Pierre Huyghe : l’exposition qui n’existait pas

par Mickaël Pierson

 

Mickaël Pierson est historien de l’art. Il est l’auteur d’un doctorat en art, esthétique et sciences de l’art de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne sur le thème : De la salle obscure à l’exposition et au-delà : appropriation et réinterprétation du cinéma par les artistes plasticiens 1986-2016. Il travaille sur les circulations entre le cinéma et les arts plastiques et la redéfinition des pratiques artistiques. En 2013, il organise avec Fleur Chevalier et Marie Vicet les journées « Du studio au plateau de télévision : appropriations, détournements et réinterprétations par les artistes » à l’INHA à Paris. Ses textes ont été publiés dans diverses revues (Chimères, L’Art même, Magazine du Grand Palais, Marges, exPosition) et ouvrages consacrés aux travaux de divers artistes (Brice Dellsperger, Nicolas Rubinstein, Francesco Vezzoli, Bill Viola…).

 

La question de l’exposition ou de la ré-exposition peut s’avérer complexe dans le cadre d’œuvres pensées pour un contexte, un espace et un temps spécifiques. C’est une problématique à laquelle se retrouve régulièrement confronté l’artiste français Pierre Huyghe (né en 1962). Depuis le début des années 1990, une large partie de ses projets revêt une dimension éphémère et performative. Sa pratique se heurte à des problèmes similaires à ceux des premiers artistes de la performance : un art éphémère qui ne s’incarne pas nécessairement en un objet et se trouve donc difficile à exposer (et par là-même à vendre). Comme pour ces derniers, la photographie, puis l’enregistrement filmé peuvent s’offrir, pour Huyghe, comme des moyens de transcrire l’événement[1]. Des gestes simples (de discrètes actions sur l’espace et le mobilier urbains comme Daily Event 1, 2, 3 en 1994 ; le traçage d’un nouveau sentier avec Or en 1995) ou plus complexes (Extended Holidays en 1996, une exposition qui prend la forme d’un voyage de vacances pour quelques étudiants) sont traduits par une ou plusieurs images fixes ou en mouvement. D’autres actions ne donnent lieu, à leur issue, à aucun objet. Les Passagers (1996) propose à quelques participants d’effectuer un trajet nocturne en bus à travers une ville tandis qu’une captation filmée du même trajet de jour est diffusée à l’intérieur du véhicule. Cet événement est documenté[2], mais il n’en résulte à ce jour pas d’œuvre à exposer.

Du fait de la nature de son travail, la question de l’exposition est un nœud central dans la carrière de Pierre Huyghe. Quelle forme et quel format donner à l’éphémère pour le faire exister dans l’espace d’exposition ? L’œuvre en tant qu’objet à exposer vient régulièrement chez lui évoquer et redoubler un événement réel passé. L’ « objet d’art » est ainsi non pas une répétition, mais une transcription nécessaire dudit événement. En parcourant le travail de l’artiste, nous viendrons montrer comment les premières tentatives d’enregistrement d’un événement laissent volontairement de la place au contexte dans lequel celui-ci s’inscrit. Dans ses projets ultérieurs, la traduction filmique de l’événement flirte volontiers avec sa dimension fictionnelle. La captation ne permettant jamais réellement une transcription littérale, Huyghe exploite finement la distance entre celle-ci et l’événement pour l’emmener ailleurs. Cet aspect devient primordial lorsque le format de l’œuvre résiste, comme nous le verrons, à l’exposition dans son espace conventionnel. Chez Huyghe, l’œuvre n’est ainsi pas nécessairement la même à chacune de ses présentations. Ce qui amène à se poser la question de la rétrospective et de sa possibilité, pour une œuvre aussi mouvante et évolutive.

Filmer le réel : les traces d’une action et son contexte

La vidéo et le film apparaissent tôt chez Huyghe non seulement comme des relais nécessaires à la traduction de l’œuvre en un objet, mais aussi en tant que sièges de discours sur la construction des images et des récits contemporains. À l’exception de captations de jeunesse lors de voyages et de recherches (le montage d’archives filmiques À Part, 1986-1987), l’artiste réalise sa première vidéo en 1994. Dévoler[3] montre Huyghe, dans deux brèves séquences, déposer un objet dans un magasin, soit ajouter un stock improbable au lieu de le voler[4]. La captation de l’action est ici relativement brute.

Par la suite, son rapport à l’image en mouvement se complexifie. Remake[5] (1994-1995) est le retournage en intégralité et à l’identique (scénario, mise en scène, montage) du film Fenêtre sur cour (1954) d’Alfred Hitchcock dans un immeuble d’une banlieue parisienne en cours de construction avec ses habitants. Le principe et l’intérêt résident moins dans le film en tant que résultat, que dans le film en tant que partition et projet. L’artiste dira plus tard : « ce qui m’intéressait était d’étudier comment une fiction, comment une histoire, pouvait en fait produire un certain type de réalité. […] nous pouvons appeler cette fiction une “partition[6]” ». Le scénario original est ici pris comme une partition à redéployer pour questionner le réel. La prise en main de la fiction et du dispositif originel par les nouveaux interprètes et les conditions du retournage prennent autant d’importance que la trame narrative. Remake comprend le processus complet qui mène au remake exposé sous forme filmique.

Le débordement et les passages incessants entre fiction et contexte de l’œuvre sont mis en avant dans L’Ellipse[7] (1998) qui, sous la forme d’une triple projection, rend compte de la tentative de combler une ellipse narrative dans le film L’Ami américain (1977) de Wim Wenders. Huyghe filme l’acteur Bruno Ganz effectuant le trajet de son personnage de l’appartement à un hôtel à Paris, jamais tourné ou finalement exclu du montage. Sur les écrans latéraux, on découvre deux séquences du film de Wenders, tandis que sur l’écran central l’acteur américain traverse, vingt ans plus tard, le pont le menant au lieu de rendez-vous du personnage. Ce que montre ce segment contemporain de l’installation n’est pas seulement le fragment omis dans le film initial, mais aussi les écarts temporels entre les deux tournages et la fiction en butte avec le réel (Ganz heurté par un « vrai » cycliste), soit la réalité de ce déplacement dans l’espace et dans le temps (le vieillissement du comédien est aisément perceptible). La vidéo est une trace, l’enregistrement d’une action précise qui, plutôt que de l’abstraire, laisse de la place et met en exergue le réel et ses accidents.

Fictionnaliser le document 

Photographies et enregistrements filmés dépassent souvent dans le travail de Huyghe la simple transcription documentaire pour intégrer en eux la part de fiction que l’événement met en place. En 1993, La Toison d’or[8] est une manifestation à Dijon : l’artiste demande à un groupe d’adolescents de revêtir les costumes des animaux qui figurent sur les armoiries de la ville. Le blason dijonnais inspira aussi la création d’un parc d’attraction récemment fermé. De même, « La Toison d’or » est le nom d’un centre commercial de la ville. Ces personnages, représentations symboliques de la cité, investissent le jardin de l’Arquebuse. En amont de la manifestation, on trouvait à l’office de tourisme un dépliant montrant des vues de l’événement avant même qu’il n’ait eu lieu. La documentation précède ici l’action. L’image précède l’œuvre qui est à venir[9].

Une problématique similaire se pose dans les vidéos et films ultérieurs de l’artiste. L’image en mouvement peut être l’enregistrement plus ou moins fidèle de l’action[10], elle peut aussi volontairement proposer une bifurcation[11] pour emmener cette action ailleurs. Huyghe n’hésite pas à creuser et travailler l’intervalle entre la réalité de l’événement et sa captation. En 2005, Huyghe entreprend une expédition en Antarctique à bord du Tara, voilier de Jean-Louis Etienne destiné à la recherche scientifique et la défense de l’environnement. Deux présupposés donnent lieu à ce voyage : l’un scientifique, l’autre fictionnel. Du fait de la fonte des glaces, de nouvelles îles, ne figurant sur aucune carte, apparaissent. Il s’agit alors d’aller découvrir et de cartographier une île qui sera enregistrée auprès des autorités chiliennes[12] sous le nom de Isla Ociosidad/Île de l’Oisiveté. Aux côtés de cette recherche scientifique, l’artiste propose une quête fondée sur la rumeur de l’apparition d’une nouvelle espèce animale : un mythique pingouin albinos errant sur l’île. Plusieurs œuvres évoquent ce voyage : une photographie (A Journey that wasn’t, 2008), une sculpture sonore animatronique de l’animal (Creature, 2005) et un pavillon mobile reprenant la forme de l’île (Terra Incognita/Isla Ociosidad Pavilion, 2006[13] avec François Roche, R&Sie(n) architectes).

Un film d’une vingtaine de minutes, A Journey that wasn’t (2005)[14], retrace aussi l’expédition. Mais ce film ne peut être résumé ou réduit au documentaire. Il est autre chose : tout autant fiction et dérive que transcription. Aux images de l’expédition se mêlent des plans tournés plus tard la même année sur la patinoire de Central Park à New York. Des volumes évoquant les reliefs de l’île récemment découverte en recouvrent la surface, tandis qu’un orchestre interprète une partition écrite d’après les données topographiques de l’île.

« Les intensités sonores déclenchent des variations lumineuses éclairants par moments l’étendue noire sur laquelle l’animal automate se déplace. Pendant que le public assiste à une équivalence de l’expédition, l’événement est diffusé live à la radio[15]. »

Si l’artiste emploie le terme d’ « équivalence » pour la transcription new-yorkaise de l’expédition, il peut être appliqué également au film qui en est tiré. Face à une impossibilité à représenter réellement et fidèlement le voyage, Huyghe opte pour une transcription et une représentation du lieu découvert sous la forme d’un spectacle musical, puis de divers objets d’exposition. Le film A Journey that wasn’t déborde le seul voyage pour embrasser la globalité de l’expérience : le voyage comme expérience et sa représentation spectaculaire. À la différence de nombreux performeurs, le film ou la vidéo s’éloigne du document, du seul témoignage pour construire un objet et une fiction parallèles à une expérience bien réelle. Une distance similaire s’applique d’ailleurs, nous le verrons plus loin, à la nécessité de réexposer les œuvres dans les expositions de l’artiste.

Quand l’œuvre résiste à l’exposition

L’écart volontaire entre un événement et sa transcription sous la forme d’un objet qui puisse être ré-exposé devient récurrent dans le travail de l’artiste, notamment dans les cas où une captation filmique ou vidéographique est moins évidente. Huyghe participe en 2012 à documenta 13, l’exposition quinquennale à Cassel. L’artiste fait le choix d’investir le compost du Karlsaue Park de la ville. La légende de l’œuvre, telle que mentionnée aujourd’hui dans les catalogues, est surprenante : « Untilled, 2011-2012 : entités vivantes et choses inanimées, fabriquées ou non. Variable[16]. » Il dépose dans le compost une large quantité d’éléments : divers objets, végétaux, un homme, une chienne sevrant un chiot, des fragments d’œuvres d’anciennes éditions de documenta (un des 7000 Oaks de Joseph Beuys de 1982, un banc coloré en rose par Dominique Gonzalez-Foerster pour Park – A Plan for Escape en 2002). Plutôt qu’un objet figé, Huyghe compose un nouvel écosystème dont il choisit les éléments qu’il distille mais dont il ne contrôle pas le développement[17] : untilled signifie « non cultivé ».

« L’ensemble des opérations qui se produisent n’a pas de script. […] Il y a des rythmes, automatismes et accidents, transformations invisibles et continues, mouvements et processus, mais pas de chorégraphie […]. Les rôles ne sont pas distribués, il n’y a pas d’organisation, pas de représentation, pas d’exposition. […] La colonie [d’abeilles] pollinise des plantes aphrodisiaques et psychotropes. […] Il y a myrmécochorie : les fourmis dispersent des graines. […] C’est sans fin, incessant[18]. »

L’œuvre n’est plus ici un objet, ni même un espace, mais l’ensemble des relations et interconnexions qui se développent en cet espace. La visite d’Untilled lors de documenta 13 pouvait ainsi avoir un caractère déceptif. Qu’y avait-il à observer si ce n’est un biotope en cours de construction ? Une construction en partie visible, mais rarement spectaculaire. La présence, largement commentée par la critique de Human, un lévrier à la patte colorée en rose – écho à la couleur du banc de Gonzalez-Foerster, mais aussi à celle des fleurs cultivées dans le compost – était aléatoire, dépendant de la venue, régulière mais contrôlée par la réglementation sur la protection animale, de la chienne et de ses déplacements indéterminés. L’élément le plus immédiatement identifiable en tant qu’œuvre était Untilled (Liegender Frauenakt[19]) (2012) : la reproduction d’une sculpture d’une femme nue accoudée dont le visage était recouvert par une ruche et une colonie d’abeilles. Cette statue pouvait apparaître comme un centre ou un pôle marquant la constitution de l’environnement Untilled : les abeilles pollinisant l’espace et entremêlant ainsi la végétation originelle et celle importée par l’artiste. Une autre œuvre – Plan for Untilled (2012), un tapis de laine tissé à la main – dévoilait un schéma ou une carte des différents éléments de l’intervention artistique. Entre ce que l’œil du visiteur pouvait percevoir lors de sa visite et l’ampleur réelle du geste artistique révélée par ce schéma, le fossé était large. Untilled dépasse le seul visible comme elle dépasse aussi les limites chronologiques de l’exposition. L’œuvre est datée de 2011-2012. Elle précède ainsi documenta 13[20] car l’intervention sur le compost, la culture ou la non culture a été commencée bien avant l’ouverture de l’exposition. De la même manière, elle ne s’achève pas à sa clôture. Si une partie des éléments n’est plus présente sur le site (Untilled (Liegender Frauenakt), l’humain, la chienne), d’autres (les végétaux, possiblement certains petits animaux…) en restent indissociables et continuent à y croître et à y mourir.

Que peut-on à nouveau exposer d’Untilled à l’issue de documenta 13 ? Nous aborderons plus loin la façon dont Huyghe « déplace » une telle intervention au sein même du musée. Cette question se pose d’ailleurs pour bon nombre des projets de l’artiste. Huyghe n’a jamais dissimulé une certaine proximité théorique avec la pensée de Daniel Buren.

« Depuis les années 1960, écrit Dorothea Von Anthelmann, les travaux in situ de Daniel Buren se caractérisent par la suspension des frontières entre œuvre, support, cadre et lieu. Le lieu d’élaboration de l’œuvre devient partie intégrante de l’œuvre elle-même, qui se situe dans une interaction constante entre le site et sa transformation artistique[21] ».

Ce rapport au site peut également rapprocher Huyghe des artistes du Land Art,  et notamment de Robert Smithson. Ce dernier reste une figure dont l’œuvre atteste, dès 1968, d’une dialectique entre interventions, souvent monumentales, sur sites (parmi lesquelles Asphalt Rundown, 1969, ou Spiral Jetty, 1970), et non-sites (des fragments de sites rassemblés dans des bacs géométriques, parfois en présence de cartes et photographies[22].

Évoquer la présence du site dans un lieu éloigné, une telle question se pose chez Huyghe depuis longtemps. Streamside Day en 2003 en est un exemple majeur. Invité à la DIA Foundation en 2002, l’artiste découvre, lors d’un trajet vers DIA Beacon dans l’État de New York, le complexe de Streamside Knolls en cours de construction dans la ville de Fishkill. L’artiste propose aux responsables du programme immobilier d’organiser un festival pour la communauté qui s’y installe. Le Streamside Day a lieu le 11 octobre 2003 : arbre commémoratif, déguisements, parade, discours, dîner et feu d’artifice rythment cette journée. Il s’appuie, pour la construction de cet événement, tant sur l’histoire locale et nationale que sur des référents cinématographiques[23]. Le projet de l’artiste ne se limite pas à une seule journée, mais à inventer cette célébration et à en faire une date récurrente pour cette communauté. Il s’agit pour lui de créer ce rassemblement et de laisser aux membres de Streamside la charge de le reconduire d’année en année et de l’inscrire dans le calendrier.

Huyghe tire un film de cet événement. Aux images documentaires de la fête, Streamside Day[24] (2003) mêle des plans évoquant le passé des lieux (une nature idyllique vierge de présence humaine) et le récit fictif d’une famille venant s’installer dans la ville. Une nouvelle fois, le film ne peut se résumer à la seule documentation d’un événement pourtant bien réel, mais en donne une transcription qui confine au mythe au sens premier du terme : « récit fabuleux, transmis par la tradition, qui met en scène des êtres incarnant sous forme symbolique des forces de la nature, des aspects de la condition humaine[25] ».

Lors de sa première présentation au DIA Center for the Arts à New York en 2003, le film est accompagné d’un dispositif qui tente de reproduire la notion même d’une célébration cyclique intégrée dans le calendrier. L’exposition Streamside Day Follies s’offre tout d’abord comme un espace vide à l’exception de rails suspendus au plafond. Cinq parois automatisées se détachent du mur et se déplacent dans l’espace. L’une des faces de ces cloisons mobiles est couverte d’une surface réfléchissante colorée, l’autre est blanche. Ces cloisons, suspendues à quelques centimètres du sol, se meuvent lentement le long des rails avant de former un pavillon destiné à la projection du film. L’espace mural laissé vacant par les parois mobiles révèle la présence de dessins liés au projet. À la fin du film, les cloisons se détachent et retournent à leur positionnement initial. Ce pavillon temporaire évoquait tout autant l’œuvre permanente de Dan Graham placée sur le toit de l’espace d’exposition (Two-Way Mirror Cylinder Inside Cube and a Video Salon: Rooftop Urban Park Project for DIA Center for the Arts, 1981-1991) que le projet utopique de Huyghe de concevoir un pavillon de projection évolutif pour la communauté de Streamside[26]. Cette chorégraphie de l’espace de l’exposition, cette alternance entre espace vide et composition d’un espace de projection est une manière de mettre en scène le rituel qu’est l’œuvre : une célébration à réitérer annuellement, mais qui n’est ni transférable ni « exposable ».

L’exposition au DIA Center for the Arts est la seule à avoir bénéficié d’un dispositif aussi complexe de monstration pour cette œuvre. Les présentations ultérieures furent plus simples, mais néanmoins très précises. Le film Streamside Day s’accompagne désormais de plusieurs éléments à même de recontextualiser la célébration : le Streamside Day Calendar (2003), un calendrier commémorant l’événement ouvert à la page du mois d’octobre sur laquelle la fête est signifiée ; Nœud 01 pour Streamside Community Center (2003, avec Roche&Sie(n) architectes), un dessin mural représentant le possible pavillon communautaire de projection ; et enfin un arbre poussant dans les environs de Streamside Knolls. Si pour des raisons pratiques, l’arbre est souvent omis des présentations, le dessin mural et le calendrier sont des indispensables à l’exposition du film[27]. Huyghe fit pourtant le choix de présenter seulement le film pour sa rétrospective au Centre Pompidou à Paris en 2013.

Une rétrospective impossible ?

Pour un artiste dont l’œuvre est déjà complexe à présenter lors de sa première exposition, la rétrospective est un enjeu majeur. Ajoutons que certains de ses travaux n’avaient jamais été réexposés jusqu’alors[28]. D’autant plus que Huyghe est plutôt rétif à la question de la rétrospective, comme le précise Randy Kennedy :

« Trop de rétrospectives d’art contemporain, déclare l’artiste, ont commencé à “ressembler à Un Jour sans fin avec Bill Murray”. Ce qui a commencé à l’intéresser, c’est l’idée de faire une exposition qui ressemble à une sorte de corps étranger logé dans un musée, comme par accident[29] ».

L’exposition du Centre Pompidou condense 52 œuvres. Refusant un parcours linéaire, la rétrospective, itinérante à Cologne et à Los Angeles, adopte un parcours labyrinthique dans lequel les « œuvres se fondent les unes dans les autres pour une expérience en partie chorégraphiée et en partie laissée au hasard[30] ». L’artiste utilise et redéploye les cimaises de la rétrospective de Mike Kelley qui avait eu lieu dans les mêmes salles et qui venait de se terminer. Ces cloisons temporaires déplacées, parfois découpées pour ouvrir de nouvelles circulations, laissant les tranches et les accidents de coupe visibles, donnent un aspect de chantier ou de décharge d’œuvres (pour reprendre l’analogie avec le compost de Cassel) à l’exposition.

La rétrospective de Huyghe n’est pas organisée de manière chronologique et la logique thématique des rassemblements d’œuvres n’est pas immédiatement apparente. L’exposition s’ouvre avec la performance Name Announcer (2011) : à l’entrée de la rétrospective, une personne demande le nom des visiteurs y pénétrant, puis l’annonce à voix haute. Cette première œuvre exposée n’est présente que de manière intermittente : elle peut être absente, invisible lors du passage du visiteur dans l’exposition. Les deux éléments exposés suivants ne sont pas de la main de l’artiste. Après l’entrée, dans une salle qui précède immédiatement le grand espace d’exposition, sont montrés Mère Anatolica 1 (1975), une sculpture délabrée de Parvine Curie présente dans le collège que fréquenta Huyghe, et des extraits de conférences de l’Institut des hautes études en arts plastiques où il fut élève. À de rares exceptions près[31], les films sont projetés à même les cimaises, non repeintes pour l’occasion, portant les marques de leur précédente utilisation, et à proximité immédiate d’autres œuvres. Cela permet de souligner des liens plus ou moins évidents entre des projets parfois assez éloignés[32]. Mais cela renforce aussi l’aspect sépulcral que pouvait avoir cette rétrospective, qui soulève ainsi volontairement le problème inhérent de l’exposition pour les projets de Huyghe.

Qu’exposer quand une œuvre ne peut être déplacée ou n’existe plus ? Aux restes des cimaises de l’exposition précédente se mêlent des fragments d’œuvres de Huyghe. Une extension de la rétrospective à l’extérieur du Centre Pompidou (tout en lui étant immédiatement jointive) a été aménagée. Au fond de cet espace, on découvre Untilled (Liegender Frauenakt) issu d’Untilled. Face à cette sculpture, un étrange climat fait de neige, de brouillard et de précipitations programmé se développe. Il s’agit de L’Expédition scintillante. Acte 1. Untitled (Weather Score) (2002).

L’Expédition scintillante est une exposition de Huyghe qui eut lieu à la Kunsthaus de Bregenz en 2002. À la manière d’un opéra, elle déployait sur les étages du musée trois séquences préfigurant une expédition à venir. L’acte 1 se fondait sur le climat décrit par Edgar Allan Poe dans le roman Les Aventures d’Arthur Gordon Pym (1838). Ce climat (neige, brouillard, pluie) était reproduit dans la salle dans laquelle Untitled (Ice Boat), un bateau fait de glace, fondait au fur et à mesure de l’exposition (jusqu’à disparaître totalement laissant un espace quasi vide) tandis qu’une radio diffusait Radio Music de John Cage. L’Expédition scintillante fonctionnait sur le principe de la disparition, il n’était donc pas envisageable de reproduire le bateau de glace ultérieurement. Il ne fut donc jamais remontré. Untitled (Weather Score) n’avait pas non plus été réexposé jusqu’alors. L’œuvre n’est donc qu’une fraction de la version initiale exposée à Bregenz : un vestige.

Le seul fragment de L’Expédition scintillante qui ait trouvé une forme durable est Untitled (Light Box) : une boîte produisant de la lumière sur de la fumée au son des Gymnopédies 3 et 4 d’Erik Satie. Exposée à de nombreuses reprises, elle est montrée dans la rétrospective parisienne aux côtés de la projection de A Journey that wasn’t. Les deux projets sont en effet intimement liés. L’Expédition scintillante préfigure un voyage en Antarctique, le fantasme. A Journey that wasn’t le réalise. C’est la première fois que les deux œuvres sont montrées à proximité l’une de l’autre. Elles fonctionnent en alternance : lorsque qu’Untitled (Light Box) termine son cycle, la projection du film commence et ainsi de suite. Le troisième acte de L’Expédition scintillante est lui aussi remontré pour la première fois depuis 2002. Untitled (Black Ice Stage) est une patinoire noire sur laquelle une danseuse vient régulièrement évoluer au son de Music for Airports 4 de Brian Eno. Elle est située dans la rétrospective entre Untitled (Weather Score) et la black box contenant le film et la boîte lumineuse.

À la manière d’Untitled (Weather Score) et de son bateau manquant, d’autres œuvres étaient lacunaires dans l’exposition. Ghost Room (2004) est une vaste structure gonflable de la forme d’une salle d’exposition que l’artiste avait fait léviter en dehors du Castello di Rivoli où son empreinte avait été prise. Elle est ici présentée dégonflée telle une peau morte ou un souvenir impossible à reproduire. L’exposition se voit aussi animée de manière régulière par le déplacement d’un homme portant alternativement un masque animalier renvoyant à La Toison d’or ou le masque Players (2010) en forme de livre ouvert recouvert de LED qu’on retrouve dans l’événement et le film The Host and the Cloud (2009-2010). L’homme est parfois accompagné de Human, la chienne à la patte rose apparue à la documenta en 2012. Celle-ci gambade librement dans l’exposition sous l’œil d’abord interloqué des visiteurs[33]. Elle s’étend parfois sur une fourrure déposée dans un coin de l’espace et qui évoque fortement la sculpture À Rebours (2012) mais désossée de sa structure[34]. La patte rose de Human rend ainsi plus compréhensible la présence de tas de sable d’une couleur identique dans l’exposition. Chienne et sable sont une évocation du biotope Untilled, déjà remémoré par Untilled (Liegender Frauenakt) à l’extérieur.

La documenta de Cassel se voit aussi intégrée dans la rétrospective avec le film A Way in Untilled[35] (2012). Comme les films précédemment cités, celui-ci dépasse le seul document pour tenter de mettre en œuvre sous forme de film les processus en cours dans le projet de l’artiste. A Way in Untilled n’est pas Untilled et ne peut l’être. Mais comme l’indique son titre, il tente de se frayer un chemin dans Untilled. Il passe ainsi de l’environnement au microcosme indiquant le processus de naissance et de germination à l’œuvre autant qu’il montre les figures identifiables du projet (sculpture et chienne), soutenu par un montage sonore minutieux, à même de révéler ce qui n’est pas immédiatement visible.

L’ambiance générale de la rétrospective au Centre Pompidou est assez lourde, accentuée par les cimaises désaxées et délabrées, ainsi que la présence intermittente de Music for Airports 4 de Brian Eno et la tonalité sombre de certaines œuvres. Autant que la relecture d’une vingtaine d’années de carrière, la rétrospective montre aussi le musée comme un lieu d’embaumement. L’espace labyrinthique que constitue l’exposition devient alors comme un cimetière des projets de l’artiste dont il ne reste plus que des états figés ou des fragments métonymiques. « Seul n’existe d’ailleurs pour lui que le projet abouti[36], » précise Roxana Azimi. La rétrospective est alors une balade entre les fantômes des projets passés et un manifeste même de sa pratique.

L’itinérance de l’exposition au Ludwig Museum de Cologne en 2014 produit un effet fort différent. Si l’artiste déplace en Allemagne les cimaises de l’exposition parisienne, la rétrospective n’y est pas rejouée de la même manière. Ce sont, à de rares exceptions près, les mêmes œuvres qui sont présentées. Mais, en partie du fait d’un espace d’exposition différent, un sens et une humeur autres émergent. Laurence Bertrand Dorléac note à propos des expositions itinérantes : « Une exposition est ancrée dans un lieu ; si vous changez de lieu, elle change de sens. […] Le lieu doit s’imposer pour une raison ou pour une autre, […] à chaque fois, c’est une autre expérience[37] ».

À la différence du vaste espace cubique du Centre Pompidou, celui de Cologne est tout en longueur. Les choix scénographiques de l’artiste imposent une fois l’exposition terminée de la retraverser quasi intégralement pour en sortir. La sculpture délabrée de Parvine Curie n’est pas présente au Ludwig Museum. L’exposition s’ouvre, passée la performance Name Announcer, sur une nouvelle version de Timekeeper (1999) : un trou creusé dans le mur qui révèle les couches successives de peintures des expositions précédentes[38]. Viennent ensuite des œuvres présentées bien plus loin lors de la version parisienne de la rétrospective (un aquarium, Shore (2013), The Host and the Cloud…). Le visiteur s’enfonce plus profondément de salles en salles, avec une ouverture sur un jardin du musée pour observer Untilled (Liegender Frauenakt). Si Untitled (Black Ice Stage) est toujours présente, elle a adopté une nouvelle forme. La patineuse évoluant par intermittence et la musique sont absentes. La patinoire est recouverte d’une épaisse et rocailleuse glace la mettant hors d’usage et nécessitant une température assez basse dans la salle qui l’accueille, à même de la maintenir en l’état. Cela renforce la dimension multi-sensorielle de l’exposition[39] et l’analogie avec le spectacle musical donné sur la patinoire de Central Park pour A Journey that wasn’t. La rétrospective s’achève en un cul-de-sac dans une salle projetant en alternance ce film et diffusant les circonvolutions lumineuses et colorées de Untitled (Light Box), faisant de ces deux œuvres jumelles les clefs de voûte et de compréhension de la pratique de l’artiste. Au cénotaphe muséal parisien répondait une grotte dans laquelle s’enfoncer, en quête des origines et de l’orientation du travail, avant de devoir rebrousser chemin pour regagner le jour et observer d’un œil différent et éclairé les œuvres déjà vues.

La rétrospective s’offre ainsi comme errance ou comme traversée, toutes deux créatives et toutes deux montrant un artiste désireux aussi bien de souligner la difficulté à exposer son travail que de le raconter autrement. Celui-ci disait déjà en 2006 :

« C’est lié à mon intérêt pour le jeu, l’extension, le déplacement en général. Travailler sur une rétrospective, c’est faire réapparaître des œuvres et continuer de les raconter. Le “RE” est présent. C’est aussi une mécanique que j’ai pratiquée avec Remake évidemment, mais aussi avec Blanche-Neige Lucie ou The Third Memory, un jeu avec les célébrités et les icônes de la culture populaire. Mais c’est sa part de devenir qui est intéressante, étendue à de nouvelles possibilités[40]. »

Si l’œuvre de Pierre Huyghe résiste au musée, elle y pénètre et produit parmi les expositions les plus riches et les plus fascinantes, tout en prenant parfois l’institution et le créateur à leur propre piège. Lors d’une de mes visites à la rétrospective un jour d’automne 2013, une œuvre parvint à littéralement s’échapper de la rétrospective : Human qui trouva le chemin de la sortie du musée et s’enfuit dans les rues de Paris, son gardien à ses trousses, ainsi que plusieurs touristes sortant du musée en courant pour immortaliser de leur appareil photo « l’événement ».

 

Notes

[1] Azimi R., « Pierre Huyghe », Le Journal des arts, n° 333, 22 octobre – 4 novembre 2010, p. 35 : Pierre Huyghe préfère le terme événement à celui de performance qu’il juge peu approprié pour sa pratique : « C’est un mot trop scénarisé, fermé à l’interprétation, comme celui de “performance” ».

[2] L’œuvre est précisément décrite dans certains textes agrémentés d’une photographie. Cf. « Passagers/Pierre Huyghe », Entre-deux.org, 2001, en ligne : https://www.entre-deux.org/cp_projets/passagers/ (consulté en février 2021).

[3] Dévoler, 1994, action, film, Betacam SP, couleur, son, 2 x 10 secondes.

[4] Huyghe P., « Dévoler », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, 2013, p. 10 : « Dévoler est un geste en réponse à la demande d’un premier ministre de retrouver confiance dans la consommation. Acte d’inversion. L’artiste se déleste d’un objet dans son lieu d’achat ».

[5] Remake, 1994-1995, film, Betacam SP, couleur, son, 100 min.

[6] Baker G., « An interview with Pierre Huyghe », October, n° 110, automne 2004, p. 84 : Pierre Huyghe à propos de Streamside Day (2003) : « What interested me was to investigate how a fiction, how a story, could in fact produce a certain kind of reality. […] we can call this fiction a “score” ».

[7] L’Ellipse, 1998, triple projection vidéo du film super 16 mm transféré sur Beta numérique, couleur, son, 13 min.

[8] La Toison d’or, 1993, événement, Jardin de l’Arquebuse, Dijon.

[9] Cf. « Liste chronologique des œuvres », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, 2013, p. 227.

[10] C’est le cas pour In the Belly of Anarchitect (2004) avec Rirkrit Tiravanija et Pamela M. Lee qui est la captation d’un événement à la galerie de Portikus à Francfort-sur-le-Main ou de This is not a Time for Dreaming (2004), enregistrement d’un spectacle de marionnettes dans lequel le public et la structure temporaire (conçue avec Michael Meredith) l’accueillant apparaissent.

[11] L’un des néons de l’artiste se nomme Yo no poseo el jardίn de senderos que se bifurcan (2007) d’après la nouvelle Le jardin aux sentiers qui bifurquent de Jorge Luis Borges (1941).

[12] L’île est située dans la partie chilienne de l’Antarctique.

[13] Créé pour Celebration Park au musée d’Art moderne de la ville de Paris, exposition itinérante à la Tate Modern de Londres, en 2006, cet objet n’existe plus à l’issue de ces expositions.

[14] A Journey that wasn’t, 2005, film super 16 mm et vidéo HD transférés sur vidéo HD, couleur, son, 21 min. 41.

[15] Pierre Huyghe, « Double Negative. A Journey that wasn’t. 14 octobre 2005 », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, 2013, p. 109.

[16] « Liste chronologique des œuvres », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, p. 235.

[17] Comme dans les aquariums qu’il conçoit depuis 2010.

[18] Pierre Huyghe, « Untilled, 2011-2012 », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, p. 186.

[19] Untilled (Liegender Frauenakt), 2012, moulage en béton avec une structure autour de la tête entourée d’une ruche, cire, abeilles. Sculpture : 75 x 145 x 45 cm ; socle : 30 x 145 x 55 cm ; dimensions de la ruche variables.

[20] documenta 13, Kassel, 9 juin – 16 septembre 2012.

[21]  Hantelmann D. (von), « Situated cosmotechnologies. Pierre Huyghe’s Untilled and After Alife Ahead », Pierre Huyghe, cat. exp., Londres, Koenig Books, 2019, p. 14 : « Since the 1960s, Daniel Buren’s in situ works have been characterized by the suspension of the boundaries between work, carrier, frame and place. The place where the work is developed becomes an integral part of the work itself, which is situated in a constant interplay between the site and its artistic transformation ».

[22] Lailach M., Land Art, Cologne, Taschen, 2007, p. 86 : selon Robert Smithson : « Le non-site (un earthwork dans un espace clos) est une image logique en trois dimensions qui, tout en étant abstraite, représente un site réel. C’est à travers cette métaphore en trois dimensions qu’un site peut représenter un autre site qui ne lui ressemble pas ».

[23] Les costumes portés par les enfants lors de la célébration et les images du film de l’artiste peuvent renvoyer tant à la faune locale qu’à l’imaginaire véhiculé par les films de Walt Disney, Bambi (David D. Hand, 1942) en premier lieu.

[24] Streamside Day, 2003, film super 16 mm et vidéo transférés sur Beta numérique, couleur, son, 26 min.

[25] Cf. « mythe », Rey A., Rey-Debove J. (dir.), Le Nouveau Petit Robert, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1993, p. 1465.

[26] Huyghe P., « Streamside Community Center, 2003 », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, 2013, p. 128 : « Cet environnement construit au cœur de la forêt joue sur la complexité et les mouvements entre ce qui est dedans, dehors. […] Cette cage peut se plier topologiquement en fonction de ces deux mouvements, afin qu’ils puissent se mêler ou être ambigus. […] Scénario 2 : Chaque année, à la date anniversaire, un bâtiment automate s’ouvre. Le film de l’événement y est présenté ».

[27] Le Mac/Val de Vitry-sur-Seine fit le choix d’une simple présentation du film, sans ses éléments de contexte, pour son accrochage des collections L’Effet Vertigo en 2015.

[28] Dont une large partie de L’Expédition scintillante (2002) sur laquelle nous reviendrons.

[29] Kennedy R., « Pierre Huyghe’s Unpredictable Retrospective », New York Times, 3 September 2014 : « Too many contemporary-art retrospectives, he said, have begun to feel “like Groundhog Day with Bill Murray.” What began to interest him, he said, was the idea of making an exhibition that felt like some kind of foreign body lodged in a museum, as if by accident ».

[30] Farago J., « Pierre Huyghe at Lacma – a sometimes baffling but always engaging retrospective », The Guardian, 4 décembre 2014 : à propos de l’itinérance de la rétrospective au Lacma de Los Angeles : « works bleed into one another, for an experience that’s partly choreographed and partly left to chance ».

[31] A Journey that wasn’t qui bénéficiait d’une projection grand format en black box, Blanche-Neige Lucie (1997) et A Forest of Lines (2008) diffusés comme à leur habitude sur moniteurs.

[32] Par exemple A Journey that wasn’t (2005) et L’Expédition scintillante, Acte 2. Untitled (Light Box) (2002) ; La Toison d’or (1993) et Streamside Day (2003) ; RSI, un bout de réel (2006), De Hory Modigliani (2007), The Host and the Cloud (2010) et Zoodram 4 (after The Sleeping Muse by Constantin Brancusi, 1910) (2011).

[33] Avant de devenir un phénomène critique marqué et une sorte de must have de l’exposition cf. Lequeux E., « L’exposition Pierre Huyghe, un étonnant phénomène », Le Monde, 30 décembre 2013 : « Fourmis, araignées, bernard-l’hermite, sans oublier Human, l’étrange chien blanc à patte rose dont la photo inonde les réseaux sociaux… ».

[34] À Rebours, 2012, objet, fourrure, structure, 60 x 60 x 100 cm. Une fourrure est enroulée autour d’un objet lui donnant la forme d’un animal agenouillé la tête entre les pattes. La notice de l’œuvre précise qu’il en existe « 5 variantes ». Cf. « Liste chronologique des œuvres », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, 2013, p. 235.

[35] A Way in Untilled, 2012, film, vidéo HD, couleur, son, 14 min.

[36] Azimi R., « Pierre Huyghe », Le Journal des arts, n° 333, 22 octobre – 4 novembre 2010, p. 35.

[37] Bertrand Dorléac L., Descola P., Georgel P., Preti M., « Qu’est-ce qu’exposer ? », Perspective, n° 1, 2015, en ligne : https://journals.openedition.org/perspective/5785?lang=en (consulté en février 2020).

[38] Un Timekeeper avait été réalisé au Centre Pompidou, de même que dans de nombreuses expositions de l’artiste.

[39] C’est cette version de l’œuvre qui sera présentée au Lacma à Los Angeles la même année, une itinérance de l’exposition que nous n’avons pu voir. Elle était néanmoins similaire à celles de Paris et de Cologne dans son côté fragmenté, non chronologique et ouverte sur l’extérieur. Seules les cimaises de l’exposition Mike Kelley avaient été allongées pour correspondre à la taille du bâtiment américain. Des œuvres de 2014 y avaient été ajoutées : les aquariums Nympheas Transplant et le film Untitled (Human Mask).

[40] Obrist H.-U., « Entretien avec Pierre Huyghe », Pierre Huyghe, Celebration Park, cat. exp., Paris, Paris musées, 2006, p. 121.

 

Pour citer cet article : Mickaël Pierson, "Pierre Huyghe : l’exposition qui n’existait pas", exPosition, 27 septembre 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-2/pierson-huyghe-exposition/%20. Consulté le 19 mars 2024.

Quelle place pour le clip vidéo au musée ? De sa reconnaissance muséale à sa remise en question, à travers trois expositions françaises (1985-2007)

par Marie Vicet

 

Marie Vicet est docteure en histoire de l’art contemporain. Ses recherches de doctorat portent sur les liens existant entre les artistes contemporains et le clip vidéo musical depuis le début des années 1980. En juin 2013, elle a co-organisé avec Fleur Chevalier et Mickaël Pierson les journées d’étude « Du studio au plateau de télévision : appropriations, détournements et réinterprétations par les artistes » qui se sont tenues à l’INHA. En 2016, elle fut également ingénieure d’études pour le programme « Les Immatériaux : retour sur une exposition pionnière (1985) » que dirigea Thierry Dufrêne au sein du Labex Arts H2H. La publication de sa thèse est actuellement en préparation. —

 

Dès le début des années 1980, par la multiplication des programmes musicaux, mais aussi par l’apparition des premières chaînes musicales, MTV[1] en tête, le clip vidéo apparut comme un nouveau format audiovisuel en pleine expansion[2]. Outil promotionnel voulant gagner en légitimité artistique dès ses premières années, le clip se tourna vers le cinéma (si le cinéma fut dès le début une référence pour les réalisateurs de clips, les grands noms de la pop – et en premier lieu Michael Jackson – firent également très vite appel à des réalisateurs de films reconnus pour signer leurs clips), mais intéressa également rapidement les artistes plasticiens. En effet, ces derniers, attirés par cette nouvelle forme de création, furent nombreux à réaliser un ou plusieurs clips musicaux dès le début des années 1980, en marge de leur carrière artistique[3].

Si la critique cinéma s’intéressa très rapidement au clip, Serge Daney désignant même en 1987 un clip de Mondino comme le « plus joli film de l’année[4] », l’institution muséale lui consacra, quant à elle, différentes expositions en France mais aussi aux États-Unis dès le milieu des années 1980. Cet intérêt rapide des institutions pour le clip pose différentes questions, compte tenu de la nature de ce dernier. En effet, le clip, outil promotionnel conçu pour la télévision, n’a pas, a priori, sa place au musée. Pourtant en 1985, celui-ci fait son apparition dans deux expositions en France, Les Immatériaux (1985) et Paysage du clip (1985), ce qui marqua l’entrée du clip au musée, mais également le début d’une certaine reconnaissance par le monde artistique. Il sera ainsi question dans cet article de s’interroger sur les conséquences du déplacement du clip au musée par l’étude des deux expositions précédemment citées, mais également dans le cadre de l’exposition Playback qui, 20 ans plus tard, revenait sur l’influence du clip dans la création artistique. Ces trois expositions majeures concernant l’admission du clip au musée nous permettront ainsi de dessiner les rapports complexes que l’institution muséale entretient avec cette forme télévisuelle depuis les années 1980, de sa reconnaissance à une remise en question de son exposition muséale. Il sera également question de s’interroger plus largement sur l’évolution possible de la forme clip au musée.

Le clip : un objet d’étude ?

Si l’exposition collective Les Ateliers 84[5] avait déjà présenté une sélection de clips vidéo[6] l’année précédente, l’exposition Les Immatériaux[7] organisée du 28 mars au 15 juillet 1985 au Centre Georges Pompidou intégra le clip vidéo de manière inédite. Conçue sous le commissariat général de Jean-François Lyotard et le commissariat de Thierry Chaput pour le Centre de Création Industrielle autour de la question de la « postmodernité[8] », l’exposition se voulait une réflexion sur l’époque autour des questions d’immatérialité qui devenaient de plus en plus présentes avec le développement des nouvelles technologies[9]. Le clip vidéo, par sa nouveauté, mais aussi parce qu’il fut très vite considéré comme un symbole de cette « postmodernité », en raison de l’hétérogénéité et de la multiplicité qu’il renfermait et de son « esthétique de la miette, du fragment[10] », avait, à juste titre, toute sa place dans l’exposition.

Remettant en question la présentation traditionnelle des expositions, Les Immatériaux était conçue comme un projet de recherche dans lequel le visiteur circulait sans parcours prédéfini parmi les différentes sections organisées selon cinq entrées possibles et simplement séparées par des trames suspendues[11]. Par conséquent, il n’était pas question de présenter un simple programme de clips vidéo, mais d’interroger le format, de le décrypter et d’en faire son étude. Toute une section, celle nommée « Le corps chanté », était dévolue au clip sous forme d’une bande vidéo intitulée Clips à la loupe. Celle-ci avait été réalisée par Jean-Paul Fargier[12], critique de cinéma et enseignant au département de Cinéma de l’Université Paris VIII Vincennes, et par Christophe Bargues, déjà responsable de la sélection de clips diffusée lors de l’exposition Les Ateliers 84 quelques mois plus tôt à l’ARC.

La bande vidéo en question avait été conçue comme une étude visuelle qui mettait « en évidence la syntaxe, les effets d’écriture particuliers aux vidéo-clips[13] » autour du corps de l’interprète. Présenté sur trois grands moniteurs vidéo accrochés à environ 1m50 du sol et placés dans trois angles de la section de l’exposition[14], le montage répertoriait sur une durée de 33 minutes les différents effets visuels présents dans 60 clips, aussi bien français, anglais ou américains. Les deux réalisateurs souhaitaient, à travers cette bande, développer une histoire et une analyse du format nouveau qu’était encore le clip vidéo.

Si Clips à la loupe ne fut peut-être pas l’élément le plus notable de cette exposition-concept majeure, elle occupe une place importante dans la légitimation du clip du côté du monde de l’art et de l’institution muséale en France. Contrairement aux expositions qui présentèrent des clips à la même période – notamment Les Ateliers 84 déjà cités, Paysage du Clip quelques mois plus tard, ou encore, la même année, l’exposition Music Video: the Industry and Its Fringes au Museum of Modern Art de New York (MoMA) – et qui fonctionnaient essentiellement par programmes de clips, l’exposition Les Immatériaux fut la première et la seule à proposer une véritable analyse plastique du clip vidéo grâce à sa bande Clips à la loupe. Reprenant le modèle de l’analyse de film, Jean-Paul Fargier et Christophe Bargues proposaient un décryptage de l’écriture du clip en s’intéressant au corps des chanteurs des premières années de la décennie 1980, notamment dans ses différentes apparitions, disparitions ou dédoublements. Pour Jean-Paul Fargier, un clip était destiné à renforcer l’image de marque du chanteur et de sa chanson, et était constitué par conséquent d’images marquantes : « des images facilement repérables, rapidement identifiables, instantanément décodables, donc hyper-codées, hyper-connues, hyper-définies[15]. »

Dans la bande vidéo Clips à la loupe, les différents clips sont disséqués, coupés en très courtes séquences de quelques secondes pour illustrer à chaque fois une manifestation du corps du chanteur selon les différents effets répertoriés, en prenant comme technique celle du zapping déjà utilisée dans de nombreux clips[16]. Le montage est constitué de deux parties intitulées pour la première « Une aventure du corps » et pour la seconde « Péripéties de l’image », d’une dizaine de minutes chacune. Chaque thématique est introduite par un carton, puis illustrée par plusieurs extraits (entre un et cinq) provenant de la soixantaine de clips sélectionnés. Différents extraits d’un même clip vidéo ont pu être utilisés pour illustrer différentes thématiques de la vidéo. Les réalisateurs voulaient ainsi mettre au jour les figures de style récurrentes dans les différents vidéo-clips commerciaux que l’on pouvait voir à la télévision au début des années 1980 et les techniques utilisées en masse dans ces productions. Le but était en premier lieu pédagogique : montrer au visiteur de l’exposition que le clip était un genre audiovisuel nouveau, qui avait sa propre écriture et possédait un même vocabulaire plastique.

Objet de la première partie du montage, le corps du chanteur dans les clips du début des années 1980 était à l’image du format lui-même : hétérogène, multiple et fragmenté, mais également de celle de l’exposition. De même que Clips à la loupe était composé de bribes de clips, Les Immatériaux étaient constitués d’une multitude de sections mêlant diverses disciplines allant de l’art à la science, en passant par les nouvelles technologies et la philosophie, entre autres sujets traités. Le spectateur allait d’un site à un autre sans transition, dans un parcours libre, grâce à une scénographie uniquement constituée de trames métalliques suspendues plus ou moins opaques. Le format clip répondait bien à cette scénographie, avec ses effets vidéo s’enchaînant. La présence de la bande se plaçait également dans une démarche d’ouvrir le musée à de nouvelles formes d’exposition. Le spectateur pouvait en regarder un extrait en parcourant l’exposition ou s’arrêter pour la visionner en entier.

La question du corps est toujours présente dans la deuxième partie de la bande, mais celle-ci titrée « Une péripétie de l’image » décrypte plus particulièrement les effets utilisés de manière récurrente dans les clips vidéo de cette époque. Si Clips à la loupe concourait à la reconnaissance du clip comme une nouvelle forme artistique en proposant une analyse qui montrait la spécificité de la forme, la dernière partie de la bande parachevait ce travail en dévoilant les noms des réalisateurs des clips employés. En effet, le montage se conclut par un générique listant la totalité des clips utilisés, les uns après les autres, avec pour chacun le titre de la chanson, le nom du chanteur, celui de la maison de disque et, plus inédit, le nom du réalisateur de la vidéo inscrits sur l’image. Pendant longtemps, et encore aujourd’hui, les réalisateurs de clip sont restés très souvent inconnus du grand public – et d’autant plus à l’époque –, leur nom n’étant pas indiqué lors de la diffusion du clip à la télévision. Jean-Paul Fargier et Christophe Bargues, en les citant un à un, les sortaient ainsi de leur anonymat. Ils leur rendaient leur statut d’auteurs voire d’artistes. Et pour aller plus loin, reconnaître les réalisateurs comme auteurs de leur clip permettait également d’admettre le clip comme une œuvre ou un objet autonome, et non plus comme une simple forme promotionnelle.

Si la fragmentation des différents clips peut poser problème, en détruisant notamment leur unité intrinsèque, Clips à la loupe reste un matériel didactique, qui, en l’occurrence, propose des clés aux visiteurs pour décoder un nouveau format télévisuel. Ainsi, au sein même d’une exposition manifeste, qui entendait, entre autres, réfléchir sur les façons de regarder et d’écouter les différents registres d’images, le clip vidéo tenait une place de choix, observé « à la loupe », au même titre que d’autres matériaux issus de différents domaines de recherche comme les sciences dures ou les sciences de la communication. La présence du vidéo-clip dans cette exposition marquait de surcroît l’intérêt grandissant de cet objet culturel aux yeux de l’institution muséale ; un intérêt confirmé lors de l’exposition Paysage du clip quelques mois plus tard.

Vers une reconnaissance du clip comme forme artistique ?

Contrairement à l’exposition Les Immatériaux dans laquelle le clip n’avait occupé qu’une section parmi plus de soixante autres au sein d’une thématique plus large, Paysage du clip[17] organisée la même année, du 2 octobre au 11 novembre 1985, également au Centre Pompidou, fut la première exposition française entièrement consacrée au clip vidéo. Organisée par Christophe Bargues, déjà coréalisateur de la bande Clips à la loupe, et coordonnée par le service des manifestations du Centre, l’exposition avait pour objectif, d’après son communiqué de presse, de rendre compte de la créativité, de l’expérimentation et de la grande diversité des productions de clips vidéo depuis les sept dernières années :

« Sur les écrans du grand foyer seront projetées des images diversifiées tant par leurs formes d’expression que par les techniques utilisées et les budgets.

Leurs auteurs ont exploré à partir de la musique rock, l’espace où se rencontrent la danse, la mode, la photographie, le cinéma, la bande dessinée…

Cette expression actuelle, issue du rock et de la télévision, connaît une grande popularité qui a permis au clip de devenir un champ d’expérimentation privilégié pour les créateurs.

Le vidéo-clip s’est imposé comme une des formes de spectacle des années 80. C’est dans cet esprit que Christophe Bargues, responsable de la manifestation Paysage du clip, a collaboré avec Rock America pour cette première rétrospective consacrée au clip[18]. »

Ainsi, il ne s’agissait plus de réaliser une étude des différentes figures visuelles du clip, mais de concevoir une rétrospective entière de la jeune forme télévisuelle qu’était encore le clip vidéo. L’exposition voulait ainsi célébrer ce nouveau mode d’expression, mélangeant son et image avec créativité. En consacrant toute une exposition au clip, Paysage du clip, précédée le mois d’avant de l’exposition Music Video: The Industry and Its Fringes[19] au MoMA de New York, confirmait la reconnaissance du clip par l’institution muséale comme une des formes artistiques les plus novatrices du moment. Par ce biais, le clip acquérait un statut artistique. Ces deux expositions préfiguraient également l’entrée du clip dans les collections des deux musées[20], ce qui achevait le processus de consécration du clip par le monde muséal.

Dans Paysage du clip, les clips choisis étaient diffusés non plus par fragments, mais en intégralité. Tous avaient été privilégiés pour leur importance plastique et historique, et non plus simplement pour les effets visuels qu’ils contenaient. L’entrée étant libre, les visiteurs du Centre avaient tout le loisir de venir découvrir une riche sélection de plus de 300 clips présentée au sous-sol, sur huit moniteurs, ainsi que sur un grand écran dans le foyer, au centre duquel avait été installée une structure pyramidale permettant de s’asseoir. Cette sélection représentait, au total, quinze heures de vidéos retraçant les sept dernières années de production, à laquelle s’ajoutait cinq heures de clips totalement inédits. C’est la société américaine Rockamerica[21], partenaire de l’exposition, qui avait fourni dix heures de clips, libres de droits et prêts à être diffusés, provenant de sa vidéothèque qui comptait des milliers de clips réalisés principalement entre 1975 et 1985. Les autres clips, présentés en avant-première pendant l’exposition, avaient été prêtés gracieusement par différentes maisons de disques contactées[22].

La totalité des clips vidéo était répartie en 22 programmes[23], contenant chacun entre dix et quinze clips. Selon un ordre qui changeait chaque jour, les programmes de clips s’enchaînaient, reprenant ainsi le flux de clips d’une chaîne musicale. Il était donc possible de voir dans une même journée sept ou huit des 22 programmes. Il fallait néanmoins plusieurs jours pour voir la totalité des 300 clips de l’exposition. Excepté les quatre derniers programmes consacrés exclusivement à un collectif ou à un seul réalisateur, les autres programmes présentaient des clips de musiciens américains, anglais, mais aussi français, de différents styles musicaux, sans classement chronologique ni distinction géographique[24]. Ces choix permettaient de donner un aperçu de la diversité de la production de clips de réalisateurs venant aussi bien des États-Unis, d’Europe que d’Australie depuis la fin des années 1970.

Si l’objectif de Paysage du clip était de proposer un véritable panorama de la forme clip depuis ses débuts, l’exposition n’incarnait pas simplement la version muséale d’une chaîne musicale dont elle reprenait les codes et les modes de programmation. Elle se voulait également une étude du format et de son industrie. En guise de catalogue, un supplément du journal Libération avait été édité pour l’exposition qui contenait de nombreux articles de journalistes ou spécialistes du clip retraçant son histoire et qui interrogeaient ses liens avec la musique. Ils consacraient en particulier des focus sur la production de certains pays ou certains réalisateurs, faisant ainsi écho aux quatre programmes monographiques sur un réalisateur ou un collectif de réalisateurs de clips[25]. Au-delà de la vue d’ensemble ainsi offerte sur le travail d’un créateur, ces programmes affirmaient le statut d’auteur de ces réalisateurs de clips, à l’image des articles et interviews qui leur étaient consacrés dans le supplément de Libération[26]. Cette reconnaissance participait indubitablement à la légitimation du clip comme forme artistique. Suivant cette logique, étaient indiqués les noms de tous les réalisateurs, au même titre que celui des musiciens pour lesquels le clip avait été conçu[27]. Cette identification et cette légitimation des réalisateurs se plaçaient à l’opposé des pratiques de diffusion télévisuelle des clips. En effet, il fallut attendre 1992 pour que MTV commence à mentionner le nom d’un réalisateur de clip diffusé à l’antenne, s’ajoutant alors au nom de l’interprète et au titre de la chanson, parfois même à la maison de disque[28]. Cette reconnaissance tardive du réalisateur de clip à la télévision s’explique par le fait que ce format est à l’origine un produit dérivé de la musique, un outil promotionnel au service du titre musical qui ne devait avoir d’autre fin que de vendre le disque du chanteur. Initialement, il n’était pas considéré comme un objet artistique à part entière. Seuls les réalisateurs avec des productions originales accédaient à la notoriété[29]. Pour cela, il fallait que les titres des clips deviennent « des tubes et les artistes musicaux des stars[30] ». La consécration des réalisateurs comme auteurs par l’institution muséale reposait donc sur la reconnaissance du clip comme objet artistique autonome en raison de ses qualités plastiques.

Malgré une scénographie assez sommaire (assises, télévisions et bandes vidéo situées dans le sous-sol d’un musée), cette exposition participa à cette reconnaissance, tels que les spécialistes de l’image et du son, mais aussi les téléspectateurs, chez eux, l’avaient précocement perçu. Dans ce sens, elle s’inscrivait dans un courant global. En effet, cet intérêt pour le clip perdura pendant toute la fin des années 1980 avec d’autres expositions sur le sujet en Europe et aux États-Unis. L’exposition The Arts for Television du Stedelijk Museum d’Amsterdam en 1987 par exemple, consacrée aux travaux d’artistes à la télévision, présenta de nombreux clips vidéo réalisés par des plasticiens dans les années 1980 dans la section « Music », parmi d’autres bandes vidéo[31]. Les deux expositions Art of Music Video et Art of Music Video: Ten Years After organisées par Michael Nash, responsable du département « Media Arts » au Long Beach Museum of Art, en août 1989 et en août 1991[32] achevèrent d’intégrer le clip dans une filiation artistique plus ancienne et plus large allant des films de Bruce Conner, aux vidéos de Nam June Paik, et des premiers films musicaux d’Oskar Fischinger aux ancêtres du clip tels que le Soundie et le Scopitone.

De la reconnaissance muséale à la reprise artistique

Vingt ans plus tard, le projet de l’exposition Playback, organisée par la commissaire Anne Dressen, du 20 octobre 2007 au 6 janvier 2008, dans les espaces de l’ARC[33] au musée d’Art moderne de la ville de Paris, pouvait être vu comme la suite logique, voire l’aboutissement des différentes expositions de clip ayant eu lieu dans les années 1980-90 et de l’entrée du format dans différentes collections de musées. L’exposition avait en effet pour sujet le clip vidéo, or, contrairement aux deux expositions étudiées précédemment, le corpus choisi n’était plus constitué de clips commerciaux, mais exclusivement de clips réalisés par des artistes plasticiens et de vidéos artistiques s’inspirant du format. L’exposition se voulait ainsi une exploration « des incursions de plasticiens dans le champ sonore à travers l’image[34]. » Il était question, selon le communiqué de presse, de rendre compte d’une pratique artistique courante, mais peu présentée et donc assez mal connue du grand public :

« Que ce soit d’authentiques clips réalisés par des artistes pour une maison de disque, ou des vidéos d’artistes empruntant librement le format du clip, il s’agit d’une pratique artistique répandue, parfois officieuse, et toujours sous exposée. Playback dévoilera ainsi une cinquantaine d’œuvres d’artistes internationaux émergents et confirmés, réalisées entre le début des années 1980 et aujourd’hui[35]. »

Le projet de l’exposition n’était plus de faire entrer le clip vidéo au musée, puisque la légitimation du format avait déjà été entérinée par différentes expositions dans les années 1980. Il s’agissait plutôt d’asseoir la légitimité artistique du clip en mettant l’accent sur la reprise de ses codes par des artistes dont la production était peu connue, voire ignorée du grand public. Playback se différenciait ainsi des précédentes expositions. Si le sujet était la reprise du format clip et de ses codes par les artistes, les modèles commerciaux dont avaient pu s’inspirer ces artistes étaient totalement absents de l’exposition. Playback marquait une rupture avec les expositions précédentes en se concentrant sur des versions d’artistes. L’exposition remettait ainsi en question la dimension artistique de la majeure partie de la production de clips affirmée par les expositions antérieures, réinstaurant par-là même une hiérarchie entre réalisations d’artistes et réalisations commerciales.

Une scénographie à contre sens ?

Pourtant, à la différence du choix des vidéos exclusivement constitué de réalisations d’artistes, la scénographie de Playback se distinguait des scénographies muséales neutres plus habituelles pour présenter de manière assez paradoxale les vidéos choisies dans différents lieux courants de consommation de clips à travers des reconstitutions. Pour cela, le directeur artistique, Jean-Michel Bertin, spécialisé dans la publicité et le clip vidéo, avait conçu quatre univers distincts pour accueillir et diffuser les quelques 70 clips et vidéos d’artistes dans les espaces de l’ARC. Les vidéos étaient regroupées et classées en cinq programmes, chacun explorant une thématique générale. La volonté d’une telle démarche était de replacer le clip comme « objet de consommation quotidien[36] », avec la présentation de différents programmes de vidéos de façon à « simuler un programme télé en flux continu[37] ». Un tel choix scénographique nous apparaît entrer en contradiction avec le choix des vidéos présentées : quel est l’objectif d’introduire et de recréer au musée des lieux de consommation du clip vidéo pour des clips non commerciaux, ou affirmant leur caractère artistique et qui, de ce fait, n’ont en aucun cas été créés pour être vus dans ce contexte ? Au contraire, une scénographie de ce type aurait mieux convenu à la présentation de clips commerciaux.

Avec un titre reprenant le vocabulaire de l’industrie musicale, « Best of/Danse », le premier programme proposait de découvrir, dans un espace transformé en simulacre de salle de sport, quinze vidéos qui, toutes à leur façon, s’inspiraient de clips vidéo chorégraphiés et dans lesquels la danse tenait une place centrale. Les visiteurs de l’exposition les découvraient sur les écrans de cinq tapis de course mis à leur disposition et dont ils pouvaient se servir, mais également sur des écrans plats présents dans l’espace. Au fond de cette salle, un mur d’écrans, comparable à ceux disposés dans certains lieux publics, diffusait la deuxième sélection de vidéos nommée « Best of/Posture », qui regroupait quatorze vidéos musicales choisies, au contraire de la première section, pour leur côté statique. Y étaient présentées des « poses frontales pour captiver le spectateur[38] » ou des « mouvements factices comme dans le dessin animé[39] ». Dans la salle suivante, une cabine privative permettait au visiteur de voir différentes vidéos d’artistes jouant sur le principe du karaoké. La présence d’un micro permettait ainsi aux visiteurs de chanter sur les pastiches artistiques de vidéos de karaoké – pour certains décalés par rapport au modèle original. Pour la section « Bootleg/Covers & Alike », un salon équipé d’un home cinéma avec vidéo-projection, et comprenant plusieurs canapés, avait été recréé et proposait différentes vidéos dans l’esprit des vidéos amateur qui commençaient à fleurir sur Internet au milieu des années 2000, notamment sur les sites de partage de vidéos[40]. Si ces différentes vidéos étaient réalisées, souvent par des adolescents et avec le peu de moyens à leur disposition (à l’aide d’un caméscope ou parfois même grâce à la webcam de leur ordinateur personnel, à l’intérieur de leur foyer et très souvent dans leur chambre), leur diffusion se faisait ensuite sur Internet. Tout comme ces vidéos, les vidéos d’artistes de la section, réalisées elles aussi avec une technologie souvent sommaire, n’avaient pas pour ambition d’être diffusées sur un dispositif audiovisuel tel qu’un home cinéma comme c’était le cas dans l’exposition. La haute qualité de l’équipement pouvait au demeurant rendre davantage visible la faible qualité technique des réalisations artistiques.

Le principe de cette compilation était de présenter aux visiteurs des vidéos d’artistes fonctionnant sur le principe de la reprise ou de la citation de clips plus ou moins revendiquées. Si certains clips vidéo, dont s’étaient inspirés les artistes pour réaliser leurs vidéos, avaient en effet pu bénéficier d’une débauche de moyens similaire à ceux employés dans l’industrie du cinéma, leurs équivalents artistiques se distinguaient, au contraire, par leur simplicité. A contrario du clip Thriller[41] (1983) de Michael Jackson, conçu comme un court-métrage à gros budget (qui n’aurait d’ailleurs pas détonné sur l’équipement home cinéma), la version revisitée qu’en proposait Kati Rule avec I’m a Lover, not a Dancer (2002) n’avait pas, dans l’exposition, le même rendu sur un tel dispositif. En effet, dans cette courte vidéo l’artiste avait remplacé les décors de cinéma par celui de son garage et les costumes du clip par une simple veste de survêtement pour reprendre de manière approximative un des numéros de danse du clip. Cependant, la présence d’un ordinateur dans la salle permettant d’accéder à la page MySpace de l’exposition rappelait l’importance du clip vidéo en tant que modèle, notamment dans la pratique amateur, telle qu’on la trouve sur les plateformes de partage de vidéos. La sélection de vidéos dans la même salle réaffirmait, quant à elle, l’antériorité du phénomène dans la pratique artistique.

La dernière salle de l’exposition à laquelle le visiteur accédait par deux portes vitrées proposait un semblant de magasin d’électroménager présentant un mur entier de téléviseurs diffusant en boucle les mêmes clips musicaux de la sélection « Seen on TV ». En effet, cette dernière partie, comme son nom l’indiquait, présentait un ensemble de clips, tous réalisés par des artistes plasticiens dans un contexte de production commerciale, pour une diffusion télévisuelle et répondant à une commande. Si toute l’exposition s’intéressait au rapport des artistes au clip vidéo commercial dans leur pratique, cette dernière partie était pourtant la seule à proposer de réels clips vidéo et par conséquent voués à être diffusés à la télévision sur différentes chaînes musicales que le visiteur aurait pu voir et connaître. Cette sélection posait la question de la signature dans un contexte industriel, où les auteurs des vidéos sont la grande majorité du temps inconnus du public, alors qu’il peut s’agir d’artistes très largement reconnus dans le monde de l’art, comme en attestent les clips sélectionnés, réalisés entre autres par Andy Warhol ou encore Damien Hirst[42]. Cette dernière partie de l’exposition rappelait également une des différences fondamentales concernant le statut de l’auteur aussi bien dans l’industrie du clip que dans l’institution artistique. Alors que le musée s’emploie à identifier et nommer les auteurs des œuvres qu’il expose, ces mêmes auteurs peinent souvent à obtenir la visibilité qu’ils méritent quand leurs clips sont diffusés à la télévision.

Une telle mise en exposition pouvait être comprise comme une volonté ludique de présenter ces productions artistiques, en replaçant le visiteur dans des lieux de la vie quotidienne. Julien Péquignot, enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication, dans un article critique qu’il consacra à l’exposition interrogeait ce parti pris sous l’angle de la démocratisation de l’art :

« Le but affiché était de proposer des ponts entre des univers a priori hétérogènes voire antinomiques. D’abord, bien sûr, entre le clip – objet avant tout commercial – et l’art contemporain. Mais aussi entre la télévision, le Web 2.0 (l’exposition était sponsorisée par MTV et en partenariat avec Myspace) et le musée, entre la création et le divertissement ou encore entre des pratiques de consommation grand public. Autrement dit, des problématiques usuellement réservées à une élite et d’autres typiques de la culture de masse.

Un double contre-pied était ainsi pris par cette exposition, d’une part avec le choix de clips réalisés par des artistes contemporains au lieu de clips issus du circuit habituel de production, d’autre part avec le principe d’importer au musée une forme – le clip – et des lieux et pratiques de la vie de tous les jours – salle de sport, magasin, Internet, salon privé, etc. Cette double contradiction ne pouvait que raviver les débats et les polémiques sur des questions telles qu’art et commerce, culture et industrie, pratique d’élite et consommation de masse et inviter à (re-)penser les notions de démocratisation de l’art[43] […]. »

Si cet auteur posait la question de la démocratisation de l’art au début de son article, il la relativisait en conclusion, allant jusqu’à la rejeter complètement :

« Le destinataire de l’exposition n’est en aucun cas le grand public, celui qui regarde les clips et ne va pas dans les musées. Pour ce faire il aurait fallu que ces clips d’artistes soient effectivement visibles chez Darty ou au Club Med Gym ou que les écrans disposés dans l’exposition soient reliés en direct aux chaînes musicales diffusées à la télévision. En d’autres termes, nous ne sommes ni face à une tentative de démocratisation de l’art contemporain ni face à une entreprise de légitimation d’une pratique populaire[44]. »

Et c’est cet entre-deux qui a bien posé problème et qui a pu desservir les productions exposées. Les amateurs de clips ne sont, en effet, pas forcément ceux qui se déplacent au musée et vice-versa. Ainsi, la présentation des différentes vidéos et clips d’artistes dans une scénographie recréant différents lieux de consommation du clip vidéo n’aidait pas à comprendre ce qui était donné à voir au public, mais pouvait au contraire le perturber davantage, compte tenu du décalage existant entre le contenu de l’exposition et son mode de présentation. La mise en espace pouvait certes occasionner un côté ludique à l’exposition qui plaisait au public[45], mais c’était également prendre le risque de tendre vers la spectacularisation. Qu’ont retenu les visiteurs à la sortie de l’exposition, excepté la possibilité qu’ils ont eu de faire du tapis de course dans les espaces du musée ? Alors que le musée peut être un lieu de réflexions et de partage d’expériences, l’exposition ne proposait aucune étude de fond sur le format clip. C’est également une des remarques qu’adressait la critique d’art Claire Moulène à l’encontre de l’exposition dans l’article qu’elle lui consacra dans Les Inrockuptibles[46]. Elle s’interrogeait notamment sur la pertinence du déplacement du clip au musée. Pour elle, « cette délocalisation du clip aurait nécessité une vraie réflexion sur la définition même de cet objet hybride[47] » qui n’est pas présente dans l’exposition. Interroger son rôle au sein de l’industrie culturelle et sur les formes esthétiques qu’il suscite aurait été également nécessaire. Il aurait été de surcroît intéressant de confronter les vidéos d’artistes présentées aux modèles commerciaux dont celles-ci s’inspiraient, montrant ainsi de quelle manière un format télévisuel avait pu influencer certains artistes plasticiens dans leurs pratiques et de quelle façon cette perméabilité s’était traduite dans leurs productions[48]. Le sujet de l’exposition portait sur la relecture du clip et de ses codes par les artistes, encore fallait-il connaître les modèles rejoués. Replacer au sein de la production plastique des artistes les commandes que l’industrie musicale leur avait passées aurait pu également mettre en évidence les liens existants entre les artistes et la culture populaire de manière plus générale.

De plus, peu d’outils de médiation étaient à la disposition du public pour l’aider dans sa compréhension des œuvres, excepté le livret remis à chaque visiteur comportant un court texte de présentation et la liste des vidéos diffusées, ainsi que les textes de présentation des différentes sections déjà présents dans les salles. Pour les visiteurs qui souhaitaient davantage d’explications, des visites guidées étaient organisées une fois par jour, mais uniquement le week-end. Un catalogue de 168 pages[49] accompagnait également l’exposition et comprenait divers textes portant tous sur le clip vidéo, mais n’avaient pas véritablement de liens avec les vidéos présentées dans l’exposition, à l’exception du texte de la commissaire[50]. Le sujet de l’exposition ne manquait pas d’intérêt, étant donné le caractère inédit des œuvres rassemblées et du sujet abordé. Mais en présentant des vidéos qui, pour la majorité, n’étaient pas destinées à la diffusion télévisuelle dans un contexte recréant, de manière paradoxale, les conditions de consommation du clip, l’exposition brouillait davantage les pistes qu’elle ne les éclairait[51].

En proposant une exposition sur l’influence du clip vidéo dans la création d’artistes contemporains mais sans exposer les modèles commerciaux auxquels se référaient ces artistes, Playback illustrait l’ambivalence dont fait désormais preuve l’institution muséale face au clip. Si dans les années 1980, celui-ci avait été célébré comme un nouveau format de création mêlant images en mouvement et musique populaire à travers différentes expositions, mais également par son entrée dans différentes collections de musées, son exposition se fait désormais de plus en plus rare. Sa disparition du musée provient sans doute de sa nature commerciale et télévisuelle. La question de la place du clip au musée continue d’ailleurs à se poser, notamment autour de récentes collaborations réalisées entre artistes plasticiens et chanteurs populaires. C’est ainsi qu’en juillet 2015 certains journalistes ont pu remettre en question la légitimité de la présence de la dernière vidéo[52] de Steve McQueen pour Kanye West dans les collections permanentes du Los Angeles County Museum of Art (LACMA)[53], preuve de la méfiance à voir l’objet clip entrer au musée. Pourtant si la vidéo All Day/I Feel like that réalisée par McQueen soulignait par sa présentation au LACMA les liens toujours plus prégnants entre l’industrie musicale, les artistes et le musée, celle-ci n’est pas à proprement parler un clip. La vidéo montre le chanteur interpréter deux titres dans un long plan-séquence à l’intérieur d’un ancien entrepôt naval de la banlieue londonienne. Si la vidéo prend la forme d’un clip en filmant West chantant à l’écran, elle ne fut pas réalisée dans un but promotionnel et n’était pas destinée à la diffusion télévisuelle mais, précisément, à être exposée sous forme d’installation vidéo dans un musée. Cet exemple, parmi d’autres, montre que désormais les réalisateurs choisissent de dépasser la simple forme clip pour voir leurs collaborations avec des musiciens populaires être exposées au musée. Ce phénomène témoigne de la grande hybridité de certaines collaborations artistico-musicales actuelles. Mais cela révèle surtout le fait que le clip est dorénavant tenu, pour entrer au musée, de se muer en objet artistique et se départir de ses atours promotionnels. Et il est ainsi probable qu’à l’avenir les collaborations entre plasticiens et musiciens autour d’une chanson prennent plusieurs formes, selon que la finalité soit promotionnelle ou artistique.

Notes

[1] Lancée le premier août 1981, MTV (Music Television) fut la première chaîne qui diffusa 24h/24h des clips vidéo aux États-Unis, avant d’être exportée dans d’autres pays à travers le monde.

[2] Si la forme clip et sa diffusion télévisuelle existaient bien avant la création de chaînes musicales, c’est avec leur arrivée que le clip fut institutionnalisé comme un genre télévisuel.

[3] Avec le développement de l’industrie du clip, de nombreux artistes plasticiens s’essayèrent à la réalisation de clips commerciaux, depuis les premières réalisations de The Residents et des travaux de Bruce Conner aux plus récentes collaborations de l’artiste Andrew Thomas Huang avec la chanteuse Björk. On peut également citer les réalisations de clips de Laurie Anderson, John Sanborn, Robert Longo, Pierre et Gilles ou encore de Tony Oursler parmi bien d’autres.

[4] Daney S., « Mondino, l’as de la hanche », Libération, 30 octobre 1987 ; Daney S., Le salaire du zappeur, Paris, P.O.L, 1993, p. 136-140.

[5] L’exposition eut lieu du 21 mars au 29 avril 1984 à l’ARC/musée d’Art moderne de la ville de Paris. À ce jour, nous ne disposons pas d’informations sur la mise en exposition des clips. Une étude de cette exposition reste à entreprendre. Voir Ateliers 84, cat. exp., Paris, musée d’Art moderne de la ville de Paris, 1984, non paginé.

[6] Préparée par Christophe Bargues.

[7] L’exposition occupait tout le plateau du cinquième étage du Centre Pompidou.

[8] Concept théorisé par le philosophe dès 1979. Voir Lyotard J.-F., La condition postmoderne : rapport sur le savoir, Paris, Éd. de Minuit, 1979.

[9] Voir le dossier de presse de l’exposition : https://www.centrepompidou.fr/media/document/de/0d/de0d76bbe203394435216a975bea8618/normal.pdf (consulté en juin 2017).

[10] Archives du Centre Pompidou (AGP), exposition Les Immatériaux, Box 94033/236 : Fargier J.-P., « Mesures du clip », non daté, p. 17.

[11] Pour plus de détails, voir Déotte J.-L., « Les Immatériaux de Lyotard (1985) : un programme figural », Appareil, 10, 2012, en ligne : http://appareil.revues.org/797 (consulté en juin 2017).

[12] Jean-Paul Fargier donnait à l’époque un cours consacré au clip vidéo à l’Université Paris VIII et écrivit également plusieurs articles sur le sujet dans la revue Les Cahiers du Cinéma.

[13] AGP, exposition Les Immatériaux, Box 94033/236 : « Projet et Devis pour un montage vidéo sur les clips vidéo », de Jean-Paul Fargier et Christophe Bargues, non daté.

[14] Voir à ce sujet Wunderlich A., Der Philosoph im Museum. Die Ausstellung « Les Immatériaux » von Jean François Lyotard, Bielefeld, Transcript Verlag, 2008, p. 132. Information confirmée par Christophe Bargues lors d’une discussion avec l’auteur le 09 mars 2015.

[15] Fargier J.-P., « Mesures du clip », non daté, p. 7.

[16] Voir ibid., p. 17.

[17] L’exposition eut lieu pendant six semaines, tous les jours de 14h à 21h, dans le grand foyer au sous-sol du Centre Georges Pompidou.

[18] AGP, exposition Paysage du clip,  Box 2014025/005 : extrait du communiqué de presse de l’exposition, 1985.

[19] L’exposition organisée par le département du film du musée eut lieu du 6 septembre au 14 octobre 1985. Elle présentait un ensemble 35 clips vidéo datant de la fin des années 1970 et du début des années 1980, mais aussi des vidéos musicales plus anciennes ou des vidéos d’artistes s’inspirant de la forme clip.

[20] Le MoMA et le Centre Georges Pompidou furent les premiers musées d’art contemporain à faire entrer dans leurs collections des clips vidéo musicaux. Le MoMA acquit son premier clip en 1982, celui de « O Superman » de Laurie Anderson suivi de nombreux autres après l’exposition Music Video: The Industry and Its Fringes. Le Centre Pompidou fit entrer dans sa collection ses premiers clips en 1987, avec « Road to Nowhere » et « Once in a Lifetime » réalisés par David Byrne pour le groupe Talking Heads.

[21] Fondée en 1980 par Ed Steinberg, la société Rockamerica fut pionnière dans le domaine du vidéo-clip aux États-Unis. Elle proposa le premier service d’abonnement et de distribution de clips vidéo à la destination des disc-jockeys new-yorkais.

[22] Il s’agit des maisons de disque CBS Records, Phonogram, Virgin, RCA, WEA, Polydor, Pathé Marconi, Vogue, Chrysalis, Barclay, Ariola, ou encore Tamla Motown.

[23] Les programmes 11 à 18 avaient été sélectionnés par Rockamerica.

[24] On y retrouvait des clips vidéo pour Mick Jagger, Michael Jackson, David Bowie, The Cars, The Kinks, ZZ Top, Eurythmics, Culture Club, Cyndi Lauper, Police, Téléphone, Duran Duran, Thomas Dolby, Laurie Anderson, et bien d’autres.

[25] Les différents réalisateurs à qui avait été consacré un programme étaient le duo Godley and Creme, le Cucumber Studio, formé par Rocky Morton et Annabel Jankel, spécialisé dans le clip vidéo d’animation, le réalisateur polonais Zbigniew Rybczyński, ainsi que Christopher Robin Collins.

[26] Voir notamment les interviews de Christopher Robin Collins, Julian Temple, Dee Trattman, Vivien Munt, Godley and Creme, Lexi Godfrey et Steve Barron dans Bargues C., Bedfert P., Séguret O., Paysage du clip, supplément au n° 1354 de Libération, 1985, p. 12-13.

[27] Voir également ibid., p. 8-9.

[28] Voir Jullier L., et Péquignot J., Le clip : histoire et esthétique, Paris, A. Colin, 2013, p. 73.

[29] Voir ibid.

[30] Ibid.

[31] Voir The Arts for Television, cat. exp., Los Angeles, Museum of Contemporary Art ; Amsterdam, Stedelijk Museum, 1987.

[32] Voir Art of Music Video, cat. exp., Long Beach, Long Beach Museum of Art, 1989 ; Art of Music Video: Ten Years After, cat. exp., Long Beach, Long Beach Museum of Art, 1991.

[33] L’exposition occupait la moitié des espaces de l’ARC, l’autre moitié était dévolue à l’exposition monographique de l’artiste Mathieu Mercier intitulée Sans titres 1993-2007.

[34] Voir le communiqué de presse de l’exposition : http://www.paris-art.com/playback/ (consulté en juin 2017).

[35] Ibid.

[36] Selon les mots utilisés dans le trailer de l’exposition: http://www.dailymotion.com/video/x3lkck_playback-au-musee-d-art-moderne_news (consulté en avril 2015).

[37] Se référer également au trailer présentant l’exposition.

[38] Voir le dépliant de présentation de l’exposition distribué aux visiteurs.

[39] Ibid.

[40] Le site web d’hébergement de vidéos YouTube fut créé en février 2005 aux États-Unis (la première vidéo fut mise en ligne le 23 avril 2005). Grâce à ce site, des utilisateurs peuvent envoyer, regarder et partager des vidéos. Son équivalent français, Dailymotion, fut créé la même année, en mars 2005. Depuis d’autres sites de partage de vidéos fonctionnant sur le même principe ont vu le jour.

[41] Le clip fut réalisé en 1983 par John Landis avec un budget de production de 500 000 dollars qui fit de lui le clip le plus coûteux jamais réalisé à l’époque.

[42] Les clips « Hello Again ! » co-réalisé par Andy Warhol et Don Munroe pour le groupe The Cars en 1984 et « Country House » réalisé par Damien Hirst pour Blur en 1995 étaient diffusés parmi d’autres productions d’artistes plasticiens dans cette section.

[43] Péquignot J., « Le clip au musée : démocratisation de l’art ou légitimation d’une pratique populaire ? », Marges, no 15, 2012, p. 11.

[44] Ibid., p. 26.

[45] Voir par exemple les commentaires des visiteurs interviewés dans le trailer de l’exposition déjà cité.

[46] Moulène C., « Le clip au musée », Les Inrockuptibles, no 623, 6 novembre 2007, p. 32.

[47] Ibid.

[48] L’exposition Video hits: art [and] music video organisée par Kathryn Weir et Nicholas Chambers à la Queensland Art Gallery de Brisbane en 2004 mélangeait par exemple clips commerciaux, clips réalisés par des artistes et vidéos d’artistes inspirées de la forme clip. Voir Video Hits: Art and Music Video, cat. exp., South Brisbane, Queensland Art Gallery, 2004.

[49] Playback, cat. exp., Paris, musée d’Art moderne de la ville de Paris, 2007.

[50] Voir Dressen A., « Eyes Wide Tuned », ibid., p. 9-14.

[51] Voir Moulène C., « Le clip au musée », Les Inrockuptibles, no 623, 6 novembre 2007, p. 32.

[52] La vidéo fut présentée du 25 au 28 juillet 2015 au Los Angeles County Museum of Art sous la forme d’installation dans les collections permanentes. Voir la page du musée : http://www.lacma.org/art/exhibition/mcqueen-west (consultée en juillet 2016).

[53] Voir Walch M.-L., Le nouveau clip de Kanye West a-t-il sa place dans un musée ?, 24 juillet 2015, en ligne : http://www.lexpress.fr/culture/musique/le-nouveau-clip-de-kanye-west-a-t-il-sa-place-dans-un-musee_1701068.html (consulté en août 2016) ; Billault J., Kanye West et Steve McQueen au Lacma : promotion ou œuvre d’art ?, 27 juillet 2015, en ligne : http://www.exponaute.com/magazine/2015/07/27/kanye-west-et-steve-mcqueen-au-lacma-promotion-ou-oeuvre-dart/ (consulté août 2016).

Pour citer cet article : Marie Vicet, "Quelle place pour le clip vidéo au musée ? De sa reconnaissance muséale à sa remise en question, à travers trois expositions françaises (1985-2007)", exPosition, 2 octobre 2017, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles3/vicet-clip-video-musee-expositions-france/%20. Consulté le 19 mars 2024.

Jeff Koons (Centre Pompidou, Paris, 2014-15) : une rétrospective amnésique

par Hélène Trespeuch

 

Hélène Trespeuch est maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’Université Paul-Valéry – Montpellier 3. Elle est la fondatrice et la directrice de la revue exPosition. Elle est également l’auteure de La crise de l’art abstrait ? Récits et critiques en France et aux États-Unis dans les années 1980 (PUR, 2014). Plusieurs de ses articles récents portent sur le simulationnisme et ses représentants.

 

Avant même le vernissage de la rétrospective Jeff Koons à Paris en 2014, les médias évoquaient déjà une exposition « blockbuster[1] ». Né en 1955, l’artiste américain connaît en effet depuis de nombreuses années une puissante renommée médiatique, en raison notamment d’une efficace stratégie d’autopromotion, basée entre autres sur la diffusion très contrôlée de photographies le mettant en scène et des prix faramineux atteints par ses œuvres[2]. Dès la fin du mois d’avril 2015, à la clôture de la rétrospective, le Centre Pompidou pouvait s’enorgueillir, presque sans surprise, d’avoir enregistré un nouveau record d’entrées pour une exposition consacrée à un artiste vivant, avec plus de 650 000 visiteurs[3]… Avec une durée moyenne de visite d’environ 20 minutes, rétorqueront certains[4]. Certes. Une des activités prisées par une large partie des visiteurs consistait à se prendre en photo devant les œuvres miroitantes de l’artiste, activant ainsi à merveille ces invitations au narcissisme[5].

Pour Scott Rothkopf[6], le commissaire principal de cette exposition – qui n’a été initiée ni par le Centre Pompidou, ni par le Guggenheim Museum de Bilbao qui l’a également accueillie, mais par le Whitney Museum à New York –, il s’agissait surtout de réparer une injustice. Il note :

« En dépit de sa renommée, il est étonnant que Koons n’ait jamais bénéficié d’une rétrospective à New York, ville où il vit et travaille depuis près de 40 ans. Certains de ses contemporains, comme Cindy Sherman et Richard Prince, ont déjà eu par deux fois cet honneur, notamment avec les premières rétrospectives de leurs œuvres organisées par le Whitney Museum of American Art[7]. »

Vouloir organiser une rétrospective au Whitney Museum pour l’un parce que d’autres ont déjà bénéficié d’un tel honneur institutionnel – Cindy Sherman (1954) en 1987 et Richard Prince (1949) en 1992 – peut apparaître comme un argument un peu faible. Il est sans doute plus intéressant de se demander si la production artistique de Jeff Koons méritait l’organisation d’une exposition d’une telle ampleur qui, au-delà du coût qu’elle a représenté (ne serait-ce que pour assurer ses œuvres), tend à faire entrer Jeff Koons dans l’histoire de l’art, en montrant un ensemble de séries ayant marqué sa carrière dans plusieurs musées internationaux prestigieux. En effet, de telles institutions, comme le Centre Pompidou, ont indubitablement un pouvoir de légitimation : toute rétrospective d’un artiste vivant organisé en ces lieux peut se lire comme un engagement institutionnel en faveur de la reconnaissance d’un artiste important pour l’histoire de l’art contemporain. Jusqu’à présent, Jeff Koons bénéficiait essentiellement d’une reconnaissance médiatique et commerciale qui suffisait à faire de lui un artiste important. Il lui manquait les faveurs de l’institution pour simplement espérer inscrire plus durablement son œuvre dans l’histoire[8].

Un des principaux intérêts de cette rétrospective, largement souligné par ses organisateurs, consistait justement à inviter le public à faire l’examen critique de cette production artistique dans toute sa diversité, en faisant fi du filtre médiatique et économique. En effet, les polémiques autour du travail de Jeff Koons ont eu tendance, dès le début de sa carrière, à conduire nombre d’amateurs d’art à se limiter à un jugement préconçu de son travail, souvent négatif, reposant parfois sur une méconnaissance de son œuvre. Alain Seban, le président du Centre Pompidou, notait ainsi dans son avant-propos du catalogue :

« De série en série, d’entretien en entretien, d’apparition en apparition, il [Koons] fixe une position incomparable dans le champ de l’art contemporain, au point que l’analyse critique s’en trouve prise au dépourvu et souvent bien en mal d’appréhender les fondements de sa démarche. […] Il appartient désormais au public de juger sur pièce une œuvre bien plus complexe et profonde que l’apparence ne le laisse supposer, une œuvre qui défie le jugement et le goût, et marque de manière résolument emblématique le débat nécessaire sur la création de notre temps[9]. »

Scott Rothkopf, le commissaire principal de l’exposition, faisait une observation identique quelques pages plus loin :

« Les débats passionnés que suscite […] la “question Koons” justifient à eux seuls cet examen attendu de longue date d’une carrière artistique qui, indubitablement, est l’une des plus durables et des plus importantes de l’après-guerre. […] Qui plus est, aussi évident que cela puisse paraître, le spectacle d’œuvre originales réunies en un même lieu demeure une expérience irremplaçable. Pour percevoir, analyser et exprimer un jugement, il faut faire l’expérience directe de l’œuvre ; telle est la raison d’être des musées et, en particulier, de cette rétrospective[10]. »

Pour que l’entreprise de légitimation devienne opérante, créer cette occasion de confrontation aux pièces de Jeff Koons était effectivement un préalable indispensable. Mais il n’était néanmoins pas suffisant : il restait à accompagner ces œuvres d’un discours qui permette au spectateur de mesurer le poids historique de Jeff Koons, d’évaluer sa singularité dans l’histoire des 35 dernières années, d’apprécier la manière dont il a pu redéfinir le paysage artistique contemporain. Sur ce point d’historiographie, les organisateurs de la rétrospective ont fait un choix très surprenant en refusant manifestement de contextualiser le travail de l’artiste, pour mieux le placer hors du temps, du moins hors du cadre de production de ses œuvres.

Le paradoxe d’une rétrospective sans effort de contextualisation

Quelle était la physionomie de la scène artistique sur laquelle s’est développé son travail ? À quoi ressemblait le monde de l’art new-yorkais des années 1980, 1990, ou encore 2000 ? Comment Jeff Koons s’y est-il fait un nom ? Quels artistes fréquentaient-ils ? Quels étaient les principaux enjeux artistiques de ces différentes décennies, ou plus largement les défis artistiques, théoriques, mais aussi économiques et politiques que les artistes américains devaient alors relever ? Comment Jeff Koons s’est-il positionné sur ce terrain-là ? À quoi a ressemblé sa réception en France ? Ces données ont été occultées, pourtant elles ont déjà été rassemblées, en partie, dans l’imposante monographie trilingue que les éditions Taschen ont consacrée à l’artiste en 2009, plus précisément dans les textes qu’a écrits l’historienne de l’art et critique d’art Katy Siegel pour introduire chacune de ses séries[11]. L’exposition entendait focaliser son attention sur le travail de Jeff Koons, refusant d’adopter une perspective plus large.

Le parcours proposé par l’exposition était chronologique, présentant les unes après les autres les séries de l’artiste, depuis les Inflatables de 1978-1979 jusqu’aux Gazing Ball de 2013. À l’exception de deux espaces relativement clos[12], l’exposition proposait un parcours sous forme de U inversé, permettant ainsi une circulation fluide des visiteurs[13]. Seules quelques cimaises et des textes sur les murs permettaient de marquer le passage d’une série à une autre, en en présentant les enjeux de manière souvent judicieuse, mais en s’adressant essentiellement à un public de connaisseurs. Ainsi pour les séries Pre-New et The New, on pouvait lire :

« Souhaitant rompre avec l’aspect ludique de sa première série Inflatables, Jeff Koons travaille désormais avec des appareils électroménagers […] Koons en dispose différents modèles [d’aspirateurs] dans des vitrines en plexiglas éclairées par des tubes fluorescents évoquant l’œuvre de Dan Flavin. À travers de telles combinaisons, Jeff Koons semble assujettir le vocabulaire de la sculpture minimaliste à l’esthétique du display commercial, révélant non sans impertinence leurs accointances formelles.

C’est que Koons ne s’intéresse pas aux grandes utopies modernistes, mais bien à une certaine forme d’hédonisme. »

Des données qui auraient pu servir un effort de contextualisation étaient donc bien présentes à travers l’évocation du rapport de Jeff Koons à Dan Flavin, au minimalisme, et plus largement encore au modernisme –, mais non développées. Ces textes véhiculaient ainsi un discours qui n’était destiné qu’aux spectateurs ayant des connaissances approfondies de l’histoire de l’art contemporain, laissant les autres dans l’appréciation de leur ignorance. Plus loin dans l’exposition, la présentation de la série Antiquity (2009-2014) suivait la même logique en se clôturant sur ces phrases :

« Avec Metallic Venus et Pluto and Proserpina, Jeff Koons interprète dans un langage qui lui est propre deux célèbres thèmes de l’histoire de la sculpture. Balloon Venus fait quant à elle fusionner le vocabulaire plastique de l’artiste avec les formes archaïques de la célèbre statuette paléolithique dite vénus de Willendorf. »

Certes, le travail de médiation est difficile : présenter l’ensemble d’une série en quelques phrases synthétiques compréhensibles d’un large public, sans pour autant simplifier à outrance des données parfois complexes est une tâche ardue. Néanmoins, ce constat ne manque pas de piment dans une rétrospective de Jeff Koons qui déclarait :

« L’art peut être un discriminateur terrible. Il peut servir à élever les gens et à leur donner un sentiment de puissance, ou à les rabaisser et à les affaiblir. Et la corde raide entre les deux, c’est l’histoire culturelle de chacun. […] l’histoire culturelle de chacun est parfaite, elle ne peut rien être d’autre que ce qu’elle est – elle est la perfection absolue[14]. »

Il aurait donc mieux valu omettre certains détails (la Vénus de Willendorf par exemple) ou accorder davantage de place à quelques précisions nécessaires (sur la nature du minimalisme par exemple) afin de ne pas verser dans un entre-soi particulièrement déplacé dans une rétrospective Jeff Koons.

Au vu de ces éléments, l’absence de contextualisation déjà évoquée ne peut manifestement pas s’expliquer par une volonté d’éviter qu’une accumulation de données ne surcharge le spectateur : des précisions pointues lui étaient bien données pour chaque nouvelle série, sans qu’il puisse d’ailleurs en mesurer véritablement la pertinence si ses connaissances en histoire de l’art n’étaient pas suffisantes.

Le catalogue d’exposition, qui se dote de deux essais des commissaires (dont Bernard Blistène pour le Centre Pompidou) et de huit autres textes de théoriciens de l’art américains ou allemands, est présenté par Scott Rothkopf, le commissaire général, comme « l’un des principaux objectifs de cette rétrospective », à savoir « la production d’un ouvrage de référence et de belle facture, susceptible de contribuer à l’appréciation de l’œuvre de Jeff Koons, tant auprès du grand public que des chercheurs[15] ». Comptabilisant plus de 300 pages, le catalogue offre en effet un vaste espace de développement. Pourtant, là encore, les efforts de contextualisation, d’inscription du travail de l’artiste dans une scène artistique particulière, ne sont pas de mise, à l’exception du texte de l’historienne de l’art Pamela M. Lee, « Amour et basket-ball » qui revient sur la réception de l’exposition Made in Heaven à la Sonnabend Gallery de New York en 1991. Une vaste polémique s’était alors développée face aux photographies et sculptures de cette série présentant les ébats de l’artiste avec la Cicciolina (Ilona Staller), une actrice de films pornographiques italienne devenue sa femme[16]. L’article rappelle à juste titre que cette exposition avait rebattu les cartes de la « guerre culturelle » (culture war) déclenchée quelques années auparavant dans les États-Unis de Ronald Reagan par la censure conservatrice des photographies d’Andres Serrano et Robert Mapplethorpe[17]. Dans le texte de Scott Rothkopf, qui s’étend sur plus de 20 pages, apparaissent bien quelques comparaisons entre l’œuvre de Jeff Koons et celle d’autres artistes contemporains, mais elles restent sporadiques et servent essentiellement de faire-valoir à l’artiste exposé. L’œuvre canonique de deux artistes morts, Duchamp et Warhol, est préféré, pour mieux tenter d’inscrire Jeff Koons dans une tradition historique incontestable.

Le fascicule distribué lors de l’exposition ne délivrait pas davantage d’informations sur le contexte de développement du travail artistique de Jeff Koons[18]. Alors que dans la majorité des expositions du Centre Pompidou, cet outil de médiation présente un texte explicatif pour chaque section de l’exposition, il se contentait ici, après une présentation globale en première page, de dresser une liste laconique de dates prétendues significatives dans la carrière de l’artiste. On apprend ainsi qu’en 2002 il s’est marié avec Justine Wheeler. En revanche, l’année 1987 n’apparaît pas. C’est pourtant cette année-là que le Centre Pompidou présentait pour la première fois des œuvres de Jeff Koons, lors de l’exposition Les Courtiers du désir, organisé par la Georges Pompidou Art and Culture Foundation. Il s’agissait certes d’une exposition collective, Jeff Koons n’était pas le seul artiste. Est-ce l’unique raison expliquant cette omission ? Étrangement, le commissaire français de la rétrospective, Bernard Blistène, ne semble plus frappé d’amnésie lorsque sur le site internet du Centre Pompidou – et non dans le catalogue de l’exposition –, il présente brièvement l’exposition en rappelant au public que Jeff Koons a déjà exposé à plusieurs reprises ses œuvres dans l’institution parisienne[19]. Dans l’entretien qui suit ce court texte, Bernard Blistène interroge Jeff Koons sur ses influences artistiques, en tentant de ne pas retomber sur le sempiternel duo Duchamp-Warhol pour s’intéresser par exemple à l’intérêt qu’a pu porter l’artiste aux artistes de Fluxus, ou encore à sa définition de l’avant-garde[20]. De ces échanges constructifs, il ne reste malheureusement rien dans son article pour le catalogue d’exposition. Intitulé « Enjoy ! », celui-ci revient sur le projet artistique de Koons : celui d’un art consensuel, universel revendiquant un plaisir déculpabilisé[21] – « une célébration affriolante de la fin de l’histoire[22] ». L’artiste aurait-il exercé une quelconque censure sur les textes du catalogue ?

Cette volonté de faire abstraction du cadre historique dans lequel s’est développé le travail de Jeff Koons pour mieux se confronter à ses œuvres, à sa vision de l’art (dans l’article de Bernard Blistène), à son enfance (dans celui de Jeffrey Deitch), ou encore sa technique (dans celui de Michelle Kuo) sert l’image établie d’un artiste self-made-man qui serait apparu du jour au lendemain, et surtout tout seul, dans le monde de l’art new-yorkais, avec pour seules armes (et non les moindres) sa formation artistique auprès d’Ed Paschke à Chicago[23] et son talent inné pour le commerce (qu’il a démontré en vendant tout d’abord des cartes d’abonnement au bureau des adhésions du Museum of Modern Art de New York (MoMA), avant de devenir courtier en matières premières à la fin des années 1970). C’est sans doute un choix assez commun dans les discours qui entourent la rétrospective d’un artiste vivant. Il s’agit certainement de justifier l’organisation d’une telle rétrospective internationale, en suggérant que l’artiste concerné a déjà su se faire une place dans la grande histoire – celle qui permet à un artiste vivant de se comparer à des morts (en l’occurrence Duchamp et Warhol), sans s’attarder sur la petite, trop peu ambitieuse. Dans cette optique hypothétique, les organisateurs ont jugé sans doute nécessaire d’insister sur la singularité de l’artiste en question, sur sa position de supériorité par rapport au contexte qui a vu naître et se développer sa production artistique. Dans le cas présent, il s’agissait d’éviter de réduire Jeff Koons à la décennie 1980, aux États-Unis de Reagan, aux débats sur l’héritage des avant-gardes, sur le postmodernisme, sur le repositionnement des acteurs du monde de l’art face au boom du marché de l’art, ou encore au simulationnisme (autrement appelé « Neo-Geo »). À l’issue de la vingtaine de pages de l’article de Scott Rothkopf, qui s’annonce comme la démonstration de l’immense singularité de Jeff Koons – dont l’œuvre serait incomparable à celle des autres de son temps car celui-ci aurait repoussé comme jamais les limites de l’art et du monde de l’art –, cette hypothèse trouve sa confirmation :

« Qualifier Koons de reflet d’une époque n’est pas affirmer qu’il lui tend un miroir. Et faire de Koons le symbole d’une décennie à laquelle sont associés l’économie reaganienne, les yuppies et la crise du sida revient à peu près à faire de Jean-Honoré Fragonard l’emblème de la France des années 1780. Il serait plus réconfortant de choisir une incarnation dans le genre de Willem De Kooning, dont les toiles sont caractéristiques des années 1950 sans avoir été entachées du fléau du maccarthysme ou de la ségrégation raciale, par exemple. Nous avons néanmoins tendance à reconnaître aux artistes la capacité de cristalliser la nocivité d’une époque, surtout s’ils le font avec la limpidité singulière de Koons. En ce sens, il ressemble davantage aux peintres de la Neue Sachlichkeit [Nouvelle Objectivité] de l’Allemagne des années 1920, qui ont perpétué une figuration potentiellement réactionnaire tout en reflétant les mœurs complexes de leur société, avec toute l’ambiguïté éthique que cela impliquait.

Les années 1980 ont passé, Koons est resté[24]. »

L’argumentaire est malhabile, vraisemblablement parce que Scott Rothkopf pense, à tort, qu’associer l’art de Jeff Koons aux années 1980 le dessert. C’est tout le contraire[25]. Son art tout entier, et même sa personnalité artistique, ont été façonnés par cette décennie, en réaction contre un certain nombre d’éléments qui étaient alors au cœur des discussions. Certes, son œuvre ne peut être limitée à ces années-là, mais occulter ce contexte revient à empêcher la compréhension d’une part significative de l’art de Jeff Koons – et par là même la portée historique ultérieure des choix qu’il a faits à ce moment de sa carrière. Pour le mesurer, il importe à présent de se concentrer sur cette partie de son travail, décisive, présentée en tout début d’exposition.

Le terreau déterminant des années 1980

Dans les années 1980, la scène artistique occidentale est profondément bouleversée par un désenchantement idéologique généralisé qu’accompagne une sévère remise en cause de la logique passée des avant-gardes du XXe siècle (et l’influence qu’elles ont eue sur l’écriture de l’histoire de l’art). Autrement dit, dans une société où les utopies dogmatiques ne font plus recette, la logique sectaire et autoritaire des avant-gardes, leur vision linéaire et téléologique de l’histoire de l’art, leur foi démesurée dans le pouvoir de l’art à changer le monde sont rejetées, en tant que conceptions dangereuses et vaines de l’art[26]. Mais sans ces regroupements d’artistes, mus par des ambitions esthétiques et socio-politiques communes et prêts à engager un combat tant artistique qu’idéologique, le monde de l’art contemporain pourra-t-il encore s’affirmer comme une zone de contestation, de résistance, de contre-pouvoir critique ? Cette question s’est imposée très tôt, avec angoisse, à nombre d’acteurs du monde de l’art effrayés par le retour en force de la peinture, qui plus est figurative, sur le devant de la scène. Après avoir été combattu vigoureusement sur la scène artistique américaine des années 1960-1970, en raison de sa complicité plus ou moins assumée avec le marché – le tableau étant un objet facilement commercialisable – ce médium était désormais célébré par le monde de l’art contemporain, assurant la gloire d’un Jean-Michel Basquiat, d’un Keith Haring, ou encore d’un Anselm Kiefer. Quant à la figuration que les avant-gardes abstraites du début du XXe siècle avaient tenté de présenter comme obsolète, elle apparaissait désormais comme le mode d’expression dominant[27]. Cette situation fut perçue par nombre de critiques d’art de l’époque comme un nouveau « retour à l’ordre », rappelant l’abandon par de nombreux artistes dans les années 1920 des prétentions plastiques avant-gardistes pour renouer avec un certain académisme formel[28].

Dans ce paysage, Jeff Koons a pu apparaître comme le parangon de cette nouvelle scène artistique : non pas en tant que peintre, car ses œuvres relèvent majoritairement de la sculpture, mais parce qu’il semblait alors assumer clairement – et avec un certain plaisir provocateur – les règles capitalistes du monde de l’art, piétinant apparemment les prétentions critiques des avant-gardes du passé[29]. Il n’était toutefois pas le seul à l’époque : tous les artistes dits « simulationnistes » – parmi lesquels figurent des peintres et des sculpteurs, tels que Ashley Bickerton, Ross Bleckner, Peter Halley, Sherrie Levine[30], Haim Steinbach, Philip Taaffe ou Meyer Vaisman et auxquels Jeff Koons a été associé dans la seconde moitié des années 1980 – incarnaient alors sur la scène américaine cette nouvelle orientation d’une partie de l’art contemporain. Ils ne formaient pas un groupe autoconstitué, mais plusieurs événements – auxquels Jeff Koons a participé – ont contribué à en faire un ensemble cohérent.

Le premier événement est un débat organisé en mai 1986 à la Pat Hearn Gallery à New York et retranscrit quelques mois plus tard dans la revue Flash Art sous un titre révélateur : « De la critique à la complicité ». À cette occasion, le sculpteur Haim Steinbach déclare notamment assumer parfaitement les règles du capitalisme et l’entreprise de séduction dans laquelle il s’engage en tant qu’artiste :

« Un déplacement s’est opéré dans les activités du nouveau groupe d’artistes dans la mesure où il s’intéresse à la question du lieu du désir, que j’entends comme le plaisir que procurent les objets et les marchandises, y compris ce que nous appelons les œuvres d’art. Nous avons davantage le sentiment d’être complice de la production du désir, ce que nous appelons traditionnellement les beaux objets séducteurs, que de nous trouver quelque part à l’extérieur de ce champ[31]. »

Aucun des autres intervenants à la table-ronde ne conteste cette position, qui prend pourtant à revers toute la tradition critique des avant-gardes, notamment celles qui, dans les années 1960-1970, s’étaient engagées à remettre en cause le règne de l’œuvre-objet (à travers performances, œuvres protocolaires, etc.). La complicité décomplexée avec le marché semble de mise dans ce « nouveau groupe d’artistes ».

Un autre acte fédérateur a lieu en septembre 1986. Une exposition consacrée à ces jeunes artistes ouvre à l’Institute of Contemporary Art de Boston : Endgame, Reference and Simulation in Recent Painting and Sculpture – un titre qui précipite l’idée selon laquelle un nouveau mouvement serait né, le « simulationnisme ». Puis en octobre 1986, Jeff Koons, aux côtés d’Ashley Bickerton, Peter Halley et Meyer Vaisman, quitte la jeune galerie alternative International with Monument située dans le quartier d’East Village à New York pour rejoindre la prestigieuse Sonnabend Gallery à Soho, un quartier plus chic. C’est la consécration. Quelques mois plus tard, au printemps 1987, Jeff Koons présente son œuvre pour la première fois au Centre Pompidou lors de l’exposition collective Les courtiers du désir – un titre encore une fois très évocateur[32].

La rétrospective du Centre Pompidou en 2014 a donné l’occasion à ceux qui connaissaient cette histoire du début de la carrière de Jeff Koons – presque entièrement passée sous silence dans l’exposition et le catalogue[33] – de la confronter aux œuvres qu’il réalise à l’époque. Cette période qui s’étend de la fin des années 1970 à la fin des années 1980 s’avère être la partie la plus intéressante de sa production, car la moins univoque. Dans la série des Inflatables (1979) comme dans Pre-New / The New (1979-1987) – réunies dans la première salle –, Jeff Koons tente de redéfinir la sculpture en opérant un mélange habile et visuellement convaincant entre l’art minimal et le readymade, autrement dit entre deux types de production artistique qui ont participé à un bouleversement radical de la sculpture au XXe siècle : le readymade, parce qu’il érige un objet non artistique, usuel, banal en œuvre d’art ; l’art minimal, car il fait dialoguer l’œuvre et son espace d’exposition, invitant ainsi le spectateur à ne plus concentrer son regard seulement sur l’objet matériel. En effet, Jeff Koons associe dans Inflatables des objets gonflables readymades (représentant principalement des fleurs) à des miroirs, observables par exemple dans les sculptures minimalistes de Robert Morris (Mirrored Cubes, 1965-1971) ou Robert Smithson (Mirror Vortex, 1964). La mollesse des formes plastiques colorées offre ainsi un contraste avec la rigidité rectiligne des miroirs froids. Dans les deux séries suivantes, ce sont des objets électroménagers qui dialoguent avec les tubes fluorescents. Ceux-là renvoient visuellement – surtout dans Pre New (1979-1980), car ils sont accrochés au mur – au travail minimaliste de Dan Flavin chez qui cet objet manufacturé devient un outil artistique à même de sculpter un espace par la lumière. Cette dimension poétique est absente du travail de Koons ; le tube lumineux est chez lui renvoyé à sa fonction pratique, ce qu’affirme la série The New (outre son titre) en disposant les aspirateurs sur les tubes, alignés à l’horizontal, dans un caisson de Plexiglas : il s’agit de mettre en valeur l’objet readymade grâce à la lumière, comme dans un supermarché, pour mieux susciter le désir du consommateur-collectionneur.

Toutefois, ce sont les séries Equilibrium (1983-1993) et Luxury and Degradation (1986) exposées au Centre Pompidou à la suite des premières séries, dans deux espaces distincts – qui sont sans doute les plus intéressantes de la carrière de Jeff Koons, dans la mesure où elles contredisent en partie l’image de l’artiste ayant très tôt renoncé à toute prétention critique pour s’adonner à un art divertissant répondant aux attentes du plus grand nombre, qui s’impose à partir de 1987. Elles sont en effet marquées par un héritage conceptuel, celui-là même qu’on pouvait observer quelques années plus tôt chez l’appropriationniste Richard Prince, un ami de Jeff Koons.

La série Equilibrium est composée de trois types d’objets différents. Les premiers sont des ballons de basket immergés dans des aquariums, qui ne subissent pourtant pas les effets de la poussée d’Archimède[34]. Les seconds sont des posters Nike des années 1980, réimprimés par Jeff Koons à partir des fichiers d’origine, présentant de célèbres joueurs – noirs – incarnant des héros (Moïse, Frankenstein, etc.) ou, plus largement, dans des postures et des décors renvoyant visuellement à une certaine forme de réussite sociale (roi sur son trône, secrétaire à la Défense, assemblée d’hommes en costume-cravate, etc.). La troisième catégorie d’objets est constituée de sculptures en bronze représentant à taille réelle des objets permettant à l’être humain, dans leur matériau originel, de survivre dans l’eau (canot de sauvetage, tuba, etc.). Commentant cette série dans la monographie consacrée à l’artiste aux éditions Taschen, la critique américaine Katy Siegel évoque un « projet conceptuel au sein duquel les œuvres reliées entre elles seraient exécutées dans différents médiums et regroupées sous un thème commun[35] ». En effet, ces différents groupes d’œuvres sont reliés par une démarche intellectuelle critique visant à déconstruire les rêves utopiques sur lesquels se construit la publicité, experte du désir :

« Nike évoque un rêve que les superstars de la NBA incarnent pour des millions de gens, particulièrement pour de jeunes noirs. […] Les choix de Koons mettent en avant la manière dont ces athlètes exclusivement noirs sont présentés non pas seulement comme des stars, mais aussi dans des rôles où la revendication de pouvoir et de respectabilité devient le reflet d’un système social traditionnel qui refuse en réalité tout pouvoir et respect à la majorité des noirs américains.

[…] Les posters font miroiter l’idée “Je suis une star, tu peux toi aussi être une star” à de jeunes hommes qui statistiquement n’ont pratiquement aucune chance de devenir riches et puissants, par le sport ou par tout autre moyen. Koons ne se contente pas de dénoncer la pauvreté des options sociales ouvertes aux noirs américains, il voit aussi une analogie entre les espoirs que des enfants mettent dans le sport et la manière dont certains enfants blancs de la middle class américaine espèrent exploiter l’art au profit d’une ascension sociale[36]. »

Ainsi, les ballons de basket immergés anormalement dans l’eau sans qu’ils ne remontent à la surface seraient à la fois ce symbole d’un rêve impossible, d’une possible noyade, que viennent accentuer ce gilet de sauvetage et tuba en bronze qui ne sauvent plus de vie, parce que transformés dans une matière plus respectable, plus artistique – le bronze –, ils entraîneraient tout utilisateur au fond de l’eau.

Dans la série Luxury and Degradation (1986), Jeff Koons, à l’instar d’un artiste conceptuel tel que Hans Haacke, mène l’enquête. Il entend révéler à travers la reproduction sur toile de publicités d’alcool de l’époque qu’il y a une corrélation entre le degré d’abstraction des images et le public visé : les publicités les plus littérales vantent les produits les moins chers destinés à une catégorie sociale peu fortunée ; les plus sophistiquées ciblent une élite, financière et culturelle. Ainsi, I Could Go for Something Gordon’s (1986) reprend une publicité pour du gin présentant une femme entièrement vêtue de blanc, sur une plage, tenant à la main palette et pinceau, face à son tableau de chevalet ; derrière elle, assis sur le sable, un homme, en jean et chaussures bateau, la regarde, admiratif. Bien qu’appartenant à la série The New, la rétrospective du Centre Pompidou avait judicieusement réuni dans cette même salle l’œuvre New ! New too ! de 1983 qui apportait un pendant éloquent à celle déjà mentionnée. En effet, celle-ci reproduit une affiche publicitaire, moins subtile, destinée manifestement à un autre public, présentant deux cannettes de gin tonic et de vodka tonic plongées dans de la glace, à côté de morceaux de citrons, sous un slogan limité à « New ! New too ! ». À l’extrême opposé se trouve Stay in Tonight, une œuvre qui reprend une publicité pour la liqueur Frangelico, quasi abstraite, où n’apparaît qu’un flot d’alcool en gros plan. À ces affiches-tableaux, Koons associait dans cette série différentes sculptures reproduisant des objets destinés à contenir de l’alcool (carafe, seau, etc.), respectant deux principes qui deviennent des lignes directrices de son travail : une extrême fidélité à l’original (déjà observée dans la série Equilibrium), limitée par la transformation du matériau de l’objet originel. Si le bronze avait été choisi dans Equilibrium, Jeff Koons opte ici pour l’inox : ce matériau commun, offrant néanmoins des effets de brillance (donc de séduction), permet d’effacer la hiérarchie qui existait initialement entre les objets reproduits. La carafe d’origine en cristal de baccarat n’a assurément plus le même prestige – mais c’est une œuvre d’art.

Toute cette série propose ainsi un commentaire critique sur la manière dont la publicité cible diverses classes sociales et creuse leurs différences en leur proposant, souvent dans des lieux qui leur sont destinés, des modèles de communication visuelle particuliers. Jeff Koons utilise lui-même ce terme de « classe », déclarant : « Quand j’ai travaillé avec des publicités pour des alcools, le but n’était pas tant de guider le spectateur que de cerner les structures de classe[37]. » Pour expliquer les raisons qui l’ont guidé vers l’inox pour les sculptures de sa série, il emploie le terme de « prolétaire » : « L’argent est la matière des théières et des plateaux. L’inox est le luxe du prolétaire[38]. » Cette terminologie marxiste peut étonner, surtout lorsqu’elle est mise en relation avec le discours dominant des simulationnistes de l’époque (dont fait partie Jeff Koons) qui assument la complicité avec les règles du marché capitaliste, sans intention critique. En effet, le positionnement de l’artiste à l’époque est encore ambigu, et donc passionnant, parce qu’il conjugue avec une grande intelligence provocation, séduction et contestation. Il invite ainsi à revoir une certaine image de l’artiste qui s’est construite très peu de temps après ses premières séries, comme le suggère Katy Siegel :

« Pour un artiste qu’une vision réductrice a parfois décrit comme un flagorneur des riches, en particulier pendant l’ère Reagan, Koons ne présente pas seulement un regard sceptique, mais même une bonne dose d’hostilité à l’égard des structures dominantes du pouvoir[39]. »

Il ne s’agit néanmoins pas de prouver l’impossible en tentant de faire de Koons un artiste marxiste. Si ses œuvres peuvent être appréciées d’un large public, sur le plan marchand, elles s’adressent sans ambiguïté à une élite financière. En outre, elles reposent sur une vaste exploration des mécanismes du désir tels qu’ils existent dans une société capitaliste, ce qui les rend parfaitement adaptées à ce système qu’elles participent à mettre en lumière. Pour autant, si cet élément s’impose comme le fil directeur de son œuvre, il est important de prendre conscience du potentiel critique qui l’accompagnait au début de sa carrière, qui disparaît par la suite. Son travail connaît en effet une rupture importante à la fin des années 1980, précisément au moment où Jeff Koons accède à une certaine gloire médiatique personnelle, après avoir attiré l’attention du monde de l’art autour de son travail en étant associé aux simulationnistes. Avec les séries Banality (1988), Made in Heaven (1991), Celebration (1994-1995) et Easyfun (1999-2000) – qui marquaient justement le tournant du U dans l’espace d’exposition –, Jeff Koons abandonne manifestement ces ambitions conceptuelles critiques pour se livrer à un art plus opportuniste et populiste, comme s’il s’était décidé à incarner tout ce dont on l’avait accusé auparavant (au même titre d’ailleurs que les autres simulationnistes) : rompre avec les ambitions critiques des avant-gardes, assumer une complicité décomplexée avec le marché, etc. Ainsi, après avoir posé un regard relativement critique sur le désir capitaliste dans ses premières œuvres, Jeff Koons livre à la scène artistique, et au marché de l’art en particulier, des œuvres qui nourrissent en même temps qu’elles révèlent nos désirs les plus primaires et les plus faciles à assouvir – la série Made in Heaven (1991), célébrant les ébats sexuels des Jeff Koons et de son épouse, marquent en cela une rupture éloquente.

Si Jeff Koons mérite son exposition au Centre Pompidou, c’est parce qu’il incarne en partie cette décennie des années 1980 si singulière, parce qu’il a su tirer son épingle du jeu d’une scène artistique en perte de repères et de modèles. Après avoir tenté au début de la décennie de sauver en quelque sorte un art critique, il a renoncé. Qu’a-t-il proposé à la place ? Non pas, comme le soutient Scott Rothkopf, un dépassement des limites de l’art jamais observé auparavant, mais un savant mélange des apports de la modernité et de l’académisme. Il a renoncé aux critères intemporels du beau, y préférant le populaire kitsch ; il a renoncé aux ambitions critiques de l’art, y préférant la « célébration » « easyfun » – pour reprendre le titre de ses séries – de la culture populaire, associée aux effets de séduction du clinquant, des surfaces miroitantes ; il a remis au goût du jour la valorisation du métier (durée de réalisation de ses œuvres, souci des finitions, etc.). Néanmoins, il a su échapper à l’image d’un artiste réactionnaire en convoquant l’héritage de Duchamp (en raison de ses readymades) et celui de Warhol (en raison de son intérêt pour la culture visuelle populaire) et en faisant régulièrement l’objet de polémiques, voire de scandales, comme les grands artistes qui ont marqué l’histoire de la modernité, tels Manet, Matisse, Picasso, etc. Mais si Jeff Koons s’avère un artiste intéressant, c’est surtout en tant qu’artiste pompier – même si cet adjectif peut paraître anachronique pour qualifier un artiste du XXIe siècle – car il est formidablement représentatif des attentes, des goûts d’une époque post-utopique. Ses recettes sont connues et éprouvées, mais aucun artiste avant lui n’avait eu l’idée d’œuvrer avec ces différents ingrédients.

 

Notes

[1] Dommergue B., « Le Centre Pompidou devait-il succomber au « Made in Koons » », blog diffusé sur le site de Mediapart, 21 novembre 2014, en ligne : https://blogs.mediapart.fr/bertrand-dommergue/blog/211114/le-centre-pompidou-devait-il-succomber-au-made-koons (consulté en juin 2017).

[2] La rétrospective présentait à ce propos une sélection d’annonces publicitaires publiées dans diverses revues d’art (Arts ou Artforum) en novembre 1988. Toutes mettaient en scène l’artiste dans des postures gratifiantes, notamment devant des élèves d’une classe de primaire. Ainsi était annoncée la nouvelle exposition de l’artiste à la galerie Sonnabend à New York – sans montrer une seule de ses œuvres.

[3] Périer M., « Record de fréquentation pour l’exposition Jeff Koons à Pompidou », Le Figaro, 29 avril 2015, en ligne : http://www.lefigaro.fr/arts-expositions/2015/04/29/03015-20150429ARTFIG00121-record-de-frequentation-pour-l-exposition-jeff-koons-a-pompidou.php (consulté en juin 2017).

[4] Parise C., « Jeff Koons, la rétrospective gonflée à bloc », Le Mag de myartmakers.com, 23 février 2015, en ligne : http://www.myartmakers.com/le-mag/jeff-koons/ (consulté en juin 2017).

[5] Certains de ces selfies ont, qui plus est, été encouragés par le Centre Pompidou à Paris et le Whitney Museum à New York. Voir le site du Centre Pompidou https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/cyX6p86/rnX6nA7 pour l’organisation d’un concours de selfies #LoveKoons à l’occasion de la saint Valentin. Voir également l’article : Freeman N., « The Whitney Begged Teens to Take Jeff Koons Selfies in Pro-Selfie Propaganda », Observer, 21 octobre 2014, en ligne : http://observer.com/2014/10/the-whitney-begged-teens-to-take-jeff-koons-selfies-in-pro-selfie-propaganda/ (consulté en juin 2017).

[6] Scott Rothkopf est un jeune commissaire d’expositions américain, né en 1976. Après avoir été rédacteur en chef de la revue Artforum de 2004 à 2009, il a rejoint le Whitney Museum en tant que conservateur. Il y a organisé notamment une exposition de Glenn Ligon (2011) et Wade Guyton (2012). Après la rétrospective Jeff Koons, il est devenu conservateur en chef en 2015.

[7] Rothkopf S., « Avant-propos », Jeff Koons, la rétrospective, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, et alii, 2014-2015, p. 7.

[8] Naturellement, l’œuvre de Jeff Koons a été présenté dans des musées à de nombreuses reprises par le passé. Une rétrospective de son travail avait déjà été présentée à Chicago, sa ville natale, en 2008. Néanmoins, celle de 2014-2015 est la plus complète et a une portée internationale.

[9] Seban A., « Avant-propos », Jeff Koons, la rétrospective, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, et alii, 2014-2015, p. 4-5.

[10] Rothkopf S., « Avant-propos », ibid., p. 7.

[11] Voir Holzwarth H. W. (éd.), Jeff Koons, Cologne, Taschen, 2009.

[12] L’un présentait la série Equilibrium (1983-1993) et l’autre les œuvres sulfureuses de la série Made in Heaven (1991), mettant en scène les ébats sexuels de l’artiste avec la Cicciolina. La première salle offrait trois entrées possibles, alors que la seconde n’en proposait qu’une seule, interdite aux mineurs et surveillée par un gardien.

[13] Le plan de l’exposition est présenté dans le fascicule lié à l’exposition, téléchargeable à l’adresse suivante : https://www.centrepompidou.fr/media/document/41/c8/41c850b230e510e081a22bfe2f5c1308/normal.pdf (consulté en juin 2017).

[14] Jeff Koons, à propos de la série Banality (1988), cité dans Holzwarth H. W. (éd.), Jeff Koons, Taschen, Cologne, 2009, p. 252.

[15] Rothkopf S., « Remerciements », Jeff Koons, la rétrospective, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, et alii, 2014-2015, n. p.

[16] Lee P. M., « Amour et basket-ball », ibid., p. 228-233.

[17] La photographie la plus polémique d’Andres Serrano (1950) est Piss Christ, une photographie de 1987 qui présente un crucifix plongé dans un mélange d’urine et de sang de l’artiste. Plusieurs œuvres de Robert Mapplethorpe (1947-1989) ont également fait l’objet de polémiques, notamment parce qu’elles mettaient en lumière des pratiques sexuelles sado-masochistes.

[18] Ce fascicule reste consultable en ligne à l’adresse suivante : https://www.centrepompidou.fr/media/document/41/c8/41c850b230e510e081a22bfe2f5c1308/normal.pdf (consulté en juin 2017).

[19] Blistène B., présentation de l’exposition Jeff Koons, en ligne : https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/cABRrbG/rRLxo6k (consulté en juin 2017) : « En 1987, sous l’impulsion du grand Walter Hopps, directeur de la Menil collection de Houston, le Centre Pompidou réunissait dans une exposition de groupe au titre affriolant – Les courtiers du désir – cinq artistes dont un homme jeune de trente-deux ans, enchanté de cette participation : Jeff Koons. En 2000, dans une exposition de groupe intitulée Au-delà du spectacle, j’invitais au Centre Pompidou, avec la complicité du non moins grand Philippe Vergne, un homme mature de quarante-cinq ans, toujours enchanté d’intervenir : Jeff Koons. Aujourd’hui, l’institution consacre, sous l’égide de Scott Rothkopf et moi-même, un homme mûr de cinquante-huit ans, encore plus enchanté de cette rétrospective : Jeff Koons. »

[20] Ibid., Entretien avec Jeff Koons, non daté : « JK – […] Après avoir passé du temps à Chicago, je suis retourné à New York, car j’avais besoin d’une connexion plus forte à l’art européen, entre autres à Fluxus, qui m’intéressait… Je voulais me faire le défenseur d’idées dans leur forme pure. BB – Vous citez souvent Fluxus et son influence sur votre travail ou sur votre processus de création, mais je dois dire que physiquement, visuellement, il n’y a aucun rapport entre le travail de vos débuts et ce que Fluxus faisait au même moment. JK – Cela a peut-être à voir avec une certaine avant-garde. Avec Fluxus, on trouve cette tradition de l’avant-garde et des artistes qui sont dans la revendication, qui croient à la revendication, qui créent leur propre réalité. »

[21] Blistène B., « Enjoy ! », Jeff Koons, la rétrospective, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, et alii, 2014-2015, p. 11-16.

[22] Ibid., p. 13.

[23] Ed Paschke (1939-2004) est un peintre américain, lié à la ville de Chicago, et notamment au groupe des Imagistes de Chicago. Son travail figuratif est marqué par une double influence du Pop art et du surréalisme.

[24] Rothkopf S., « Sans limites », Jeff Koons, la rétrospective, cat. exp., Centre Pompidou, Paris, et al., 2014-2015, p. 39.

[25] C’est ce que démontre justement Pamela M. Lee dans son article déjà mentionné (voir note 16, p. 233). Bernard Blistène note quant à lui que « Koons s’est vite attaché à réconcilier les contraires en fin connaisseur de l’art de son temps […] Koons exprime et incarne la quintessence du postmodernisme » (voir note 21, p. 13).

[26] Sur ces éléments très généraux, je me permets de renvoyer aux analyses de mon ouvrage : Trespeuch H., La crise de l’art abstrait ? Récits et critiques dans les années 1980, en France et aux États-Unis, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, notamment au chapitre 2, « Repenser l’histoire de l’art du XXe siècle », p. 47-83.

[27] Voir ibid., chapitre 1, notamment p. 35-45. Voir également Debrabant C., La peinture à l’épreuve du postmodernisme – États-Unis – Europe, 1962-1989, thèse de doctorat d’histoire de l’art sous la dir. de P. Dagen, Université de Paris I, 2014.

[28] Voir, par exemple, Buchloh B., « Figures d’autorité, chiffres de régression. Notes sur le retour de la représentation dans la peinture européenne », Buchloh B., Formalisme et historicité, autoritarisme et régression. Deux essais sur la production artistique dans l’Europe contemporaine, Le Vésinet, Éd. Territoires, 1982, p. 13-63.

[29] Voir par exemple Foster H., « The Future of an Illusion, or The Contemporary Artist as Cargo Cultist », Endgame, Reference and Simulataion in Recent Painting and Sculpture, cat. exp., Boston, The Institute of Contemporary Art, 1986, p. 91-105. Nombre de développements de cet article sont repris dans Foster H., Le retour du réel. Situation actuelle de l’avant-garde, Bruxelles, La Lettre volée, 2005 (1996), p. 136-149. Voir également Trespeuch H., « Appropriationnisme versus simulationnisme : vraie et fausse avant-gardes ? », Schneller K., Théodoropoulou V. (dir.), Au nom de l’art. Enquête sur le statut ambigu des appellations artistiques de 1945 à nos jours, actes de colloque (Paris, institut national d’Histoire de l’Art – INHA, 2011), Paris, Presses universitaires de la Sorbonne, 2013, p. 85-96.

[30] Sur l’affiliation de Sherrie Levine au simulationnisme, voir Trespeuch H., « Sherrie Levine, de l’appropriationnisme au simulationnisme », Marges, n° 17 : « Remake, reprise, répétition », 2013, p. 44-53, en ligne : http://marges.revues.org/127 (consulté en juin 2017).

[31] Steinbach H., cité dans Steinbach H., Koons J., Levine S., Taaffe P., Halley P., Bickerton A., « De la critique à la complicité », Harrison C., Wood P. (éd.), Art en théorie, 1900-1990, Paris, Hazan, 1997 (1992), p. 1173.

[32] Voir Halle H., « Les courtiers du désir », Les courtiers du désir, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 1987, p. 13 : « […] le lieu de codification traditionnel de l’art, c’est-à-dire le musée, est devenu lui-même une place de courtage du désir. […] La pratique artistique a toujours positionné ses produits comme objets du désir. […] Mais tous ces classements hiérarchiques s’écroulent sous le choc des tendances déshistoriques. De plus en plus, le centre de gravité de la pratique artistique se déplace de l’objet vers la place de courtage où se font les transactions sur l’art. »

[33] Voir Rothkopf S., « Avant-propos », Koons, la rétrospective, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, et alii, 2014-2015, p. 26, 33. Scott Rothkopf fait brièvement allusion au contexte de ce début de carrière en évoquant le « buzz critique » dont bénéficie Jeff Koons en 1986 et, plus tard, en indiquant très vaguement que les œuvres de l’artiste ont suscité à l’époque des commentaires de critiques d’art interrogeant le « fétichisme de la marchandise » observé également chez Bickerton, Steinbach et McCollum.

[34] Pour réaliser ces installations, Jeff Koons a collaboré avec Richard P. Faynman, prix Nobel de physique en 1965.

[35] Siegel K., dans Holzwarth H. W. (éd.), Jeff Koons, Taschen, Cologne, 2009, p. 165.

[36] Ibid., p. 168.

[37] J. Koons cité dans ibid., p. 202.

[38] J. Koons cité dans ibid., p. 206.

[39] Ibid., p. 210.

 

Pour citer cet article : Hélène Trespeuch, "Jeff Koons (Centre Pompidou, Paris, 2014-15) : une rétrospective amnésique", exPosition, 25 septembre 2017, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles3/trespeuch-koons-pompidou-paris-2014/%20. Consulté le 19 mars 2024.

L’exposition Vidéo Vintage (Centre Pompidou, Paris, 2012) : un parti pris scénographique au détriment des vidéos

par Caroline Tron-Carroz

 

Caroline Tron-Carroz est docteure en histoire de l’art contemporain, chercheure associée à l’InTRu à l’Université François-Rabelais de Tours. Elle est également rédactrice en chef adjointe de la revue exPosition. Ses recherches portent essentiellement sur l’histoire de l’objet télévision dans le champ de l’art, ainsi que sur les collectifs vidéo des années 1970 aux États-Unis. Elle a récemment publié La boîte télévisuelle. Le poste de télévision et les artistes (INA, 2018).

 

L’exposition Vidéo Vintage a ouvert ses portes en février 2012[1], au quatrième étage du musée national d’Art moderne (MNAM) à Paris, sous la direction de Christine Van Assche, conservateur du département des nouveaux médias du Centre Pompidou, et de Florence Parot, attachée de conservation au musée et commissaire associée. Ces dernières années, à Paris, peu d’expositions ont été consacrées aux collections vidéo du Centre Pompidou[2], une telle manifestation était particulièrement attendue.

L’exposition propose de retracer 20 ans de création vidéo suivant une chronologie ciblée (1963-1983), en montrant à un large public une sélection de vidéos fondatrices collectionnées par le MNAM depuis 1977. Le dispositif spatial repose essentiellement sur une scénographie vintage avec des fauteuils, des tables basses et des télévisions. Le dépliant de visite, distribué à l’entrée de l’exposition, précise les visées scénographiques des commissaires : « une scénographie vintage qui emprunte aux années 1960-1970, restitue dans des salons les conditions de visionnage en temps réel, comme aux origines du médium[3] ». Dans un premier temps, il est intéressant de se reporter à la définition du terme vintage telle que Florence Parot la mentionne dans le catalogue, pour comprendre les enjeux scénographiques de cette exposition :

« Vintage est un terme anglais issu d’une forme altérée de l’ancien français correspondant au mot “vendange” qui désigne un vin remarquable par sa qualité en référence à un âge ou à millésime. La mode s’empare de ce terme pour qualifier des vêtements de grands couturiers rares et anciens : la musique, le rock à ses débuts, la photographie, ses tirages d’époque. Adhérer au vintage, c’est affirmer un style authentique, tout en se référant à un moment mythique que beaucoup n’ont pas connu. Les années 1960 et 1970 – période révolutionnaire, libertaire, anti-guerre, hédoniste – sont revisitées par la nouvelle génération. La performance, le happening, le body art, le militantisme féministe, homosexuel et antiraciste, la critique des médias et de la télévision, sont autant d’expressions que la vidéo a su capter à son époque[4]. »

Le terme vintage véhicule en effet l’idée d’un objet authentique, révolu et daté. Il traduit aussi l’idée d’un objet qui serait « remis au goût du jour », sous l’effet d’une mode, d’un engouement contextuel et culturel. Si l’on en juge par la définition retranscrite, ce sont plus particulièrement les années 1960 et 1970 qui sont envisagées comme période de référence, alors que le terme vintage n’induit aucune chronologie spécifique.

Les commissaires apportent d’autres précisions sur ce choix scénographique, en invoquant les conditions avantageuses de visionnement des vidéos :

« À l’ère de la reproductibilité électronique, la consultation des œuvres sur Internet entraîne un visionnage accéléré et plus déconcentré des œuvres tandis que dans le musée, lieu idéal, le temps nécessaire à leur réception peut être respecté. Le temps de l’œuvre redevient le temps du spectateur[5] ».

Ainsi, tout en se référant à une époque marquée par la contre-culture, l’exposition se donne pour but d’offrir au spectateur du musée un temps privilégié pour regarder des vidéos, comme à l’origine, c’est-à-dire sans les « zapper ». Et c’est pour répondre à cet impératif de mise en condition du visiteur, que les commissaires lui dédient des espaces organisés sous la forme de petits salons.

Pour comprendre ce parti pris vintage, le document intitulé « Scénographie de Vidéo Vintage », versé aux archives du MNAM, apporte quelques éclairages sur les intentions des commissaires :

« Il s’agit de créer une “ambiance d’époque” par des éléments de mobilier, mais pas d’en rajouter ni de transformer le musée en marché aux puces. Les éléments décoratifs choisis (tapis ou lampes) le seront pour des raisons symboliques. Trouver le ton juste et le bon équilibre sont des éléments très importants […] Le visiteur peut s’asseoir dans des fauteuils et canapés confortables pour visionner les œuvres dans leur entièreté […] Les moniteurs sont des appareils cathodiques posés sur d’autres meubles. Les lecteurs DVD sont cachés car ils sont contemporains. Les câbles peuvent être cachés par des tapis […] Des photos 50 x 70 environ sont accrochées ou collées sur les murs retraçant le contexte de l’époque. D’autres peuvent être présentées dans des vitrines. Une armoire vitrée type penderie expose du matériel de l’époque : Portapak […]. Dans le couloir attenant [à] la galerie du Musée pour la sélection des œuvres conceptuelles, une présentation plus muséale type 70/80 est proposée (moniteurs cathodiques sur socle, bancs et vitrines)[6]. »

À la lecture de ce document et du plan général de l’exposition, on comprend que les commissaires ont souhaité faire cohabiter plusieurs espaces à l’image de l’univers domestique : une « entrée » (avec des écrans plats et un « salon témoin »), quatorze « salons », un « couloir », des « vitrines », auxquels s’ajoutent deux projections vidéo. Trois sections scandent le parcours pour permettre au visiteur de comprendre la variété des écritures des œuvres vidéo : la première porte sur « la performance et l’auto-filmage », la deuxième concerne « la télévision : recherches, expérimentations, critiques », la troisième section présente « les attitudes, formes, concepts ». À première vue, l’organisation des petits salons dans la grande galerie est plutôt engageante. Les fauteuils, paradigmes de l’enveloppement et du confort, les lampes, les tapis, les tables basses et les vitrines chinés par l’agence parisienne Colonel, en charge de la scénographie, mettent le visiteur à l’aise, rassuré de retrouver un espace proche de son intimité. Mais l’abandon du corps du spectateur au confort des sièges en velours à dominante vert, marron et orange, génère une intrication volontaire entre l’espace public (le musée) et l’espace privé (le chez soi). En effet, si l’exposition Vidéo Vintage repose intégralement sur un modèle d’esthétique domestique, elle restitue, de fait, l’univers lénifiant de la maison, bercé par le rituel de la télévision, de sorte que l’agencement général (fauteuils et meubles), comme la présence des moniteurs à tube cathodique, renvoie à des habitudes communes de consommation télévisuelle. Et c’est précisément ce versant « ameublement » qui a marqué les esprits. Le livre d’or, comme les encarts et les articles de la presse hebdomadaire ou de la presse spécialisée[7], ont plébiscité la scénographie générale de l’exposition, revendiquant le moelleux des sièges en opposition sous-jacente aux conditions de visionnement ordinairement attribuées aux bandes vidéo dans le cadre des musées.

La réflexion qui suit propose de cerner les enjeux d’une telle orientation scénographique : est-on face à une tentative de conditionnement de la vidéo ? Puisque les commissaires revendiquent le choix du vintage en louant son authenticité, on est en droit de s’interroger sur celle-ci : la reconstitution du chez soi incarne-t-elle suffisamment les positionnements critiques propices aux artistes vidéo des années 1970 ? Qu’en est-il de la restitution de la part créative, authentique, de la vidéo analogique à travers cette exposition ?

Simulacres

Une grande partie du dispositif spatial repose ainsi sur un univers très attractif : l’intimité prosaïque du salon. Cependant, on constate que peu de raccordements scientifiques viennent compléter, voire étayer ce choix scénographique. Sur les murs, sur les cartels ou dans le livret d’exposition, quelques données factuelles se dessinent en interstices, fournissant de très brèves explications sur le contexte artistique et télévisuel de l’époque. Si la première partie regroupe de nombreux artistes performers ayant recours à l’auto-filmage[8], exprimant la part influente de la vidéo dans les arts de l’action, la deuxième section (« La télévision : recherches, expérimentations et critiques ») ne retrace qu’en très grandes lignes l’histoire des expérimentations des artistes dans les studios de télévision aux États-Unis, en France, en Angleterre, en Allemagne (ex-RFA), sans toutefois spécifier les différences de statut entre les télévisions publiques et privées notamment aux États-Unis[9], ni même évoquer le soutien de producteurs curieux et audacieux[10], qui ont largement valorisé les nouvelles formes de création. Le cas de la France est très vite retracé, notamment dans le livret d’exposition, lorsque le nom de Jean-Christophe Averty est évoqué. Programmés dès la conception de l’exposition, ses travaux pionniers ont été finalement évincés de la sélection finale[11]. Les réalisations que Samuel Beckett a conçues pour la BBC en Angleterre[12], la Fernsehgalerie de Gerry Schum à Düsseldorf (1969-1970)[13] ou encore les studios de télévision à New York ou à Boston qui ont ouvert leurs portes aux artistes vidéo au cours des années 1970 sont également signalés.

Quelques lignes informent également le visiteur sur les prises de position critiques des artistes vis-à-vis de la télévision commerciale, alors qu’elles sont au cœur des liens problématiques entre art vidéo et télévision aux États-Unis. En effet, au tout début des années 1970, un malaise se fait sentir au sein des laboratoires vidéo des chaînes publiques américaines. Ces laboratoires, financés par des fonds privés (à l’image de la fondation Rockefeller), sont destinés à accueillir des artistes qui peuvent bénéficier d’un matériel vidéo professionnel pour expérimenter l’image électronique. Le statut avantageux de ces structures donne naissance à des créations vidéo expérimentales retransmises dans le cadre d’émissions spécifiques qui, progressivement, sont écartées des grilles de programmes, alors que la majorité des recherches entreprises sur la colorisation et les effets de surimpression des images sont copieusement récupérées par les studios de télévision. Dépités, de nombreux vidéastes (Steven Beck, Frank Gillette, Stan VanDerBeek…) admettent que la télévision nord-américaine ne sera jamais une vitrine, un lieu d’exposition envisageable. À partir de 1969, des collectifs d’artistes comme The Raindance Corporation, Videofreex ou Ant Farm commencent à entretenir une démarche radicale à l’encontre de la télévision. Ils prônent un art vidéo plus libre, plus proche du public que les studios ou autres laboratoires et entendent bien déconstruire le langage et les codes de la télévision.

Si nous insistons quelque peu sur ce contexte de délitement entre les artistes et les organes de production audiovisuelle, c’est parce qu’il contribue pleinement à l’installation des premiers dispositifs « salon » au sein des musées au cours des années 1970 aux États-Unis, sur lesquels l’exposition Vidéo Vintage s’appuie. En effet, les artistes aux positionnements critiques tranchés à l’encontre des organes audiovisuels nord-américains réfléchissent à des démarches alternatives pour présenter leurs travaux vidéo. Aidés par quelques directeurs de galeries et d’institutions notamment new-yorkaises ou californiennes – territoires historiques des recherches vidéo aux États-Unis –, ils construisent des espaces qui plagient le salon familial, véritables simulacres critiques à l’univers ménager des spectateurs. Ces espaces appelés « environnements », puis « installations », sont des dispositifs immersifs et opérants pour mettre en scène l’univers privé, mais aussi pour contrecarrer des comportements routiniers des téléspectateurs face à leur écran. Ébranler les habitudes télévisuelles est une des missions que se sont fixés les artistes appartenant à la mouvance de « Guerrilla Television[14] », à l’image du collectif Telethon (Billy Adler, John Margolies, Van Schley et Ilene Segalove) qui, en 1972, conçoit au Contemporary Arts Museum de Houston, un environnement restituant en détail un salon middle-class américain : une image volontairement fabriquée et familière de l’univers domestique. Le mur recouvert de papier peint, les tableaux de paysages, le canapé à carreaux placé devant un imposant poste de télévision offrent un cadre privilégié au spectateur pour découvrir les vidéos du collectif, diffusées en boucle, dont les images stigmatisent la télévision commerciale américaine, premier relai du discours politique et publicitaire de l’époque.

Les années 1970 ont donc vu l’affirmation d’une démarche commune qui consiste à réinterpréter à grande échelle le modèle domestique existant. La constitution au cœur des musées de ces simulacres engendre en effet une critique de la topique télévisuelle ou de la « Topique TV » selon l’expression consacrée de l’historien de l’art vidéo René Berger :

« J’appelle “topique” l’ensemble des “conditions” qui constituent le champ d’action d’un médium. Ainsi la topique de la TV se fonde, d’une part sur la relation bipolaire du téléspectateur et de son poste, d’autre part sur l’organisation du discours télévisuel […] S’il est un trait commun à tous les artistes vidéo, c’est de “rompre” délibérément avec la topique TV. Tel est ce que j’appelle “l’effet de dis-location” qu’ils pratiquent tous peu ou prou, soit comme l’ont fait dès leurs débuts un Nam June Paik, un Vostell […]. L’effet de dis-location n’est qu’un aspect de leur activité. L’effet de “re-location” ne leur tient pas moins à cœur. Dans cette perspective, ils visent à créer, par le truchement de la vidéo, mais non exclusivement par lui, des situations nouvelles qu’on pourrait qualifier, pour s’en tenir à un terme général, d’“expérimentales”[15]. »

La « Topique TV », autrement dit l’ensemble des conditions qui constitue le champ télévisuel, doit être repensée au sein même des musées et des galeries. Ainsi, les travaux vidéo in situ, sont d’authentiques réflexions formelles, mais aussi les témoins historiques des positionnements vindicatifs des artistes à l’encontre du pouvoir des mass-media dans les années 1970.

L’exemple le plus probant de ce type de démarche reste sans doute celui du collectif californien Ant Farm. En 1975, les artistes Chip Lord, Doug Michels et Curtis Schreier, membres fondateurs du collectif, réalisent deux bandes vidéo couleur qui feront date : Media Burn (1975, 26 min, couleur, son) et The Eternal Frame (1975, 23 min 50, n&b et couleur, son). Cette dernière, réalisée en collaboration avec le collectif T.R Uthco, est fondée sur la répétition, scène par scène, de l’assassinat de Kennedy en novembre 1963 à Dallas. L’année suivante, les artistes exposent la bande vidéo au Long Beach Museum of Art, sous la forme d’un environnement qui reconstitue en détail un séjour américain des années 1960 : les bibelots et les meubles, dont le poste de télévision, côtoient les reproductions photographiques du couple Kennedy accrochées au papier peint fleuri du coin-salon. Il s’agit ni plus ni moins d’une remise en condition du spectateur dans un univers familier délibérément contrefait. Cette reconstitution manifeste est illustrée par une photographie accrochée sur les murs de l’exposition Vidéo Vintage qui, dans ces conditions, suggère au public que cette pièce a servi de modèle d’inspiration pour la scénographie[16].

En 2008, l’environnement The Eternal Frame a été intégralement reconstruit dans le cadre de l’exposition California Video: Artists and Histories organisée au Getty Museum de Los Angeles[17]. On peut considérer cet événement comme marquant dans l’histoire du collectif californien, et par là même dans l’histoire des expositions d’art vidéo, puisqu’il s’agissait de la première réinstallation de l’œuvre depuis sa création. Glenn Phillips, commissaire de l’exposition et conservateur du département vidéo au Getty Research Institute, a tenu à rassembler minutieusement tous les éléments de l’environnement : les cartes postales commémoratives, la tapisserie, les bustes, etc., à partir de photographies prises pendant l’installation initiale en 1976 ou en menant des entretiens avec les artistes[18]. La plupart des objets avaient disparu, d’autres comme les bibelots kitsch étaient en très mauvais état et nécessitaient la mobilisation d’équipes spécialisées, notamment le personnel du département de conservation des arts décoratifs et de sculpture du Getty, qui s’est chargé de la restauration de l’un des bustes de Jacky Kennedy en plastique peint, pourtant acheté dans les boutiques bon marché de l’époque, mais rénové avec autant d’égard qu’un objet de collection ancienne. Ainsi, Glenn Phillips a œuvré à retranscrire au plus juste tous les éléments présents en 1976 grâce à des achats sur des sites spécialisés et des conseils auprès de professionnels. Le commissaire a également consulté l’équipe du Cooper-Hewitt National Design Museum de New York qui possède une des plus impressionnantes collections de papiers peints aux États-Unis pour tenter de retrouver le motif original. Vaines recherches. Il a donc fait appel à Beatriz Kerti, directrice artistique à Hollywood, pour réimprimer avec exactitude le dessin de la tapisserie[19]. De cette démarche scientifique menée aux États-Unis, certes très excessive mais développée à partir de données concrètes, il ne subsiste aucune trace dans les archives de l’exposition parisienne, notamment parce que les objets (fauteuils, lampes, tapis) ont été davantage choisis pour leur qualité esthétique « rétro » que pour leur portée historique et culturelle.

Salons versus couloir 

En retrait de la galerie principale, un espace en couloir, qui regroupe les travaux de la section intitulée « Attitudes, formes, concepts », a été installé. La commissaire Christine Van Assche prescrit pour ce secteur une scénographie plus traditionnelle : « douze vidéos sont “exposées” dans une perspective plus muséographique, celle des années 1970, à savoir sur des socles accompagnées de documents[20] », autrement dit, un dispositif avec des moniteurs noirs posés sur des socles blancs, juxtaposés les uns à côté des autres, diffusant en boucle des œuvres vidéo[21]. Le dispositif spatial est complété par une vitrine blanche, présentant les couvertures de catalogues d’exposition. En totale opposition avec le confort des salons attenants, des bancs ont été placés devant les écrans. Mais ce dispositif, qui revendique un hermétisme formel pour des œuvres conceptuelles, met surtout à l’index de nombreux projets qui souhaitent s’émanciper de la forme piédestal. Comme le précise, David Ross, responsable du premier département d’art vidéo monté en 1971 à l’Everson Museum de Syracuse dans l’État de New York, les artistes des années 1970 ont très vite cherché des moyens de sortir de la forme piédestal, obstinément marquée par la sculpture traditionnelle[22]. Beaucoup d’entre eux, comme Frank Gillette, Ira Schneider, Les Levine, Bruce Nauman ou Mary Lucier, ont produit des œuvres avec des constructions environnementales qui démultiplient le moniteur dans l’espace. En la matière, l’installation vidéo TV Garden (1974) de Nam June Paik ou Passages Paysages (1978) de l’artiste Theresa Hak Kuyng Cha sont pionnières. Certes, ces œuvres ne font pas partie des collections du Centre Pompidou, mais elles sont mises en exergue sur le mur de cette section au moyen de reproductions photographiques[23]. Ces travaux questionnent autant la nature des images vidéo qu’ils interrogent les premières formes de présentation des travaux vidéos en multicanaux, en correspondance avec les nombreuses expérimentations de l’époque, très éloignées des dispositifs bipartites[24] (moniteur et socle) des vidéos monobandes.

Matière télévisuelle et support analogique

En compulsant les archives de l’exposition Vidéo Vintage, on apprend que les appareils placés dans les différentes zones de l’exposition ont été fournis par le service audiovisuel du musée. Principalement des modèles des années 1980 et 1990, plus ou moins grands, reléguant souvent les œuvres vidéo sur de petits écrans, suivant une répartition et une sélection non déterminée. Il est pourtant utile de tenir compte des différences instaurées par la taille de l’écran qui engendrent plus ou moins de proximité avec l’image et qui, de ce fait, écartent certaines œuvres du regard du visiteur. Ce constat rejoint la nécessité de mettre en valeur la nature des objets exposés. Différents exemples peuvent être convoqués dans l’exposition Vidéo Vintage, en partie parce que de nombreuses réalisations vidéo semblent être vidées de leur substance électronique, mais nous nous concentrerons plus particulièrement sur les travaux de Steina et Woody Vasulka[25]. Dès les années 1970, le couple Vasulka a mis au point un système de production d’images qui associe l’ordinateur au travail vidéo. Les artistes choisissent ainsi de travailler avec des moniteurs très performants qui leur offrent une liberté essentielle et une qualité d’image bien supérieure à celles que peuvent proposer des moniteurs classiques. En diffusant leurs œuvres vidéo sur des moniteurs cathodiques inappropriés, l’exposition parisienne ne rend pas hommage à leurs travaux sur l’image électronique et sur le son (simplement restitué par un casque audio).

Les écrans cathodiques qui ne respectent pas le temps de création des vidéos minimisent les expérimentations entreprises sur la matière télévisuelle pour lesquelles les qualités formelles et électroniques des moniteurs originaux comptent. Dans les archives, on ne trouve aucune trace d’historicisation des modèles ou de collaborations éventuelles avec des musées spécialisés (musée de Radio France ou le musée des arts et métiers). En filigrane, se pose la question de la conservation et de la restauration des objets médiatiques dont le moniteur fait partie. L’exposition affirme un caractère vintage, donc authentique, mais qui manque de perspective historique.

Audrey Illouz, qui signe la critique de l’exposition dans le magazine art press, en juin 2012, articule son propos sur l’occultation programmée du support analogique, en évoquant les écrans plats placés à l’entrée de l’exposition « attestant de la disparition du tube cathodique et de la nature désormais “vintage” des bandes vidéos[26] ». Ainsi, cette exposition aurait pu être un plaidoyer en faveur d’une technologie analogique, non réductible à un moniteur passif, sans qualité cathodique. Cette vision passéiste de la technique vidéo et de ses supports est amplement relayée sous la plume du journaliste Eric Loret du quotidien Libération, qui débute son article sur l’exposition Vidéo Vintage de la manière suivante :

« Très vite, à Vidéo Vintage, une évidence vient. La vidéo, c’est fini, inregardable. D’ailleurs, une partie des films présentés ici est accessible en ligne sur différents sites internet, banals ou spécialisés (dont www.newmedia-art.org)[27]. Mais personne ne les regarde. Ils sont là, aussi invisibles que disponibles. La patience est morte. Ce qui signifie aussi que nous ne sommes presque plus capables d’appliquer nos yeux au monde, que l’attention est une occupation vintage. Une majorité des œuvres de l’exposition ont été d’avant-garde ; elles sont désormais dépassées[28]. »

Le ton du texte est sans équivoque concernant le parti pris de l’auteur. Il remise sans ménagement, mais aussi avec beaucoup de déterminisme, la vidéo à une forme archaïque et obsolète, sans révéler les potentialités techniques du médium, en partie parce qu’elles ne sont pas spécifiquement développées dans le cadre de l’exposition. Vidéo Vintage fait entrer le spectateur dans l’univers de l’art vidéo par une toute petite porte dérobée, abandonnant le moniteur-téléviseur à une fonction principalement sociale et domestique.

Outre ces constats, il est important de questionner la présence des deux vidéos projetées sur les murs du fond de la galerie principale : Facing a Family de Valie Export et Reverse Television-Portraits of Viewers de Bill Viola. Ces réalisations s’intéressent à « ce spectateur anonyme, situé hors champ[29] », propos même de l’exposition Vidéo Vintage. Selon Christine Van Assche, ces travaux constituent un contrepoint à l’œuvre Centers[30] de Vito Acconci diffusée sur un moniteur cathodique et placée sous la vidéo de Bill Viola. En réalité, cette forme de projection se heurte à un malentendu en raison du contexte de création de travaux vidéo de Valie Export et de Bill Viola, qui, contrairement à la vidéo de Vito Acconci, ont été spécifiquement conçus pour être retransmis à la télévision[31]. Si le retournement de point de vue qu’implique Facing a Family invite le visiteur à réfléchir sur la réception des œuvres vidéo dans la sphère privée, le renversement qu’engage Bill Viola montre aussi un téléspectateur isolé du monde, loin d’une expérience muséographique collective. Ces deux vidéos, extraites de l’appartenance domestique et du cadre télévisuel qui leur est destiné, nous orientent davantage vers les perceptions et les projections des deux commissaires, qui entendent cantonner les créations vidéo dans un univers domestique restrictif, à l’image des travaux vidéo de Jean-Luc Godard réalisés avec Anne-Marie Miéville[32], présentés dans le « salon témoin », sorte de prototype de l’esthétique vintage (papier peint aux formes géométriques, mobilier orange…), situé à l’entrée de l’exposition. Dévêtu de ses oripeaux théoriques, Jean-Luc Godard reste le parent pauvre de cette exposition, alors qu’en 2006, au sein même du Centre Pompidou, le réalisateur opérait une réflexion critique sur la scénographie des images en mouvement, ainsi que Barbara Le Maître et Jennifer Verraes le précisent : « [Jean-Luc Godard] mettait à nu la politique du goût pratiquée par l’institution[33] ». De même, les propos de Jean-Luc Godard sur le rapport télévision et projection invitent à réfléchir sur certains engagements scénographiques de l’exposition Vidéo Vintage :

« À la télévision, il n’y a pas de projection. Il y a un rejet, on est rejeté dans son fauteuil ou sur son lit. Au cinéma, on est projeté, mais on doit décider de ce que l’on est. À la télévision, il y a juste retransmission de quelque chose. La projection est propre au cinéma[34]. »

Cette dialectique moniteur/projection que soulève Jean-Luc Godard dès 1996 est pourtant au cœur des réflexions contemporaines sur les mises en exposition des vidéos historiques : équilibre entre le discours des artistes et l’obsolescence du matériel (rapport à l’industrie et au design des écrans en constante évolution).

Originalité scénographique

Si une telle exposition affronte avec difficultés des contingences financières et techniques qui nécessitent de la part des commissaires d’opérer des sacrifices, le catalogue se doit en contrepartie de fournir des éléments historiques et théoriques. Pourtant, le catalogue de l’exposition Vidéo Vintage, composé de 64 pages avec une centaine d’illustrations couleur en grand format, n’est pas à la hauteur de la politique historique des acquisitions des œuvres vidéo par le musée national, ni à la hauteur de la bibliographie sur l’histoire de la mise en exposition des œuvres vidéo. Rien ne transparaît dans les discours, pas même les ouvrages placés dans les vitrines, les textes de Gregory Batteson, de Marshall McLuhan ou de Rosalind Krauss pourtant évoqués dans le dépliant qui accompagne la visite. Ce constat d’un déficit de cadres de référence est d’autant plus déroutant que les archives révèlent les premières intentions scénographiques des commissaires qui allaient dans une tout autre direction curatoriale :

« Une scénographie simple permettrait au public de regarder/écouter confortablement les bandes vidéo. Un livre/Anthologie de textes d’époque pourrait accompagner le projet. Une réédition des textes des années 60/70 publiés dans des ouvrages désormais introuvables procurerait au public des informations indispensables sur le contexte, les intentions, les perspectives esthétiques de ces années vintage[35]. »

Avec la scénographie finale, c’est bien la dimension ludique qui l’emporte, dépouillant la vidéo analogique de ses potentialités électroniques, pour vouer un culte au salon, s’opérant au nom du divertissement tel qu’il est finalement défini par la télévision commerciale. L’itinérance de l’exposition en Allemagne, en Israël et en Corée a donné naissance à des scénographies disparates[36] qui n’ont pas inversé la tendance, d’autant que chaque lieu d’accueil était chargé de s’occuper du mobilier et des supports de diffusion des vidéos. En Allemagne, le Zentrum für Kunst und Medientechnologie (ZKM) de Karlsruhe  a ainsi adopté une identité vintage très marquée, en disposant des postes de télévision d’époque, des modèles au design atypique, véritables pépites, il faut le reconnaître, pour les amateurs de technologie analogique, mais l’absence de cadre historique suffisant a, là encore, réduit l’entreprise à une opération récréative.

Aujourd’hui de nombreux visiteurs comme acteurs des musées appellent de leurs vœux un confort de visionnement des œuvres vidéo. Soit. Mais pourquoi sélectionner une scénographie vintage qui concourt à représenter et non véritablement à transmettre une histoire de l’art vidéo ? Et dans le fond, pourquoi pas ? À partir du moment où la scénographie est au service du propos historique, et non le contraire. Au Centre Pompidou, il existe des précédents de présentation vintage des vidéos, notamment lorsque les artistes Herman Asselberghs et Johan Grimonprez ont été invités en 1997 à monter Prends garde ! À jouer au fantôme, on le devient. La scénographie de cette exposition, évoquée par Christine Van Assche[37], était effectivement pensée à partir de meubles de différentes époques, néanmoins elle était accompagnée d’un livret-catalogue d’une vingtaine de pages, au graphisme délibérément kitsch, marqué par des descriptifs présentant chaque œuvre vidéo avec des réflexions sous forme de brèves ou d’encarts sur le domaine des médias et de la télévision. Citons également l’exposition Changing Channels: Art and Television (1963-1987) qui s’inscrit dans une thématique similaire que celle de Video Vintage, elle fut présentée au Museum moderner Kunst Stiftung Ludwig (Mumok) de Vienne[38] en 2010. Pour cette exposition, le commissaire Matthias Michalka, assisté de Manuela Ammer, optait pour une mise en espace radicale des vidéos – certes discutable – fondée sur des assises rectangulaires et colorées, dessinées par les artistes Julie Ault et Martin Beck, à l’encontre de toute orientation vintage. C’est pourquoi, au regard de la valeur scientifique de la riche collection du département Nouveaux Médias du MNAM, il est permis d’espérer une exposition d’art vidéo à sa mesure, qui lierait cadre théorique et scénographie audacieuse.

 

Notes

[1] Vidéo Vintage, 1963-1983. Une sélection des vidéos fondatrices de la collection du musée national d’Art moderne, exp., Paris, Centre Pompidou, 2012. Ce sont 72 vidéos réalisées par 52 artistes choisies parmi 1400 vidéos.

[2] Généralement, une sélection de vidéos est exposée en lien avec le thème du nouvel accrochage des collections permanentes du musée national d’Art moderne comme Big Bang (2005-2006), elles@centrepompidou (2009-2010). « L’espace nouveaux médias », situé au quatrième étage du musée, permet également de consulter librement les vidéos à partir d’un écran d’ordinateur. Mais cet espace en couloir, avec des chaises de bureau, est peu engageant, il reste peu fréquenté par le public.

[3] Le dépliant/livret de l’exposition est édité par la direction des publics, service de l’information des publics et de la médiation du Centre Pompidou, n. p.

[4] Vidéo Vintage, 1963-1983. Une sélection de vidéos fondatrices des collections nouveaux médias du musée national d’Art moderne, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 2012, p. 5. Il est indiqué dans une note la source des définitions : portail CNRTL, centre national des Ressources textuelles et lexicales www.cnrtl.fr.

[5] Ibid., p. 8.

[6] « Scénographie de Vidéo Vintage », document non daté, non paginé, archives du MNAM. Les archives de cette exposition étant en cours de traitement, il n’y pas de numéro de boîte ou d’inventaire.

[7] Voir : Vidéo Vintage : 8 février – 7 mai 2012, Centre Pompidou, revue de presse, Paris, Centre Pompidou, Direction de la communication, 2012.

[8] Parmi les artistes : Marina Abramovič, Vito Acconci, Chris Burden, Jean Dupuy, Valie Export, Esther Ferrer, Dan Graham, Mona Hatoum, Sanja Ivekovič, Joan Jonas, Alla Kaprow, Paul McCarthy, Bruce Nauman, Nam June Paik, Letícia Parente, Martha Rosler, William Wegman et Nil Yalter.

[9] Le réseau des télévisions publiques, appelé Public Broadcasting Service (P.B.S.), regroupe des stations de télévision locales, à but non lucratif, le plus souvent éducatives. Il est à différencier des chaînes câblées ou des chaînes commerciales historiques (television networks).

[10] Un producteur comme Fred Barzyk est très rapidement présenté dans le catalogue de l’exposition Vidéo Vintage, alors qu’il a conçu des émissions consacrées à l’art vidéo, comme The Medium is the Medium (1969, 27 min 50, couleur, son). Notons que l’image de l’enfant tenant une caméra qui a servi au visuel de l’affiche et de la communication de l’exposition Vidéo Vintage est précisément extraite de Video: The New Wave (1973, 58 min 27, n&b et couleur, son) un programme produit par Fred Barzyk sur la chaîne WGBH de Boston en 1973. Pour plus de précisions sur le producteur, voir : Fred Barzyk: the Search for a Personal Vision in Broadcast TV, cat. exp., Milwaukee, Patrick and Beatrice Haggerty Museum of Art, 2001.

[11] Les raisons évoquées dans les archives pour justifier l’éviction des travaux de Jean-Christophe Averty restent floues, mais on peut mettre en avant le prix coûteux des restaurations des bandes et de leur transfert numérique, utiles pour un visionnement en boucle dans le cadre d’une exposition courant sur plusieurs mois. Ainsi toutes les vidéos diffusées dans l’exposition Vidéo Vintage ont été dupliquées sur support numérique.

[12] Il s’agit de pièces spécifiquement écrites par Samuel Beckett pour la British Broadcasting Corporation (BBC), au Royaume-Uni, à partir des années 1960 ou pour la télévision allemande (Süddeutscher Rundfunk, SDR), comme Quad I+II (1981, 15 min, couleur, son). Dans cette pièce, Samuel Beckett conçoit la mise en scène à partir d’un plan carré. La caméra, fixe, enregistre les déplacements répétitifs et rythmés par les percussions des quatre acteurs vêtus de longues tuniques colorées.

[13] Le concept de galerie télévisuelle (Fernsehgalerie) a pour objectif d’exploiter la télévision à des fins artistiques et de rendre l’art vidéo accessible à un large public, à travers des films d’abord conçus pour la télévision, puis transférés sur bande-vidéo, à l’image du programme IDENTIFICATIONS (1970, 18 min, 16 mm, n&b, son) qui rassemble des artistes comme Giovanni Anselmo, Joseph Beuys, Daniel Buren, Gilbert & George, Mario Merz, Richard Serra, Keith Sonnier ou Lawrence Weiner.

[14] En référence au titre de l’ouvrage manifeste de Shamberg M., Raindance, Guerrilla Television, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1971.

[15] Bovier F., Mey A. (éd.), René Berger. L’art vidéo et autres essais (1971-1997), Zurich, JRP/RingierDijon, Les presses du réel, 2014, p. 112.

[16] L’installation est également mentionnée dans le catalogue de l’exposition, visuel à l’appui, notamment dans la partie « Histoire des représentations “vintage” », Vidéo Vintage…, cat. exp., 2012, p. 18.

[17] California Video: Artists and Histories, cat. exp., Los Angeles, Getty Research Institute, J. Paul Getty Museum, 2008.

[18] Ibid., p. 234-237.

[19] Pour plus de précisions sur cette reconstitution, voir : Kino C., « A Moment in History, Recaptured for a Second Time », The New York Times, 12 mai 2008, en ligne : http://www.nytimes.com/2008/03/12/arts/artsspecial/12GETTY.html?_r=0 (consulté en février 2015).

[20] Vidéo Vintage…, cat. exp., 2012, p. 8.

[21] Parmi les artistes exposés dans la section « Attitudes, formes, concepts », on peut citer Joseph Beuys, Peter Campus, Daniel Buren ou Lawrence Weiner.

[22] Schneider I., Korot B. (éd.), Video Art, an Anthology, New York, Hartcourt Brace Jovanovich, 1976, p. 248.

[23] Le travail de Theresa Hak Kuyng Cha a été réalisé dans le cadre de son diplôme (Master of Fine Arts à l’Université de Californie, Berkeley). Une vidéo de l’artiste (Permutations, 1976, 12 min, n&b, silencieux) était également présentée dans la section « Attitudes, formes, concepts ».

[24] Une forme qui se développera surtout à partir des années 1980, notamment avec la vidéo sculpture, comme le précise Christine Van Assche. Voir : Van Assche C. (dir.), « Aspects historiques et muséologiques des œuvres nouveaux médias », Collection Nouveaux médias, Installations, Paris, Centre Pompidou, 2006, p. 23 : « Vito Acconci, en 1971, dans Remote Control, pose sur deux socles se faisant face deux moniteurs sur lesquels sont diffusées des vidéos dialoguant l’une avec l’autre […] Les artistes ont poursuivi dans les années 1980 à 2000 le détournement de téléviseurs, en donnant toutefois une autonomie à l’image, qui est désormais réalisée directement pour la diffusion muséale. Les nouvelles configurations empruntent plusieurs formes : moniteur simple, sur socle ou étagère ».

[25] Les travaux de Steina et Woody Vasulka comme Heraldic View (1974, 4 min 20, couleur, son) ou Soundsize (1974, 5 min, couleur, son) explorent de manière expérimentale la nature ductile du son et des images électroniques abstraites (ondes, formes géométriques spécifiques) produites par des modulateurs et des synthétiseurs vidéo. Très impliqué dans la recherche sur l’art électronique, le couple Vasulka ouvre, en 1971 à New York, « The Kitchen », un lieu consacré à la production et la diffusion de créations vidéo, mais aussi de performances.

[26] Illouz A., « Vidéo Vintage 1963-1983 », art press, n° 390, juin 2012, p. 32.

[27] Le site Internet www.newmedia-art.org (Encyclopédie nouveaux médias) a été réalisé en partenariat avec le Centre Pompidou, le Centre national des arts plastiques, l’association bruxelloise Constant VZM, le Museum Ludwig de Cologne, le Centre pour l’image contemporaine de Saint-Gervais Genève. Rédigé en français, en anglais et en allemand, l’encyclopédie propose en libre accès un glossaire des artistes vidéo (notices des œuvres et biographies), des repères historiques sur l’histoire de l’art vidéo, ainsi qu’une bibliographie générale. Ce site ne présente que des extraits de vidéo, il faut se rendre à « l’espace nouveaux médias » au quatrième étage du Centre Pompidou pour regarder les vidéos dans leur intégralité.

[28] Loret E., « L’art vidéo joue sur du velours », Libération, 24 février 2012, en ligne : http://next.liberation.fr/culture/2012/02/24/l-art-video-joue-sur-du-velours_798327 (consulté en février 2015).

[29] Vidéo Vintage…, cat. exp., 2012, p. 14.

[30] Ibid. En effet, la vidéo performance Centers (1971, 22 min 28, n&b, son) n’expose pas directement le spectateur mais elle le désigne, hors-cadre, par l’intermédiaire de l’artiste qui, immobile, cadrage resserré, pointe son doigt vers la caméra (donc vers l’écran), en essayant de garder la même position pendant toute la durée de l’action.

[31] La vidéo Facing a Family (4 min 44, n&b, son) de Valie Export, diffusée le 2 février 1971 sur les écrans autrichiens (Österreichischer Rundfunk, ORF), met en scène une famille à table, qui regarde la télévision. Reverse Television-Portraits of Viewers (1983-1984, 15 min, couleur, son) est un projet vidéo de Bill Viola mené en partenariat la chaîne WGBH de Boston qui a autorisé la transmission durant quinze jours consécutifs, en novembre 1983, de 44 portraits de téléspectateurs filmés devant leur écran, en plan fixe.

[32] Le « salon témoin » présentait le travail de Jean-Luc Godard et d’Anne-Marie Miéville, Six fois deux / Sur et sous la communication (1975-1976, 610 min, couleur, son), une série d’émissions diffusée sur la troisième chaîne de la télévision française en 1976.

[33] Le Maître B., Verraes J. (dir.), Cinéma muséum. Le musée d’après le cinéma, Vincennes, Presses universitaires de Vincennes, 2013, p. 8.

[34] Jean-Luc Godard, entretien avec Gavin Smith, 1996, cité et traduit dans Cassagnau P., Un pays supplémentaire. La création contemporaine dans l’architecture des médias, Paris, Les éditions Beaux-arts de Paris, 2010, p. 226.

[35] Document tapuscrit, versé aux archives du MNAM, non daté.

[36] Vidéo Vintage 1963-1983, exp., Paris, Centre Pompidou ; Karlsruhe, ZKM, 2012-2013 ; Beyrouth,  Beirut Art Center, 2013 ; Gwacheon (Corée du Sud), Museum of Modern and Contemporary Art, 2013.

[37] Prends garde ! À jouer au fantôme, on le devient : une vidéothèque conçue par Herman Asselberghs et Johan Grimonprez, exp., Paris, Centre Pompidou, 1997. L’exposition était coproduite par le musée national d’Art moderne et la Documenta X de Kassel. Citée dans Vidéo Vintage…, cat. exp., 2012, p. 17.

[38] Changing Channels: Art and Television, 1963-1987, cat. exp., Vienne, Mumok, 2010. L’exposition autrichienne est assortie d’un catalogue d’exposition de près de 300 pages, avec des œuvres largement illustrées et commentées, nourri de textes et d’interviews de penseurs de la télévision et de l’art vidéo, comme Kathy Rae Hauffman, Wulf Herzogenrath, Christian Höller, David Joselit, Pamela M. Lee ou Matthias Michalka.

Pour citer cet article : Caroline Tron-Carroz, "L’exposition Vidéo Vintage (Centre Pompidou, Paris, 2012) : un parti pris scénographique au détriment des vidéos", exPosition, 20 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/tron-carroz-exposition-video-vintage-centre-pompidou-paris-2012/%20. Consulté le 19 mars 2024.

Le film expérimental à l’épreuve des cimaises : étude de cas tirés de l’accrochage Le mouvement des images (Centre Pompidou, Paris, 2006-2007) et de l’exposition Dynamo (Grand Palais, Paris, 2013)

par Fleur Chevalier

 

Fleur Chevalier est doctorante en esthétique, sciences et technologies des arts à l’Université de Paris 8. Sa thèse en cours se propose d’écrire et de nouer les histoires parallèles de l’art vidéo et de la performance en France au sein du réseau de télédiffusion de 1975 aux années 1990. Dans le cadre de ses recherches, elle a notamment signé un article sur « Salvador Dalí et la télévision française » paru dans le n° 183 de la Revue de l’art (mars 2014). Elle a également co-organisé les journées d’étude « Du studio au plateau de télévision : appropriations, détournements et réinterprétations par les artistes », à l’INHA les 28 et 29 juin 2013. En 2010, elle a été recrutée par le C2RMF pour reconstituer une histoire du flicker film dans le cadre d’une étude sur la numérisation des films d’artistes pilotée par Cécile Dazord et Clotilde Boust

 

« En tant qu’artiste, j’ai pris l’habitude d’assimiler mes travaux filmiques à des “sculptures” vis-à-vis de certains musées, juste pour éviter qu’ils ne décident de transférer mes films en DVD et de les projeter avec un projecteur LCD miteux[1]» – Stan Douglas

L’appropriation du medium film par les artistes en dehors des circuits industriels de production pose depuis plusieurs années le problème de son exposition. Livrées aux institutions avec leurs instructions d’installation, certaines œuvres sont aujourd’hui directement pensées par les artistes comme des installations cinématographiques. Ce n’est pas forcément le cas des films expérimentaux, réalisés par certains cinéastes qui, ayant pour seul horizon les salles de cinéma, n’ont pas toujours prévu la diffusion de leurs œuvres au sein des musées[2]. Comment exposer des films conçus à rebours des conventions cinématographiques classiques, sans dénaturer le travail des réalisateurs qui infligent à la pellicule des traitements plastiques divers, plus ou moins agressifs ? Loin d’être exhaustive, cette réflexion s’articule sur un choix resserré d’œuvres confrontées à des partis pris de présentation eux-mêmes évalués au regard des intentions singulières de leurs créateurs. Construit comme une étude de cas de présentations, et non comme une critique d’accrochage ou d’exposition, cet article se propose avant tout de promouvoir une historiographie de fond au service de l’exposition des films expérimentaux dans les musées.

Peu d’expositions ont été dédiées en France au cinéma expérimental. C’est pourquoi nous avons majoritairement tiré nos exemples d’un accrochage thématique des collections du musée national d’Art moderne – Centre Pompidou (MNAM) intitulé Le mouvement des images[3], qui voulait justement redonner au cinéma la place qu’il mérite dans l’histoire de l’art moderne et contemporain depuis son appropriation par les avant-gardes, de Marcel Duchamp à Fernand Léger, en passant par László Moholy-Nagy. Lorsqu’ils sont présentés en contexte muséal, les films expérimentaux sont communément greffés à des thématiques généralistes, dans le cadre desquelles, le plus souvent, ceux-ci ne sont pas projetés dans leur format original, mais dans leur copie numérique. En 2004, lors de l’exposition Sons & Lumières, une histoire du son dans l’art du XXe siècle[4], les films des peintres et cinéastes Viking Eggeling et Hans Richter furent par exemple projetés au milieu de leurs dessins, permettant au visiteur de comprendre l’importance du cinéma dans la construction de leur œuvre synesthésique au cours des années 1910-20. Si la projection numérique sur cimaise rendait possible la confrontation des dessins statiques avec leur traduction cinétique, ce dispositif niait cependant la matérialité du support original, réduisant les films d’Eggeling et de Richter à de simples documents illustratifs, au regard de leurs authentiques dessins. Cette dématérialisation courante de l’œuvre originale causée par sa diffusion sur un support différent – en l’occurrence, un DVD[5] – s’accompagne parfois même d’une dénaturation de ses effets. On l’observe notamment dans le cas des cinéastes, comme Peter Kubelka ou Paul Sharits, qui, à travers le flicker film (ou « film à clignotements »), travaillent sur les déflagrations sonores et lumineuses ou la génération de couleurs subjectives. Au-delà de la seule question de leur projection numérique, la réception de ces œuvres dépend aussi de conditions physiques de monstration particulières, relatives à leur mise en espace. Pour étayer ce raisonnement, nous avons tenu à intégrer à cette étude un cas complémentaire tiré d’une exposition tenue en 2013 au Grand Palais, Dynamo, un siècle de lumière et de mouvement dans l’art 1913-2013, durant laquelle l’emblématique The Flicker de Tony Conrad a été projeté sur une cimaise dans son format original. Ce détour nous permettra de questionner la pertinence de la projection des films expérimentaux en dehors des salles de cinéma, un absolu revendiqué par des cinéastes qui, à l’instar de Stan Brakhage, se sont affirmés contre les normes imposées par les réseaux industriels de production audiovisuelle. 

Le mouvement des images : « montrer le cinéma sous toutes ses formes[6] »

Se voyant confier le commissariat du Mouvement des images, Philippe-Alain Michaud[7] s’est attelé à la tâche ardue de briser la dichotomie arts statiques/films en proposant une lecture historique inédite des collections du MNAM, examinées sous le double éclairage des investigations plastiques des cinéastes expérimentaux et du succès d’un cinéma commercial a contrario très codifié. Nous ne débattrons pas ici des choix historiques établis par le commissaire de l’accrochage. Pour Philippe-Alain Michaud :

« L’idée était de montrer le cinéma sous toutes ses formes. C’était important de montrer la matérialité du film. Le film est diffusé, il est projeté, donc la présence du projecteur sert à souligner la matérialité. On est du côté des arts de l’inscription, comme pour la peinture, dans le film. Il y a une vraie rupture entre le film, la culture analogique, et le numérique. Le film est du côté de l’analogique, comme tous les arts du support et de l’inscription, et le numérique, c’est autre chose [8]… »

Malgré cette nécessaire reconnaissance d’une rupture technologique entre les cinémas argentique et numérique, Philippe-Alain Michaud n’a toutefois pas pu projeter tous les films sélectionnés dans leurs formats d’origine.

Rappelons qu’en cinéma argentique, la prise de vues réelles consiste en l’impression négative des images filmées sur un ruban photosensible – la pellicule, divisée en photogrammes[9]. C’est donc l’action de la lumière sur cette surface qui produit l’image. Tous les réalisateurs ne travaillent pas forcément en prises de vues réelles : nombreux sont les cinéastes expérimentaux qui réalisent leurs films sans caméra. Quoi qu’il en soit, la nature de l’image digitale est différente dans la mesure où elle procède de la traduction d’un signal électronique en codes numériques. Par conséquent, le photogramme ne s’y impose plus comme un repère structurel pertinent. Malgré les progrès effectués dans le domaine de la numérisation des films argentiques, une difficulté demeure entière : celle de la restitution la plus fidèle possible des effets souhaités par le réalisateur alors qu’il travaillait sur son ruban filmique. La projection numérique est fréquente sur les cimaises, plus que l’utilisation des projecteurs 16 mm, 35 mm ou 8 mm. Une autre option est également souvent privilégiée : la diffusion sur un moniteur de télévision ou un écran plat, le film étant inscrit sur un DVD. Le projecteur disparaît alors, dégageant de l’esprit du spectateur l’une des conditions sine qua non du cinéma argentique : pas de mouvement sans projection. Car c’est la projection qui donne au spectateur l’illusion du mouvement des images figées sur la pellicule.

Afin d’éviter l’écueil du nivellement technologique inhérent à l’élection d’un seul parti pris de présentation, et de conjurer la dissimulation coutumière des projecteurs au sein des espaces d’exposition, dans Le mouvement des images, la part belle a été donnée à la projection, numérique ou argentique[10]. Nous n’aborderons pas le cas des installations cinématographiques conçues pour les institutions muséales et qui réclament la visibilité des projecteurs argentiques, voire leur mise en valeur en tant que mécaniques obsolètes, comme c’est le cas pour Rheinmetall/Victoria 8[11] de Rodney Graham ou Skytypers[12] de Marijke Van Warmerdam, qui étaient présentées dans l’accrochage. Nous préférons nous focaliser sur les films qui n’ont pas forcément été pensés dans la perspective unique d’une diffusion/installation en musée, à l’instar de ceux mis en avant dans la travée centrale de l’accrochage – la « rue »[13] –, sur les murs de laquelle étaient projetés : Hand Catching Lead[14] de Richard Serra, Walking in an Exaggerated Manner around the Perimeter of a Square[15] de Bruce Nauman, Gnir Rednow[16] de Joseph Cornell, Le Ballet mécanique[17] de Fernand Léger, Rhythm[18] de Len Lye, Bob[19] de Chuck Close, Piece Mandala/End War[20] de Paul Sharits, Anémic cinéma[21] de Marcel Duchamp, Le Retour à la raison[22] de Man Ray, La Pluie (Projet pour un texte)[23] de Marcel Broodthaers, Jeu de lumière noir-blanc-gris[24] de László Moholy-Nagy, Home Stories[25] de Matthias Müller, et 70[26] de Robert Breer. Tous ces films, réalisés en 16 mm, 35 mm ou Super 8, ont été numérisés en haute définition grâce à un mécénat obtenu pour l’accrochage. Le choix a été fait de projeter leurs copies numériques en enfilade, dans cette zone de passage qui ne permet pas d’installer correctement des projecteurs argentiques posés sur des socles sans gêner la circulation. D’où l’agencement de projecteurs numériques, fixés en hauteur et, par conséquent, écartés des regards. Cet espace envisagé dans son ensemble, le visiteur plongé dans la pénombre avançait dans cette travée du musée, s’engageant dans un dispositif quasi immersif, semblable à une installation vidéo. La forme couloir, contraignante, invitait à un rapport physique avec les films projetés, accru par le rythme saccadé de la disposition des bancs, chaque fois décalés, qui empêchait le visiteur de poursuivre un cheminement fluide. Le corps pénétrait dans une dimension où le temps du film s’élargissait à l’expérience sensible du spectateur, habituellement captif des sièges de la salle de cinéma. Si cette mise en scène appuyait à merveille la portée phénoménologique de l’accrochage, tout entier articulé autour de l’étymologie du terme « cinéma » – qui vient du grec « mouvement » –, elle instrumentalisait aussi les œuvres de chacun des artistes cités, conçues isolément, à des époques différentes, dans des formats différents, et dans des buts différents.

Philippe-Alain Michaud voyait là un moyen de préserver « l’energeia » des images[27] – un mot qui désigne à la fois leur force et leur pouvoir générateur sur la conscience. On songe au cinéaste Peter Kubelka qui déclarait adorer l’expression « hit the screen », car « frapper l’écran – c’est ce que font vraiment les images[28] ». Ce dernier, qui participait à l’exposition, n’a pourtant pas aimé le dispositif mis en place dans la « rue ». Le cinéaste ayant refusé toute présentation numérique de ses œuvres, la pellicule 35 mm d’un de ses films, Arnulf Rainer[29], fut punaisée sur le mur blanc de l’une des salles de l’accrochage[30].

Peter Kubelka : la numérisation vécue comme aseptisation

Qu’entend exactement Peter Kubelka par « frapper l’écran » ? Pour cet artiste qui a qualifié son propre cinéma de « métrique », la dimension rythmique du cinéma est essentielle. La notion de « battement », aux sens musical et optique, est fondamentale pour comprendre son œuvre :

« La machine cinématographique me permet d’introduire cette mesure harmonique dans le temps et la lumière. Le cinéma me permet d’introduire dans le temps des mesures exactes. […] il me permet de créer un événement simultané pour les deux sens, les yeux et les oreilles. Je peux déterminer exactement la place de ces événements 24 fois par seconde. Une rencontre de la lumière et du son, du tonnerre et des éclairs, si vous voulez[31]. »

Peter Kubelka a réalisé Arnulf Rainer artisanalement à mains et œil nus, sans table de montage, avec des ciseaux, en taillant dans de l’amorce de film transparente et de la pellicule complètement noire, puis pour composer la bande son, dans de la bande magnétique perforée 17,5 mm, une première vide (silencieuse) et une autre transportant un son continu (du bruit blanc). Qualifiée de « light-film[32] » par la cinéaste Birgit Hein, l’œuvre est emblématique de la production d’un cinéma dit « structurel » par le théoricien P. Adams Sitney, et dont la caractéristique réside dans l’exploration minimaliste des rudiments technologiques du cinéma, parmi lesquels l’effet de clignotement[33]. Cet effet de clignotement, ou flicker, est provoqué à la projection par l’interaction entre la discontinuité des photogrammes, calculée au montage, et le mouvement alterné de l’obturateur. Dans un projecteur argentique, l’obturateur est un élément mécanique situé entre la source lumineuse et le film, qui, en s’ouvrant et se fermant, produit des battements lumineux. Destiné à masquer le glissement de la pellicule entre deux arrêts et, ainsi, à créer un fondu entre les photogrammes pour garantir l’illusion de mouvement, cet élément n’existe pas dans un projecteur numérique. Les 24 images par seconde évoquées par Peter Kubelka correspondent à la cadence de défilement des photogrammes argentiques. Cette cadence n’est pas la même en numérique.

De même, Peter Kubelka affirme « découper » du son. Suivant la partition préalablement établie pour Arnulf Rainer, le cinéaste a coupé et scotché les fragments de ses deux bandes magnétiques en faisant en sorte que le son et les images soient parfaitement synchrones. Une fois montée, la bande sonore magnétique a été transférée sur la piste sonore optique d’une pellicule 35 mm afin d’obtenir le négatif son. Montés séparément, les images et les sons ont été tirés sur une seule copie standard destinée à la projection. Le son optique du film provient d’une piste photographique latérale située sur la pellicule, entre les perforations et le photogramme. Lors de la projection, le passage de cette piste devant le faisceau lumineux permet sa lecture par la cellule photoélectrique. Cet instrument mesure l’intensité lumineuse et la transforme en courant électrique. Tout l’effet du film, fondé sur l’alternance de la lumière et de l’obscurité, du silence et du bruit, repose donc sur le dispositif de projection associé à sa pellicule. Le cinéaste Jonas Mekas décrivait ainsi l’effet produit sur lui à la projection : « Je pouvais le regarder les yeux fermés, à mesure que les rythmes lumineux pulsaient sur et à travers mes paupières[34]. » Plutôt que de projeter Arnulf Rainer sans l’équipement adéquat, Peter Kubelka a donc fait clouer sa pellicule sur un mur de l’accrochage, choisissant d’exposer la partition matérialisée de sa composition optique et sonore.

Peter Kubelka est intraitable au sujet de la numérisation des films argentiques. Selon lui, le procédé ne peut générer que des cartes postales, des répliques édulcorées des films. En 1989, le cinéaste accusait déjà les archivistes de céder au productivisme, de soumettre leurs fonds à des normes industrielles et de neutraliser les objets les plus hétérogènes :

« Si on garde la conception d’aujourd’hui des archivistes, tout sauf le film fini, œuvre finie de fiction, est détruit, sera détruit. La conception dans les archives est de ne conserver que des œuvres bien finies et artificielles[35]. »

Le lancement de la campagne de numérisation concomitante à la genèse du Mouvement des images n’a aucunement rassuré le cinéaste qui ne voit là que le prolongement d’une plus vaste entreprise de standardisation de la production cinématographique, en aval, jusque dans les institutions culturelles. Pour Philippe-Alain Michaud, le numérique est moins une trahison qu’une commodité, dans la mesure où les pellicules originales, si elles étaient toutes projetées dans leurs formats d’origine, coûteraient une fortune à exposer. D’après le commissaire, les copies sont fragiles, elles finissent par casser et on en use énormément, pour finalement rapporter peu, car le dispositif lourd boucleur/projecteur ne permet pas de montrer autant de films à la fois.

Paul Sharits : de la peinture en mouvement ?

Habituellement dévolue aux peintures grand format, la travée centrale du musée s’est donc retrouvée colonisée par plus d’une dizaine de films expérimentaux. En réinvestissant cet espace sans en modifier la configuration, Philippe-Alain Michaud désirait mettre en exergue la picturalité des films projetés. Celle-ci se révélait accrue par les dimensions des films projetés sur chaque cimaise, toutes identiques, accentuant l’effet cadre, lui-même favorisé par la quasi invisibilité des projecteurs numériques. Dans le cas de Piece Mandala/End War de Paul Sharits, présenté dans la « rue », l’analogie volontaire avec la peinture était soutenue dans le catalogue à travers une évocation plus large du travail du cinéaste :

« Utilisant un projecteur modifié dont il a retiré l’obturateur et la griffe d’entraînement, Paul Sharits produit un flux de couleurs sans définition ni contours : le point n’est plus le terme ultime de l’image, le film n’apparaît plus comme un continuum discret de photogrammes, mais comme un avatar du monochrome[36] ».

Ce résumé, qui légitime en filigrane la projection numérique[37], découle d’une étude prononcée en 1970 par le cinéaste, quatre ans après la réalisation de Piece Mandala/End War :

« Je développe à présent une autre approche qui puisse révéler simultanément la double nature de la pellicule, comme photogramme et comme défilement (deux dimensions normalement dissimulées par le système d’obturation intermittente), en ôtant du projecteur la griffe et le mécanisme d’obturation[38]. »

Cette citation prouve toutefois l’attachement de Sharits aux composantes de base du cinématographe : le passage du ruban filmique à travers le projecteur.

Comme Peter Kubelka, Paul Sharits a beaucoup travaillé sur l’effet de clignotement. Piece Mandala/End War n’est pas un film à proprement parler abstrait : il s’agit d’un flicker film couleur dans lequel les photogrammes d’un couple en train de faire l’amour alternent avec des phases monochromes, ou bien avec le visage de Sharits, prêt à se tirer une balle dans la tête. Sharits a plus tard confessé que « flicker works » n’était « pas un bon terme » pour désigner ses œuvres : « je les appellerais plutôt des œuvres de pures couleurs séquentielles, ne serait-ce que parce que ça ne clignote pas toujours[39]. » Le rapprochement avec les monochromes est donc justifié. Néanmoins, dans une lettre à l’historien d’art Jean-Claude Lebensztejn, à propos de l’influence de Matisse sur son œuvre, Sharits précise qu’il ne veut pas que son travail soit réduit à une « peinture en mouvement » : « mon travail actuel dérive essentiellement d’un intérêt pour le cinéma classique, quintessencié jusqu’au point où la question du partage entre film, peinture et sculpture devient inopérante[40] ». Le cinéaste réaffirme ici son goût pour l’investigation des fondamentaux du cinématographe. Le détournement du projecteur n’est pas à prendre comme un geste anecdotique destiné à donner à ses films des allures de peintures, mais comme une modification conséquente d’un paramètre technologique destinée à bouleverser les prérequis du cinéma en tant que spectacle.

Conçu juste avant Piece Mandala/End War, Ray Gun Virus[41] confirme dès 1966 ce dessein esthético-politique, en particulier lorsque Sharits en décrit l’effet souhaité sur l’audience :

« […] tout comme la “conscience du film” se voit infectée, il en va de même pour celle des spectateurs : le projecteur est un pistolet audiovisuel ; l’écran regarde l’audience ; l’écran rétinien est la cible. But : l’assassinat temporaire de la conscience normative du spectateur[42]. »

Premier film de couleurs pures du cinéaste, Ray Gun Virus consiste en un montage de photogrammes monochromes dont la succession saccadée, associée à l’oscillation du rayon lumineux du projecteur, provoque des effets optiques d’after-image. Les couleurs de chaque photogramme interagissent entre elles dans l’œil du spectateur qui ne perçoit plus l’alternance objective des couleurs telles qu’elles se succèdent sur la pellicule. Les couleurs de la composition, métamorphosée par la projection, fusionnent dans l’œil du spectateur qui en perçoit de nouvelles, virtuelles, ce qui permet à Sharits de parler d’« infection » des consciences. Afin d’amener le spectateur à comparer la partition du film à l’événement lumineux survenu lors de la projection, Paul Sharits a exposé ses pellicules sur lesquelles il intervient manuellement, à l’instar de Peter Kubelka. Ces Frozen Film Frames sont présentés sous plexiglas dans le cadre des expositions :

« En 1965, je rompis définitivement avec la forme d’“imagerie” liée à la narration et je commençai à travailler à Ray Gun Virus, le premier de mes films dont je voulais qu’il soit à la fois la projection d’une expérience sur la lumière-temps et un objet spatial (Frozen Film Frame). À cette époque, je commençai à configurer mes films de manière analogue aux partitions musicales et aux dessins modulaires[43]. »

Cette distinction opérée par le cinéaste entre l’objet physique – le ruban filmique – et l’expérience lumineuse éphémère et subjective vécue durant la projection souligne encore le rôle primordial joué par le faisceau du projecteur.

A titre comparatif, signalons que Ray Gun Virus a plus récemment été présenté lors de l’exposition Dynamo, un siècle de lumière et de mouvement dans l’art 1913-2013, tenue au Grand Palais du 10 avril au 22 juillet 2013. Sa copie numérique était diffusée sur un écran numérique encastré dans une cimaise. Une projection numérique aurait au moins pu maintenir à portée d’œil la présence du rayon lumineux – celui du « pistolet audiovisuel » –, qui tient un rôle capital dans la réception sensible des montages colorés de Paul Sharits. Ironie du sort : le film concluait le parcours d’une section entière de l’exposition consacrée aux expériences stroboscopiques. On suppose que le commissaire, Matthieu Poirier, n’a pas eu la place d’installer une projection de plus dans un espace déjà très rempli.

Exposer The Flicker de Tony Conrad : une tentative à l’exposition Dynamo

Dans la même section de Dynamo, la décision a par contre été prise de projeter The Flicker[44] de Tony Conrad en boucle dans son format original, via un projecteur 16 mm installé dans une cellule aux murs blancs. Comme Arnulf Rainer, The Flicker est un film entièrement fondé sur l’alternance du noir et blanc. À la différence du premier, néanmoins, l’objet du deuxième ne réside pas dans la mise à l’épreuve extrême des relations contrapuntiques entre son et image. The Flicker consiste plutôt en une mise à l’épreuve de la perception. Sa genèse a été inspirée par le fonctionnement du système nerveux, le diagnostic de l’épilepsie et les traitements utilisés contre les névroses de guerre. La fréquence du flicker, de 8 à 16 images par seconde, correspondrait en effet au rythme des ondes alpha du cerveau. En construisant The Flicker autour de cette donnée, Tony Conrad espère obtenir l’implication psychique totale des spectateurs :

« Techniquement, le champ de perception du flicker ou de la lumière stroboscopique se situe sous une fréquence d’à peu près 40 flashes par seconde (40 fps), au-dessus de laquelle la lumière est perçue comme continue. Une projection sonore normale est à 24 fps [24 images par secondes]. En dessous d’environ 4 fps, le seul effet réel perçu est semblable à celui d’une lumière s’allumant et s’éteignant. Mais dans un champ compris entre 6 et 18 fps, plus ou moins, des choses étranges adviennent. The Flicker défile progressivement de 24 fps à 4 fps […]. Habituellement, le premier effet notable est une palette tourbillonnante et chaotique de séquences colorées intangibles et diffuses, probablement lié à un type d’effet rétinien d’after-image. La vision s’élargit aux zones périphériques et les images réelles peuvent être “hallucinées”. Un état hypnotique s’enclenche alors, et les images deviennent plus intenses. Fixer son regard sur un point peut aider ou s’avérer nécessaire à l’engendrement le plus complet des effets. Le cerveau lui-même est directement impliqué dans tout cela ; ce n’est pas un hasard si l’une des principales fréquences des ondes du cerveau, le rythme alpha, évolue sur une portée de 8 à 16 cycles par seconde[45]. »

Chaque obturation du faisceau rayonnant du projecteur provoque des vacillements lumineux qui interagissent avec le défilement plus ou moins rapide des photogrammes. Les photogrammes eux-mêmes laissent leurs empreintes sous forme de flashes dans l’œil du spectateur, ainsi soumis à la perception subjective d’ombres colorées. Subjective, car ces effets d’after-image diffèrent d’une personne à l’autre.

Jonas Mekas décrit une batterie de symptômes développés suite aux premières projections du film à sa sortie :

« Il se peut que ce soit une expérience optique. Ou un test médical pour les yeux. L’introduction du film prévient que ceux qui ont des tendances à l’épilepsie sont priés de ne pas rester. Pendant les projections à la Cinémathèque, un docteur était présent à toutes les séances. […] The Flicker est une des rares œuvres originales du cinéma et une très insolite expérience esthétique de la lumière. […] The Flicker peut être utilisé comme détecteur de la migraine photogénique. […] Quelles autres réactions y a-t-il eu à la projection ? – Mullins : Quelqu’un a vomi. […– Mekas : ] C’était indubitablement une réaction favorable. L’homme avait probablement quelque chose de mauvais dans l’estomac et le film lui a nettoyé l’estomac. C’est chouette, non[46] ? »

L’exposition regroupant un vaste ensemble d’œuvres d’art optique, un avertissement avait déjà été placardé à l’entrée de Dynamo à l’intention des personnes susceptibles de subir des crises d’épilepsie, redoublé à l’entrée de la white box étroite dans laquelle était projeté The Flicker. Cependant, quand bien même le film était projeté en 16 mm, les conditions physiques de présentation de l’œuvre ne permettaient malheureusement pas de comprendre le caractère sensationnel qu’ont pu avoir les premières séances du Flicker. Placé à hauteur d’homme, le projecteur se situait à une petite distance du mur-écran, de telle sorte que les visiteurs, en passant devant le faisceau, voyaient l’ombre de leur tête se projeter sur la cimaise d’en face. Il était donc quasiment impossible de se concentrer sur l’évolution du film sans être interrompu par un défilé de silhouettes humaines. Impossible également de se placer dans l’axe du faisceau, de sorte à focaliser son regard sur un point de la surface de projection, de la manière préconisée par Tony Conrad. La pénombre était, de plus, insuffisante dans cette box aux murs blancs, empêchant l’impression optimale des flashes lumineux dans l’œil du spectateur, qui renonçait très vite à se tenir debout, à côté du projecteur, durant les trente minutes du film. Dans un tel cas, si l’on ne veut pas réduire l’intérêt du Flicker à une attraction lumineuse anecdotique, la projection en salle de cinéma semble un idéal difficile à égaler.

La projection en salle : un absolu inégalable ?

Lors de la préparation du Mouvement des images, Philippe-Alain Michaud a justement dû longuement négocier avec la veuve de Stan Brakhage afin de pouvoir projeter Chartres Series[47] sur une cimaise. Marilyn Brakhage souhaitait que le film soit projeté en salle. En cause : la portée enveloppante de l’œuvre sensualiste du cinéaste qui prônait l’immersion totale du spectateur dans la contemplation des films :

« Imaginons un œil qui ne sait rien des lois de la perspective inventées par l’homme, un œil qui ignore la recomposition logique, un œil qui ne correspond à rien de bien défini, mais qui doit découvrir chaque objet rencontré dans la vie à travers une aventure perceptive[48]. »

Peint sur pellicule, Chartres Series a été inspiré à Brakhage par les vitraux de la cathédrale de Chartres suite à un voyage en France. Confronté aux études de Matisse pour les vitraux de la chapelle de Vence, le film était projeté en face, depuis un projecteur 16 mm placé sur un très haut socle. La projection argentique permettait d’établir un beau rapprochement entre les deux pièces, en mettant en exergue le pouvoir révélateur de la lumière à travers la copie du film ouvragé, dont on observait le défilement. Cette fois, aucune silhouette humaine ne pouvait venir parasiter la réception du film en s’interposant physiquement entre le rayon lumineux du projecteur et la cimaise. Néanmoins, l’image semblait prisonnière d’un cadre étroit fixé trop haut sur le mur par rapport aux yeux du visiteur, ce qui atténuait la force du phénomène visuel. Impossible de s’immerger dans la partition colorée peinte par le cinéaste. Philippe-Alain Michaud regrette de n’avoir pu utiliser un projecteur plus performant, qui aurait amélioré le dispositif. La cohabitation d’un film et de dessins dans la même salle a, de plus, posé quelques problèmes d’éclairages. Cette exhibition ostentatoire de la machine présentait, d’autre part, un inconvénient : celui d’empêcher le rapport direct du visiteur au film. Celui-là se retrouvait en effet pris dans une relation triangulaire entre son œil, la visée du projecteur et la surface de projection, délimitée en hauteur, tel un vitrail dans une église. La perspective cartésienne résultant de cette mise en scène transcendentaliste écartait le corps du spectateur de la relation exclusive machine-image, au lieu d’inviter les sens à se plonger dans la contemplation du film. Un résultat contraire au dessein de Brakhage, dont le but était plutôt d’augmenter l’état de conscience du spectateur que de rendre hommage à la précision des machines :

« Et ici, quelque part, nous avons un œil capable de tout imaginer. Et là, nous avons l’œil de la caméra, pourvu d’objectifs polis propres à rendre les compositions occidentales des perspectives du XIXe siècle […], qui savait certes apprivoiser la lumière et imiter le cadrage juste comme il faut, cette caméra standard et son projecteur à la vitesse réglée pour enregistrer le mouvement comme s’il s’agissait d’une valse viennoise parfaitement lénifiante[49] ».

Si le film avait été projeté en salle, comme le désirait initialement Marilyn Brakhage, le spectateur se serait retrouvé face à un écran beaucoup plus large, dans un espace propice à l’immersion dans l’œuvre.

L’épouse du cinéaste n’était pas la seule à promouvoir la projection en salle. Peter Kubelka ne s’opposait pas uniquement à la numérisation des films, mais également à leur juxtaposition sur des cimaises. Notons également qu’aucun film lettriste n’a pu être présenté au Mouvement des images à cause des durées : la numérisation HD des formats longs coûtait trop cher[50]. Pour cette raison, Philippe-Alain Michaud a renoncé à intégrer à l’accrochage des films d’Isidore Isou, Maurice Lemaître ou Gil J. Wolman. Il ambitionnait de reconstituer une salle de cinéma dans le musée d’art moderne. Cela n’a pas été possible car il faut payer un projectionniste, dont le poste a été supprimé[51]. Une salle de cinéma existait dans le musée, au sein de l’accrochage des collections, jusqu’à sa fermeture pour travaux en 1997, mais elle n’a pas été reconstruite pour la réouverture en 2000[52]. Ce dispositif compensait pourtant la discrétion du film expérimental, présent dans les collections du MNAM, mais le plus souvent invisible dans les salles du musée. Il a donc fallu se contenter des salles de cinéma du sous-sol et du premier étage, qui dépendent du Département du développement culturel, et dont l’accès aux séances n’est pas compris dans le tarif d’entrée au musée.

Devant ces dilemmes, au Mouvement des images, la cinéaste Rose Lowder a accepté de tenter l’expérience d’un mode de diffusion inhabituel de ses Bouquets (1-10)[53]. Pour réaliser cette série, Rose Lowder a filmé le paysage dans un même site à des moments différents. Les plans ont été montés sans tenir compte de l’ordre chronologique de leur enregistrement, dans la caméra, au tournage, image par image, ce qui engendre un tressautement de l’image à la projection. Ce clignotement n’est toutefois pas l’enjeu des Bouquets maritimes ou végétaux composés par Rose Lowder[54] qui, au moyen de la succession saccadée des photogrammes, s’est attachée à tresser les images cueillies entre elles pour générer des tableaux quasi abstraits. Ces Bouquets d’une minute chacun furent diffusés sur une suite de dix petits écrans alignés et encastrés dans la cimaise noire à l’entrée de la « rue ». L’effet cadre, encourageant à l’analogie avec la peinture impressionniste, était cette fois assumé par la cinéaste[55]. Alors que la juxtaposition des écrans visait à restituer la vivacité du défilement des images durant la projection, la disposition dans l’espace évoquait la succession des photogrammes sur la pellicule et l’opération du montage image par image. D’un point de vue technique, d’après Rose Lowder, le tournage image par image souffre moins du transfert en numérique :

« Dans mon cas, je décide au cas par cas pour toute demande d’exposition de mes films 16 mm sous forme électronique. La série des Bouquets se présente le mieux car les images ont été réalisées image par image, ce qui procure une meilleure définition que celle des images tournées à des rythmes traditionnels. Mais l’exposition de cette façon représente l’équivalent des reproductions d’un tableau de Monet dans un catalogue ou livre sur l’art. Cela est très utile pédagogiquement[56]. »

Ainsi, si la cinéaste autorise parfois l’exposition des copies numériques de ses films sous forme d’installations, rien ne vaut la projection en 16 mm.

Loin de nous la volonté de cantonner l’expérience du film à la salle de cinéma, mais plutôt de montrer que, malgré la présence du cinéma expérimental dans les collections muséales et son indispensable prise en compte dans les rétrospectives historiques d’art moderne et contemporain, la présentation de certains films pose des questions inhérentes à leur déplacement, des salles obscures aux cimaises, ou encore, du projecteur argentique à l’écran plat ou au vidéo projecteur. Il s’agit maintenant de réfléchir à l’exposition de ces œuvres de sorte à en préserver les effets, et à rendre compte de leur fabrication de la manière la plus fidèle possible. À cette fin, les écrits de cinéastes – ou leurs témoignages lorsqu’ils sont encore en vie – demeurent les sources de référence les plus riches pour cerner des recherches très variées. Malgré les efforts fournis par les historiens et critiques du cinéma expérimental pour dégager des courants de pratiques, chaque cinéaste mène sa propre exploration du medium film. Travaillant comme des plasticiens (et parfois plasticiens eux-mêmes), les acteurs du cinéma expérimental s’écartent précisément du cinéma commercial par leur usage non standard de l’appareil cinématographique.

Remerciements chaleureux pour leur aide à Christophe Bichon (Light Cone), Cécile Dazord, Peter Kubelka et Rose Lowder. 

 

Notes

[1]  Stan Douglas, dialogue avec Christopher Eamon, dans Beyond Cinema: The Art of Projection. Films, videos and installations from 1963 to 2005, cat. exp., Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, 2006, p. 17 : « As an artist, I’ve taken to identifying my film works as “sculpture” to certain museums, just to avoid them deciding to transfer my films to DVD and projecting on some crappy LCD projector ».

[2] En France, c’est Pontus Hulten qui, en 1975, favorise l’intégration du cinéma expérimental aux activités du MNAM en demandant au cinéaste Peter Kubelka de constituer la collection du futur Centre Pompidou.

[3] Le mouvement des images, exp., Paris, Centre Georges Pompidou, 2006-2007.

[4] Sons & Lumières, une histoire du son dans l’art du XXe siècle, exp., Paris, Centre Georges Pompidou, 2004-2005.

[5] Nous n’insisterons d’ailleurs pas sur l’anachronisme entretenu par un tel choix.

[6] Exergue tiré d’un entretien avec P.-A. Michaud réalisé le 15 février 2007, retranscrit dans Chevalier F., Le mouvement des images, place du film, mémoire de recherche de 4e année sous la dir. de Cécile Dazord, École du Louvre, 2007, annexes, p. 44.

[7] Depuis Le mouvement des images, P.-A. Michaud a notamment monté l’exposition Hans Richter. La traversée du siècle, en collaboration avec Timothy O. Benson (directeur du Rifkind Center, LACMA, Los Angeles) au Centre Pompidou – Metz (2013-2014).

[8] Voir : Chevalier F., Le mouvement des images, place du film, mémoire de recherche de 4e année sous la dir. de Cécile Dazord, École du Louvre, 2007, annexes, p. 44.

[9] On tire ensuite des copies à partir du négatif, destinées à la projection.

[10] L’accrochage était d’ailleurs divisé en quatre secteurs thématiques : Défilement, Montage, Projection et Récit.

[11] Rodney Graham, Rheinmetall/Victoria 8, 2003, installation cinématographique, 35 mm, 10 min 50 (boucle), couleur, silencieux, projecteur 35 mm Cinemeccanica Victoria 8, boucleur, socle.

[12] Marijke Van Warmerdam, Skytypers, 1997, installation cinématographique, 16 mm, 6 min 25 (boucle), couleur, silencieux, table de projection en bois, projecteur.

[13] C’est ainsi que la longue allée centrale du MNAM a été baptisée  : « la rue ».

[14] Richard Serra, Hand Catching Lead, 1968, 16 mm, 3 min, n&b, silencieux. Précisons que ce film a été réalisé pour sa télédiffusion au sein d’un programme télévisé produit par Gerry Schum, IDENTIFICATIONS, retransmis le 30 novembre 1970 sur la SWF allemande.

[15] Bruce Nauman, Walking in an Exaggerated Manner around the Perimeter of a Square, 1968, 16 mm, 10 min 40, n&b, silencieux.

[16] Joseph Cornell, Gnir Rednow, 1955, 16 mm, 6 min 30, couleur, silencieux.

[17] Fernand Léger, Le Ballet mécanique, 1924, 35 mm, 14 min, n&b, muet.

[18] Len Lye, Rhythm, 1957, 16 mm, 1 min 09, n&b, son.

[19] Chuck Close, Bob, 1973, Super 8, 11 min, n&b, silencieux.

[20] Paul Sharits, Piece Mandala/End War, 1966, 16 mm, 5 min, couleur, silencieux.

[21] Marcel Duchamp, Anémic cinéma, 1925, 35 mm, 7 min, n&b, muet.

[22] Man Ray, Le Retour à la raison, 1923, 35 mm, 2 min, n&b, silencieux.

[23] Marcel Broodthaers, La Pluie (Projet pour un texte), 1969, 16 mm, 2 min, n&b, silencieux.

[24] László Moholy-Nagy, Jeu de lumière noir-blanc-gris, 1930, 35 mm, 7 min 30, n&b, silencieux.

[25] Matthias Müller, Home Stories, 1991, 16 mm, 6 min, couleur, son.

[26] Robert Breer, 70, 1970, 16 mm, 5 min, couleur, son.

[27] D’après les notes prises lors de l’intervention de P.-A. Michaud durant la table ronde sur Le Mouvement des images, lors de la journée d’étude Cinéma, art contemporain tenue le 9 décembre 2006 au Centre Pompidou, sous la dir. de Jacques Aumont et Philippe Dubois.

[28] Kubelka P., « La théorie du cinéma métrique », Lebrat C. (éd.), Peter Kubelka, Paris, Paris Expérimental, 1990, p. 61.

[29] Peter Kubelka, Arnulf Rainer, 1958-60, 35 mm, 6 min 30, n&b, son.

[30] Cette présentation du film Arnulf Rainer n’était pas inédite.

[31] Kubelka P., « La théorie du cinéma métrique », Lebrat C. (éd.), Peter Kubelka, Paris, Paris Expérimental, 1990, p. 80.

[32] Film as film: formal experiment in film (1910-1975), cat. exp., Londres, Hayward Gallery South Bank, 1979, p. 97.

[33] Sitney P. A., Le cinéma visionnaire. L’avant-garde américaine (1943-2000), Paris, Paris Expérimental, 2002, p. 329.

[34] Mekas J., « An Interview with P. Kubelka », Film Culture, n° 44, 1967, p. 46 : « I could watch it with my eyes closed, as the light rhythms pulsated on and through the eyelids ».

[35] Kubelka, P., « Entretien avec Peter Kubelka par Christian Lebrat »,  Lebrat C. (éd.), Peter Kubelka, Paris, Paris Expérimental, 1990, p. 56.

[36] Michaud P.-A., « Le mouvement des images », Le mouvement des images, cat. exp., Paris, Centre Georges Pompidou, 2006, p. 23.

[37] Nous l’avons déjà écrit : il n’y a pas d’obturateur dans un projecteur numérique.

[38] Sharits P., Entendre : Voir / Mots par page / Filmographie, Paris, Paris Expérimental, 2002 (1978), p. 21.

[39] Lebensztejn J.-C., « Entretien avec Paul Sharits (1983) », Lebensztejn J.-C., Brice Marden, Malcolm Morley, Paul Sharits : écrits sur l’art récent, Paris, Éd. Aldines, 1995, p. 172.

[40] Lettre de 1975 retranscrite dans Brenez N., McKane M. (dir.), Poétique de la couleur : anthologie, Paris, Auditorium du Louvre ; Aix-en-Provence, Institut de l’Image, 1995, p. 132.

[41] Paul Sharits, Ray Gun Virus, 1966, 16 mm, 14 min, couleur, son.

[42] Sharits P., « Notes on Films / 1966-1968 », Film Culture, n° 47, 1969, p. 14 : « Just as the “film’s consciousness” becomes infected, so also does the viewers’: the projector is an audio-visual pistol; the screen looks at the audience; the retina screen is a target. Goal: the temporary assassination of the viewer’s normative consciousness », à propos du film Ray Guns Virus.

[43] Sharits P., « À propos de la série Frozen Film Frames », Beauvais Y. (dir.), Paul Sharits, Dijon, Les presses du réel, 2008, p. 131.

[44] Tony Conrad, The Flicker, 1966, 16 mm, 30 min, n&b, son.

[45] Conrad T., « Tony Conrad on “The Flicker” », Film Culture, n° 41, 1966, p. 2 : « Technically, the range of perception of flicker or stroboscopic light is below a frequency of about 40 flashes per second (40 fps), above which the light is seen as continuous. Normal sound projection is at 24 fps. Below about 4 fps, the only real effect is of the light switching on and off. But in the range from 6 to 18 fps, more or less, strange things occur. The Flicker moves gradually from 24 fps to 4 fps […] The first notable effect is usually a whirling and shattered array of intangible and diffused color patterns, probably a retinal after-image type of effect. Vision extends into the peripheral areas and actual images may be “hallucinated”. Then a hypnotic state commences, and the images become more intense. Fixing the eyes on one point is helpful or necessary in eliciting the fullest effects. The brain itself is directly involved in all of this; it is not coincidental that one of the principal brain-wave frequencies, the so-called alpha-rhythm, lies in the 8 to 16 cycles per second range ».

[46] Mekas J., Ciné-journal : un nouveau cinéma américain (1959-1971), Paris, Paris Expérimental, 1992 (1972), p. 208-210.

[47] Stan Brakhage, Chartres Series, 1994, 16 mm, 9 min, couleur, silencieux.

[48] Brakhage S., Métaphores et visions, Paris, Centre Georges Pompidou, 1998 (1963), p. 19.

[49] Ibid., p. 21.

[50] Voir Chevalier F., Le mouvement des images, place du film, mémoire de recherche de 4e année sous la dir. de Cécile Dazord, École du Louvre, 2007, p. 63.

[51] Ibid, p. 51 : « Avoir une salle de cinéma dans un musée c’est parfait. Simplement, la salle a été supprimée, et on n’a plus de poste pour un projectionniste à demeure dans le musée. »

[52] Une petite salle obscure a depuis été reconstruite au sein des collections permanentes, accolée à l’espace « Nouveaux Médias ».

[53] Rose Lowder, Bouquets (1-10), 1994-95, 16 mm, 11 min, couleur, silencieux.

[54] Au sujet de la genèse de ses Bouquets 21, 22, 23 et 24, R. Lowder affirme n’avoir pas voulu se contenter d’ « obtenir simplement un motif décoratif clignotant ». Voir : Lowder R., « Le cinéma comme art plastique », Aumont J. (dir.), Le septième art : le cinéma parmi les arts, recueil de conférences tenues en 2001-2002 au collège d’Histoire de l’art cinématographique, Paris, Léo Scheer, 2003, p. 195.

[55] Ses Bouquets 1, 7 et 10 avaient d’ailleurs déjà été présentés en boucle sur un panneau digital monté pour l’exposition Impressionnisme et naissance du cinématographe (Lyon, Musée des beaux-arts, 2005).

[56] Lowder, R., courrier électronique du 13 mars 2015. Rose Lowder y expliquait que certains films perdent énormément à la numérisation : « Accepter cette situation dépend de quel film il s’agit. Le résultat en prenant mon film Roulement, rouerie, aubage [1978, 16 mm, 15 min, couleur/n&b, silencieux] est lamentable parce que l’image digitale est incapable de représenter les différents grades de gris ou les transitions entre le plus ou moins flou et la définition des aspects de ce qui a été filmé. Même chose pour Couleurs mécaniques [1979, 16 mm, 16 min, couleur, silencieux] où l’évolution des couleurs plus ou moins soutenues ne peut pas être correctement représentée sous forme digitale ».

 

Pour citer cet article : Fleur Chevalier, "Le film expérimental à l’épreuve des cimaises : étude de cas tirés de l’accrochage Le mouvement des images (Centre Pompidou, Paris, 2006-2007) et de l’exposition Dynamo (Grand Palais, Paris, 2013)", exPosition, 17 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/chevalier-film-experimental-mouvement-des-images-dynamo/%20. Consulté le 19 mars 2024.