Penser l’exposition des images en mouvement

par Caroline Tron-Carroz

 

Caroline Tron-Carroz est docteure en histoire de l’art contemporain, chercheure associée à l’InTRu à l’Université François-Rabelais de Tours. Elle est également rédactrice en chef adjointe de la revue exPosition. Ses recherches portent essentiellement sur l’histoire de l’objet télévision dans le champ de l’art, ainsi que sur les collectifs vidéo des années 1970 aux États-Unis. Elle a récemment publié La boîte télévisuelle. Le poste de télévision et les artistes (INA, 2018).

 

 

Ce deuxième opus de la revue est né de la volonté d’interroger les modalités d’exposition des images en mouvement. Les contributions suivantes sont le fruit d’une journée d’étude qui s’est tenue à l’université Paul-Valéry – Montpellier 3, en mars 2015, sur le thème « Images en mouvement : enjeux d’exposition et de perception ». En réunissant des chercheurs comme des acteurs du monde de l’art contemporain, dont les problématiques touchent de près les enjeux scientifiques et scénographiques de l’exposition des images dites « en mouvement » (œuvres filmiques et œuvres vidéo), cette journée, co-organisée avec Hélène Trespeuch, avait pour ambition d’apporter des éclairages sur la pragmatique de l’exposition de ces images. Des études de cas d’expositions ou de dispositifs d’installation historiques et actuelles engagèrent des réflexions sur les données techniques (accrochage, image et son) et sur les choix de mise en espace des œuvres, inhérents aux commissaires et/ou aux artistes. À travers trois axes d’analyse (« perspectives historiques », « dispositifs » et « mise en exposition »), cette journée se donnait pour objectif de questionner l’espace d’exposition, les rapports perceptifs entre les spectateurs et les œuvres, d’interroger la nature des supports de diffusion et de projection, tout en insistant sur les artistes qui ont ouvert la voie aux formes élargies de la création filmique et vidéo. De manière générale, c’est bien sur le plan de la scénographie, de la mise en conformité des dispositifs avec la pensée des artistes, que se situaient les discussions, qui amenèrent à réfléchir sur la réception en continu ou en mouvement des images, sur la persistance de modèles historiques du cinéma expérimental des années 1960-70 en Europe et aux États-Unis, que certains artistes ont pu actualiser, à l’image du collectif Nominoë[1], alors invité à la journée d’étude.

Examiner la conception d’une exposition d’images en mouvement sous-entend de prendre en compte l’environnement, de penser la circulation, la gestion du son, de mettre en évidence les propriétés plurielles des œuvres, de produire une analyse attentive de l’interaction entre les images et l’espace du musée ou de la galerie. Ces paramètres sont souvent problématiques à instituer, alors que les artistes vidéo comme les commissaires y sont très attentifs, ce que montre, par exemple, Tiphaine Larroque dans son article consacré à la rétrospective de l’artiste Robert Cahen (Entrevoir, musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, 2014). Aujourd’hui, le passage des images analogiques aux formes numériques entretient une barrière floue entre le film et la vidéo, pourtant, à l’origine, de nature très différente : chimie de la pellicule d’un côté et part électronique de la vidéo de l’autre. Leur mise en installation a toujours engendré des données techniques, des poids historiques et des supports de projection distincts. « Contrainte » est toutefois le terme qui semble les rassembler, d’autant qu’il revient de manière récurrente lorsqu’un artiste ou une équipe de musée pilote une exposition de vidéo ou de film. Or les contraintes techniques comme les impératifs financiers (liés aux coûts du matériel) ont toujours fondamentalement imprégné la mise en exposition du film et de la vidéo depuis leur apparition dans le champ de l’art, précisément parce que ces données constitutives ne peuvent être désolidarisées des visées artistiques et esthétiques des images en mouvement. En retour, le chercheur se doit de leur accorder une place de choix, d’autant que la phénoménologie des images (flicker films, vidéos expérimentales), les effets stroboscopiques, nécessitent des paramètres techniques réfléchis, sans dénaturer l’œuvre, ni ses effets sur le spectateur, ce que démontre Fleur Chevalier à travers les expositions récentes des films de Paul Sharits et de Peter Kubelka. Exposer les images en mouvement dans les musées et les galeries d’art est un enjeu curatorial de taille, qui doit affronter avec beaucoup de difficultés l’obsolescence des médiums, sans altérer la part créatrice et expérimentale de la vidéo analogique, comme je le précise dans le cadre d’un article sur l’exposition Vidéo Vintage (Centre Georges-Pompidou, 2012). En outre, mettre en espace des œuvres mobiles, sans les réduire à un divertissement généralisé, représente un défi que de nombreux artistes et commissaires tentent de relever.

Scénographie, compréhension du médium exposé, parole donnée aux artistes, prise en compte du spectateur, représentent des marqueurs essentiels pour penser la mise en espace des travaux filmiques expérimentaux et des créations vidéo. Au-delà de ces paramètres déterminants, Mickaël Pierson interroge la temporalité des images projetées ou diffusées qui, dans certains cas, va bien au-delà des horaires d’ouverture et de fermeture des institutions. Sa réflexion nourrit ainsi les débats sur la réception intégrale de l’œuvre par le public des musées et des galeries, autant de lieux privilégiés qui tentent de bousculer l’installation traditionnelle des images en mouvement.

À travers ce dossier thématique, il s’agit donc de considérer la manière dont les images en mouvement accompagnent les démarches des artistes, touchant différents domaines, circulant dans différents milieux, dans la mesure où le décloisonnement des disciplines et les formes « étendues » représentent encore à ce jour une part dominante du champ de l’art[1]. Si ces questions entrecroisent particulièrement les liens entre cinéma et art contemporain, la revue exPosition entend ici interroger les modalités de mise en espace de ces rapports et réfléchir sur les formes que prennent les expositions consacrées aux images en mouvement.

 

Notes

[1] Sur les performances cinématographiques du collectif Nominoë, voir : http://nominoe.org/membres.php.

[1] Ces formes « étendues » englobent une littérature riche et conséquente, notamment lorsqu’elles touchent le domaine du cinéma. Pour une analyse des publications récentes, voir : Riccardo Venturi, « Repenser le cinéma élargi », Critique d’art, n° 45, automne-hiver 2015, p. 42-55.

Pour citer cet article : Caroline Tron-Carroz, "Penser l’exposition des images en mouvement", exPosition, 21 juin 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/tron-carroz-penser-exposition-images-en-mouvement/%20. Consulté le 19 décembre 2025.

Le format de la séance appliqué à l’exposition de l’image en mouvement

par Mickaël Pierson

 

Mickaël Pierson est doctorant en Arts et sciences de l’art à l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne. Il travaille sur les liens entre arts plastiques et cinéma, notamment sur la manière dont les artistes contemporains intègrent le cinéma à leur pratique, le rôle et les effets du déplacement du cinéma vers l’exposition. En 2013, il a organisé avec Fleur Chevalier et Marie Vicet les journées d’étude « Du studio au plateau de télévision : appropriations, détournements et réinterprétations par les artistes » à l’INHA à Paris. Parmi ses récentes publications figurent par exemple « Du re-enactment au remake : le corps de la mémoire » (in Bis placent repetita, cat. exp., Mac/Val, Vitry-sur-Seine, 2016), ou encore « Vers une pratique communautaire du remake » (Marges, n° 17, octobre 2013). —

 

La logique du musée ou de la galerie veut que l’œuvre soit accessible en continu le temps que dure son exposition. Si cela semble une évidence dans le cas des media traditionnels, cela nécessite pour les œuvres faites d’images en mouvement leur mise en boucle, soit la reprise plus ou moins rapide de la pellicule, de la bande magnétique ou du fichier numérique dès que ceux-ci s’achèvent. Que la projection recommence immédiatement ou qu’un bref délai soit mis en place, la diffusion en boucle est devenue le mode de présentation usuel des images en mouvement dans l’exposition. Ainsi, les visiteurs les découvrent en cours de diffusion sans nécessairement pouvoir identifier immédiatement où se situe le passage dans l’architecture de l’œuvre. Pour autant, il serait vain de croire que cette mise en boucle est subie par les artistes. Au contraire, elle est rarement mise en cause et le plus souvent intégrée dès la conception de l’œuvre, au même titre que les autres conditions de présentation (projection ou diffusion sur moniteur, taille de l’écran, taille de l’espace de présentation, condition de lumière, de son…).

Pourtant, au sein d’une nouvelle génération d’artistes, dont les premiers travaux naissent à la fin des années 1980 ou au début des années 1990 et pour lesquels le cinéma va être un point d’accroche majeur de leurs productions[1], certains vont envisager d’autres moyens de diffusion : la présentation des films et vidéos sur le mode de la séance. L’œuvre n’est alors plus perpétuellement présente dans l’exposition, mais diffusée à intervalles réguliers. À la position plus libre du visiteur d’exposition répond une partie des contraintes propres au dispositif cinématographique : la prescription d’horaires de diffusion et l’impossibilité de pénétrer la salle une fois la projection commencée[2]. Il n’est pas ici question des séances spéciales consacrées aux artistes en marge d’une exposition ou lors de cycles spécifiques qui prennent place dans les auditoriums et salles de cinéma des musées. Il s’agit au contraire de la mise en place de séances au sein des espaces d’exposition, pratique qui va à l’encontre de l’attendue présence en continu de l’œuvre au musée.

La mise en séance comme principe de l’œuvre

Jeroen de Rijke et Willem de Rooij réalisent des films pour l’exposition plutôt que pour le cinéma. Ils se considèrent comme des plasticiens qui font des films. Ces deux artistes néerlandais travaillent ensemble de 1994 jusqu’au décès de Jeroen de Rijke en 2006. Ils ont fait de la projection selon un format de séance une pratique inhérente à la présentation de leurs films 16 ou 35 mm[3]. Ceux-ci, d’une durée généralement assez courte, sont diffusés dans des espaces spécifiquement conçus par les artistes dans l’exposition. S’il préserve les films de la proximité immédiate des autres œuvres, l’espace de projection n’adopte pourtant ni les caractéristiques complètes de la black box muséale ni – même s’il en reprend le principe de fonctionnement – celles de la salle de cinéma. L’obscurité définie par ces deux espaces n’est pas requise par les artistes. Comme dans une salle obscure, le projecteur est dissimulé dans un espace insonorisé. Les murs, par contre, conservent la blancheur de la salle d’exposition, celle du white cube. Quelques bancs sont disposés. Rien d’autre ne vient perturber la vision du film. Les horaires de projection des films sont précisés dans l’espace d’exposition, ainsi que sur les supports de communication. L’intervalle entre chaque projection est important. Pour l’exposition que Jeroen de Rijke et Willem de Rooij partageaient avec Christopher Williams à la Sécession de Vienne en 2005, deux films étaient diffusés quotidiennement à six reprises. Les horaires décalés des projections permettaient d’assister successivement aux deux films sans un temps d’attente trop conséquent. En revanche, si le visiteur voulait revoir le film à la projection suivante, il devait patienter plus d’une demi-heure dans le cas de Mandarin Ducks (2005) et près d’une heure pour The Point of Departure (2002). Un écart similaire entre les projections s’observe pour toutes présentations des films du duo néerlandais.

Le rejet de la diffusion en boucle fait de l’attente de la séance un des éléments constitutifs de l’expérience de l’œuvre. L’historienne des media Erika Balsom insiste sur ce point :

« Avec les horaires de projection à l’extérieur de la pièce, on s’attend à ce que le spectateur s’assoit, attende que le film commence, et reste jusqu’à ce qu’il finisse. […] de Rijke et de Rooij s’intéressent à la vacance résultant du laps de temps entre deux projections, quand la salle est vide et blanche[4]. »

Cette présence intermittente du film dans l’exposition implique la possibilité de découvrir l’espace hors du temps de projection. Selon la durée des films, sur une journée d’exposition, l’espace de projection est alors autant visible hors du temps de projection que durant la projection. L’espace de projection est alors fréquemment rapproché de la sculpture minimale :

« Ils préfèrent envisager leur production sous l’angle croisé de la sculpture et de la peinture. […] Ils aménagent les espaces de monstration avec une rigueur toute fonctionnelle, afin que chaque salle, entre deux projections, puisse être aussi parcourue du regard comme une espèce d’installation minimaliste[5]. »

Dans les catalogues, aux côtés de photogrammes, les artistes montrent souvent des vues d’exposition hors du temps de projection. Ils semblent ainsi accorder autant d’importance au film projeté qu’à l’espace qu’il occupe. Ce point est souligné par Christopher Williams à propos de l’exposition à la Sécession : « Nous étions d’accord sur le fait que l’extérieur des salles de projection de De Rijke et De Rooij était aussi important que l’intérieur, c’est pourquoi je n’ai pas accroché mes images sur les murs extérieurs de ces espaces[6]. »

La projection selon le format de séance est la condition sine qua non de la présentation des films de Jeroen de Rijke et Willem de Rooij. Il s’agit aussi bien d’une tentative pour s’assurer une attention plus soutenue à leurs films que d’une résistance à la surconsommation actuelle des images : « Les images sont utilisées comme des ordures. Les gens ne les regardent même plus. C’est aussi notre rôle de protéger les images que nous produisons de la surexposition, et notre public d’une boulimie visuelle auto-imposée[7]. » La relative rareté de leur diffusion, en opposition à l’éternel accès offert par la projection en boucle, encourage-t-elle le visiteur à un visionnement intégral des films ? Toujours est-il que Jeroen de Rijke et Willem de Rooij s’emparent d’un mode de fonctionnement aux conditions de vision singulièrement plus autoritaires que celles traditionnellement dévolues au musée.

Rares sont les cas d’artistes optant d’une manière aussi radicale pour la projection selon un format de séance pour l’intégralité de leurs travaux. La majorité de ceux qui y ont recours le font en général pour un projet spécifique ou pour mettre en valeur de manière ponctuelle une œuvre qui retrouve ensuite le mode de présentation muséal habituel, celui de la diffusion en boucle. C’est le cas de Steve McQueen qui, s’il s’illustre désormais aussi bien dans le circuit du cinéma qu’au musée, a été découvert sur la scène artistique avec ses films, films transférés sur vidéo ou installations, généralement projetés en boucle, depuis le début des années 1990. En 2002, lors de sa participation à la Documenta 11 à Kassel, il présente deux nouveaux projets filmiques en diptyque : Caribs’ Leap et Western Deep. Tous deux sont montrés dans des salles conjointes dont l’entrée est soumise à de stricts horaires d’admission. Tourné sur l’île caribéenne de Grenade, Caribs’ Leap[8] évoque la résistance des indigènes à la colonisation. Après un siècle et demi de lutte, les Français triomphent de la révolte en 1651 : les derniers résistants préfèrent se donner la mort plutôt que de se soumettre à l’autorité étrangère. Ils se jettent d’une falaise de la ville de Sauteurs. Le lieu est désormais connu sous le nom de Caribs’ Leap. Montré, à Kassel, sur un seul écran, le film a été ensuite retravaillé pour être présenté sous forme de double projection : le plus grand des deux écrans montre une vue du ciel reflété dans les eaux peu profondes de la mer dont le calme apparent est régulièrement interrompu par la chute d’un corps, tandis qu’en face le plus petit documente une journée contemporaine à Grenade. Projeté à Kassel dans une salle adjacente, Western Deep[9] dévoilait sur un unique écran le travail des mineurs dans la plus profonde mine d’or du monde, Tau Tona en Afrique du Sud. La même direction gère les mines de Western Deep depuis l’Apartheid et emploie majoritairement des noirs. Le film suit la descente des mineurs sur les 3500 mètres de profondeur, puis à travers l’obscurité et l’intense chaleur, dans des conditions de travail extrêmement dangereuses.  Carib’s Leap et Western Deep sont organisés autour d’un même mouvement de descente. Si l’un est une chute rapide et désespérée et l’autre un mouvement lent, mécaniquement contrôlé et théoriquement non mortel, le diptyque évoque à quatre siècles d’écart une similaire domination de l’homme blanc sur les populations noires.

La black box dans laquelle est projetée Western Deep redouble l’effet claustrophobique de l’ascenseur et de la mine. Le début du film est très sombre. Durant un peu plus de six minutes, l’écran reste quasi noir à l’exception de plans brefs sur les visages ou l’armature de l’élévateur éclairés par le passage de l’engin dans une zone plus lumineuse de la mine. L’obscurité des images et de la black box renforce également la présence sonore du film et son obsédant roulis mécanique. L’expérience est forte, très immersive. Les images de Steve McQueen s’adressent au corps en son entier, pas seulement à l’œil et à l’ouïe, encore moins uniquement à l’intellect. Il est à la recherche d’un effet direct de l’image sur le spectateur. Les conditions de présentation de ses travaux sont toujours très précisément fixées. Pour l’artiste, il s’agit de « mettre le public dans une situation où chacun devient très sensible à lui-même, à son corps, à sa respiration[10]. » C’est ce désir de confrontation directe qui le pousse à présenter les deux films selon un mode de séance avec des horaires précis et une salle rendue inaccessible une fois la projection commencée. Il propose au visiteur d’expérimenter de manière conjointe deux films fortement contrastés : le passage d’un paysage libre et lumineux à un enfermement souterrain. Cette expérience corporelle, ce retour sur soi ne peut que difficilement avoir lieu si l’expérience est constamment perturbée par les entrées et sorties des visiteurs dans la salle de projection. L’accès aux films uniquement à certains horaires souligne l’importance de l’expérience de l’œuvre en intégralité et dans l’ordre chronologique. À la différence de Jeroen de Rijke et Willem de Rooij, le temps d’attente entre chaque séance, permettant la sortie des spectateurs et l’installation de nouveaux, est assez court. Ce mode de présentation étonne lors de la Documenta, d’autant plus qu’à quelques salles de là, la cinéaste Ulrike Ottinger présente Southeast Passage (2002), un film de six heures diffusé en boucle[11]. Si la réalisatrice s’adapte aux conditions de monstration de l’institution, l’artiste, lui[12], y impose le fonctionnement du cinéma. L’artiste réutilise le format séance pour la présentation de Giardini[13] créé pour le pavillon britannique de la 53e Biennale de Venise en 2009. Ce choix a été plus commenté qu’à l’accoutumée, notamment à cause des files d’attente occasionnées pour pouvoir accéder au film[14].

À la Documenta comme à la Biennale de Venise, il s’agissait de la première présentation des films. Leur mise en séance a été, par la suite, le plus souvent maintenue. La rétrospective consacrée à l’artiste à la Schaulager Laurenz Foundation à Bâle en 2013 présentait la majorité de sa production filmique. L’essentiel des œuvres était diffusé en boucle, seuls trois films (Western Deep, Giardini et 7th Nov., 2001) étaient projetés en séances selon des horaires précis. Réunion d’une large partie de ses œuvres, l’exposition devenait aussi la rétrospective de la manière dont celles-ci ont été montrées : une exposition d’objets d’art autant que de dispositifs et de choix artistiques, attestant l’importance particulière de ces derniers dans le travail de l’artiste.

La mise en séance comme « événementialisation » d’une œuvre de longue durée

En 2010, Tacita Dean et Pierre Huyghe présentent leurs nouveaux films. Si chacun des projets est bien spécifique, leur mode de présentation tend à les rapprocher. Au lieu d’une attendue diffusion en boucle, ceux-ci sont montrés selon un programme de séances avec des horaires précis. L’artiste britannique dévoile Craneway Event[15] à la Frith Street Gallery à Londres, puis à la Galerie Marian Goodman à Paris. Le film était projeté trois fois par jour, et seulement deux fois le samedi dans la galerie anglaise. Le Français Pierre Huyghe montre The Host and the Cloud[16] quatre fois par jour à la Galerie Marian Goodman Paris, puis à l’antenne new-yorkaise de la galerie l’année suivante. Une fois la projection commencée, les films ne sont plus accessibles pour les visiteurs retardataires ; il leur faut attendre la séance suivante. Les visiteurs sont amenés à se conformer aux horaires des séances prévus pour l’occasion, annoncés à l’entrée des galeries et diffusés par elles.

Plusieurs raisons peuvent expliquer ce choix de présentation. La première et la plus évidente est la durée particulièrement longue des deux films. Craneway Event dure 108 minutes et The Host and the Cloud 121 minutes, ce qui les rapproche du format d’un long métrage cinématographique. Une deuxième raison, corollaire de la première, pourrait être la volonté des artistes que leur film soit vu in extenso et à partir du début, là où la projection en boucle permet de découvrir l’œuvre à n’importe quel moment de son déroulement. Une logique narrative inhérente au film pousserait-elle alors au choix d’une présentation sur un format séance et à l’interdiction d’accéder au film en cours de diffusion ? Cela semble être le cas pour The Host and the Cloud qui retrace une série d’événements au Musée des arts et traditions populaires de Paris :

« […] une expérience autonome s’y déroule sur un an. Un groupe de personnes est mis sous conditions. Tout ce qui a lieu est réel, rien n’est joué. Les personnes sont exposées à des situations live qui apparaissent accidentellement, simultanément ou sans enchaînement dans la totalité du bâtiment[17]. »

S’étalant sur plusieurs heures (plus ou moins les horaires d’ouverture d’un musée) et disséminés sur trois journées, le film n’est pas à même de retracer complètement les événements et n’évoque l’expérience que par fragments. Il ne construit pas une narration absolument linéaire, mais retrace l’ensemble du projet de manière globalement chronologique. S’il est possible de l’apprécier seulement par extraits, une vision complète et chronologique est recommandée et encouragée par le choix de monstration. On peut d’ailleurs ajouter que l’exposition du film à la galerie Marian Goodman à Paris a été précédée par plusieurs avant-premières au cinéma du Centre Pompidou.

Cette nécessité d’une expérience chronologique et complète est moins évidente chez Tacita Dean. Comme Jeroen de Rijke et Willem de Rooij, l’artiste réalise, depuis le début des années 1990, des films sur pellicule conçus pour le musée. Craneway Event dévoile trois journées de répétition du chorégraphe Merce Cunningham avec sa compagnie au Craneway Pavilion dessiné par Albert Kahn à Richmond en Californie. Ces séances de répétition apparaissent sans introduction ni commentaires, avec pour seuls sons les bruits produits par les danseurs sur le parquet. Des dix-sept heures tournées, l’artiste tire un film de 108 minutes. Le montage est là encore chronologique. Pour autant, le sujet et le caractère répétitif du film rend le recours au format séance peut-être moins fondamental que pour The Host and the Cloud. Pourquoi alors tenir autant à cette expérience sous format séance ? Cela s’explique probablement par le décès du chorégraphe durant la finalisation du film comme le précise Tacita Dean :

« Merce mourut pendant que je le montais, alors le film devint son dernier et j’ai vraiment voulu honorer la matière filmée en l’utilisant correctement et ne pas m’inquiéter de sa longueur en tant qu’œuvre. Alors il dure 1 heure 48 minutes. J’ai gardé les trois jours intacts[18]. »

Le film se charge d’une dimension affective pour Tacita Dean qui fait de l’exposition un hommage posthume au chorégraphe et peut expliquer sa volonté de contraindre le spectateur à une vision exhaustive et chronologique du film. Cela semble confirmé par l’absence de ce mode de présentation dans la carrière de l’artiste qui adopte quasi systématiquement la projection en boucle pour ses films[19]. Chez Pierre Huyghe en revanche, la mise en crise de la boucle est plus fréquente. Si ce type de projection est le plus souvent conservé, l’artiste s’est attaché à de nombreuses reprises à enrayer son fonctionnement. Il situe ces recherches dans un questionnement du format exposition entrepris depuis le début des années 1990. Autant que le déploiement des œuvres dans l’espace, certaines de ses expositions étaient organisées selon des protocoles temporels spécifiques : un programme informatique contrôlant le moment d’apparition des films ou vidéos, leur diffusion pouvait se faire en continu (ou d’une manière quasi continue), mais les visiteurs n’y avaient accès qu’à des moments spécifiques (Le Château de Turing, Biennale de Venise, 2001) ou être rendue intermittente et/ou mobile (Interludes, 2001 et No Ghost just a shell, 2003, Van Abbemuseum, avec Philippe Parreno ; Streamside Day Follies, 2003, DIA Center for the arts…).

Par-delà le seul souhait des artistes, ce choix de présentation en séance pose des problèmes concrets aux espaces d’exposition. Même si les changements ne sont pas d’une grande complexité, ces films forcent l’espace d’exposition à revoir et adapter son fonctionnement. Les horaires des séances doivent être annoncés en amont pour prévenir les visiteurs du fonctionnement particulier de l’exposition. Pour Craneway Event, la Frith Street Gallery offrait même la possibilité de réserver des sièges pour les projections du samedi[20]. En prévoyance de l’affluence ? Les horaires précis à respecter rendaient en effet la fréquentation des galeries plus compacte qu’à l’accoutumée. Au lieu du défilé ponctuel des visiteurs dans la journée, il s’agissait de groupes plus importants qui se présentaient à heure fixe. La longueur des films encouragea les galeries à un plus grand pragmatisme, tant dans le minimum de confort à fournir[21] que, surtout, dans le nombre de spectateurs à accueillir en même temps. L’exposition de Pierre Huyghe souleva un dernier point. Le nombre de projections quotidiennes força les galeries à modifier légèrement leurs horaires d’ouverture, la dernière projection s’achevant respectivement seize minutes après la fermeture habituelle à Paris et douze à New York[22]. L’aménagement des horaires n’est pas un grand bouleversement du fonctionnement de la galerie, mais reste tout de même une réponse à un problème posé par l’œuvre exposée[23].

La mise en séance pour accomplir la projection en boucle 

La mise en séance de l’œuvre peut imposer des modifications plus importantes encore à l’espace d’exposition. Le format même de l’œuvre soumet, parfois, l’exposition à un fonctionnement spécifique. C’est le cas avec deux projets hors normes dont la très longue durée ne leur permet pas d’être intégralement visibles durant les horaires d’ouverture des espaces d’exposition. L’œuvre va alors prescrire l’idée de séances spécifiques incitant l’institution à mettre en place des événements spéciaux. Alors connu comme artiste opérant aux marges de l’installation et du mail art, Douglas Gordon présente en 1993 l’un de ses premiers travaux vidéo[24]. 24 Hour Psycho[25] consiste au ralentissement de la diffusion de lecture d’une VHS de Psychose d’Alfred Hitchcock (1960) depuis un magnétoscope afin que le film atteigne la durée de 24 heures[26]. Diffusée à cette vitesse, l’image change approximativement toutes les deux secondes. L’extrême durée de 24 Hour Psycho implique que seule une partie de l’installation (environ le tiers) ne soit visible durant les horaires d’ouverture du lieu qui la présente. Par ses spécificités, l’œuvre excède les capacités d’accueil de l’institution artistique. Elle peut y être montrée intégralement, mais il faudra environ trois journées d’ouverture régulière pour que ce soit le cas. À plusieurs reprises, l’artiste a donc organisé des projections intégrales de 24 Hour Psycho, des « 24 hour screenings », invitant ainsi l’institution à ouvrir 24 heures sur 24. Un tel événement a été mis en place dès la première présentation de l’œuvre au Tramway à Glasgow[27] et est régulièrement rejoué lors des expositions de l’artiste. Les mêmes problèmes se posent avec 5 Year Drive-By (1995)[28]. Conçu pour la 3e Biennale de Lyon en 1995, il s’agit de la radicalisation du procédé entrepris avec 24 Hour Psycho. La projection de La Prisonnière du désert (John Ford, 1956) est ralentie pour correspondre à la durée réelle du récit développé dans le western, soit cinq années. Selon les calculs de l’artiste, la projection d’une seconde du film équivaut à 6h46 de durée réelle, chaque photogramme dure alors un peu plus d’une vingtaine de minutes. L’institution qui présente l’installation ne peut en diffuser qu’environ une seconde par jour. D’une durée d’un peu moins de deux mois, la Biennale de Lyon n’a logiquement pas dû excéder la minute de diffusion de 5 Year Drive-By. Le titre même de l’installation en appelle à un type spécifique de fonctionnement cinématographique, celui du drive-in. L’artiste rêvait d’une installation pérenne du projet :

« J’aimerais en faire un cinéma “drive-in”, situé idéalement dans la Monument Valley de l’Utah, ou non loin de là. J’aime l’idée d’un monument physique par [avec] cette idée de quête – et si c’est le cas, le spectateur potentiel doit participer à une sorte de voyage physique pour voir l’œuvre. C’est un parallèle véritable à l’histoire originale[29]. »

Si un tel monument n’a pour l’instant pas été érigé, des projections en extérieur ont été tentées. En 2001, en marge de son exposition au Geffen Contemporary at MOCA à Los Angeles, Douglas Gordon présente 5 Year Drive-By le temps d’un week-end dans le désert de Mojave près de Twentynine Palms[30]. Ce type de présentation, en extérieur, hors du cadre de l’institution culturelle et gratuite, rapproche 5 Year Drive-By des œuvres produites pour l’espace public. L’artiste souligne d’ailleurs cette analogie dès l’origine du projet. Le commissaire d’exposition Jan Debbaut rapporte : « 5 Year Drive-By était à l’origine présenté à la 3e Biennale d’art contemporain de Lyon, 1995, en tant que “proposition pour une œuvre d’art publique[31]” ». Douglas Gordon insiste à l’époque sur la dimension publique du projet, de même que d’une partie importante de son travail. Évoquant l’aspect social de l’expérience cinématographique, l’artiste en appelle à des projections hors des cadres habituels :

« La salle de cinéma devient un lieu d’asile où l’on oublie le monde réel pour se projeter dans le film. […] Et si l’on admet que les gens utilisent le film de la sorte, alors pourquoi ne pas faire des projections dans des espaces à caractère encore plus social, avec des cadres moins rigides ? Ne serait-ce que comme simple expérience sociale[32] ! »

Via la présentation de 5 Year Drive-By dans l’espace public, ou des projections visibles depuis l’espace public[33], Douglas Gordon tente des modes de présentation alternatifs à même de toucher, ou du moins de rencontrer brièvement, un public différent de celui de l’institution artistique, rejouant et accentuant la dimension collective et populaire de la séance cinématographique.

Cette même question de la durée de l’œuvre va mener Christian Marclay à adopter ce système de séances spéciales. L’artiste suisse s’est longtemps attaché à donner une forme visuelle à la musique par des installations ou des films relavant du found footage[34] dans lesquels les extraits de films sont utilisés pour leur valeur sonore. The Clock (2010)[35] poursuit ce principe de collage visuel et sonore et l’étend sur une durée de 24 heures. Via le montage de brefs fragments de films ou de séries télévisées montrant ou énonçant l’heure, l’artiste reconstitue le passage d’un jour complet. Personnages, montres, réveils, pendules… égrènent les minutes avec une précision drastique. La vidéo est impérativement synchronisée à l’heure du pays qui l’expose, de sorte que l’heure à l’écran corresponde à l’heure réelle, le temps des personnages à celui des spectateurs. The Clock s’offre comme une gigantesque horloge alternativement visuelle et parlante. La vidéo est projetée sur un grand écran dans une salle plongée dans l’obscurité remplie de canapés blancs, étagés à la manière des rangées de fauteuils d’une salle de cinéma. Comme chez Douglas Gordon, le temps d’ouverture quotidien du musée ne permet pas de diffuser l’œuvre dans sa totalité. Pire, l’installation étant synchronisée au temps réel, c’est donc systématiquement le même segment qui est diffusé tous les jours, une grande partie de la vidéo reste donc invisible. Là où la projection de 24 Hour Psycho et 5 Year Drive-By peut s’étaler sur la durée de l’exposition et la diffusion reprendre là où elle a été interrompue la veille, c’est impossible pour The Clock. La nature de l’installation et le fonctionnement normal de l’institution artistique empêchent l’accès au deux tiers environ de The Clock. L’organisation de séances spéciales avec aménagement des horaires de l’institution est donc une condition nécessaire à l’expérience de l’œuvre.

Depuis sa première présentation à la galerie White Cube de Londres en 2010, des projections continues de 24 heures sont mises en place à la demande de l’artiste à chaque exposition. En fait, et cela est valable aussi pour 24 Hour Psycho, ces projections ponctuelles de 24 heures tiennent moins de la mise en séance que de la possibilité d’accomplir une mise en boucle réelle de l’œuvre. Si, dans The Clock, le contenu des images s’adapte à l’heure de la journée[36], Christian Marclay insiste sur l’absence d’une progression narrative de la vidéo : « Il n’y a pas de début ni de fin. Ça commence quand vous entrez dans la salle, et théoriquement ça tourne tout le temps, même en ce moment… C’est une boucle (loop)[37]. » The Clock a donc besoin de ces séances spéciales pour achever son processus naturel, pour que l’aspect cyclique de la représentation temporelle ait effectivement lieu et que la vidéo joue complètement son rôle de marqueur temporel. Paradoxalement, la mise en séance va permettre la mise en boucle, les deux formats d’apparence contraires devenant complémentaires. De la même manière que Douglas Gordon rêvait d’une projection permanente pour 5 Year Drive-By, Christian Marclay désirait une présentation continue dans l’espace public, comme l’indique Olivier Schefer : « Marclay souhaiterait installer sa vidéo dans des gares et des aéroports, comme une horloge que l’on consulterait, sans plus y penser, selon ses besoins ou par curiosité, mais toujours de façon distraite[38]. »

Alors que The Clock est délibérément réalisé pour l’exposition, sa présentation complète ne peut se faire que sur le mode ponctuel de la séance. Sa dimension événementielle, de même que son format exceptionnel, influe grandement sur le succès rencontré par l’œuvre très fréquemment exposée[39]. À chaque fois, la fréquentation des expositions et des projections en continu est importante[40]. La gratuité des projections spéciales à laquelle tient l’artiste, alors que l’exposition, elle, est payante, de même que le couplage de ces projections avec des événements fédérateurs[41] explique en partie ce succès. En partie seulement, car The Clock bénéficie d’une large fréquentation pendant toute la durée de ses présentations, obligeant les institutions à publier des instructions précises quant à l’accès à l’installation, prescriptions qui ne sont pas habituellement prises pour les autres expositions[42]. Outre la volonté des artistes et les besoins de l’œuvre, cette pratique de séances spéciales s’insère alors dans le cadre d’une événementialisation de l’activité muséale. Proposant une expérience inattendue et nouvelle, l’ouverture à des horaires inhabituels et les projections en continu deviennent autant un outil publicitaire qu’un moyen d’accroître le nombre de visiteurs. Les ouvertures 24 heures sur 24 dépassent alors les seuls cas de projection des œuvres de longue durée ou la participation à des événements nationaux et deviennent une pratique fréquente lors d’expositions à grande audience[43].

La mise en séance de l’image en mouvement au sein de l’exposition reste un choix artistique rare. À notre connaissance, les quelques expériences succinctement commentées sont celles qui, à la manière de Jeroen de Rijke et Willem de Rooij et, dans une moindre mesure, Steve McQueen, intègrent ce format comme constituant même de l’œuvre[44] ou alors celles dont l’apparition s’est faite lors d’une manifestation internationale à large audience, du type Documenta à Kassel ou Biennale de Venise. La mise en séance opère de facto une mise en valeur de l’œuvre. Rendue plus rare et non disponible en continu comme la majorité des œuvres exposées, celle-ci impose au visiteur de se plier à ses conditions de visibilité. Comme revendiqué par le duo néerlandais[45], cette pratique peut être lue comme un acte de résistance à la surconsommation actuelle des images, de même qu’à la spectacularisation de l’art contemporain. Mais on peut aussi se demander dans quelle mesure il ne s’agit pas, pour les artistes, d’une volonté de retour à l’un des fondamentaux de l’expérience cinématographique : la dimension collective de la séance. Le conservateur Philippe-Alain Michaud rappelle que « ce n’est pas le cinéma qui naît, à la fin du XIXe siècle […] mais la projection publique qui allait, durant tout le XXe siècle, rester l’horizon de l’histoire du cinéma[46]. » Le temps de la séance, le cinéma produit une collectivité éphémère, aujourd’hui reprise et rejouée par les artistes dans leurs œuvres à l’heure où la dimension collective et sociale du cinéma est concurrencée par la variété et la complexité de sa diffusion[47]. Outre une mise en valeur de l’œuvre, la mise en séance marque aussi la dimension sociale, voire quelque peu utopiste, du travail de ces artistes.

 

Notes

[1] Quelques ouvrages approfondissent la question. Par exemple : Beyond Cinema, the Art of Projection: Films, Videos and Installations from 1963 to 2005, cat. exp., Berlin, Hamburger Bahnhof – Museum für Gegenwart, 2006 ; Connolly M., The Place of Artists’ Cinema, Bristol et Chicago, Intellect, 2009 ; Balsom E., Exhibiting Cinema in Contemporary Arts, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2013.

[2] Si le mode de la séance n’était pas nécessairement le mode de fonctionnement initial du cinéma, il s’est progressivement imposé. Voir : Meusy J.-J.,  Paris-Palaces ou le temps des cinémas (1894-1918), Paris, CNRS Éditions, 2002 (1995).

[3] Ce format de séance s’observe surtout dans leurs expositions personnelles. Cela semble aujourd’hui moins vrai dans les expositions collectives.

[4] Balsom E., Exhibiting Cinema in Contemporary Arts, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2013, p. 81 : « With screening times posted outside of the room, the viewer is expected to sit, wait for the film to start, and stay until its ends. […] de Rijke and de Rooij are interested in the vacancy resulting from the span of time between projections, when the room will be white and empty ».

[5] Communiqué de presse de l’exposition De Rijke/De Rooij, exp., Nice, Villa Arson, 2002, en ligne : http://archives.villa-arson.org (consulté en février 2015). On retrouve cette référence au minimalisme dans le communiqué de presse de l’exposition personnelle des artistes à la Douglas Hyde Gallery de Dublin en 2003, en ligne : http://www.douglashydegallery.com/exhibition.php?intProjectID=90 (consulté en février 2015), ou encore dans Tumlir J., « Reports from the front: on the films of Jeroen de Rijke & Willem de Rooij », The Hugo Boss Prize 2004, cat. exp., New York, The Solomon R. Guggenheim Foundation, 2004, p. 36.

[6]  Heiser J., « As we speak », Frieze, n° 134, octobre 2010, p. 181 : « We agreed that the outside of De Rijke and De Rooij’s projection rooms was as important as the inside, so I did not hang my pictures on the outside of their space ».

[7] Schafhausen N., « Interview with de Rijke/de Rooij: If only all rooms would so clearly fulfill their purpose », Jeroen de Rijke/Willem de Rooij: After the Hunt, cat. exp., Francfort-sur-le-Main, Frankfurter Kunstverein ; Mönchengladbach, Städtisches Museum Abteiberg, 1999, p. 18 : « Images are being used as garbage. People don’t even look at them… It is also our task to protect the images we make from over-exposure, and our public from their self-imposed visual bulimia ».

[8] Steve McQueen, Caribs’ Leap, 2002, film 8 mm et 35 mm, couleur, son, transféré sur vidéo, deux projections, 28 min 53 et 12 min 06.

[9] Steve McQueen, Western Deep, 2002, film 8 mm, couleur, son, transféré sur vidéo, projection, 24 min 12.

[10] Boyer C.-A.,  « La pulsation de l’image », Steve McQueen, Speaking in Tongues, cat. exp., Paris, Musée d’Art moderne de la ville de Paris, 2003, p. 51.

[11] Voir les propos de Chrissie Iles dans Ramos F., « “Thoughts About Curating Moving Images”, Erika Balsom, Maeve Connolly and Chrissie Iles, interview », Mousse Magazine, n° 38, avril 2013, p. 56-61. En effet, malgré l’ampleur des projets et la variété des formats proposés à la Documenta, la présentation en boucle des travaux utilisant l’image en mouvement dans l’exposition (à nouveau, nous ne tenons pas compte ici des programmations spéciales qui prennent place en salle de cinéma ou auditorium) reste une norme.

[12] Steve McQueen fera d’ailleurs sa première incursion au cinéma avec Hunger en 2008.

[13] Steve McQueen, Giardini, 2009, film 35 mm transféré sur format numérique HD, couleur, son, 30 min 08, double projection.

[14] Voir : Zabunyan D., « La direction des visiteurs », Cahiers du cinéma, Dossier « Art et cinéma », n° 683, novembre 2012, p. 14.

[15] Tacita Dean, Craneway Event, 2009, film anamorphique 16 mm, couleur, son optique, 108 min.

[16] Pierre Huyghe, The Host and the Cloud, 2010, film, vidéo HD, couleur, son, 121 min 30.

[17] Huyghe P., « The Host and the Cloud, 2009-2010 », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 2013, p. 154.

[18] Obrist H. U., Tacita Dean, The Conversation Series 28, Cologne, Buchhandlung Walther König, 2012, p. 66-67: « Merce died while I was cutting it, so it became his last film and I wanted to really honore the material by using it properly and not worrying about its length as an artwork. So it’s 1 hour and 48 minutes long. I kept all the three days intact ».

[19] Le seul exemple connu où Tacita Dean n’adopte pas la diffusion en boucle est The Green Ray (2001) pour lequel le spectateur lance la projection par pression sur un bouton.

[20] Communiqué de presse de l’exposition Tacita Dean: Craneway Event, Londres, Frith Street Gallery : « Call to reserve seats for Saturday screenings ».

[21] Outre l’obscurcissement de l’espace, des rangées de sièges évoquaient la salle de cinéma. Si la mise en place d’assises est fréquente dans le cadre d’exposition d’images en mouvement, elle n’est nullement une constante et se limite en général à un ou deux bancs face à l’écran.

[22] Ce léger débordement des horaires d’ouverture explique l’aspect resserré des créneaux de projection de l’exposition new-yorkaise dans le cadre de laquelle seule une minute séparait les séances, là où les projections parisiennes étaient plus espacées.

[23] Si, à l’issue de ces premières expositions, The Host and the Cloud retrouve le mode de présentation en boucle, Tacita Dean semble poursuivre la mise en séance de Craneway Event. Les deux artistes multiplient par ailleurs la programmation des films dans les auditoriums et salles de cinéma des musées.

[24] Avant 1993, sa biographie ne mentionne que Columbo – Prescription Murder! (Independent Television Broadcast, 7 juillet 1990).

[25] Douglas Gordon, 24 Hour Psycho, 1993, installation vidéo, noir et blanc, écran semi transparent (300 x 400 cm ou 400 x 600 cm), image générée depuis une VHS trouvée dans le commerce, vidéoprojecteur, 24 h.

[26] À l’origine, le ralentissement du film était difficile à maîtriser avec précision. La durée réelle de 24 Hour Psycho oscillait donc entre 19 et 26 heures. Depuis la VHS et le magnétoscope ont été remplacés par un DVD et un lecteur DVD, le ralentissement est contrôlé par ordinateur et correspond à la durée annoncée. Voir : Lange C., « Ten years ago today », Theanyspacewhatever, cat. exp., New York, The Solomon R. Guggenheim Museum, 2008, p. 70.

[27] MacLeod M.-L. (assistante au Tramway de Glasgow), courrier électronique adressé à Mickaël Pierson, en mars 2015 : « In terms of opening for 24 hours we did it once I think closer to the end of its run we started at 12pm Friday to 12pm Saturday ».

[28] Douglas Gordon, 5 Year Drive-By, 1995, installation vidéo, couleur, écran (dimension variable), image générée depuis une VHS trouvée dans le commerce, vidéoprojecteur, durée 5 ans.

[29] Spector N., « Tout cela est vrai, et contradictoire, sinon hystérique », Douglas Gordon, Déjà-vu. Questions & answers volume 2, 1997-1998, cat. exp., Paris, Musée d’Art moderne de la ville de Paris, 2000, p. 55.

[30] Voir Dyer G., « A wrinkle in time », The New York Times, 5 février 2010, en ligne : http://www.nytimes.com/2010/02/07/books/review/Dyer-t.html?pagewanted=all&_r=0 (consulté en février 2015).

[31] Gordon D., Debbaut J., « Jan Debbaut and Douglas Gordon… in conversation (continued) », Douglas Gordon: Kidnapping, Eindhoven, Stedelijk Van Abbemuseum, 1998, p. 173.

[32] Sheikh S., « L’art n’est qu’un prétexte pour converser, Simon Sheikh, 1997 », Douglas Gordon, Déjà-vu. Questions & answers volume 2, 1997-1998, cat. exp., Paris, Musée d’Art moderne de la ville de Paris, 2000, p. 14.

[33] Parmi ces tentatives, on peut citer celle du groupe norvégien de télécommunications Télénor dont une partie de la collection d’art contemporain est exposée au sein de l’entreprise. Une projection de 5 Year Drive-By a été mise en place au siège de la compagnie à Fornebu en 2002 pour trois ans (soit environ les deux tiers de l’œuvre). Projeté depuis l’intérieur, le film est visible depuis l’extérieur du bâtiment. Arrêtée suite à des problèmes techniques, une nouvelle tentative échoue en 2007 avant d’être relancée en 2014. Informations recueillies auprès d’Anne Wiland, curator de la collection Telenor. Voir Anne Wiland, courrier électronique adressé à Mickaël Pierson, en mars 2015.

[34] Hibon D., « Les ciseaux et leur père », Found Footage, cat. exp., Paris, Musée du Jeu de Paume, 1995, p. 3 : « Une définition élémentaire du “Found Footage” pourrait être l’élaboration d’un film par la récupération d’éléments déjà filmés et donnant naissance, par le montage, à une œuvre originale  ».

[35] Christian Marclay, The Clock, 2010, vidéo, couleur et noir et blanc, son, 24 h.

[36] L’heure diégétique correspondant à l’heure réelle, le type d’activité des personnages répond lui aussi au temps réel.

[37] Christian Marclay cité par Schefer O., « Christian Marclay, The Clock : 24 heures (syn)chrono », Les cahiers du musée national d’Art moderne, n° 120, été 2012, p. 112-113.

[38] Ibid., p. 113.

[39] Voir la biographie de l’artiste. En 2011, The Clock est présenté à la Biennale de Venise durant laquelle Christian Marclay reçoit le Lion d’or du meilleur artiste. Pendant la seule durée de la Biennale, The Clock est aussi montrée au LACMA de Los Angeles, à la Triennale de Yokohama, à l’Israel Museum de Jérusalem, au Centre Pompidou à Paris et au Museum of Fine Arts de Boston.

[40] Voir : « Nuit blanche à Beaubourg : The Clock, une expérience cinématographique totale, hallucinatoire et addictive », Les Inrockuptibles, n° 823, 7 septembre 2011, p. 11 ; « Grand succès pour The Clock », Art Media Agency, 24 janvier 2013, en ligne : http://fr.artmediaagency.com/61573/grand-succes-pour-the-clock/ (consulté en février 2015).

[41] À Paris, The Clock a été présenté, entre autres, lors de la Nuit blanche en 2012 et les séances spéciales de son exposition au Centre Pompidou en 2014 correspondaient à la Nuit des musées, la Fête de la musique, puis la clôture de l’exposition. L’organisation d’une projection continue à la fin de l’exposition est assez fréquente.

[42] Voir la présentation de The Clock sur le site du musée d’Art contemporain de Montréal, en ligne : http://www.macm.org/expositions/christian-marclay-the-clock/ (consulté en mars 2015). Ces recommandations sont reprises à l’identique par d’autres musées présentant The Clock.

[43] À Paris, l’exposition Dalí au Centre Pompidou est restée ouverte 24 heures sur 24 du 22 au 25 mars 2013 pour la fin de l’exposition. Les Galeries nationales du Grand Palais pratiquent elles aussi des ouvertures continues (Claude Monet, exp., 2011 ; Edward Hopper, exp., 2013…).

[44] En ce sens, on pourrait évoquer aussi The Sound of Silence (2006) d’Alfredo Jaar, ou le travail de Philippe Parreno dont certaines expositions, bien qu’accessibles en continu, fonctionnent sur le mode de la séance alternant entre temps de latence et temps d’apparition des œuvres (El sueño de una cosa, exp., Francfort-sur-le Main, Portikus, 2002 ; Philippe Parreno, 8 juin 1968 – 7 septembre 2009, exp., Paris, Centre Pompidou, 2009…).

[45] Voir  note 7.

[46] Michaud P.-A., « Le mouvement des images », Cinéma & Cie, n° 8, automne 2006, p. 183.

[47] La traditionnelle sortie en salle est notamment concurrencée par le téléchargement, légal ou illégal, ou l’apparition récente du e-cinéma qui dispense le film d’une sortie « physique ». Ces modes de consommation de l’image vont à l’encontre de la dimension collective de la séance.

Pour citer cet article : Mickaël Pierson, "Le format de la séance appliqué à l’exposition de l’image en mouvement", exPosition, 1 juin 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/pierson-format-seance-exposition-image-en-mouvement/%20. Consulté le 19 décembre 2025.

L’exposition Vidéo Vintage (Centre Pompidou, Paris, 2012) : un parti pris scénographique au détriment des vidéos

par Caroline Tron-Carroz

 

Caroline Tron-Carroz est docteure en histoire de l’art contemporain, chercheure associée à l’InTRu à l’Université François-Rabelais de Tours. Elle est également rédactrice en chef adjointe de la revue exPosition. Ses recherches portent essentiellement sur l’histoire de l’objet télévision dans le champ de l’art, ainsi que sur les collectifs vidéo des années 1970 aux États-Unis. Elle a récemment publié La boîte télévisuelle. Le poste de télévision et les artistes (INA, 2018).

 

L’exposition Vidéo Vintage a ouvert ses portes en février 2012[1], au quatrième étage du musée national d’Art moderne (MNAM) à Paris, sous la direction de Christine Van Assche, conservateur du département des nouveaux médias du Centre Pompidou, et de Florence Parot, attachée de conservation au musée et commissaire associée. Ces dernières années, à Paris, peu d’expositions ont été consacrées aux collections vidéo du Centre Pompidou[2], une telle manifestation était particulièrement attendue.

L’exposition propose de retracer 20 ans de création vidéo suivant une chronologie ciblée (1963-1983), en montrant à un large public une sélection de vidéos fondatrices collectionnées par le MNAM depuis 1977. Le dispositif spatial repose essentiellement sur une scénographie vintage avec des fauteuils, des tables basses et des télévisions. Le dépliant de visite, distribué à l’entrée de l’exposition, précise les visées scénographiques des commissaires : « une scénographie vintage qui emprunte aux années 1960-1970, restitue dans des salons les conditions de visionnage en temps réel, comme aux origines du médium[3] ». Dans un premier temps, il est intéressant de se reporter à la définition du terme vintage telle que Florence Parot la mentionne dans le catalogue, pour comprendre les enjeux scénographiques de cette exposition :

« Vintage est un terme anglais issu d’une forme altérée de l’ancien français correspondant au mot “vendange” qui désigne un vin remarquable par sa qualité en référence à un âge ou à millésime. La mode s’empare de ce terme pour qualifier des vêtements de grands couturiers rares et anciens : la musique, le rock à ses débuts, la photographie, ses tirages d’époque. Adhérer au vintage, c’est affirmer un style authentique, tout en se référant à un moment mythique que beaucoup n’ont pas connu. Les années 1960 et 1970 – période révolutionnaire, libertaire, anti-guerre, hédoniste – sont revisitées par la nouvelle génération. La performance, le happening, le body art, le militantisme féministe, homosexuel et antiraciste, la critique des médias et de la télévision, sont autant d’expressions que la vidéo a su capter à son époque[4]. »

Le terme vintage véhicule en effet l’idée d’un objet authentique, révolu et daté. Il traduit aussi l’idée d’un objet qui serait « remis au goût du jour », sous l’effet d’une mode, d’un engouement contextuel et culturel. Si l’on en juge par la définition retranscrite, ce sont plus particulièrement les années 1960 et 1970 qui sont envisagées comme période de référence, alors que le terme vintage n’induit aucune chronologie spécifique.

Les commissaires apportent d’autres précisions sur ce choix scénographique, en invoquant les conditions avantageuses de visionnement des vidéos :

« À l’ère de la reproductibilité électronique, la consultation des œuvres sur Internet entraîne un visionnage accéléré et plus déconcentré des œuvres tandis que dans le musée, lieu idéal, le temps nécessaire à leur réception peut être respecté. Le temps de l’œuvre redevient le temps du spectateur[5] ».

Ainsi, tout en se référant à une époque marquée par la contre-culture, l’exposition se donne pour but d’offrir au spectateur du musée un temps privilégié pour regarder des vidéos, comme à l’origine, c’est-à-dire sans les « zapper ». Et c’est pour répondre à cet impératif de mise en condition du visiteur, que les commissaires lui dédient des espaces organisés sous la forme de petits salons.

Pour comprendre ce parti pris vintage, le document intitulé « Scénographie de Vidéo Vintage », versé aux archives du MNAM, apporte quelques éclairages sur les intentions des commissaires :

« Il s’agit de créer une “ambiance d’époque” par des éléments de mobilier, mais pas d’en rajouter ni de transformer le musée en marché aux puces. Les éléments décoratifs choisis (tapis ou lampes) le seront pour des raisons symboliques. Trouver le ton juste et le bon équilibre sont des éléments très importants […] Le visiteur peut s’asseoir dans des fauteuils et canapés confortables pour visionner les œuvres dans leur entièreté […] Les moniteurs sont des appareils cathodiques posés sur d’autres meubles. Les lecteurs DVD sont cachés car ils sont contemporains. Les câbles peuvent être cachés par des tapis […] Des photos 50 x 70 environ sont accrochées ou collées sur les murs retraçant le contexte de l’époque. D’autres peuvent être présentées dans des vitrines. Une armoire vitrée type penderie expose du matériel de l’époque : Portapak […]. Dans le couloir attenant [à] la galerie du Musée pour la sélection des œuvres conceptuelles, une présentation plus muséale type 70/80 est proposée (moniteurs cathodiques sur socle, bancs et vitrines)[6]. »

À la lecture de ce document et du plan général de l’exposition, on comprend que les commissaires ont souhaité faire cohabiter plusieurs espaces à l’image de l’univers domestique : une « entrée » (avec des écrans plats et un « salon témoin »), quatorze « salons », un « couloir », des « vitrines », auxquels s’ajoutent deux projections vidéo. Trois sections scandent le parcours pour permettre au visiteur de comprendre la variété des écritures des œuvres vidéo : la première porte sur « la performance et l’auto-filmage », la deuxième concerne « la télévision : recherches, expérimentations, critiques », la troisième section présente « les attitudes, formes, concepts ». À première vue, l’organisation des petits salons dans la grande galerie est plutôt engageante. Les fauteuils, paradigmes de l’enveloppement et du confort, les lampes, les tapis, les tables basses et les vitrines chinés par l’agence parisienne Colonel, en charge de la scénographie, mettent le visiteur à l’aise, rassuré de retrouver un espace proche de son intimité. Mais l’abandon du corps du spectateur au confort des sièges en velours à dominante vert, marron et orange, génère une intrication volontaire entre l’espace public (le musée) et l’espace privé (le chez soi). En effet, si l’exposition Vidéo Vintage repose intégralement sur un modèle d’esthétique domestique, elle restitue, de fait, l’univers lénifiant de la maison, bercé par le rituel de la télévision, de sorte que l’agencement général (fauteuils et meubles), comme la présence des moniteurs à tube cathodique, renvoie à des habitudes communes de consommation télévisuelle. Et c’est précisément ce versant « ameublement » qui a marqué les esprits. Le livre d’or, comme les encarts et les articles de la presse hebdomadaire ou de la presse spécialisée[7], ont plébiscité la scénographie générale de l’exposition, revendiquant le moelleux des sièges en opposition sous-jacente aux conditions de visionnement ordinairement attribuées aux bandes vidéo dans le cadre des musées.

La réflexion qui suit propose de cerner les enjeux d’une telle orientation scénographique : est-on face à une tentative de conditionnement de la vidéo ? Puisque les commissaires revendiquent le choix du vintage en louant son authenticité, on est en droit de s’interroger sur celle-ci : la reconstitution du chez soi incarne-t-elle suffisamment les positionnements critiques propices aux artistes vidéo des années 1970 ? Qu’en est-il de la restitution de la part créative, authentique, de la vidéo analogique à travers cette exposition ?

Simulacres

Une grande partie du dispositif spatial repose ainsi sur un univers très attractif : l’intimité prosaïque du salon. Cependant, on constate que peu de raccordements scientifiques viennent compléter, voire étayer ce choix scénographique. Sur les murs, sur les cartels ou dans le livret d’exposition, quelques données factuelles se dessinent en interstices, fournissant de très brèves explications sur le contexte artistique et télévisuel de l’époque. Si la première partie regroupe de nombreux artistes performers ayant recours à l’auto-filmage[8], exprimant la part influente de la vidéo dans les arts de l’action, la deuxième section (« La télévision : recherches, expérimentations et critiques ») ne retrace qu’en très grandes lignes l’histoire des expérimentations des artistes dans les studios de télévision aux États-Unis, en France, en Angleterre, en Allemagne (ex-RFA), sans toutefois spécifier les différences de statut entre les télévisions publiques et privées notamment aux États-Unis[9], ni même évoquer le soutien de producteurs curieux et audacieux[10], qui ont largement valorisé les nouvelles formes de création. Le cas de la France est très vite retracé, notamment dans le livret d’exposition, lorsque le nom de Jean-Christophe Averty est évoqué. Programmés dès la conception de l’exposition, ses travaux pionniers ont été finalement évincés de la sélection finale[11]. Les réalisations que Samuel Beckett a conçues pour la BBC en Angleterre[12], la Fernsehgalerie de Gerry Schum à Düsseldorf (1969-1970)[13] ou encore les studios de télévision à New York ou à Boston qui ont ouvert leurs portes aux artistes vidéo au cours des années 1970 sont également signalés.

Quelques lignes informent également le visiteur sur les prises de position critiques des artistes vis-à-vis de la télévision commerciale, alors qu’elles sont au cœur des liens problématiques entre art vidéo et télévision aux États-Unis. En effet, au tout début des années 1970, un malaise se fait sentir au sein des laboratoires vidéo des chaînes publiques américaines. Ces laboratoires, financés par des fonds privés (à l’image de la fondation Rockefeller), sont destinés à accueillir des artistes qui peuvent bénéficier d’un matériel vidéo professionnel pour expérimenter l’image électronique. Le statut avantageux de ces structures donne naissance à des créations vidéo expérimentales retransmises dans le cadre d’émissions spécifiques qui, progressivement, sont écartées des grilles de programmes, alors que la majorité des recherches entreprises sur la colorisation et les effets de surimpression des images sont copieusement récupérées par les studios de télévision. Dépités, de nombreux vidéastes (Steven Beck, Frank Gillette, Stan VanDerBeek…) admettent que la télévision nord-américaine ne sera jamais une vitrine, un lieu d’exposition envisageable. À partir de 1969, des collectifs d’artistes comme The Raindance Corporation, Videofreex ou Ant Farm commencent à entretenir une démarche radicale à l’encontre de la télévision. Ils prônent un art vidéo plus libre, plus proche du public que les studios ou autres laboratoires et entendent bien déconstruire le langage et les codes de la télévision.

Si nous insistons quelque peu sur ce contexte de délitement entre les artistes et les organes de production audiovisuelle, c’est parce qu’il contribue pleinement à l’installation des premiers dispositifs « salon » au sein des musées au cours des années 1970 aux États-Unis, sur lesquels l’exposition Vidéo Vintage s’appuie. En effet, les artistes aux positionnements critiques tranchés à l’encontre des organes audiovisuels nord-américains réfléchissent à des démarches alternatives pour présenter leurs travaux vidéo. Aidés par quelques directeurs de galeries et d’institutions notamment new-yorkaises ou californiennes – territoires historiques des recherches vidéo aux États-Unis –, ils construisent des espaces qui plagient le salon familial, véritables simulacres critiques à l’univers ménager des spectateurs. Ces espaces appelés « environnements », puis « installations », sont des dispositifs immersifs et opérants pour mettre en scène l’univers privé, mais aussi pour contrecarrer des comportements routiniers des téléspectateurs face à leur écran. Ébranler les habitudes télévisuelles est une des missions que se sont fixés les artistes appartenant à la mouvance de « Guerrilla Television[14] », à l’image du collectif Telethon (Billy Adler, John Margolies, Van Schley et Ilene Segalove) qui, en 1972, conçoit au Contemporary Arts Museum de Houston, un environnement restituant en détail un salon middle-class américain : une image volontairement fabriquée et familière de l’univers domestique. Le mur recouvert de papier peint, les tableaux de paysages, le canapé à carreaux placé devant un imposant poste de télévision offrent un cadre privilégié au spectateur pour découvrir les vidéos du collectif, diffusées en boucle, dont les images stigmatisent la télévision commerciale américaine, premier relai du discours politique et publicitaire de l’époque.

Les années 1970 ont donc vu l’affirmation d’une démarche commune qui consiste à réinterpréter à grande échelle le modèle domestique existant. La constitution au cœur des musées de ces simulacres engendre en effet une critique de la topique télévisuelle ou de la « Topique TV » selon l’expression consacrée de l’historien de l’art vidéo René Berger :

« J’appelle “topique” l’ensemble des “conditions” qui constituent le champ d’action d’un médium. Ainsi la topique de la TV se fonde, d’une part sur la relation bipolaire du téléspectateur et de son poste, d’autre part sur l’organisation du discours télévisuel […] S’il est un trait commun à tous les artistes vidéo, c’est de “rompre” délibérément avec la topique TV. Tel est ce que j’appelle “l’effet de dis-location” qu’ils pratiquent tous peu ou prou, soit comme l’ont fait dès leurs débuts un Nam June Paik, un Vostell […]. L’effet de dis-location n’est qu’un aspect de leur activité. L’effet de “re-location” ne leur tient pas moins à cœur. Dans cette perspective, ils visent à créer, par le truchement de la vidéo, mais non exclusivement par lui, des situations nouvelles qu’on pourrait qualifier, pour s’en tenir à un terme général, d’“expérimentales”[15]. »

La « Topique TV », autrement dit l’ensemble des conditions qui constitue le champ télévisuel, doit être repensée au sein même des musées et des galeries. Ainsi, les travaux vidéo in situ, sont d’authentiques réflexions formelles, mais aussi les témoins historiques des positionnements vindicatifs des artistes à l’encontre du pouvoir des mass-media dans les années 1970.

L’exemple le plus probant de ce type de démarche reste sans doute celui du collectif californien Ant Farm. En 1975, les artistes Chip Lord, Doug Michels et Curtis Schreier, membres fondateurs du collectif, réalisent deux bandes vidéo couleur qui feront date : Media Burn (1975, 26 min, couleur, son) et The Eternal Frame (1975, 23 min 50, n&b et couleur, son). Cette dernière, réalisée en collaboration avec le collectif T.R Uthco, est fondée sur la répétition, scène par scène, de l’assassinat de Kennedy en novembre 1963 à Dallas. L’année suivante, les artistes exposent la bande vidéo au Long Beach Museum of Art, sous la forme d’un environnement qui reconstitue en détail un séjour américain des années 1960 : les bibelots et les meubles, dont le poste de télévision, côtoient les reproductions photographiques du couple Kennedy accrochées au papier peint fleuri du coin-salon. Il s’agit ni plus ni moins d’une remise en condition du spectateur dans un univers familier délibérément contrefait. Cette reconstitution manifeste est illustrée par une photographie accrochée sur les murs de l’exposition Vidéo Vintage qui, dans ces conditions, suggère au public que cette pièce a servi de modèle d’inspiration pour la scénographie[16].

En 2008, l’environnement The Eternal Frame a été intégralement reconstruit dans le cadre de l’exposition California Video: Artists and Histories organisée au Getty Museum de Los Angeles[17]. On peut considérer cet événement comme marquant dans l’histoire du collectif californien, et par là même dans l’histoire des expositions d’art vidéo, puisqu’il s’agissait de la première réinstallation de l’œuvre depuis sa création. Glenn Phillips, commissaire de l’exposition et conservateur du département vidéo au Getty Research Institute, a tenu à rassembler minutieusement tous les éléments de l’environnement : les cartes postales commémoratives, la tapisserie, les bustes, etc., à partir de photographies prises pendant l’installation initiale en 1976 ou en menant des entretiens avec les artistes[18]. La plupart des objets avaient disparu, d’autres comme les bibelots kitsch étaient en très mauvais état et nécessitaient la mobilisation d’équipes spécialisées, notamment le personnel du département de conservation des arts décoratifs et de sculpture du Getty, qui s’est chargé de la restauration de l’un des bustes de Jacky Kennedy en plastique peint, pourtant acheté dans les boutiques bon marché de l’époque, mais rénové avec autant d’égard qu’un objet de collection ancienne. Ainsi, Glenn Phillips a œuvré à retranscrire au plus juste tous les éléments présents en 1976 grâce à des achats sur des sites spécialisés et des conseils auprès de professionnels. Le commissaire a également consulté l’équipe du Cooper-Hewitt National Design Museum de New York qui possède une des plus impressionnantes collections de papiers peints aux États-Unis pour tenter de retrouver le motif original. Vaines recherches. Il a donc fait appel à Beatriz Kerti, directrice artistique à Hollywood, pour réimprimer avec exactitude le dessin de la tapisserie[19]. De cette démarche scientifique menée aux États-Unis, certes très excessive mais développée à partir de données concrètes, il ne subsiste aucune trace dans les archives de l’exposition parisienne, notamment parce que les objets (fauteuils, lampes, tapis) ont été davantage choisis pour leur qualité esthétique « rétro » que pour leur portée historique et culturelle.

Salons versus couloir 

En retrait de la galerie principale, un espace en couloir, qui regroupe les travaux de la section intitulée « Attitudes, formes, concepts », a été installé. La commissaire Christine Van Assche prescrit pour ce secteur une scénographie plus traditionnelle : « douze vidéos sont “exposées” dans une perspective plus muséographique, celle des années 1970, à savoir sur des socles accompagnées de documents[20] », autrement dit, un dispositif avec des moniteurs noirs posés sur des socles blancs, juxtaposés les uns à côté des autres, diffusant en boucle des œuvres vidéo[21]. Le dispositif spatial est complété par une vitrine blanche, présentant les couvertures de catalogues d’exposition. En totale opposition avec le confort des salons attenants, des bancs ont été placés devant les écrans. Mais ce dispositif, qui revendique un hermétisme formel pour des œuvres conceptuelles, met surtout à l’index de nombreux projets qui souhaitent s’émanciper de la forme piédestal. Comme le précise, David Ross, responsable du premier département d’art vidéo monté en 1971 à l’Everson Museum de Syracuse dans l’État de New York, les artistes des années 1970 ont très vite cherché des moyens de sortir de la forme piédestal, obstinément marquée par la sculpture traditionnelle[22]. Beaucoup d’entre eux, comme Frank Gillette, Ira Schneider, Les Levine, Bruce Nauman ou Mary Lucier, ont produit des œuvres avec des constructions environnementales qui démultiplient le moniteur dans l’espace. En la matière, l’installation vidéo TV Garden (1974) de Nam June Paik ou Passages Paysages (1978) de l’artiste Theresa Hak Kuyng Cha sont pionnières. Certes, ces œuvres ne font pas partie des collections du Centre Pompidou, mais elles sont mises en exergue sur le mur de cette section au moyen de reproductions photographiques[23]. Ces travaux questionnent autant la nature des images vidéo qu’ils interrogent les premières formes de présentation des travaux vidéos en multicanaux, en correspondance avec les nombreuses expérimentations de l’époque, très éloignées des dispositifs bipartites[24] (moniteur et socle) des vidéos monobandes.

Matière télévisuelle et support analogique

En compulsant les archives de l’exposition Vidéo Vintage, on apprend que les appareils placés dans les différentes zones de l’exposition ont été fournis par le service audiovisuel du musée. Principalement des modèles des années 1980 et 1990, plus ou moins grands, reléguant souvent les œuvres vidéo sur de petits écrans, suivant une répartition et une sélection non déterminée. Il est pourtant utile de tenir compte des différences instaurées par la taille de l’écran qui engendrent plus ou moins de proximité avec l’image et qui, de ce fait, écartent certaines œuvres du regard du visiteur. Ce constat rejoint la nécessité de mettre en valeur la nature des objets exposés. Différents exemples peuvent être convoqués dans l’exposition Vidéo Vintage, en partie parce que de nombreuses réalisations vidéo semblent être vidées de leur substance électronique, mais nous nous concentrerons plus particulièrement sur les travaux de Steina et Woody Vasulka[25]. Dès les années 1970, le couple Vasulka a mis au point un système de production d’images qui associe l’ordinateur au travail vidéo. Les artistes choisissent ainsi de travailler avec des moniteurs très performants qui leur offrent une liberté essentielle et une qualité d’image bien supérieure à celles que peuvent proposer des moniteurs classiques. En diffusant leurs œuvres vidéo sur des moniteurs cathodiques inappropriés, l’exposition parisienne ne rend pas hommage à leurs travaux sur l’image électronique et sur le son (simplement restitué par un casque audio).

Les écrans cathodiques qui ne respectent pas le temps de création des vidéos minimisent les expérimentations entreprises sur la matière télévisuelle pour lesquelles les qualités formelles et électroniques des moniteurs originaux comptent. Dans les archives, on ne trouve aucune trace d’historicisation des modèles ou de collaborations éventuelles avec des musées spécialisés (musée de Radio France ou le musée des arts et métiers). En filigrane, se pose la question de la conservation et de la restauration des objets médiatiques dont le moniteur fait partie. L’exposition affirme un caractère vintage, donc authentique, mais qui manque de perspective historique.

Audrey Illouz, qui signe la critique de l’exposition dans le magazine art press, en juin 2012, articule son propos sur l’occultation programmée du support analogique, en évoquant les écrans plats placés à l’entrée de l’exposition « attestant de la disparition du tube cathodique et de la nature désormais “vintage” des bandes vidéos[26] ». Ainsi, cette exposition aurait pu être un plaidoyer en faveur d’une technologie analogique, non réductible à un moniteur passif, sans qualité cathodique. Cette vision passéiste de la technique vidéo et de ses supports est amplement relayée sous la plume du journaliste Eric Loret du quotidien Libération, qui débute son article sur l’exposition Vidéo Vintage de la manière suivante :

« Très vite, à Vidéo Vintage, une évidence vient. La vidéo, c’est fini, inregardable. D’ailleurs, une partie des films présentés ici est accessible en ligne sur différents sites internet, banals ou spécialisés (dont www.newmedia-art.org)[27]. Mais personne ne les regarde. Ils sont là, aussi invisibles que disponibles. La patience est morte. Ce qui signifie aussi que nous ne sommes presque plus capables d’appliquer nos yeux au monde, que l’attention est une occupation vintage. Une majorité des œuvres de l’exposition ont été d’avant-garde ; elles sont désormais dépassées[28]. »

Le ton du texte est sans équivoque concernant le parti pris de l’auteur. Il remise sans ménagement, mais aussi avec beaucoup de déterminisme, la vidéo à une forme archaïque et obsolète, sans révéler les potentialités techniques du médium, en partie parce qu’elles ne sont pas spécifiquement développées dans le cadre de l’exposition. Vidéo Vintage fait entrer le spectateur dans l’univers de l’art vidéo par une toute petite porte dérobée, abandonnant le moniteur-téléviseur à une fonction principalement sociale et domestique.

Outre ces constats, il est important de questionner la présence des deux vidéos projetées sur les murs du fond de la galerie principale : Facing a Family de Valie Export et Reverse Television-Portraits of Viewers de Bill Viola. Ces réalisations s’intéressent à « ce spectateur anonyme, situé hors champ[29] », propos même de l’exposition Vidéo Vintage. Selon Christine Van Assche, ces travaux constituent un contrepoint à l’œuvre Centers[30] de Vito Acconci diffusée sur un moniteur cathodique et placée sous la vidéo de Bill Viola. En réalité, cette forme de projection se heurte à un malentendu en raison du contexte de création de travaux vidéo de Valie Export et de Bill Viola, qui, contrairement à la vidéo de Vito Acconci, ont été spécifiquement conçus pour être retransmis à la télévision[31]. Si le retournement de point de vue qu’implique Facing a Family invite le visiteur à réfléchir sur la réception des œuvres vidéo dans la sphère privée, le renversement qu’engage Bill Viola montre aussi un téléspectateur isolé du monde, loin d’une expérience muséographique collective. Ces deux vidéos, extraites de l’appartenance domestique et du cadre télévisuel qui leur est destiné, nous orientent davantage vers les perceptions et les projections des deux commissaires, qui entendent cantonner les créations vidéo dans un univers domestique restrictif, à l’image des travaux vidéo de Jean-Luc Godard réalisés avec Anne-Marie Miéville[32], présentés dans le « salon témoin », sorte de prototype de l’esthétique vintage (papier peint aux formes géométriques, mobilier orange…), situé à l’entrée de l’exposition. Dévêtu de ses oripeaux théoriques, Jean-Luc Godard reste le parent pauvre de cette exposition, alors qu’en 2006, au sein même du Centre Pompidou, le réalisateur opérait une réflexion critique sur la scénographie des images en mouvement, ainsi que Barbara Le Maître et Jennifer Verraes le précisent : « [Jean-Luc Godard] mettait à nu la politique du goût pratiquée par l’institution[33] ». De même, les propos de Jean-Luc Godard sur le rapport télévision et projection invitent à réfléchir sur certains engagements scénographiques de l’exposition Vidéo Vintage :

« À la télévision, il n’y a pas de projection. Il y a un rejet, on est rejeté dans son fauteuil ou sur son lit. Au cinéma, on est projeté, mais on doit décider de ce que l’on est. À la télévision, il y a juste retransmission de quelque chose. La projection est propre au cinéma[34]. »

Cette dialectique moniteur/projection que soulève Jean-Luc Godard dès 1996 est pourtant au cœur des réflexions contemporaines sur les mises en exposition des vidéos historiques : équilibre entre le discours des artistes et l’obsolescence du matériel (rapport à l’industrie et au design des écrans en constante évolution).

Originalité scénographique

Si une telle exposition affronte avec difficultés des contingences financières et techniques qui nécessitent de la part des commissaires d’opérer des sacrifices, le catalogue se doit en contrepartie de fournir des éléments historiques et théoriques. Pourtant, le catalogue de l’exposition Vidéo Vintage, composé de 64 pages avec une centaine d’illustrations couleur en grand format, n’est pas à la hauteur de la politique historique des acquisitions des œuvres vidéo par le musée national, ni à la hauteur de la bibliographie sur l’histoire de la mise en exposition des œuvres vidéo. Rien ne transparaît dans les discours, pas même les ouvrages placés dans les vitrines, les textes de Gregory Batteson, de Marshall McLuhan ou de Rosalind Krauss pourtant évoqués dans le dépliant qui accompagne la visite. Ce constat d’un déficit de cadres de référence est d’autant plus déroutant que les archives révèlent les premières intentions scénographiques des commissaires qui allaient dans une tout autre direction curatoriale :

« Une scénographie simple permettrait au public de regarder/écouter confortablement les bandes vidéo. Un livre/Anthologie de textes d’époque pourrait accompagner le projet. Une réédition des textes des années 60/70 publiés dans des ouvrages désormais introuvables procurerait au public des informations indispensables sur le contexte, les intentions, les perspectives esthétiques de ces années vintage[35]. »

Avec la scénographie finale, c’est bien la dimension ludique qui l’emporte, dépouillant la vidéo analogique de ses potentialités électroniques, pour vouer un culte au salon, s’opérant au nom du divertissement tel qu’il est finalement défini par la télévision commerciale. L’itinérance de l’exposition en Allemagne, en Israël et en Corée a donné naissance à des scénographies disparates[36] qui n’ont pas inversé la tendance, d’autant que chaque lieu d’accueil était chargé de s’occuper du mobilier et des supports de diffusion des vidéos. En Allemagne, le Zentrum für Kunst und Medientechnologie (ZKM) de Karlsruhe  a ainsi adopté une identité vintage très marquée, en disposant des postes de télévision d’époque, des modèles au design atypique, véritables pépites, il faut le reconnaître, pour les amateurs de technologie analogique, mais l’absence de cadre historique suffisant a, là encore, réduit l’entreprise à une opération récréative.

Aujourd’hui de nombreux visiteurs comme acteurs des musées appellent de leurs vœux un confort de visionnement des œuvres vidéo. Soit. Mais pourquoi sélectionner une scénographie vintage qui concourt à représenter et non véritablement à transmettre une histoire de l’art vidéo ? Et dans le fond, pourquoi pas ? À partir du moment où la scénographie est au service du propos historique, et non le contraire. Au Centre Pompidou, il existe des précédents de présentation vintage des vidéos, notamment lorsque les artistes Herman Asselberghs et Johan Grimonprez ont été invités en 1997 à monter Prends garde ! À jouer au fantôme, on le devient. La scénographie de cette exposition, évoquée par Christine Van Assche[37], était effectivement pensée à partir de meubles de différentes époques, néanmoins elle était accompagnée d’un livret-catalogue d’une vingtaine de pages, au graphisme délibérément kitsch, marqué par des descriptifs présentant chaque œuvre vidéo avec des réflexions sous forme de brèves ou d’encarts sur le domaine des médias et de la télévision. Citons également l’exposition Changing Channels: Art and Television (1963-1987) qui s’inscrit dans une thématique similaire que celle de Video Vintage, elle fut présentée au Museum moderner Kunst Stiftung Ludwig (Mumok) de Vienne[38] en 2010. Pour cette exposition, le commissaire Matthias Michalka, assisté de Manuela Ammer, optait pour une mise en espace radicale des vidéos – certes discutable – fondée sur des assises rectangulaires et colorées, dessinées par les artistes Julie Ault et Martin Beck, à l’encontre de toute orientation vintage. C’est pourquoi, au regard de la valeur scientifique de la riche collection du département Nouveaux Médias du MNAM, il est permis d’espérer une exposition d’art vidéo à sa mesure, qui lierait cadre théorique et scénographie audacieuse.

 

Notes

[1] Vidéo Vintage, 1963-1983. Une sélection des vidéos fondatrices de la collection du musée national d’Art moderne, exp., Paris, Centre Pompidou, 2012. Ce sont 72 vidéos réalisées par 52 artistes choisies parmi 1400 vidéos.

[2] Généralement, une sélection de vidéos est exposée en lien avec le thème du nouvel accrochage des collections permanentes du musée national d’Art moderne comme Big Bang (2005-2006), elles@centrepompidou (2009-2010). « L’espace nouveaux médias », situé au quatrième étage du musée, permet également de consulter librement les vidéos à partir d’un écran d’ordinateur. Mais cet espace en couloir, avec des chaises de bureau, est peu engageant, il reste peu fréquenté par le public.

[3] Le dépliant/livret de l’exposition est édité par la direction des publics, service de l’information des publics et de la médiation du Centre Pompidou, n. p.

[4] Vidéo Vintage, 1963-1983. Une sélection de vidéos fondatrices des collections nouveaux médias du musée national d’Art moderne, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 2012, p. 5. Il est indiqué dans une note la source des définitions : portail CNRTL, centre national des Ressources textuelles et lexicales www.cnrtl.fr.

[5] Ibid., p. 8.

[6] « Scénographie de Vidéo Vintage », document non daté, non paginé, archives du MNAM. Les archives de cette exposition étant en cours de traitement, il n’y pas de numéro de boîte ou d’inventaire.

[7] Voir : Vidéo Vintage : 8 février – 7 mai 2012, Centre Pompidou, revue de presse, Paris, Centre Pompidou, Direction de la communication, 2012.

[8] Parmi les artistes : Marina Abramovič, Vito Acconci, Chris Burden, Jean Dupuy, Valie Export, Esther Ferrer, Dan Graham, Mona Hatoum, Sanja Ivekovič, Joan Jonas, Alla Kaprow, Paul McCarthy, Bruce Nauman, Nam June Paik, Letícia Parente, Martha Rosler, William Wegman et Nil Yalter.

[9] Le réseau des télévisions publiques, appelé Public Broadcasting Service (P.B.S.), regroupe des stations de télévision locales, à but non lucratif, le plus souvent éducatives. Il est à différencier des chaînes câblées ou des chaînes commerciales historiques (television networks).

[10] Un producteur comme Fred Barzyk est très rapidement présenté dans le catalogue de l’exposition Vidéo Vintage, alors qu’il a conçu des émissions consacrées à l’art vidéo, comme The Medium is the Medium (1969, 27 min 50, couleur, son). Notons que l’image de l’enfant tenant une caméra qui a servi au visuel de l’affiche et de la communication de l’exposition Vidéo Vintage est précisément extraite de Video: The New Wave (1973, 58 min 27, n&b et couleur, son) un programme produit par Fred Barzyk sur la chaîne WGBH de Boston en 1973. Pour plus de précisions sur le producteur, voir : Fred Barzyk: the Search for a Personal Vision in Broadcast TV, cat. exp., Milwaukee, Patrick and Beatrice Haggerty Museum of Art, 2001.

[11] Les raisons évoquées dans les archives pour justifier l’éviction des travaux de Jean-Christophe Averty restent floues, mais on peut mettre en avant le prix coûteux des restaurations des bandes et de leur transfert numérique, utiles pour un visionnement en boucle dans le cadre d’une exposition courant sur plusieurs mois. Ainsi toutes les vidéos diffusées dans l’exposition Vidéo Vintage ont été dupliquées sur support numérique.

[12] Il s’agit de pièces spécifiquement écrites par Samuel Beckett pour la British Broadcasting Corporation (BBC), au Royaume-Uni, à partir des années 1960 ou pour la télévision allemande (Süddeutscher Rundfunk, SDR), comme Quad I+II (1981, 15 min, couleur, son). Dans cette pièce, Samuel Beckett conçoit la mise en scène à partir d’un plan carré. La caméra, fixe, enregistre les déplacements répétitifs et rythmés par les percussions des quatre acteurs vêtus de longues tuniques colorées.

[13] Le concept de galerie télévisuelle (Fernsehgalerie) a pour objectif d’exploiter la télévision à des fins artistiques et de rendre l’art vidéo accessible à un large public, à travers des films d’abord conçus pour la télévision, puis transférés sur bande-vidéo, à l’image du programme IDENTIFICATIONS (1970, 18 min, 16 mm, n&b, son) qui rassemble des artistes comme Giovanni Anselmo, Joseph Beuys, Daniel Buren, Gilbert & George, Mario Merz, Richard Serra, Keith Sonnier ou Lawrence Weiner.

[14] En référence au titre de l’ouvrage manifeste de Shamberg M., Raindance, Guerrilla Television, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1971.

[15] Bovier F., Mey A. (éd.), René Berger. L’art vidéo et autres essais (1971-1997), Zurich, JRP/RingierDijon, Les presses du réel, 2014, p. 112.

[16] L’installation est également mentionnée dans le catalogue de l’exposition, visuel à l’appui, notamment dans la partie « Histoire des représentations “vintage” », Vidéo Vintage…, cat. exp., 2012, p. 18.

[17] California Video: Artists and Histories, cat. exp., Los Angeles, Getty Research Institute, J. Paul Getty Museum, 2008.

[18] Ibid., p. 234-237.

[19] Pour plus de précisions sur cette reconstitution, voir : Kino C., « A Moment in History, Recaptured for a Second Time », The New York Times, 12 mai 2008, en ligne : http://www.nytimes.com/2008/03/12/arts/artsspecial/12GETTY.html?_r=0 (consulté en février 2015).

[20] Vidéo Vintage…, cat. exp., 2012, p. 8.

[21] Parmi les artistes exposés dans la section « Attitudes, formes, concepts », on peut citer Joseph Beuys, Peter Campus, Daniel Buren ou Lawrence Weiner.

[22] Schneider I., Korot B. (éd.), Video Art, an Anthology, New York, Hartcourt Brace Jovanovich, 1976, p. 248.

[23] Le travail de Theresa Hak Kuyng Cha a été réalisé dans le cadre de son diplôme (Master of Fine Arts à l’Université de Californie, Berkeley). Une vidéo de l’artiste (Permutations, 1976, 12 min, n&b, silencieux) était également présentée dans la section « Attitudes, formes, concepts ».

[24] Une forme qui se développera surtout à partir des années 1980, notamment avec la vidéo sculpture, comme le précise Christine Van Assche. Voir : Van Assche C. (dir.), « Aspects historiques et muséologiques des œuvres nouveaux médias », Collection Nouveaux médias, Installations, Paris, Centre Pompidou, 2006, p. 23 : « Vito Acconci, en 1971, dans Remote Control, pose sur deux socles se faisant face deux moniteurs sur lesquels sont diffusées des vidéos dialoguant l’une avec l’autre […] Les artistes ont poursuivi dans les années 1980 à 2000 le détournement de téléviseurs, en donnant toutefois une autonomie à l’image, qui est désormais réalisée directement pour la diffusion muséale. Les nouvelles configurations empruntent plusieurs formes : moniteur simple, sur socle ou étagère ».

[25] Les travaux de Steina et Woody Vasulka comme Heraldic View (1974, 4 min 20, couleur, son) ou Soundsize (1974, 5 min, couleur, son) explorent de manière expérimentale la nature ductile du son et des images électroniques abstraites (ondes, formes géométriques spécifiques) produites par des modulateurs et des synthétiseurs vidéo. Très impliqué dans la recherche sur l’art électronique, le couple Vasulka ouvre, en 1971 à New York, « The Kitchen », un lieu consacré à la production et la diffusion de créations vidéo, mais aussi de performances.

[26] Illouz A., « Vidéo Vintage 1963-1983 », art press, n° 390, juin 2012, p. 32.

[27] Le site Internet www.newmedia-art.org (Encyclopédie nouveaux médias) a été réalisé en partenariat avec le Centre Pompidou, le Centre national des arts plastiques, l’association bruxelloise Constant VZM, le Museum Ludwig de Cologne, le Centre pour l’image contemporaine de Saint-Gervais Genève. Rédigé en français, en anglais et en allemand, l’encyclopédie propose en libre accès un glossaire des artistes vidéo (notices des œuvres et biographies), des repères historiques sur l’histoire de l’art vidéo, ainsi qu’une bibliographie générale. Ce site ne présente que des extraits de vidéo, il faut se rendre à « l’espace nouveaux médias » au quatrième étage du Centre Pompidou pour regarder les vidéos dans leur intégralité.

[28] Loret E., « L’art vidéo joue sur du velours », Libération, 24 février 2012, en ligne : http://next.liberation.fr/culture/2012/02/24/l-art-video-joue-sur-du-velours_798327 (consulté en février 2015).

[29] Vidéo Vintage…, cat. exp., 2012, p. 14.

[30] Ibid. En effet, la vidéo performance Centers (1971, 22 min 28, n&b, son) n’expose pas directement le spectateur mais elle le désigne, hors-cadre, par l’intermédiaire de l’artiste qui, immobile, cadrage resserré, pointe son doigt vers la caméra (donc vers l’écran), en essayant de garder la même position pendant toute la durée de l’action.

[31] La vidéo Facing a Family (4 min 44, n&b, son) de Valie Export, diffusée le 2 février 1971 sur les écrans autrichiens (Österreichischer Rundfunk, ORF), met en scène une famille à table, qui regarde la télévision. Reverse Television-Portraits of Viewers (1983-1984, 15 min, couleur, son) est un projet vidéo de Bill Viola mené en partenariat la chaîne WGBH de Boston qui a autorisé la transmission durant quinze jours consécutifs, en novembre 1983, de 44 portraits de téléspectateurs filmés devant leur écran, en plan fixe.

[32] Le « salon témoin » présentait le travail de Jean-Luc Godard et d’Anne-Marie Miéville, Six fois deux / Sur et sous la communication (1975-1976, 610 min, couleur, son), une série d’émissions diffusée sur la troisième chaîne de la télévision française en 1976.

[33] Le Maître B., Verraes J. (dir.), Cinéma muséum. Le musée d’après le cinéma, Vincennes, Presses universitaires de Vincennes, 2013, p. 8.

[34] Jean-Luc Godard, entretien avec Gavin Smith, 1996, cité et traduit dans Cassagnau P., Un pays supplémentaire. La création contemporaine dans l’architecture des médias, Paris, Les éditions Beaux-arts de Paris, 2010, p. 226.

[35] Document tapuscrit, versé aux archives du MNAM, non daté.

[36] Vidéo Vintage 1963-1983, exp., Paris, Centre Pompidou ; Karlsruhe, ZKM, 2012-2013 ; Beyrouth,  Beirut Art Center, 2013 ; Gwacheon (Corée du Sud), Museum of Modern and Contemporary Art, 2013.

[37] Prends garde ! À jouer au fantôme, on le devient : une vidéothèque conçue par Herman Asselberghs et Johan Grimonprez, exp., Paris, Centre Pompidou, 1997. L’exposition était coproduite par le musée national d’Art moderne et la Documenta X de Kassel. Citée dans Vidéo Vintage…, cat. exp., 2012, p. 17.

[38] Changing Channels: Art and Television, 1963-1987, cat. exp., Vienne, Mumok, 2010. L’exposition autrichienne est assortie d’un catalogue d’exposition de près de 300 pages, avec des œuvres largement illustrées et commentées, nourri de textes et d’interviews de penseurs de la télévision et de l’art vidéo, comme Kathy Rae Hauffman, Wulf Herzogenrath, Christian Höller, David Joselit, Pamela M. Lee ou Matthias Michalka.

Pour citer cet article : Caroline Tron-Carroz, "L’exposition Vidéo Vintage (Centre Pompidou, Paris, 2012) : un parti pris scénographique au détriment des vidéos", exPosition, 20 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/tron-carroz-exposition-video-vintage-centre-pompidou-paris-2012/%20. Consulté le 19 décembre 2025.

Dématérialisation et matérialisation des images en mouvement au sein d’un parcours discursif : l’exposition Entrevoir. Robert Cahen (musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, 2014)

 par Tiphaine Larroque

 

Tiphaine Larroque est docteure en histoire de l’art contemporain, chercheuse associée à l’ARCHE (Arts, civilisation et histoire de l’Europe) et à l’ACCRA (Approches contemporaines de la création et de la réflexion artistiques) de l’Université de Strasbourg. Elle enseigne à la faculté des arts de cette même Université. Elle a dirigé la publication des actes d’une journée d’étude, « Voyages d’artistes à l’époque contemporaine : continuités et ruptures », à paraître aux éditions PUS. Ses travaux de thèse intitulés « Le voyage dans l’art des images en mouvement de 1965 à nos jours » sont en cours de publication dans la série « Ars » de la collection « Esthétiques » chez L’Harmattan  —

 

Si les images en mouvement exposées engagent une réception spécifique de la part des spectateurs – ne serait-ce que par la durée nécessaire à leur appréhension, même partielle –, les enjeux de leur exposition et les caractéristiques de leur perception varient selon plusieurs données, telles que le lieu investi, le type de l’exposition ou la nature des œuvres. Ainsi, les images en mouvement peuvent être sans lien prédéterminé avec leur environnement ou in situ ; elles peuvent être des monobandes narratives possédant un début et une fin, des séquences d’images sans véritable commencement, à regarder en boucle, ou encore des installations multimédias adaptables, adaptées ou transposées dans un contexte autre que celui d’origine. Les visées de l’exposition constituent un autre paramètre déterminant. Une exposition monographique, par exemple, peut être rétrospective, thématique ou à thèse. Dans ces deux derniers cas, la présentation exhaustive ou représentative de la production d’un artiste laisse place à l’affirmation d’un parti pris, à la démonstration d’un propos, voire à l’affirmation d’un discours.

Cet article examine un cas particulier : celui de l’exposition monographique et thématique de l’œuvre du vidéaste français Robert Cahen. Intitulée Entrevoir, elle s’est tenue au musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg (MAMCS) du 15 mars au 11 mai 2014. Elle a été conçue en étroite collaboration par la commissaire d’exposition Héloïse Conésa[1], le scénographe Thierry Maury[2] et l’artiste. L’idée phare était de créer un parcours qui favorise une réception attentive aux différentes modalités d’apparition des images et qui mette en évidence la dialectique entre le perceptible et l’imperceptible, d’ores et déjà explorée dans les œuvres de Robert Cahen. Compositeur de formation, ce dernier a participé de 1970 à 1972 au Groupe de Recherche Musicale (GRM)[3] fondé en 1958 par Pierre Schaeffer, le père de la musique concrète. Entre 1972 et 1976, il a été chercheur et responsable du laboratoire de vidéos expérimentales du département de recherche de l’ORTF (office de Radiodiffusion – Télévision française). En pionnier, il a expérimenté les nouvelles possibilités visuelles et sonores offertes par la technique vidéographique, notamment avec le spectron et le truqueur universel[4]. Depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, il met en espace ses images en mouvement. Si l’exposition Robert Cahen s’installe, qui s’est tenue au Frac-Alsace en 1997, présentait exclusivement ses installations vidéo, Entrevoir a regroupé, pour sa part, des installations et des monobandes. Aussi, il est intéressant d’examiner comment ces deux types d’œuvres audiovisuelles ont été conciliés, comment les concepteurs de l’exposition ont concrétisé leur projet sans dénaturer l’unicité et la pertinence de chacune des œuvres présentées. Après avoir précisé les visées de l’exposition, les singularités du parcours discursif et leur rôle dans la réalisation de ces intentions seront observés. Puis, la présentation de quelques contraintes circonstancielles et techniques relatives à l’installation des œuvres audiovisuelles dans l’espace concret des salles permettra de considérer d’autres moyens mis en place pour souligner, voire pour activer la dialectique entre le visible et l’invisible, ainsi que l’intersubjectivité entre les créations et les spectateurs.

Un parcours discursif

Entrevoir : l’espace spatial et temporel « entre » les spectateurs et les images en mouvement

L’exposition thématique Entrevoir est présentée comme suit dans le dossier d’appel à mécénat : « Le thème retenu est celui de “l’entrevoir” qui cristallise le concept de passage, au cœur de la démarche de l’artiste. “L’entrevoir” explore l’image même, son espace, son mouvement, sa construction entre superpositions et partitions, et interroge également le regard du spectateur pris dans un entre-deux de la vision. En s’intéressant à la fugacité de la vision, à un entre-deux de l’image, dans la dialectique de l’apparition-disparition, Robert Cahen invite le spectateur à se positionner dans un entrevoir[5] ». Elle entendait donc mettre l’accent sur les relations entre les œuvres et les spectateurs qui pourraient être qualifiées de dialectiques, à l’instar des jeux d’apparition et de disparition présents dans un grand nombre d’œuvres de l’artiste. Recouvrant plusieurs sens, le titre Entrevoir, choisi par Héloïse Conésa, affirme cette intention. Il renvoie au fait de se voir partiellement l’un l’autre. Dans cette perspective, l’idée était de mettre en place les œuvres pour qu’une relation intersubjective[6] s’instaure avec les spectateurs. Il s’agissait alors de concevoir un parcours qui encourage les visiteurs à entrer dans une conscience prégnante de soi, d’être face à des images qui paraissent, en retour, les regarder. Autrement dit, la réception devait s’opérer au-delà de la simple attention au contenu des images, au-delà de l’absorption de la conscience dans le mouvement des images pour exister dans l’espace spatial et temporel entre les images et les spectateurs. De plus, cet intervalle était envisagé, non pas comme une séparation entre deux extrémités, mais comme un milieu qui les incorpore. Le psychanalyste Joseph Attié le formule dans le catalogue de l’exposition : « “Entre” n’est donc pas à entendre comme un espace intermédiaire, entre deux limites – il ne s’agit pas de voir entre[7] ». Par ailleurs, l’idée de « voir à demi », contenue dans la signification du mot « entrevoir », laisse supposer la volonté de souligner, dans l’exposition, le thème du voilement et dévoilement qu’affectionne Robert Cahen. Et, selon ce sens de « voir en partie, confusément », les spectateurs devaient être incités à compléter ce qu’ils voyaient, à présager ce qu’ils auraient pu voir et ce, d’autant plus qu’« entrevoir » suggère aussi le fait de se faire une idée encore imprécise de quelque chose. Au sens figuré, le mot désigne encore l’acte de prévoir, de deviner, de pressentir. Cette dernière signification s’accorde particulièrement bien aux thèmes abordés par l’artiste à travers ses œuvres : l’éphémère, la naissance et la mort, la présence et l’absence, le visible et l’invisible, le voyage, les rencontres, l’étrangeté de l’altérité et sa reconnaissance. Le parcours discursif a-t-il joué un rôle dans la réalisation de ces ambitions tant conceptuelles que phénoménologiques ?

Deux scénographies : du parcours orienté à la circulation discursive

Les deux projets de scénographie conçus pour l’exposition Entrevoir donnent une opportunité singulière d’examiner l’adéquation entre les visées de l’exposition et son résultat. Le premier (Fig. 1), non réalisé, aurait dû prendre place sur une surface de 650 m² située au premier étage du MAMCS. Le second (Fig. 2) a été concrétisé au rez-de-chaussée dans l’espace d’environ 700 m2 consacré aux expositions phares. La scénographie non réalisée proposait un parcours plus conventionnel que la seconde, dans la mesure où les œuvres devaient être séparées les unes des autres selon le principe « d’un espace pour une seule œuvre ». Ce mode d’exposition met à l’honneur les œuvres pour elles-mêmes grâce à leur isolement qui peut prendre la forme d’une black box au sein de laquelle une neutralisation de l’espace environnant s’opère à l’aide du noir. Héloïse Conésa relève les qualités de la luminosité et des sons que permettent ces espaces[8] qui s’apparentent aux salles de projection cinématographique. Si ce principe « d’un espace pour une seule œuvre » a l’avantage d’entretenir la contemplation, la concentration et l’inattention aux données physiques autres que les images – c’est-à-dire l’oubli, par les spectateurs, de leur corps au profit d’une projection mentale dans les images –, il est a priori moins favorable à la prise de conscience d’être soi-même, physiquement et mentalement, face à des images. Dans le contexte de la scénographie non réalisée, il aurait obligé les visiteurs à entrer successivement dans les pièces plus ou moins fermées contenant une seule œuvre puis à en sortir par la même porte. Une exception cependant doit être notée. L’un des espaces qui devait accueillir deux œuvres silencieuses aurait fonctionné comme un « espace-zone de circulation » car les spectateurs auraient dû nécessairement le traverser pour poursuivre leur visite. Ainsi le parcours aurait été prédéfini et unique.

Fig.1 : Premier projet non réalisé pour la scénographie de l’exposition « Entrevoir. Robert Cahen », 2013. "droits réservés Pixea Studio-Thierry Maury"
Fig. 1 : Premier projet non réalisé pour la scénographie de l’exposition Entrevoir, 2013, ©  Pixea Studio-Thierry Maury
Fig. 2 : Plan de l’exposition Entrevoir, 2014. "droits réservés Pixea Studio-Thierry Maury"
Fig. 2 : Plan de l’exposition Entrevoir, 2014 © Pixea Studio-Thierry Maury

Différemment, la seconde scénographie a proposé un parcours discursif qui offrait, pour un temps, la possibilité d’emprunter plusieurs chemins au sein d’un espace ouvert plus complexe que les « espaces-zones de circulation ». Les visiteurs entraient dans une pièce scindée en deux dans laquelle ils pouvaient tout d’abord visionner les deux seules vidéos historiques, datant de 1980[9], présentées dans l’exposition. Puis, ils faisaient l’expérience d’une luminosité et d’une raréfaction des images par le biais de l’installation Traverses (2002)[10](Fig. 3). Ces deux premiers moments peuvent être envisagés comme une entrée en contact avec l’univers esthétique de Robert Cahen. Le parcours se prolongeait en empruntant un passage étroit et sombre (Fig. 4) au cours duquel il était possible de bifurquer dans une grande salle aux murs noirs qui accueillait l’installation Entrevoir (2014)[11] produite par le MAMCS. Les visiteurs passaient ainsi d’une atmosphère éclairée par la lumière blanche de Traverses à un environnement très sombre. Arrivés au bout du couloir, ils étaient libres de déambuler au sein d’un espace ouvert (Fig. 5 à 7) qui rassemblait cinq œuvres[12] et donnait accès à cinq pièces plus ou moins fermées[13]. Ils étaient ainsi invités à faire des digressions dans leur parcours qui était auparavant orienté ; ils pouvaient se déplacer selon leur inclinaison personnelle. Le choix d’indiquer uniquement les titres et les fiches techniques des œuvres sur les cartels, en écartant les analyses assertives, a contribué à ne pas cloisonner les interprétations.

Fig.3 : Traverses (2002), exposition « Entrevoir. Robert Cahen », © Nicolas Fussler.
Fig.3 : Traverses (2002), exposition   « Entrevoir. Robert Cahen », © Nicolas Fussler.

 

Fig. 4 : La Barre jaune (2014) vue depuis le couloir, exposition Entrevoir. Robert Cahen, © Nicolas Fussler.
Fig. 4 : La Barre jaune (2014) vue depuis le couloir, exposition Entrevoir. Robert Cahen, © Nicolas Fussler.

 

Fig. 5 : Vue de l’espace ouvert (dit l’Agora), exposition « Entrevoir. Robert Cahen ». De gauche à droite : La Barre jaune (2014), Le Maître du temps – Pierre Boulez dirige "Mémoriale" (2011), La traversée du rail (2014), © Nicolas Fussler.
Fig. 5 : Vue de l’espace ouvert (dit l’Agora), exposition « Entrevoir. Robert Cahen ». De gauche à droite : La Barre jaune (2014), Le Maître du temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale » (2011), La traversée du rail (2014), © Nicolas Fussler.

 

Fig. 7 : Vue de l’espace ouvert (dit l’Agora), exposition « Entrevoir. Robert Cahen ». De gauche à droite : La traversée du rail (2014), L’Entre (2014), © Nicolas Fussler.
Fig. 7 : Vue de l’espace ouvert (dit l’Agora), exposition « Entrevoir. Robert Cahen ». De gauche à droite : La traversée du rail (2014), L’Entre (2014), © Nicolas Fussler.

 

Ce moment de relative autonomie dans le parcours, et donc dans l’appréhension des œuvres, accentuait les effets des installations dont le fonctionnement repose sur la mobilité du public. Ainsi, Le Maître du temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale » (2011)[14], accessible depuis l’espace ouvert, occupait une salle à deux ouvertures qui se distingue des « espaces-zones de circulation » puisque l’entrée et la sortie n’étaient pas imposées (Fig. 5). En effet, pour des raisons de cohérence, les visiteurs devaient pouvoir aborder l’œuvre par l’avant ou par l’arrière, car le recto et le verso de l’écran en bois de 2,20m sur 1,60m présentent respectivement Pierre Boulez de face et de dos. Malgré la projection simultanée effectivement réalisée, les images du chef d’orchestre, vu en pied en train de diriger l’Ensemble InterContemporain[15], sont données à voir alternativement. Ce dispositif met en jeu le visible et le non visible, non pas au moyen d’un travail sur les images, mais en engageant les déplacements des visiteurs. Les deux séquences d’images synchrones se cachent réciproquement, disparaissent et apparaissent en fonction de l’emplacement des spectateurs, chacune révélant une apparence que l’autre recouvre. En sortant de cette pièce sombre, les visiteurs pouvaient éventuellement être interpellés par une salle plus vaste et plus claire. Au regard de ces passages entre des espaces étroits et d’autres larges, entre le noir et les divers degrés de pénombres, Héloïse Conésa explique que la circulation de l’exposition avait « quelque chose d’une caverne de Platon[16] ». Ce rapprochement insiste sur l’ambiguïté des images et de leur perception. En effet, l’allégorie de la caverne de Platon institue la nature illusionniste des images et, par là même, leur pouvoir de persuasion et de séduction. Succédant à la prise de contact avec l’esthétique de Robert Cahen puis à la flânerie dans l’espace ouvert et les pièces adjacentes, le troisième et dernier moment du parcours redevenait dirigé, mais de façon plus lâche qu’au début de la visite. Les spectateurs pouvaient marcher sur le cercle de gravier blanc de l’installation Suaire (1997)[17] et, avant d’emprunter la sortie, ils se retrouvaient face à Tombe (avec les objets) (1997)[18] (Fig. 8). Ainsi, la circulation au sein de l’exposition se caractérisait par une symétrie rythmique.

Fig. 8 : Suaire (1997) et Tombe (avec les objets) (1997), exposition « Entrevoir. Robert Cahen », © Nicolas Fussler.
Fig. 8 : Suaire (1997) et Tombe (avec les objets) (1997), exposition « Entrevoir. Robert Cahen », © Nicolas Fussler.

 

L’Agora : pour un espace et un temps organisés par les spectateurs

La singularité de l’exposition Entrevoir repose en grande partie sur l’espace ouvert au sein duquel plusieurs œuvres d’images en mouvement étaient agencées. Celles-ci étaient donc visibles simultanément et soumises à plusieurs points de vue, à des chevauchements visuels. Les visiteurs pouvaient composer des espaces perceptifs puisque, selon l’endroit où ils se trouvaient, certaines œuvres étaient visibles, d’autres partiellement aperçues ou totalement soustraites à la vue. Cette liberté de composer des associations visuelles avec des œuvres a-t-elle été compatible avec l’intégrité de chacune d’elles ? Ce parti d’accrochage a-t-il favorisé le mode de réception souhaité ? Robert Cahen suppose que les juxtapositions d’œuvres dans un même champ de vision, voire les légères interférences sonores, sont plus facilement acceptées lorsqu’il s’agit de créations d’un seul artiste, et plus encore si celles-ci relèvent d’une même thématique[19]. Mise en application dans l’exposition Entrevoir, l’idée selon laquelle les impressions s’additionnent dans la compréhension de l’œuvre globale de l’artiste expliquerait pourquoi l’exposition « Vidéo topiques », qui s’est tenue au MAMCS d’octobre 2002 à février 2003, comportait un morcellement plus important des salles. Dans le cadre de cette exposition collective, dont l’ambition était de dresser un panorama des grands thèmes traités dans l’art vidéo depuis ses débuts[20], l’installation Traverses de Robert Cahen était présentée dans une salle à part. Différemment, l’espace ouvert de l’exposition Entrevoir est une zone de confluences tant des œuvres que des regards des spectateurs. Par analogies fonctionnelle et visuelle, il fut surnommé « l’Agora » par Héloïse Conésa et Robert Cahen. En effet, le rassemblement d’œuvres et la pluralité des chemins qu’il offrait pouvait évoquer l’Agora, ce lieu de rencontre, tant sociale que topographique, qui constituait le centre politique, économique et religieux des cités grecques antiques. De façon analogue à cet agent du fonctionnement démocratique, l’espace ouvert de l’exposition confortait les échanges entre les spectateurs ainsi qu’entre chacun d’eux et les œuvres. Dès l’entrée, L’Entre (2014)[21] étayait la comparaison : les images animées des visages et des silhouettes d’individus filmés dans la foule sur des places publiques de par le monde donnaient le sentiment de l’agitation et des échanges de regards vécus dans ces lieux urbains. De plus, l’impression d’ouverture de l’espace dans sa hauteur était renforcée par les murs qui ne s’élevaient pas jusqu’au plafond, par la verticalité des bandes traversant les images de L’Entre et par celle du défilement ascendant du paysage de La barre jaune (2014)[22]. Les spectateurs devaient avoir la sensation d’un environnement aéré et non pas clos, comme cela est le cas des black boxes.

Ainsi, l’Agora se distinguait des présentations fondées sur le principe « d’un espace pour une seule œuvre » qui caractérisait le projet de scénographie non réalisé et qui est fréquemment utilisé dans les expositions de créations audiovisuelles. En revanche, elle trouvait une affinité avec les agencements d’œuvres d’autres médiums qui sont ordinairement présentées dans des salles communes. Ce rapprochement est probant au regard de la sélection des créations et de la scénographie. Ni environnementales, ni immersives, les cinq œuvres exposées dans l’Agora ont été conçues pour être visionnées en boucle. En l’absence de récit linéaire, elles pouvaient être appréhendées en tant que « tableaux mouvants », comme le laisse supposer le souhait de Robert Cahen de placer des bancs à des endroits stratégiques pour inviter les visiteurs à prendre le temps de regarder, à instaurer une relation personnelle avec les œuvres. Ce type d’appréhension des images en mouvement soulignait l’aspect pictural que revêtent bien souvent les images manipulées par l’artiste. Sur le plan de la scénographie, l’Agora permettait, à l’instar des accrochages traditionnels d’œuvres d’autres médiums, d’effectuer des associations, tant formelles que thématiques, au moyen de la proximité visuelle des créations. Néanmoins, cette comparaison doit être modérée parce que les propriétés immatérielles des images en mouvement, qui les distinguent des médiums aux matérialités déterminées, étaient mises en évidence à l’aide d’une diversité des supports de projection qui visait à susciter un étonnement élémentaire dû à la « magie de l’apparition des images dans l’espace[23] ». Conjointement, la réflexion sur les supports de projection a constitué un moyen de répondre à l’une des intentions de l’exposition : celle d’encourager les spectateurs à être attentifs aux modes d’apparition des images, à la qualité de leur regard et au caractère agissant de leur subjectivité dans l’appréhension des œuvres.

Dématérialisations et matérialisations des images en mouvement

Des contraintes circonstancielles et techniques

L’Agora a soulevé singulièrement la question du respect des propriétés de chacune des œuvres considérées indépendamment. Si le problème des interférences sonores a été résolu à l’aide de petits haut-parleurs placés au sol[24], cette solution n’est pas applicable à toutes les œuvres et en toutes circonstances. De la sorte, la bande-son de Sanaa, passage en noir (2007)[25] a dû être diminuée car l’œuvre était projetée dans une black box mal insonorisée, alors même que la puissance du son contribue à son expérience optimale. En effet, le contraste entre l’extrait de l’oratorio La Passion selon saint Jean de Jean-Sébastien Bach et les images de femmes voilées se ressent physiquement lorsque les voix s’élèvent. Au regard de ce type de difficultés propres aux images en mouvement, il est possible de se demander si les contraintes ont joué un rôle dans le choix des œuvres et comment les caractéristiques des différentes créations ont été conciliées avec la topographie de l’espace d’exposition, comment elles ont participé à la qualification du parcours de la visite. Sur ces points encore, l’examen comparatif des deux scénographies est éclairant. La modification de la sélection d’œuvres, qui a eu lieu entre le premier et le second projet, témoigne de l’influence décisive des particularités de l’espace à disposition sur le devenir de l’exposition. Le projet non réalisé devait contenir quatorze œuvres alors que l’exposition définitive en a présenté seize, en grande majorité, récentes[26]. L’espace du rez-de-chaussée du MAMCS a influé sur la décision de ne pas montrer PianoChopin (2010)[27]. Dans la première scénographie (Fig. 1), l’installation devait être placée dans une pièce située à l’opposé de l’œuvre Le Maître du temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale » car la réussite des effets escomptés pour ces deux créations dépend tout particulièrement du volume et de la qualité sonore. Dans le cas de PianoChopin, les images des mains de pianistes projetées au sol dirigent les touches d’un piano suspendu à l’envers grâce à un système numérique de pilotage des vérins[28]. Il convient donc que cette relation de subordination reste perceptible par les spectateurs. Dans Le Maître du temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale », le public est placé au cœur de la performance musicale à l’aide de six haut-parleurs qui restituent les qualités sonores du lieu de tournage. Si, dans le projet non réalisé conçu pour le premier étage, plus de 14m auraient tenu à distance[29] les deux installations, les emplacements des portes et des murs imposés de l’espace du rez-de-chaussée ne permettaient plus d’assurer une insonorisation et un espacement suffisants. Outre le son et le financement de l’exposition[30], des règles de sécurité ont constitué des difficultés. Par exemple, le cercle de graviers de l’installation Suaire a dû être réduit pour que le public puisse sortir de la salle sans marcher dessus (Fig. 8). Toutefois, cette restriction a été profitable pour la perception de l’œuvre dans son espace environnant : la dimension plus modeste du parterre de cailloux a permis de ne pas engoncer l’œuvre dans un espace trop étroit pour elle. Pour donner un autre exemple, si le noir complet n’est pas autorisé dans les salles d’exposition, Robert Cahen a su tirer profit de ces exigences législatives en exploitant la propriété lumineuse des images en mouvement. La lumière blanche de Traverses a concouru à l’atmosphère éthérée et relativement claire qui contrastait avec l’étroit couloir sombre lui succédant (Fig. 3 et 4). Commentant la conception d’exposition d’images en mouvement, Robert Cahen explique que les enjeux sont de trouver des astuces pour contourner les obstacles, d’attribuer la place la plus adaptée pour chaque œuvre et d’imaginer une circulation agréable.

Expérimenter la dialectique entre le perceptible et l’imperceptible durant la visite

Si la circulation doit être agréable, elle doit aussi être pertinente par rapport aux visées de l’exposition. Comment les visiteurs ont-ils été encouragés à expérimenter consciemment leur regard face aux images, à l’envisager comme un événement subjectif et personnel qui survient dans la durée de la visite ? La dématérialisation des images tend à placer les représentations dans le même espace que celui des spectateurs et favorise ainsi la prise de conscience d’exister face ou autour d’elles. Les images de La traversée du rail (2014)[31], par exemple, apparaissaient sur un écran translucide suspendu de biais par rapport à un mur de l’Agora (Fig. 7). Dépourvues de cadre, elles surgissaient dans l’espace à la manière d’un hologramme plat. Autrement, les deux écrans panoramiques d’Entrevoir, isolés dans une pièce sombre, étaient séparés l’un de l’autre par un espace de mur noir d’environ un huitième des dimensions des images. Les paysages horizontaux de forêt et de champs, enregistrées par deux caméras placées sur une steadicam[32], étaient projetés chacun sur un écran et sollicitaient alors un effort de perception des spectateurs qui tendaient spontanément à combler le vide entre les deux parties du panorama, à le recomposer mentalement[33]. Cependant, le hiatus entre les surfaces de projection acquérait une existence lumineuse prégnante qui manifestait l’ambiguïté entre l’absence et la présence, entre l’invisible et le visible. Dans le cas de Traverses, l’environnement de la projection renforçait la dialectique entre le perceptible et l’imperceptible déjà manifeste dans l’œuvre. Dès l’entrée de l’exposition, dans l’« espace-zone de circulation », le spectateur faisait face à une image lumineuse blanche verticale de 4m sur 3m qui émanait d’une cloison de couleur claire disposée à quelque distance du mur du fond tel un « monolithe[34] » (Fig. 3). D’une part, la fonction de passage de la pièce faisait écho au contenu de l’œuvre consistant en une matière blanche mouvante, voilant et dévoilant les silhouettes d’anonymes qui la traversent lentement. D’autre part, si les visiteurs ne prenaient pas le temps de regarder et parcouraient la salle précisément à un moment où les individus, dans l’image, sont happés par la matière vaporeuse, ils pouvaient ne pas s’apercevoir que ce grand rectangle blanc était une œuvre. Et pourtant, sa luminosité était un indice de la présence d’une image pour les spectateurs attentifs. Ainsi, la projection de Traverses sur un mur clair dans un « espace-zone de circulation » impliquait véritablement les visiteurs dans le processus de perception des images.

Dans cette optique, l’usage de plusieurs dispositifs de projection stimulait la perception des spectateurs. Outre la variété des échelles et des formats, certaines images en mouvement faisaient corps avec la cloison grâce à des projections à même le mur (L’Entre, La barre jaune). Apparaissant sur un carton beige, d’autres images assimilaient une texture et une couleur qui leur sont extérieures (Portraits, 2014[35]) (Fig. 6). Des projections synchrones au recto et au verso d’un écran ou celle sur plexiglas dédoublaient les images (Le Maître du temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale », La traversée du rail). D’autres sur des tissus plus ou moins tendus conféraient un frémissement aux visages (Françoise endormie, 2014[36] et Suaire). D’autres encore sur une feuille suspendue détachée du mur et sur un plexiglas donnaient l’impression que les images flottaient dans l’espace (Françoise, 2013[37] et La traversée du rail). Des diffusions sur des petits moniteurs placés au fond de caissons instauraient une relation d’intimité avec des scènes de Chine (Sept visions fugitives, 1995-97[38]). Si ces dispositifs mettaient en évidence une dialectique entre la matérialisation et la dématérialisation des images et entre le perceptible et l’imperceptible, ils installaient aussi des résonances formelles et thématiques entre les œuvres durant la visite.

Dans l’Agora par exemple, les images numériques de L’Entre, grandes de 2m sur 3m, sont traversées par des bandes passantes qui découvrent et couvrent constamment les visages et les scènes de rue. En cela, elles font écho aux effets de trames, obtenus avec le truqueur universel et le spectron, de la vidéo historique L’Entr’aperçu (1980)[39] qui était diffusée au début de l’exposition sur un moniteur afin de restituer le mode originel d’apparition des images, leur nature vidéographique. Pour Robert Cahen, il était évident qu’il fallait évoquer l’époque de cette œuvre en la replaçant dans son contexte technique et « dans son temps[40] », bien que l’exposition Entrevoir ne fût pas une rétrospective. La présence de cette vidéo s’explique, non pas tant parce qu’elle rappelle que Robert Cahen a été un pionnier de l’art vidéo, mais plutôt parce qu’un dialogue s’installait entre L’Entre datant de 2004 et la vidéo L’Entr’aperçu de 1980 dont le titre témoigne en outre de la permanence du thème de l’entrevoir dans l’œuvre de l’artiste. Dans la durée de la visite, les images numériques de L’Entre projetées à même le mur interpellaient ainsi la technique vidéographique. Elles résonnaient aussi avec les nombreuses œuvres impliquant des visages et notamment avec les images de Portraits projetées sur des cartons beiges à gros grains (Fig. 6). Ce support a été une trouvaille[41] : lorsque les techniciens ont apporté un carton pour prendre les mesures de la surface de calque à découper, l’artiste a décidé de l’utiliser car il confère aux images une texture et une couleur sépia évoquant les photographies anciennes et il leur donne donc une existence matérielle plus importante. Portraits, consistant en trois courtes séquences ralenties consacrées à un visage[42], visait en outre à installer des « dialogues silencieux[43] » entre les personnes filmées et les spectateurs.

L’intersubjectivité entre les spectateurs et les œuvres

D’une façon générale, les œuvres sans commencement défini, comme cela est le cas de Portraits, se prêtent bien à la mise en espace[44] car elles appellent une interprétation plus libre que celles possédant une narration linéaire. Avec ce type d’œuvres, Robert Cahen souhaite que les spectateurs entrent dans une contemplation, dans un échange avec les images. Si cette attitude est visiblement favorisée par la présence de nombreux bancs, il est possible de se demander dans quelle mesure les dispositifs artistiques eux-mêmes contribuent à l’instauration de relations entre la plastique et les modulations des images d’une part, et le regard des visiteurs d’autre part. Exposées dans des petits espaces accessibles depuis l’Agora, les installations Françoise et Françoise endormie se répondaient et instauraient, toutes deux, une relation d’égalité entre le visage filmé de la sœur de l’artiste et chaque spectateur au moyen de projections placées ni trop haut ni trop bas par rapport au niveau du regard. Christian Bernard, directeur du Mamco (Musée d’art moderne et contemporain) de Genève, qualifie cette situation d’exposition d’« horizontalité démocratique[45] ». De plus, dans Françoise, le visage, vu en plan serré, dévoile ses infimes expressions auxquelles il est difficile d’attribuer des sentiments déterminés. Une conscience d’être face à une individualité filmée peut émerger. Celle-ci affirme l’opacité de son intériorité et stimule le pressentiment de la différence et de la ressemblance, toutes deux fondamentales chez les êtres humains. Néanmoins, le visiteur qui s’attarde devant l’image peut adopter une attitude réflexive et être fasciné ou intrigué par le visage dont les expressions deviennent aptes à recueillir les sentiments d’autrui. Projeté sur une feuille transparente d’1,26m suspendue et détachée du mur[46], le visage de Françoise, plus grand que nature, apparaît librement dans l’espace et impose les échanges de regards virtuels. Dans ces conditions, le spectateur peut commodément prendre la mesure de sa situation physique face à l’image, de la qualité de son regard. Il peut aussi avoir le sentiment que ce grand visage, dont les moindres tressaillements deviennent visibles, lui retourne son regard. Dans le cas de Françoise endormie, l’animation illusoire du visage de Françoise allongée dans son cercueil est produite par les mouvements de la caméra de Robert Cahen lors du filmage. Elle est accentuée par la projection[47] sur un rideau. Les vibrations fluides de l’image du visage peuvent s’apparenter à un souffle de vie et ce, d’autant plus que le corps filmé à l’horizontale est redressé grâce à la projection à la verticale. La hauteur du banc, sur lequel les spectateurs pouvaient uniquement s’appuyer, les plaçait au même niveau que l’image et en situation de dialogue avec le visage dont les yeux sont pourtant définitivement clos. Héloïse Conésa compare la pièce dans laquelle a été installée l’œuvre à « une petite chapelle laïque[48] », qui a certes permis l’instauration d’une proximité avec les images, mais qui a pu provoquer un malaise chez certains spectateurs[49]. Par ailleurs, de la même manière que L’Entre résonnait avec L’Entr’aperçu dans le parcours de l’exposition, Françoise endormie faisait écho à Suaire également composée d’une projection d’un visage, celui d’une jeune fille, sur un voile. La relation d’intimité avec les images s’opère différemment dans l’installation Sept visions fugitives dont les images sont diffusées sur des petits moniteurs disposés au fond de caissons en lattes de bois montés sur pieds. Cette œuvre a d’abord été conçue sous la forme d’une monobande. Dans ce cas, les sept poèmes visuels et sonores sont visibles successivement. Leur mise en espace[50] permet aux spectateurs de les découvrir indépendamment et individuellement, ainsi que de circuler de l’un à l’autre. Certains caissons placés plus bas amènent les visiteurs à s’incliner légèrement et à éprouver leur corps pour faire l’expérience des images. Placée dans le hall avant l’entrée payante du musée, l’installation donnait le ton de l’exposition en s’offrant aux visiteurs comme un préambule ou un épilogue[51].

L’exposition Entrevoir s’est ainsi centrée sur les modalités d’apparition des images en mouvement dans l’optique de souligner certaines caractéristiques plastiques et poétiques de l’œuvre de Robert Cahen, à savoir l’exploration des possibilités expressives du perceptible et de l’imperceptible, ainsi que des qualités relationnelles entre les images et leurs spectateurs. Les effets de matérialisation et de dématérialisation des images, notamment obtenus au moyen d’une diversité de supports de projection, ont renforcé l’ambiguïté entre le visible et l’invisible d’ores et déjà contenue dans les créations de l’artiste. L’aménagement d’un parcours discursif visait, pour sa part, à orienter la réception conformément au thème de l’entrevoir. Toutefois, la disposition des spectateurs encouragée par la configuration de la scénographie devait être une posture consentie, dans la mesure où l’exposition n’affirmait pas un discours et n’imposait pas une circulation univoque au profit d’évocations thématiques et d’une relative autonomie des visiteurs dans leurs déplacements.

 

Notes 

[1] Héloïse Conésa a été conservatrice en charge de la photographie au MAMCS, avant de prendre la fonction de conservatrice en chef du département des Estampes et de la Photographie à la Bibliothèque nationale de France en 2014.

[2] Producteur et réalisateur, Thierry Maury a fondé Pixea Studio, en 2011, une entreprise indépendante de production et de création audiovisuelles.

[3] Le GRM fait partie de l’office de Radiodiffusion – Télévision française (ORTF) jusqu’en 1975, date à laquelle l’artiste a intégré l’institut national de l’Audiovisuel (INA).

[4] Le spectron et le truqueur universel sont des appareils de manipulation des images vidéographiques. Le premier a été mis au point par Richard Monkhouse entre 1972 et 1974, le second par Francis Coupigny en 1968.

[5] Archives de Robert Cahen : Dossier d’appel à mécénat, 2014.

[6] La relation que les concepteurs de l’exposition souhaitaient instaurer entre les œuvres et les spectateurs est qualifiée d’intersubjective dans la mesure où chaque partie – les spectateurs et les œuvres – devait affirmer, dans cette relation, leurs subjectivités.

[7] Attié J., « Note sur “l’entre” (entrevoir) », Robert Cahen. Entrevoir, cat. exp., Strasbourg, MAMCS, 2014, p. 128.

[8] Conésa H., entretien avec Tiphaine Larroque, le 26 février 2015.

[9] Robert Cahen, Artmatic, 1980 ; L’Entr’aperçu, 1980.

[10] Robert Cahen, Traverses, 2002, vidéo, 30 min, couleur, muet ; effets spéciaux : Patrick Zanoli ; avec le soutien de : Le Fresnoy – studio national des Arts contemporains, CICV – Pierre Schaeffer, Montbéliard-Belfort, ZKM Karlsruhe, Drac-Alsace. Acquise par le MAMCS en 2003.

[11] Robert Cahen, Entrevoir, 2014, installation vidéo, double projection panoramique, 18 min (en boucle), couleur, sonore ; steadicam : Bruno Soupart ; montage : Thierry Maury ; conception sonore : Francisco Ruiz de Infante (courts extraits sonores des Fraises sauvages d’Ingmar Bergman) ; production : Boulevard des Productions – Pixea Studio.

[12] Robert Cahen, La barre jaune, 2014 ; L’Entre, 2014 ; La traversée du rail, 2014 ; Portraits, 2014 et Temps contre temps, 2014.

[13] Les quatre pièces contenaient chacune une œuvre : Sanaa, passage en noir, 2007 ; Françoise, 2013 ; Françoise endormie, 2014 ; Le Maître du temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale », 2011. Le documentaire Pierre Boulez, l’art de diriger, 2011, était visible dans le cinquième espace. Il s’agit d’un entretien avec Pierre Boulez réalisé par Robert Cahen, en avril 2011.

[14] Robert Cahen, Le Maître du temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale », 2011, installation vidéo, 7 min (en boucle), couleur, sonore ; double projection sur surface ; interprétation de Mémoriale (1985) : l’Ensemble InterContemporain ; chef opérateur : Guillaume Brault ; ingénieur du son : Frédéric Prin ; production : Le Fresnoy – studio national des Arts contemporains. L’installation a été réalisée en 2011 par Robert Cahen lorsqu’il était professeur associé au sein de cet établissement.

[15] Créé par Pierre Boulez en 1976, il est composé de 31 musiciens solistes. L’orchestre interprète Mémoriale (1985), une composition pour flûte et huit instruments (deux cors, trois violons, deux altos, un violoncelle). Cette composition est dédiée au flûtiste décédé, Lawrence Beauregard, de l’Ensemble InterContemporain.

[16] Conésa H., entretien avec Tiphaine Larroque, le 26 février 2015.

[17] Robert Cahen, Suaire, 1997, installation vidéo sur tissu blanc suspendu, cercle de cailloux blancs au sol ; images : Robert Cahen ; montage, effets spéciaux : Christian Cuilleron.

[18] Robert Cahen, Tombe (avec les objets), 1997, projection vidéo verticale, 23 min (en boucle), couleur, muet ; images : Robert Cahen ; effet spéciaux : Thierry Maury ; production : Pixea Studio.

[19] Cahen R., entretien avec Tiphaine Larroque, le 11 décembre 2014.

[20] Vidéo topiques. Tours et retours de l’art vidéo, cat. exp., Strasbourg, MAMCS, 2002.

[21] Robert Cahen, L’Entre, 2014, projection vidéo, 12 min (en boucle), couleur, muet ; images : Robert Cahen ; montage, effets spéciaux : Thierry Maury ; production : Pixea Studio.

[22] Robert Cahen, La barre jaune, 2014, projection vidéo, 6 min (en boucle), couleur, sonore ; images : Rob Rombout ; montage : Thierry Maury ; production : Pixea Studio.

[23] Cahen R., entretien avec Tiphaine Larroque, le 11 décembre 2014.

[24] Les bandes-sons de La traversée du rail (2014), de Portraits (2014) et Temps contre temps (2014) étaient audibles uniquement lorsque les spectateurs se tenaient près des œuvres concernées. Les deux autres œuvres, La barre jaune (2014) et L’Entre (2014) sont silencieuses.

[25] Robert Cahen, Sanaa, passage en noir, 2007, projection vidéo, 7 min 07 (en boucle), couleur, sonore ; images : Robert Cahen ; montage, effets vidéo : Thierry Maury ; extrait de La Passion selon Saint Jean de Jean-Sébastien Bach ; production : Boulevard des productions.

[26] PianoChopin (2010) et une série de dix séquences d’images manipulées, devant être diffusée sur des petits écrans plats, ont été remplacées par Françoise (2013), Temps contre temps (2014), La barre jaune (2014) et La traversée du rail (2014). Douze œuvres ont été créées dans les années 2000 dont six en 2014. Les exceptions sont notamment 2 œuvres datant de 1980 (Artmatic et L’Entr’aperçu).

[27] Robert Cahen, PianoChopin, 2010, installation, vidéo : Robert Cahen ; production : Pixea Studio ; piano préparé : Jacek Kozłowski ; logiciel : Paweł Janicki.

[28] Le son de PianoChopin (2010) combine la musique de Chopin en vidéo et les claquements secs des touches du piano lorsqu’elles s’enfoncent.

[29] Les 14m auraient été occupés par l’œuvre silencieuse Françoise endormie (2014) et une cage d’ascenseur.

[30] Les expositions d’images en mouvement ont des besoins techniques particulièrement onéreux. Robert Cahen a dû faire des concessions à cause des obstacles financiers et techniques. Pour l’installation Entrevoir (2014), le double panorama devait initialement être projeté sur des toiles tendues de façon à obtenir une forme concave. Cette idée a été déclinée au profit d’une mise en place d’écrans panoramiques.

[31] Robert Cahen, La traversée du rail, 2014, projection vidéo sur plexiglas suspendu, 7 min 30 (en boucle), couleur, sonore ; images : Robert Cahen ; production : Pixea Studio.

[32] La steadicam est un appareillage qui permet d’obtenir des travellings aux mouvements fluides, notamment grâce à un système de harnais et un support de caméra mécanique.

[33] Les orientations des deux caméras ont été réglées afin de ne pas avoir de lacune et de pouvoir ainsi restituer le panorama complet.

[34] Cahen R., entretien avec Tiphaine Larroque, le 11 décembre 2014.

[35] Robert Cahen, Portraits, 2014, projection sur carton, 5 minutes (en boucle), noir et blanc, muet ; image : Robert Cahen ; effets spéciaux : Thierry Maury ; production : Pixea Studio.

[36] Robert Cahen, Françoise endormie, 2014, projection verticale sur tissu transparent en rideau, 5 min, couleur, muet ; images : Robert Cahen ; production : Pixea Studio.

[37] Robert Cahen, Françoise, 2013, installation vidéo, feuille transparente suspendue, 6 min (en boucle), couleur, muet ; images : Robert Cahen.

[38] Robert Cahen, Sept visions fugitives, 1995-97, installation vidéo, 7 x 5 min, couleur, sonore ; sept caissons en bois, sept téléviseurs, sept lecteurs DVD ; images : Robert Cahen ; conception sonore : Michel Chion.

[39] Robert Cahen, L’Entr’aperçu, 1980, vidéo, 9 min, couleur, sonore ; effets spéciaux : Stéphane Huter ; montage : Robert Cahen ; musique, bande sonore : Robert Cahen ; production : INA, Groupe Recherche Images (Serge Com).

[40] Cahen R., entretien avec Tiphaine Larroque, le 11 décembre 2014.

[41] Faite quelques jours seulement avant le vernissage, cette trouvaille est maintenant pleinement intégrée à l’œuvre.

[42] Le visage du compositeur Bernard Parmegiani en France et ceux de deux anonymes au Japon (Nakamaro Matsumura) et au Yemen (Hussein Sabra).

[43] Dossier de presse de l’exposition  Entrevoir , 2014, p. 4, en ligne : http://www.musees.strasbourg.eu/uploads/documents/presse/Cahen/DP_F_CahenRELU.pdf (consulté en février 2015).

[44] Cahen R., entretien avec Tiphaine Larroque, le 11 décembre 2014 : Robert Cahen explique que, dans l’exposition Entrevoir, seule l’œuvre Sanaa, passage en noir (2007) est conçue comme un « film », dans le sens où elle doit être vue du début à la fin.

[45] Bernard C., « Le musée exposé », art press2 : « Les expositions à l’ère de leur reproductibilité », n° 36, février-mars-avril 2015, p. 67.

[46] Conésa H., entretien avec Tiphaine Larroque, le 26 février 2015 : Françoise (2013) est une variante de l’œuvre Françoise en mémoire conservée au MAMCS depuis 2007, année de sa création. Dans la version présentée dans l’exposition Entrevoir renommée Françoise, les mots défilant au sol, inclus dans Françoise en mémoire, n’ont pas été projetés dans le but de recentrer l’œuvre sur le portrait et de faire écho à l’installation Françoise endormie (2014) visible dans l’exposition.

[47] À noter qu’un projecteur vidéo à focale courte avec un miroir a été utilisé car celui-ci devait être situé proche de la surface de projection, ici, un rideau.

[48] Conésa H., entretien avec Tiphaine Larroque, le 26 février 2015.

[49] Ibid., impression de spectateur rapportée par Héloïse Conésa.

[50] La version sous la forme d’installation a été conçue à l’occasion de l’exposition monographique, intitulée Robert Cahen s’installe, qui s’est tenue au FRAC Alsace à Sélestat du 23 novembre 1997 au 26 avril 1998.

[51] Dans le projet de scénographie non réalisé, l’installation Sept visions fugitives (1995-97) devait occuper une situation similaire à savoir dans le couloir ouvert sur l’espace du musée appelé « la rue ».

Pour citer cet article : Tiphaine Larroque, "Dématérialisation et matérialisation des images en mouvement au sein d’un parcours discursif : l’exposition Entrevoir. Robert Cahen (musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, 2014)", exPosition, 18 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/larroque-exposition-entrevoir-robert-cahen-musee-art-moderne-et-contemporain-strasbourg-2014/%20. Consulté le 19 décembre 2025.

Le film expérimental à l’épreuve des cimaises : étude de cas tirés de l’accrochage Le mouvement des images (Centre Pompidou, Paris, 2006-2007) et de l’exposition Dynamo (Grand Palais, Paris, 2013)

par Fleur Chevalier

 

Fleur Chevalier est doctorante en esthétique, sciences et technologies des arts à l’Université de Paris 8. Sa thèse en cours se propose d’écrire et de nouer les histoires parallèles de l’art vidéo et de la performance en France au sein du réseau de télédiffusion de 1975 aux années 1990. Dans le cadre de ses recherches, elle a notamment signé un article sur « Salvador Dalí et la télévision française » paru dans le n° 183 de la Revue de l’art (mars 2014). Elle a également co-organisé les journées d’étude « Du studio au plateau de télévision : appropriations, détournements et réinterprétations par les artistes », à l’INHA les 28 et 29 juin 2013. En 2010, elle a été recrutée par le C2RMF pour reconstituer une histoire du flicker film dans le cadre d’une étude sur la numérisation des films d’artistes pilotée par Cécile Dazord et Clotilde Boust

 

« En tant qu’artiste, j’ai pris l’habitude d’assimiler mes travaux filmiques à des “sculptures” vis-à-vis de certains musées, juste pour éviter qu’ils ne décident de transférer mes films en DVD et de les projeter avec un projecteur LCD miteux[1]» – Stan Douglas

L’appropriation du medium film par les artistes en dehors des circuits industriels de production pose depuis plusieurs années le problème de son exposition. Livrées aux institutions avec leurs instructions d’installation, certaines œuvres sont aujourd’hui directement pensées par les artistes comme des installations cinématographiques. Ce n’est pas forcément le cas des films expérimentaux, réalisés par certains cinéastes qui, ayant pour seul horizon les salles de cinéma, n’ont pas toujours prévu la diffusion de leurs œuvres au sein des musées[2]. Comment exposer des films conçus à rebours des conventions cinématographiques classiques, sans dénaturer le travail des réalisateurs qui infligent à la pellicule des traitements plastiques divers, plus ou moins agressifs ? Loin d’être exhaustive, cette réflexion s’articule sur un choix resserré d’œuvres confrontées à des partis pris de présentation eux-mêmes évalués au regard des intentions singulières de leurs créateurs. Construit comme une étude de cas de présentations, et non comme une critique d’accrochage ou d’exposition, cet article se propose avant tout de promouvoir une historiographie de fond au service de l’exposition des films expérimentaux dans les musées.

Peu d’expositions ont été dédiées en France au cinéma expérimental. C’est pourquoi nous avons majoritairement tiré nos exemples d’un accrochage thématique des collections du musée national d’Art moderne – Centre Pompidou (MNAM) intitulé Le mouvement des images[3], qui voulait justement redonner au cinéma la place qu’il mérite dans l’histoire de l’art moderne et contemporain depuis son appropriation par les avant-gardes, de Marcel Duchamp à Fernand Léger, en passant par László Moholy-Nagy. Lorsqu’ils sont présentés en contexte muséal, les films expérimentaux sont communément greffés à des thématiques généralistes, dans le cadre desquelles, le plus souvent, ceux-ci ne sont pas projetés dans leur format original, mais dans leur copie numérique. En 2004, lors de l’exposition Sons & Lumières, une histoire du son dans l’art du XXe siècle[4], les films des peintres et cinéastes Viking Eggeling et Hans Richter furent par exemple projetés au milieu de leurs dessins, permettant au visiteur de comprendre l’importance du cinéma dans la construction de leur œuvre synesthésique au cours des années 1910-20. Si la projection numérique sur cimaise rendait possible la confrontation des dessins statiques avec leur traduction cinétique, ce dispositif niait cependant la matérialité du support original, réduisant les films d’Eggeling et de Richter à de simples documents illustratifs, au regard de leurs authentiques dessins. Cette dématérialisation courante de l’œuvre originale causée par sa diffusion sur un support différent – en l’occurrence, un DVD[5] – s’accompagne parfois même d’une dénaturation de ses effets. On l’observe notamment dans le cas des cinéastes, comme Peter Kubelka ou Paul Sharits, qui, à travers le flicker film (ou « film à clignotements »), travaillent sur les déflagrations sonores et lumineuses ou la génération de couleurs subjectives. Au-delà de la seule question de leur projection numérique, la réception de ces œuvres dépend aussi de conditions physiques de monstration particulières, relatives à leur mise en espace. Pour étayer ce raisonnement, nous avons tenu à intégrer à cette étude un cas complémentaire tiré d’une exposition tenue en 2013 au Grand Palais, Dynamo, un siècle de lumière et de mouvement dans l’art 1913-2013, durant laquelle l’emblématique The Flicker de Tony Conrad a été projeté sur une cimaise dans son format original. Ce détour nous permettra de questionner la pertinence de la projection des films expérimentaux en dehors des salles de cinéma, un absolu revendiqué par des cinéastes qui, à l’instar de Stan Brakhage, se sont affirmés contre les normes imposées par les réseaux industriels de production audiovisuelle. 

Le mouvement des images : « montrer le cinéma sous toutes ses formes[6] »

Se voyant confier le commissariat du Mouvement des images, Philippe-Alain Michaud[7] s’est attelé à la tâche ardue de briser la dichotomie arts statiques/films en proposant une lecture historique inédite des collections du MNAM, examinées sous le double éclairage des investigations plastiques des cinéastes expérimentaux et du succès d’un cinéma commercial a contrario très codifié. Nous ne débattrons pas ici des choix historiques établis par le commissaire de l’accrochage. Pour Philippe-Alain Michaud :

« L’idée était de montrer le cinéma sous toutes ses formes. C’était important de montrer la matérialité du film. Le film est diffusé, il est projeté, donc la présence du projecteur sert à souligner la matérialité. On est du côté des arts de l’inscription, comme pour la peinture, dans le film. Il y a une vraie rupture entre le film, la culture analogique, et le numérique. Le film est du côté de l’analogique, comme tous les arts du support et de l’inscription, et le numérique, c’est autre chose [8]… »

Malgré cette nécessaire reconnaissance d’une rupture technologique entre les cinémas argentique et numérique, Philippe-Alain Michaud n’a toutefois pas pu projeter tous les films sélectionnés dans leurs formats d’origine.

Rappelons qu’en cinéma argentique, la prise de vues réelles consiste en l’impression négative des images filmées sur un ruban photosensible – la pellicule, divisée en photogrammes[9]. C’est donc l’action de la lumière sur cette surface qui produit l’image. Tous les réalisateurs ne travaillent pas forcément en prises de vues réelles : nombreux sont les cinéastes expérimentaux qui réalisent leurs films sans caméra. Quoi qu’il en soit, la nature de l’image digitale est différente dans la mesure où elle procède de la traduction d’un signal électronique en codes numériques. Par conséquent, le photogramme ne s’y impose plus comme un repère structurel pertinent. Malgré les progrès effectués dans le domaine de la numérisation des films argentiques, une difficulté demeure entière : celle de la restitution la plus fidèle possible des effets souhaités par le réalisateur alors qu’il travaillait sur son ruban filmique. La projection numérique est fréquente sur les cimaises, plus que l’utilisation des projecteurs 16 mm, 35 mm ou 8 mm. Une autre option est également souvent privilégiée : la diffusion sur un moniteur de télévision ou un écran plat, le film étant inscrit sur un DVD. Le projecteur disparaît alors, dégageant de l’esprit du spectateur l’une des conditions sine qua non du cinéma argentique : pas de mouvement sans projection. Car c’est la projection qui donne au spectateur l’illusion du mouvement des images figées sur la pellicule.

Afin d’éviter l’écueil du nivellement technologique inhérent à l’élection d’un seul parti pris de présentation, et de conjurer la dissimulation coutumière des projecteurs au sein des espaces d’exposition, dans Le mouvement des images, la part belle a été donnée à la projection, numérique ou argentique[10]. Nous n’aborderons pas le cas des installations cinématographiques conçues pour les institutions muséales et qui réclament la visibilité des projecteurs argentiques, voire leur mise en valeur en tant que mécaniques obsolètes, comme c’est le cas pour Rheinmetall/Victoria 8[11] de Rodney Graham ou Skytypers[12] de Marijke Van Warmerdam, qui étaient présentées dans l’accrochage. Nous préférons nous focaliser sur les films qui n’ont pas forcément été pensés dans la perspective unique d’une diffusion/installation en musée, à l’instar de ceux mis en avant dans la travée centrale de l’accrochage – la « rue »[13] –, sur les murs de laquelle étaient projetés : Hand Catching Lead[14] de Richard Serra, Walking in an Exaggerated Manner around the Perimeter of a Square[15] de Bruce Nauman, Gnir Rednow[16] de Joseph Cornell, Le Ballet mécanique[17] de Fernand Léger, Rhythm[18] de Len Lye, Bob[19] de Chuck Close, Piece Mandala/End War[20] de Paul Sharits, Anémic cinéma[21] de Marcel Duchamp, Le Retour à la raison[22] de Man Ray, La Pluie (Projet pour un texte)[23] de Marcel Broodthaers, Jeu de lumière noir-blanc-gris[24] de László Moholy-Nagy, Home Stories[25] de Matthias Müller, et 70[26] de Robert Breer. Tous ces films, réalisés en 16 mm, 35 mm ou Super 8, ont été numérisés en haute définition grâce à un mécénat obtenu pour l’accrochage. Le choix a été fait de projeter leurs copies numériques en enfilade, dans cette zone de passage qui ne permet pas d’installer correctement des projecteurs argentiques posés sur des socles sans gêner la circulation. D’où l’agencement de projecteurs numériques, fixés en hauteur et, par conséquent, écartés des regards. Cet espace envisagé dans son ensemble, le visiteur plongé dans la pénombre avançait dans cette travée du musée, s’engageant dans un dispositif quasi immersif, semblable à une installation vidéo. La forme couloir, contraignante, invitait à un rapport physique avec les films projetés, accru par le rythme saccadé de la disposition des bancs, chaque fois décalés, qui empêchait le visiteur de poursuivre un cheminement fluide. Le corps pénétrait dans une dimension où le temps du film s’élargissait à l’expérience sensible du spectateur, habituellement captif des sièges de la salle de cinéma. Si cette mise en scène appuyait à merveille la portée phénoménologique de l’accrochage, tout entier articulé autour de l’étymologie du terme « cinéma » – qui vient du grec « mouvement » –, elle instrumentalisait aussi les œuvres de chacun des artistes cités, conçues isolément, à des époques différentes, dans des formats différents, et dans des buts différents.

Philippe-Alain Michaud voyait là un moyen de préserver « l’energeia » des images[27] – un mot qui désigne à la fois leur force et leur pouvoir générateur sur la conscience. On songe au cinéaste Peter Kubelka qui déclarait adorer l’expression « hit the screen », car « frapper l’écran – c’est ce que font vraiment les images[28] ». Ce dernier, qui participait à l’exposition, n’a pourtant pas aimé le dispositif mis en place dans la « rue ». Le cinéaste ayant refusé toute présentation numérique de ses œuvres, la pellicule 35 mm d’un de ses films, Arnulf Rainer[29], fut punaisée sur le mur blanc de l’une des salles de l’accrochage[30].

Peter Kubelka : la numérisation vécue comme aseptisation

Qu’entend exactement Peter Kubelka par « frapper l’écran » ? Pour cet artiste qui a qualifié son propre cinéma de « métrique », la dimension rythmique du cinéma est essentielle. La notion de « battement », aux sens musical et optique, est fondamentale pour comprendre son œuvre :

« La machine cinématographique me permet d’introduire cette mesure harmonique dans le temps et la lumière. Le cinéma me permet d’introduire dans le temps des mesures exactes. […] il me permet de créer un événement simultané pour les deux sens, les yeux et les oreilles. Je peux déterminer exactement la place de ces événements 24 fois par seconde. Une rencontre de la lumière et du son, du tonnerre et des éclairs, si vous voulez[31]. »

Peter Kubelka a réalisé Arnulf Rainer artisanalement à mains et œil nus, sans table de montage, avec des ciseaux, en taillant dans de l’amorce de film transparente et de la pellicule complètement noire, puis pour composer la bande son, dans de la bande magnétique perforée 17,5 mm, une première vide (silencieuse) et une autre transportant un son continu (du bruit blanc). Qualifiée de « light-film[32] » par la cinéaste Birgit Hein, l’œuvre est emblématique de la production d’un cinéma dit « structurel » par le théoricien P. Adams Sitney, et dont la caractéristique réside dans l’exploration minimaliste des rudiments technologiques du cinéma, parmi lesquels l’effet de clignotement[33]. Cet effet de clignotement, ou flicker, est provoqué à la projection par l’interaction entre la discontinuité des photogrammes, calculée au montage, et le mouvement alterné de l’obturateur. Dans un projecteur argentique, l’obturateur est un élément mécanique situé entre la source lumineuse et le film, qui, en s’ouvrant et se fermant, produit des battements lumineux. Destiné à masquer le glissement de la pellicule entre deux arrêts et, ainsi, à créer un fondu entre les photogrammes pour garantir l’illusion de mouvement, cet élément n’existe pas dans un projecteur numérique. Les 24 images par seconde évoquées par Peter Kubelka correspondent à la cadence de défilement des photogrammes argentiques. Cette cadence n’est pas la même en numérique.

De même, Peter Kubelka affirme « découper » du son. Suivant la partition préalablement établie pour Arnulf Rainer, le cinéaste a coupé et scotché les fragments de ses deux bandes magnétiques en faisant en sorte que le son et les images soient parfaitement synchrones. Une fois montée, la bande sonore magnétique a été transférée sur la piste sonore optique d’une pellicule 35 mm afin d’obtenir le négatif son. Montés séparément, les images et les sons ont été tirés sur une seule copie standard destinée à la projection. Le son optique du film provient d’une piste photographique latérale située sur la pellicule, entre les perforations et le photogramme. Lors de la projection, le passage de cette piste devant le faisceau lumineux permet sa lecture par la cellule photoélectrique. Cet instrument mesure l’intensité lumineuse et la transforme en courant électrique. Tout l’effet du film, fondé sur l’alternance de la lumière et de l’obscurité, du silence et du bruit, repose donc sur le dispositif de projection associé à sa pellicule. Le cinéaste Jonas Mekas décrivait ainsi l’effet produit sur lui à la projection : « Je pouvais le regarder les yeux fermés, à mesure que les rythmes lumineux pulsaient sur et à travers mes paupières[34]. » Plutôt que de projeter Arnulf Rainer sans l’équipement adéquat, Peter Kubelka a donc fait clouer sa pellicule sur un mur de l’accrochage, choisissant d’exposer la partition matérialisée de sa composition optique et sonore.

Peter Kubelka est intraitable au sujet de la numérisation des films argentiques. Selon lui, le procédé ne peut générer que des cartes postales, des répliques édulcorées des films. En 1989, le cinéaste accusait déjà les archivistes de céder au productivisme, de soumettre leurs fonds à des normes industrielles et de neutraliser les objets les plus hétérogènes :

« Si on garde la conception d’aujourd’hui des archivistes, tout sauf le film fini, œuvre finie de fiction, est détruit, sera détruit. La conception dans les archives est de ne conserver que des œuvres bien finies et artificielles[35]. »

Le lancement de la campagne de numérisation concomitante à la genèse du Mouvement des images n’a aucunement rassuré le cinéaste qui ne voit là que le prolongement d’une plus vaste entreprise de standardisation de la production cinématographique, en aval, jusque dans les institutions culturelles. Pour Philippe-Alain Michaud, le numérique est moins une trahison qu’une commodité, dans la mesure où les pellicules originales, si elles étaient toutes projetées dans leurs formats d’origine, coûteraient une fortune à exposer. D’après le commissaire, les copies sont fragiles, elles finissent par casser et on en use énormément, pour finalement rapporter peu, car le dispositif lourd boucleur/projecteur ne permet pas de montrer autant de films à la fois.

Paul Sharits : de la peinture en mouvement ?

Habituellement dévolue aux peintures grand format, la travée centrale du musée s’est donc retrouvée colonisée par plus d’une dizaine de films expérimentaux. En réinvestissant cet espace sans en modifier la configuration, Philippe-Alain Michaud désirait mettre en exergue la picturalité des films projetés. Celle-ci se révélait accrue par les dimensions des films projetés sur chaque cimaise, toutes identiques, accentuant l’effet cadre, lui-même favorisé par la quasi invisibilité des projecteurs numériques. Dans le cas de Piece Mandala/End War de Paul Sharits, présenté dans la « rue », l’analogie volontaire avec la peinture était soutenue dans le catalogue à travers une évocation plus large du travail du cinéaste :

« Utilisant un projecteur modifié dont il a retiré l’obturateur et la griffe d’entraînement, Paul Sharits produit un flux de couleurs sans définition ni contours : le point n’est plus le terme ultime de l’image, le film n’apparaît plus comme un continuum discret de photogrammes, mais comme un avatar du monochrome[36] ».

Ce résumé, qui légitime en filigrane la projection numérique[37], découle d’une étude prononcée en 1970 par le cinéaste, quatre ans après la réalisation de Piece Mandala/End War :

« Je développe à présent une autre approche qui puisse révéler simultanément la double nature de la pellicule, comme photogramme et comme défilement (deux dimensions normalement dissimulées par le système d’obturation intermittente), en ôtant du projecteur la griffe et le mécanisme d’obturation[38]. »

Cette citation prouve toutefois l’attachement de Sharits aux composantes de base du cinématographe : le passage du ruban filmique à travers le projecteur.

Comme Peter Kubelka, Paul Sharits a beaucoup travaillé sur l’effet de clignotement. Piece Mandala/End War n’est pas un film à proprement parler abstrait : il s’agit d’un flicker film couleur dans lequel les photogrammes d’un couple en train de faire l’amour alternent avec des phases monochromes, ou bien avec le visage de Sharits, prêt à se tirer une balle dans la tête. Sharits a plus tard confessé que « flicker works » n’était « pas un bon terme » pour désigner ses œuvres : « je les appellerais plutôt des œuvres de pures couleurs séquentielles, ne serait-ce que parce que ça ne clignote pas toujours[39]. » Le rapprochement avec les monochromes est donc justifié. Néanmoins, dans une lettre à l’historien d’art Jean-Claude Lebensztejn, à propos de l’influence de Matisse sur son œuvre, Sharits précise qu’il ne veut pas que son travail soit réduit à une « peinture en mouvement » : « mon travail actuel dérive essentiellement d’un intérêt pour le cinéma classique, quintessencié jusqu’au point où la question du partage entre film, peinture et sculpture devient inopérante[40] ». Le cinéaste réaffirme ici son goût pour l’investigation des fondamentaux du cinématographe. Le détournement du projecteur n’est pas à prendre comme un geste anecdotique destiné à donner à ses films des allures de peintures, mais comme une modification conséquente d’un paramètre technologique destinée à bouleverser les prérequis du cinéma en tant que spectacle.

Conçu juste avant Piece Mandala/End War, Ray Gun Virus[41] confirme dès 1966 ce dessein esthético-politique, en particulier lorsque Sharits en décrit l’effet souhaité sur l’audience :

« […] tout comme la “conscience du film” se voit infectée, il en va de même pour celle des spectateurs : le projecteur est un pistolet audiovisuel ; l’écran regarde l’audience ; l’écran rétinien est la cible. But : l’assassinat temporaire de la conscience normative du spectateur[42]. »

Premier film de couleurs pures du cinéaste, Ray Gun Virus consiste en un montage de photogrammes monochromes dont la succession saccadée, associée à l’oscillation du rayon lumineux du projecteur, provoque des effets optiques d’after-image. Les couleurs de chaque photogramme interagissent entre elles dans l’œil du spectateur qui ne perçoit plus l’alternance objective des couleurs telles qu’elles se succèdent sur la pellicule. Les couleurs de la composition, métamorphosée par la projection, fusionnent dans l’œil du spectateur qui en perçoit de nouvelles, virtuelles, ce qui permet à Sharits de parler d’« infection » des consciences. Afin d’amener le spectateur à comparer la partition du film à l’événement lumineux survenu lors de la projection, Paul Sharits a exposé ses pellicules sur lesquelles il intervient manuellement, à l’instar de Peter Kubelka. Ces Frozen Film Frames sont présentés sous plexiglas dans le cadre des expositions :

« En 1965, je rompis définitivement avec la forme d’“imagerie” liée à la narration et je commençai à travailler à Ray Gun Virus, le premier de mes films dont je voulais qu’il soit à la fois la projection d’une expérience sur la lumière-temps et un objet spatial (Frozen Film Frame). À cette époque, je commençai à configurer mes films de manière analogue aux partitions musicales et aux dessins modulaires[43]. »

Cette distinction opérée par le cinéaste entre l’objet physique – le ruban filmique – et l’expérience lumineuse éphémère et subjective vécue durant la projection souligne encore le rôle primordial joué par le faisceau du projecteur.

A titre comparatif, signalons que Ray Gun Virus a plus récemment été présenté lors de l’exposition Dynamo, un siècle de lumière et de mouvement dans l’art 1913-2013, tenue au Grand Palais du 10 avril au 22 juillet 2013. Sa copie numérique était diffusée sur un écran numérique encastré dans une cimaise. Une projection numérique aurait au moins pu maintenir à portée d’œil la présence du rayon lumineux – celui du « pistolet audiovisuel » –, qui tient un rôle capital dans la réception sensible des montages colorés de Paul Sharits. Ironie du sort : le film concluait le parcours d’une section entière de l’exposition consacrée aux expériences stroboscopiques. On suppose que le commissaire, Matthieu Poirier, n’a pas eu la place d’installer une projection de plus dans un espace déjà très rempli.

Exposer The Flicker de Tony Conrad : une tentative à l’exposition Dynamo

Dans la même section de Dynamo, la décision a par contre été prise de projeter The Flicker[44] de Tony Conrad en boucle dans son format original, via un projecteur 16 mm installé dans une cellule aux murs blancs. Comme Arnulf Rainer, The Flicker est un film entièrement fondé sur l’alternance du noir et blanc. À la différence du premier, néanmoins, l’objet du deuxième ne réside pas dans la mise à l’épreuve extrême des relations contrapuntiques entre son et image. The Flicker consiste plutôt en une mise à l’épreuve de la perception. Sa genèse a été inspirée par le fonctionnement du système nerveux, le diagnostic de l’épilepsie et les traitements utilisés contre les névroses de guerre. La fréquence du flicker, de 8 à 16 images par seconde, correspondrait en effet au rythme des ondes alpha du cerveau. En construisant The Flicker autour de cette donnée, Tony Conrad espère obtenir l’implication psychique totale des spectateurs :

« Techniquement, le champ de perception du flicker ou de la lumière stroboscopique se situe sous une fréquence d’à peu près 40 flashes par seconde (40 fps), au-dessus de laquelle la lumière est perçue comme continue. Une projection sonore normale est à 24 fps [24 images par secondes]. En dessous d’environ 4 fps, le seul effet réel perçu est semblable à celui d’une lumière s’allumant et s’éteignant. Mais dans un champ compris entre 6 et 18 fps, plus ou moins, des choses étranges adviennent. The Flicker défile progressivement de 24 fps à 4 fps […]. Habituellement, le premier effet notable est une palette tourbillonnante et chaotique de séquences colorées intangibles et diffuses, probablement lié à un type d’effet rétinien d’after-image. La vision s’élargit aux zones périphériques et les images réelles peuvent être “hallucinées”. Un état hypnotique s’enclenche alors, et les images deviennent plus intenses. Fixer son regard sur un point peut aider ou s’avérer nécessaire à l’engendrement le plus complet des effets. Le cerveau lui-même est directement impliqué dans tout cela ; ce n’est pas un hasard si l’une des principales fréquences des ondes du cerveau, le rythme alpha, évolue sur une portée de 8 à 16 cycles par seconde[45]. »

Chaque obturation du faisceau rayonnant du projecteur provoque des vacillements lumineux qui interagissent avec le défilement plus ou moins rapide des photogrammes. Les photogrammes eux-mêmes laissent leurs empreintes sous forme de flashes dans l’œil du spectateur, ainsi soumis à la perception subjective d’ombres colorées. Subjective, car ces effets d’after-image diffèrent d’une personne à l’autre.

Jonas Mekas décrit une batterie de symptômes développés suite aux premières projections du film à sa sortie :

« Il se peut que ce soit une expérience optique. Ou un test médical pour les yeux. L’introduction du film prévient que ceux qui ont des tendances à l’épilepsie sont priés de ne pas rester. Pendant les projections à la Cinémathèque, un docteur était présent à toutes les séances. […] The Flicker est une des rares œuvres originales du cinéma et une très insolite expérience esthétique de la lumière. […] The Flicker peut être utilisé comme détecteur de la migraine photogénique. […] Quelles autres réactions y a-t-il eu à la projection ? – Mullins : Quelqu’un a vomi. […– Mekas : ] C’était indubitablement une réaction favorable. L’homme avait probablement quelque chose de mauvais dans l’estomac et le film lui a nettoyé l’estomac. C’est chouette, non[46] ? »

L’exposition regroupant un vaste ensemble d’œuvres d’art optique, un avertissement avait déjà été placardé à l’entrée de Dynamo à l’intention des personnes susceptibles de subir des crises d’épilepsie, redoublé à l’entrée de la white box étroite dans laquelle était projeté The Flicker. Cependant, quand bien même le film était projeté en 16 mm, les conditions physiques de présentation de l’œuvre ne permettaient malheureusement pas de comprendre le caractère sensationnel qu’ont pu avoir les premières séances du Flicker. Placé à hauteur d’homme, le projecteur se situait à une petite distance du mur-écran, de telle sorte que les visiteurs, en passant devant le faisceau, voyaient l’ombre de leur tête se projeter sur la cimaise d’en face. Il était donc quasiment impossible de se concentrer sur l’évolution du film sans être interrompu par un défilé de silhouettes humaines. Impossible également de se placer dans l’axe du faisceau, de sorte à focaliser son regard sur un point de la surface de projection, de la manière préconisée par Tony Conrad. La pénombre était, de plus, insuffisante dans cette box aux murs blancs, empêchant l’impression optimale des flashes lumineux dans l’œil du spectateur, qui renonçait très vite à se tenir debout, à côté du projecteur, durant les trente minutes du film. Dans un tel cas, si l’on ne veut pas réduire l’intérêt du Flicker à une attraction lumineuse anecdotique, la projection en salle de cinéma semble un idéal difficile à égaler.

La projection en salle : un absolu inégalable ?

Lors de la préparation du Mouvement des images, Philippe-Alain Michaud a justement dû longuement négocier avec la veuve de Stan Brakhage afin de pouvoir projeter Chartres Series[47] sur une cimaise. Marilyn Brakhage souhaitait que le film soit projeté en salle. En cause : la portée enveloppante de l’œuvre sensualiste du cinéaste qui prônait l’immersion totale du spectateur dans la contemplation des films :

« Imaginons un œil qui ne sait rien des lois de la perspective inventées par l’homme, un œil qui ignore la recomposition logique, un œil qui ne correspond à rien de bien défini, mais qui doit découvrir chaque objet rencontré dans la vie à travers une aventure perceptive[48]. »

Peint sur pellicule, Chartres Series a été inspiré à Brakhage par les vitraux de la cathédrale de Chartres suite à un voyage en France. Confronté aux études de Matisse pour les vitraux de la chapelle de Vence, le film était projeté en face, depuis un projecteur 16 mm placé sur un très haut socle. La projection argentique permettait d’établir un beau rapprochement entre les deux pièces, en mettant en exergue le pouvoir révélateur de la lumière à travers la copie du film ouvragé, dont on observait le défilement. Cette fois, aucune silhouette humaine ne pouvait venir parasiter la réception du film en s’interposant physiquement entre le rayon lumineux du projecteur et la cimaise. Néanmoins, l’image semblait prisonnière d’un cadre étroit fixé trop haut sur le mur par rapport aux yeux du visiteur, ce qui atténuait la force du phénomène visuel. Impossible de s’immerger dans la partition colorée peinte par le cinéaste. Philippe-Alain Michaud regrette de n’avoir pu utiliser un projecteur plus performant, qui aurait amélioré le dispositif. La cohabitation d’un film et de dessins dans la même salle a, de plus, posé quelques problèmes d’éclairages. Cette exhibition ostentatoire de la machine présentait, d’autre part, un inconvénient : celui d’empêcher le rapport direct du visiteur au film. Celui-là se retrouvait en effet pris dans une relation triangulaire entre son œil, la visée du projecteur et la surface de projection, délimitée en hauteur, tel un vitrail dans une église. La perspective cartésienne résultant de cette mise en scène transcendentaliste écartait le corps du spectateur de la relation exclusive machine-image, au lieu d’inviter les sens à se plonger dans la contemplation du film. Un résultat contraire au dessein de Brakhage, dont le but était plutôt d’augmenter l’état de conscience du spectateur que de rendre hommage à la précision des machines :

« Et ici, quelque part, nous avons un œil capable de tout imaginer. Et là, nous avons l’œil de la caméra, pourvu d’objectifs polis propres à rendre les compositions occidentales des perspectives du XIXe siècle […], qui savait certes apprivoiser la lumière et imiter le cadrage juste comme il faut, cette caméra standard et son projecteur à la vitesse réglée pour enregistrer le mouvement comme s’il s’agissait d’une valse viennoise parfaitement lénifiante[49] ».

Si le film avait été projeté en salle, comme le désirait initialement Marilyn Brakhage, le spectateur se serait retrouvé face à un écran beaucoup plus large, dans un espace propice à l’immersion dans l’œuvre.

L’épouse du cinéaste n’était pas la seule à promouvoir la projection en salle. Peter Kubelka ne s’opposait pas uniquement à la numérisation des films, mais également à leur juxtaposition sur des cimaises. Notons également qu’aucun film lettriste n’a pu être présenté au Mouvement des images à cause des durées : la numérisation HD des formats longs coûtait trop cher[50]. Pour cette raison, Philippe-Alain Michaud a renoncé à intégrer à l’accrochage des films d’Isidore Isou, Maurice Lemaître ou Gil J. Wolman. Il ambitionnait de reconstituer une salle de cinéma dans le musée d’art moderne. Cela n’a pas été possible car il faut payer un projectionniste, dont le poste a été supprimé[51]. Une salle de cinéma existait dans le musée, au sein de l’accrochage des collections, jusqu’à sa fermeture pour travaux en 1997, mais elle n’a pas été reconstruite pour la réouverture en 2000[52]. Ce dispositif compensait pourtant la discrétion du film expérimental, présent dans les collections du MNAM, mais le plus souvent invisible dans les salles du musée. Il a donc fallu se contenter des salles de cinéma du sous-sol et du premier étage, qui dépendent du Département du développement culturel, et dont l’accès aux séances n’est pas compris dans le tarif d’entrée au musée.

Devant ces dilemmes, au Mouvement des images, la cinéaste Rose Lowder a accepté de tenter l’expérience d’un mode de diffusion inhabituel de ses Bouquets (1-10)[53]. Pour réaliser cette série, Rose Lowder a filmé le paysage dans un même site à des moments différents. Les plans ont été montés sans tenir compte de l’ordre chronologique de leur enregistrement, dans la caméra, au tournage, image par image, ce qui engendre un tressautement de l’image à la projection. Ce clignotement n’est toutefois pas l’enjeu des Bouquets maritimes ou végétaux composés par Rose Lowder[54] qui, au moyen de la succession saccadée des photogrammes, s’est attachée à tresser les images cueillies entre elles pour générer des tableaux quasi abstraits. Ces Bouquets d’une minute chacun furent diffusés sur une suite de dix petits écrans alignés et encastrés dans la cimaise noire à l’entrée de la « rue ». L’effet cadre, encourageant à l’analogie avec la peinture impressionniste, était cette fois assumé par la cinéaste[55]. Alors que la juxtaposition des écrans visait à restituer la vivacité du défilement des images durant la projection, la disposition dans l’espace évoquait la succession des photogrammes sur la pellicule et l’opération du montage image par image. D’un point de vue technique, d’après Rose Lowder, le tournage image par image souffre moins du transfert en numérique :

« Dans mon cas, je décide au cas par cas pour toute demande d’exposition de mes films 16 mm sous forme électronique. La série des Bouquets se présente le mieux car les images ont été réalisées image par image, ce qui procure une meilleure définition que celle des images tournées à des rythmes traditionnels. Mais l’exposition de cette façon représente l’équivalent des reproductions d’un tableau de Monet dans un catalogue ou livre sur l’art. Cela est très utile pédagogiquement[56]. »

Ainsi, si la cinéaste autorise parfois l’exposition des copies numériques de ses films sous forme d’installations, rien ne vaut la projection en 16 mm.

Loin de nous la volonté de cantonner l’expérience du film à la salle de cinéma, mais plutôt de montrer que, malgré la présence du cinéma expérimental dans les collections muséales et son indispensable prise en compte dans les rétrospectives historiques d’art moderne et contemporain, la présentation de certains films pose des questions inhérentes à leur déplacement, des salles obscures aux cimaises, ou encore, du projecteur argentique à l’écran plat ou au vidéo projecteur. Il s’agit maintenant de réfléchir à l’exposition de ces œuvres de sorte à en préserver les effets, et à rendre compte de leur fabrication de la manière la plus fidèle possible. À cette fin, les écrits de cinéastes – ou leurs témoignages lorsqu’ils sont encore en vie – demeurent les sources de référence les plus riches pour cerner des recherches très variées. Malgré les efforts fournis par les historiens et critiques du cinéma expérimental pour dégager des courants de pratiques, chaque cinéaste mène sa propre exploration du medium film. Travaillant comme des plasticiens (et parfois plasticiens eux-mêmes), les acteurs du cinéma expérimental s’écartent précisément du cinéma commercial par leur usage non standard de l’appareil cinématographique.

Remerciements chaleureux pour leur aide à Christophe Bichon (Light Cone), Cécile Dazord, Peter Kubelka et Rose Lowder. 

 

Notes

[1]  Stan Douglas, dialogue avec Christopher Eamon, dans Beyond Cinema: The Art of Projection. Films, videos and installations from 1963 to 2005, cat. exp., Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, 2006, p. 17 : « As an artist, I’ve taken to identifying my film works as “sculpture” to certain museums, just to avoid them deciding to transfer my films to DVD and projecting on some crappy LCD projector ».

[2] En France, c’est Pontus Hulten qui, en 1975, favorise l’intégration du cinéma expérimental aux activités du MNAM en demandant au cinéaste Peter Kubelka de constituer la collection du futur Centre Pompidou.

[3] Le mouvement des images, exp., Paris, Centre Georges Pompidou, 2006-2007.

[4] Sons & Lumières, une histoire du son dans l’art du XXe siècle, exp., Paris, Centre Georges Pompidou, 2004-2005.

[5] Nous n’insisterons d’ailleurs pas sur l’anachronisme entretenu par un tel choix.

[6] Exergue tiré d’un entretien avec P.-A. Michaud réalisé le 15 février 2007, retranscrit dans Chevalier F., Le mouvement des images, place du film, mémoire de recherche de 4e année sous la dir. de Cécile Dazord, École du Louvre, 2007, annexes, p. 44.

[7] Depuis Le mouvement des images, P.-A. Michaud a notamment monté l’exposition Hans Richter. La traversée du siècle, en collaboration avec Timothy O. Benson (directeur du Rifkind Center, LACMA, Los Angeles) au Centre Pompidou – Metz (2013-2014).

[8] Voir : Chevalier F., Le mouvement des images, place du film, mémoire de recherche de 4e année sous la dir. de Cécile Dazord, École du Louvre, 2007, annexes, p. 44.

[9] On tire ensuite des copies à partir du négatif, destinées à la projection.

[10] L’accrochage était d’ailleurs divisé en quatre secteurs thématiques : Défilement, Montage, Projection et Récit.

[11] Rodney Graham, Rheinmetall/Victoria 8, 2003, installation cinématographique, 35 mm, 10 min 50 (boucle), couleur, silencieux, projecteur 35 mm Cinemeccanica Victoria 8, boucleur, socle.

[12] Marijke Van Warmerdam, Skytypers, 1997, installation cinématographique, 16 mm, 6 min 25 (boucle), couleur, silencieux, table de projection en bois, projecteur.

[13] C’est ainsi que la longue allée centrale du MNAM a été baptisée  : « la rue ».

[14] Richard Serra, Hand Catching Lead, 1968, 16 mm, 3 min, n&b, silencieux. Précisons que ce film a été réalisé pour sa télédiffusion au sein d’un programme télévisé produit par Gerry Schum, IDENTIFICATIONS, retransmis le 30 novembre 1970 sur la SWF allemande.

[15] Bruce Nauman, Walking in an Exaggerated Manner around the Perimeter of a Square, 1968, 16 mm, 10 min 40, n&b, silencieux.

[16] Joseph Cornell, Gnir Rednow, 1955, 16 mm, 6 min 30, couleur, silencieux.

[17] Fernand Léger, Le Ballet mécanique, 1924, 35 mm, 14 min, n&b, muet.

[18] Len Lye, Rhythm, 1957, 16 mm, 1 min 09, n&b, son.

[19] Chuck Close, Bob, 1973, Super 8, 11 min, n&b, silencieux.

[20] Paul Sharits, Piece Mandala/End War, 1966, 16 mm, 5 min, couleur, silencieux.

[21] Marcel Duchamp, Anémic cinéma, 1925, 35 mm, 7 min, n&b, muet.

[22] Man Ray, Le Retour à la raison, 1923, 35 mm, 2 min, n&b, silencieux.

[23] Marcel Broodthaers, La Pluie (Projet pour un texte), 1969, 16 mm, 2 min, n&b, silencieux.

[24] László Moholy-Nagy, Jeu de lumière noir-blanc-gris, 1930, 35 mm, 7 min 30, n&b, silencieux.

[25] Matthias Müller, Home Stories, 1991, 16 mm, 6 min, couleur, son.

[26] Robert Breer, 70, 1970, 16 mm, 5 min, couleur, son.

[27] D’après les notes prises lors de l’intervention de P.-A. Michaud durant la table ronde sur Le Mouvement des images, lors de la journée d’étude Cinéma, art contemporain tenue le 9 décembre 2006 au Centre Pompidou, sous la dir. de Jacques Aumont et Philippe Dubois.

[28] Kubelka P., « La théorie du cinéma métrique », Lebrat C. (éd.), Peter Kubelka, Paris, Paris Expérimental, 1990, p. 61.

[29] Peter Kubelka, Arnulf Rainer, 1958-60, 35 mm, 6 min 30, n&b, son.

[30] Cette présentation du film Arnulf Rainer n’était pas inédite.

[31] Kubelka P., « La théorie du cinéma métrique », Lebrat C. (éd.), Peter Kubelka, Paris, Paris Expérimental, 1990, p. 80.

[32] Film as film: formal experiment in film (1910-1975), cat. exp., Londres, Hayward Gallery South Bank, 1979, p. 97.

[33] Sitney P. A., Le cinéma visionnaire. L’avant-garde américaine (1943-2000), Paris, Paris Expérimental, 2002, p. 329.

[34] Mekas J., « An Interview with P. Kubelka », Film Culture, n° 44, 1967, p. 46 : « I could watch it with my eyes closed, as the light rhythms pulsated on and through the eyelids ».

[35] Kubelka, P., « Entretien avec Peter Kubelka par Christian Lebrat »,  Lebrat C. (éd.), Peter Kubelka, Paris, Paris Expérimental, 1990, p. 56.

[36] Michaud P.-A., « Le mouvement des images », Le mouvement des images, cat. exp., Paris, Centre Georges Pompidou, 2006, p. 23.

[37] Nous l’avons déjà écrit : il n’y a pas d’obturateur dans un projecteur numérique.

[38] Sharits P., Entendre : Voir / Mots par page / Filmographie, Paris, Paris Expérimental, 2002 (1978), p. 21.

[39] Lebensztejn J.-C., « Entretien avec Paul Sharits (1983) », Lebensztejn J.-C., Brice Marden, Malcolm Morley, Paul Sharits : écrits sur l’art récent, Paris, Éd. Aldines, 1995, p. 172.

[40] Lettre de 1975 retranscrite dans Brenez N., McKane M. (dir.), Poétique de la couleur : anthologie, Paris, Auditorium du Louvre ; Aix-en-Provence, Institut de l’Image, 1995, p. 132.

[41] Paul Sharits, Ray Gun Virus, 1966, 16 mm, 14 min, couleur, son.

[42] Sharits P., « Notes on Films / 1966-1968 », Film Culture, n° 47, 1969, p. 14 : « Just as the “film’s consciousness” becomes infected, so also does the viewers’: the projector is an audio-visual pistol; the screen looks at the audience; the retina screen is a target. Goal: the temporary assassination of the viewer’s normative consciousness », à propos du film Ray Guns Virus.

[43] Sharits P., « À propos de la série Frozen Film Frames », Beauvais Y. (dir.), Paul Sharits, Dijon, Les presses du réel, 2008, p. 131.

[44] Tony Conrad, The Flicker, 1966, 16 mm, 30 min, n&b, son.

[45] Conrad T., « Tony Conrad on “The Flicker” », Film Culture, n° 41, 1966, p. 2 : « Technically, the range of perception of flicker or stroboscopic light is below a frequency of about 40 flashes per second (40 fps), above which the light is seen as continuous. Normal sound projection is at 24 fps. Below about 4 fps, the only real effect is of the light switching on and off. But in the range from 6 to 18 fps, more or less, strange things occur. The Flicker moves gradually from 24 fps to 4 fps […] The first notable effect is usually a whirling and shattered array of intangible and diffused color patterns, probably a retinal after-image type of effect. Vision extends into the peripheral areas and actual images may be “hallucinated”. Then a hypnotic state commences, and the images become more intense. Fixing the eyes on one point is helpful or necessary in eliciting the fullest effects. The brain itself is directly involved in all of this; it is not coincidental that one of the principal brain-wave frequencies, the so-called alpha-rhythm, lies in the 8 to 16 cycles per second range ».

[46] Mekas J., Ciné-journal : un nouveau cinéma américain (1959-1971), Paris, Paris Expérimental, 1992 (1972), p. 208-210.

[47] Stan Brakhage, Chartres Series, 1994, 16 mm, 9 min, couleur, silencieux.

[48] Brakhage S., Métaphores et visions, Paris, Centre Georges Pompidou, 1998 (1963), p. 19.

[49] Ibid., p. 21.

[50] Voir Chevalier F., Le mouvement des images, place du film, mémoire de recherche de 4e année sous la dir. de Cécile Dazord, École du Louvre, 2007, p. 63.

[51] Ibid, p. 51 : « Avoir une salle de cinéma dans un musée c’est parfait. Simplement, la salle a été supprimée, et on n’a plus de poste pour un projectionniste à demeure dans le musée. »

[52] Une petite salle obscure a depuis été reconstruite au sein des collections permanentes, accolée à l’espace « Nouveaux Médias ».

[53] Rose Lowder, Bouquets (1-10), 1994-95, 16 mm, 11 min, couleur, silencieux.

[54] Au sujet de la genèse de ses Bouquets 21, 22, 23 et 24, R. Lowder affirme n’avoir pas voulu se contenter d’ « obtenir simplement un motif décoratif clignotant ». Voir : Lowder R., « Le cinéma comme art plastique », Aumont J. (dir.), Le septième art : le cinéma parmi les arts, recueil de conférences tenues en 2001-2002 au collège d’Histoire de l’art cinématographique, Paris, Léo Scheer, 2003, p. 195.

[55] Ses Bouquets 1, 7 et 10 avaient d’ailleurs déjà été présentés en boucle sur un panneau digital monté pour l’exposition Impressionnisme et naissance du cinématographe (Lyon, Musée des beaux-arts, 2005).

[56] Lowder, R., courrier électronique du 13 mars 2015. Rose Lowder y expliquait que certains films perdent énormément à la numérisation : « Accepter cette situation dépend de quel film il s’agit. Le résultat en prenant mon film Roulement, rouerie, aubage [1978, 16 mm, 15 min, couleur/n&b, silencieux] est lamentable parce que l’image digitale est incapable de représenter les différents grades de gris ou les transitions entre le plus ou moins flou et la définition des aspects de ce qui a été filmé. Même chose pour Couleurs mécaniques [1979, 16 mm, 16 min, couleur, silencieux] où l’évolution des couleurs plus ou moins soutenues ne peut pas être correctement représentée sous forme digitale ».

 

Pour citer cet article : Fleur Chevalier, "Le film expérimental à l’épreuve des cimaises : étude de cas tirés de l’accrochage Le mouvement des images (Centre Pompidou, Paris, 2006-2007) et de l’exposition Dynamo (Grand Palais, Paris, 2013)", exPosition, 17 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/chevalier-film-experimental-mouvement-des-images-dynamo/%20. Consulté le 19 décembre 2025.

L’exposition des livres d’artistes, ou son impossibilité

par Jérôme Dupeyrat

 

— Jérôme Dupeyrat (www.jrmdprt.net) est historien de l’art. Ses activités incluent la critique, l’édition (Bat éditions / <o> future <o>), le commissariat d’exposition, la recherche et l’enseignement (en particulier à l’isdaT beaux-arts, où il est co-responsable du programme de recherche « LabBooks — écritures éditoriales »). À partir de recherches sur les livres d’artistes (Les livres d’artistes entre pratiques alternatives à l’exposition et pratiques d’exposition alternatives, thèse sous la dir. de Leszek Brogowski, Université Rennes 2, 2012), ses centres d’intérêt se sont étendus aux liens entre art et édition ainsi qu’à l’image considérée d’un point de vue intermédial et médialogique. —

 

Exposer des livres est un exercice dont l’issue est souvent décevante, aussi bien pour les spectateurs-lecteurs que pour les commissaires d’expositions, les auteurs, les éditeurs ou encore les graphistes.

Dans le cas des livres d’artistes, l’exposition est un mode de visibilité qui s’avère d’autant plus insatisfaisant qu’à bien des égards, il entre en contradiction avec les valeurs inhérentes à cette pratique éditoriale. Parce qu’il relève de l’art, le statut de ces publications incite pourtant à les exposer, comme en témoigne la programmation des diverses institutions artistiques dévolues à cette pratique[1], ou plus largement les nombreuses expositions qui lui ont été consacrées au cours des dernières décennies – et plus particulièrement ces dix à quinze dernières années – dans des musées, des galeries, des centres d’art, ou encore à l’occasion de salons d’édition[2].

Les livres d’artistes peuvent comporter aussi bien du texte que de l’image (photographie, dessin, etc.), dans les proportions les plus variées. On ne peut les caractériser formellement, mais seulement en fonction de l’articulation qu’il propose entre l’art et l’édition. Conçus par des artistes qui font du livre un mode de création et de diffusion approprié à leurs intentions artistiques, ils sont pleinement de l’art tout en résultant de moyens d’édition contemporains. Ils se distinguent ainsi des catalogues et des livres d’art, car ils ne sont pas à propos de l’art mais ont par eux-mêmes un statut artistique (certains peuvent sans difficulté être qualifié d’ « œuvre d’art », d’autres résultent de démarches pour lesquelles cette notion tend à être obsolète). De même, ils se distinguent des livres de bibliophilie rares et précieux (livres illustrés, livres de peintres, livres-objets), car ils ne cherchent pas à esthétiser le livre à l’aide de pratiques et de conventions issues de l’artisanat ou des beaux-arts, mais visent plutôt à déplacer dans le contexte artistique les stratégies de l’édition et la culture du livre.

L’essor de ces livres à partir des années 1960-1970 est à mettre en relation avec les courants, les formes et les procédures artistiques de l’époque, mais aussi avec une volonté de trouver des alternatives aux contextes institutionnels et marchands de l’art. Cette volonté résultait tout autant d’une nécessité que d’un parti-pris : une nécessité pour une génération d’artistes (ceux de Fluxus et de l’art conceptuel en particulier) qui ne disposaient que de peu de moyens de production et de diffusion dans un contexte où les institutions ne s’intéressaient pas encore à leurs démarches ; un parti-pris car ces mêmes institutions étaient les garantes de valeurs et de critères esthétiques, institutionnels et marchands que ces artistes remettaient en question, ce pourquoi il paraissait crucial d’élaborer des stratégies permettant de s’en émanciper et d’instituer l’art autrement.

Le livre d’artiste a été défini alors comme une possible alternative à l’exposition sous ses formes conventionnelles, en devenant lui-même un mode d’exposition imprimé pour l’art. C’est-à-dire que tout en étant autre chose qu’une exposition – si l’on désigne par là un certain type d’événement artistique –, le livre d’artiste accomplit néanmoins une fonction d’exposition pour l’art, de par sa capacité de monstration et son potentiel de diffusion.

C’est en cela qu’il y a un paradoxe dans le fait d’exposer des livres d’artistes. Mais si les expositions de ce type sont nombreuses, c’est que l’exposition présente néanmoins à l’égard du livre d’artiste divers intérêts. Elle est en particulier un instrument documentaire et critique permettant de produire de la connaissance autour de ce phénomène, de même qu’elle permet de le médiatiser auprès d’un public qui s’avère parfois plus large que le lectorat initial des livres d’artistes, en dépit de l’ambition démocratique qui porte souvent leurs auteurs vers l’édition[3].

Face à cette réalité ambivalente, je voudrais préciser dans ce texte ce que le livre d’artiste fait à l’exposition et ce que les choix d’exposition du livre d’artiste révèlent de cette pratique, à l’appui de mes recherches en histoire de l’art et en esthétique, mais également de ma propre expérience de commissaire d’exposition.

Le livre d’artiste comme alternative à l’exposition

Dans le contexte des années 1960 puis 1970, les livres d’artistes ont été partie prenante d’un programme esthétique de redéfinition de l’art et de remise en cause de ses critères d’appréciation. L’édition est apparue à de nombreux artistes comme une solution pertinente pour créer et diffuser leur travail en dehors des musées et des galeries, pour échapper à leurs contraintes institutionnelles et marchandes, et en définitive, pour produire des œuvres impliquant de nouvelles conceptions de l’art. Nombre d’artistes, de critiques et de théoriciens s’entendent à ce sujet, en particulier en construisant au sujet des éditions d’artistes un discours sous-tendu par la reconnaissance d’une dimension alternative aux formes exposées de l’art.

Dans un article intitulé « The Artist’s Book as an Alternative Space », la critique d’art américaine Kate Linker a parfaitement mis en évidence cet aspect en notant que « le rôle fondamental du livre comme espace alternatif fut définitivement établi en 1968, lorsque le marchand Seth Siegelaub commença à éditer ses artistes au lieu d’organiser des expositions[4] ». D’après Kate Linker, c’est donc notamment en déniant l’exposition comme modalité nécessaire de visibilité de l’art que les livres d’artistes s’inscriraient dans un territoire alternatif. Elle explique que « constitutivement [le livre] enveloppe à la fois l’exposition, la diffusion et la critique. En cela, le livre participe d’un scepticisme généralisé, en augmentation depuis la fin des années 1960, touchant les contraintes liées à la production même de l’œuvre ». Quelques lignes plus loin dans ce même article, la critique d’art précise que :

« […] la tendance est de supprimer l’éthique de la médiation, telle qu’elle s’incarne dans les musées sous la forme de filtres entre l’artiste et le public, dans les galeries sous la forme d’intermédiaires pour un marché restreint et hautement sélectif, et dans les revues, sous la forme d’arbitres et de miroirs des intérêts du monde de l’art [5] ».

Ainsi, le livre s’oppose-t-il à la galerie, modèle dominant du marché de l’art, car sa valeur financière est faible et qu’il offre un contexte de lecture privé qui est le contraire de l’espace d’exposition classique. Il se distingue aussi du système courant d’administration des arts, un livre pouvant être créé et diffusé en dehors des institutions traditionnelles et en marge des normes esthétiques qu’elles admettent.

Ce sont les mêmes idées qui sont affirmées par Martha Wilson, fondatrice de Frankline Furnace à New York, l’une des premières organisations à avoir constitué une collection de livres d’artistes, dans un texte de 1978 dont le titre est presque identique à celui de l’article de Kate Linker : « Artists Books as Alternative Space[6] ». Elle y explique que les livres d’artistes constituent un espace alternatif « distinct des livres conventionnels, et des œuvres d’art conventionnelles », en ce qu’ils sont « un canal de diffusion qui circonvient à l’exclusivité des galeries et de la communauté critique[7] ».

Aujourd’hui encore, nombre d’artistes qui utilisent l’édition le font avec cette volonté d’alternative aux formes de diffusion les plus habituelles de l’œuvre d’art. Éditer une œuvre sous la forme d’une publication plutôt que réaliser un objet pour l’exposer dans des lieux dévolus à l’art, c’est adopter une économie et des valeurs qui diffèrent de celles couramment attachées à ce domaine. Choisir le livre et l’édition peut alors résulter d’une intention critique et utopique tout en étant la solution la plus pragmatique pour donner corps et visibilité à des démarches artistiques qui supposent d’autres critères esthétiques que ceux hérités de l’art moderne (moderniste), dont les valeurs ont largement contribué à instaurer la pratique de l’exposition sous sa forme traditionnelle[8].

L’exposition, au sens où l’entendent aujourd’hui aussi bien les artistes et les professionnels de l’art que les spectateurs, implique à la fois une visibilité publique de l’art, un espace-temps spécifiquement dédié à la mise en œuvre de cette visibilité, et un agencement des artefacts exposés. Il s’agit d’un phénomène relativement récent, dont on trouve peu d’occurrences avant les Salons de peinture et de sculpture des XVIIIe et XIXe siècles – eux-mêmes étant bien différents des expositions dont nous sommes contemporains. Qui plus est, d’autres modes de visibilité de l’art ont émergé au XXe siècle : happening, performance, diffusion médiatique par l’imprimé, la télévision ou le web, etc. Ceux-ci assurent la fonction d’exposition nécessaire aux œuvres par d’autres moyens que les expositions au sens propre : ils s’en distinguent en effet de par leur économie de production et surtout de par les modalités de réception et de socialisation de l’art qu’ils engagent.

Ayant déjà développé dans une thèse doctorale ce point de vue et les clarifications qu’il convient d’y apporter, je me permets d’y renvoyer[9], tout en notant simplement ici la raison principale pouvant expliquer la difficulté qu’il y a à exposer des livres d’artistes : outre que le livre en général est un artefact compliqué à exposer, les livres d’artistes entendent pour une large part proposer un modèle de l’art où le dispositif de l’exposition, au sens usuel du terme, n’est pas nécessaire, et où il se trouve parfois même contesté ou dénié[10]. L’exemple le plus éloquent de ce phénomène est sans doute offert par Robert Barry : en 1969, à l’occasion d’une exposition personnelle à la galerie Art & Project à Amsterdam, celui-ci décida de ne rien y montrer mais réalisa son exposition, si l’on peut dire, dans l’espace modeste d’un bulletin de quatre pages imprimé pour l’occasion et faisant à la fois office de carton d’invitation et de publication d’artiste. Une seule phrase y était inscrite : « During the exhibition, the gallery will be closed[11] ».

Livres d’artistes exposés : des vitrines au salon de lecture

Que l’on me permette ici de me référer à ma propre expérience de commissaire d’exposition pour évoquer concrètement le « problème » de l’exposition du livre d’artiste.

Au cours des dernières années, mes recherches sur les livres d’artistes m’ont conduit à travailler régulièrement avec l’équipe de la médiathèque du musée des Abattoirs à Toulouse, qui possède une vaste collection de livres d’artistes : d’abord en tant que conseiller scientifique pour l’organisation d’une exposition intitulée 69, année conceptuelle[12], puis en tant que co-commissaire d’une exposition collective consacrée à des artistes dont le travail prend souvent la forme d’éditions, et enfin en tant qu’enseignant à l’institut supérieur des Arts de Toulouse, dans le cadre d’un atelier de recherche dédié aux pratiques éditoriales dans le champ de l’art.

La médiathèque des Abattoirs est un lieu où les livres d’artistes, bien qu’ils ne soient pas en libre accès, sont consultables très aisément. Il suffit d’en faire la demande, et de patienter quelques minutes pour pourvoir les consulter en salle de lecture, de la même manière que n’importe quel autre livre.

Lorsque l’équipe de la médiathèque[13] y organise des expositions de livres d’artistes pour valoriser et enrichir son fonds, ceux-ci sont mis en exergue en étant sortis des réserves et associés à d’autres livres. Mais étant le plus souvent immobilisés dans des vitrines pour prévenir le vol ou la dégradation des ouvrages, comme ce fut le cas pour 69, année conceptuelle, ils sont paradoxalement portés à la connaissance du public en même temps que celui-ci est privé de la possibilité de les consulter (Fig. 1).

Fig. 1 : 69, année conceptuelle, exp., Toulouse, Les Abattoirs – Frac Midi-Pyrénées, 2011 ; commissariat : Corinne Gaspari et Fabrice Raymond, avec les conseils scientifiques de Jérôme Dupeyrat © Sylvie Léonard
Fig. 1 : 69, année conceptuelle, exp., Toulouse, Les Abattoirs – Frac Midi-Pyrénées, 2011 ; commissariat : Corinne Gaspari et Fabrice Raymond, avec les conseils scientifiques de Jérôme Dupeyrat © Sylvie Léonard

Dans le cadre de l’exposition A kind of « huh ? »[14] organisée en 2012 (Fig. 2), nous avions obtenu que les livres d’artistes sélectionnées soient librement consultables sur une table de lecture où ils étaient rassemblés. Mais alors que les pratiques éditoriales des artistes réunis avaient joué un rôle central dans la conception de l’exposition, leur livre s’y retrouvaient quelque peu isolés, du moins trop fortement regroupés, et pouvaient tendre à passer au second plan à côté des autres œuvres montrées : ephemera présentés en vitrines, photographies et œuvres en deux dimensions, sculptures, installations.

Fig. 2 : A Kind of « Huh? », exp., Toulouse, Toulouse, Les Abattoirs – Frac Midi-Pyrénées, 2012-2013 ; commissariat : Jérôme Dupeyrat et Maïwenn Walter ©
Fig. 2 : A Kind of « Huh? », exp., Toulouse, Toulouse, Les Abattoirs – Frac Midi-Pyrénées, 2012-2013 ; commissariat : Jérôme Dupeyrat et Maïwenn Walter © J. Dupeyrat

En 2013, je constatais le même écueil dans l’exposition La quatrième classe[15], conçue à l’invitation de la galerie et librairie Florence Loewy à Paris. L’exposition ne réunissait pas seulement des livres d’artistes, mais un ensemble d’œuvres entretenant un lien manifeste à l’objet livre et à l’édition : des livres d’artistes donc, mais aussi des œuvres imprimées ou graphiques se référant à des livres spécifiques, des interventions ayant la bibliothèque ou la librairie comme site, et qui avaient en commun de donner corps à des réalités discrètes ou inframinces, dont l’existence procède d’une absence, et la substance d’une vacance.

Parmi ces œuvres, les livres d’artistes étaient présentés dans deux vitrines (Fig. 3 et 4). Tout en étant intégrés de façon perceptible, en tant qu’objets d’art, à l’agencement de l’ensemble des œuvres, ils perdaient toutefois de leur contenance en tant que livre, dans une exposition pourtant fondée sur un propos « livresque ».

Fig. 3 : La quatrième classe, exp., Paris, Galerie Florence Loewy, 2013 ; commissariat : Jérôme Dupeyrat, Florence Loewy… by artists © Aurélien Mole
Fig. 3 : La quatrième classe, exp., Paris, Galerie Florence Loewy… by artists, 2013 ; commissariat : Jérôme Dupeyrat © Aurélien Mole
Fig. 4 : La quatrième classe, exp., Paris, Galerie Florence Loewy, 2013 ; commissariat : Jérôme Dupeyrat, Florence Loewy… by artists © Aurélien Mole
Fig. 4 : La quatrième classe, exp., Paris, Galerie Florence Loewy…by artists, 2013 ; commissariat : Jérôme Dupeyrat © Aurélien Mole

En 2014 enfin, le Frac Haute-Normandie me proposa d’organiser une exposition – Bibliologie[16] – consacrée à son fonds de livres d’artistes (plusieurs centaines d’éditions, publiées essentiellement à partir des années 1980 et jusqu’à aujourd’hui). Pour des raisons patrimoniales compréhensibles, les livres furent là aussi présentés dans des vitrines (Fig. 5 et 6).

Fig. 5 : Bibliologie, Livres et éditions d'artistes dans la collection du Frac Haute-Normandie, exp., Sotteville-lès-Rouen, Frac Haute-Normandie, 2014 ; commissariat : Jérôme Dupeyrat © Marc Domage
Fig. 5 : Bibliologie, Livres et éditions d’artistes dans la collection du Frac Haute-Normandie, exp., Sotteville-lès-Rouen, Frac Haute-Normandie, 2014 ; commissariat : Jérôme Dupeyrat © Marc Domage
Fig. 6 : Bibliologie, Livres et éditions d'artistes dans la collection du Frac Haute-Normandie, exp., Sotteville-lès-Rouen, Frac Haute-Normandie, 2014 ; commissariat : Jérôme Dupeyrat © Marc Domage
Fig. 6 : Bibliologie, Livres et éditions d’artistes dans la collection du Frac Haute-Normandie, exp., Sotteville-lès-Rouen, Frac Haute-Normandie, 2014 ; commissariat : Jérôme Dupeyrat © Marc Domage

En dépit d’un projet conçu selon des critères bibliothéconomiques dans la mesure où la présentation des livres d’artistes obéissait à la classification décimale universelle en usage dans de nombreuses bibliothèques publiques, et tout en permettant de confronter ces livres à d’autres œuvres des artistes qui en étaient les auteurs (des photographies, des peintures, des dessins, des vidéos), l’exposition impliquait donc, à nouveau, une mise à distance de son objet principal. En écho à ce paradoxe, le groupe de recherche Édith, constitué d’enseignants et d’étudiants de l’école supérieure d’Art et Design Le Havre-Rouen (ESADHaR), proposait à mon invitation dans l’exposition une série d’essais vidéo réalisés à partir de certaines éditions exposées. Mais ces vidéos ne prétendaient nullement se substituer à la consultation des livres. Elles questionnaient simplement leur valeur d’usage et leur devenir images en situation d’exposition.

Françoise Lonardoni, alors responsable d’un vaste fonds de livres d’artistes constitué par la bibliothèque municipale de Lyon, faisait part en 2012 d’une expérience antérieure mais analogue :

« La première tentation lorsque l’on a la charge d’une collection de livres d’artistes conservés dans une réserve consiste à vouloir exposer le livre d’artiste en tant que forme. C’est ainsi que j’accueillis à la bibliothèque municipale de Lyon, en 2000, une exposition itinérante qui comprenait 600 livres d’artistes allemands : Die Bücher der Künstler. La densité de l’exposition et l’intérêt de son propos, son organisation rigoureuse en dix chapitres, la présence de livres doublons accessibles à tous, semblaient autant de garanties pour susciter l’intérêt du public. Mais au final, celui-ci s’est peu approprié l’exposition, sa présentation physique – un océan de vitrines, une profusion de livres – s’avérant décourageante. Cet épisode allemand révéla en tout cas que certaines formes artistiques résistent à l’exposition, et en tout premier lieu le livre d’artiste[17] ».

Pour Bibliologie, une librairie temporaire intégrée aux espaces d’exposition permettait de consulter certains des livres inclus dans l’exposition, et d’autres publiés par les mêmes éditeurs. Mais bien que prenant place dans l’espace du Frac Haute-Normandie, c’est d’une librairie qu’il s’agissait, et non d’un dispositif d’exposition. La présence de cette librairie permettait au contraire de mettre en tension d’une part le dispositif contraignant qu’est la vitrine, qui fait de chaque exemplaire d’un ouvrage un objet réifié, et d’autre part l’espace usuel du livre multiple et diffusable qu’est la librairie, ou hors d’un contexte commercial, la bibliothèque.

Il y a en fait en matière d’expositions de livres d’artistes deux scénarios principaux possibles. Dans l’un d’entre eux, les livres ne peuvent être consultés, par exemple parce que l’institution qui les possède a une mission patrimoniale, et c’est alors dans des vitrines, ou tout du moins à distance, qu’il faut les observer. Le plus souvent réduit à une couverture ou à une double page, l’ouvrage perd alors la dimension séquentielle inhérente au livre (au codex) et se transforme en image. Surtout, le livre ou l’édition, quelle qu’elle soit, perd sa valeur d’usage en étant soustrait à l’expérience de la lecture qui les caractérise habituellement. Si certains outils permettent de pallier à divers degrés cette double perte (usage, séquence), par exemple les diaporamas, les vidéos ou les fac-similés, l’exposition de livres non consultables met néanmoins toujours à distance l’expérience concrète des livres.

Dans le second scénario, lorsque les livres sont consultables, les vitrines cèdent leur place à d’autres dispositifs, en particulier la table de lecture et la bibliothèque, qui peuvent faire l’objet de parti pris plus ou moins réfléchis et affirmés en matière de design[18].

Indéniablement plus satisfaisante pour le spectateur-lecteur, cette situation, toutefois, n’est plus exactement celle de l’exposition, si l’on considère cette dernière comme un type particulier de manifestation de l’art, et pas seulement comme un événement ayant lieu dans un musée ou une galerie. Lorsque les livres sont consultables, l’exposition devient un cabinet ou un salon de lecture.
Deux exemples, parmi de nombreux autres, peuvent être mentionnés ici.

Fig. 7 : I.S.B.N. (livres d'artistes et après), exp., Montpellier, Galerie Aperto, 2008 ; commissariat : Éric Watier © Galerie Aperto
Fig. 7 : I.S.B.N. (livres d’artistes et après), exp., Montpellier, Galerie Aperto, 2008 ; commissariat : Éric Watier © Galerie Aperto

I.S.B.N.[19] fut organisé à la galerie Aperto par l’artiste Éric Watier en 2008. Cherchant à mettre l’accent sur le caractère « ordinaire[20] » des livres d’artistes, sur la façon dont ils intègrent la reproductibilité à leur projet esthétique, sur leur potentiel de diffusion et les modalités d’accès à l’art qu’ils permettent, tous les livres y étaient consultables, présentés couvertures face aux visiteurs sur une série d’étagères étroites (Fig. 7). Ce choix de présentation jouait avec certaines conventions de l’exposition, en montrant les livres comme des objets visuels, mais tout en permettant leur lecture et en désignant celle-ci comme étant bel et bien la forme adéquate et accomplie de leur réception.

Table d’hôtes[21] est un dispositif imaginé par les artistes Pierre-Olivier Arnaud et Stéphane Le Mercier, qui l’ont animé entre 2007 et 2010 :

« Un mobilier rudimentaire, une table et ses deux bancs en bois, propres aux Biergärten (les “jardins à bière” ou terrasses allemandes), constituent le point d’ancrage de ce rendez-vous nomade. Déplié le plus souvent dans un atelier mais également dans des centres d’art […] sur de courtes périodes (une semaine et plutôt en soirée), ce dispositif a mis en partage, durant un peu plus de trois années, différentes formes d’œuvres empruntant à la pratique du document, de l’archive ou de l’édition[22] ».

Table d’Hôtes, qui a par exemple accueilli les éditions d’artistes de documentation Céline Duval, Peter Piller, Yann Sérandour ou Éric Watier, « aménage au même titre qu’une exposition l’espace intermédiaire d’une sociabilité de l’art », mais selon d’autres modalités que celles qui ont une fonction paradigmatique ou dominante pour l’exposition d’art dans ses formes conventionnelles – que les artistes s’emploient certes, bien souvent, à déjouer. L’idéal d’une réception collective de l’art cède alors la place à une forme de perception plus individualisée, celle de la lecture, pratiquée seule ou en comité réduit – et donnant souvent lieu, dans ce cas, à des échanges avérés. De même le régime de visibilité de l’exposition se transforme-t-il dans cet espace discret qu’est la table de consultation, d’autant que Table d’hôtes fonctionnait selon un mode d’apparition interstitiel. Enfin, le caractère fortement situé, à la fois spatialement et temporellement, de l’exposition et plus encore de l’espace d’exposition, devient ici plus incertain, moins circonscrit, en dépit de la délimitation très claire du dispositif mobilier (Fig. 8 et 9).

Fig. 8 : Table d'hôtes. Archiv Peter Piller, exp., Lyon, 14-16 rue Terraille, juin 2007 ; commissariat : Pierre-Olivier Arnaud, Stéphane Le Mercier © Stéphane Le Mercier
Fig. 8 : Table d’hôtes. Archiv Peter Piller, exp., Lyon, 14-16 rue Terraille, juin 2007 ; commissariat : Pierre-Olivier Arnaud, Stéphane Le Mercier © Stéphane Le Mercier
Fig. 9 : Table d'hôtes. Documentation Céline Duval, exp., Lyon, 14-16 rue Terraille, novembre-décembre 2007 ; commissariat : Pierre-Olivier Arnaud, Stéphane Le Mercier © Stéphane le Mercier
Fig. 9 : Table d’hôtes. Documentation Céline Duval, exp., Lyon, 14-16 rue Terraille, novembre-décembre 2007 ; commissariat : Pierre-Olivier Arnaud, Stéphane Le Mercier © Stéphane le Mercier

Exposer des livres d’artistes semble donc produire nécessairement un manque ou une transformation, soit à l’endroit du livre, qui n’est plus lisible comme tel, soit à l’endroit de l’exposition, dont le langage et les moyens sont abandonnés au profit de modalités qui, bien qu’elles soient désormais couramment importées dans le champ de l’art, lui sont initialement étrangères (c’est là, notamment, leur intérêt).

Que le livre consultable induise la transformation de l’exposition en cabinet de lecture, ou bien que le livre exposé se soumette à une réception intermédiaire et souvent déceptive, les valeurs conventionnelles de l’exposition artistique se voient ainsi remises en question par la présence des livres.  Comme le souligne Françoise Lonardoni, ceux-ci semblent « résister[23] » à l’exposition.

Il importe toutefois d’insister sur le fait que les valeurs qui sont malmenées ici sont bien celles de l’exposition artistique, et non celles de la pratique et du média[24] qu’est l’exposition en général.

Ainsi serait-il intéressant de considérer, dans le cas des expositions-vitrines, que ce n’est pas tant des expositions de livres d’artistes que découvre le spectateur-lecteur, mais des expositions sur les livres d’artistes, c’est-à-dire des expositions qui visent d’abord à mettre en place un discours d’ordre documentaire et critique sur une pratique – par l’établissement de corpus, par des choix de mise en relation, par l’écriture d’un paratexte, etc. Dans une exposition ainsi comprise, le livre d’artiste mis à distance du spectateur perd son statut d’œuvre et devient un document se référant à lui-même, ou plus exactement à l’œuvre qu’il peut être dans un autre contexte. Cette dimension documentaire semble d’ailleurs définir la manière dont fonctionne de nombreuses expositions d’art contemporain, pas seulement celles consacrées aux livres d’artistes, mais aussi celles dédiées à la performance, à Fluxus, à l’art conceptuel, ou à de nombreuses pratiques récentes qui ne sont pas conçues pour l’espace-temps de l’exposition mais qui y trouvent un terrain possible d’enregistrement, de communication, de transmission ou de commentaire.

Si l’on voit de telles expositions dans l’optique d’expérimenter des œuvres d’art, elles produisent clairement l’impression d’un échec. Si on les voit dans une optique documentaire ou scientifique, au même titre d’une certaine façon qu’une exposition d’histoire, de sciences ou d’ethnologie, alors elles sont sans doute beaucoup plus compréhensibles et satisfaisantes. Un enjeu de l’exposition du livre d’artiste pourrait être de parvenir à induire cette lecture de la part du public.

L’exposition des livres d’artistes en tant que proposition artistique

Un autre cas de figure déplace les termes des deux scénarios précédents, lorsqu’il n’est plus simplement question d’expositions sur les livres d’artistes, mais de livres d’artistes dont l’exposition constitue en elle-même une nouvelle proposition artistique de la part de leurs auteurs.

Fig. 10 : Éric Watier, Ni fait, ni à faire. Un livre, un pli, exp., Montpellier, Frac Languedoc-Roussillon, 2008 © Éric Watier

Cette possibilité a été explorée de multiples façons par Éric Watier, notamment à l’occasion d’une exposition-résidence au Frac Languedoc-Roussillon en 2008[25]. Au cours d’une série d’accrochages renouvelés tout au long du projet, l’artiste présenta ainsi une édition intitulée Un livre, un pli, directement posée au sol, à la verticale, au milieu d’un vaste espace vide. Un livre, un pli est une œuvre-manifeste affirmant la forme élémentaire et minimale du livre : une feuille grise au recto et blanche au verso est pliée en deux de sorte à former un livret de quatre pages, dont la première de couverture porte l’inscription « un livre », et la seconde page intérieure « un pli » (Fig. 10). Radicalement modeste mais redoutablement efficace, la proposition de monstration de ce « pli » venait intensifier l’espace vacant du Frac, qui semblait s’ancrer autour de la petite édition, du fait d’une adéquation totale entre la simplicité de cette dernière et celle du dispositif d’exposition.

Pour le quatrième accrochage réalisé au cours de cette résidence, Éric Watier aligna les 160 plis de la série Choses vues en les collant directement aux murs de la galerie, à hauteur de regard, par leur quatrième de couverture. Chacune de ces éditions apparaissait ainsi comme un volume mural, dont l’un des pans faisait saillie perpendiculairement au mur, et dont l’autre s’offrait à la lecture (Fig. 11). Cet accrochage mettait en avant la dimension sculpturale des plis tout en se conformant à leur grande économie matérielle et formelle, et correspondait en cela aux Choses vues elles-mêmes : des objets ou des situations ordinaires, que leur inventaire sous forme de descriptions factuelles incite à considérer avec une attention renouvelée, telles des sculptures latentes, performées par le langage.

Fig. 11 : Éric Watier, Ni fait, ni à faire. Choses vues, exp., Montpellier, Frac Languedoc-Roussillon, 2008 © Éric Watier

À l’occasion de la même exposition, Éric Watier proposa également un accrochage mural de son BLOC[26], une édition réunissant dans une nouvelle maquette une grande part de sa production éditoriale, rassemblée en plusieurs centaines de pages simplement encollées par la tranche, et dissociables de ce fait comme celles d’un bloc-note, pour pouvoir être dispersées ou exposées à la demande (Fig. 12). « BLOC est à la fois un livre et une exposition », et c’est en cela qu’il échappe à l’écueil de l’exposition du livre : « Un livre parce qu’il est l’assemblage d’un assez grand nombre de feuilles. Une exposition parce que chaque feuille peut être détachée, dispersée, posée sur une table, placardée au mur, encadrée, etc.[27]». Mais ce que semble alors confirmer cette édition, et dans une moindre mesure les accrochages de ses plis par Éric Watier, c’est que pour s’exposer au sens propre, une œuvre éditée doit perdre sa matérialité et/ou son usage de livre, pour en trouver d’autres. L’intérêt des trois situations décrites précédemment tient ainsi au fait que la perte du livre y est largement compensée par la mise en place d’une nouvelle situation artistique. Ce que l’exposition du livre révèle ici, c’est la capacité de cet objet à devenir autre chose que lui-même, son potentiel à contenir – à tenir dans ses strictes limites – des situations et des configurations qui peuvent excéder son espace et sa temporalité, qui peuvent le suspendre ou mener à son éclatement en tant que livre. Le livre d’artiste peut donc s’exposer en tant qu’œuvre – et non en tant que document – à la condition paradoxale de devenir autre chose que ce qu’il est. Ou autrement dit : le livre d’artiste ne s’expose pas mais il est possible de faire exposition à partir du livre d’artiste, ou encore conjointement à celui-ci. Nous touchons là à un vaste corpus : celui des productions artistiques qui engagent des processus d’adaptation, de traduction ou de remédiation entre œuvres exposées et œuvres éditées ; celui des pratiques éditoriales qui s’articulent à des situations d’exposition avec lesquelles elles coexistent, dont elles résultent ou au contraire qu’elles initient et qui, tout en participant de modalités d’exposition au sens habituel du terme, en remettent pourtant en question certains fondements liés à leur fonction monstrative, commerciale, objectale, documentaire, etc.

Fig. 12 : Éric Watier, Ni fait ni à faire. BLOC, exp., Montpellier, Frac Languedoc-Roussillon, 2008 © Éric Watier

Ce vaste champ recouvre l’ensemble des relations conceptuelles entre le livre d’artiste et l’exposition, plutôt qu’il ne concerne l’exposition du livre d’artiste à proprement parler. Je me permettrais donc à nouveau de renvoyer à ma thèse et aux textes dans lesquels j’ai déjà développé ce sujet[28].

Par-delà les frustrations qu’elle peut susciter, c’est en fait en tant qu’expérimentation d’une résistance du livre aux modalités les plus habituelles de notre relation à l’art que la possibilité d’exposer les livres d’artistes s’avère intéressante. Si de prime abord l’on peut penser voir des livres dans de telles expositions, ou en manipuler dans ces salons de lecture parfois accueillis dans des espaces d’art, ce qui s’expose là véritablement, c’est d’abord cette résistance, cette dialectique tendue de deux pratiques, et ce faisant, de l’art et de ses marges.

 

Notes

[1] Pour ne s’en tenir qu’à la France, citons par exemple le centre national Édition art image (CNEAI) à Chatou (Yvelines), en ligne : www.cneai.com ; le centre des Livres d’artistes (CDLA) à Saint-Yrieix-la-Perche (Haute-Vienne), en ligne : www.cdla.info  ; le cabinet du Livre d’artiste à l’université Rennes 2, en ligne : www.incertain-sens.org (consultés en octobre 2015).

[2] Pour un aperçu du phénomène et un inventaire des ressources qui en attestent, voir notamment la section : « Exhibition Catalogues », Desjardin A., The Book on Books on Artists Books, Londres, Everyday Press, 2013 (2011), p. 11-74.

[3] Dupeyrat J., « “As cheap and accessible as comic books”. L’utopie démocratique du livre d’artiste », Δ⅄●, n° 3, 10/2012, p. 11-29, en ligne : http://f-u-t-u-r-e.org/r/12_Jerome-Dupeyrat_L-Utopie-democratique-du-livre-d-artiste_FR.md (consulté en octobre 2015).

[4] Linker K., « The Artists’ Book as an Alternative Space », Nouvelle revue d’esthétique, n° 2, 2008, p. 14. Précédemment publié dans : Studio International, vol. 195, n° 990, 1980, p. 75-79 [traduit par Jérôme Glicenstein].

[5] Ibid., p. 15.

[6] Wilson M., « Artists Book as Alternative Space », Artists Books/Bookworks, cat. exp. (États-Unis & Australie, 1978), en ligne : http://franklinfurnace.org/research/related/artists_books_as_alternative_space.php (consulté en octobre 2015).

[7] Ibid.

[8] Voir notamment : O’Doherty B., White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie (1976-1981), Zurich, JRP Ringier, 2008 (1976).

[9] Dupeyrat J., Les livres d’artistes entre pratiques alternatives à l’exposition et pratiques d’exposition alternatives, thèse de doctorat sous la dir. de Leszek Brogowski, Université Rennes 2, 2012, 1 vol.

[10] Poinsot J.-M., « Déni d’exposition », Quand l’œuvre a lieu. L’art exposé et ses récits autorisés, Dijon, Les presses du réel, 2008 (1999), p. 110-124.

[11] Art & Project Bulletin, n° 17 : « Robert Barry », 1969.

[12] 69, année conceptuelle, exp., Toulouse, Les Abattoirs – Frac Midi-Pyrénées, 2010-2011. Cette exposition consacrée aux publications des artistes conceptuels aux tournant des années 1960 et 1970 mettait plus particulièrement l’accent sur le travail de l’éditeur et marchant d’art Seth Siegelaub.

[13] L’équipe de la médiathèque du musée des Abattoirs à Toulouse est composée de Corinne Gaspari, sa responsable, et Fabrice Raymond, chargé du fonds des livres d’artistes.

[14] A Kind of « huh? », exp., Toulouse, Les Abattoirs – Frac Midi-Pyrénées, 2012-2013.

[15] La quatrième classe, exp., Paris, Galerie Florence Loewy, 2013.

[16] Bibliologie. Livres et éditions d’artistes dans la collection du Frac Haute-Normandie, exp., Sotteville-lès-Rouen, Frac Haute-Normandie, 2014.

[17] Lonardoni F., « Objets de vitrine et de curiosité », Mélois C. (dir.), Publier ]…[ exposer. Les pratiques éditoriales et la question de l’exposition, Nîmes, École supérieure des beaux-arts de Nîmes, 2012, p. 81.

[18] À ce sujet, voir : Cheetham C., Demay S. (dir.), Open Books, Londres, Hato Press, 2015.

[19] I.S.B.N. (livres d’artistes et après), exp., Montpellier, Galerie Aperto, 2008.

[20] Watier É., communiqué de l’exposition, en ligne : http://www.ericwatier.info/expositions/isbn/ (consulté en octobre 2015) : « Un objet d’aspect souvent ordinaire, mais exceptionnel dans l’exacte mesure où l’auteur ne dissocie pas la forme de son contenu et fait de chaque livre un objet artistique à la fois original et multiplié ».

[21] Table d’hôtes, exp., Lyon, 14-16 rue Terraille ; Villeurbanne, institut d’Art contemporain, 2007-2010, en ligne : http://table-d-hotes.blogspot.fr/ (consulté en octobre 2015).

[22] Meyssonnier F., « D’une puissante banalité », 04, n° 8, printemps 2011, p. 6 (ibid. pour la citation suivante).

[23] Lonardoni F., « Objets de vitrine et de curiosité », Mélois C. (dir.), Publier ]…[ exposer. Les pratiques éditoriales et la question de l’exposition, Nîmes, École supérieure des beaux-arts de Nîmes, 2012, p. 81.

[24] Davallon J., L’exposition à l’œuvre. Stratégies de communication et médiation symbolique, Paris, L’Harmattan, 1999 ; Davallon J., « Pourquoi considérer l’exposition comme un média », Médiamorphoses, 9, novembre 2003, p. 27-30.

[25] Ni fait ni à faire, exp., Montpellier, Frac Languedoc-Roussillon, 2008.

[26] Watier É., BLOC, Brest, Éd. Zédélé, 2006 (348 feuillets, 24 x 18 cm).

[27] Ibid., texte imprimé sur la jaquette de la publication.

[28] Dupeyrat J., Les livres d’artistes entre pratiques alternatives à l’exposition et pratiques d’exposition alternatives, thèse de doctorat sous la dir. de Leszek Brogowski, Université Rennes 2, 2012 ; voir également le site : www.jrmdprt.net.

 

Pour citer cet article : Jérôme Dupeyrat, "L’exposition des livres d’artistes, ou son impossibilité", exPosition, 10 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles/dupeyrat-exposition-livres-artistes-ou-son-impossibilite/%20. Consulté le 19 décembre 2025.

Exposer des moulages : le cas de l’exposition Angkor, la naissance d’un mythe (musée Guimet, Paris, 2013-2014)

par Delphine Miel

 

Delphine Miel est architecte DPLG et scénographe. Elle travaille principalement dans le domaine culturel, en France et à l’international. Elle a ainsi pu prendre part, au sein de différentes agences, à plusieurs projets de musées et de scénographies d’exposition, dont la rénovation du Musée d’Histoire de Marseille (avec le Studio Adeline Rispal), le concours pour l’extension du Musée d’Art Moderne de Sydney (avec Lordculture), ou encore la création de la National Art Gallery de Singapour (avec le Studio Milou). Elle a intégré très récemment l’agence d’architecture Philippe Prost et participe au projet d’aménagement des espaces d’exposition permanente et de la boutique de la Monnaie de Paris. Très attachée aux notions de contexte et de scénarisation des espaces, elle développe dans son travail une approche pluridisciplinaire et transversale, intervenant aussi bien en maîtrise d’œuvre qu’en assistance à maîtrise d’ouvrage. —

 

Le musée Guimet a présenté du 16 octobre 2013 au 27 janvier 2014 l’exposition Angkor, naissance d’un mythe. Élaborée à partir du travail de l’explorateur Louis Delaporte (1842-1925), qui fut directeur du musée indochinois du Trocadéro et contribua à faire connaître la civilisation khmère en France, cette manifestation fut surtout l’occasion de mettre en scène l’importante collection de moulages réalisés par Delaporte et ses équipes, au cours de leurs différentes expéditions, entre la fin des années 1870 et le début des années 1920. Issues de travaux passionnés et méticuleux d’observation, de compréhension et de recherche, ces pièces sont aussi pour la plupart les seuls éléments témoignant de vestiges aujourd’hui disparus ou du moins fortement altérés par l’humidité, la végétation grimpante ou les pillages successifs.

Louis Delaporte dirigea deux des missions réalisées entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, dans ce qui était alors l’Indochine, en 1873 puis en 1881-1882. Il en ramena – outre les moulages – une série de photos, croquis, relevés, ainsi que quelques pièces originales. En tout, plus de 250 pièces ont donc été exposées au musée Guimet, incluant également des prêts de différents musées, dont le musée national du Cambodge, à Phnom Penh, et le musée national d’Angkor, à Siem Reap.

Associant collections lapidaires et graphiques originales, moulages et agrandissements de dessins, l’exposition tendait à faire revivre l’atmosphère spectaculaire et « exotique » des expositions universelles et coloniales du temps de Delaporte (Fig. 1), par une scénographie mêlant restitutions et éléments de décors. Le visiteur pouvait ainsi à la fois appréhender l’histoire, l’architecture d’Angkor, et la façon dont l’Europe coloniale percevait ce site exceptionnel tout en contribuant à en faire un mythe.

Fig. 1 : présentation de sculptures khmères à l'exposition universelle de 1878 (d’après, DELAPORTE L., Voyage au Cambodge. L’architecture khmer, Paris, C. Delagrave, 1880, p. 245).
Fig. 1 : Présentation de sculptures khmères à l’exposition universelle de 1878 (d’après, DELAPORTE L., Voyage au Cambodge. L’architecture khmer, Paris, C. Delagrave, 1880, p. 245).

Au-delà du contenu de l’exposition et de son intérêt tant artistique que scientifique, il convient de s’interroger sur la pertinence des choix faits pour la mise en espace des collections et de ce mélange entre objets originaux et copies, sans réelle distinction pour le public non averti, hormis par une lecture attentive des cartels. Nous reviendrons donc ici sur la mise en scène et le parcours de visite proposés, en regard de la nature des pièces présentées et de l’évolution des dispositifs de médiation aujourd’hui disponibles pour raconter, faire revivre ou immerger.

Le parcours de visite

L’exposition est scindée en deux espaces : le premier occupe les salles d’exposition temporaire du musée, au rez-de-jardin ; le second investit partiellement la salle dite salle khmère, au rez-de-chaussée.

Au rez-de-jardin, après une présentation, sous forme d’introduction, de Louis Delaporte et de Henri Mouhot[1], premier découvreur d’Angkor, débute donc l’exposition proprement dite, avec le récit des missions archéologiques de 1873 et 1881-82. Dessins et gravures, photographies anciennes, livres, plans et cartes accompagnent les premiers moulages et quelques pièces lapidaires originales.

Ensuite les espaces se succèdent, cloisonnés par des cimaises figurant des portes, à l’image des galeries en enfilade des temples khmers : après le temps de la découverte est ainsi raconté celui du retour en Europe, avec les présentations réalisées au musée indochinois du Trocadéro et lors des expositions universelles et coloniales, entre 1878 et 1936. Évoquant les reconstitutions ou projets de reconstitutions à l’échelle 1 de l’époque, c’est donc cette partie de l’exposition qui présente l’essentiel de la collection de moulages. Complets ou partiels, parfois à vocation purement didactique, ils rendent compte de la richesse et de la qualité de détail de la sculpture khmère, dont les bas-reliefs sont de véritables livres d’images.

Puis les moulages tombent dans l’oubli. À la fermeture du musée indochinois en 1927, ils sont affectés au musée Guimet. Mais, quelque peu considérés comme des copies sans valeur, ils sont démantelés et entreposés dans des lieux divers pour être finalement stockés, en 1973, à l’abbaye de Saint-Riquier, dans la Somme, que le musée Guimet a investi comme réserve. L’exposition évoque alors brièvement le travail de restauration entrepris en 2012 pour sauver la collection de moulages, fortement endommagée par de mauvaises conditions de conservation dans l’abbaye, ainsi que par des déplacements successifs et sans précautions particulières dans les différentes salles de réserve.

La visite se poursuit par une dernière salle au rez-de-jardin, dédiée à l’apport du travail de Louis Delaporte sur l’étude de la culture et de l’architecture khmère, et s’achève par la salle khmère, au rez-de chaussée, dans laquelle sont présentées les pièces les plus impressionnantes de la collection, dont les moulages d’une des tours à visages du Bayon, sur le site d’Angkor Thom.

Moulages et pièces originales : l’écueil de l’homogénéité scénographique 

Nul ne conteste plus aujourd’hui l’importance et la qualité des pièces présentées, originales tant que moulages. Devenus les seules traces d’une architecture à présent disparue ou fortement altérée, certains moulages font d’ailleurs figure de quasi originaux.

Pourtant, c’est justement par cette ambiguïté entre pièces originales et copies que la scénographie échoue partiellement à transmettre l’émotion et la magie de la découverte, qui pourtant est un des sujets de l’exposition et un des fondements du « mythe » Angkor. Au-delà de l’image romantique de ruines perdues dans la jungle, de l’évocation d’une splendeur passée et d’une civilisation disparue, il y a en effet le destin de ces découvreurs, plus ou moins célèbres, dont Louis Delaporte est l’un des représentants.

Les moulages en eux-mêmes témoignent de la véritable passion de Delaporte pour la civilisation khmère et les vestiges qu’il fit connaître. Leur qualité traduit également le labeur qu’ils ont dû nécessiter. Les carnets de voyage présentés dans l’exposition nous aident en effet à imaginer les conditions dantesques dans lesquelles les pièces ont été réalisées : la chaleur et l’humidité de la forêt cambodgienne ; le transport, à l’aide d’éléphants, puis en bateau jusqu’à Saïgon[2], puis sur les océans, et enfin sur la Seine jusqu’à Paris…

Mais de cette histoire là, peu nous est raconté. Présentés comme des objets originaux (même typologie de cimaise, d’accrochage, de soclage, de cartels), on ne voit ni la structure, ni la matière des moulages. C’est seulement dans la section – très succincte – dédiée à leur restauration que le visiteur est pour la première fois confronté à un moulage endommagé et présenté de telle façon qu’il peut ainsi en mesurer l’ampleur, en percevoir les défauts, les reprises éventuelles, les gestes du travail manuel.

Dans les autres séquences de l’exposition, seule une lecture attentive des cartels permet de faire la distinction entre objets originaux et reproductions. L’on pourrait passer outre en considérant ces moulages comme des œuvres en elles-mêmes mais, paradoxalement, l’absence de mise en valeur de toute trace de fabrication, de défauts, bref, de tout ce qui en fait des objets incarnés et vivants, les banalisent et leur font perdre leur statut d’objet précieux, dont seuls les visiteurs spécialistes du sujet peuvent alors mesurer la valeur.

À cela s’ajoute le contexte spatial difficile dans lequel prend place l’exposition. La salle d’exposition temporaire, un espace incertain, en sous-sol du musée, ne bénéficie d’aucune vue ou éclairage naturel et offre une hauteur sous plafond relativement faible pour ce type de collections et pour des restitutions partielles ou totales. Par ailleurs le découpage en deux parties entre le rez-de-jardin et le rez-de-chaussée n’aide pas à la cohérence du propos : en entrant dans le hall du musée, le visiteur est naturellement attiré par la salle khmère, où s’achève l’exposition, tandis que l’accès à la salle d’exposition temporaire, où débute la visite, se fait par un escalier latéral, sans véritable mise en valeur ou signalétique spécifique.

Enfin, les périodes d’affluence trahissent d’évidents problèmes de flux et de gestion des accès, que le musée aura sans doute à régler dans les années à venir : en raison de l’exiguïté des espaces, les files d’attente sont longues et fastidieuses – à l’entrée du musée, puis à l’entrée de l’exposition proprement dite et enfin au cours de la visite, entre l’espace d’introduction et les premières salles du parcours.

L’exposition se situe donc dans une sorte d’entre-deux : d’un côté, une présentation ambiguë de moulages à la fois œuvres et objets désincarnés ; de l’autre, pour comprendre et saisir justement cette différence entre pièce originale et reproduction, un contenu très détaillé nécessitant une lecture attentive, mais rendue difficile du fait de l’exiguïté des espaces au regard du nombre de visiteurs. Les deux facettes ne dialoguant finalement qu’assez peu.

Et l’on ne peut que regretter que, oscillant entre décor ou reconstitution partielle et présentation très didactique, la mise en espace ne soit finalement ni dans le spectaculaire des expositions coloniales ou universelles, ni dans la mise en avant du travail humain. En choisissant cette dernière comme angle d’attaque, la scénographie aurait alors pu montrer davantage le processus de fabrication de ces moulages, ne serait-ce qu’en permettant au visiteur de les visualiser dans toute leur dimension, en face avant comme en face arrière ; et, ainsi, expliciter de façon plus affirmée le processus de relevé et de restitution, sans nécessairement tenter de « rejouer » les mises en scène des expositions universelles et coloniales. Les moulages ont aujourd’hui en effet changé de monde et de vocation : réalisés à une époque où il s’agissait d’affirmer le rayonnement de l’empire colonial français et sa richesse culturelle, ils ne participent plus de cette logique, mais témoignent en revanche d’un savoir-faire et d’une démarche scientifique.

Il nous semble donc qu’il aurait été juste de présenter ces moulages non comme un résultat, mais comme un processus, et ainsi de développer dans ce sens tant la médiation que la mise en espace. À ce titre, il aurait été intéressant notamment de pouvoir consulter les carnets de voyage et photographiques, par le biais d’outils multimédia ad hoc (livre virtuel, table tactile, etc.).

Prospectives

Cet exemple d’exposition au musée Guimet nous amène à nous poser la question suivante : à l’heure des images de synthèse, des photographies numériques, de la vidéo, d’internet et surtout de la possibilité élargie à un plus grand nombre de voyager, la présentation de moulages a-t-elle encore du sens ? Nous nous plaisons à croire que oui. L’histoire et le temps passé ont donné à de tels objets – instantanés en trois dimensions – une valeur à la fois scientifique et patrimoniale. Pour autant, il convient de s’interroger sur la nécessité de trouver la bonne articulation entre ces objets et les nouveaux supports de médiation et de présentation du réel, ainsi qu’avec les pièces originales.

Dans cette perspective, la scénographie doit servir à la mise en valeur de ces instantanés, mais sans les travestir : ne pas les cacher, ne pas les habiller, bien au contraire. Car c’est dans la limite entre vrai et faux que résident tout l’intérêt et la force de telles collections.

 

Notes

[1] Henri Mouhot (1826-1861), naturaliste et explorateur, découvrit le site d’Angkor au cours d’une expédition menée durant l’hiver 1859-60. Il mourut de la fièvre jaune le 1er novembre 1861 à Luang-Prabang, au Laos.

[2] Aujourd’hui Hô-Chi-Minh-Ville.
 

Pour citer cet article : Delphine Miel, "Exposer des moulages : le cas de l’exposition Angkor, la naissance d’un mythe (musée Guimet, Paris, 2013-2014)", exPosition, 10 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/miel-exposer-moulages-exposition-angkor-naissance-mythe-musee-guimet-2013-2014/%20. Consulté le 19 décembre 2025.

Clarté, sobriété et élégance : le pari architectural réussi de la scénographie du Printemps de la Renaissance (musée du Louvre, Paris, 2013-2014)

par Armelle Fémelat

 

— Armelle Fémelat est docteure en histoire de l’art moderne, chercheuse associée au centre d’Études supérieures de la Renaissance (CESR-Université François-Rabelais de Tours). Spécialiste du portrait équestre, elle a contribué au catalogue de l’exposition Le printemps de la Renaissance avec un article sur Donatello, inventeur du monument équestre public moderne. Elle poursuit ses recherches sur la problématique de la représentation animale, en particulier sur la question du portrait animal à l’époque moderne. —

 

L’ambition de l’exposition Le Printemps de la Renaissance, présentée au Louvre en 2013, était de taille : montrer « comment les sculpteurs florentins ont inventé la Renaissance », ce qui constitue un défi par rapport à l’imaginaire collectif « qui place plutôt la Renaissance du côté de la peinture » à en croire Marc Bormand, conservateur en chef du département des Sculptures du musée du Louvre[1]. Ce dernier fit le choix de le relever avec Beatrice Paolozzi Strozzi, directrice du museo nazionale del Bargello de Florence, co-commissaire de cette exposition qui se déclina au Palazzo Strozzi de Florence (La Primavera del Rinascimento. La scultura e le arti a Firenze 1400-1460, 23 mars – 18 août 2013), puis au Louvre (Le printemps de la Renaissance. La sculpture et les arts à Florence, 26 septembre 2013 – 6 janvier 2014). Si le catalogue d’œuvres était identique et le projet scientifique commun, ces deux expositions n’en eurent pas moins une esthétique propre, reflet des personnalités, des goûts et des conceptions des professionnels qui les pensèrent et réalisèrent. En particulier, chacune se distinguait par sa muséographie, fruit de la spécificité des lieux – le piano nobile du Palazzo Strozzi et le hall Napoléon du Louvre – et du travail des équipes dirigées par Beatrice Paolozzi Strozzi et l’architecte Luigi Cupellini[2] à Florence, par Marc Bormand et le duo d’architectes Anne Philipponnat et Michel Antonpietri[3] à Paris, offrant in fine des perceptions parfois assez différentes – et complémentaires – des œuvres.

À projet exceptionnel, muséographie exceptionnelle : en effet, l’exposition parisienne, qui sera l’unique objet de cet article, a su s’appuyer sur une scénographie, sobre et efficace, ainsi que sur un parcours, rythmé et séquencé, le tout servant à la fois le propos scientifique et l’expérience de visite du spectateur (Fig.1).

Affiche de l'exposition
Affiche de l’exposition © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Des chefs-d’œuvre rarement venus en France

La première grande qualité de cette exposition fut de donner à voir au public parisien quantité de chefs-d’œuvre rarement, voire jamais, venus en France. Parmi les plus remarquables figurent les bas-reliefs en bronze de Brunelleschi et Ghiberti du concours de 1401 pour la porte du baptistère de la cathédrale de Florence, la Maquette de la coupole de Brunelleschi (ca. 1420-1440), le Saint Matthieu de Ghiberti (1419-1422) et le Saint Louis de Toulouse de Donatello (1422-1425), les bas-reliefs donatelliens représentant Saint Georges et le dragon (ca. 1417), le Festin d’Hérode (ca. 1435) et La Madone Pazzi (ca. 1420-1425), le Buste de Niccolò da Uzzano attribué à Desiderio da Settignano (ca. 1450-1455) ou celui d’Antonio Chellini par Antonio Rossellino (1456). Habituellement dispersés au gré de leurs lieux de conservation respectifs, ils furent ainsi rassemblés le temps de l’événement, un rêve muséal que nul ne s’autorisait à croire réalisable.

L’exposition permit en outre la confrontation de sculptures de dimensions, de matériaux et de destinations très variables, allant de médailles, de pièces d’orfèvrerie et de petits objets de dévotion privées à des statues monumentales, parfois mises en parallèle avec des enluminures, des panneaux peints et même des fragments de fresque. Bienvenues, ces confrontations entre peintures et sculptures florentines permettaient de donner à voir et de démontrer visuellement le primat de la renaissance de la sculpture.

Un autre mérite de la sélection des œuvres tenait à leur nombre limité. Triés sur le volet, les 145 objets échappèrent ainsi à l’inévitable « effet zapping » induit par trop de sollicitations. Il semblait ainsi possible de se concentrer sur chacun des objets présentés, avec la satisfaction – malheureusement pas toujours autorisée dans les expositions et les musées – de pouvoir en faire le tour, au propre comme au figuré (Fig. 2).

Reliefs concours (1401) et maquette de la coupole
Fig 2 : Reliefs du concours (1401) et maquette de la coupole © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Une scénographie structurant le propos et mettant en valeur les œuvres

La deuxième grande réussite du Printemps de la Renaissance tint à sa scénographie : une véritable architecture qui eut le double avantage de structurer le propos et de mettre en valeur les objets exposés – et non d’en gâcher la lecture et l’appréciation comme cela arrive malheureusement trop souvent. Conçue par le duo d’architectes Anne Philipponnat et Michel Antonpietri rattachés au musée du Louvre, une telle scénographie s’inspirait aussi discrètement qu’efficacement de l’architecture florentine de la Renaissance. Évitant l’écueil de perdre les œuvres dans un décor artificiel, cette mise en contexte permit au contraire de mieux les comprendre. Les architectes souhaitaient qu’il n’y ait surtout « aucune ambiguïté, que le public n’ait pas à chercher la suite du parcours de manière à pouvoir être complètement absorbé et disponible pour les innombrables données à intégrer. En revanche, du coup, il fallait combattre une monotonie en trouvant des séquençages assez subtils[4] ». Ce raisonnement s’avéra pertinent et convaincant.

Construite à partir des formes géométriques simples à la base de l’architecture florentine de la première Renaissance, en particulier le double carré, le cercle dans le carré et le cube, cette scénographie évoquait la ville et l’architecture, de manière à « restituer au mieux les œuvres dans leur contexte[5] », comme l’appela de ses vœux le commissaire de l’exposition. Le but fut de « rester dans l’évocation par la mise en place de géométries très simples et de ne jamais être dans la restitution[6] », via « un langage très sobre, permettant de trouver des situations spatiales très différentes pour accompagner la spécificité des œuvres[7] » en évitant ennui et redite. De fait, Michel Antonpietri affirmait « ne pas avoir voulu être dans le pastiche, dans le décoratif, la théâtralisation, mais bien plutôt dans la suggestion de l’architecture, l’évocation de l’urbain et de Florence[8] ». Et ces évocations furent d’autant plus essentielles qu’elles participèrent du propos scientifique visant à établir le primat de la renaissance sculpturale. En se référant ainsi explicitement à l’architecture de la Renaissance florentine à laquelle la sculpture fut étroitement liée, la scénographie matérialisait l’idée selon laquelle la sculpture « a été la première à se faire l’interprète de la nouvelle civilisation », ce « rôle d’avant-garde de la Renaissance[9] » lui étant encore trop rarement reconnu. La présence concrète de l’architecture démontrait clairement la manière dont la renaissance de la sculpture advint dans le cœur sacré de la cité florentine, en particulier au Duomo – tant sa façade et ses contreforts que son campanile et les portes de son baptistère – puis à Orsanmichele.

Ce faisant, les scénographes réussirent à surmonter les contraintes architecturales inhérentes à l’espace Napoléon du Louvre, la grande difficulté tenant en particulier aux deux longues salles structurées par leur hauteur, facilement perçues comme de longs couloirs. L’aménagement de la longue section dédiée aux Madones, rendue attrayante en dépit d’un grand nombre d’œuvres relativement similaires, paraît emblématique de cette réussite scénographique. La solution fut de séparer les hauts-reliefs des bas-reliefs. Les hauts-reliefs furent présentés d’un côté, sur des socles harmonieusement assortis mais tous différents, et sous des cloches pour certains d’entre eux. Quant aux bas-reliefs, ils furent répartis de l’autre côté, à l’intérieur de deux séries de trois niches, à fond plat ou plus souvent arrondi, séparées par un long banc. Les scénographes réussirent ainsi à concevoir un parcours clair et cohérent, évitant les écueils de répétition et d’un certain systématisme tout en respectant les règles et principes préétablis de cohérence et de simplicité, doublés du souci de la déclinaison et du détail (Fig. 3).

Fig. 3 : Section Madones
Fig. 3 : Section dédiée aux Madones © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Le pari fut tout aussi réussi pour la seconde section en longueur, consacrée à la romanité. Le fait de positionner à son extrémité le Saint Matthieu de Ghiberti en œuvre d’appel s’avéra particulièrement pertinent. D’une manière générale, dans cette exposition, les œuvres de format monumental, c’est-à-dire outrepassant la grandeur nature, relativement nombreuses, jouèrent un rôle déterminant dans l’organisation de l’espace et le séquençage du parcours. Nécessairement positionnées dans les grandes hauteurs, elles contribuèrent à structurer et à dynamiser l’architecture tout en évoquant la cité de Florence par leur échelle monumentale. Cela étant, il fallut parfois également créer des subdivisions internes pour guider l’œil du spectateur par un système de perspectives et de points de focale intermédiaires qui, à l’image de l’ensemble du parcours, dessinait des trajectoires et des tableaux d’ensemble permettant de relier les œuvres entre elles. L’espace central fut ainsi ponctué de l’Autoportrait d’Alberti, de la Base d’autel provenant de la Santissima Annunziata et du Buste de San Rossore de Donatello et se referma sur les statues monumentales du Saint Louis de Toulouse et du Saint Matthieu. De nombreuses mises en binôme ou triangle d’œuvres furent ainsi ménagées tout au long du parcours au moyen de perspectives visuelles, à l’image du petit Reliquaire de la Sainte Ceinture et du Chapiteau de la chaire de la Sainte Ceinture provenant de la cathédrale de Prato, ou encore des Deux anges en adoration et de l’Epigraphie du monument funéraire Aragazzi de Michelozzo placés en vis-à-vis d’une reconstitution photographique dudit tombeau conçu pour Santa Maria de Montepulciano (Fig. 4).

Fig. 4 : Section romanitas
Fig. 4 : Section dédiée aux Romanitas © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Une autre contrainte architecturale et matérielle qui s’imposa finalement comme un élément structurant et constitutif du parcours muséographique résidait dans les normes de sécurité visant à la bonne conservation des œuvres. Pour imposer une indispensable distance de sécurité avec certaines pièces, les scénographes préférèrent le système du podium, renforcé par un code couleur, à celui des barrières. Ces podiums ou trottoirs de mise à distance, pour rester dans le langage architectural, contribuèrent à évoquer l’architecture et l’urbanisme de Florence. Comme d’autres éléments de la scénographie, ils permirent ainsi de matérialiser la place que prit la sculpture dans leur cœur de la cité florentine dans la première du XVsiècle. En outre, de tels trottoirs présentèrent les avantages combinés de créer « une mise à distance et en même temps une mise en scène qui unifiait le parcours », avec une incidence « par rapport à la signalétique ainsi que sur le plan de la lumière, dans la mesure où ils accentuaient l’illumination de l’espace[10] », tout en servant de support aux cartels des œuvres. Marc Bormand y vit « l’énorme avantage de pouvoir placer les cartels, écrits en gros caractères et de la sorte bien lisibles, à plat, ce qui permettait de résoudre la question de leur localisation[11] ». Les architectes parvinrent donc à « utiliser la contrainte forte qu’était cette nécessité de mettre à distance les œuvres, et de faire en sorte qu’elle participe au langage global de la géométrie. Utilisée comme une des composantes de la géométrie générale, cette contrainte s’est transformée en outil[12] », les podiums et les vitrines étant venues structurer le parcours.

Et de la même manière, les vitrines – uniques et construites spécialement pour chaque objet, à l’image de l’ensemble du mobilier muséographique – n’en possédèrent pas moins une dimension esthétique, en sus de leur incontournable et parfois irremplaçable rôle sécuritaire. Marc Bormand avoue avoir caressé le « rêve de voir les objets flotter dans l’espace », ce qui se matérialisa via d’importantes vitrines, à l’image de celle contenant la petite Vierge en ivoire dans la première section « qui flotta dans son énorme dans son énorme espace, ce qui lui donna à la fois légèreté et monumentalité[13] ». La difficulté pour les scénographes fut cependant de penser chaque vitrine « tout en arrivant à garder des séries, à ne pas multiplier les dispositifs et à garder une homogénéité[14] », toujours en vertu du principe de clarification de la lecture et dans l’objectif de « ne pas multiplier les langages architecturaux, pour faire qu’ils s’oublient. Que dans l’espace, on soit à chaque fois dans un événement, mais dans la déclinaison, dans les typologies de mobilier[15] ».

Pour résumer, voici les principes qui guidèrent cette scénographie et en assurèrent la réussite : luminosité, clarté, fluidité et sobriété, quatre notions définies au départ par Marc Bormand, qui servirent de références tout au long du projet. Selon lui, « la clarté et la sobriété étaient très importantes pour bien percevoir les œuvres et pour leur donner, peut-être, une valeur plus moderne[16] ».

Un parcours rythmé, séquencé et ponctué de surprises

La troisième qualité de la scénographie de cette exposition découlait de la seconde : le parcours rythmé et séquencé, produit d’une scénographie performante jusque dans ses codes couleurs, signalétiques et graphiques. Découpé en dix sections thématiques, le parcours était spatialement structuré en fonction de quatre grands temps forts : l’arrivée, les salles d’entrée et de sortie ainsi qu’une rupture à mi-parcours.

Comme précédemment évoqué, l’une des manières de structurer l’espace et la scénographie fut de placer des sculptures monumentales à des endroits stratégiques. Ces œuvres d’appel s’imposèrent très efficacement dès l’entrée de l’exposition, où trôna le célèbre protomé équin antique, également visible aux visiteurs du musée, d’en haut grâce à la rotonde. Le commissaire Marc Bormand s’en félicita, à juste titre, saluant « ce point de vue perspective depuis l’entrée scénographique, construit, extrêmement fort et qui permettait en même temps dès l’entrée de donner le propos de l’exposition, avec la mise en parallèle du Protomé Carafa Renaissance et de la tête grecque du IVe siècle[17] ».

Mais le séquençage et le rythme du parcours résultèrent aussi des couleurs et des matériaux des murs et du sol, de l’éclairage et de la sonorisation. La singularité des espaces d’entrée et de sortie de l’exposition, traités de façon similaire, et fort différente des autres salles du parcours, était particulièrement marquante. La première et la dernière salle étaient en effet à la fois totalement blanches et refermées sur elles-mêmes. Outre la couleur et la lumière, tout un travail fut mis en œuvre de manière à étouffer les sonorités, à absorber les sons, offrant du même coup au spectateur une perception spatiale unique. Ces espaces matérialisaient ainsi un véritable passage – initiatique ? – entre l’espace interne de l’exposition et l’extérieur, un passage mental et sensoriel exprimé par la couleur blanche.

Dans les autres salles, le blanc alternait avec le gris, les deux couleurs de l’architecture florentine du Quattrocento, s’alliant à la fois au marbre et au bronze. La présence du gris permit en outre d’évoquer « l’idée architecturale de l’intérieur-extérieur » via « une sorte d’extérieur à fond perdu sur lesquelles ressortaient des architectures blanches. Les surfaces grises matérialisaient le fond de la boîte existante à l’intérieur desquelles les constructions blanches se structuraient[18] ». (Fig. 5).

Fig. 5 : Salle d'entrée
Fig. 5 : Vue de la salle d’entrée © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Autre zone traitée de manière spécifique : la cassure agencée à mi-parcours dans l’espace ménagé à l’arrière de l’entrée. Ouvert sur les lumières et les rumeurs de l’espace situé sous la pyramide inversée, ce passage fut conçu comme une sorte de respiration, destinée à soutenir l’attention du public, ce à quoi s’ajoutait un effet de surprise ménagé par deux têtes de cheval « tellement saisissantes que les gens étaient pris par la contemplation de ces œuvres[19] ». Et ce d’autant plus qu’ils découvraient ensuite, dans la salle suivante, une reconstitution du Gattamelata de Donatello, rendant l’expérience de cette dernière découverte encore plus intéressante pour Michel Antonpietri, convaincu des ressorts vertueux de l’inattendu en matière de scénographie (Fig. 6).

Fig. 6 : Vue depuis la rotonde
Fig. 6 : Vue depuis la rotonde © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Manifeste, cette volonté de créativité et d’effet de surprise assumée par les scénographes se jouait à tous les niveaux, y compris dans le choix de l’emplacement des panneaux de section. La volonté d’échapper à tout systématisme dans ce domaine ne fut cependant pas une réussite totale, certains passages entre deux sections paraissant confus. Un certain temps était parfois nécessaire pour trouver les titres et les textes d’introduction des sections III, IV, VI, faute de structure architecturale claire et de reprise du même système d’un espace à l’autre.

L’inattendu avait donc été pensé par les architectures comme un acteur à même de dynamiser le parcours. Il paraît rassurant de savoir que les concepteurs de l’exposition ont compté sur la sensibilité et l’intelligence du public, qu’ils lui reconnaissaient a priori. Par ailleurs, ils veillèrent également à son confort, en ne négligeant ni son éventuelle fatigue physique ni la lassitude qu’ils essayèrent de contrer au mieux. Ainsi, des moments de repos et de méditation furent conçus. Des zones de transition furent disséminées ça et là, parfois à l’intérieur des espaces d’exposition, parfois en périphérie, ponctuées de longs bancs.

Une autre manière de soutenir l’attention et d’éviter la monotonie fut de varier la hauteur d’accrochage des œuvres. Là encore, aucun systématisme ne fut adopté mais un principe de départ, tempéré par des ajustements et des exceptions, au cas par cas. Plusieurs objets furent ainsi volontairement exposés en hauteur par rapport à l’œil du spectateur. Parfois pour évoquer la hauteur d’exposition originelle, de certaines statues monumentales d’extérieur notamment, comme celles de la série de Piero di Giovanni Tedesco provenant du deuxième niveau de la façade de la cathédrale de Florence, ou d’Abraham et Isaac de Donatello et Nanni di Bartolo conçus pour la façade du campanile de la même cathédrale ; d’autres fois pour créer un effet, telle la Maquette de la coupole qui dominait « comme une silhouette emblématique » sans nuire à sa lisibilité. En réalité, cette hauteur fut d’abord le résultat des tractations autour des conditions de prêt et d’exposition de cette œuvre symbolique et rarement prêtée. Une nouvelle fois, la contrainte de départ se transforma en avantage scénographique (Fig. 7).

Fig. 7 : Maquette de la coupole de Brunelleschi
Fig. 7 : Maquette de la coupole de Brunelleschi © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Le relief de Saint Georges délivrant la princesse de Donatello d’Orsanmichele fut, quant à lui, volontairement exposé un mètre plus bas que dans sa configuration d’origine. La lisibilité et la possibilité offerte au public de pouvoir contempler ce bas-relief en détail, dans des conditions optimales, tant d’éclairage que de hauteur, primèrent donc sur la volonté de restituer l’œuvre dans ses conditions originelles d’exposition, notamment de perspective. Marc Bormand revendiqua « le parti de le présenter à une hauteur où l’on puisse facilement voir le fond[20] ». Même choix pour les Saint Matthieu et Saint Louis de Toulouse monumentaux, exposés 80 cm ou un mètre plus bas que leur hauteur d’origine, de manière à ce que les spectateurs puissent voir leur visage. Détail et lisibilité versus perspective, tels sont les données de « cet équilibre toujours fragile entre le respect du positionnement d’origine de l’œuvre et le fait qu’on est dans une exposition, dans un musée, avec une nécessaire visibilité de l’œuvre[21] ». Les choix et la politique d’accrochage varièrent donc d’une œuvre à l’autre, sans que le spectateur n’en fut conscient ni averti, ce qui est monnaie courante. Aurait-on intérêt à informer d’emblée les spectateurs de tels enjeux de muséographie et de scénographie ? Le public est-il en demande de ce type d’informations ? N’a-t-il déjà pas assez – trop parfois – à lire, sans que cela n’empiète sur la contemplation des œuvres ?

D’autres surprises encore furent suscitées par des dispositifs signalétiques originaux, en particulier des photographies tramées en grisaille qui permirent d’évoquer quelques œuvres monumentales fondamentales pour le propos mais qu’il n’était pas possible de présenter dans l’exposition. Utilisé avec parcimonie – pour éviter de le dévoyer –, ce procédé fut répété à trois reprises : pour la Reconstitution du tombeau Agarazzi par Michelozzo, puis la Statue équestre du Gattamelata par Donatello sur la place du Santo à Padoue, et enfin le Tabernacle d’Antonio Rossellino à l’hôpital de Santa Maria Nuova (Fig. 8).

Fig. 8 : Gattamelata. Sections Condotierres
Fig. 8 : Gattamelata dans la section dédiée aux  Condottières © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

De ce point de vue, les choix muséographiques de l’équipe du Louvre furent très différents de ceux opérés en Italie, où la scénographie était davantage théâtralisée, notamment par la lumière, et par la présence de copies d’œuvres moulées, notamment le tabernacle qui accueillait à l’origine l’œuvre de Rossellino (Fig. 9 et 10).

fig. 9 : Moulage tabernacle Rosselino, Florence
Fig. 9 : Moulage du Tabernacle de Rossellino, exposition de Florence © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin
Fig 10 : Photographie Tramée tabernacle Rosselino, Paris
Fig 10 : Photographie tramée du Tabernacle de Rossellino, exposition de Paris © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Aussi didactique qu’esthétique, ce dispositif signalétique a été conçu par Frédéric Poincelet, un des graphistes du musée du Louvre, également en charge de la typographie. Pour l’exposition, il créa une typographie spécifique inspirée des inscriptions de la Renaissance. Notamment pour le titrage des sections, inscrites sur un fond d’argent vieilli, dont les lettres interprétaient celles « à l’antique » des débuts de la Renaissance, inspirées par l’épigraphie romaine. Si cette création typographique fut mûrement réfléchie, sur des critères d’esthétique et de sens, et mise en abyme au regard des diverses inscriptions présentes sur les œuvres exposées, à commencer par le fragment d’Inscription du tombeau Aragazzi, elle n’était pas entièrement convaincante. Certains titres de sections se sont avérés difficilement lisibles, tant du fait de la mauvaise visibilité due aux couleurs et à l’éclairage que de la présence de petits points entre chaque lettre (Fig. 11).

Fig. 11 : Section
Fig. 11 : Vue d’ensemble de l’exposition et texte d’introduction © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Il n’en demeure pas moins que le pari ambitieux de cette scénographie, pensée et construite comme une véritable « architecture d’exposition » participe de la réussite du Printemps de la Renaissance au Louvre, dont le dessein était de combiner exigence, rigueur scientifique et accessibilité. Aux antipodes des expositions spectacles à la scénographie théâtralisante de Robert Carsen[22] – expression d’un goût et d’un courant actuellement très en vogue –, l’architecture sobre du Printemps de la Renaissance n’en fut que plus efficace. En réponse au vœu pieux récemment formulé par Christophe Averty que la mise en scène d’une exposition « ménag[e] des surprises, évitant l’écueil du sensationnel » et que « les croisements ou rapprochements proposés suggèr[ent] des pistes de réflexion sans asséner de théorie ni de vérité historique contestable[23] », la simplicité, la rigueur et la beauté de la scénographie firent sens. On ne peut que saluer après Marc Bormand « un travail de scénographie formidable[24] » ayant réussi à la fois à mettre en valeur les œuvres, à donner forme au propos scientifique et à rendre l’expérience de visite très satisfaisante.

 

Notes

[1] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[2] Pour une présentation de la scénographie de l’exposition florentine au Palazzo Strozzi, voir : http://www.palazzostrozzi.org/mostre/la-primavera-del-rinascimento (consulté en janvier 2014).

[3] Architectes travaillant au sein de la direction Architecture, Muséographie, Technique du musée du Louvre.

[4] Antonpietri M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[5] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[6] Philipponnat A., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[7] Antonpietri M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[8] Ibid.

[9] Bormand M., Paolozzi Strozzi B., « À propos d’un primat », Le Printemps de la Renaissance. La sculpture et les arts à Florence (1400-1460), cat. exp., Paris, Musée du Louvre, 2013, p. 20.

[10] Antonpietri M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[11] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[12] Philipponnat A., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[13] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[14] Antonpietri M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[15] Philipponnat A., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[16] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[17] Ibid.

[18] Antonpietri M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[19] Ibid.

[20] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[21] Ibid.

[22] Fémelat A., « Les expositions-spectacles de Robert Carsen et la scénographie en question », Penser l’exposition, points de vue pragmatiques, journée d’études interdisciplinaire, Université Paul-Valéry de Montpellier, 15 février 2013.

[23] Averty C., « Expositions. Les tableaux, voies de l’émotion et du plaisir », Le Monde, vendredi 4 octobre 2013, en ligne : http://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2013/10/03/les-tableaux-voies-de-l-emotion-et-du-plaisir_3489021_3208.html (consulté en janvier 2014).

[24] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

 

Pour citer cet article : Armelle Fémelat, "Clarté, sobriété et élégance : le pari architectural réussi de la scénographie du Printemps de la Renaissance (musée du Louvre, Paris, 2013-2014)", exPosition, 9 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/femelat-scenographie-printemps-renaissance-musee-louvre-2013-2014/%20. Consulté le 19 décembre 2025.

Un espace d’exposition figé : le cas du musée lapidaire de Carcassonne*

par Sylvain Demarthe

 

Sylvain Demarthe est docteur en histoire de l’art médiéval, chercheur associé de l’UMR ARTeHIS – Université de Bourgogne (Dijon). Ses travaux portent notamment sur l’architecture et le décor sculpté des édifices religieux au début du XIIIe siècle (transition entre les âges romans et l’architecture gothique). Dans ce cadre, il étudie également la sphère cistercienne et s’intéresse au dépôt lapidaire de l’abbaye de Cîteaux (Côte-d’Or). Il est rédacteur en chef de la revue exPosition.

 

Le château comtal de Carcassonne est érigé au cœur de la cité par les vicomtes Trencavel, dès le début du XIIsiècle[1]. Aujourd’hui Monument national[2], il abrite un important musée lapidaire qui, créé en 1920, profite des fonds du musée des beaux-arts, eux-mêmes progressivement constitués grâce à la société des Arts et Sciences depuis 1836[3]. Réaménagé à partir de 1958 par son conservateur Pierre Embry (1886-1959), il est inauguré en 1961[4] et, organisé autour de sept salles[5], forme un aperçu condensé de l’intérêt essentiellement porté au patrimoine médiéval, carcassonnais et plus largement audois, depuis la première moitié du XIXsiècle[6]. Accessible à la suite d’un long parcours de promenade sur les remparts, cet espace, aux collections pourtant notables, semble toutefois avoir été figé dans le temps, où apparaît une certaine sclérose muséographique liée à nombre d’anomalies et d’incohérences.

L’espace muséal ou l’art de brouiller les pistes

Dans un premier temps, le musée de Carcassonne se déploie, comme beaucoup d’autres, dans un ancien bâtiment et est, de fait, soumis à des contraintes d’ordre spatial. La succession des différentes salles laisse, en effet, apparaître de grandes différences de volume, créant ainsi une impression de dilatation et de rétrécissement, également liée au nombre d’œuvres exposées et à la qualité de la lumière. Au début de la visite, la salle Pierre-Embry se présente comme un vaste espace, presque vide et par-là déconcertant, dont la salle antique ou celles du donjon et du passage constituent les contre-pendants étroits et confinés.

À cela s’ajoutent parallèlement de nombreux défauts d’éclairage, empêchant toute appréciation correcte des pièces montrées. Si la configuration structurelle des lieux est sans doute difficilement modifiable, au sein de laquelle les salles sont très profondes et plafonnées, il semble cependant qu’un effort pourrait être précisément porté sur la diffusion de la lumière. Celle-ci, surtout naturelle, ne filtre pas suffisamment à travers la plupart des grandes baies de la façade sur cour, dont le verre des vitres « rustique », de couleur jaune et contenant des bulles, se veut être une évocation faussement médiévale. Cette opacité favorise donc une ambiance plutôt tamisée – exceptée dans la salle romane – que les quelques spots, installés çà et là, ne parviennent malheureusement pas à corriger.

Enfin, un manque flagrant de logique surgit dans l’organisation même du parcours de visite, qui en affadit considérablement le sens et la portée. D’une part, la dénomination de certaines salles, rappelant la classification de périodes historiques et artistiques, n’est pas toujours en rapport avec leur contenu, s’avère trop restrictive à un endroit précis du musée ou bien énonce de façon erronée un environnement architectural inexistant. Ainsi, la salle romane conserve quelques éléments du haut Moyen Âge, entre autres un sarcophage mérovingien provenant de Floure[7], commune située à une dizaine de kilomètres au sud-est de Carcassonne. La salle gothique serait par ailleurs censée abriter les œuvres produites à partir du XIIIsiècle jusqu’au début de la Renaissance, alors que ces dernières la débordent largement. Quant à la camera rotunda, autre nom de la salle du donjon, celle-ci, rectangulaire, n’a évidemment rien d’un plan centré[8]. Il faut ici noter que ces noms semblent avoir été modifiés, peut-être à une époque relativement récente[9]. En effet, l’inventaire de Pierre-Marie Auzas rend compte, en 1973, d’une tout autre réalité, tantôt axée sur une période, tantôt sur la mise en exergue d’un élément distinctif, notamment une œuvre ou une fonction. Si l’on considère le cheminement actuel, la grande salle Pierre-Embry y est par exemple scindée en deux, entre celle « d’expositions »[10] et celle « de la vitrine ». Elle est suivie par les salles « de l’arcature », « du gisant », « du donjon », « de la fontaine » et « gallo-romaine ». D’autre part, on l’aura déjà pressenti, le sens de la visite est contraire à la chronologie, débutant par la fin du Moyen Âge, s’achevant par l’Antiquité tardive ; là encore, il diffère de celui décrit par Auzas. L’idée pourrait ici paraître originale, mais ne se justifie guère sauf, de toute évidence, par des raisons pratiques, l’itinéraire ainsi tracé terminant par l’accès à la librairie. Dans ce contexte général un peu désordonné, si la répartition des œuvres dans la salle romane prête d’emblée à confusion, le déploiement des pièces gothiques n’est pas plus clair qui, depuis le début du parcours, n’a de cesse d’entretenir les allées et venues entre le XIIIe et le XVIsiècle.

Une collection délaissée 

Il est tout d’abord utile de rappeler que la collection lapidaire est ici de grande qualité et globalement en bon état de conservation. On peut toutefois déplorer le manque visible d’attention porté à certaines pièces majeures, comme le sarcophage dit « paléochrétien » daté du Ve siècle et exposé dans la salle antique[11]. Ce dernier, sculpté de scènes bibliques sur deux registres, entourant les figures des défunts dans une conque sous la forme d’une imago clipeata, est malheureusement très sali par les contacts répétés de la part des visiteurs (Fig. 1). Cela renvoie d’ailleurs à une mise en danger constante des pièces montrées, dont la vulnérabilité est, en l’absence de gardien dans les salles, renforcée par la quasi inexistence d’installations de dissuasion, voire de protection, à leurs abords.

Fig 1 : Sarcophage paléochrétien (Ve siècle – salle antique)
Fig 1 : Sarcophage paléochrétien (Ve siècle – salle antique)

Dans un second temps, la présentation même des œuvres souffre d’une grande vétusté qui, il faut ici l’admettre, est liée à une contrainte majeure qu’il semble difficile de contourner, sans entreprendre de coûteux travaux. En effet, beaucoup d’entre elles, des éléments de corniches, des consoles, des chapiteaux ou des reliefs sculptés, souvent en hauteur et rappelant leur position in situ sur tel ou tel édifice, sont soit encastrés dans les murs, soit retenus par d’importants éléments métalliques. Dans la salle des arcades, c’est le cas de la frise végétale soutenue par huit corbeaux à têtes humaines[12], ainsi que des chapiteaux à feuillage[13], deux ensembles datés du XIVsiècle et provenant de la cathédrale Saint-Nazaire. Parallèlement, bon nombre d’éléments sont ici posés à même le sol, comme entre autres un oculus trilobé[14] (Fig. 2), rappelant davantage la notion de dépôt lapidaire plutôt que celle de musée. Dans ce contexte d’ailleurs, on observe quelques « îlots » d’accumulation, auxquels répondent des éparpillements, voire des isolements de type « bouche-trou ». Au sein de ce parcours anti-chronologique, aux regroupements d’œuvres parfois hasardeux, que penser des quarante chapiteaux et fragments de colonnes précédemment cités, des boulets[15] et des croix funéraires du XIIIsiècle[16] (Fig. 3) sur lit de gravier, présentés pour les uns dans la salle des arcades, pour les autres dans le passage après la camera rotunda ? De la même manière, dans la salle Pierre-Embry, pourquoi avoir déconnecté des autres œuvres, d’une part les fonts baptismaux[17] du XVIsiècle et, d’autre part, les deux consoles accrochées dans les angles du mur aux perturbations archéologiques volontairement laissées apparentes[18] ? Il semble aussi intéressant de s’interroger sur la pertinence de certains choix d’œuvres exposées, notamment dans la salle romane : un fragment de sarcophage, certes mérovingien mais au décor peu parlant, ainsi que des tableaux[19] dans la salle Pierre-Embry. Enfin, à cet endroit précis du musée, où commence d’ailleurs la visite, un détail plus que surprenant a retenu notre attention. Saint André et la Vierge à l’Enfant[20], deux statues se faisant face et remontant au XVIsiècle, y sont juchés sur de hauts piédestaux en bois, telles des portions de troncs d’arbre équarries et patinées, qui, semble-t-il bancales, ont été stabilisés à l’aide de vulgaires cales, dont l’une est un simple morceau de plastique blanc. Ici, on ne peut qu’évoquer l’idée d’une négligence qui confine même à la désinvolture.

Fig 2 : Oculus trilobé (XIVe siècle ? – salle des arcades)
Fig 2 : Oculus trilobé (XIVe siècle ? – salle des arcades)

 

Fig 3 : Croix funéraires (XIIIe siècle – passage)
Fig 3 : Croix funéraires (XIIIe siècle – passage)

Il faut ensuite souligner l’effort global de modernisation ayant porté sur les outils de médiation, surtout en ce qui concerne les planches portatives, les panneaux et les panneaux-cartels. Ces derniers, les uns thématiques, les autres approfondissant une œuvre importante, ne sont malheureusement pas toujours bien placés. Dans la salle des arcades par exemple, ces media ne sont pas (pour les boulets, la frise de Saint-Nazaire et les vestiges de la maison Grassalio[21]) assez proches des œuvres auxquels ils correspondent. Dans la salle du donjon, les planches, donnant des renseignements en plusieurs langues et accrochées à des présentoirs en métal vieilli, constituent quant à elles d’agréables éléments novateurs. Le parti pris vise à faciliter la circulation autour du calvaire central[22], tout en s’informant sur l’œuvre et les peintures murales du XIIsiècle[23] qui l’entourent. Cependant, ces outils, dont le support est lui-même visiblement en métal, apparaissent d’emblée très lourds, inconvénient qui a sans doute conduit à leur rapide dégradation. Les simples cartels, lorsqu’ils existent, sont en revanche beaucoup plus démodés, sous la forme de plaques gravées, et parfois très mal positionnés. Le cas des statues déjà citées de la Vierge à l’Enfant et de saint André est évocateur : les cartels se situent tous deux sur un des côtés du piédestal en bois. Plus loin, toujours dans la salle Pierre-Embry, celui qui informe sur les consoles du XIVe siècle sculptées de têtes de femmes[24] se trouve au-dessus d’une vitrine, ce qui le rend difficilement lisible. Dans la salle romane, le cartel présentant un des chapiteaux, en hauteur dans un angle, se confond plus bas avec d’autres éléments de support, celui de la vasque n’étant pas non plus à portée de vue immédiate, puisque rivé à son socle.

Un dernier point, non des moindres, mérite enfin d’être soulevé, inhérent à la mise à jour des connaissances scientifiques au sujet de certaines œuvres. Par exemple et bien qu’il faille être ici très prudent, l’observation de quelques chapiteaux romans ou gothiques rend vite perplexe et fait douter de leur authenticité. Au vu des nombreuses restaurations effectuées à Carcassonne, surtout au XIXsiècle, il serait ainsi souhaitable que ces sculptures, potentiellement des copies, fassent l’objet d’une analyse renouvelée et approfondie. Parallèlement, au-delà de la dénomination même des salles, le vocabulaire, employé pour désigner tel ou tel élément, devrait être parfois plus précis. Les « arcades » de la maison Grassalio, remontant au XIVsiècle et démolie en 1903, étaient, d’après un ancien relevé d’élévation, davantage des baies aveugles formant arcature continue au second niveau de la façade de cette habitation[25] (Fig. 4). Une des approximations les plus flagrantes demeure cependant le cartel de la vasque exposée au centre de la salle romane (Fig. 5), sur lequel on peut lire : « Fontaine d’ablutions décorée de rinceaux et de douze mascarons, marbre, deuxième moitié du XIIsiècle. Provenance abbaye de Lagrasse (Aude) » . En 1973, Pierre-Marie Auzas mentionne déjà que l’œuvre émane préférablement de l’abbaye de Fontfroide[26], conjecture qui, dans ce cadre, renvoie immédiatement au lavatorium ou lavabo des monastères appartenant à l’Ordre de Cîteaux. Relayé ensuite dans L’art cistercien par Jean Porcher et Dom Anselme Dimier[27], l’hypothèse semble se confirmer à la lecture d’un document notarié de 1792, conservé aux Archives départementales de l’Aude sous la cote E4149[28].

Fig 4 : « Arcades » de la maison Grassalio (XIVe siècle – salle des arcades)
Fig 4 : « Arcades » de la maison Grassalio (XIVe siècle – salle des arcades)

 

Fig 5 : Fontaine à ablutions de l’abbaye de Fontfroide (XIIe siècle – salle romane)
Fig 5 : Fontaine à ablutions de l’abbaye de Fontfroide (XIIe siècle – salle romane)

Bien que possédant une riche collection, en partie protégée au titre des Monuments historiques, le musée lapidaire de Carcassonne, campé sur un parti muséographique et parfois scientifique dépassé, peine à trouver la voie de la modernité. Il n’est autre que le reflet de la cité qui, malgré un afflux constant de touristes[29], vieillit de façon inexorable, stagnant sur la réputation qu’elle s’est forgée depuis le XIXe siècle et, pour autant, inscrite sur la liste du patrimoine mondial par l’UNESCO depuis 1997. Le 4 janvier 2013, une pétition[30] adressée aux pouvoirs publics dénonçait toutefois une situation alarmante, comparant d’ailleurs le musée à un « parc d’attractions à 8,50€ ».

* Présentation à la suite d’une visite effectuée le 10 février 2013.

Les illustrations sont tirées de : http://chroniquesdecarcassonne.midiblogs.com/archive/2009/11/07/a-la-decouverte-du-musee-lapidaire-de-carcassonne.html
 

Notes

[1] Guyonnet F., « Le château comtal de Carcassonne. Nouvelle approche archéologique d’un grand monument méconnu », Chapelot J. (dir.), Trente ans d’archéologie médiévale en France. Un bilan pour un avenir, actes du IXe congrès international de la société d’Archéologie médiévale (Vincennes, 2006), Caen, Publications du CRAHM, 2010, p. 271-289.

[2] Voir à ce sujet : www.carcassonne.monuments-nationaux.fr (consulté en janvier 2014 ; ibid. pour les autres liens électroniques).

[3] Sarret F., « Carcassonne. Inventaire des collections médiévales du musée des beaux-arts », Archéologie du Midi médiéval, 1, 1983, p. 116.

[4] Auzas P.-M., « Salles de sculptures du château comtal de Carcassonne », Congrès archéologique de France 131e session. 1973 : Pays de l’Aude, Paris, Société française d’archéologie ; Paris, musée des Monuments français, 1973, p. 533.

[5] Ibid., p. 533-547 : elles sont actuellement au nombre de six. Voir la plaquette éditée par le centre des Monuments nationaux (2012) : 1er étage – salle 1 (n° 9) : salle Pierre-Embry ; salle 2 (n° 10) : salle des arcades ; salle 3 (n° 11) : salle gothique ; salle 4 (n° 12) : salle voûtée du donjon ou camera rotunda ;  salle 5 (n° 13) : salle romane ; salle 6 (n° 14) : salle antique.

[6] Voir à ce sujet le site du ministère de la Culture : www.carcassonne.culture.fr ; pour les collections du musée des beaux-arts de Carcassonne (objets métalliques, en verre, en céramique), voir : Sarret F., « Carcassonne. Inventaire des collections médiévales du musée des beaux-arts », Archéologie du Midi médiéval, 1, 1983, p. 116-127.

[7] Auzas P.-M., 1973, p. 536. Voir également la notice PM11001869 de la base Palissy (patrimoine mobilier) du ministère de la Culture ; élément classé en tant qu’objet au titre des Monuments historiques depuis le 6 avril 1960. Sauf mention contraire, les autres notices indiquées par la suite sont issues de la même base.

[8] Voir le plan du musée sur la plaquette éditée par le centre des Monuments nationaux (2012).

[9] Aucun renseignement à ce sujet n’est en notre possession.

[10] Auzas P.-M., 1973, p. 546, 544, 541, 540, 536, 533.

[11] Ibid., p. 534.

[12] Ibid., p. 543. Voir notice PM11001921.

[13] Ibid., p. 541. Voir notice PM11001914.

[14] Ibid., p. 545 : l’auteur parle d’une rosace trilobée du xve siècle. Voir notice PM11001944 ; la base Palissy mentionne une « clef de voûte » du xve siècle. Sur un cliché de 1958, on constate qu’elle était exposée, comme l’évoque Pierre-Marie Auzas, dans la salle de la vitrine, devant le mur archéologique et soutenue par deux supports en briques. Toutefois, son trilobe renvoie davantage à la production du xive siècle.

[15] Pierre-Marie Auzas et la base Palissy ne les mentionnent pas.

[16] Auzas P.-M., 1973, p. 539. Voir notice PM11001897.

[17] Ibid., p. 546. Voir notice PM11001970.

[18] Situé avant l’accès à la salle « des arcades », ce pan de mur montre un nombre de reprises considérable (ruptures, percements, bouchons) ; sa présentation « brute » apparaît, pour le visiteur, comme un des témoignages de la complexité archéologique du château comtal.

[19] Voir par exemple la notice APTCF01659 de la base Mémoire du ministère de la Culture (BM).

[20] Auzas P.-M., 1973, p. 445-446 : ces deux statues sont citées dans la salle de la vitrine (n° 6), aujourd’hui seconde partie de la salle Pierre-Embry. La statue de saint André provient de Salsigne, commune située à une vingtaine de kilomètres au Nord de Carcassonne ; la Vierge à l’Enfant provient, quant à elle, de la cathédrale Saint-Nazaire. L’auteur indique seulement qu’elles sont en pierre. Voir notice PM11001967 et notice PM11001965.

[21] Esparseil R., « L’église des Jacobins à Carcassonne », Bulletin de la société d’Études scientifiques de l’Aude, 38, 1934, p. 196 : cette maison appartenait au jurisconsulte Pierre Grassalio. Les vestiges exposés ont été sauvés par Raymond Esparseil, architecte, lors de la démolition de l’édifice en 1903. Voir notice PM11001905.

[22] Auzas P.-M., 1973, p. 540 : ce calvaire de la fin du XVe siècle provient de l’église de Villanière, commune située à une vingtaine de kilomètres au Nord de Carcassonne. Voir notice PM11001954 ; l’œuvre est ici datée du XVIe siècle.

[23] Ibid. : l’auteur mentionne que ces peintures ont été découvertes par Pierre Embry en 1926 ; voir par exemple la notice APMH00012652 de la base Mémoire.

[24] Ibid., p. 545.

[25] Esparseil R., « L’église des Jacobins à Carcassonne », Bulletin de la société d’Études scientifiques de l’Aude, 38, 1934, p. 196-197 : voir l’illustration légendée, entre ces deux pages : « Carcassonne – Maison Grassalio (XIVe siècle). Démolie en 1903 à l’emplacement de la Place de la Poste ».

[26] Auzas P.-M., 1973, p. 538. Voir notice PM11001872 ; on parle ici d’une fontaine de sacristie (fontaine d’ablutions), classée en tant qu’objet au titre des Monuments historiques depuis le 25 février 1920 et auparavant conservée à l’hôtel de ville de Carcassonne.

[27] Dimier A. (Dom), Porcher J., L’art cistercien. France, Saint-Léger-Vauban, Zodiaque, 1982 (1962), p. 251.

[28] Archives départementales de l’Aude – Carcassonne : série E / E4149.

[29] « Carcassonne. Son joyau, la cité », La dépêche du Midi, 26 juin 2013, en ligne : http://www.ladepeche.fr/article/2013/06/26/1658982-carcassonne-son-joyau-la-cite.html : « La Cité de Carcassonne accueille chaque année 5 millions de visiteurs ».

[30] Pétition lancée par M. Martial Andrieu : « Monsieur le Préfet de l’Aude et Madame la Ministre de la culture : sauver la cité médiévale de Carcassonne de sa ruine prochaine », en ligne : https://www.change.org/p/monsieur-de-pr%C3%A9fet-de-l-aude-et-madame-la-ministre-de-la-culture-sauver-la-cit%C3%A9-m%C3%A9di%C3%A9vale-de-carcassonne-de-sa-ruine-prochaine ; Carrie A., « Carcassonne. La pétition pour sauver la cité fait des vagues », Midi libre, 8 janvier 2013, en ligne : http://www.midilibre.fr/2013/01/08/la-petition-pour-sauver-la-cite-fait-des-vagues,623371.php

 

Pour citer cet article : Sylvain Demarthe, "Un espace d’exposition figé : le cas du musée lapidaire de Carcassonne*", exPosition, 3 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles/demarthe-espace-exposition-fige-musee-lapidaire-carcassonne/%20. Consulté le 19 décembre 2025.

Le visible storage du Brooklyn Museum de New York : retour sur un phénomène muséographique

par Caroline Tron-Carroz

 

Caroline Tron-Carroz est docteure en histoire de l’art contemporain, chercheure associée à l’InTRu à l’Université François-Rabelais de Tours. Elle est également rédactrice en chef adjointe de la revue exPosition. Ses recherches portent essentiellement sur l’histoire de l’objet télévision dans le champ de l’art, ainsi que sur les collectifs vidéo des années 1970 aux États-Unis. Elle a récemment publié La boîte télévisuelle. Le poste de télévision et les artistes (INA, 2018).

 

 

La Henry Luce Foundation[1] soutient un programme de « Visible Storage Centers » (zones de réserves accessibles) dans les musées américains, amorcé en 1988 au Metropolitan Museum of Art, suivi en 2000, du New-York Historical Society, du Brooklyn Museum en 2005, puis du Smithsonian American Art Museum en 2006. En réalisant des réserves-galeries ouvertes au sein des grandes collections d’objets de la culture américaine, la Henry Luce Foundation répond à la redéfinition des missions des institutions américaines entreprises par l’AAM (The American Alliance of Museums) et par les professionnels des musées états-uniens au cours des années 1990. En 1994, Martha Morris, directrice adjointe du National Museum of American History, Smithsonian Institution de Washington, soulignait clairement ces missions : « collections et éducation sont les éléments essentiels pour servir le public en fournissant une expérience d’apprentissage stimulante[2] ». En 2011, Elisabeth Sommer, spécialiste des études sur les musées, défendait le même discours dans le cadre de son introduction au numéro du Journal of Museum Education consacré à la conservation des objets et des services au public, rappelant les objectifs des musées américains centrés sur « l’éducation et l’expérience du visiteur[3] ».

Ce resserrement des actions des institutions américaines sur les activités scolaires et grand public a amené les différents acteurs des musées à développer des espaces aptes à attirer l’attention du public, à susciter une visite des collections hors des sentiers battus, reposant sur une nouvelle scénographie de présentation des objets. C’est dans cette optique que le visible storage du Brooklyn Museum, situé au cinquième étage du bâtiment, dans le prolongement de l’espace consacré aux collections permanentes des American Identities, a spécifiquement été conçu, en s’accordant aux exigences de découverte « par l’expérience » d’un musée d’art et d’histoire.  Le visible storage, partie aménagée des réserves du musée, se présente sous la forme d’une galerie d’étude servie par une signalétique efficace qui ne stoppe pas le visiteur dans son parcours. Sans hiérarchie manifeste d’appréciation, la réserve visible livre aux visiteurs une collection riche et composite : de grandes vitrines transparentes cerclées de montants en aluminium mettent en évidence, sur de larges étagères, des objets relevant principalement de la culture américaine de différentes époques et factures, exposés selon des séries cohérentes : céramiques, design contemporain, mobilier contemporain, tableaux La configuration révèle le caractère hétérogène de la collection, offrant des rapprochements inattendus entre les objets, à l’image de la partie consacrée au mobilier contemporain qui réunit dans une même vitrine une télévision Philco modèle Predicta de 1958, un fauteuil de Gideon A. Kramer réalisée en 1962 et un bureau à trois pieds, aux formes sinueuses, dessiné en 1977 par Wandell Castle[4], autant d’objets ordinairement présentés au sein des collections de musée par catégorie ou par date.

À côté des caissons transparents, on trouve plusieurs types de rangement : des panneaux-cimaises destinés aux peintures, de larges tiroirs métalliques accessibles au public consacrés aux objets variés de la collection des Americas, des sculptures en ronde-bosse ou bien des objets bénéficiant de vitrines indépendantes, telle la bicyclette Spacelander conçue en 1946 par Benjamin J. Bowden, valorisée dans le cadre du visible storage pour son design novateur et profilé.

Ainsi, aux yeux des visiteurs, cette section des collections permanentes met au – devant « l’arrière-musée », c’est-à-dire les espaces de stockage des collections habituellement excentrés, isolés du regard du grand public et réservés aux personnels des musées ainsi qu’aux chercheurs. L’idée d’être au cœur même de ce qui constitue l’histoire des collections d’un musée participe à une observation inédite des objets, mais qui, en réalité, maintient le visiteur dans une projection récréative de la réserve. Ce qui compte, c’est l’expérience : avoir eu la sensation d’avoir pris part pour quelques instants aux équipes de conservation et au quotidien du musée. L’efficacité du dispositif repose sur une mise en scène maîtrisée, mais aussi sur des outils numériques mis à disposition du public, comme les tablettes tactiles attenantes aux caissons transparents, connectées à l’inventaire complet des collections d’objets, également en consultation sur le site Internet du Brooklyn Museum[5].

Transformant le néophyte d’un jour en collectionneur curieux, ces espaces habilement agencés semblent pallier le dialogue épineux, longtemps jugé irrésolu, qui consisterait à valoriser l’ensemble des collections d’un musée tout en assurant confort et cohérence de visite, du moins c’est ce que sous-tend Kimberly Orcutt dans son article  « The Open Storage Dilemma[6] ». Portée par sa fonction de commissaire au sein de la Henry Luce Foundation of American Art du New-York Historical Society Museum[7], Kimberly Orcutt pointe les avantages de ces réserves-vitrines ouvertes au public, attirant l’attention sur la part innovante de ces dispositifs au sein des pratiques muséales traditionnelles, à condition qu’ils soient secondés par des interfaces-écrans et des textes didactiques à destination des publics. L’auteur adresse ainsi un véritable plaidoyer en faveur des nouvelles technologies dans leur capacité à développer une médiation auprès du public, à révéler les objets cachés comme à produire une information sur les collections sans cesse réactualisée. À l’image des réflexions de l’article de Kimberly Orcutt, les réserves-galeries soulèvent des questionnements sur la muséographie, la préservation des collections relatives à la culture et à la civilisation, mais aussi à leur promotion (plus ou moins aisée) auprès du grand public.

Si, comme le mentionnait Dominique Ferriot, directrice du musée des Arts et Métiers à Paris (1988-2000), la réserve est le « poumon indispensable à la vie du musée […] le lieu d’un partenariat nécessaire avec les professionnels des musées autant qu’un lieu de conservation d’une mémoire toujours plus active[8] », ses espaces rendus accessibles, comme ceux du Brooklyn Museum, poussent plus loin l’investigation, en prenant le parti de montrer au grand public des objets ordinairement stockés. Près de 400 sont exposés dans les salles des collections permanentes, plus de 2000 sont présentés dans le visible storage. Héberger en nombre les objets, comme c’est le cas au Brooklyn Museum, permet aussi une nouvelle approche muséographique des réserves pour assurer la mission prioritaire des musées, c’est-à-dire réfléchir sur la manière dont les directeurs de départements peuvent faire circuler et valoriser leurs collections. Épaulée de surcroît par une mise en exposition attrayante, la galerie ouverte rompt en tout point avec la vision passéiste des réserves dépeintes de manière caricaturale par Eliane De Wilde, ancienne conservatrice en chef des musées royaux des Beaux-arts de Belgique :

« Aucun grand musée n’a jamais réussi à exposer de manière permanente toutes les œuvres qui lui appartiennent. Ce que le visiteur peut voir se limite à une toute petite partie de la collection. Les caves ou les greniers qui recèleraient d’innombrables œuvres d’art ont toujours eu, souvent à juste titre, une mauvaise réputation. Le public pense que dans ces lieux invisibles sont littéralement enterrées des œuvres sans valeur artistique et, de plus, dans de mauvaises conditions[9]. »

Si les réserves contemporaines ont depuis évolué vers des magasins de stockage et des équipements adaptés au récolement, à la recherche et la restauration d’objets, le visible storage du Brooklyn Museum contribue à communiquer une image qualitative de conservation, avec notamment des conditions optimales de maintien de température et d’humidité, grâce aux vitrines de protection qui renforcent ce point de vue. Face aux objectifs d’exposition et de conservation, l’appellation « Visible Storage. Study Center » rappelle également que le lieu s’adresse aussi bien aux visiteurs du musée qu’aux chercheurs confirmés. Malgré les efforts des conservateurs pour exposer un maximum d’objets, le visiteur est toujours confronté à une sélection précise.  Dans un article paru dans le New York Times, consacré à l’ouverture en 2005 du visible storage du Brooklyn Museum, la critique Roberta Smith[10] précise qu’il s’agit là d’une forme réduite de réserve-galerie accessible, raison pour laquelle elle est baptisée « visible storage », et non « open storage ». Il est vrai que le visiteur ne découvre que la partie visible, sans nécessairement prendre conscience de la quantité d’objets déposés dans les réserves fermées au public. Entre phénomène muséographique et valeur scientifique, les Visible Storage Centers, sans véritablement rendre compte des politiques d’acquisition qui viennent enrichir les collections, font partie intégrante des stratégies émanant des directions des musées pour conduire le visiteur vers la découverte d’un patrimoine culturel toujours plus prolifique, servi par un réseau de documentation numérique précieux, et surtout, de puissants moyens financiers.

De tels enjeux muséographiques ne sont pas mésestimés en France. En concevant, en 1937, le musée national des Arts et Traditions populaires à Paris, Georges-Henri Rivière avait l’ambition d’exposer à tous les visiteurs la galerie d’étude ordinairement réservée à un public de chercheurs, d’étudiants et d’artistes, un projet ambitieux qui fut concrétisé en 1972 jusqu’à la fermeture définitive du musée en 2005. Aujourd’hui, le Musée du Quai Branly à Paris a essentiellement orienté sa scénographie à partir de parois de verres qui proposent une approche plus ouverte des collections mais aussi des réserves, notamment visibles dès le hall central, mais fermées à la visite. D’autres institutions comme le musée de la Civilisation euro-méditerranéenne (MUCEM) à Marseille, qui amplifie sa politique d’exploration des collections, propose au public des visites sur réservation des réserves hors site (Centre de Conservation et de Ressources).

 

Notes

[1] Henry R. Luce (1898-1967) est une personnalité influente de la presse américaine ; il a en autres cofondé et dirigé la rédaction du Time Magazine. La fondation Henry R. Luce, créée en 1936, soutient de nombreux projets dans plusieurs domaines, dont l’art américain.

[2] Morris O. M., « From Vision to Reality: Planning for Collection Storage », Les réserves dans les musées, actes du colloque international (Paris, musée national des Techniques, Conservatoire national des arts et métiers, 19-20 septembre 1994), Paris, musée national des Techniques, Conservatoire national des arts et métiers, 1995, p. 35.

[3] Sommer E., « Introduction: Protecting the Objects and Serving the Public, an Ongoing Dialogue », Journal of Museum Education, volume 36, n° 2, été 2011, p. 129.

[4] Section Contemporary Furniture, caisson transparent n° 9, étagère F.

[5] Inventaire complet de la collection d’objets du « Visible Storage. Study Center » du Brooklyn Museum, en ligne : http://www.brooklynmuseum.org/opencollection/research/luce/ (consulté en novembre 2014).

[6] Orcutt K., « The Open Storage Dilemma », Journal of Museum Education, volume 36, n° 2, été 2011, p. 209-216.

[7] Kimberly Orcutt a depuis quitté  ce poste. Actuellement la collection de la Henry Luce Foundation of American Art du New-York Historical Society Museum, sous forme de réserves ouvertes, est fermée pour rénovation jusqu’en décembre 2016.

[8] Ferriot D., « Avant-propos »,  Les réserves dans les musées, actes du colloque international (Paris, musée national des Techniques, Conservatoire national des arts et métiers, 19-20 septembre 1994), Paris, Musée national des Techniques, Conservatoire national des Arts et Métiers, 1995, p. 4.

[9] Le musée caché : à la découverte des réserves, cat. exp., Bruxelles, Musées royaux des Beaux-arts de Belgique, 1994, p. 9.

[10] Smith R., « Works, the Whole Works and Nothing but the Works », New York Times, 14 janvier 2005, en ligne : http://www.nytimes.com/2005/01/14/arts/design/14smit.html (consulté en novembre 2014).

Pour citer cet article : Caroline Tron-Carroz, "Le visible storage du Brooklyn Museum de New York : retour sur un phénomène muséographique", exPosition, 2 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles/tron-carroz-visible-storage-brooklyn-museum-new-york/%20. Consulté le 19 décembre 2025.