par Marc Verdure
— Marc Verdure est issu de la filière culturelle en tant que conservateur du patrimoine. Après une formation de chartiste (2002) et de conservateur du patrimoine à l’institut national du Patrimoine (2006), il exerce ses fonctions au conseil départemental du Pas-de-Calais, à la conservation des Œuvres d’Art religieuses et civiles de la Ville de Paris et à la tête des musées de Belfort. Ces expériences lui ont permis d’appréhender les domaines très variés, depuis les travaux sur les Monuments historiques jusqu’à la rédaction de catalogues d’expositions, en passant par les étapes de réalisation administrative des projets. Sa thèse pour l’obtention du diplôme d’archiviste-paléographe portait sur un cartulaire byzantin du XIVe siècle sous la direction de Jacques Lefort (1939-2014) à l’EPHE. Par la suite, du fait des nécessités professionnelles, les études byzantines se sont éloignées mais il obtient en 2023 le poste de directeur de la bibliothèque byzantine et adjoint à la directrice des Bibliothèques, Archives et Collections au Collège de France. Le projet du directeur adjoint est surtout de participer au travail en réseau des bibliothèques du Collège de France, en relayant et coordonnant les projets administratifs et scientifiques pour en assurer la plus grande efficacité. —
Réfléchir sur le monde byzantin en France en 2025 n’est pas anodin : bien qu’il s’agisse d’une civilisation disparue depuis 1453 et restée sans héritière politique, Byzance porte des problématiques très actuelles. L’idée de décadence, l’idéologie impériale ou encore l’image d’une citadelle chrétienne (orthodoxe) assiégée par l’Islam sont des thématiques très contemporaines qui contrastent avec le constat fréquemment effectué que Byzance demeure aussi, aux yeux du public, soit profondément arriéré soit terriblement attirant et exotique[1]. Byzance est également un concept particulièrement difficile à définir car ses limites ne recouvrent pas de réalité politique : pour les besoins de notre sujet, nous nous focaliserons donc sur la définition donnée par le musée du Louvre lors de la création de son futur département des Arts de Byzance et des Chrétientés en Orient (DABCO) : de l’Éthiopie à la Russie, du Caucase à la Mésopotamie et des Balkans au Levant. Signe de son actualité, Byzance fait enfin l’objet d’un réexamen décolonialiste dans le domaine académique[2] et l’ouverture prévue en 2027 du DABCO marque un jalon majeur dans la reconnaissance auprès des publics du plus grand musée du monde.
Cette actualité interroge. Comment se manifeste la « présence de Byzance » (selon les termes de J.-M. Spieser) dans les pratiques curiatoriales en France depuis la grande exposition organisée par le musée du Louvre en 1993 intitulée Byzance. L’art byzantin dans les collections publiques françaises ? De quoi les expositions sur Byzance sont-elles le nom ? Que montre-t-on à l’occasion de ces expositions, que ne montre-t-on pas et que cherche-t-on à transmettre ? Ainsi, à partir d’un corpus d’expositions françaises organisées autour du monde byzantin[3], nous envisagerons trois questions particulièrement significatives et débattues : nous aborderons l’orientalisme tout d’abord, caractère lié à Byzance depuis le XVIIIe siècle[4]. L’idée impériale sera ensuite étudiée, puisque le thème d’un empire millénaire reste un sujet de fascination ou de rejet. Enfin une place sera accordée à l’icône, typologie d’œuvre d’art longtemps éloignée des musées français et en voie de reconnaissance.
Une tentation orientaliste existe-t-elle pour les expositions d’art byzantin[5] ?
Byzance, en tant que civilisation située à l’Est du bassin méditerranéen, doit faire face à une difficulté intrinsèque soulignée (de manière polémique) par Edward Saïd dans L’orientalisme : l’Orient créé par l’Occident (1980) : de manière subtile ou non, l’Occident interprète tout ce qui vient de l’Est et l’intègre dans une logique spécifique propre à justifier son sentiment de supériorité[6]. À ce titre, l’exposition Un port pour deux continents (Paris, Grand Palais, 2010)[7] paraît une illustration symptomatique en ce qu’elle utilise des images bien connues du grand public. Trois atmosphères sont ainsi conçues par le scénographe Boris Micka : la partie sur Byzance est structurée comme une grande ruine où se découpent des objets ; la période ottomane donne à voir l’intimité d’un palais ; la période moderne est conçue comme une « boîte de Pandore » selon les mots du scénographe, puisque la modernisation de la ville donne lieu à des découvertes archéologiques importantes comme celle du port de Théodose. Cette exposition permet ainsi à l’un de ses organisateurs et responsables du catalogue, l’historien ottomaniste Edhem Eldem, de souligner au cours d’une conférence inédite que, dès l’Exposition universelle de 1867, l’Empire ottoman présente sa capitale sous l’apparence qu’il pense attendue des Occidentaux et met en scène les clichés véhiculés par les voyageurs : les cafés, les harems ou les vues photographiques du Bosphore. Par la suite, au XXe siècle, quand les Jeunes-Turcs veulent intégrer le concert des nations et moderniser des pans entiers de la société et de l’économie, ils ne peuvent se contenter de ce caractère désuet et vont rechercher des sources plus aristocratiques. Toutefois, même si cette vision d’une ville essentiellement ottomane par le prisme unique de l’aristocratie reste partielle, l’exposition du Grand Palais veut offrir sur Istanbul un récit compris des Européens, une histoire ininterrompue depuis l’antiquité gréco-romaine qui souligne autant le passé chrétien de Constantinople que le cliché orientaliste.
Comme le souligne Averil Cameron après Edward Saïd[8], Byzance se présente ainsi longtemps avec un caractère oriental, dans le même registre que l’Empire ottoman, et se démarque en cela de la Grèce et de Rome dont on souligne le rationalisme et les racines avec l’Europe. Cette Byzance imaginaire, relativement immuable et décadente, n’a pas grand-chose à voir avec la Byzance des historiens qui tendent au contraire à en souligner les complexités, les connections avec le Proche-Orient arabe ou la Méditerranée occidentale.
Les trésors de l’Orient
La fascination pour l’Orient se mêle volontiers à un attrait pour la préciosité et les trésors. Byzance n’échappe pas à ce tropisme particulièrement perceptible dans le choix des titres des expositions en France ainsi qu’à l’étranger : The Glory of Byzantium (New York, Metropolitan Museum of Art, 1997), Gold und Blei: byzantinische Kostbarkeiten aus dem Münsterland ([D’or et de plomb : trésors byzantins de la région de Münster] Münster, Archäologischen Museum, 2012) pour ne citer que quelques exemples. La première grande exposition d’art byzantin en France, organisée par le musée des Arts décoratifs en 1931, est marquée par ce schéma même si l’ambition intellectuelle des organisateurs était de présenter « une image aussi complète que possible des différents arts byzantins, pendant plus d’un millénaire, dans toutes les techniques[9] », selon Rémi Labrusse, tout en réhabilitant l’esthétique byzantine déconsidérée par rapport à la vision occidentale classique centrée sur le mimétisme. Byzance conserve ce trait décoratif et oriental pendant toute la seconde moitié du XXe siècle, notamment au département des Objets d’Arts du musée du Louvre même si la logique patrimoniale y diffère de celle du musée des Arts décoratifs : alors que ce dernier vise avant tout à être utile et former le goût des ouvriers d’art en montrant des outils pédagogiques, en revanche le musée du Louvre recherche des pièces pour leur intérêt dans l’histoire générale de l’art ou pour leur rareté en présentant des chefs-d’œuvre[10]. La salle 501 du musée du Louvre expose ainsi aujourd’hui environ 90 objets d’art répartis entre l’art du haut Moyen Âge et l’art byzantin. Si aucun parcours n’est imposé au visiteur, ce dernier est toutefois facilement attiré par trois objets présentés dans des vitrines isolées : la statuette équestre de Charlemagne, la patène de serpentine du trésor de Saint-Denis et la patène Stoclet en sardoine[11]. À aucun moment son attention n’est attirée par autre chose que par la préciosité ; l’histoire des saisies révolutionnaires de 1793, la superposition des décors sur des objets qui voyagent, la rareté de certains matériaux ou même la spécificité des usages des objets sont passés sous silence. La vitrine 13, par exemple, rassemble une mosaïque portative constantinopolitaine avec des objets issus du monde byzantin (Géorgie, Syrie, Bulgarie) sans lien fonctionnel entre eux et dont la réunion vise peut-être à illustrer la diversité des styles au sein d’un empire multi-ethnique. La logique patrimoniale du musée du Louvre est ici évidemment focalisée sur la préciosité et le savoir-faire et contraste singulièrement avec l’approche allemande récente centrée sur la valeur d’usage des objets, par exemple lors de Byzanz. Das Licht aus dem Osten (Paderborn, Erzbischöflichen Diözesanmuseum, 2001-2002) sur laquelle nous reviendrons, ou lors de Byzanz: Pracht und Alltag (Bonn, Ausstellungshalle der Bundesrepublik Deutschland, 2010).
Une démarche décoloniale pour les études byzantines ? L’exemple de la notion d’empire
Comme presque tous les domaines des sciences humaines, Byzance n’échappe pas à la pensée décoloniale, principalement parce que cette opération critique permet de reformuler des questions majeures de l’histoire byzantine, par exemple la notion d’empire qui évolue selon les époques[12]. Que signifie ce mouvement de pensée dans les musées français pour cette période donnée[13] ? Tout d’abord il faut rappeler que le musée du Louvre a questionné à plusieurs reprises le rapport entre centre et périphérie à l’occasion de ses projets portant non sur l’art de la capitale mais sur l’Arménie (2007), la Russie (2010), Chypre (2012-2013), la Bulgarie (2018) ou encore la Roumanie (2019). Dans ces exemples, la spécificité d’un territoire à travers ses échanges avec ses voisins est ainsi systématiquement abordée en ce qui concerne les pratiques religieuses, le commerce et les circulations. Pour aller plus loin, les futures salles du DABCO feront écho à celles, mitoyennes, du département des Arts de l’Islam et du département des Antiquités grecques, étrusques et romaines afin de souligner les continuités, les emprunts et les rivalités. Une entreprise encore plus stimulante est menée par le musée du Louvre-Lens dans sa galerie du Temps qui compare et met en regard des œuvres d’art contemporaines provenant de régions différentes (Fig. 1) : la Vierge et l’Enfant dite Vierge géorgienne peinte en Russie durant la première moitié du XVIe siècle côtoie ainsi un buste en marbre sculpté entre France et Italie à la fin du XVe siècle, une tête de Christ champenoise du XVIe siècle, une représentation de Chen Mi Zang Roi-gardien de l’ouest réalisée en bronze au XVe siècle au Tibet ou encore un portrait de Songdi Wang, roi du troisième Enfer réalisé en Chine en 1517 en fonte de fer. De telles initiatives offrent l’occasion de réfléchir aux valeurs communes de l’art du portrait entre cultures et domaines artistiques tout en relativisant l’idée d’élection ou de hiérarchie entre les civilisations.
Un tel dispositif ne rend toutefois pas possible le rééquilibrage entre culture aristocratique et consommation ordinaire puisque l’objet reste toujours choisi en fonction de sa préciosité et de sa puissance visuelle, au contraire du projet Das Licht aus dem Osten (Paderborn, 2001-2002) qui présente l’articulation du sacré et du profane au sein de la cour impériale, de l’Église et de la vie quotidienne[14]. En classant les objets par typologies, cette exposition montre l’ambiguïté qui existe entre profane et sacré, par exemple autour d’un sarcophage du IVe siècle dont l’iconographie peut être interprétée de façon chrétienne ou païenne ou encore avec des monnaies, des bijoux et des objets courants à l’effigie du Christ ou de la croix montrant que Byzance est une puissance économique et politique où la religion chrétienne est puissamment enracinée. Mais c’est surtout avec de la lumière que l’Empire byzantin, davantage que la chrétienté occidentale, entretient des rapports étroits et l’exposition allemande soigne particulièrement la présentation d’artefacts dans ce registre, de façon à procurer une sorte d’expérience du surnaturel au visiteur[15].
De même, les allusions aux pratiques colonialistes de Byzance sont inexistantes dans les expositions : tout comme l’époque justinienne est présentée comme un âge d’or artistique dans Byzance. L’art byzantin dans les collections publiques françaises (Paris, musée du Louvre, 1993), l’exposition Le trésor de Preslav (Paris, musée du Louvre, 2018) ne mentionnent pas la brutalité avec laquelle Byzance réoccupe militairement et fiscalement la Bulgarie au XIe siècle[16]. L’Empire byzantin pouvant être alternativement colonisateur ou colonisé (par les Latins après la prise de Constantinople en 1204 par exemple), il serait juste de faire état de l’étendue des pillages et de la rapacité des Latins à l’occasion de la conquête de 1204, ce que fait le catalogue de l’exposition Le trésor de la Sainte-Chapelle mais non l’exposition dont la perspective est uniquement d’évoquer l’histoire de la constitution du trésor.
L’appropriation nationaliste de Byzance
Cette démarche critique et décoloniale est également pertinente lorsque l’on envisage des projets visant à s’approprier Byzance. Dans le catalogue de la 9e exposition du conseil de l’Europe organisée à Athènes en 1964 et intitulée L’art byzantin. Art européen, l’art byzantin est synonyme d’art grec et se réduit à l’art de la capitale, Constantinople, le reste de l’Empire étant réduit au rôle d’admirateur[17]. Avec l’émergence de nationalismes dans l’est de l’Europe après 1989, l’héritage de Byzance fait à son tour l’objet d’appropriations et de revendications en Bulgarie, Grèce, Macédoine, Russie ou Serbie qui s’appuient sur l’origine de l’alphabet, la pratique orthodoxe ou encore l’architecture et les arts[18]. Il semble donc juste de rétablir l’équilibre parmi les foyers de production byzantins au cours du Moyen Âge, comme l’avait déjà fait Gabriel Millet à travers ses enseignements au Collège de France (1926-1937) et comme le propose le musée du Louvre à travers les expositions déjà signalées précédemment. Toutefois, face à cette tentation nationaliste qui réduit la perspective et oppose les nations les unes aux autres, l’accent est peu à peu porté, en France, sur ce qui unit intellectuellement et artistiquement les peuples. Ainsi l’exposition L’invention de la Renaissance (Paris, Bibliothèque nationale de France, 2024) met-elle en exergue le rôle de transmission des lettrés et commanditaires byzantins migrant en Italie durant le XVe siècle ainsi que leur apport significatif à l’humanisme et à la redécouverte des textes antiques[19]. De son côté, l’exposition Revoir Cimabue. Aux origines de la peinture italienne (Paris, musée du Louvre, 2025) souligne, grâce à un regard renouvelé sur les icônes, la dette des artistes italiens à l’égard de leurs devanciers grecs qui circulaient abondamment entre Venise, la Crète ou Corfou.
Pour contrer la rivalité nationaliste stérile, il serait peut-être également utile de porter attention à des initiatives transversales sur le modèle du projet Byzantine Things in the World (Houston, The Menil Collection, 2013)[20] : le commissaire Glenn Peers, professeur d’art médiéval et byzantin à l’université d’Austin (Texas), propose de considérer les objets d’art simplement en tant qu’objets et non comme des œuvres d’art, sous peine de les priver de tout sens en tant qu’élément matériel, et de les mettre ensuite en résonance avec des objets similaires modernes ou issus de cultures non occidentales. En juxtaposant par exemple une icône byzantine, un tableau abstrait de Barnett Newman ou un boli du Niger, l’exposition espère rappeler au visiteur que les objets sont dynamiques et non inertes et qu’ils l’interpellent sur son rapport à son propre corps. Faisant appel à la notion d’animisme, le commissaire souligne que les frontières entre les objets et les hommes sont floues, à Byzance comme aujourd’hui. Ainsi la modernité entre-t-elle en dialogue avec le Moyen Âge, l’un éclairant l’autre en restant sur le plan de la matérialité.
Pour un détour ethnologique
Le processus de décolonisation concerne autant les pratiques muséales que les principes de muséologie et un détour par les musées ethnologiques permet de situer les enjeux de cette question difficile[21]. En effet, l’ouverture de musées comme celui du Quai Branly-Jacques Chirac a souligné la nécessité de régénérer la valeur sacrée de certains objets afin de les faire comprendre aux visiteurs occidentaux. La recherche a ainsi prouvé que, dès le XVIe siècle, les liens entre l’objet et le contexte d’origine se rompent dans le regard occidental, par exemple à l’occasion des démembrements de tableaux d’église[22], rendant l’aphorisme de l’historien Philip Fisher terriblement significatif : « Take the crucifix out of the cathedral and you take the cathedral out of the crucifix[23] ». Dès lors, la vision européenne se fonde soit sur la contemplation esthétique silencieuse (par exemple au pavillon des Sessions du musée du Louvre) soit sur une vision scientifique (développée par Maurice Godelier : « passer de la joie de voir à la joie de savoir[24] »). Or, cette double conception est évidemment questionnée par l’interprétation des indigènes qui est totalement différente, entre animisme et totémisme pour se référer aux régimes de mondiation de Philippe Descola[25]. En d’autres termes, « être affecté par la foi des autres et garder la porte ouverte pour d’autres expériences du sacré : voilà le défi contemporain des musées post-coloniaux[26] ».
La plupart du temps, les expositions d’art byzantin sont montrées en France dans un cadre scénographique sobre et dépouillé mettant en valeur les pièces sans théâtralisation. Exemple parmi tant d’autres, l’exposition Sainte Russie (Paris, musée du Louvre, 2010)[27] présente un très grand nombre d’icônes en misant d’une part sur des perspectives lointaines qui rendent possible une appréciation à distance et, d’autre part, sur un isolement qui exemplifie leur valeur spirituelle. Il en est ainsi des panneaux de l’iconostase de la cathédrale de la Dormition du monastère de Saint-Cyrille-du-Lac-Blanc (fin du XVe siècle) installés dans un environnement particulièrement soigné et sobre misant sur la seule force des images. En outre, le souci d’exhaustivité des expositions se traduit généralement par un plan chronologique qui permet de poser le cadre géographique et historique pour un public peu familier de ces régions et qui facilite aussi, en les contextualisant, la perception des mutations stylistiques. De plus, ces expositions font appel à des spécialistes en certains domaines (sculpture, ivoire, orfèvrerie, textile, peinture etc.) afin de multiplier les axes d’approche et servir le caractère encyclopédique du projet. Il n’entre pas dans les objectifs de telles expositions à vocation scientifique de s’attarder sur la vocation d’usage initiale des objets : le plan chronologique et l’appel à des historiens de l’art focalisent l’attention sur l’évolution des styles, l’histoire de la commande et la matérialité des objets, mais très peu sur le rituel en question.
Il en va tout autrement avec l’exposition Chrétiens d’Orient (Paris, Institut du Monde arabe, 2017-2018), nettement axée vers les religions chrétiennes au Proche-Orient et mettant particulièrement en relief le culte ou la signification rituelle des images à travers des sections ad hoc : « Espace sacré, espace profane dans l’architecture des premières églises » ou « Culte des saints, renouveau monastique et pratiques religieuses contemporaines ». Une telle anthropologie des pratiques est susceptible d’éclairer le sens des créations artistiques dans le domaine sacré qui répond tout particulièrement à la définition de l’aura de Walter Benjamin[28] : un objet porteur d’aura a, outre sa vertu phénoménologique, celle de véhiculer des images associées qui en élargissent la signification en faisant appel à l’inconscient du regardeur ; dès lors, la signification d’un tel objet dépasse le seul domaine de l’art et éclaire la valeur de culte qui lui est donnée.
L’icône n’est pas une œuvre d’art comme les autres
L’image à Byzance transporte avec elle des nuances et des significations qu’il ne faut pas sous-estimer à notre époque actuelle car « Byzance a vu des gens mourir pour des images[29] », notamment pendant plus d’un siècle de guerres civiles autour de l’iconoclasme (VIIIe-IXe siècle)[30]. Par ailleurs, le terme d’image n’est plus neutre quand le public d’aujourd’hui aborde le domaine byzantin : accoler le mot d’“icône” à un objet l’entoure immédiatement de significations spirituelles et rituelles, le définissant ainsi en tant qu’objet religieux alors que des retables occidentaux dont l’usage est similaire sont, comme on l’a vu précédemment[31], aujourd’hui admirés en premier lieu pour leur valeur esthétique. Autrement dit la notion d’art ne va pas de soi pour un homme byzantin pour qui l’image peut être avant tout un objet d’adoration ou de détestation. L’immense bénéfice de ce constat est d’obliger le chercheur à s’interroger sur la relation des Byzantins aux productions artistiques, autrement dit d’établir une anthropologie de l’image sans laquelle la compréhension de l’art byzantin est presque vaine. L’exemple du portrait voit ainsi son objet évoluer entre la vision païenne naturaliste et la définition chrétienne qui ôte les éléments sensibles : plutôt que l’imitation, les artistes chrétiens recherchent la vérité révélée et une inscription a possiblement plus de signification et de valeur qu’une touche de pinceau plus animée ou un dessin plus adroit[32]. L’icône laisse la personne représentée un peu au-delà de la simple identification mais un peu en-deçà de l’individualité : comme l’explique Gilbert Dagron, « c’est au fidèle, et non au peintre, qu’il appartient d’achever le portrait[33] ».
En France, une vision presque toujours esthétique
Comme on l’a souligné, le plan chronologique est prédominant dans la plupart des expositions temporaires françaises sur Byzance. Quelques exemples américains[34] ou allemands[35] montrent toutefois, a contrario, qu’un angle thématique rend possible une présentation transversale de la vaste zone d’influence byzantine afin d’en esquisser la pluralité ethnique, culturelle, linguistique et religieuse et son évolution. On a vu que Chrétiens d’Orient (Paris, Institut du Monde arabe, 2017-2018) ménageait des sections thématiques au sein de son parcours chronologique et c’est aussi un choix thématique que le musée du Louvre fait lors de l’exposition d’une trentaine de pièces de broderies roumaines replacées dans leur contexte liturgique et dévotionnel, privé ou collectif (Paris, musée du Louvre, 2018-2019). De même, la récente réouverture du musée de Cluny – musée national du Moyen Âge en 2022 offre une place de choix à Byzance dès la salle 1 intitulée « L’art au début du Moyen Âge en Occident et en Orient » : aux côtés de vitrines dédiées à la renaissance carolingienne, à l’art ottonien, à l’Espagne wisigothique et aux tissus nord-africains, l’art byzantin prend place à travers une vitrine d’ivoires des Ve-VIe siècles et une autre consacrée à la diffusion des modèles en ivoire et en métal entre Italie, Espagne et Constantinople du VIIIe au XIe siècles. Le musée exprime donc la continuité entre l’Empire d’Orient et les principautés occidentales et insiste sur la survivance de techniques, d’esthétique et de réseaux commerciaux entre l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge.
Les territoires du sacré
Le musée, en tant qu’espace de questionnements et de discussions, rend possible en théorie l’ouverture à d’autres réalités que le lieu saint ne permet pas toujours, à condition que le musée ne cherche pas non plus à imposer une vision globale et autoritaire au nom de la science ou de l’esthétique[36]. Le choix de la lumière oppose ainsi les deux espaces : le musée veut privilégier une lisibilité optimale (limitée certes par les conditions d’éclairement) quand le lieu sacré préfère l’obscurité et le mystère. Ce principe est particulièrement visible dans les projets portés par le musée du Louvre précédemment cités mais ne va pas tout à fait de soi lorsqu’il est question de la société byzantine, si imprégnée de religion comme le montrait l’exposition de Paderborn. Il faut noter en outre que l’appellation du futur DABCO, si elle fait entrer le terme « chrétien » dans la nomenclature muséale, tente pourtant de se distinguer d’une appellation religieuse : « chrétiens d’Orient » est un vocable usité depuis Napoléon III et porte une idée colonialiste ; en insistant sur la dimension géographique à travers l’expression « en Orient », le nouveau département souligne que l’attention sera portée sur l’aire civilisationnelle et non religieuse[37].
Il faut aussi être conscient, comme le rappelle le muséologue britannique Kenneth Hudson, qu’« un tigre empaillé dans un musée est un tigre empaillé dans un musée, et pas un tigre[38] », autrement dit qu’un musée ne peut restituer la puissance rituelle d’un objet religieux. Toutefois il reste possible de la transmettre par la médiation culturelle ou des programmes d’action culturelle mettant en jeu une dramaturgie. C’est déjà le constat effectué à l’occasion de l’exposition Das Licht aus dem Osten (Paderborn, 2001-2002) :
« L’exposition atteint naturellement ses limites lorsqu’il s’agit de faire expérimenter la sensualité du monde byzantin et de la liturgie […]. Un vaste programme d’accompagnement donne aux visiteurs l’occasion de se pencher plus intensivement sur le sujet, malheureusement sous forme de présentations académiques[39]. »
Sur cet aspect, la présentation d’icônes ukrainiennes au musée du Louvre-Lens à l’occasion de l’exposition Icônes venues d’Ukraine (Lens, musée du Louvre-Lens, 2024-2025) offre un échantillon révélateur des capacités d’un musée (Fig. 2), en privilégiant la rareté (quatre icônes présentées) et l’idée de sacré : la scénographie propose une entrée ressemblant à un portail d’église (colonnes géminées, chapiteaux, arc en plein cintre) et un espace semblable à un chœur d’église (plan à pans coupés). Si les icônes sont isolées et éclairées de façon à les magnifier, elles sont aussi accompagnées d’un ensemble de textes courts et précis retraçant leur provenance et leur signification ainsi que de panneaux de médiation culturelle permettant d’en exprimer l’iconographie et le rôle liturgique. Enfin, le choix d’une couleur bleu profond pour les cimaises n’est pas dû au simple rapport avec les fonds dorés des œuvres mais rappelle surtout la couleur de la caisse ayant abrité La Joconde pendant la Seconde Guerre mondiale : des icônes byzantines à l’icône moderne, le trait d’union est tracé.
L’ouverture en 2027 du DABCO marquera l’entrée de Byzance dans l’histoire des civilisations relatée par le musée du Louvre : à travers la vaste aire concernée, cet événement est l’occasion d’en finir avec les notions d’orientalisme et avec la relative ignorance dans laquelle les pratiques chrétiennes orthodoxes sont maintenues. Le département hérite aussi d’une période de renouvellement de la réflexion scientifique autour de Byzance, aiguillonnée par de nouveaux axes de recherche et par des comparaisons avec les productions matérielles d’autres aires civilisationnelles. Entre la « provincialisation[40] » de l’Europe occidentale promue par l’historien Dipesh Chakrabarty et le questionnement sur les pratiques culturelles de l’image au sein du vaste monde byzantin qui mettra en perspective les choix occidentaux, le regard sera profondément renouvelé et probablement revivifié par l’apport d’œuvres originales et des principes de muséalisation renouvelés.
Notes
* Toutes les URL ont été consultées en juillet 2025.
[1] Cameron A., « Byzantium between East and West », Spieser J.-M., Présence de Byzance, Gollion, Infolio, 2007, p. 113-133.
[2] Anderson B., Ivanova M., Is Byzantine Studies a Colonialist Discipline? Toward a Critical Historiography, University Park, The Pennsylvania State University Press, 2023.
[3] Trésors médiévaux de la République de Macédoine (9 février – 3 mai 1999 au musée de Cluny – musée national du Moyen Âge), Le trésor de la Sainte-Chapelle (31 mai-27 août 2001 au musée du Louvre), Armenia Sacra (17 février – 21 mai 2007 au musée du Louvre), De Byzance à Istanbul. Un port pour deux continents (10 octobre 2009 – 25 janvier 2010 aux galeries nationales du Grand Palais), Sainte Russie (5 mars – 24 mai 2010 au musée du Louvre), Chypre, entre Byzance et l’Occident (28 octobre 2012 – 28 janvier 2013 au musée du Louvre), Le trésor de Preslav. Reflet d’un âge d’or du Moyen Âge bulgare (27 juin – 5 novembre 2018 au musée du Louvre), Chrétiens d’Orient. Deux mille ans d’histoire (26 septembre 2017 – 14 janvier 2018 à l’Institut du Monde arabe), Broderies de tradition byzantine en Roumanie du XVe au XVIIe siècle (17 avril – 19 juillet 2019 au musée du Louvre), Icônes venues d’Ukraine (12 septembre 2024 – 16 février 2026 au musée du Louvre-Lens).
[4] Spieser J.-M., Présence de Byzance, Gollion, Infolio, 2007, p. 15.
[5] Stouriatis Y., Identities and Ideologies in the Medieval East Roman World, Edimbourg, Edinburgh University Press, 2022, p. 19.
[6] Cameron A., « Byzantium between East and West », Spieser J.-M., Présence de Byzance, Gollion, Infolio, 2007, p. 120.
[7] Interview de Boris Micka, Scénographe de l’exposition De Byzance à Istanbul présentée aux Galeries nationales (Grand Palais, Champs-Élysée) : https://www.dailymotion.com/video/xb8vto ; voir aussi : Visite de l’exposition De Byzance à Istanbul au Grand Palais. Saison de la Turquie en France, en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=JusMyaVdldw.
[8] Cameron A., « Byzantium between East and West », Spieser J.-M., Présence de Byzance, Gollion, Infolio, 2007, p. 131.
[9] Labrusse R. « Modernité byzantine : l’Exposition internationale d’art byzantin de 1931 à Paris », Arnoux-Farnoux L., Kosmadaki P., Le double voyage : Paris-Athènes (1919-1939), Athènes, École française d’Athènes, 2020, p. 221-242.
[10] Seraïdari K., « Temporalités patrimoniales et art byzantin au Louvre », Temporalités, n° 39, 2024, en ligne : https://journals.openedition.org/temporalites/12071.
[11] Le plan interactif de la salle 501 du musée du Louvre est consultable en ligne avec les pièces exposées : https://collections.louvre.fr/plan?niveau=1&num_salle=291650.
[12] Anderson B., Ivanova M., Is Byzantine Studies a Colonialist Discipline? Toward a Critical Historiography, University Park, The Pennsylvania State University Press, 2023, p. 5-9.
[13] Dospěl Williams E., « Equity, Accessibility and New Narratives for Byzantine Art in the Museum », ibid., p. 172-178.
[14] Vanderheyde C., « Christoph Stiegemann (ed.), Byzanz. Das Licht aus dem Osten. Kult und Alltag im byzantinischen Reich vom 4. bis 15. Jahrhundert. Katalog der Ausstellung im Erzbischöflichen Diözesanmuseum Paderborn », L’Antiquité classique, t. 72, 2003, p. 670.
[15] Pahlke G., « Ausstellungsrezension zu: Byzanz – Das Licht aus dem Osten, 06.12.2001 – 28.04.2002 Paderborn », H-Soz-Kult, 2002, en ligne : https://www.hsozkult.de/exhibitionreview/id/reex-130546.
[16] Kaldellis A., Romanland: Ethnicity and Empire in Byzantium, Cambridge, Belknap Press, 2019, p. 239.
[17] Grabar A., « Le message de l’art byzantin », L’art byzantin. Art européen, cat. exp., Athènes, Palais du Zappeion, 1964, p. 49-63.
[18] Cameron A., « Byzantium between East and West », Spieser J.-M., Présence de Byzance, Gollion, Infolio, 2007, p. 122-125.
[19] L’invention de la Renaissance. L’humaniste, le prince et l’artiste, exp., Paris, Bibliothèque nationale de France, 2024.
[20] Peers G., Byzantine Things in the World, Houston, The Menil Collection, 2013.
[21] Brulon Soares B., « Every Museum has a God, or God is in Every Museum? », ICOFOM Study Series, n° 47 (1-2), 2019, p. 57-72, également en ligne : https://journals.openedition.org/iss/1358.
[22] Fouché F., « Le sacré affleure-t-il aussi au musée ? », ICOFOM Study Series, n° 47 (1-2), 2019, p. 105-121, également en ligne : https://journals.openedition.org/iss/1570.
[23] Fisher P., Making and Effacing Art: Modern American Art in a Culture of Museums, Oxford, University Press, 1991, p. 19. Cité par Fouché F., « Le sacré affleure-t-il aussi au musée ? », ICOFOM Study Series, n° 47 (1-2), 2019, p. 105-121, également en ligne : https://journals.openedition.org/iss/1570.
[24] Cité par Brulon Soares B., « Every Museum has a God, or God is in Every Museum? », ICOFOM Study Series, n° 47 (1-2), 2019, p. 66, également en ligne : https://journals.openedition.org/iss/1358.
[25] Descola, P., Les formes du visible : une anthropologie de la figuration, Paris, Seuil, 2021.
[26] Brulon Soares B., « Every Museum has a God, or God is in Every Museum? », ICOFOM Study Series, n° 47 (1-2), 2019, p. 66, également en ligne : https://journals.openedition.org/iss/1358.
[27] « Exposition Sainte Russie, de la Rus’ de Kiev à la Russie de Pierre le Grand, musée du Louvre – 2010 », Jean-Julien Simonot architecture scénographie, en ligne : https://jjsimonot.fr/projects/sainte-russie/ ; « Broderies byzantines de tradition roumaine au musée du Louvre », Saison France-Roumanie 2019, en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=1NtG-aRaWTg.
[28] Benjamin W., L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Folio, 1955 (1935).
[29] Grabar A., « Iconoclasme byzantin », cité par Durand J., « Avant-propos », Guillou A., Durand J. (dir.), Byzance et les images, Paris, Documentation française, 1994, p. 7.
[30] Auzépy M.-F., L’histoire des iconoclastes, Paris, Association des Amis du Centre d’Histoire et Civilisations de Byzance, 2007, 2.
[31] Fouché F., « Le sacré affleure-t-il aussi au musée ? », ICOFOM Study Series, n° 47 (1-2), 2019, p. 105-121, également en ligne : https://journals.openedition.org/iss/1570.
[32] En grec, l’on dit d’un peintre qu’il “écrit” (graphein) une icône.
[33] Dagron G., « L’image de culte et le portrait », Guillou A., Durand J. (dir.), Byzance et les images, Paris, Documentation française, 1994, p. 146.
[34] Architecture as Icon: Perception and Representation of Architecture in Byzantine Art, exp., Princeton University Art Museum, 2010 ; Africa and Byzantium, New York, The Metropolitan Museum of Art, 2023- 2024.
[35] Byzanz. Das Licht aus dem Osten, Paderborn, Erzbischöfliches Diözesanmuseum und Domschatzkammer, 2001-2002 ; Byzanz: Pracht und Alltag, Bonn, Ausstellungshalle der Bundesrepublik Deutschland, 2010.
[36] Mairesse F., « Le sacré au prisme de la muséologie », ICOFOM Study Series, n° 47 (1-2), 2019, p. 23-30, également en ligne : https://journals.openedition.org/iss/1293.
[37] Gay C., Bretaudeau C., entretien avec Maximilien Durand, « Il faut faire comprendre au visiteur que l’image est puissante », 30 janvier 2023, en ligne : https://louvrboite.fr/interview-de-maximilien-durand/.
[38] Hudson K., Museums for the 80s, Paris, UNESCO, 1977, p. 7. Cité par Mairesse F., « Le sacré au prisme de la muséologie », ICOFOM Study Series, n° 47 (1-2), 2019, p. 23-30, également en ligne : https://journals.openedition.org/iss/1293.
[39] Pahlke G., « Ausstellungsrezension zu: Byzanz – Das Licht aus dem Osten, 06.12.2001 – 28.04.2002 Paderborn », H-Soz-Kult, 2002, en ligne : https://www.hsozkult.de/exhibitionreview/id/reex-130546 : « Die Ausstellung kommt naturgemaess an ihre Grenzen, wenn es darum geht, die Sinnlichkeit der byzantinischen Welt und Liturgie erfahrbar zu machen […]. Ein umfangreiches Begleitprogramm gibt dem Besucher aus der naeheren Umgebung Gelegenheit, sich intensiver mit der Thematik zu befassen, leider ueberwiegend auch wieder in Form von Vortraegen, also auf der mehr rationalen Ebene ».
[40] Chakrabarty D., Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, Paris, Éd. Amsterdam, 2009 (2000).