Action, réaction, exposition : la Porte d’Estagel dans les murs du Louvre

par Iñigo Salto Santamaría

 

Iñigo Salto Santamaría est chercheur postdoctoral à la Technische Universität Berlin, où il a soutenu sa thèse Ephemeral Museums of Medieval Art en 2024. Diplômé de l’Université de Heidelberg et de l’École du Louvre, il a été boursier au Getty Research Institute, à l’Institut historique allemand de Paris et au Zentralinstitut für Kunstgeschichte à Munich. Son projet actuel porte sur la provenance et la circulation des ivoires autour de l’an 1000 et au-delà.  —

 

« Exemplaire par son style, il [le portail d’Estagel] l’est aussi par son destin : il illustre assez bien le triste sort qui fut souvent réservé aux plus beaux ensembles sculptés romans de cette région volontiers iconoclaste, par fanatisme religieux, cupidité ou indifférence. Mutilés, dépecés, vendus, exilés souvent très loin, ces morceaux de sculpture romane ne sont plus, hélas, que des pierres mortes. Heureux encore lorsque, comme celui-ci, ils ont pu trouver asile dans un musée[1] ! »

Ces mots publiés dans le numéro 43 de la série La Nuit des Temps en 1975, dédié au Languedoc roman, sont consacrés à ladite Porte d’Estagel. Originaire de l’église Sainte-Cécile d’Estagel, à 7 kilomètres au nord de la fameuse église abbatiale de Saint-Gilles-du-Gard, cette structure date du premier quart du XIIe siècle et est reconnue dans l’histoire de l’art du Midi pour ses ornements végétaux. En septembre 1932, ce portail trouva asile, utilisant les mots de Robert Saint-Jean, au département des Sculptures du musée du Louvre, où elle est encore conservée[2] (Fig. 1).

Cet article souhaite se pencher sur le transport et l’exposition du portail méridional à Paris au sein des dynamiques historiques et muséologiques des années 1930 qui contextualisent les motivations derrière son acquisition et sa présentation. Loin de voir l’ancien palais des rois de France comme un refuge pour l’art roman, nous souhaitons insérer le rôle du Louvre dans un réseau d’appropriation du patrimoine local, tout en soulignant la force des échanges transnationaux dans la définition et la consécration des collections médiévales au musée[3]. À travers trois volets – action, réaction, exposition –, le propos explore les fractures idéologiques et physiques de nos musées d’art médiéval et, autour de l’exemple de la Porte d’Estagel, interroge les émotions patriotiques qui entourent les actes de muséalisation.

Action : le « danger américain » et sa motivation didactique

En 1907, le directeur des musées royaux de Berlin, Wilhelm von Bode, dénonça dans l’article « Le danger américain dans le marché de l’art » l’asymétrie économique entre les États-Unis et l’Europe, asymétrie qui, par l’action de collectionneurs tels que J. P. Morgan, orientait tous les efforts du marché européen vers les intérêts américains. Bode évoquait les « prix extraordinaires » et le « zèle » du collectionnisme outre-Atlantique, décrivant la tâche des gouvernements comme celle de « tenir strictement en main » tout ce qui est conservé dans les collections publiques et les églises, « en particulier les œuvres de son propre art national[4] ».

Dans les années suivantes, ce contrôle du soi-disant « art national » ne s’est pas traduit seulement par des lois visant à limiter l’exportation d’œuvres à travers l’Europe, telles que la loi du 31 août 1920 pour le cas français[5]. En effet, ces actions ont aussi passé par le déplacement physique d’œuvres médiévales situées dans des villes reculées de province pour leur intégration dans des collections de métropoles. Cette dynamique d’action qui, face au collectionnisme américain, exacerbe la muséalisation centralisatrice d’institutions en Europe se reflète dans le célèbre cas des peintures murales romanes en Catalogne.

L’arrachement et l’exportation des peintures de l’abside de Santa Maria de Mur, vendues dans les salons de l’hôtel Savoy à New York en 1921 au Museum of Fine Arts de Boston (Fig. 2), déclenchèrent toute une série d’actions d’enlèvement, de protection et de transport d’autres peintures romanes situées dans la vallée d’Urgell, au nord-est de la Catalogne[6]. Ainsi, des peintures monumentales telles que celles de Sant Climent et de Santa Maria de Taüll furent enlevées et intégrées dans les collections du Museu d’Art i Arqueologia à Barcelone en 1923 (Fig. 3), qui devient par la suite le Museu Nacional d’Art de Catalunya. Tout au long de ce processus, la rhétorique du « danger américain », vivement matérialisé par la perte des peintures de Mur, accompagna ces mesures.

Le patrimoine du sud de la France fut également gravement affecté par la convoitise des marchands locaux et étrangers, ainsi que par l’existence d’une puissante demande. Des marchands comme George Grey Barnard sont connus pour avoir été à l’origine de l’achat et du transport d’ensembles médiévaux entiers, arrivés intacts sur les côtes américaines dans le début des années 1910[7]. Pour les musées américains, ces éléments architecturaux constituaient néanmoins des outils précieux pour résoudre le problème de la contextualisation de l’art européen, comme le souligna le directeur du Philadelphia Museum of Art, Fiske Kimball, en 1931 :

« Avec Notre-Dame et la Sainte-Chapelle à proximité, pourquoi faire entrer l’architecture gothique au musée du Louvre ? Mieux encore, là-bas, on peut installer la sculpture gothique et les objets artisanaux eux-mêmes dans un bâtiment gothique subsistant, comme à l’hôtel de Cluny. Mais supposons que dans ce pays, où il n’y a pas de vieilles églises gothiques devant lesquelles notre public passe tous les jours, et où il n’y a pas d’hôtel de Cluny pour abriter nos collections, nous installions les objets, déracinés, dans des salles et des galeries neutres. Quelle idée le grand public se fait-il de leur caractère d’incarnation vivante, sous forme plastique, du puissant organisme du Moyen Âge, avec sa piété, sa chevalerie et son romantisme[8] ? »

Ces réflexions accompagnèrent l’ouverture des nouvelles galeries d’art médiéval de son institution, dans lesquelles des ensembles provenant de plusieurs pays offrirent une vue globale de l’art européen de l’an mil à la fin du Moyen Âge. Parmi cette nouvelle muséographie, inaugurée à l’automne de 1930, des éléments architecturaux français étaient intégrés dans la structure même de la présentation, comme c’était (et c’est encore) le cas de la porte romane de l’abbaye de Saint-Laurent, près de Cosne-Cours-sur-Loire (Fig. 4), achetée par le musée de Philadelphie en 1928[9]. Ces propos muséologiques aux États-Unis, alimentés par un marché propice soutenu par certaines régions provinciales européennes, nous amènent à la réaction centraliste et nationaliste qui conduisit à la Porte d’Estagel intégrée dans les murs du musée du Louvre.

Réaction : une acquisition du Louvre, entre centralisme, nationalisme et muséologie

En mars 1934, Albert Lebrun, président de la République française, inaugura les nouvelles salles du département des Sculptures du Louvre[10]. Cet espace du palais, auparavant dédié aux antiquités orientales, avait été réaménagé dans le cadre des réformes structurelles qui transformèrent le musée au cours des années précédant la Seconde Guerre mondiale, sous l’impulsion d’Henri Verne, alors directeur des Musées nationaux[11].

La première salle s’ouvrait sur l’art roman, mêlant fragments architecturaux – chapiteaux et colonnes – à des sculptures de petit et grand format. Placée au cœur de cette muséographie, en tant qu’élément de transition vers la salle suivante, se trouvait la Porte d’Estagel (Fig. 5). Entourée des sculptures de Notre-Dame de Corbeil, présentes au musée depuis 1916[12], cette porte n’avait rejoint les collections du musée que quelques mois avant l’inauguration de ces espaces au Louvre.

Comme nous le développerons par la suite, cet achat fut conditionné à bien des égards par les ambitions muséographiques américaines vis-à-vis de la France et de son patrimoine. Paul Vitry, conservateur en chef du département des Sculptures, aborda cette tension de manière explicite dans un article de 1934 consacré à cette nouvelle muséographie. Évoquant la « destination plus lointaine » de la porte et la manière dont « l’intervention du musée » l’avait « défendue », Vitry conclut en mentionnant les mécènes les plus influents du département, insistant sur la nécessité de « disputer aux collections étrangères, qui nous font une concurrence dangereuse, les membra disjecta d’une des plus belles parties de notre patrimoine[13] ».

Ce danger de l’exil américain semble avoir été bien réel : depuis sa vente en 1791 dans le Gard comme bien national, la porte était passée dans des mains privées avant d’être acquise, en 1930, par Louis Blanc, marchand d’art à Nîmes, puis revendue aux frères Couëlle. Jacques et Ram Couëlle, artistes et architectes, dirigeaient La décoration architecturale à Aix-en-Provence, une société qui, sous des allures de pseudo-musée, opérait en réalité comme une véritable galerie commerciale[14]. À la suite d’une demande de Georges Salles, alors conservateur au département d’Art de l’Orient au Louvre, Ram Couëlle envoya en septembre 1931 quelques « épreuves du portail carolingien[15] » par voie postale à Paris. Au début de l’année 1932, l’équipe du département des Sculptures, avec l’aide de Fernand Benoit, conservateur au musée d’Arles, entama des négociations avec les frères Couëlle. Benoit visita l’église Sainte-Cécile d’Estagel le 18 février 1932, dans l’après-midi, où il constata « la place du portail, dont le vide a été maçonné et soutenu par une porte de fer[16] ». Des échanges entre Vitry, Benoit et Marcel Aubert, conservateur adjoint au Louvre, aboutirent finalement à une négociation pour l’acquisition de la porte par le musée parisien.

Dans son rapport de visite, Benoit précisa que Couëlle avait acquis la porte pour 40 000 francs, tandis que les marchands en demandaient 350 000[17]. Conscient du bénéfice substantiel que cette transaction apporterait aux antiquaires, Vitry s’efforça tout de même de réunir les fonds nécessaires avec le soutien de la caisse des Monuments historiques. Cependant, cette disparité flagrante fut relevée dans une lettre de l’écrivain Pol Neveux, membre de la commission de ladite caisse :

« Je vous félicite sincèrement de vos efforts. Mais je mets au défi nos magnats de l’antiquaille de vendre cette porte romane pour plus de 150000. Encore faudrait-il trouver un amateur ! Et c’en sera ainsi tant que Mme Blumenthal ne sera pas morte, tant que ses compatriotes n’auront pas “diverti à d’autres actes” et tant que les Soviets n’auront pas la Lasteyrei [sic], Émile Mâle et Paul Vitry [18]  ! »

Néanmoins, l’urgence de cette affaire devait sembler évidente à Vitry et aux autres acteurs impliqués, qui percevaient des circonstances propices au « danger américain ». En effet, il semble que Joseph Brummer avait vu la porte sans chercher à l’acquérir[19] – ce marchand d’art, actif à Paris et à New York, était l’un des principaux agents du commerce de l’art médiéval sur l’axe transatlantique [20]. Loin de diminuer l’intérêt pour l’œuvre, la simple implication de Brummer fut interprétée par les conservateurs français comme un signe de danger imminent pesant sur la Porte d’Estagel, d’autant plus exacerbé par la situation économique précaire des marchands à Aix-en-Provence. Le conservateur du musée d’Arles nota sans détour dans sa correspondance avec Paris que « Couëlle a[vait] très besoin d’argent en ce moment[21] », ajoutant un sentiment d’urgence aux négociations entre le musée et le propriétaire.

Ainsi, malgré le prix exorbitant, les équipes du Louvre et la réunion des Musées nationaux acceptèrent d’acquérir cette porte pour la somme, légèrement réduite, de 300 000 francs[22]. Une fois le paiement effectué, la Porte d’Estagel fit son entrée au Louvre le 6 septembre 1932[23], se joignant aux diverses acquisitions entreprises par le musée en cette année, comme un buste romain trouvé à Reims[24], un tableau du peintre espagnol Luis Tristán [25], ou encore le legs de Raymond Koechlin aux Musées de France, comptant surtout des œuvres d’art islamique et asiatique [26].

Néanmoins, le rôle de la Porte d’Estagel dans ces nouvelles acquisitions était très particulier, puisqu’elle allait être littéralement accrochée aux murs pour symboliser la réponse fière des conservateurs français face aux convoitises américaines. Lors de l’inauguration des nouvelles salles du département des Sculptures, la presse couvrit abondamment le nouvel espace muséal, mais ne fit que de brèves mentions de la porte elle-même – elle n’était, en fin de compte, qu’un simple élément de passage entre deux salles. C’est toutefois un article publié en mars 1933 par Bernard Colrat, chroniqueur de la rubrique beaux-arts dans le bimensuel culturel Revue mondiale, qui offre une perspective particulièrement saisissante sur l’acquisition de la porte et sa signification à l’échelle transatlantique.

Pour contextualiser l’aménagement progressif des salles du Louvre, Coltat fit une référence directe aux Cloisters de New York, en cours de construction sur les collines du Fort Tryon Park, au nord de Manhattan. Cette collection de cloîtres, tout comme les peintures de Mur, avait été exportée aux États-Unis – cette fois principalement grâce à Barnard – et provenait des cloîtres de Saint-Michel-de-Cuxa, de Saint-Guilhem-le-Désert et de Trie-sur-Baïse, tous situés dans le sud de la France. Leur acquisition par le Metropolitan Museum of Art, soutenue par John D. Rockefeller Jr. en 1925, transforma ces éléments en un écrin architectural pour la présentation des collections médiévales du musée[27]. Dans le cadre de sa construction, encore en cours en 1934, le chroniqueur Colrat ridiculisa ces efforts américains, faisant une référence explicite à notre Porte d’Estagel :

« Espérons qu’un troisième étage “Renaissance” viendra bientôt compléter les deux premiers, et que, l’appétit venant en mangeant, nous aurons des cloîtres qui pourront rivaliser avec les gratte-ciels voisins, et dont les derniers étages en fer, en verre ou en béton armé, rappelleront à la fois le clocher du Raincy, les pieds de la Tour Eiffel et le sommet du Chrysler Building. Dieu merci ! voyez que le succès de M. Barnard (c’est le nom de ce sculpteur américain) ait empêché de dormir M. Vitry, et que le Louvre nous ait offert le portail d’Estagel flanqué des esclaves de Michel-Ange et surmonté de la Diane d’Anet[28]. »

Ce rapport entre le collectionnisme américain des ensembles architecturaux et l’achat de la Porte d’Estagel par le Louvre, déjà perceptible dans les propos de Vitry sur les membra disjecta, se retrouva par la suite dans la présentation muséale de cette œuvre à Paris qui, à bien des égards, allait adopter une allure américaine elle aussi.

Exposition : soixante ans dans les murs du Louvre (1933-1993)

« Votre porte n’est pas un chef-d’œuvre, mon cher ami, mais elle mettra en valeur des chefs-d’œuvre[29] ». C’est en ces termes que Pol Neveux décrivit la Porte d’Estagel dans sa lettre adressée à Paul Vitry où il critiqua sévèrement le prix demandé. Ces mots illustrent la valeur potentielle que cette porte détenait déjà avant son arrivée à Paris : celle d’accompagner les collections romanes du Louvre et de créer un contexte originel pour ces œuvres.

Ce sentiment est aussi évoqué dans le Bulletin des Musées de France qui, en 1932, caractérisa la politique d’achat du département comme centrée sur « l’accroissement des éléments décoratifs [30] »  dans le cadre de l’acquisition de la Porte d’Estagel. L’objectif était ainsi de créer « une atmosphère et une ambiance[31] » qui, contrairement à ce que Fiske Kimball affirmait à propos des musées parisiens, était perçue comme un outil utile pour la présentation muséale en Europe. En effet, d’autres parties du même parcours furent également encadrées par des éléments architecturaux, comme la porte du Palazzo Stanga di Castelnuovo, détachée de cet édifice à Crémone et acquise par le Louvre en 1875 (Fig. 6) [32].

Ces décisions d’intégration architecturale au lieu d’une muséalisation isolée doivent être comprises dans une logique de contextualisation qui, suivant l’utilisation d’édifices anciens comme l’hôtel de Cluny ou la chartreuse de Nuremberg en tant que musées d’art médiéval, cherchait à trouver un compromis entre sentiment et science, entre ambiance et catégorisation[33].

L’encadrement du portail acquis à Aix-en-Provence dans les salles du Louvre pourrait avoir été inspiré par une muséographie relativement plus récente : l’exposition d’art français à Londres, organisée de janvier à mars 1932. En effet, tandis que les équipes du Louvre négociaient avec les frères Couëlle, Vitry se trouvait fréquemment outre-Manche pour accompagner les prêts du musée, y compris les statues de Corbeil[34]. Ce couple de statues encadrait l’arche du hall central de l’exposition, dédié aux arts décoratifs médiévaux et dominé par la sainte Foy de Conques (Fig. 7)[35].

Cette présence active des collections du Louvre à Londres met en lumière, selon notre interprétation, l’une des contradictions muséales les plus éclatantes des années 1930 : la coexistence d’une rhétorique nationaliste et protectionniste dans un cadre local et national, avec un prêt constant des collections publiques à l’étranger, y compris vers des concurrents comme les États-Unis. Quelques mois après leur retour à Paris, les statues de Corbeil furent intégrées dans ce nouvel espace muséal au Louvre, encadrant une œuvre qui, contrairement à leur prêt temporaire, aurait potentiellement pu quitter le territoire français de façon définitive.

Au Louvre, la Porte d’Estagel était présentée aux côtés d’un ensemble éclectique de sculptures romanes datées du des XIe et XIIe siècles, elles-mêmes entourées d’autres éléments architecturaux, le tout provenant de différentes régions de France, de l’Île-de-France à l’Occitanie, en passant par la Bourgogne, le Centre et la Champagne[36]. Le sauvetage de la porte, fortement mobilisé dans la rhétorique entourant ce nouvel aménagement, n’était néanmoins pas directement évoqué dans les salles du musée. Bien au contraire : le contrat entre La décoration architecturale et la réunion des Musées nationaux stipulait que le portail serait remonté pièce par pièce « dans une telle manière que ladite porte ainsi reconstituée et réédifiée […] se présente dans l’état primitif dont l’intérêt a motivé son acquisition pour les collections de l’État[37] ». Cette reconstruction s’avèrerait complexe, car l’acquisition n’avait pas eu lieu sur place à l’église Sainte-Cécile d’Estagel, d’où la porte avait été démontée lors de son achat par Couëlle en 1930 et remontée dans le cadre de sa vente à Aix-en-Provence.

Le démontage entrepris par La décoration architecturale suivit un système complexe de calepinage, établi sur trois jours par deux ouvriers ; ces mêmes personnes furent ensuite chargées du montage au Louvre (Fig. 8) qui dura deux semaines[38]. De même, le mortier des joints fut composé de chaux hydraulique et de poudre de pierre d’Estagel, afin d’éviter l’utilisation de ciment visible[39]. Cette continuité entre démontage et montage, ainsi que le choix des matériaux, visaient à conférer une allure d’authenticité presque impossible à recréer dans les murs d’un musée moderne.

La personne en charge de réaliser cette muséographie, suivant les indications de Paul Vitry et des équipes de conservation, fut Albert Ferran, architecte en chef du palais du Louvre [40], dont le parcours reflète des liens étroits avec les États-Unis. Né à San Francisco de parents français, il déménagea en France en 1902, où il fut formé à l’École des beaux-arts de Paris et obtint le prestigieux prix de Rome en 1914[41]. Après cette formation classique en France, Ferran retourna aux États-Unis, où il enseigna au Massachusetts Institute of Technology près de Boston. Cette opportunité pourrait avoir été facilitée par sa formation partagée avec des figures comme William Emerson, doyen de la School of Architecture et ancien élève des Beaux-Arts[42], soulignant ainsi les échanges transatlantiques en contraste frappant avec les positions protectionnistes reflétées dans l’aménagement de la Porte d’Estagel.

Lorsque Ferran fut nommé au Louvre, il apporta une double perspective : une solide formation académique française et une excellente connaissance des muséographies émergentes des États-Unis. Il connaissait probablement des exemples tels que le musée Isabella Stewart Gardner à Boston, où des éléments architecturaux vénitiens étaient intégrés dans la mise en scène d’une immense collection d’art européen, et il était sans doute conscient des tensions croissantes entre les ambitions muséographiques américaines et la protection du patrimoine européen, tensions déjà soulignées par Bode dès 1907. Derrière l’écrin que Ferran conçut dans l’aile de Flore se cachait donc une personne incarnant une sorte de pont entre les deux côtés de l’Atlantique, ce qui s’opposait au discours strictement nationaliste défendu par Vitry.

C’est donc dans le cadre de cette rhétorique protectionniste, mêlée de dynamiques transatlantiques, que la Porte d’Estagel fut intégrée aux murs de l’ancien palais des rois de France. Ainsi, elle resta au Louvre pendant 60 ans, représentant un symbole silencieux des discours muséaux de l’époque. Son enlèvement résulta d’une dynamique plus large affectant l’ensemble du musée, menée dans le cadre du projet du Grand Louvre, annoncé par François Mitterrand en septembre 1981. Ce réaménagement marqua une transformation structurelle et architecturale majeure. Après la mise en place d’un échafaudage autour de la porte en décembre 1991 (Fig. 9), celle-ci fut retirée des murs du Louvre en mars 1992 (Fig. 10), lors du déplacement du département des Sculptures vers son emplacement actuel autour de la cour Puget.

La Porte d’Estagel reste aujourd’hui visible au musée (Fig. 1), mais son installation actuelle n’est plus marquée par les discours muséaux complexes qui entouraient sa mise en place originale dans les années 1930. Isolé du mur et exposée comme une sculpture en ronde-bosse, cet ensemble architectural continue pourtant d’illustrer une contradiction fondamentale : des musées comme le Louvre, tout en se présentant comme les protecteurs de l’héritage menacé, ont participé activement à des dynamiques d’appropriation et d’accumulation, non seulement des collections lointaines acquises par la voie de la violence coloniale, mais aussi du propre patrimoine national. Le parcours de la Porte d’Estagel, de l’enlèvement de son contexte d’origine à son intégration dans un discours muséal centralisateur, incarne la déconnexion entre les objets et leurs histoires locales par l’action des marchands d’art, les ambitions muséographiques transatlantiques et les réponses des musées dans les métropoles européennes. Ce processus met en lumière les tensions entre préservation et expropriation, tout en reflétant les transformations muséographiques qui ont marqué le Louvre et, plus largement, les musées européens jusqu’à aujourd’hui.

Notes

* Toutes les URL ont été consultées d’octobre 2024 à septembre 2025.

[1] Saint-Jean R., « Le portail de Sainte-Cécile d’Estagel », Lugand J., Nougaret J., Saint-Jean R., Languedoc roman, Saint-Léger-Vauban, Zodiaque, 1975, p. 288.

[2] Musée du Louvre, RF 2141, Porte décorée d’oiseaux, d’un serpent (?), de rinceaux, de palmettes et d’entrelacs, en ligne : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010094279 ; sur la Porte d’Estagel, voir : Aubert M., « La porte romane d’Estagel au musée du Louvre, » Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot, t. 33, fasc. 1-2, 1933, p. 135-140 ; Aubert M., Beaulieu M., Musée national du Louvre. Description raisonnée des sculptures du Moyen Âge, de la Renaissance et des temps modernes, t. 1 : Moyen Âge, Paris, Édition de la réunion des Musées nationaux, 1950, no 14, p. 27-28 ; Baron F., Musée du Louvre. Sculpture française, t. 1 : Moyen Âge, Paris, Musée du Louvre, 1996, p. 45.

[3] Cet article est basé sur mes recherches menées dans le cadre de ma thèse de doctorat Ephemeral Museums of Medieval Art in the World War II Era: A Transnational Network of Exhibitions, Curators and Objects, sous la direction de Bénédicte Savoy (Technische Universität Berlin), soutenue en janvier 2024. Pour une perspective internationale sur l’histoire transnationale des musées, voir : Meyer A., Savoy B. (dir.), The Museum Is Open. Towards a Transnational History of Museums 1750-1940, Berlin, De Gruyter, 2014 ; pour le domaine de l’histoire de l’art médiéval d’un point de vue transatlantique, voir : Brush K., « German Kunstwisseenschaft and the Practice of Art History in America after World War I. Interrelationships, Exchanges, Contexts », Marburger Jahrbuch für Kunstwissenschaft, no 26, 1999, p. 7-36 ; pour l’histoire de la collection de sculpture médiévale au Louvre, voir : Gaborit-Chopin D., « Constitution des collections médiévales du musée du Louvre », Boletín del Museo Arqueológico Nacional, no 29-31, 2011-2013, p. 215-234.

[4] Bode W., « Die amerikanische Gefahr im Kunsthandel », Kunst und Künstler: illustrierte Monatsschrift für bildende Kunst und Kunstgewerbe, no 5, 1907, p. 3-6 ; pour une étude transnationale des pratiques de collection de Bode dans le contexte italien, voir : Smalcerz J., Smuggling the Renaissance: The Illicit Export of Artworks out of Italy 1861-1909, Leyde, Brill, 2020.

[5] Loi relative à l’exportation d’œuvres d’art, 31 août 1920 ; voir : « Frankreich, 31.08.1920 », Translocations: Legislation: Eine Sammlung von Gesetzen zum Schutz beweglicher Kulturgüter vom 17. bis zum Beginn des 20. Jahrhunderts, en ligne : https://transllegisl.hypotheses.org/uebersicht/frankreich-31-08-1920 ; pour une perspective sur l’Allemagne avec une comparaison transnationale, voir : Obenaux M., Für die Nation gesichert? Das « Verzeichnis der national wertvollen Kunstwerke »: Entstehung, Etablierung und Instrumentalisierung 1919-1945, Berlin, De Gruyter, 2016.

[6] Wunderwald A., Berenguer i Amat M., « Les circumstàncies sobre la venda de les pintures murals de Santa Maria de Mur », Bulletí del Museu Nacional d’Art de Catalunya, no 5, 2001, p. 121-129 ; Guàrdia M., Lorés I., Sant Climent di Taüll i la vall de Boí, Barcelone, Bellaterra, 2020, p. 139-156.

[7] Sur Barnard, voir : Brugeat C., « Monuments on the Move. The Transfer of French Medieval Heritage Overseas in the Early Twentieth Century », Journal for Art Market Studies, vol. 2, no 2, 2018, en ligne : https://fokum-jams.org/index.php/jams/article/view/32/96.

[8] Kimball F., « The Display Collection of the Art of the Middle Ages », Bulletin of the Pennsylvania Museum, vol. 26, no 141, 1931, p. 3.

[9] Philadelphia Museum of Art, Portal from the Abbey Church of Saint-Laurent, inv. 1928-57-1a, en ligne : https://philamuseum.org/collection/object/42059.

[10] Escholier R., « M. Albert Lebrun inaugure aujourd’hui les quarante nouvelles salles du Louvre », Le Journal, 5 mars 1934.

[11] Bresc-Bautier G., Mardrus F., « Une nouvelle répartition des collections », Bresc-Bautier G., Fonkenell G., Mardrus F. (dir.), De la Restauration à nos jours. Histoire du Louvre, Paris, Fayard, 2018, vol. 2, p. 399.

[12] Musée du Louvre, RF 1616, Un roi (le roi Salomon ?), en ligne : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010093964 ; id., RF 1617, Une reine (la reine de Saba ?), en ligne : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010093965.

[13] Vitry P., « La “porte d’Estagel” », Bulletin des Musées de France, février 1934, p. 42 ; cette « destination plus lointaine » avait déjà été évoquée en juin 1932 : Vitry P., « Sculptures du Moyen Âge et de la Renaissance, Acquisitions récentes », Bulletin des Musées de France, juin 1932, p. 90.

[14] Sur Jaques Couëlle et La décoration architecturale, voir : Thiéry V., « Jacques Couëlle. Quand l’architecture se révèle sculpture. Monte Mano, la sculpture habitée », Labyrinthe, no 12, 2002, p. 97-106, en ligne : https://journals.openedition.org/labyrinthe/1360.

[15] Musée du Louvre, documentation du département des Sculptures (DDS), dossier d’œuvre, RF 2141 : Ram Couëlle à Georges Salles, 16 septembre 1931.

[16]Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition, Archives S6 135-18 mars », RF 2141 : lettre du 18 février 1932.

[17] Ibid.

[18] Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition », RF 2141 : lettre de Pol Neveux, 4 avril 1932.

[19] Musée du Louvre, DDS, dossier « Montage Couëlle », RF 2141 : « Copie de la lettre communiquée le 25 août ».

[20] Sur Brummer et son rôle dans le commerce transatlantique d’art médiéval, voir : Brennan C. E., « The Brummer Gallery and Medieval Art in America, 1914-1947 », Biro Y., Brennan C. E., Force C. H. (dir.), The Brummer Galleries, Paris and New York. Defining Taste from Antiquities to the Avant-Garde, Leyde, Brill, 2023, p. 317-355.

[21] Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition », RF 2141 : lettre du 19 janvier 1932, Abbaye de Roseland, Nice.

[22] Musée du Louvre, DDS, dossier « Montage Couëlle », RF 2141 : Ram Couëlle à Paul Vitry, 23 août 1932 ; voir aussi : Besson D., Le prieuré d’Estagel et son portail (XIIe siècle). Étude archéologique et restitution, mémoire de master 2 sous la dir. d’Andreas Hartmann-Virnich, Université Aix-Marseille, 2021, vol. 1, p. 10.

[23] Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition, Archives S6 135-18 mars », RF 2141 : Henri Verne à René Perchet, 12 septembre 1932.

[24] Musée du Louvre, Statue en buste, MND 1841, Ma 3440, en ligne : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010277121.

[25] Musée du Louvre, Saint Louis roi de France distribuant les aumônes, RF 3698, en ligne : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010063578.

[26] Guérin M., « Les legs de Raymond Koechlin aux Musées de France », Bulletin des Musées de France, mai 1932, p. 66-88.

[27] Sur l’histoire des Cloisters, voir : Husband T. B., « Creating the Cloisters », The Metropolitan Museum of Art Bulletin, vol. 70, no 4, 2013, en ligne :  https://www.metmuseum.org/met-publications/creating-the-cloisters-the-metropolitan-museum-of-art-bulletin-v-70-no-4-spring-2013.

[28] Colrat B., « Aménagement des musées. Trocadéro et Jeu de Paume. Les salles de sculpture du Louvre. La philatélie et les galeries de peinture. Une histoire américaine », La Revue mondiale, mars 1933, p. 72.

[29] Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition », RF 2141 : lettre de Pol Neveux, 4 avril 1932.

[30] Vitry P., « Sculptures du Moyen Âge et de la Renaissance, Acquisitions récentes », Bulletin des Musées de France, juin 1932, p. 90.

[31] Ibid.

[32] Musée du Louvre, Portail du palais Stanga de Crémone, RF 204, en ligne : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010092855.

[33] Pour une perspective transatlantique de ce développement muséologique, voir : Wixom W. D., « Traditions et innovations au musée des Cloîtres », Gaborit J. (dir.), Sculptures hors contexte, Paris, Musée du Louvre, 1996, 95-110 ; voir aussi : Le Pogam P.-Y., « Il Medioevo al museo. Dal “Musée des Monuments français” ai “Cloisters” », Castelnuovo E., Giuseppe S. (éd.), Arti e storia nel Medioevo, t. 4 : Il Medioevo al passato e al presente, Turin, Einaudi, 2004, p. 759-784.

[34] Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition », RF 2141 : Jacques Couëlle à Paul Vitry, 3 mars 1932.

[35] Sur l’exposition de Londres, voir : Ward M., « Présenter l’histoire de l’art français : René Huyghe et l’exposition de la Royal Academy en 1932 », McWilliam N., Passini M. (dir.), Faire l’histoire de l’art en France (1890-1950). Pratiques, écritures, enjeux, Paris, Institut national d’Histoire de l’Art, 2023, p. 197-214. Aussi sur l’exposition de Londres, et plus précisément sur la sainte Foy de Conques dans ce contexte, voir : Racaniello K. N., « Objects in Motion: Exhibition Politics and the Treasury-as-Museum », Foletti I., Palladino A. (dir.), Conques Across Time. Inventions and Reinventions (9th-21st Centuries), Rome, Viella, 2025, p. 405-408.

[36] Vitry P., Catalogue des sculptures du Moyen Âge, de la Renaissance et des temps modernes : supplément avec notice historique sur les collections de sculptures modernes. Musée national du Louvre, Paris, Musées Nationaux, 1933, p. 43-46.

[37] Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition, Archives S6 135-18 mars », RF 2141 : contrat entre la réunion des Musées nationaux et La décoration architecturale, 22 novembre 1932.

[38] Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition, Archives S6 135-18 mars », RF 2141 : mémoire des travaux exécutés pour la dépose le transport et le remontage au musée du Louvre du Portail d’Estagel.

[39] Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition, Archives S6 135-18 mars », RF 2141 : devis pour l’installation d’un portail au musée du Louvre.

[40] Bresc-Bautier G., Fonkenell G., « Le département des sculptures au pavillon des Sessions (1932-1936) », Bresc-Bautier G., Fonkenell G., Mardrus F. (dir.), De la Restauration à nos jours. Histoire du Louvre Paris, Fayard, 2018, vol. 2, p. 412-414.

[41] Crosnier-Leconte M.-L., « Ferran, Albert », Dictionnaire des élèves architectes de l’École des beaux-arts de Paris, en ligne : https://agorha.inha.fr/ark:/54721/0777249f-cec4-4131-ba5d-920994aa9030.

[42] Bayley B., « The Influential Friendship of William Emerson », ICFA Dumbarton Oaks, 2014, en ligne : https://icfadumbartonoaks.wordpress.com/2014/03/10/the-influential-friendship-of-william-emerson/.

Pour citer cet article : Iñigo Salto Santamaría, "Action, réaction, exposition : la Porte d’Estagel dans les murs du Louvre", exPosition, 17 novembre 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles11/action-reaction-exposition-la-porte-destagel-dans-les-murs-du-louvre/%20. Consulté le 18 novembre 2025.

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