Le visible storage du Brooklyn Museum de New York : retour sur un phénomène muséographique

par Caroline Tron-Carroz

 

Caroline Tron-Carroz est docteure en histoire de l’art contemporain, chercheure associée à l’InTRu à l’Université François-Rabelais de Tours. Elle est également rédactrice en chef adjointe de la revue exPosition. Ses recherches portent essentiellement sur l’histoire de l’objet télévision dans le champ de l’art, ainsi que sur les collectifs vidéo des années 1970 aux États-Unis. Elle a récemment publié La boîte télévisuelle. Le poste de télévision et les artistes (INA, 2018).

 

 

La Henry Luce Foundation[1] soutient un programme de « Visible Storage Centers » (zones de réserves accessibles) dans les musées américains, amorcé en 1988 au Metropolitan Museum of Art, suivi en 2000, du New-York Historical Society, du Brooklyn Museum en 2005, puis du Smithsonian American Art Museum en 2006. En réalisant des réserves-galeries ouvertes au sein des grandes collections d’objets de la culture américaine, la Henry Luce Foundation répond à la redéfinition des missions des institutions américaines entreprises par l’AAM (The American Alliance of Museums) et par les professionnels des musées états-uniens au cours des années 1990. En 1994, Martha Morris, directrice adjointe du National Museum of American History, Smithsonian Institution de Washington, soulignait clairement ces missions : « collections et éducation sont les éléments essentiels pour servir le public en fournissant une expérience d’apprentissage stimulante[2] ». En 2011, Elisabeth Sommer, spécialiste des études sur les musées, défendait le même discours dans le cadre de son introduction au numéro du Journal of Museum Education consacré à la conservation des objets et des services au public, rappelant les objectifs des musées américains centrés sur « l’éducation et l’expérience du visiteur[3] ».

Ce resserrement des actions des institutions américaines sur les activités scolaires et grand public a amené les différents acteurs des musées à développer des espaces aptes à attirer l’attention du public, à susciter une visite des collections hors des sentiers battus, reposant sur une nouvelle scénographie de présentation des objets. C’est dans cette optique que le visible storage du Brooklyn Museum, situé au cinquième étage du bâtiment, dans le prolongement de l’espace consacré aux collections permanentes des American Identities, a spécifiquement été conçu, en s’accordant aux exigences de découverte « par l’expérience » d’un musée d’art et d’histoire.  Le visible storage, partie aménagée des réserves du musée, se présente sous la forme d’une galerie d’étude servie par une signalétique efficace qui ne stoppe pas le visiteur dans son parcours. Sans hiérarchie manifeste d’appréciation, la réserve visible livre aux visiteurs une collection riche et composite : de grandes vitrines transparentes cerclées de montants en aluminium mettent en évidence, sur de larges étagères, des objets relevant principalement de la culture américaine de différentes époques et factures, exposés selon des séries cohérentes : céramiques, design contemporain, mobilier contemporain, tableaux La configuration révèle le caractère hétérogène de la collection, offrant des rapprochements inattendus entre les objets, à l’image de la partie consacrée au mobilier contemporain qui réunit dans une même vitrine une télévision Philco modèle Predicta de 1958, un fauteuil de Gideon A. Kramer réalisée en 1962 et un bureau à trois pieds, aux formes sinueuses, dessiné en 1977 par Wandell Castle[4], autant d’objets ordinairement présentés au sein des collections de musée par catégorie ou par date.

À côté des caissons transparents, on trouve plusieurs types de rangement : des panneaux-cimaises destinés aux peintures, de larges tiroirs métalliques accessibles au public consacrés aux objets variés de la collection des Americas, des sculptures en ronde-bosse ou bien des objets bénéficiant de vitrines indépendantes, telle la bicyclette Spacelander conçue en 1946 par Benjamin J. Bowden, valorisée dans le cadre du visible storage pour son design novateur et profilé.

Ainsi, aux yeux des visiteurs, cette section des collections permanentes met au – devant « l’arrière-musée », c’est-à-dire les espaces de stockage des collections habituellement excentrés, isolés du regard du grand public et réservés aux personnels des musées ainsi qu’aux chercheurs. L’idée d’être au cœur même de ce qui constitue l’histoire des collections d’un musée participe à une observation inédite des objets, mais qui, en réalité, maintient le visiteur dans une projection récréative de la réserve. Ce qui compte, c’est l’expérience : avoir eu la sensation d’avoir pris part pour quelques instants aux équipes de conservation et au quotidien du musée. L’efficacité du dispositif repose sur une mise en scène maîtrisée, mais aussi sur des outils numériques mis à disposition du public, comme les tablettes tactiles attenantes aux caissons transparents, connectées à l’inventaire complet des collections d’objets, également en consultation sur le site Internet du Brooklyn Museum[5].

Transformant le néophyte d’un jour en collectionneur curieux, ces espaces habilement agencés semblent pallier le dialogue épineux, longtemps jugé irrésolu, qui consisterait à valoriser l’ensemble des collections d’un musée tout en assurant confort et cohérence de visite, du moins c’est ce que sous-tend Kimberly Orcutt dans son article  « The Open Storage Dilemma[6] ». Portée par sa fonction de commissaire au sein de la Henry Luce Foundation of American Art du New-York Historical Society Museum[7], Kimberly Orcutt pointe les avantages de ces réserves-vitrines ouvertes au public, attirant l’attention sur la part innovante de ces dispositifs au sein des pratiques muséales traditionnelles, à condition qu’ils soient secondés par des interfaces-écrans et des textes didactiques à destination des publics. L’auteur adresse ainsi un véritable plaidoyer en faveur des nouvelles technologies dans leur capacité à développer une médiation auprès du public, à révéler les objets cachés comme à produire une information sur les collections sans cesse réactualisée. À l’image des réflexions de l’article de Kimberly Orcutt, les réserves-galeries soulèvent des questionnements sur la muséographie, la préservation des collections relatives à la culture et à la civilisation, mais aussi à leur promotion (plus ou moins aisée) auprès du grand public.

Si, comme le mentionnait Dominique Ferriot, directrice du musée des Arts et Métiers à Paris (1988-2000), la réserve est le « poumon indispensable à la vie du musée […] le lieu d’un partenariat nécessaire avec les professionnels des musées autant qu’un lieu de conservation d’une mémoire toujours plus active[8] », ses espaces rendus accessibles, comme ceux du Brooklyn Museum, poussent plus loin l’investigation, en prenant le parti de montrer au grand public des objets ordinairement stockés. Près de 400 sont exposés dans les salles des collections permanentes, plus de 2000 sont présentés dans le visible storage. Héberger en nombre les objets, comme c’est le cas au Brooklyn Museum, permet aussi une nouvelle approche muséographique des réserves pour assurer la mission prioritaire des musées, c’est-à-dire réfléchir sur la manière dont les directeurs de départements peuvent faire circuler et valoriser leurs collections. Épaulée de surcroît par une mise en exposition attrayante, la galerie ouverte rompt en tout point avec la vision passéiste des réserves dépeintes de manière caricaturale par Eliane De Wilde, ancienne conservatrice en chef des musées royaux des Beaux-arts de Belgique :

« Aucun grand musée n’a jamais réussi à exposer de manière permanente toutes les œuvres qui lui appartiennent. Ce que le visiteur peut voir se limite à une toute petite partie de la collection. Les caves ou les greniers qui recèleraient d’innombrables œuvres d’art ont toujours eu, souvent à juste titre, une mauvaise réputation. Le public pense que dans ces lieux invisibles sont littéralement enterrées des œuvres sans valeur artistique et, de plus, dans de mauvaises conditions[9]. »

Si les réserves contemporaines ont depuis évolué vers des magasins de stockage et des équipements adaptés au récolement, à la recherche et la restauration d’objets, le visible storage du Brooklyn Museum contribue à communiquer une image qualitative de conservation, avec notamment des conditions optimales de maintien de température et d’humidité, grâce aux vitrines de protection qui renforcent ce point de vue. Face aux objectifs d’exposition et de conservation, l’appellation « Visible Storage. Study Center » rappelle également que le lieu s’adresse aussi bien aux visiteurs du musée qu’aux chercheurs confirmés. Malgré les efforts des conservateurs pour exposer un maximum d’objets, le visiteur est toujours confronté à une sélection précise.  Dans un article paru dans le New York Times, consacré à l’ouverture en 2005 du visible storage du Brooklyn Museum, la critique Roberta Smith[10] précise qu’il s’agit là d’une forme réduite de réserve-galerie accessible, raison pour laquelle elle est baptisée « visible storage », et non « open storage ». Il est vrai que le visiteur ne découvre que la partie visible, sans nécessairement prendre conscience de la quantité d’objets déposés dans les réserves fermées au public. Entre phénomène muséographique et valeur scientifique, les Visible Storage Centers, sans véritablement rendre compte des politiques d’acquisition qui viennent enrichir les collections, font partie intégrante des stratégies émanant des directions des musées pour conduire le visiteur vers la découverte d’un patrimoine culturel toujours plus prolifique, servi par un réseau de documentation numérique précieux, et surtout, de puissants moyens financiers.

De tels enjeux muséographiques ne sont pas mésestimés en France. En concevant, en 1937, le musée national des Arts et Traditions populaires à Paris, Georges-Henri Rivière avait l’ambition d’exposer à tous les visiteurs la galerie d’étude ordinairement réservée à un public de chercheurs, d’étudiants et d’artistes, un projet ambitieux qui fut concrétisé en 1972 jusqu’à la fermeture définitive du musée en 2005. Aujourd’hui, le Musée du Quai Branly à Paris a essentiellement orienté sa scénographie à partir de parois de verres qui proposent une approche plus ouverte des collections mais aussi des réserves, notamment visibles dès le hall central, mais fermées à la visite. D’autres institutions comme le musée de la Civilisation euro-méditerranéenne (MUCEM) à Marseille, qui amplifie sa politique d’exploration des collections, propose au public des visites sur réservation des réserves hors site (Centre de Conservation et de Ressources).

 

Notes

[1] Henry R. Luce (1898-1967) est une personnalité influente de la presse américaine ; il a en autres cofondé et dirigé la rédaction du Time Magazine. La fondation Henry R. Luce, créée en 1936, soutient de nombreux projets dans plusieurs domaines, dont l’art américain.

[2] Morris O. M., « From Vision to Reality: Planning for Collection Storage », Les réserves dans les musées, actes du colloque international (Paris, musée national des Techniques, Conservatoire national des arts et métiers, 19-20 septembre 1994), Paris, musée national des Techniques, Conservatoire national des arts et métiers, 1995, p. 35.

[3] Sommer E., « Introduction: Protecting the Objects and Serving the Public, an Ongoing Dialogue », Journal of Museum Education, volume 36, n° 2, été 2011, p. 129.

[4] Section Contemporary Furniture, caisson transparent n° 9, étagère F.

[5] Inventaire complet de la collection d’objets du « Visible Storage. Study Center » du Brooklyn Museum, en ligne : http://www.brooklynmuseum.org/opencollection/research/luce/ (consulté en novembre 2014).

[6] Orcutt K., « The Open Storage Dilemma », Journal of Museum Education, volume 36, n° 2, été 2011, p. 209-216.

[7] Kimberly Orcutt a depuis quitté  ce poste. Actuellement la collection de la Henry Luce Foundation of American Art du New-York Historical Society Museum, sous forme de réserves ouvertes, est fermée pour rénovation jusqu’en décembre 2016.

[8] Ferriot D., « Avant-propos »,  Les réserves dans les musées, actes du colloque international (Paris, musée national des Techniques, Conservatoire national des arts et métiers, 19-20 septembre 1994), Paris, Musée national des Techniques, Conservatoire national des Arts et Métiers, 1995, p. 4.

[9] Le musée caché : à la découverte des réserves, cat. exp., Bruxelles, Musées royaux des Beaux-arts de Belgique, 1994, p. 9.

[10] Smith R., « Works, the Whole Works and Nothing but the Works », New York Times, 14 janvier 2005, en ligne : http://www.nytimes.com/2005/01/14/arts/design/14smit.html (consulté en novembre 2014).

Pour citer cet article : Caroline Tron-Carroz, "Le visible storage du Brooklyn Museum de New York : retour sur un phénomène muséographique", exPosition, 2 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles/tron-carroz-visible-storage-brooklyn-museum-new-york/%20. Consulté le 13 octobre 2024.

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