Double regard sur l’art inuit. L’exposition de l’art inuit au Musée des beaux-arts de Montréal au prisme des transferts épistémologiques

par Julie Graff

 

Julie Graff (UdeM/EHESS) est doctorante en histoire de l’art (Université de Montréal) et anthropologie sociale (EHESS). Sa thèse porte sur la place de l’objet dans les stratégies de préservation culturelle des sociétés inuit contemporaines. Elle a été doctorante boursière au Musée du Quai-Branly Jacques-Chirac de 2019 à 2021. Elle a participé depuis le début de son doctorat à plusieurs projets portant sur la muséologie et les arts autochtones au Québec et a été chargée de cours pour le département de muséologie de l’Université de Montréal. Elle a aussi régulièrement contribué à la revue Vie des Arts.  En 2017, elle a été la co-organisatrice de l’exposition et colloque Je suis Île/I am Turtle portant sur les représentations artistiques autochtones en milieu urbain, et travaille actuellement sur une publication tirée de ce projet. —

 

Dès les premiers échanges avec les Inuit[1] au XVIIe siècle, le marché européen se montre friand de leur culture matérielle. Kayaks et armes en provenance du Kalaallit Nunaat (le Groenland) rejoignent ainsi les collections des cabinets de curiosités[2]. Une production destinée plus particulièrement à l’exportation émerge par la suite, mais reste limitée au marché de l’artisanat et aux collections ethnographiques jusqu’à la fin des années 1940. En 1949, un jeune artiste canadien, James Houston (1921-2005), acquiert quelques sculptures miniatures lors d’un voyage dans le nord de l’Ontario. Impressionné par ces objets, il s’associe à son retour avec la guilde canadienne des Métiers d’Art pour organiser à Montréal une exposition-vente d’œuvres de sculptures inuit qui remporte un certain succès. D’autres événements suivent rapidement en Amérique et en Europe pour établir un marché d’art inuit à destination des allochtones, toujours florissant aujourd’hui[3].

Alors que ces œuvres circulent du Nord vers le Sud, puis sont exposées dans différents espaces, leur sens est négocié et formulé par un réseau d’intermédiaires culturels, comprenant conservateurs, critiques, galeristes et employés gouvernementaux. L’exposition de l’art inuit se situe ainsi au croisement de discours institutionnels, nationaux et internationaux. Un appareillage institutionnel lourd encadre même l’art inuit lors de son arrivée sur les marchés du Sud, dépassant les murs du musée pour remonter jusqu’aux organisations fédérales. Ce développement, loin d’être harmonieux, est au fil des années ponctué de plusieurs exemples frappants d’ingérence impérialiste[4].

Toutefois, son histoire révèle aussi les aspirations des artistes et des communautés inuit, de même que leur ingéniosité et résilience au sein de ce vaste réseau. Les artistes en particulier deviennent ainsi, à partir des années 1950, des acteurs privilégiés pour la documentation des savoirs et leur démonstration à l’intention de futures générations, autant par leur pratique que par le biais des œuvres[5]. Les années 1960 et 1970 constituent une période décisive puisqu’elle inaugure une prise de conscience par les sociétés inuit des discours produits sur leur culture, et une volonté de réappropriation, qui s’exprime politiquement et culturellement avec la création d’organisations représentatives[6]. On observe finalement l’émergence récente de commissaires et théoriciens inuit qui redéfinissent l’interprétation de l’art inuit[7].

Cet article se consacre donc à deux visions sur les œuvres, et à leur déploiement au sein d’un même espace muséal. Je me penche ainsi sur la mise en exposition de l’art inuit et ce qu’elle donne à comprendre du processus culturel et des réseaux de médiation qui l’entourent, en prenant comme exemple le Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM). Le MBAM est l’un des premiers musées à constituer une collection d’art inuit, au début des années 1950. F. C. Morgan, conservateur pour le MBAM et membre influent de la guilde, achète trois premières sculptures en 1953[8]. La collecte et l’exposition de l’art inuit sont ensuite investies avec constance jusqu’au milieu des années 1970, avec une collection qui dépasse les 400 œuvres, comprenant à la fois des sculptures et des estampes, et une quinzaine d’expositions organisées ou accueillies. Par la suite, entre 1975 et 1999, les acquisitions du MBAM baissent graduellement, étant non existantes entre 1982 et 1992, avant de réapparaître vers la fin du XXe siècle[9]. Les années 1953-1975 constituent alors une première période d’intérêt pour la collecte et l’exposition de l’art inuit au MBAM. En me concentrant plus particulièrement sur deux expositions, l’une en 1960 et l’autre en 1973, je reviens dans la première partie de l’article sur les motifs qui informent ces premières expositions.

Le MBAM a signifié récemment sa volonté de proposer une relecture de cette collection en engageant en 2019 l’anthropologue inuit Lisa Koperqualuk comme conservatrice-médiatrice pour cette collection. Koperqualuk m’a généreusement reçue quelques semaines après sa prise de poste pour discuter de la démarche qu’elle souhaite mettre en place et sa vision d’une histoire inuit de l’art. Cet article offre ainsi, en prenant comme point de départ ce musée tout en s’attardant sur le contexte intellectuel et politique de la diffusion de l’art inuit, un aperçu de ce double regard.

L’art inuit comme parole silencieuse

La première exposition entièrement dédiée à l’art inuit au MBAM, inaugurée en 1960, concerne une collection d’estampes, et sert à ce moment-là à qualifier le statut de ce médium nouvellement arrivé sur le marché. James Houston, après s’être formé au Japon, enseigne les techniques de l’estampe aux artistes inuit à la toute fin des années 1950[10]. La division industrielle du département du Nord canadien et des ressources naturelles (DNRN), qui travaille à établir la stabilité économique des communautés du nord du Canada[11], prend de ce fait la responsabilité de la diffusion de cette nouvelle forme artistique. Après une première tentative de commercialisation dans une foire d’art et d’artisanat, la décision est prise d’intégrer ces estampes à un réseau symboliquement et financièrement plus avantageux, celui des Beaux-arts[12]. Les estampes sont alors commercialisées sous la forme de collections annuelles[13], dont la première connaît un franc succès[14] et sert à qualifier ces productions comme des œuvres d’art. Par la suite, les discours autour des estampes et des sculptures visent même à les définir plus fermement comme chefs-d’œuvre. Ainsi, le musée accueille en 1973 l’une des plus grandes expositions internationales d’art inuit de cette décennie, Sculpture/Inuit. Masterworks of the Canadian Arctic. La coordinatrice Sharon Van Raalte précise dans une lettre du 3 février 1971 les fins de l’exposition :

« Notre intention, avec cette exposition, est de rassembler et de présenter les plus beaux exemples de la sculpture esquimaude, passée et actuelle, afin d’établir la haute qualité de cet art parmi les autres formes d’art du monde, et de démontrer la qualité qui distingue les plus belles sculptures esquimaudes de la vaste production de souvenirs et d’objets d’artisanat[15]. »

L’objectif poursuivi par les organisateurs est donc tourné vers la constitution d’un canon de l’art inuit, avec un ensemble de spécimens qui passe du statut d’œuvre d’art à celui convoité de chef-d’œuvre. La réflexion de Van Raalte montre aussi la conservation au fil des décennies des catégories d’artisanat et de souvenir à côté de celle d’art[16]. Ces trois catégories fonctionnent alors comme un ensemble hiérarchisé, du souvenir au chef-d’œuvre, pour former un système d’inclusion et d’exclusion des créateurs inuit. La production de ce canon suit de plus les injonctions qualitatives du Comité canadien de l’art esquimau, considéré comme juge de ce qui constitue ou pas un chef-d’œuvre de l’art inuit, caractérisé par son exceptionnalité, tandis que l’artisanat et le souvenir sont réduits à une vaste production indéterminée.

Le Comité canadien de l’art esquimau est alors le principal organisateur de l’exposition Sculpture/Inuit. Fondée en 1961, cette structure paragouvernementale, composée de bénévoles (allochtones) nommés par les Affaires du Nord, exerce pendant les 30 ans de son existence une influence considérable sur l’art graphique des Inuit, malgré les vives critiques qui lui sont adressées au fil des décennies. Tout d’abord créée pour servir de conseiller technique, elle s’arroge rapidement le droit d’émettre des jugements esthétiques sur les productions inuit, se basant sur l’argument que les Inuit eux-mêmes sont incapables d’un jugement esthétique fiable[17]. L’organisation de l’exposition fonctionne sur une cooptation semblable, en présentant des œuvres « que le comité considère comme des chefs-d’œuvre de la sculpture esquimaude[18] ». Cette pensée résolument ancrée dans une esthétisation des œuvres, historiques et contemporaines, permet ainsi de les retirer plus facilement de leur contexte et de les présenter comme un langage universel, capable de traverser les barrières du temps et de l’espace[19]. Alma Houston, alors présidente des Canadian Arctic Producers[20] et collaboratrice régulière du MBAM, précise par exemple que « grâce à son art, l’Esquimau a pu communiquer des idées qu’il n’aurait pu exprimer dans sa langue maternelle, unique en son genre et inconnue du reste du monde[21] ». Pour George Elliott, « c’est pourquoi nous devons écouter avec nos yeux le langage silencieux de la sculpture. Il faut écouter attentivement[22] ». L’art devient ici un moyen de transmission d’une culture inaltérée et sans réflexivité sur sa propre transformation.

L’art inuit et l’imaginaire du Nord

L’exposition des œuvres dans les musées du Sud est informée, des années 1940 aux années 1970, par un imaginaire riche sur l’Arctique et le Nord qui imprègne l’identité canadienne bien avant les années 1950. Le Nord fonctionne ainsi comme l’élément commun, facilement malléable et difficilement circonscriptible, dans l’imaginaire identitaire d’une population diversifiée et dispersée sur un immense territoire[23]. L’art inuit donne alors forme à un idéal de la nordicité, valorisé sous la forme d’une présumée corrélation inextricable entre l’environnement et le tempérament artistique des Inuit. Lors de l’inauguration au Musée des beaux-arts de Montréal en 1960 de la première exposition-vente d’une collection d’estampes, c’est ainsi l’image d’un Arctique sauvage et dangereux, suscitant l’admiration des sociétés inuit, qui est mise en avant dans les discours prononcés ce jour-là :

« Nous nous demandons parfois si nous aurions pu survivre aux contraintes de la vie arctique [et] si nous aurions pu maintenir une culture dans un environnement aussi hostile[24] ».

Ces discours cooptent de plus la production artistique au sein d’une construction identitaire nationale, au point que même la langue inuit est présentée comme un produit canadien : « an ancient Canadian tongue[25] ». L’art inuit est donc absorbé pour incarner un idéal ultime de cette nordicité comme particularité canadienne, tout en exploitant son étrangeté.

Le gouvernement canadien soutient de plus activement ces développements artistiques, non seulement pour assurer la stabilité économique des communautés, mais aussi dans un contexte d’affirmation de sa souveraineté dans l’Arctique. La Guerre froide amène ainsi le gouvernement canadien à s’intéresser aux régions arctiques, et à vouloir y instaurer une véritable présence administrative, ce qui se traduit tout d’abord par la sédentarisation des populations inuit. Face à la Russie, mais également face aux États-Unis, le Canada doit défendre sa souveraineté en prouvant sa présence effective dans le Nord. Par conséquent, des œuvres d’art font partie depuis les années 1950 des cadeaux diplomatiques aux dirigeants étrangers, une stratégie qui traite les œuvres comme symboles canadiens tout en bonifiant leur valeur[26]. C’est ainsi que Sculpture/Inuit fait partie d’une série d’expositions internationales qui ponctuent les années 1950 à 1970, enchevêtrant primitivisme et discours nationaliste[27].

La présentation de l’art inuit au sein de ces expositions est alors révélatrice des fluctuations géopolitiques. Ainsi, en 1973, à la suite d’une visite en URSS du Premier ministre Pierre-Elliott Trudeau, les villes de Leningrad et Moscou sont ajoutées à l’itinéraire de Sculpture/Inuit, ce qui est perçu comme « une opportunité unique d’exposer l’art canadien esquimau dans un autre pays possédant un patrimoine esquimau important[28] ». Les discours autour de l’exposition jouent par ailleurs sur l’idée de ce patrimoine commun. Tout en continuant d’appuyer la souveraineté canadienne, ils prennent néanmoins en compte le relâchement des tensions en présentant les Inuit comme « les seuls indigènes habitant à la fois l’Asie et l’Amérique[29] », et qui résident de « chaque côté du rideau de fer[30] ». Ces expositions internationales permettent de plus au MBAM de soigner son intégration à un prestigieux réseau muséal international. Les dirigeants du musée se montrent de ce fait particulièrement frustrés quand une autre exposition internationale, Chefs-d’œuvre d’art indien et esquimau du Canada, leur est refusée à la fin des années 1960. Ils font par ailleurs tout d’abord face à la résistance des organisateurs de Sculpture/Inuit, alors peu convaincus de la pertinence à présenter l’exposition dans des institutions nationales[31] jusqu’à ce qu’un désistement leur permette finalement d’accueillir l’exposition.

Disparition et appropriation

Finalement, l’ensemble des discours, des années 1950 aux années 1970, est profondément marqué par un sentiment d’urgence provoqué par la conviction d’une disparition imminente des cultures inuit sous la force d’influences étrangères. Ce thème de l’assimilation et de la disparition inévitable des sociétés extraeuropéennes est omniprésent dans les travaux ethnographiques aux XIXe et XXe siècles, et informe durablement la mise en exposition de leur culture matérielle[32]. Une citation de James Houston reprise dans un communiqué de presse de 1960 montre son application aux pratiques artistiques inuit :

« actuellement toutefois, les enfants fréquentent l’école dans l’Arctique “et partout ils se familiarisent avec de nouveaux matériaux et de nouvelles conceptions artistiques”, déclare M. Houston. Il est peu probable, en conséquence, que les concepts actuels de l’Esquimau se prolongent au-delà de la présente génération[33] ».

Cette idée est exprimée de façon plus immédiate par le directeur du MBAM, Evan Turner, qui s’en insurge :

« Je trouve qu’il y a une tendance à dire que les sculptures esquimaudes étaient superbes il y a dix ou quinze ans, mais qu’elles se sont dévitalisées aujourd’hui. Je doute que ce soit le cas[34] ».

Ainsi des formes artistiques nouvelles et innovantes, arrivées sur le marché international tout juste dix ans auparavant, sont soumises à une disparition programmée au moment même de leur exposition.

Ce paradigme de la disparition évolue avec les années, intégrant la question des échanges interculturels et de la contamination. Alma Houston estime par exemple en 1973 « qu’il est peut-être inéluctable que la culture esquimaude que nous connaissons disparaisse à jamais[35] ». Swinton lui-même qualifie certaines thématiques explorées par les artistes comme un « chant du cygne[36] ». Les perspectives évolutionnistes qui informent à ce moment-là l’ensemble de la construction de l’altérité dans la pensée eurodescendante excluent toutefois toute remise en question probante des stratégies d’assimilation visant les populations inuit et destinées à les intégrer à la société canadienne. Et pourtant, la survivance de la culture n’est pas absente des discours, mais elle est alors restreinte dans son expression à une dimension mystique. James Houston plus particulièrement considère que :

« le sculpteur esquimau est imprégné de rêves. En dépit de ses nouveaux contacts avec des personnes étrangères à sa race, il continue de faire revivre sa propre imagerie mystique[37] ».

La tension entre préservation et contamination est récurrente et semble se résoudre par le déni des échanges interculturels au profit de cette quête d’une pureté culturelle. La parole silencieuse que constitue l’art n’en devient que plus facilement assimilable dans les rhétoriques identitaires canadiennes. Ce mécanisme intellectuel aboutit inéluctablement à un rejet de la souveraineté inuit sur l’interprétation de ses pratiques artistiques au profit d’une expertise allochtone. L’objet d’étude en voie de disparition institue de ce fait une construction rhétorique qui légitime efficacement l’appropriation de l’autorité intellectuelle d’une communauté[38].

Une histoire inuit

La présence inuit au musée paraît dans cette première période presque invisible tant au niveau des organisateurs que des publics visés. De plus, bien que des artistes et des personnalités inuit soient par exemple présents par exemple au vernissage de l’exposition Sculpture/Inuit en 1973, leurs perspectives ne sont pas exprimées dans les documents qui nous sont parvenus. Et pourtant, les cadres d’interprétation formulés par les intermédiaires allochtones ne doivent pas éluder les paradigmes entourant la création des œuvres. La profession d’artiste devient ainsi en quelques décennies un métier central des sociétés inuit. L’artiste endosse alors un double rôle de pourvoyeur et de porteur culturel, ayant recours à ses connaissances et à ses talents pour subvenir aux besoins du noyau familial et communautaire[39]. Les connaissances et compétences acquises lui permettent de cette façon d’illustrer savoirs et mémoires par le biais des œuvres. Pour Heather Igloliorte, la représentation des savoirs dans les œuvres cristallise ainsi une mémoire individuelle et communautaire pour des artistes en réflexion sur le devenir de leur culture face aux pressions croissantes d’assimilation :

« En intégrant dans leurs œuvres ces savoirs prohibés, les artistes inuit ont suivi le principe de qanuqtuurungnarniq, qui consiste à faire preuve d’innovation et d’ingéniosité pour résoudre un problème, en utilisant les moyens à leur disposition — la pratique artistique — pour préserver intelligemment les savoirs inuit pour les générations futures[40]. »

Ce phénomène d’adaptation, voire d’appropriation socioculturel et symbolique, ne concerne pas seulement la sculpture et l’estampe, mais aussi une multitude de médiums, qu’il s’agisse de littérature, de photographie ou de cinéma. Ces différents régimes, complémentaires, se superposent d’ailleurs dans la pratique des artistes et des intellectuels pour former un tout, une approche multimédia de la représentation et de la documentation de la culture inuit.

Les communautés inuit au Canada s’évertuent de plus, dès la fin des années 1950, à renforcer leur contrôle sur la vente des œuvres par le biais de coopératives mises sur pied pour se charger de la vente des œuvres et rapatrier les bénéfices[41]. Ces organisations permettent aussi de s’opposer à l’ingérence de certaines organisations. Par exemple, en 1964, la coopérative de Puvirnituq, voyant le tiers de sa collection annuelle d’estampes refusées, choisit tout simplement de se passer du sceau du Comité et de la mettre en vente[42]. Lorsque le Comité propose ensuite en 1980 la création d’un nouvel organisme pour contrôler la production des sculptures, sur laquelle il ne détient alors aucun pouvoir, la Fédération des coopératives du Nouveau-Québec s’y oppose farouchement, n’y voyant que « davantage de paternalisme imposé aux Inuit qui ont toujours lutté à travers le système de leur coopérative, depuis un quart de siècle, pour accéder à un niveau d’autodétermination [43] ». L’inaptitude de plus en plus criante du Conseil à travailler harmonieusement avec les communautés artistiques inuit amène sa dissolution en 1989, et la création d’un organisme au fonctionnement différent : l’Inuit Art Foundation[44]. Au cours des années 1980, ces importantes remises en cause des mécanismes de diffusion de l’art inuit touchent également à sa mise en exposition et aux discours qui l’entourent. Les historiens de l’art font ainsi place à la vision de l’artiste, par le biais de textes biographiques plus élaborés et d’entrevues. Une nouvelle génération d’artistes, bilingues, dont certains vivent et travaillent au Sud, informe aussi de nouvelles méthodes de travail par leur investissement dans le travail du commissaire[45].

Plus récemment, de nouvelles méthodologies et épistémologies sont formulées et expérimentées par un réseau émergent de commissaires et théoriciens inuit. Par exemple, Heather Igloliorte, historienne de l’art originaire du Nunatsiavut, écrit non seulement sur l’art contemporain inuit, mais également sur son propre travail en tant que commissaire. Elle lie création, diffusion et recherche dans un même effort de décolonisation :

« L’art, la pratique culturelle et la diffusion autochtone contredisent les récits coloniaux de notre disparition imminente ou de notre assimilation inévitable, de “l’autre”, de la stase et de l’acculturation [46] ».

Les pratiques développées constituent alors une diversité de solutions et d’intérêts, pouvant, entre autres, intégrer des valeurs et savoirs inuit aux méthodologies d’interprétation, valoriser des régimes inuit d’historicité, ou encore explorer l’usage des nouveaux médias par les artistes[47].

Vers une relecture de la collection du MBAM… et un renouvellement des relations avec les communautés sources

Une initiative importante engagée par le MBAM est la création d’un poste de conservateur-médiateur à l’art inuit, donné en 2019 à Lisa Koperqualuk, anthropologue originaire de Puvirnituq, au Nunavik. Elle a travaillé auparavant pour la Fédération des coopératives du Nouveau-Québec, cofondé l’association des femmes inuit du Nunavik Saturviit en 2005, et est élue au poste de vice-présidente du bureau canadien du Conseil Circumpolaire Inuit en 2018. Selon elle, la création de son poste s’inscrit ainsi dans ce mouvement de réconciliation et de collaboration, poussant les musées à développer autrement leurs expositions. La Commission de Vérité et de Réconciliation du Canada[48], qui publie son rapport en 2015, recommande effectivement, parmi 94 appels à l’action avancés par le rapport, un rapprochement des musées avec les communautés autochtones. Son mandat vise alors à remédier à la coupure entre œuvres et communautés sources lors de leur entrée au sein de la collection muséale : « Il y a une histoire des musées collectionnant l’art autochtone, mais une fois une œuvre achetée, il n’y a plus de relations[49] ».

La vision pour l’exposition de l’art inuit qui émerge est alors ancrée dans une conscience accrue de la perspective des artistes, et d’un contexte bien particulier autrefois marginalisé dans l’espace muséal :

« Je considère que mon rôle, lorsqu’il y a des projets d’exposition, est de veiller à ce que la communauté inuit, et en particulier les artistes inuit, soit impliquée dans la mise en valeur de leurs perspectives […] : est-ce un message pour eux ? Qu’est-ce que cela signifie pour eux ? »

Koperqualuk envisage de plus de valoriser la diversification croissante des médiums et certaines perspectives plus critiques en s’appuyant sur le travail de jeunes artistes, à l’instar par exemple de Nancy Saunders, dont une installation pluridisciplinaire[50] est acquise en 2019 par le musée. Des enjeux contemporains, comme le changement climatique, peuvent ainsi être abordés en s’appuyant sur l’art pour exprimer les perspectives inuit et éventuellement sensibiliser le public à leur impact sur les communautés arctiques :

« Je vais pouvoir chercher dans la communauté inuit, avec des experts inuit, comment l’aborder à travers l’art, ici. […] Je vois des tendances intéressantes dans le monde inuit. On utilise Sedna, femme-esprit de la mer, comme symbole de protection de l’environnement […] En politique, avec le Conseil circumpolaire inuit, nous donnons une voix aux Inuit sur les impacts dans le Grand Nord, qui sont de plus en plus urgents, mais il y a aussi moyen de le faire à travers l’art. »

Cet engagement envers la lecture des enjeux contemporains par le biais des pratiques artistiques se construit dans la lignée des réflexions menées par les artistes dès les années 1960. Les artistes poursuivent ainsi ces dernières décennies leurs expérimentations artistiques au-delà de la préservation des savoirs pour révéler, représenter, déconstruire, voire dénoncer, la longue histoire des changements socioculturels vécus par les sociétés inuit, et pour ultimement affirmer leur présence actuelle et future. Ces thématiques sont explorées au fil des générations par des artistes comme Etidlooie Etidlooie (1901-1981) ou encore Pudlo Pudlat (1916-1992), l’un des artistes proéminents de cette première génération à avoir exploré dans ses œuvres les rencontres interculturelles[51]. Les témoignages, visuels aussi bien qu’écrits, se déploient plus particulièrement à partir des années 1990, liant dans les œuvres Histoire, traumatismes de la colonisation et réalité contemporaine[52]. Ils sont rejoints alors depuis plusieurs années par des commissaires, et des intellectuels qui cherchent à s’éloigner d’une histoire de l’art inuit formulée de l’extérieur pour se rapprocher d’une histoire inuit de l’art.

« L’art inuit a une histoire très particulière et c’est une histoire inuit. Il faut l’entendre. […] Les artistes contemporains expriment aujourd’hui leur vie par l’art, ce qui est beau à voir, parce que nous discernons la culture inuit et leur perception de leur propre vie [53] », affirme ainsi Koperqualuk.

Ces réflexions investissent alors certaines pistes jusque-là marginalisées au sein des musées, des aînés et aînées documentant leur savoir jusqu’aux plus jeunes qui explorent de nouvelles expressions artistiques de l’identité inuit.

La finalité d’une passation d’autorité, au-delà de nouveaux discours d’exposition, implique le décentrement des réseaux de diffusion et des cadres épistémologiques, de cet « ensemble d’habitudes sémiotiques et épistémologiques qui permettent et prescrivent les manières de communiquer et de penser[54] ». Pour Koperqualuk, cette souveraineté, qui s’exprime tout d’abord dans le développement des coopératives comme expression de l’autodétermination des Inuit, s’incarne aujourd’hui dans des expressions artistiques critiques envers l’ingérence canadienne :

« ces jeunes utilisent donc l’art envers leurs projets de justice sociale, comme l’expression identitaire. L’identité c’est la fondation de notre culture, voici qui nous sommes. Nous n’accepterons plus telle injustice, telle inégalité […] de cette façon, je trouve que c’est aussi un projet de souveraineté ».

Le renouvellement des relations avec les communautés sources dépasse alors la simple intégration de la parole des artistes, pour toucher l’ensemble du processus de mise en exposition et ces acteurs, des producteurs au public en passant par les différents intermédiaires. Le deuxième versant du mandat de Koperqualuk consiste ainsi à favoriser des liens entre le musée et les communautés inuit, particulièrement les communautés urbaines du sud du Québec. L’idée même d’un public inuit est le grand absent des réseaux construits autour de la diffusion de l’art inuit dans les musées allochtones. Toutefois, le rôle double attribué à Koperqualuk atteste d’une volonté de rejoindre autrement la communauté. Ces services, qui commencent tout juste à être élaborés, s’inscrivent dans un réseau inédit pour le musée, celui des institutions inuit, au service des Inuit vivant, étudiant ou travaillant, non seulement à Montréal, mais aussi dans le reste du Québec, à l’exemple de la Southern Quebec Inuit Association (créée en 2017). Ce réseau présenterait alors ses orientations, représentant les besoins et les aspirations de la communauté inuit. Ainsi,

« on commence à contacter le monde inuit, la communauté inuit qui vit à Montréal. […] On a un projet en tête pour faire des activités autour l’antiracisme, lié avec l’art et l’éducation. Donc, dans ce cas-là, on veut savoir quels sont les besoins des Inuit vivant à Montréal. »

L’art inuit est ainsi, dès son arrivée sur le marché, intégré à un vaste réseau d’intermédiaires culturels et politiques négociant son statut et son sens. Le travail des communautés et des praticiens inuit sur les dernières décennies ouvre la possibilité de voir de nouveaux réseaux culturels et de nouveaux paradigmes d’interprétation transformer ce sens tel qu’il est construit au sein de l’espace muséal. La passation d’autorité, tel qu’elle se concrétise à la fin des années 2010, ne doit néanmoins pas cacher les difficultés liées à la transformation durable de la gouvernance muséale. Heather Igloliorte exprime le besoin de garder son optimisme modéré par un scepticisme, voire avec cynisme[55]. Elle fait ainsi référence à d’autres périodes récentes marquées par l’enthousiasme, toutefois ultimement minées par les contraintes financières et institutionnelles. Malgré le nombre important d’artistes inuit, il y a encore aujourd’hui peu d’universitaires, conservateurs et commissaires travaillant sur l’histoire de l’art de leur communauté[56]. La majorité écrasante des postes sont en milieu urbain et requiert par conséquent des praticiens prêts à vivre au Sud. Les difficultés d’accès aux formations, à des lieux de pratique, les obstacles à l’inclusion de parcours atypiques, ou encore l’hermétisme du jargon universitaire ou institutionnel sont aussi quelques-unes des difficultés que rencontrent les professionnels inuit au sein du monde de l’art[57].

 

Notes

[1] L’ethnonyme inuit signifie « les êtres humains » en inuktut, la langue inuit. Je choisis de suivre la position adoptée par plusieurs universitaires, et ainsi de respecter la signification originale d’Inuit, qui est utilisé sans être accordé en genre et en nombre (puisqu’il s’agit déjà d’un pluriel). En position adjectivale, il est aussi considéré comme invariable : un Inuk, des Inuit, la langue inuit, etc. Toutefois, un terme régulièrement utilisé dans les documents d’archives est « esquimau » (ou Eskimo en anglais), terme en désuétude depuis les années 1970, et considéré aujourd’hui offensif. Ce terme est en conséquence utilisé strictement dans le contexte de citations. Je désigne par le terme allochtone toute personne qui n’est pas inuit.

[2] Guigon G., « Taitsumanialuk, les collections de l’Arctique canadien et du Groenland dans les musées français au XIXe siècle », Études Inuit Studies, vol. 42, n° 1, 2018, p. 87‑115.

[3] Igloliorte H., « “Hooked Forever on Primitive Peoples” : James Houston and the Transformation of “Eskimo Handicrafts” to Inuit Art », Harney E., Phillips R. B. (dir.), Mapping Modernisms: Art, Indigeneity, Colonialism, Durham, Duke University Press, 2019, p. 62‑90.

[4] Coward Wight D., « Birth of an Art Form: 1949 to 1959 », Creation and Transformation: Defining Moments in Inuit Art, cat. exp., Vancouver, Winnipeg Art Gallery, 2013, p. 18‑47.

[5] Igloliorte H., « Curating Inuit Qaujimajatuqangit: Inuit Knowledge in the Qallunaat Art Museum », Art Journal, vol. 76, n° 2, 2017, p. 100‑113.

[6] Duvicq N., Les écrits du Nunavik depuis 1959. Problématiques et conditions d’émergence d’une littérature inuit, thèse de doctorat sous la dir. de Daniel Chartier, Université du Québec – Montréal, 2015, p. 16. Plusieurs organisations sont ainsi formées, dont l’organisation nationale Inuit Tapirisat du Canada (ITC) en 1971 (devenu l’Inuit Tapiriit Kanatami — ITK — en 2001), suivie du conseil circumpolaire inuit (ICC) en 1977.

[7] Igloliorte H., Campbell H., Piirainen J., « Inuit Curators in Conversation », Inuit Art Quarterly, vol. 30, n° 2, 2017, p. 16-28. Heather Igloliorte, Heather Campbell et Jocelyn Piirainen, qui mènent cette discussion, sont trois commissaires inuit qui participent à l’émergence de ce nouveau réseau.

[8] Gagnon L., « L’art inuit contemporain : une collection pionnière », Des Rochers J. (dir.), Art québécois et canadien. La collection du Musée des beaux-arts de Montréal, Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, 2011, p. 268. Les trois sculptures sont des artistes Levi Qumaluk, David Mannumi et Markusi Qalingu Angutiqirq.

[9] Ces chiffres sont basés sur mon étude d’une liste des œuvres du MBAM fournie par le service des archives du MBAM. Au début des années 1980, la récession globale n’épargne pas le marché de l’art inuit et les ventes, particulièrement celles des sculptures, chutent drastiquement (voir Coward Wight D., « The 1980s: Recession and Recovery », Creation and Transformation: Defining Moments in Inuit Art, cat. exp., Vancouver, Winnipeg Art Gallery, 2013, p. 128.).

[10] Pelaudeix C., Art inuit : formes de l’âme et représentations de l’être : histoire de l’art et anthropologie, Grenoble, Pise, 2007, p. 40.

[11] Cette prise en charge fait par ailleurs suite aux recommandations du rapport de la commission royale sur le Développement national des Arts, des Lettres et des Sciences, publié en 1951. Le rapport dédie un chapitre à la production autochtone et recommande d’en faire la responsabilité des unités gouvernementales mandatées aux communautés autochtones.

[12] Coward Wight D., « Birth of an Art Form: 1949 to 1959 », Creation and Transformation: Defining Moments in Inuit Art, cat. exp., Vancouver, Winnipeg Art Gallery, 2013, p. 22. Voir aussi les lettres de D. Snowden, du 5 avril 1960, et de N. Hallendy, du 25 novembre 1959, toutes les deux adressées à E. Turner, alors directeur du MBAM, et qui expriment ces considérations (archives du MBAM, dossier E905).

[13] Ibid.

[14] Lettre de E. Turner, 1er mars 1960, archives du MBAM, dossier E905.

[15] Archives du MBAM, dossier E2651 : « It is our intention with this exhibition to assemble and display the finest examples of Eskimo carving, past and present, in order to establish the high quality of this art among other art forms of the world, and to demonstrate the quality which distinguishes the finest Eskimo carvings from the vast production of souvenir and craft items ». Toutes les traductions sont de l’auteure.

[16] Pour une discussion historique sur cette catégorie du souvenir autochtone au Canada, voir l’ouvrage de Phillips R. B., Trading Identities: The Souvenir in Native North American Art from the Northeast (1700-1900), Seattle, University of Washington Press, 1998.

[17] Pelaudeix C., Art inuit : formes de l’âme et représentations de l’être : histoire de l’art et anthropologie, Grenoble, Pise, 2007, p. 61‑62.

[18] Lettre de S. Van Raalte, 3 février 1971, archives du MBAM, dossier E2651 : « The exhibition will include approximately 330 pieces, which the Committee considers to be masterworks of Eskimo sculpture, drawn from many North American collections ».

[19] Houston J., « To Find Life in the Stone/Dégager la vie emprisonnée dans la pierre », Sculpture/Inuit. Sculpture of the Inuit: Masterworks of the Canadian Arctic/La sculpture chez les Inuit : chefs-d’œuvre de l’Arctique canadien, Toronto, University of Toronto Press, 1971, p. 58.

[20] Cette organisation paragouvernementale devient en 1965 l’agence officielle de la commercialisation des œuvres dans le Sud. Elle collabore régulièrement avec le MBAM dans les années 1970, apportant son aide et ses contacts à la majorité des projets d’exposition de cette époque.

[21] n. d., archives du MBAM, dossier E2658. Le tapuscrit est intitulé « l’art esquimau à Cape Dorset » et fait partie d’un dossier de presse sur l’exposition distribué par le gouvernement du Canada.

[22] Elliott G., « Foreword/Avant-Propos », Sculpture/Inuit. Sculpture of the Inuit: Masterworks of the Canadian Arctic/La Sculpture chez Les Inuit : Chefs-d’œuvre de l’Arctique canadien, Toronto, University of Toronto Press, 1971, p. 15.

[23] Grace S., Canada and the Idea of North, Montréal ; Kingston ; Londan ; Ithaca, MQUP, 2002, p. xii.

[24] « Opening of the first exhibit of sealskin prints. Museum of Fine Arts », tapuscrit, 26 février 1960, archives MBAM, dossier PR318 : « We ask ourselves sometimes if we could have sustained the rigors of the Arctic life [and] could have nourished a culture in such forbidding environment ». Nous supposons qu’il s’agit d’un des discours prononcés à l’occasion de l’inauguration de l’exposition.

[25] Tapuscrit sans auteur, sans date, sans titre, commençant par : « Honorable Mrs. Fairclough, Ladies and Gentlemen », archives du MBAM, dossier E905. Le tapuscrit est éventuellement l’un des discours prononcés lors de l’inauguration de l’exposition le 26 février 1960.

[26] Lennox P., « Inuit Art and the Quest for Canada’s Arctic Sovereignty », Calgary Papers in Military and Strategic Studies, n° 5, 2012, p. 7-8.

[27] Vorano N. D., « The Globalization of Inuit Art in the 1950s and 1960s », Creation and Transformation: Defining Moments in Inuit Art, cat. exp., Vancouver, Winnipeg Art Gallery, 2013, p. 48‑57.

[28] Lettre de S. Van Raalte, 12 octobre 1971, archives du MBAM, dossier E2652 : « The Canadian Eskimo Arts Council is delighted by this unique opportunity to exhibit Canadien Eskimo art in another nation possessing a strong Eskimo heritage ».

[29] Communiqué du 16 mars 1973, archives du MBAM, dossier E2658.

[30] Ibid.

[31] Voir la correspondance entre S. Van Raalte et L. Rosshandler, 1972, archives du MBAM, E2651.

[32] Doxtator D., Fluffs and Feathers: An Exhibit on the Symbols of Indianness. A Resource Guide, Brantford, Woodland Cultural Centre, 1992, p. 26 ; Uzel J.-P., « Déni et ignorance de l’historicité autochtone dans l’histoire de l’art occidentale », RACAR, vol. 42, n° 7, 2017, p. 31-32.

[33] Communiqué de presse du 29 janvier 1960, archives du MBAM, dossier E905.

[34] Lettre du 14 avril 1960, archives du MBAM, dossier E905 : « I find there is too much a trend to say the Eskimo sculptures were great ten or fifteen years ago, but they have become devitalized today. I doubt this is so. »

[35] n. d., archives du MBAM, dossier E2658.

[36] Swinton G., « Contemporary Canadian Eskimo Sculpture/La sculpture contemporaine chez les Esquimaux du Canada », Sculpture/Inuit. Sculpture of the Inuit: Masterworks of the Canadian Arctic/La sculpture Chez Les Inuit : Chefs-d’œuvre de l’Arctique canadien, Toronto, University of Toronto Press, 1971, p. 50.

[37] Houston J., « To Find Life in the Stone/Dégager la vie emprisonnée dans la pierre », Sculpture/Inuit. Sculpture of the Inuit: Masterworks of the Canadian Arctic/La sculpture chez les Inuit : chefs-d’œuvre de l’Arctique canadien, Toronto, University of Toronto Press, 1971, p. 58.

[38] Doxtator D., « The implications of Canadian nationalism for Aboriginal cultural autonomy », Curatorship: Indigenous Perspectives in Post-Colonial Societies, actes du colloque (University of Victoria, 1994), Ottawa, Canadian Museum of Civilization ; Commonwealth Association of Museums ; University of Victoria, 1996, p. 59-63.

[39] Visart de Bocarmé P., « La profession d’artiste : convergence de deux modes de vie », Petit J.-G. et alii, Les Inuit et les Cris du Nord du Québec : territoire, gouvernance, société et culture, Québec, Presses de l’université du Québec ; Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 325.

[40] Igloliorte H., « Curating Inuit Qaujimajatuqangit: Inuit Knowledge in the Qallunaat Art Museum », Art Journal, vol. 76, n° 2, 2017, p. 110 : « By embedding that otherwise forbidden knowledge in their artworks, Inuit artists expressed the principle of qanuqtuurungnarniq, being innovative and resourceful to solve problems, by using the means available to them—art making—to cleverly safeguard Inuit knowledge for future generations ».

[41] Martin T., De la banquise au congélateur : mondialisation et culture au Nunavik, Québec, Presses de l’université Laval, 2003, p. 139‑164.

[42] Pelaudeix C., Art inuit : formes de l’âme et représentations de l’être : histoire de l’art et anthropologie, Grenoble, Pise, 2007, p. 69.

[43] Ibid.

[44] Ibid., p. 72.

[45] Coward Wight D., « The 1990s: Between Two Worlds », Creation and Transformation: Defining Moments in Inuit Art, cat. exp., Vancouver, Winnipeg Art Gallery, 2013, p. 152‑177 ; Bagg S., « The Anthropology of Inuit Art. A Problem for Art Historians », Jessup L., Bagg S. (dir.), On Aboriginal Representation in the Gallery, Hull, Canadian Museum of Civilization, 2002, p. 184.

[46] Igloliorte H., « “Pas de colonialisme dans notre Histoire.” Les pratiques de décolonisation dans l’art indigène », Decolonize Me/Décolonisez-Moi, cat. exp., Ottawa, Ottawa Art Gallery (etc.), 2012, p. 31.

[47] Asinnajaq, Hopkins C., « Candice Hopkins and Asinnajaq in Conversation », Ocula, 4 mai 2019, https://ocula.com/magazine/conversations/candice-hopkins-and-asinnajaq/ (consulté en juin 2021) ; Igloliorte H., « Curating Inuit Qaujimajatuqangit: Inuit Knowledge in the Qallunaat Art Museum », Art Journal, vol. 76, n° 2, 2017, p. 100‑113 ; Igloliorte H., Campbell H., Piirainen J., « Inuit Curators in Conversation », Inuit Art Quarterly, vol. 30, n° 2, 2017, p. 16-28.

[48] Mise en place par le gouvernement canadien en 2007, cette commission enquête sur les pensionnats indiens, organisés au XIXe et XXe siècles dans le cadre des politiques canadiennes d’assimilation des populations autochtones, et leurs séquelles pour les communautés contemporaines. Le rapport, publié en 2015, peut être consulté sur le site du centre national pour la Vérité et la Réconciliation de l’université du Manitoba, https://nctr.ca/fr/reports2.php (consulté en février 2021).

[49] Toutes les citations de L. Koperqualuk proviennent d’un entretien avec l’auteure (8 novembre 2019, Montréal).

[50] Il s’agit d’une installation sculpturale, Katajjausivallaat, Le rythme bercé (2018).

[51] Igloliorte H., « Inuit Art: Markers of Cultural Resilience », Inuit Art Quarterly, vol. 25, n° 1‑2, 2010, p. 4‑11 ; Lalonde C., « New Directions in Inuit Art since 2000 », Creation and Transformation: Defining Moments in Inuit Art, cat. exp., Vancouver, Winnipeg Art Gallery, 2013, p. 178‑201.

[52] Igloliorte H., « Inuit Art: Markers of Cultural Resilience », Inuit Art Quarterly, vol. 25, n° 1‑2, 2010, p. 4.

[53] « There is a very particular history [to Inuit art] and it’s an Inuit story. That must be heard. […] And then, as we go on, the contemporary artists now are expressing life through art, which is beautiful to see, because we glimpse Inuit culture and Inuit interpretation of their own lives ».

[54] Ba, M., Double Exposures: the Subject of Cultural Analysis, New York, Routledge, 1996, p. 3.

[55] McTavish L. et alii, « Critical Museum Theory/Museum Studies in Canada: A Conversation », Acadiensis: Journal of the History of the Atlantic Region/Revue d’histoire de la région atlantique, vol. 46, n° 2, 2017, p. 233.

[56] Igloliorte H., « Curating Inuit Qaujimajatuqangit: Inuit Knowledge in the Qallunaat Art Museum », Art Journal, vol. 76, n° 2, 2017, p. 100.

[57] Igloliorte H., Campbell H., Piirainen J., « Inuit Curators in Conversation », Inuit Art Quarterly, vol. 30, n° 2, 2017, p. 16-28.

Pour citer cet article : Julie Graff, "Double regard sur l’art inuit. L’exposition de l’art inuit au Musée des beaux-arts de Montréal au prisme des transferts épistémologiques", exPosition, 28 septembre 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-2/graff-double-regard-art-inuit/%20. Consulté le 18 avril 2024.

L’architecture aurale des lieux d’exposition, du Met Cloisters au MoMA. Glissements et mutations de l’expérience de l’œuvre sonore

par Karine Bouchard

 

Ayant complété son doctorat (Ph.D.) à l’Université de Montréal, Karine Bouchard est historienne de l’art et commissaire indépendante. Elle occupe le poste de directrice artistique de la revue Le Sabord et elle enseigne les enjeux historiques et théoriques des arts modernes, contemporains et actuels à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR). Ses travaux théoriques concernent l’apport actuel des éléments du sonore et de la musique dans les expositions du musée d’art et, plus précisément, l’évaluation de son impact sur les pratiques d’écoute du visiteur par le biais de questionnements phénoménologiques et sociopolitiques. Karine Bouchard a notamment publié dans Marges, revue d’art contemporain (France), dans l’ARSC Journal (États-Unis), dans Circuit – Musiques contemporaines et collabore en tant que critique d’art à différentes revues culturelles. —

 

Les installations sonores prennent considérablement part aux expositions et font partie intégrante de la programmation de musées d’art. Il est devenu fréquent de faire l’expérience de pratiques artistiques qui consistent précisément à spatialiser le son par un système de haut-parleurs diffusant des compositions sonores et musicales préalablement enregistrées et remixées. Toutefois, l’architecture du lieu est rarement prise en compte dans la conception et la diffusion de ces œuvres, et ce, ni par les commissaires, ni par les artistes, ni par les visiteurs. Pourtant, une attention portée à l’écoute d’une telle installation sonore démontre que sa finalité est entièrement tributaire de la structure bâtie dans laquelle elle est présentée. Le lieu active le sens de l’œuvre, ses enjeux culturels, historiques et sociopolitiques, entre autres. L’écoute se façonne et se transforme au gré des salles qui l’accueillent et qui modifient sa perception et sa compréhension.

Cet article propose de réévaluer notre approche de ces formes d’œuvres sonores de manière à considérer le résultat de leur diffusion dans un espace d’exposition donné, en portant une attention particulière à l’acoustique du lieu, à ses qualités physiques, ce qui devrait assurer une adéquation entre la source et la réverbération du son. Il s’agit de réfléchir le lieu à partir de l’expérience d’écoute des possibilités sonores – plutôt que visuelles – d’un tel espace, dont la démarche renvoie au concept d’architecture aurale qui a été défini par les auteurs Barry Blesser et Linda-Ruth Salter[1]. Selon eux, dans la mesure où un son émane d’une source, il devient d’emblée indissociable de l’écho et de la réverbération du lieu dans lequel il résonne. La perception d’un son relève ainsi d’une attention qui n’est pas uniquement portée sur l’objet dont il émane, que ce soit un son naturel ou enregistré, mais de tout un système de renvoi des occurrences sonores au sein duquel l’écoutant, au centre des échanges, est en mesure d’orienter son expérience, par la sélection singulière qu’il fait des bruits, des timbres et des fréquences de l’environnement. L’acoustique de chaque lieu communique donc, par l’organisation physique et performative de la structure architecturale, selon sa nature, une sensibilité esthétique particulière. L’architecture aurale se distingue de l’architecture acoustique dans la mesure où cette dernière prend en compte uniquement les propriétés du lieu régies par un langage de lois de la physique et par le type de diffusion des ondes sonores qu’elles permettent dans l’espace. L’architecture aurale s’intéresse, quant à elle, à la manière dont les auditeurs font l’expérience intelligible et sensible de cette spatialité.

À la suite de ce postulat, il s’agit d’analyser le potentiel de l’architecture aurale dans l’expérience d’exposition de l’œuvre sonore. À partir d’une attention portée précisément à l’écoute des sons artistiques lorsqu’ils dialoguent avec l’acoustique de l’espace, il s’agit d’étudier la manière dont s’opèrent les transformations de sens de l’installation sonore lorsqu’elle est transposée d’un lieu à un autre. Il s’agira notamment de comprendre comment l’architecture aurale d’une salle spécifique d’exposition, par sa singularité, peut affecter sa diffusion et moduler la signification de l’œuvre à différents niveaux : historiques, culturels ou sociopolitiques. Pour ce faire, j’examinerai comment s’active la réverbération dans un espace muséal ou expositionnel donné pour saisir la manière dont l’architecture ouvre à la compréhension de l’œuvre. À partir d’une description des comportements des sons diffusés dans chaque lieu, j’interrogerai les décalages, les glissements, les pertes et les mutations du message de l’installation sonore lorsqu’elle est reçue par le visiteur écoutant.

L’analyse procède à partir de deux cas d’étude, soit les installations sonores à canaux multiples, Study for Strings (2012) de Susan Philipsz et Forty-Part Motet (2001) de Janet Cardiff. Présentées, entre autres, à New York en 2013, un moment déterminant pour la reconnaissance de l’art sonore par l’institution muséale, ces œuvres, qui consistent visuellement en la disposition de haut-parleurs spatialisés, diffusent chacune des enregistrements sonores altérés ou déconstruits de pièces musicales qui renvoient à des réflexions sur l’histoire, la mémoire ou la perte[2].

En souhaitant apporter une contribution théorique aux champs de la muséologie et de l’histoire de l’art par l’intégration du concept d’architecture aurale et sa mise en pratique dans un contexte expositionnel, le présent examen s’appuie sur la réception critique de ces cas d’étude. Pour interroger la manière dont l’architecture aurale apparaît au critique d’art, j’analyserai l’expérience de l’exposition en fonction de diverses sources d’opinion, qui n’excluent pas les plateformes de grande diffusion comme les blogues, pour saisir le plus directement possible la réaction des visiteurs[3].

L’architecture aurale : de la salle de concert au musée d’art

Fig. 1 : Soundings: A Contemporary Score, 2013, The Museum of Modern Art. Vue de l’exposition et de l’installation de Susan Philipsz, Study for Strings, 2012. Photo : Jonathan Musikar. Courtoisie de l’artiste, Tanya Bonakdar Gallery, Galerie Isabella Bortolozzi et The Museum of Modern Art/SCALA/Art Resource.

L’œuvre Study for Strings est un enregistrement à canaux multiples de la pièce pour orchestre de Pavel Haas, qui a été composée lorsque l’artiste était prisonnier au camp de concentration de Theresienstadt, pendant la Seconde Guerre mondiale, en 1943[4] (Fig. 1). La pièce musicale originale fut jouée une seule fois par des musiciens incarcérés et un enregistrement filmique de cette performance a, par la suite, été utilisé à des fins de propagande nazie. La composition fut réarrangée par Philipsz et réenregistrée pour être diffusée dans un espace d’exposition. L’artiste a récupéré uniquement les parties de l’alto et du violoncelle de l’œuvre originale, lesquelles conversent à partir de huit pistes diffusées par le biais de haut-parleurs de manière à faire comprendre le sentiment d’absence et de perte qui a présidé sa conception.

Fig. 2 : Janet Cardiff: The Forty-Parts Motet, 2013, The Metropolitan Museum of Art, The Cloisters: Fuentidueña Chapel, galerie 002. Photo : The Metropolitan Museum of Art. Courtoisie de l’artiste, Musée des beaux-arts du Canada et The Metropolitan Museum of Art/Art Resource.

Contrairement à l’œuvre de Philipsz, celle de Janet Cardiff possède une structure visuelle installative fixe pour la diffusion en salle. Elle est composée de 40 haut-parleurs haute-fidélité disposés de manière elliptique, à égale distance l’un de l’autre, au milieu de la salle d’exposition. Haussés sur des tiges de métal à environ 2 m du sol, les haut-parleurs présentent un aspect anthropomorphique qui confronte le spectateur. Ils diffusent en boucle des extraits du motet Spem in alium numquam habui (vers 1556-1573) de Thomas Tallis (vers 1505-1585), un compositeur anglais de l’époque des Tudor[5] (Fig. 2). La version de cette pièce musicale polyphonique utilisée par Cardiff, véritable exercice contrapuntique pour 40 voix indépendantes, regroupées en huit ensembles de cinq voix, qui chantent a capella, a été enregistrée par la Salisbury Cathedral Choir. Chaque dispositif émet le timbre d’une des voix – basse, baryton, ténor, alto et soprano – de manière à fragmenter la composition monolithique pour en déplier les différentes fréquences dans l’espace[6]. Les qualités immersives de l’œuvre offrent aux visiteurs la possibilité de vivre une expérience d’écoute intense.

Les enregistrements de Study for Strings et de Forty-Part Motet se définissent a priori comme des pièces musicales qui suggèrent une performance devant un public donné. Toutefois, elles causent un paradoxe dans la mesure où ce type de diffusion s’effectue généralement dans une salle de concert. Les spectateurs sont assis devant une scène, face aux musiciens, pour écouter à l’unisson. Alors que les œuvres sonores exigent cette même expérience en temps réel, une différence majeure s’impose puisque les mélodies et les rythmes ne sont pas destinés à être joués en direct, mais en différé, par le biais de dispositifs-relais que sont les haut-parleurs. Contrairement à son déploiement en concert, la source sonore des enregistrements de Philipsz ou Cardiff n’a jamais été produite et enregistrée pour et dans le lieu de diffusion. L’espace que l’on entend est « virtuel », créé par une ingénierie de mixage et manipulé par des synthétiseurs et des logiciels à partir d’ordinateurs[7] : son lieu d’exécution est le studio de son ou d’enregistrement, un espace privé qui est généralement occupé par les producteurs, les artistes et les mixeurs.

D’un point de vue acoustique, l’architecture muséale ne répond pas aux mêmes critères qu’une salle de concert. Selon Blesser et Salter, les espaces musicaux possèdent une architecture aurale singulière qui diffère des autres espaces religieux, sociaux ou politiques. Certaines règles façonnent les propriétés de la réverbération (équilibre, niveau de délai et de limitation) de manière à ce que cette architecture soit au service de la pièce musicale et de l’artiste. De ce point de vue, l’espace physique qui accueille exclusivement de la musique peut être envisagé comme une extension de l’instrument, de manière à entretenir une interdépendance intrinsèque avec l’architecture aurale pour ne former qu’un seul et unique tout sonore[8]. Ayant une flexibilité limitée de la structure bâtie, l’espace traditionnellement dédié à la musique a développé ses normes et constitué son public à partir d’un répertoire majoritairement consacré à la musique classique occidentale, du XVIIe au XIXe siècle. La salle de concert a ainsi favorisé une réception qui s’organise selon l’ouïe, tout en contribuant à discipliner et à éduquer l’oreille par la musique présentée[9].

En étant accueillies dans un lieu dédié à la monstration d’objets comme le sont traditionnellement les musées, Study for Strings et Forty-Part Motet ne rejoignent pas ce genre de communauté. Elles ciblent le public muséal qui possède plutôt une sensibilité visuelle. Si ce rapport à la matérialité, à la fixité de l’œuvre bidimensionnelle et optique s’est renouvelé et diversifié à la fin du XXe siècle[10], il demeure que l’institutionnalisation du visiteur muséal s’est historiquement forgée par les codes scénographiques conçus pour disséminer le savoir par la vue. Les expositions ont construit un regard spatialisé émanant d’un visiteur en position verticale qui se déplace de salle en salle. De telles mises en espace exacerbent l’individualité et l’autonomie, chacun créant sa propre expérience singulière. Le lieu muséal lui-même répond à des règles architecturales visuelles tributaires de ces présentations.

Study for Strings et Forty-Part Motet doivent composer avec ces règles et ces codes muséaux. Leur exposition se traduit par un effort particulier de spatialiser le son à partir de technologies de diffusion. Les artistes sont ainsi amenés à sculpter le paysage sonore en manipulant la provenance des sources occupant le lieu. De cette manière, ces œuvres incitent l’espace à s’hybrider : une réminiscence subtile de l’expérience de concert y dialogue étrangement avec une présentation associée aux arts visuels. C’est principalement l’usage de sons amplifiés par les haut-parleurs qui crée cette défamiliarisation.

Dans les deux cas, les haut-parleurs modifient le rapport entre le son enregistré et la résonance. Le son apparaît ainsi plus présent, plus ample, que ce qu’il devrait être s’il était seulement généré par l’acoustique du lieu. Il s’agit de créer l’illusion d’un son plus intense, plus près de l’oreille que ce qu’il est réellement, l’amplification augmente l’effet de proximité. En somme, les œuvres exposées de Philipsz et de Cardiff combinent une acoustique active qui renvoie à un espace virtuel, l’espace de l’enregistrement d’instruments de musique ou de chants liturgiques, dans le studio de son, et un espace augmenté, amplifié, qui participe à la réverbération dans le lieu d’exposition.

L’écoute de la perte et de l’absence dans Study for Strings

Lors de sa présentation dans l’une des salles du Museum of Modern Art à New York (MoMA) dédiée à l’exposition Soundings: A Contemporary Score (2013) qui a mené à la consécration de l’art sonore, l’installation de Susan Philipsz diffusait la composition musicale par le biais d’un dispositif visuel minimal où huit haut-parleurs étaient placés à hauteur d’œil, au milieu de la cimaise tout au fond d’une salle sombre (Fig. 1). Selon la critique Jessica Feldman, le son atteignait frontalement le visiteur qui entendait les notes de manière isolée[11]. Barbara London, la commissaire de l’exposition Soundings: A Contemporary Score décrit dans le catalogue d’exposition le rythme de la pièce et l’émotion qui s’en dégage :

« Philipsz évoque la tristesse de la présentation originale de Study for Strings de même que les horreurs qui ont suivi. L’intégralité de la partition est exécutée par seulement deux musiciens qui jouent uniquement leur propre partie de l’œuvre orchestrale. C’est comme s’ils sont engagés dans une conversation sérieuse qui se déploie lentement, emplie de pauses, chacun attendant poliment que l’autre complète sa pensée. Les silences retentissent à partir de l’absence de musique et font apparaître la mémoire des disparus[12]. »

L’installation est perçue comme un dialogue douloureux, intimiste, ponctué sporadiquement de silences. Ce sont ces silences qui activent l’idée de l’absence et de la perte, celle des disparus du camp qui a inspiré la création de Study for Strings. Loin d’être une absence de son, ces silences résonnent, ils s’affirment comme un choix réfléchi de l’artiste.

Une analyse du dossier critique démontre toutefois que l’installation sonore exposée au MoMA ne réussissait pas à faire ressentir au visiteur l’idée de la perte. L’autrice Jessica Feldman remarque par exemple qu’en situation muséale la signification de l’œuvre reposait d’abord sur la disposition visuelle des haut-parleurs, ce qui laissait le visiteur démuni. Sans la lecture du cartel, l’intention de la pièce demeurait inintelligible :

« Toutes les relations qui auraient pu naître de l’imagination de l’auditeur quant à la composition et à l’interprétation originales sont effacées et conceptualisées. Dans cette installation, nous pensons à la perte, mais nous ne la ressentons pas vraiment[13]. »

D’autres auteurs ont quand même cru percevoir la manifestation de l’absence dans la scénographie visuelle. Pour le blogueur John Haber, cette dernière apparaissait dans l’ombre d’un cercle noir se dessinant autour des haut-parleurs adossés au mur d’une salle vide[14]. Selon Haber, la vision des haut-parleurs avait en quelque sorte subsumé la compréhension de l’installation à partir de la musique.

Fig. 3 : Soundings: A Contemporary Score, 2013, The Museum of Modern Art. Vue de l’exposition et de l’installation de Susan Philipsz, Study for Strings, 2012. Photo : The Museum of Modern Art. Courtoisie de l’artiste, Tanya Bonakdar Gallery, Galerie Isabella Bortolozzi et The Museum of Modern Art/SCALA/Art Resource.

Si l’on constate une certaine inaptitude de la critique à appréhender par l’écoute une œuvre comme Study for Strings, un sujet qui mériterait que l’on s’y attarde dans une analyse future, je souhaite plutôt interroger la manière dont l’acoustique a apparemment échoué à porter l’attention de l’auditeur vers l’architecture aurale ; cet échec, me semble-t-il, pourrait être la cause de ce détournement d’intérêt de l’expérience sonore vers la représentation visuelle. Les haut-parleurs étant positionnés sur une seule cimaise ; ils rappelaient un ensemble à cordes jouant devant un public, à la différence près qu’il n’y avait pas de scène ni de corps d’instrumentistes en mouvement, ni assez de sièges pour s’asseoir face à l’œuvre (Fig. 3). Ainsi, ces transmetteurs apparaissaient-ils dans leur fixité, tel un tableau bidimensionnel accroché à la cimaise où il occupe un espace restreint entouré de vide. Selon Feldman, les haut-parleurs étaient si près l’un de l’autre que le son se figeait. Les occurrences sonores semblaient prises au piège. Une fois entrées dans l’espace d’exposition, elles se résorbaient dans leur support matériel :

« Dans ce cas, nous pouvons littéralement observer les façons dont le déplacement dans un espace de musée peut amener une pièce à commencer à se transformer progressivement en objet. La puissance de cette œuvre résidait dans sa dispersion et la saisie de cette dispersion exigée des auditeurs, en raison des vides qu’elle articulait : dans le temps, l’espace, les groupes et les communautés[15]. »

Par ces choix scénographiques, le MoMA avait donc concentré le son temporellement et spatialement pour créer dans l’architecture aurale une acoustique locale réduisant le potentiel d’immersion nécessaire à l’œuvre. Le plafond bas ainsi que la moquette au sol assourdissaient les occurrences sonores et annihilaient toute réverbération. Le son était plutôt clair et distinct, mais il n’habitait pas l’espace architectural comme ce serait le cas dans une salle de concert où les murs et le plafond agissent comme réflecteurs et amplificateurs de la source sonore. Plutôt que le son ne se rapproche de l’oreille du visiteur par son ampleur, l’acoustique du lieu d’exposition, au contraire, « rétrécissait » le son et isolait les fréquences de manière à ce que s’établisse un rapport intimiste avec chaque haut-parleur. Par le fait que l’écho était atténué, l’espace ne pouvait pas répondre aux sources sonores. Cet espace ne créait pas non plus son propre bruit par le mixage des sons artistiques avec des occurrences non voulues, occurrences de l’ordre du fonctionnel ou celles émanant d’un public captif pour une période relativement longue (chuchotements, raclements de gorge, toux, etc.). L’acoustique, par l’étouffement des sons, laissait entièrement place aux sons artistiques qui formaient l’unique présence sonore. L’architecture aurale perdant son dynamisme, elle se neutralisait. Le potentiel sonore de l’espace était donc limité et ne pouvait pas rendre la pleine expressivité de l’œuvre, ayant pour conséquence de réduire l’affect qu’elle produisait chez les visiteurs.

Fig. 4 : dOCUMENTA (13), 2012, Kassel Hauptbahnhof. Vue de l’exposition et de l’installation de Susan Philipsz, Study for Strings, 2012. Photo : Eoghan McTigue. Courtoisie de l’artist, Tanya Bonakdar Gallery et Galerie Isabella Bortolozzi.

Lorsque Study for Strings a été présentée une année plus tôt à la dOCUMENTA (13) de Kassel, en Allemagne, les haut-parleurs, plus imposants, installés dans la gare de la ville, se fondaient dans un paysage visuel et sonore extérieur. Alors que certains étaient disposés près des rails, sur des tiges de métal, à une hauteur considérable, d’autres étaient accrochés directement à des éléments fonctionnels comme les pylônes électriques transportant les lignes d’alimentation du train[16]. Cette disposition, guidée par la volonté de spatialiser les sources sonores, nécessitait un déplacement important de la part du visiteur incapable de saisir simultanément toutes les occurrences sonores (Fig. 4). Des critiques, dont Feldman, ont jugé qu’une telle dispersion était susceptible de faire ressentir au visiteur-auditeur le sentiment de perte ayant inspiré la création de l’œuvre.

L’aire de départ et d’arrivée des trains étant un espace ouvert sans paroi ni obstacle majeurs pour s’opposer à sa diffusion et à sa résonance, le son de l’œuvre « se perd » littéralement dans un environnement sans limites et sans points de repère. Le visiteur ne peut plus façonner par l’écoute les limites du lieu ni imaginer le volume de l’espace[17]. Les sonorités musicales se fondent ainsi dans les sons de la ville, comme les cloches qui sonnent, ou dans les sons naturels, comme les chants d’oiseaux. C’est ce paysage sonore contextuel omniprésent qui amène le visiteur à ressentir le caractère illimité de l’espace. L’architecture aurale lui fait prendre conscience des horizons acoustiques, c’est-à-dire de la distance maximale qui peut exister entre lui-même et les sources les plus éloignées des sons à l’écoute.

Au sein de cette acoustique composée d’occurrences sonores hétéroclites, le son « cible[18] », ou visé par l’écoute, doit être généralement plus fort que le son contextuel, celui du paysage sonore qui évolue en trame de fond. Toutefois, ce son visé disparaît sporadiquement au moment où le train passe : s’opèrent ainsi des changements de points d’écoute ainsi que de sons cibles et, par conséquent, une modification de l’attention que le visiteur accorde à un son donné. Une métaphore de l’expérience de la perte se vit réellement lorsque l’on n’entend plus, pendant un certain temps, le son des instruments à cordes qui est submergé par le crissement des roues métalliques sur les rails, jusqu’à l’arrêt complet du train ou jusqu’à son redémarrage. Autrement dit, un paysage sonore apparaît lorsqu’un autre s’estompe. Ces champs sonores rivalisant entre eux demandent aux visiteurs de réévaluer régulièrement, par l’écoute, les nouvelles frontières de l’espace qui surgissent aléatoirement. En somme, l’architecture aurale démasque symboliquement la véritable nature d’une gare : un lieu de passage qui peut s’interpréter et se vivre comme une perte, où chacun s’y trouve pour une courte durée avant de le quitter pour d’autres endroits.

L’écoute de la mémoire et de l’histoire dans Forty-Part Motet de Janet Cardiff

En 2013, lors de sa présentation dans l’église Saint-Martin de Fuentidueña du Met Cloisters Museum, une extension du Metropolitan Museum of Art (MET) (Fig. 2), l’installation Forty-Part Motet voulait respecter les intentions de sa conceptrice, Janet Cardiff[19]. La présentation réussissait en effet à fournir au spectateur une expérience d’écoute singulière. Pour reprendre l’idée de Cardiff, la position stratégique du dispositif des haut-parleurs en ovale avait pour but de réinventer la réception d’un concert : elle permettait aux visiteurs d’expérimenter en marchant le point d’écoute des choristes. En s’approchant des haut-parleurs, chaque individu entrait en contact avec les voix de manière intime et façonnait son propre mixage des sons qu’il entendait grâce à ce jeu de proximité et d’éloignement des sources sonores. Cardiff souhaitait que la pièce musicale soit perçue comme une « construction changeante[20] » où chacun décidait de son parcours, physique comme virtuel. Le choix de spatialiser les haut-parleurs visait à révéler l’architectonique de l’œuvre de Tallis.

Cette planification de l’expérience du spectateur par Cardiff a été très bien comprise par la critique qui a expliqué l’installation selon les occurrences sonores entendues. Le témoignage de Marie-Claude Mirandette manifeste à cet effet une dynamique d’écoute attentive : « en se rapprochant de l’un des haut-parleurs, on entend distinctement chacune des 40 voix de ce chœur contrapuntique[21] ». On peut également découvrir Forty-Part Motet « dans sa plénitude en se plaçant au centre de l’espace[22] ».

Toutefois, si la compréhension de l’œuvre est une réussite, c’est principalement grâce au fait que l’expérience est entièrement tributaire de la structure physique du lieu de présentation, une église riche en références historiques et culturelles. D’ailleurs, les qualités acoustiques de Saint-Martin de Fuentidueña sont régulièrement exploitées par le musée qui y accueille plusieurs récitals de musique ancienne de l’époque de Tallis[23]. La réminiscence d’une telle expérience de concert transparaît dans la critique, comme le note Jim Dwyer :

« Extraite du familier, la sonorité propre à la musique ancienne et à l’espace de l’église arrive aux oreilles et aux yeux modernes comme rien d’autre : ni comme le fait d’entendre un chœur d’église, ni comme écouter de la musique à partir d’un excellent système de son[24] ».

La manière dont l’espace habite l’œuvre exacerbe l’écoute de manière à induire dans le visiteur un sentiment de transcendance. Pour la blogueuse Michelle Aldredge, l’installation est une rareté, une révélation[25], tandis que pour Marie-Claude Mirandette, « la perception du visiteur est ainsi affectée, modifiée, quasiment sanctifiée par l’œuvre, dans l’espace de la chapelle[26] ». L’architecture aurale qui fait vivre ces émotions aux individus accroît aussi leur sentiment d’appartenance à une collectivité, celle qui fait l’expérience de l’œuvre. Plusieurs témoignages, dont celui de Michelle Aldredge, relèvent cet effet de socialité qui se développe par l’écoute : « Un certain nombre d’auditeurs ont essuyé des larmes et beaucoup ont souri à des amis, à des étrangers ou à eux-mêmes[27] ». L’architecture aurale favorise l’idée de cohésion entre les visiteurs par l’écoute en groupe. Autrement dit, l’espace s’ouvre à un partage de l’expérience à partir de l’ouïe.

Plus concrètement, les voix enregistrées du motet se trouvaient aussi modifiées par les matériaux de l’architecture, des murs en pierre et un toit en bois[28], dont les grandes qualités de résonance ont également été soulignées par la critique[29]. Les chœurs se répondaient dans un jeu de renvois et amenaient un changement constant du son cible. L’espace était donc constitué de l’écho continu de ces sons. Les paroles mêmes du motet qui arrivaient aux oreilles des spectateurs étaient le résultat d’une accumulation de la réverbération de plusieurs syllabes dont chacune, avec sa sonorité et sa fréquence singulières, entrait différemment en collision avec les murs étroits et sobres de la nef sans transept ou se perdait dans la hauteur du plafond. Une telle architecture est susceptible de créer un délai qui fait correspondre dans un même espace des syllabes émanant de temporalités différentes : certaines qui existaient depuis quelques secondes se mélangeaient à la syllabe qui s’échappait des haut-parleurs, soit le son cible que l’on devrait entendre. Cette superposition temporelle amplifie le volume sonore, elle affecte les dimensions et la surface de l’espace ressenti. La réverbération exacerbée du lieu l’illumine, en quelque sorte, d’une manière sonore.

L’importance parfois trop grande de la résonance ne permettait pas de saisir les paroles issues des voix chantées et d’en comprendre le discours sous-jacent. L’installation réussissait à faire vivre un moment de transcendance au spectateur non pas grâce à l’intelligibilité du discours, mais grâce aux différents timbres des voix réverbérantes relayés par les haut-parleurs anthropomorphes formant une texture spatiale que le critique Jim Dwyer nomme de « tapisserie[30] ». À cet effet, les visiteurs sont conscients que la « couleur » de l’œuvre est indissociable de la nature du lieu de diffusion, car sans elle, le son enregistré serait entièrement aminci. Selon le visiteur et compositeur, Norman Yamada, dont les propos ont été rapportés par le critique Jim Dwyer :

« En enregistrant chaque chanteur avec un microphone à proximité de la source sonore, le son est très sec […] Lorsque vous le diffusez dans cet espace, il en prend la coloration[31] ».

Cette coloration de l’espace que mentionne Norman Yamada est propice au recueillement et à la méditation. Elle induit un sentiment de sacré en accord avec les motets de l’époque de Tallis[32]. Mais surtout, elle se réfère à la nature historique du lieu, une église romane du XIIe siècle de la région de Ségovie en Espagne achetée et reconstituée par le MET[33]. L’œuvre nous plonge dans l’Espagne médiévale en faisant apparaître certaines qualités structurelles du bâti roman par les pierres de l’abside originale de l’église et par la reconstitution fidèle de la nef et de la charpente. L’écoute des sons semble activer la sensibilité des visiteurs quant aux propriétés historiques du musée, ce qui a été remarqué par la critique Allison Meier :

« [I]l y a quelque chose dans le fait d’avoir accès non seulement à la chapelle Fuentidueña dans le cloître où elle est installée dans le but d’entrer en dialoguer avec ce dernier, mais de toute la série d’œuvres d’art et d’architecture du Moyen Âge disséminée à travers le musée[34] ».

L’installation dans cette chapelle semble d’autre part subsumer le temps historique des motets eux-mêmes – puisqu’ils datent de la Renaissance – pour les ramener au temps historique symbolisé par le lieu architectural. En somme, l’église du Met Cloisters active une expérience d’écoute complexe de Forty-Part Motet en misant sur la mémoire collective et culturelle de pratiques émanant d’un passé lointain.

Si l’église du Met Cloisters présentait une personnalité aurale forte liée aux particularités de l’architecture sacrée, on peut affirmer que l’acoustique du Cleveland Museum of Art semblait restreindre l’expérience d’écoute par le fait que le lieu muséal repliait l’œuvre sur elle-même. L’intégration de l’espace environnant dans la description qu’en ont faite les critiques se limitait d’ailleurs à signaler que la salle abritait des peintures de la Renaissance. Aucun compte rendu n’a analysé l’effet de l’architecture sur l’œuvre, ni le rapport à l’histoire qui fait correspondre le temps des objets exposés à l’Art’s Reid Gallery avec le temps de la création du motet Spem in alium numquam habui. Est-ce parce que l’espace rectangulaire se montrait hostile aux résonances ? L’écho semblait en effet réduit en étant absorbé par la dizaine de tableaux accrochés aux cimaises ou en se répercutant irrégulièrement sur les deux bustes sculptés et placés sur des socles derrière les haut-parleurs. En outre, l’entrée de l’Art’s Reid Gallery, scandée de deux colonnades en marbre, menait à une autre salle qui, acoustiquement, entravait les renvois d’écho, les sons se perdant et ne revenant pas vers l’oreille du visiteur (Fig. 5). Autrement dit, la structure et les matériaux conduisaient peut-être à un jeu d’écho irrégulier qui rendait diffuses, plus qu’il ne coordonnait, les correspondances entre le son cible et sa réverbération dans l’espace.

Fig. 5 : Janet Cardiff: The Forty-Parts Motet, 2013, Cleveland Museum of Art. Photo : Cleveland Museum of Art. Courtoisie de l’artiste, Musée des beaux-arts du Canada et Cleveland Museum of Art.

En l’absence d’un dialogue fort entre Forty-Part Motet et son espace d’insertion, il n’est pas étonnant que la critique se soit plutôt tournée vers une analyse des éléments textuels de l’œuvre, comme l’intitulé même du motet, Spem in Alium, dont la traduction à partir du latin peut se lire comme suit : « Mon espoir, je ne l’ai jamais mis en aucun autre que Toi ». Pour la critique Rebecca Dimling Cochran, le sujet de l’œuvre renverrait ainsi à deux vertus chrétiennes, la foi et l’espérance[35]. Il en résulte que l’expérience d’immersion et de sacré telle que souhaitée par Cardiff et exprimée par le titre de l’œuvre ne semble pas pleinement exploitée au musée.

Dans le cas de l’installation au Cleveland Museum, l’architecture aurale se construisait paradoxalement par un retrait de l’attention accordée à l’espace au profit d’une concentration sur la source des sons. La critique Brooke Kamin Rappaport attribue cette réduction à l’effet du white cube : « une salle blanche et propre est devenue un décor qui disparaît[36] ». De fait, dans un tel lieu qui commande d’emblée un silence propice à l’écoute et malgré une régularité du bâti suggérant une bonne capacité à contrôler l’audition, il demeure que les matériaux assèchent le son et que le timbre de la réverbération n’est pas aussi englobant que celui d’une église. L’expérience de l’ordre du sacré laisse place, dans une visée autoréférentielle, aux qualités mêmes du motet, accentuées par effet de contraste avec l’architecture froide, comme le souligne le commissaire Michael Rooks[37].

La culture de l’écoute comme expérience pour le visiteur

À la suite de ces analyses, il conviendra de reconnaître l’importance de l’architecture aurale pour que les œuvres mobilisant l’écoute répondent à l’intention de l’artiste qui l’a créée ou du commissaire qui la présente. De là émergent trois constats. Dans un premier temps, l’écoute d’une installation sonore est efficace lorsque le son s’inscrit dans un contexte architectural qui permet de lui donner un sens ou qui active ses propriétés culturelles, sociales et politiques. Sinon, malgré un dispositif et une spatialisation opérationnels, la réception du message de l’œuvre risque d’être partielle ou détournée. Deuxièmement, chaque architecture aurale inclut une prise en compte de la réverbération du lieu, qui devient l’un des matériaux de l’installation sonore elle-même et qui est une composante essentielle de la réussite de l’expérience. L’étude a cependant révélé que les espaces d’exposition s’apparentant au white cube renvoient généralement le son vers l’œuvre même et permettent moins un dialogue fluide entre la source sonore et les propriétés architecturales. Ces espaces diminuent l’efficacité de l’immersion et de la spatialisation sonore. Le niveau d’amplification du son n’est toutefois pas fixe ou normé : il ne s’agit pas d’atteindre une puissance spécifique pour que l’intention de l’œuvre soit comprise. Au contraire, la réverbération est malléable et est ajustée selon les timbres et l’écho des composantes architecturales du lieu ainsi que selon le type de sources sonores et de spatialisation. Par exemple, Study for Strings ne nécessite pas de réverbération des sons artistiques si l’on veut saisir le sens de la perte et de l’absence. En revanche, Forty-Part Motet demande une réverbération accrue de manière à amplifier tous les sons musicaux pour que l’écoute induise un sentiment de transcendance. Dans un troisième temps, l’architecture aurale joue un rôle de conscientisation des agirs du visiteur. Elle organise son attention et, par conséquent, son corps dans l’espace ainsi que ses comportements face à l’œuvre. L’architecture aurale pourrait fournir des pistes de réflexion et des outils pour comprendre et favoriser, dans une visée collective, tel que le suggère la nature même du son, un partage de l’expérience d’écoute lors de l’exposition.

 

 Notes

[1] Le professeur du Massachussetts Institute of Technology, Barry Blesser, étudie les relations entre l’audio, l’acoustique, la perception et la cognition alors que le travail de la chercheure indépendante Linda-Ruth Salter interroge les relations interdisciplinaires entre l’art, l’espace, la culture et la technologie. Se référer à Blesser, B., Salter L.-R., Spaces Speak, Are You Listening? Experiencing Aural Architecture, Cambridge, MIT Press, 2007.

[2] L’étude comparative de ces deux œuvres s’appuie sur les textes des critiques qui ont commenté les expositions à New York à l’été 2013. Consulter Mirandette M.-C., « Le mur du son », ETC MEDIA, n° 101, 2014, p. 66-71.

[3] Le blogue révèle l’expérience de l’exposition sous plusieurs angles perceptifs selon le savoir de l’auteur, ses présupposés culturels et sociaux, d’où l’importance de cette source dans notre recherche.

[4] La composition est disponible à l’écoute sur le site web du Museum of Modern Art : http://www.moma.org/interactives/exhibitions/2013/soundings/common/content/11/media/sp_studyforstrings.mp3 (consulté en mars 2020).

[5] Différentes informations sur la pièce sont mentionnées sur le site internet de l’artiste : https://www.cardiffmiller.com/artworks/inst/motet.html# (consulté en mars 2020).

[6] La National Gallery of Canada offre un extrait audiovisuel en 360 degrés de l’œuvre à l’adresse suivante : www.gallery.ca/whats-on/exhibitions-and-galleries/janet-cardiff-forty-part-motet-2 (consulté en mars 2020).

[7] Blesser B., Salter L.-R., Spaces Speak, Are You Listening? Experiencing Aural Architecture, Cambridge, MIT Press, 2007, p. 6.

[8] Ibid.

[9] Ibid., chap. 4. Ce lien étroit entre le produit musical et l’architecture aurale relève du fait que la musique n’est pas seulement un divertissement : elle a joué un rôle majeur dans l’histoire et la culture, entre autres. Elle est d’abord un langage lié aux domaines de l’esthétique, de la spiritualité ou encore, du patriotisme.

[10] Alpers S., « The Museum as a Way of Seeing », Karp I., Lavine S. D. (dir.), Exhibiting Cultures. The Poetics and Politics of Museum Display, Washington ; Londres : Smithsonian Institution Press, 1991, p. 25-32.

[11] Feldman J., « The Trouble with Sounding: Sympathetic Vibrations and Ethical Relations in “Soundings: A Contemporary Score” at the Museum of Modern Art », Ear|Wave|Event, vol. 1, 2014, p. 1-9.

[12] London B., Hilde Neset A., Soundings: A Contemporary Score, New York, Museum of Modern Art, 2013, p. 13 : « Philipsz evokes the pathos of the original performance of Study for Strings as well as the horror that followed. The entire score is performed by just two musicians, who play only their parts in the orchestral work. It is as if they are engaged in a serious conversation that unfolds slowly, full of pauses, each waiting politely for the other to complete a thought. The silences resound with absent music and conjure memories of the dead ».

[13] Feldman J., « The Trouble with Sounding: Sympathetic Vibrations and Ethical Relations in « Soundings: A Contemporary Score » at the Museum of Modern Art », Ear|Wave|Event, vol. 1, 2014, p. 5 : « Whatever relationships could have arisen in the listener’s imagination of the original composer and players get erased and conceptualized. We think about loss, but we don’t really feel it in this installation ».

[14] Haber J., « Soundings: A Contemporary Score », Ditties of No Tone, ([s.d.]), en ligne :  http://www.haberarts.com/sounding.htm (consulté en mars 2020) : « Absence itself becomes visceral for Susan Philipsz, with a wall of eight speakers in an otherwise empty room – each with a black circle beneath crossed by the speaker’s shadow ».

[15] Feldman J., « The Trouble with Sounding: Sympathetic Vibrations and Ethical Relations in “Soundings: A Contemporary Score” at the Museum of Modern Art », Ear|Wave|Event, vol. 1, 2014, p. 5 : « In this case, we literally can observe the ways in which the move into a gallery space can cause a piece to begin to glob into an object. The power of this work was in its dispersion, and the imagination that dispersion required of the listeners because of the empty holes it articulated: in time, space, ensembles, and communities ».

[16] Cette description visuelle et sonore est réalisée entre autres à partir de l’archive vidéo sur la chaîne YouTube de l’artiste : www.youtube.com/watch?v=s_yMZJkzbcw (consulté en mars 2020).

[17] Si la longueur, la profondeur et la largeur d’un lieu peut être définie par la vision, l’écoute en détermine le volume métrique global. Consulter Blesser B., Salter L.‑R., Spaces Speak, Are You Listening? Experiencing Aural Architecture, Cambridge, MIT Press, 2007, p. 21.

[18] L’expression est une traduction libre du terme « target sound » de Blesser et Salter qui est employée dans ce texte pour décrire les sons sur lesquels l’attention de l’écoute doit être portée. Dans le cas de Study for Strings, il s’agit des sons musicaux et de ses réponses spatiales. Ibid., p. 24.

[19] De l’église originale de Fuentidueña, il ne reste que l’abside. La nef ainsi que la charpente sont une reconstitution volontaire par le musée.

[20] La description est tirée du témoignage de l’artiste, Janet Cardiff, sur son œuvre. Se référer au site internet de l’artiste : https://www.cardiffmiller.com/artworks/inst/motet.html# (consulté en mars 2020).

[21] Mirandette M.-C., « Le mur du son », ETC MEDIA, n° 101, 2014, p. 66.

[22] Ibid.

[23] Le MET y fait référence sur son site internet : https://www.metmuseum.org/exhibitions/listings/2013/janet-cardiff (consulté en mars 2020).

[24] Dwyer J., « Moved to Tears at the Cloisters by a Ghostly Tapestry of Music », New York Times, 2013, en ligne : https://www.nytimes.com/2013/09/20/nyregion/moved-to-tears-at-the-cloisters-by-a-ghostly-tapestry-of-music.html (consulté en mars 2020) : « Sampled from the familiar, the sum of the ancient sound and space arrives in modern ears and eyes like nothing else: not like hearing a church choir, not like listening to music on a superb sound system ».

[25] Aldredge M., « Sounds Like a Masterpiece: The 1st Contemporary Artwork at the Cloisters », Gwarlingo, en ligne : https://www.gwarlingo.com/2013/the-1st-contemporary-artwork-at-the-cloisters-janet-cardiff-40-part-motet/ (consulté en mars 2020).

[26] Mirandette M.-C., « Le mur du son », ETC MEDIA, n° 101, 2014, p. 66.

[27] Aldredge M., « Sounds Like a Masterpiece: The 1st Contemporary Artwork at the Cloisters », Gwarlingo, en ligne : https://www.gwarlingo.com/2013/the-1st-contemporary-artwork-at-the-cloisters-janet-cardiff-40-part-motet/ (consulté en mars 2020) : « A number of listeners wiped away tears, and many smiled to friends, strangers, or themselves ».

[28] La description et le visuel correspondants sont disponibles sur le site du MET à l’adresse suivante : https://www.metmuseum.org/art/collection/search/472507 (consulté en mars 2020).

[29] Consulter, entre autres, Dwyer J., « Moved to Tears at the Cloisters by a Ghostly Tapestry of Music », New York Times, 2013, en ligne : https://www.nytimes.com/2013/09/20/nyregion/moved-to-tears-at-the-cloisters-by-a-ghostly-tapestry-of-music.html (consulté en mars 2020).

[30] Ibid.

[31] Ibid. : « By close-mikeing each singer, you’ve got it very dry […] Then you put it back in this space, and it takes the coloring of the space ».

[32] Les critiques ont notamment retenu ce sentiment lors de l’expérience dans l’église du Met Cloisters. Se référer notamment à Mirandette M.-C., « Le mur du son », ETC MEDIA, n° 101, 2014, p. 66.

[33] L’église faisait probablement partie du complexe architectural d’un château fort. Se référer au site du Metropolitan Museum of Art pour une description plus exhaustive de la chapelle : https://www.metmuseum.org/art/collection/search/472507 (consulté en  mars 2020).

[34] Meier A., « Music for a Solemn Space: The First Contemporary in the Cloisters », Hyperallergic, 2013, en ligne : https://hyperallergic.com/93177/music-for-a-solemn-space-the-first-contemporary-art-at-the-cloisters/ (consulté en mars 2020) : « there’s something about not just having the Fuentidueña Chapel in the Cloisters where it’s installed to respond to, but the whole array of medieval art and architecture throughout the museum ».

[35] Dimling Cochran R., « Janet Cardiff’s Sound Piece “Forty Part Motet”   a sublime experience, at the High », ARTSATL, 2013, en ligne : www.artsatl.org/janet-cardiff-the-forty-part-motet-high-museum/ (consulté en mars 2020).

[36] Kamin Rapaport B., « Sound Off | Janet Cardiff », International Sculpture Center re:sculpt re:work / re:new / re:view, 2013, en ligne : https://blog.sculpture.org/2013/10/30/sound-off-janet-cardiff/ (consulté en mars 2020) : « a clean, white room became a disappearing backdrop ».

[37] Dimling Cochran R., « Janet Cardiff’s Sound Piece “Forty Part Motet”  a sublime experience, at the High », ARTSATL, 2013, en ligne : www.artsatl.org/janet-cardiff-the-forty-part-motet-high-museum/ (consulté en mars 2020).

Pour citer cet article : Karine Bouchard, "L’architecture aurale des lieux d’exposition, du Met Cloisters au MoMA. Glissements et mutations de l’expérience de l’œuvre sonore", exPosition, 10 février 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-1/bouchard-architecture-aurale-lieux-exposition/%20. Consulté le 18 avril 2024.