dans le parcours, comme un fil conducteur[10].

La médiation proposée autour du Repas chez Simon est essentiellement axée sur les arts de la table autour de 1500, proposant une analyse du couvert et des usages qu’il laisse entrevoir : le partage d’un tranchoir entre plusieurs convives, l’absence de fourchette. Un extrait littéraire d’un manuel de bonne conduite destiné aux enfants complète le dispositif de médiation autour de cette œuvre expliquant qu’il convient, si l’on partage son tranchoir avec une dame, de « couper la viande à celle-ci[11] ». La vie quotidienne fait ainsi ponctuellement irruption dans le parcours beaux-arts à travers des objets modestes ou prestigieux (des bésicles, des enseignes de pèlerinage, une boucle de ceinture, une épée, une armure etc.), mais aussi des partis pris de médiation proposant parfois une lecture des œuvres religieuses tournée vers la culture matérielle et les coutumes médiévales.

Quelle(s) histoire(s) de l’art ?

Comment regarde-t-on aujourd’hui une œuvre d’art médiéval ? Et comment peut-on chercher à intéresser un visitorat aussi large que possible à des œuvres aux iconographies presque exclusivement religieuses, dominées par les figures omniprésentes du Christ, de la Vierge et des saints ? L’écriture du parcours dans son ensemble, tout comme l’écriture des cartels de chaque œuvre en particulier, ont été, lors du réaménagement du département Moyen Âge et Renaissance, les terrains de multiples réflexions et expérimentations pour répondre à ces questionnements. Les approches différenciées des sections, privilégiant tantôt une perspective anthropologique, tantôt une analyse iconographique, historique, technique ou stylistique, ont constitué l’une des réponses apportées. La sortie de réserve d’objets usuels permettant de varier les typologies d’œuvres, présentés aux côtés de peintures et sculptures les mettant en scène, a été un autre axe de travail pour dynamiser le propos et offrir un autre point de vue sur les arts du Moyen Âge. La réflexion a également porté sur la prise en compte d’une histoire de l’art et de la société médiévale plurielle, reflet de disciplines en constant renouvellement depuis plus d’un siècle. Le modèle muséographique dominant en France et en Europe occidentale tend depuis les origines à privilégier une histoire de l’art par écoles, où sont décrites au moyen d’objets des caractéristiques formelles et culturelles liées à une aire géographique à une époque données. La figure de l’artiste et l’identification des chefs-d’œuvre s’imposent dans cette perspective comme des points de repère essentiels. La qualification du style d’une œuvre, l’attributionnisme et l’appartenance à une école artistique constituent des références naturelles dans la construction d’un parcours, visant à classifier des œuvres selon une logique compréhensible par le visiteur. Ils répondent aussi à la volonté de produire un discours sur une société à travers les grands artefacts qu’elle a pu créer. Le réaménagement d’un parcours permanent est l’occasion, sans renier ce modèle qui est au fondement de l’histoire de l’art, d’élargir le spectre des discours. Les usages des œuvres, l’histoire culturelle, l’iconologie, l’anthropologie, la micro-histoire, les liens entre art et histoire sociale ou histoire des sciences, les études chimiques et techniques des artefacts anciens, la prise en compte des données archéologiques, d’une culture matérielle populaire au-delà d’un récit centré sur les chefs-d’œuvre, sont autant de prismes que l’historiographie du Moyen Âge explore sans relâche depuis le milieu du XXe siècle. Des travaux de ces dernières décennies ont ouvert des chemins de traverse qui ont considérablement contribué au renouveau et à la diffusion des études sur les œuvres et la société médiévales[12]. Daniel Arasse, par son histoire du détail[13], Michel Pastoureau, par son histoire des couleurs, des bestiaires, des symboles[14], occupent les têtes de gondoles des librairies d’art et boutiques de musées. Parmi ses nombreux travaux, Jacques Le Goff a ouvert des voies fécondes de recherche sur l’histoire des mentalités ou la culture populaire[15], que des historiens comme Jean-Claude Schmitt continuent à renouveler en explorant des thèmes à la croisée de l’anthropologie et de l’histoire des images[16]. On pourrait citer des dizaines, des centaines de travaux qui construisent aujourd’hui le savoir en mutation sur la société et l’art du Moyen Âge. Quelle place offrir dans les parcours muséographiques à cette pluralité des discours ? Cette richesse interprétative n’est-elle pas l’une des clés pour parvenir à capter l’attention d’un visitorat novice dans sa découverte des œuvres médiévales, mais aussi pour stimuler le regard des amateurs ?

Plusieurs partis pris du réaménagement du département Moyen Âge et Renaissance se font l’écho de cette histoire plurielle des arts. La première salle, conçue comme une initiation à la lecture des images religieuses, agence ainsi un ensemble de sculptures nord-européennes des années 1450-1520 selon l’ordre du récit évangélique. Plutôt que de retenir une répartition chronologique ou par ateliers, d’Anvers, de Bruxelles ou du Nord de la France, et de rassembler les albâtres de Nottingham dans une vitrine dédiée, la muséographie privilégie la construction d’une narration ordonnée de la vie du Christ, principal « héros » s’il en est des œuvres médiévales. Aux scènes de l’enfance succèdent les miracles de la vie publique du Christ, jusqu’à sa Passion occupant une large partie de la salle, qui s’achève avec deux représentations de la Résurrection (Fig. 9).

Destinée à éclairer des visiteurs peu familiers de l’art chrétien sur les scènes représentées dans l’ensemble du parcours, et même du musée, cette salle introduit aussi plus largement à une certaine manière de voir les œuvres, ou « images » médiévales[17]. Le plaisir de la narration, de la reconnaissance d’un personnage, de la participation émotionnelle à une histoire, sont ici les premiers leviers que cherche à activer ce parti pris muséographique. Des détails sont aussi mis en évidence par les cartels, pour certains illustrés afin de permettre de repérer plus facilement un attribut, un geste significatif ou une digression pittoresque de l’image. À la manière des « pilules iconographiques[18] » de Chiara Frugoni, ces cartels illustrés proposent des images à décoder, où le geste, le décor, la culture matérielle visible, le vêtement, sont autant d’indices permettant d’approcher l’un ou l’autre aspect de la vie au Moyen Âge, favorisant une découverte active, parfois ludique, de l’œuvre. Le commentaire iconographique va parfois au-delà de la simple description du sujet. Il peut attirer l’attention sur la signification théologique d’un épisode, ou tenter de replacer la fortune d’un motif dans un contexte spirituel et dévotionnel plus large. Le premier sang versé du Christ lors de la circoncision est ainsi mis en rapport avec sa Passion à venir pour expliquer l’importance de ce thème iconographique dans les retables (Fig. 10). Dans le peu d’espace qu’offre le cartel, le choix est fait tantôt d’axer le texte sur la lecture iconographique de l’image, ou sur la signification théologique d’un épisode, ou bien, plus rarement, sur l’appartenance de l’œuvre à telle ou telle production artistique et ses principales caractéristiques.

La volonté de placer l’iconographie au premier plan au début du parcours de visite n’est pas qu’une réponse apportée au fossé culturel qui se creuse entre le visitorat d’aujourd’hui et les artefacts produits par une société médiévale christianisée. En privilégiant la lecture de l’histoire évangélique plutôt que l’analyse des formes, la première salle du nouveau parcours met implicitement au premier plan la fonction de l’image. Plus loin, la section consacrée au culte des saints et des reliques relève du même parti pris. Les reliquaires sont rassemblés dans la nouvelle muséographie quels que soient leurs origines et leurs datations, et mis en relation avec des représentations de saints, peintes ou sculptées, et des objets illustrant le développement du commerce de souvenirs de pèlerinage aux abords des sanctuaires (enseignes et ampoules de pèlerinage[19], azabache etc.). Les pratiques dévotionnelles des pèlerins font l’objet d’une médiation ciblée dans l’ensemble de cette section, mettant en évidence les rapports du fidèle à la relique, faisant appel aux sens de la vue, du toucher, mais aussi possiblement de l’odorat et du goût dans le cadre de pratiques d’ingestion de liquides ayant été en contact avec elle[20]. La mise en relation de l’ensemble des enseignes présentées avec une statue de saint Roch, patron des pèlerins, portant à son chapeau une enseigne de saint Pierre, permet de visualiser l’objet dans son usage. La dévotion privée constitue quant à elle le fil conducteur d’une autre salle du parcours, réunissant des œuvres ayant en commun d’avoir été réservées à un usage individuel. Cet ensemble issu de foyers artistiques divers manifeste l’essor européen d’un art tourné vers une clientèle privée, désireuse d’avoir des images pieuses pour ses dévotions, mais aussi avide de pouvoir afficher son prestige par la possession d’objets raffinés et précieux.

Quelle histoire de l’art pour mettre en scène une collection médiévale au XXIe siècle ? Les partis pris du réaménagement du département médiéval au Palais des Beaux-Arts de Lille en 2022 visent à construire un parcours pluriel. La diversification des typologies d’œuvres présentées en est un axe fort, en particulier dans le domaine des objets d’art et de l’archéologie. La construction du discours, à l’échelle de chaque œuvre comme des différents ensembles qui constituent la présentation de 2022, renouvelle aussi en profondeur le parcours de visite. Les axes proposés s’ajustent à la nature et aux points forts des collections et varient d’une salle, d’une section à l’autre, soutenus par une médiation écrite et une scénographie visant à favoriser une approche active et contextualisée des œuvres par le visiteur. Elles lui sont présentées parce qu’elles racontent une histoire, parce qu’elles ont agi dans le regard et la vie des hommes de leur temps, parce qu’elles témoignent d’une réalité lointaine ou disparue, parce qu’elles peuvent encore saisir aujourd’hui par leur étrangeté ou leur beauté formelle, un geste technique, la magie d’une matière, d’une couleur, d’une invention. La mise au second plan, parfois, du classement des œuvres par écoles et par style, invite à prendre en compte une histoire de l’art diverse, reflet de décennies d’hypothèses et de recherches autour de la société et de la culture du Moyen Âge. Loin de prétendre en faire le tour, la proposition lilloise explore quelques voies d’expérimentation, tentant de conjuguer différentes approches des collections médiévales.

 

Notes

[1] Cette approche est le corollaire naturel d’un classement des œuvres par typologies, écoles nationales ou régionales, et par progression chronologique, tel qu’il existe par exemple traditionnellement au musée du Louvre. Ce modèle fait depuis quelques années l’objet de questionnements de plus en plus sensibles, que reflètent d’autres choix d’organisation des collections, dans des expositions thématiques mais aussi, plus rarement, au sein de parcours permanents. Nous pensons par exemple au réaménagement du département médiéval de l’Art Institute de Chicago conduit par Sylvain Bellenger entre 2010 et 2013, où est privilégiée une approche plus fonctionnelle et anthropologique des collections. Les typologies se mêlent dans des ensembles constitués à partir de thématiques liées à la destination des œuvres plus qu’à leur contexte de création et à leur appartenance à un style. Nous remercions vivement Sylvain Bellenger d’avoir bien voulu partager avec nous son expérience et sa réflexion au cours d’un entretien.

[2] Pour une brève histoire du Palais des Beaux-Arts de Lille, on peut se référer notamment au texte introductif dans Oursel H., Le musée des Beaux-arts de Lille, Paris, Dessain et Tolra, 1984 ; voir également Dupuis V., Lille, Palais des Beaux-arts, Lyon, Scala, 2014.

[3] On peut penser à l’exemple précoce de l’Isabella Stewart Gardner Museum de Boston, ouvert au public dès 1903, ou à la création des Cloisters dont George Grey Barnard et John Rockefeller Jr furent les principaux maîtres d’œuvre. Sur l’histoire de la présentation des collections médiévales européennes dans la muséologie américaine, voir Vivet-Peclet C., « L’architecture comme décor ? Les choix de présentation des collections médiévales dans les musées nord-américains », Livraisons de l’histoire de l’architecture, n° 45 : Exposer l’architecture I, 2023, en ligne : http://journals.openedition.org/lha/9505 (consulté en juillet 2025).

[4] La caisse centrale est une production tyrolienne de la fin du XVe siècle, les sculptures de la prédelle ainsi que les panneaux peints qui l’encadrent proviennent d’autres ensembles un peu plus tardifs. Sur le socle du retable, on reconnaît également un panneau de prédelle appartenant à un autre retable germanique du début du XVIe siècle.

[5] Ce réaménagement s’inscrit dans le projet scientifique et culturel du Palais des Beaux-Arts initié sous la direction de Bruno Girveau. Nous remercions Bruno Girveau pour la confiance qu’il nous a accordée tout au long du projet, son accompagnement et son soutien dans sa mise en œuvre.

[6] Il s’agit d’une évocation du portail de la cathédrale de Lille, Notre-Dame-de-la-Treille, dont la façade occidentale a été réalisée dans les années 1990 sous la direction de l’architecte Pierre Louis Carlier. Le Palais des Beaux-Arts conserve des éléments préparatoires en terre cuite de ses sculptures, dues à Georges Jeanclos et données à la Ville de Lille après le décès de l’artiste par sa famille.

[7] Le choix scénographique de placer certains retables peints sur socle précède le réaménagement de 2022 : ce dispositif scénographique marquait déjà la galerie des Anciens Pays-Bas dans les années 2000.

[8] Le Palais des Beaux-Arts bénéficie pour la vitrine ‘Art du livre’ de prêts issus du fonds de la Bibliothèque municipale de Lille, avec des rotations régulières. La Bibliothèque municipale contribue également à faire vivre cette section en assurant la numérisation des ouvrages présentés dans le feuilletoire et en concevant la médiation associée. Nous remercions Jean-Jacques Vandewalle, conservateur à la Bibliothèque municipale de Lille, pour son implication dans ce projet.

[9] Cette section a bénéficié d’un partenariat avec l’UCLouvain et L’asbl (association loi 1901) CSSA commission du Sous-sol archéologique. Plusieurs chercheurs et archéologues spécialisés dans l’étude du travail du métal au Moyen Âge ont ainsi été associés au projet, en particulier Lise Saussus, Nicolas Méreau et Nicolas Thomas.

[10] Sur le parti pris de mise en relation d’œuvres d’art avec des objets issus de la culture matérielle contemporaine des artistes, l’exposition autour de Giovanni Battista Moroni organisée en 2019 à la Frick Collection a constitué une importante source d’inspiration. Voir Moroni: The Riches of Renaissance Portraiture, cat. exp., New York, The Frick Collection ; Scala Arts Publishers, 2019.

[11] La citation du cartel est tirée des Cinquante contenances de table compilées au XIIIe siècle par Bonvesin de la Riva. Voir, Dauphiné J., « Bonvesin da la Riva : De Quinquaginta curialitatibus », Menjot D. (dir.), Manger et boire au Moyen Âge, t. 2 : Cuisine, manières de table, régimes alimentaires, actes du colloque international (Nice, 15-17 octobre 1982), Paris ; Nice, Les Belles Lettres, 1984, p. 7-14.

[12] Nous citons dans cet article quelques travaux d’historiens et historiens des images susceptibles d’inspirer un travail de médiation autour d’œuvres médiévales conservées dans des musées, qui ont irrigué la réflexion autour de la refonte du parcours Moyen Âge et Renaissance du Palais des Beaux-Arts, de manière plus ou moins lointaine ou prononcée. De ces quelques exemples d’ouvrages, sauf mention contraire, ce sont les premières éditions qui sont ici référencées.

[13] Parmi ses nombreux ouvrages faisant état de lectures renouvelées des œuvres d’art, citons Arasse D., Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1992 ; Le sujet dans le tableau. Essais d’iconographie analytique, Paris, Flammarion, 1997 ; L’Annonciation italienne. Une histoire de perspective, Paris, Hazan, 1999 ; Histoires de peintures, Paris, Denoël, 2004.

[14] La série Histoire d’une couleur, publiée au Seuil entre 2000 (bleu) et 2024 (rose), a en particulier marqué, mais aussi popularisé, les études médiévales de ces dernières années. Parmi les autres ouvrages illustrant les axes de recherche de Michel Pastoureau, citons : Pastoureau M., Traité d’héraldique, Paris, Picard, 1979 ; Bestiaires du Moyen Âge, Paris, Le Seuil, 2011.

[15] De l’immense bibliographie de Jacques Le Goff, retenons ici Les intellectuels au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1957 ; La civilisation de l’Occident médiéval, Paris, Arthaud, 1964 ; La naissance du purgatoire, Paris, Gallimard, 1981. Des ouvrages de vulgarisation particulièrement accessibles, sous la forme de promenades commentées à travers une galerie d’images, ont également constitué une source d’inspiration et de réflexion dans le travail sur la médiation des œuvres lilloises. Par exemple Le Goff J., Un Moyen Âge en images, Paris, Hazan, 2000.

[16] Parmi ses nombreux travaux ouvrant des perspectives de lecture nouvelles des œuvres visuelles du Moyen Âge, citons : Schmitt J.-C., La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Galimard, 1990 ; Les corps, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris, Gallimard, 2001 ; Le corps des images. Essais sur la culture visuelle du Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2002.

[17] Pour une approche anthropologique de l’art médiéval mettant en avant la notion d’image, voir notamment Belting H., Bild und Kult: eine Geschichte des Bildes vor dem Zeitalter der Kunst, Munich, C. H. Beck, 1990 ; première traduction française Image et culte : une histoire de l’image avant l’époque de l’art, Paris, Cerf, 1998 ; Schmitt J.-C., Le corps des images. Essais sur la culture visuelle au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2002.

[18] Voir Frugoni C., La voce delle immagini. Pillole iconografiche del Medioevo, Turin, Einaudi, 2010 ; ou encore Medioevo sul naso. Occhiali, bottoni e altre invenzioni medievali, Rome ; Bari, Laterza, 2001.

[19] Parmi elles, signalons un important dépôt du musée des Beaux-Arts de Valenciennes.

[20] Sur les enseignes et ampoules de pèlerinage et les pratiques qui leur sont associées, voir Bruna D., Enseignes de pèlerinages et enseignes profanes, Paris, RMN, 1996 ; Enseignes de plomb et autres menues chosettes du Moyen Âge, Paris, Éd. du Léopard d’or, 2006. Plus récemment, voir Koering J., Les iconophages. Une histoire de l’ingestion des images, Paris, Acte Sud, 2021.

Pour citer cet article : Sophie Dutheillet de Lamothe et Sophie Loock, "Revoir le Moyen Âge, questionner l’histoire de l’art. Le réaménagement du département médiéval du Palais des Beaux-Arts de Lille", exPosition, 18 novembre 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles11/revoir-le-moyen-age-questionner-lhistoire-de-lart-le-reamenagement-du-departement-medieval-du-palais-des-beaux-arts-de-lille/%20. Consulté le 18 novembre 2025.