Constituer et montrer les collections médiévales… d’hier à aujourd’hui – Introduction

par Sylvain Demarthe et Géraldine Mallet

 

— Sylvain Demarthe est maître de conférences en histoire de l’art médiéval à l’université Montpellier 3, rattaché au Centre d’Etudes Médiévales de Montpellier (CEMM – EA 4583). Il est membre du comité de rédaction de la revue exPosition. Ses recherches, ayant fait l’objet de plusieurs publications, portent principalement sur l’étude de l’architecture religieuse et de son décor sculpté –  l’évolution du roman au gothique, la production architecturale dans la sphère cistercienne ainsi que dans celle des hospitaliers de Saint-Antoine. Depuis 2015, il est membre du comité scientifique de Saint-Antoine-l’Abbaye au sein duquel il participe à la mise à jour des connaissances sur le site et sur l’ordre des antonins. À ce titre, collaborant avec le musée de Saint-Antoine-l’Abbaye, l’un des onze musées du Département de l’Isère, il a récemment pris part au commissariat de différentes expositions dont il a également co-dirigé les catalogues – De soie et d’ailleurs, une histoire à la croisée des chemins (2017) ; Vous avez dit mandragore ? Accueillir et soigner en Occident (2018) ; Chemins d’Étoiles. Reliques et pèlerinages au Moyen Âge(2019).

Géraldine Mallet est professeure d’histoire de l’art médiéval à l’université Paul-Valéry-Montpellier 3, membre du centre d’Études médiévales de Montpellier (CEMM EA 4583). Elle est également membre du comité scientifique de la revue exPosition. Avant d’enseigner, elle a été attachée de conservation au département des sculptures du musée national d’Art de Catalogne (MNAC), à Barcelone. Ses recherches, portant pour l’essentiel sur des collections lapidaires, l’ont amenée à s’intéresser à leur conservation et à leur exposition. Ainsi a-t-elle participé à plusieurs projets muséographiques (musée Languedocien et section médiévale du musée des Moulages à Montpellier, musée de l’Abbaye de Gellone à Saint-Guilhem-le-Désert, vestiges du cloître de la Rodona à l’Hospici d’Ille-sur-Têt dans les Pyrénées-Orientales). —

 

Le 11e numéro d’exPosition – faisant écho à d’autres contributions passées (n° 1, 3 et 4) – se penche sur les collections médiévales et leur(s) monstration(s), depuis les soubresauts de la conscience patrimoniale postrévolutionnaire jusqu’aux refontes de parcours muséaux, interrogeant, à l’aune de nos sociétés contemporaines, la présentation et la transmission d’œuvres, d’objets et d’artefacts variés, relevant en majeure partie d’un art religieux décontextualisé. Il s’enrichit également d’autres apports et points de vue, depuis les États-Unis et la Catalogne, et explore la réception de la culture byzantine – non occidentale – au sein des collections et expositions françaises depuis les trente dernières années. Les contributions, variées, montrent tout l’intérêt des scientifiques porté au legs du Moyen Âge qui, loin d’être poussiéreux aujourd’hui, s’avère au contraire plus que vivant et adaptable, en termes de muséographie, au XXIe siècle et à ses exigences.

C’est à Fanny Fouché que revient le soin d’ouvrir ce dossier avec un article intitulé « Le musée appropriateur. La Révolution française face au Moyen Âge, bris, débris et domestication du passé ». L’autrice y met en exergue la très grande complexité du regard porté sur l’héritage patrimonial médiéval – ici surtout l’orfèvrerie religieuse – en cette toute fin du XVIIIe siècle en France, tiraillé entre « fureur iconoclaste » et « conceptualisation de la conservation réfléchie », dont la muséification aux tenants non moins complexes constitue le mode opératoire et sert l’émergence de l’histoire de l’art. Au cours du XIXe siècle ensuite, la toute jeune discipline se développe entre autres par le biais d’un dialogue avec des espaces de monstration qui, comme ceux éphémères des différentes expositions universelles, reflètent « un regard attaché à la vie des formes ».

Dans l’article « Revivalisme, authenticité et éthique : les collections de “récupération” architecturale médiévale du début du XXe siècle aux États-Unis », Martha Easton apporte un regard critique sur les conditions d’acquisition – parfois douteuses – et la mise en scène des vestiges médiévaux – quelque peu ambigus quant à leur authenticité – exposés dans diverses institutions publiques et privées du pays. À travers des cloîtres, des portails, des fontaines et autres vestiges religieux ou constructions hybrides, tel Hammond Castle, installés de manière à créer une « atmosphère médiévale », les riches collectionneurs cherchaient une forme de légitimité voire de dignité. Comme Elsa Guyot l’a démontré dans sa thèse de doctorat pour le Québec (Les représentations du Moyen Âge au Québec à travers les discours muséaux (1944-2014) : pour une histoire du goût, du collectionnement et de la mise en exposition de l’art médiéval au Québec, 2015), le récit porté par ces « objets tangibles du Moyen Âge qui, contre toute attente, survivent encore dans le présent » a évolué, de nos jours réduit à un plaisant voyage dans le passé.

Le cas des peintures murales catalanes comme celui de la Porte d’Estagel font écho à l’appétence des collectionneurs américains pour les œuvres médiévales du vieux continent. La politique de dépose des fresques romanes initiée à la fin des années 1910, évoquée dans l’article d’Immaculada Lorés Otzet « Exposer l’art roman en Catalogne entre 1900 et 1934 : présentations muséographiques et objectifs », répondait à une volonté politique, à défaut de loi, de contrer leur acquisition par des antiquaires dans le but d’alimenter le marché de l’art international, essentiellement outre-Atlantique. Ce ne fut pas sans conséquence sur les besoins en espace pour les exposer au sein des musées catalans, d’autant plus que la plupart provenait d’absides nécessitant des structures appropriées. Face au « danger américain », Iñigo Salto Santamaría relate et développe le destin quasi rocambolesque de la Porte d’Estagel dans « Action, réaction, exposition : la Porte d’Estagel dans les murs du Louvre ». Il est assez cocasse de découvrir qu’en 1932, pour éviter une très éventuelle exportation de ladite porte, les responsables du Louvre eurent une réaction centralisatrice et nationaliste, en l’achetant à prix d’or tout en faisant appel à un architecte étroitement lié aux États-Unis et certainement inspiré par les aménagements muséographiques réalisés ou en cours de réalisation, comme celui des Cloisters à New York.

En amont de l’ouverture du département des Arts de Byzance et des Chrétientés en Orient (DABCO) du Louvre, prévue en 2027, Marc Verdure propose quant à lui une rétrospective des « Approches muséales de Byzance en France », à partir de collections permanentes ou d’expositions temporaires, depuis les années 1990. Entre orientalisme fantasmé dont découle l’« attrait pour la préciosité et les trésors », notion d’empire et place de l’icône, l’auteur y retrace les grandes tendances de la réception culturelle d’un vaste territoire politico-religieux, aux frontières mouvantes et formant mosaïque, tantôt convoitant, tantôt convoité. Comparant les démarches françaises avec celles de l’Allemagne et des États-Unis, Marc Verdure mène le lecteur vers le « renouvellement de la réflexion scientifique autour de Byzance » dont le DABCO est censé se faire l’écho. Il serait ici intéressant de compléter ces observations en conduisant des investigations similaires pour la civilisation arabo-musulmane, par exemple à partir de la collection médiévale du musée des Beaux-Arts de Lyon ou celle du département des Arts de l’Islam du Louvre – ouvert en 2003 – et d’expositions temporaires, parmi tant d’autres l’Exposition des arts musulmans (musée des Arts décoratifs, 1903), Arts de l’Islam : un passé pour un présent (Louvre et plusieurs autres sites en France, 2021-2022) ou, pour une des plus récentes, Mamlouks 1250-1517 (Louvre, 2025).

Les questions de monstration et de médiation, liées à des contextes mouvants (politiques, intellectuels, religieux) et des appréciations sur les objets évoluant depuis le XIXe siècle, trouvent leur aboutissement – provisoire si l’on pense aux générations futures – dans la refonte de parcours muséographiques contemporains, à l’image de l’ambitieux projet entrepris par le musée de Cluny – musée national du Moyen Âge de 2020 à 2022. Dans ce cadre, Sophie Dutheillet de Lamothe et Sophie Loock proposent un article intitulé « Revoir le Moyen Âge, questionner l’histoire de l’art. Le réaménagement du département médiéval du Palais des Beaux-Arts de Lille », dans lequel elles exposent les choix qui ont présidé à la nouvelle monstration des collections d’œuvres et objets médiévaux, tenant compte de « la déchristianisation des sociétés occidentales et l’absence de culture religieuse de bien des visiteurs ». Cette nouvelle muséographie, émanant d’un travail approfondi sur l’espace, propose ainsi un récit plus global de l’histoire de l’art médiéval, « à travers des objets modestes et prestigieux », tantôt axé sur le style, tantôt sur la matérialité et la technique ou encore l’anthropologie. Camille Broucke, avec l’article « Entre archéologie et collectionnisme : les collections médiévales dans le nouveau parcours permanent du musée Dobrée à Nantes », se penche, quant à elle, sur la mise en exposition d’un fonds éclectique « couvr[a]nt une chronologie ample, des temps mérovingiens dans la région nantaise aux arts décoratifs européens du début du XVIe siècle ». Le parcours, réouvert en 2024 et fondé sur « la mise en valeur de points forts de la collection », estompe sciemment la chronologie et développe un discours pluriel, des origines et fonctions de tels ou tels œuvres ou objets au collectionnisme. La part belle est faite à la médiation qui, au-delà des traditionnels cartels et textes de salle, déploie des dispositifs numériques permettant, pour certains, de « vivre » le Moyen Âge.

Pour citer cet article : Sylvain Demarthe et Géraldine Mallet, "Constituer et montrer les collections médiévales… d’hier à aujourd’hui – Introduction", exPosition, 8 décembre 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles11/demarthe-mallet-introduction/%20. Consulté le 17 décembre 2025.

11/2025 – Montrer les collections médiévales

Numéro dirigé par Sylvain Demarthe et Géraldine Mallet

– Sylvain Demarthe et Géraldine Mallet, Constituer et montrer les collections médiévales… d’hier à aujourd’hui – Introduction

– Fanny Fouché, Le musée appropriateur. La Révolution française face au Moyen Âge, bris, débris et domestication du passé

– Martha Easton, Revivalisme, authenticité et éthique : les collections de « récupération » architecturale médiévale du début du XXe siècle aux États-Unis

– Immaculada Lorés Otzet, Exposer l’art roman en Catalogne entre 1900 et 1934 : présentations muséographiques et objectifs

– Iñigo Salto Santamaría, Action, réaction, exposition : la Porte d’Estagel dans les murs du Louvre

– Marc Verdure, Approches muséales de Byzance en France

– Sophie Dutheillet de Lamothe et Sophie Loock, Revoir le Moyen Âge, questionner l’histoire de l’art. Le réaménagement du département médiéval du Palais des Beaux-Arts de Lille

– Camille Broucke, Entre archéologie et collectionnisme : les collections médiévales dans le nouveau parcours permanent du musée Dobrée à Nantes

Revoir le Moyen Âge, questionner l’histoire de l’art. Le réaménagement du département médiéval du Palais des Beaux-Arts de Lille

par Sophie Dutheillet de Lamothe et Sophie Loock

 

Conservatrice du patrimoine, Sophie Dutheillet de Lamothe est conservatrice entre 2019 et 2025 du département Moyen Âge et Renaissance du Palais des Beaux-Arts de Lille. Elle est titulaire d’un doctorat en études italiennes et romanes (2021), portant sur la place du corps dans les pratiques de dévotion des premiers Prêcheurs. Ses recherches portent principalement sur l’histoire de l’art médiéval italien et européen et l’anthropologie religieuse. En 2025, elle rejoint les équipes du musée de Cluny en tant que responsable des collections de peintures et vitraux.

Attachée de conservation du patrimoine, Sophie Loock est en charge des collections d’objets d’art et des plans-reliefs au Palais des Beaux-Arts de Lille. Elle collabore entre 2017 et 2022 à l’élaboration et à la mise en œuvre du Projet Scientifique et Culturel du musée dans les départements des plans-reliefs puis du Moyen Âge et de la Renaissance. En 2025, elle coordonne le projet « Musée des enfants » au Palais des Beaux-Arts de Lille.  —

 

Reliquaires, retables, fonts baptismaux, décors lapidaires d’églises, panneaux de dévotion, objets liturgiques etc. Toutes ces typologies d’objets composent l’écrasante majorité des collections médiévales du Palais des Beaux-Arts de Lille, comme de bien des musées dits de « beaux-arts ». Nouveaux écrins des œuvres médiévales, les musées se substituent aux églises et oratoires pour offrir au plus grand nombre l’opportunité de les regarder. Mais la mise en perspective de ces collections dans un contexte d’étude et de présentation de « beaux-arts » les déplace sémantiquement : en les qualifiant d’« œuvres d’art », elle fait primer implicitement leur qualité formelle sur leur fonction. Des pièces liturgiques sont présentées et classées comme des jalons de l’histoire de l’art et du goût. Les médiations proposées dans la plupart des parcours permanents des grands musées occidentaux sur ces œuvres abordent l’artiste avant le destinataire ou l’usager, la forme et le style avant le sens[1]. On peut se réjouir de ce déplacement, propre à conférer une universalité nouvelle à des artefacts issus du christianisme. Aujourd’hui, le positionnement des musées face aux œuvres médiévales peut toutefois être questionné. La déchristianisation des sociétés occidentales et l’absence de culture religieuse de bien des visiteurs ne doit-elle pas conduire à une réflexion sur la manière de présenter ces objets : que veut-on en dire prioritairement à un néophyte dans les quelques secondes où il les découvre dans l’espace du musée ? Qu’ils sont un « chef-d’œuvre » de tel ou tel style ? ou qu’ils ont été vénérés par des centaines de personnes qui les investissaient d’un pouvoir sacré, et pour quelles raisons ? Qu’en dirait-on s’il s’agissait de décontextualiser de la même façon le discours autour d’un masque dogon ou d’un ouchebti égyptien ?

Comment mettre en scène aujourd’hui une collection d’œuvres médiévales : faut-il privilégier l’histoire des formes ou le contexte spirituel de leur production, leur fonction, leur sens qui échappe désormais au plus grand nombre ? Expliquer les usages et les messages des œuvres médiévales, est-ce faire du catéchisme ou est-ce le devoir et la politesse du musée ? Le discours sur les œuvres médiévales doit-il, en un mot, mettre au premier plan l’histoire des styles, l’anthropologie religieuse, l’iconographie, l’histoire sociale, l’histoire des mentalités ? Quelle « histoire de l’art » le musée veut-il raconter ?

Contexte et fonction des œuvres : le récit scénographique

Le département médiéval du Palais des Beaux-Arts de Lille tel qu’il existe aujourd’hui est issu du réaménagement du musée de la fin des années 1990, conduit par les architectes Jean-Marc Ibos et Myrto Vitart lorsqu’Arnauld Brejon de Lavergnée dirigeait l’institution. Ces collections sont alors présentées pour la première fois dans les caves voûtées du musée, une architecture de briques et de pierres dont les vastes volumes se prêtent particulièrement à la contemplation d’œuvres qui, pour beaucoup d’entre elles, prenaient place dans des églises. Depuis les prémices du musée au XIXe siècle[2], la présentation des collections archéologiques et médiévales lilloises mêle toutes les techniques. Les sculptures de bois et de pierre côtoient l’orfèvrerie liturgique, les peintures de tous formats et les objets précieux se répondent dans des compositions pouvant évoquer tantôt un cabinet de collectionneur, tantôt une vague reconstitution de décor de chapelle ou d’église.

L’effet d’ensemble est celui d’une immersion dans une évocation d’intérieur « médiéval », où dominent le goût de l’accumulation et une certaine profusion décorative. Des recompositions à partir d’éléments divers sont parfois proposées, à la manière des accrochages assez libres et des Gothic Rooms popularisés aux États-Unis dans la première moitié du XXe siècle[3]. Ainsi, le retable germanique de saint Georges, lui-même fruit d’une recomposition d’éléments divers[4], apparaît-il dans une photographie ancienne du musée (Fig. 1) encadré de deux chandeliers d’autel produits dans les Anciens Pays-Bas, vers 1500, et de deux anges thuriféraires en pierre sculptée, que leur style rattache à une production du Nord de la France au milieu du XVe siècle. Ici, la stricte cohérence du classement par école et par chronologie s’efface pour privilégier l’effet d’ensemble et l’impact visuel sur le visiteur. La liberté de ce type d’accrochage peut aujourd’hui être dénigrée, tant le modèle muséal du classement par technique, par aire géographique et par progression chronologique s’est imposé dans la plupart des musées occidentaux. Pourtant, la puissance de séduction de ces compositions scénographiques n’est pas que poétique et sensible : elle peut constituer un levier cognitif efficace sur la réception des œuvres médiévales par leurs destinataires passés. En positionnant le retable d’une certaine manière dans une architecture, en l’entourant d’éléments qui évoquent un mobilier liturgique et un espace ecclésial, les conservateurs favorisent un certain regard : il apparaît dans un dispositif spatial rappelant sa fonction cultuelle, favorisant la compréhension de son environnement premier et de ses usages.

Fig. 1 : Vue du Retable de saint Georges dans la galerie d’archéologie au rez-de-chaussée du musée (actuelle galerie des Arts décoratifs). Photo prise après la Seconde Guerre Mondiale © Palais des Beaux-Arts de Lille.

Les choix muséographiques qui ont été faits lors du réaménagement du Palais des Beaux-Arts de 2022[5] n’excluent pas ce type de scénographie libre, où des œuvres issues d’époques et de contextes divers se côtoient pour former des ensembles suggestifs à défaut d’être authentiques. C’est le cas du mur d’entrée dans le département, qui juxtapose un calvaire brabançon de 1500 et des anges porteurs d’instruments de la Passion provenant d’autres groupes sculptés, encadrés par un saint Jean et une Vierge de calvaire réalisés au début du XVIe siècle dans le Limbourg (Fig. 2). Plus loin, une grande galerie mêlant des œuvres de France, d’Espagne et d’Italie, agencées dans un parcours thématique et chronologique, propose au visiteur une déambulation rappelant, même imperceptiblement, celle d’un fidèle dans une église. Après avoir dépassé un grand portail[6], le visiteur progresse vers un retable peint d’Italie du Sud, qui apparaît comme un point focal du fait de son emplacement dans l’axe de la galerie, de son format, de ses couleurs vives et de son fond doré (Fig. 3).

Fig. 2 : Vue du département rénové en 2022 – Salle introductive, « Mur de la Passion » © Palais des Beaux-Arts de Lille, Photo Jean-Marie Dautel.
Fig. 3 : Vue du département rénové en 2022 – Galerie Europe, Retable de la Vierge allaitant entourée de saints attribué au Maître de Santa Barbara à Matera, Italie du Sud, vers 1430 © Palais des Beaux-Arts de Lille, Photo Jean-Marie Dautel.

Sa disposition sur un socle et non sur une cimaise rappelle également la destination première du retable, associé à un autel[7]. Dans une section introductive consacrée à la fonction et à la place des œuvres dans l’espace des églises et les célébrations liturgiques, ce retable s’impose ainsi comme un élément-clé, aux côtés d’objets iconiques de la collection comme l’encensoir aux Hébreux ou la croix de Wasnes-au-Bac. Derrière lui, une ronde de vitrines abrite des reliquaires. Leur disposition en cercle offre au visiteur de se déplacer à la manière d’un pèlerin dans un déambulatoire, au sein d’une section centrée sur le thème du culte des saints et des reliques. La prise en compte du rapport du regardeur à l’espace, de ses déplacements comme des éléments qui contribuent à construire son expérience de visite et à donner du sens aux objets, a été essentielle dans la conception scénographique du parcours, confiée à l’agence Scénografiá (Nicolas Groult et Valentina Dodi). La réflexion sur les enjeux de réception d’une œuvre par son positionnement dans l’espace a ainsi permis de moduler la disposition des collections au fil du parcours, pour suggérer tantôt la sphère collective, tantôt la sphère privée, favoriser des face-à-face ou des contournements, inviter à baisser ou à lever le regard. La mise en scène du bas-relief du Festin d’Hérode de Donatello, fleuron du département, dans une petite salle qui lui est entièrement consacrée, participe de la même réflexion. Plutôt que de le présenter dans une grande galerie évoquant par ses volumes et son agencement général une nef d’église, le choix d’un espace plus intime crée les conditions d’une contemplation différente de l’œuvre, telle qu’on pourrait l’expérimenter dans la sphère privée. Ce choix n’est pas neutre : il place le chef-d’œuvre de Donatello dans un dispositif muséal qui n’associe le relief à aucun contexte donné. L’œuvre, pour laquelle aucune destination religieuse n’est connue à ce jour, est donnée à voir seule, dans une scénographie épurée, visant à souligner son statut d’œuvre d’art à part entière et sa modernité. La rupture entre les œuvres médiévales et ce manifeste de la Renaissance est marquée dans la médiation, mais aussi dans l’espace singulier construit autour du bas-relief (Fig. 4).

Fig. 4 : Vue du département rénové en 2022 – Salle du Festin d’Hérode de Donatello, avec le bas-relief dans une niche et un film de médiation projeté sur un mur © Palais des Beaux-Arts de Lille, Photo Jean-Marie Dautel.

Matérialité, technique, vie quotidienne : la place des objets d’art et la multiplicité des discours

La présence d’objets d’art dans le département Moyen Âge et Renaissance a été considérablement augmentée à la faveur du réaménagement de 2022. La richesse et la diversité matérielle et typologique des collections lilloises dans ce domaine, des ivoires aux émaux, en passant par l’orfèvrerie, la numismatique, la dinanderie ou la céramique, a été au cœur d’une réflexion sur leur place dans la muséographie et le discours. Une « galerie des Trésors » a ainsi vu le jour, tout entière tournée vers le savoir-faire des artisans médiévaux dans différents domaines. Avec la matérialité comme point de départ, rendre compte de techniques de création exceptionnelles et aujourd’hui méconnues a permis de renouveler le regard porté sur ces productions et de réaffirmer leur place au sein des collections dites « de beaux-arts ».

L’art de l’ivoire, l’art du métal, l’art de l’émail et l’art du livre sont ainsi abordés tour à tour dans la galerie d’objets d’art située au centre du parcours. Les quatre sections sont déclinées selon un principe scénographique commun. Pour chacune, un échantillon de la matière brute ayant servi à façonner les objets jouxte le texte d’introduction et précède la présentation des œuvres. En vitrine, des défenses de morse et d’éléphant côtoient de précieuses figures d’appliques ou des volets de diptyques (Fig. 5), et des oxydes métalliques en poudre voisinent avec les émaux champlevés.

Fig. 5 : Vue du cahier scénographique de la vitrine Art de l’ivoire, Galerie des Trésors – Agences Scénografiá (scénographie) et Graphica (graphisme) © Scénografiá.

Le visiteur est guidé dans sa découverte des œuvres par une médiation ciblée sur la matérialité et la technique. En face de chaque vitrine, une proposition graphique, tactile ou numérique complète ou précise le processus de fabrication des objets présentés. Pour l’art du livre, un dispositif numérique permet, par exemple, de feuilleter l’intégralité de l’un des ouvrages exposés et d’accéder à des contenus ayant trait à la fabrication ou à la mise en page du manuscrit (la réglure, les rubriques, le rôle du copiste etc.), tout autant qu’au texte en lui-même et à son contexte de production[8]. En vis-à-vis de la vitrine consacrée à l’art du métal, plusieurs lingots de cuivre, d’étain, de bronze et de laiton ainsi que des fac-similés d’outils d’orfèvre font, quant à eux, le lien avec le discours sur les alliages cuivreux et les procédés de décor développé dans la vitrine. Toutes ces données matérielles et techniques offrent au visiteur l’opportunité de poser un regard différent sur les œuvres. Positionné au centre de la vitrine « Art du métal », un précieux Christ en croix d’applique du début du XIIe siècle (Fig. 6) révèle ainsi peut-être plus facilement au visiteur la finesse des détails gravés des mèches de cheveux et de la barbe, le poinçonnage des pans du périzonium ou les traces de dorure encore visibles par endroits.

Fig. 6 : Statuette d’applique : Christ en croix, Meuse (?), premier quart du XIIe siècle, inv. A 78  © Grand Palais-RMN, Photo Stéphane Maréchalle.

Mettre en exergue le processus de transformation de la matière brute vers l’objet fini a également été propice à l’intégration de pièces usuelles ou archéologiques habituellement peu présentes dans les musées de beaux-arts. Dans cette même vitrine consacrée au travail du métal, un chaudron tripode, objet commun des cuisines médiévales et reconnaissable de chacun, trouve notamment sa place en regard d’un film d’archéologie expérimentale reproduisant son processus de fonte[9].

La technique de fabrication, la matérialité ou l’usage sont autant de pistes explorées pour valoriser les objets dans l’ensemble du département. Parmi les sorties de réserve qui ont marqué la réouverture de 2022, on compte ainsi nombre d’objets usuels, permettant d’évoquer tel ou tel aspect de la vie quotidienne. Un tranchoir en étain argenté et poinçonné, exceptionnelle découverte issue de fouilles dans les canaux de Lille, peut ainsi être valorisé aux côtés d’un tableau représentant un Repas chez Simon. En effet, dans la peinture, le Christ fait usage d’un tranchoir similaire (Fig. 7). L’œuvre d’art et l’objet archéologique se répondent et impliquent le visiteur par le jeu de reconnaissance visuelle. Les cartels viennent en support mais la scénographie offre au premier regard une clef de lecture singulière. Le visiteur y est d’autant mieux préparé que ce principe de vis-à-vis entre un détail d’une œuvre et l’objet représenté est décliné plusieurs fois dans le parcours, comme un fil conducteur[10].

Fig. 7 : Vue du département rénové en 2022 – Galerie des Anciens Pays-Bas avec à droite le tranchoir et le Repas chez Simon © Palais des Beaux-Arts de Lille, Photo Jean-Marie Dautel.

La médiation proposée autour du Repas chez Simon (Fig. 8) est essentiellement axée sur les arts de la table autour de 1500, proposant une analyse du couvert et des usages qu’il laisse entrevoir : le partage d’un tranchoir entre plusieurs convives, l’absence de fourchette. Un extrait littéraire d’un manuel de bonne conduite destiné aux enfants complète le dispositif de médiation autour de cette œuvre expliquant qu’il convient, si l’on partage son tranchoir avec une dame, de « couper la viande à celle-ci[11] ». La vie quotidienne fait ainsi ponctuellement irruption dans le parcours beaux-arts à travers des objets modestes ou prestigieux (des bésicles, des enseignes de pèlerinage, une boucle de ceinture, une épée, une armure etc.), mais aussi des partis pris de médiation proposant parfois une lecture des œuvres religieuses tournée vers la culture matérielle et les coutumes médiévales.

Fig. 8 : Repas chez Simon, Nord de la France, vers 1500, Lille, Palais des Beaux-Arts, Inv. P 862          © Antonella Trovisi.

Quelle(s) histoire(s) de l’art ?

Comment regarde-t-on aujourd’hui une œuvre d’art médiéval ? Et comment peut-on chercher à intéresser un visitorat aussi large que possible à des œuvres aux iconographies presque exclusivement religieuses, dominées par les figures omniprésentes du Christ, de la Vierge et des saints ? L’écriture du parcours dans son ensemble, tout comme l’écriture des cartels de chaque œuvre en particulier, ont été, lors du réaménagement du département Moyen Âge et Renaissance, les terrains de multiples réflexions et expérimentations pour répondre à ces questionnements. Les approches différenciées des sections, privilégiant tantôt une perspective anthropologique, tantôt une analyse iconographique, historique, technique ou stylistique, ont constitué l’une des réponses apportées. La sortie de réserve d’objets usuels permettant de varier les typologies d’œuvres, présentés aux côtés de peintures et sculptures les mettant en scène, a été un autre axe de travail pour dynamiser le propos et offrir un autre point de vue sur les arts du Moyen Âge. La réflexion a également porté sur la prise en compte d’une histoire de l’art et de la société médiévale plurielle, reflet de disciplines en constant renouvellement depuis plus d’un siècle. Le modèle muséographique dominant en France et en Europe occidentale tend depuis les origines à privilégier une histoire de l’art par écoles, où sont décrites au moyen d’objets des caractéristiques formelles et culturelles liées à une aire géographique à une époque données. La figure de l’artiste et l’identification des chefs-d’œuvre s’imposent dans cette perspective comme des points de repère essentiels. La qualification du style d’une œuvre, l’attributionnisme et l’appartenance à une école artistique constituent des références naturelles dans la construction d’un parcours, visant à classifier des œuvres selon une logique compréhensible par le visiteur. Ils répondent aussi à la volonté de produire un discours sur une société à travers les grands artefacts qu’elle a pu créer. Le réaménagement d’un parcours permanent est l’occasion, sans renier ce modèle qui est au fondement de l’histoire de l’art, d’élargir le spectre des discours. Les usages des œuvres, l’histoire culturelle, l’iconologie, l’anthropologie, la micro-histoire, les liens entre art et histoire sociale ou histoire des sciences, les études chimiques et techniques des artefacts anciens, la prise en compte des données archéologiques, d’une culture matérielle populaire au-delà d’un récit centré sur les chefs-d’œuvre, sont autant de prismes que l’historiographie du Moyen Âge explore sans relâche depuis le milieu du XXe siècle. Des travaux de ces dernières décennies ont ouvert des chemins de traverse qui ont considérablement contribué au renouveau et à la diffusion des études sur les œuvres et la société médiévales[12]. Daniel Arasse, par son histoire du détail[13], Michel Pastoureau, par son histoire des couleurs, des bestiaires, des symboles[14], occupent les têtes de gondoles des librairies d’art et boutiques de musées. Parmi ses nombreux travaux, Jacques Le Goff a ouvert des voies fécondes de recherche sur l’histoire des mentalités ou la culture populaire[15], que des historiens comme Jean-Claude Schmitt continuent à renouveler en explorant des thèmes à la croisée de l’anthropologie et de l’histoire des images[16]. On pourrait citer des dizaines, des centaines de travaux qui construisent aujourd’hui le savoir en mutation sur la société et l’art du Moyen Âge. Quelle place offrir dans les parcours muséographiques à cette pluralité des discours ? Cette richesse interprétative n’est-elle pas l’une des clés pour parvenir à capter l’attention d’un visitorat novice dans sa découverte des œuvres médiévales, mais aussi pour stimuler le regard des amateurs ?

Plusieurs partis pris du réaménagement du département Moyen Âge et Renaissance se font l’écho de cette histoire plurielle des arts. La première salle, conçue comme une initiation à la lecture des images religieuses, agence ainsi un ensemble de sculptures nord-européennes des années 1450-1520 selon l’ordre du récit évangélique. Plutôt que de retenir une répartition chronologique ou par ateliers, d’Anvers, de Bruxelles ou du Nord de la France, et de rassembler les albâtres de Nottingham dans une vitrine dédiée, la muséographie privilégie la construction d’une narration ordonnée de la vie du Christ, principal « héros » s’il en est des œuvres médiévales. Aux scènes de l’enfance succèdent les miracles de la vie publique du Christ, jusqu’à sa Passion occupant une large partie de la salle, qui s’achève avec deux représentations de la Résurrection (Fig. 9).

Fig. 9 : Vue du département rénové en 2022 – Vitrine « Résurrection » de la première salle du parcours (Mise au tombeau, Picardie, vers 1500, Inv. A 269 ; Descente du Christ aux Limbes, Brabant, vers 1500, Inv. A 182 ; Résurrection du Christ, albâtres de Nottingham, XVe siècle, Inv. A 32 et A 38) © Palais des Beaux-Arts de Lille, Photo Jean-Marie Dautel.

Destinée à éclairer des visiteurs peu familiers de l’art chrétien sur les scènes représentées dans l’ensemble du parcours, et même du musée, cette salle introduit aussi plus largement à une certaine manière de voir les œuvres, ou « images » médiévales[17]. Le plaisir de la narration, de la reconnaissance d’un personnage, de la participation émotionnelle à une histoire, sont ici les premiers leviers que cherche à activer ce parti pris muséographique. Des détails sont aussi mis en évidence par les cartels, pour certains illustrés afin de permettre de repérer plus facilement un attribut, un geste significatif ou une digression pittoresque de l’image. À la manière des « pilules iconographiques[18] » de Chiara Frugoni, ces cartels illustrés proposent des images à décoder, où le geste, le décor, la culture matérielle visible, le vêtement, sont autant d’indices permettant d’approcher l’un ou l’autre aspect de la vie au Moyen Âge, favorisant une découverte active, parfois ludique, de l’œuvre. Le commentaire iconographique va parfois au-delà de la simple description du sujet. Il peut attirer l’attention sur la signification théologique d’un épisode, ou tenter de replacer la fortune d’un motif dans un contexte spirituel et dévotionnel plus large. Le premier sang versé du Christ lors de la circoncision est ainsi mis en rapport avec sa Passion à venir pour expliquer l’importance de ce thème iconographique dans les retables (Fig. 10). Dans le peu d’espace qu’offre le cartel, le choix est fait tantôt d’axer le texte sur la lecture iconographique de l’image, ou sur la signification théologique d’un épisode, ou bien, plus rarement, sur l’appartenance de l’œuvre à telle ou telle production artistique et ses principales caractéristiques.

Fig. 10 : Circoncision, Anvers, vers 1510, Inv A 119 © Palais des Beaux-Arts de Lille, Photo Jean-Marie Dautel.

La volonté de placer l’iconographie au premier plan au début du parcours de visite n’est pas qu’une réponse apportée au fossé culturel qui se creuse entre le visitorat d’aujourd’hui et les artefacts produits par une société médiévale christianisée. En privilégiant la lecture de l’histoire évangélique plutôt que l’analyse des formes, la première salle du nouveau parcours met implicitement au premier plan la fonction de l’image. Plus loin, la section consacrée au culte des saints et des reliques relève du même parti pris. Les reliquaires sont rassemblés dans la nouvelle muséographie quels que soient leurs origines et leurs datations, et mis en relation avec des représentations de saints, peintes ou sculptées, et des objets illustrant le développement du commerce de souvenirs de pèlerinage aux abords des sanctuaires (enseignes et ampoules de pèlerinage[19], azabache etc.). Les pratiques dévotionnelles des pèlerins font l’objet d’une médiation ciblée dans l’ensemble de cette section, mettant en évidence les rapports du fidèle à la relique, faisant appel aux sens de la vue, du toucher, mais aussi possiblement de l’odorat et du goût dans le cadre de pratiques d’ingestion de liquides ayant été en contact avec elle[20]. La mise en relation de l’ensemble des enseignes présentées avec une statue de saint Roch, patron des pèlerins, portant à son chapeau une enseigne de saint Pierre, permet de visualiser l’objet dans son usage. La dévotion privée constitue quant à elle le fil conducteur d’une autre salle du parcours, réunissant des œuvres ayant en commun d’avoir été réservées à un usage individuel. Cet ensemble issu de foyers artistiques divers manifeste l’essor européen d’un art tourné vers une clientèle privée, désireuse d’avoir des images pieuses pour ses dévotions, mais aussi avide de pouvoir afficher son prestige par la possession d’objets raffinés et précieux.

Quelle histoire de l’art pour mettre en scène une collection médiévale au XXIe siècle ? Les partis pris du réaménagement du département médiéval au Palais des Beaux-Arts de Lille en 2022 visent à construire un parcours pluriel. La diversification des typologies d’œuvres présentées en est un axe fort, en particulier dans le domaine des objets d’art et de l’archéologie. La construction du discours, à l’échelle de chaque œuvre comme des différents ensembles qui constituent la présentation de 2022, renouvelle aussi en profondeur le parcours de visite. Les axes proposés s’ajustent à la nature et aux points forts des collections et varient d’une salle, d’une section à l’autre, soutenus par une médiation écrite et une scénographie visant à favoriser une approche active et contextualisée des œuvres par le visiteur. Elles lui sont présentées parce qu’elles racontent une histoire, parce qu’elles ont agi dans le regard et la vie des hommes de leur temps, parce qu’elles témoignent d’une réalité lointaine ou disparue, parce qu’elles peuvent encore saisir aujourd’hui par leur étrangeté ou leur beauté formelle, un geste technique, la magie d’une matière, d’une couleur, d’une invention. La mise au second plan, parfois, du classement des œuvres par écoles et par style, invite à prendre en compte une histoire de l’art diverse, reflet de décennies d’hypothèses et de recherches autour de la société et de la culture du Moyen Âge. Loin de prétendre en faire le tour, la proposition lilloise explore quelques voies d’expérimentation, tentant de conjuguer différentes approches des collections médiévales.

 

Notes

[1] Cette approche est le corollaire naturel d’un classement des œuvres par typologies, écoles nationales ou régionales, et par progression chronologique, tel qu’il existe par exemple traditionnellement au musée du Louvre. Ce modèle fait depuis quelques années l’objet de questionnements de plus en plus sensibles, que reflètent d’autres choix d’organisation des collections, dans des expositions thématiques mais aussi, plus rarement, au sein de parcours permanents. Nous pensons par exemple au réaménagement du département médiéval de l’Art Institute de Chicago conduit par Sylvain Bellenger entre 2010 et 2013, où est privilégiée une approche plus fonctionnelle et anthropologique des collections. Les typologies se mêlent dans des ensembles constitués à partir de thématiques liées à la destination des œuvres plus qu’à leur contexte de création et à leur appartenance à un style. Nous remercions vivement Sylvain Bellenger d’avoir bien voulu partager avec nous son expérience et sa réflexion au cours d’un entretien.

[2] Pour une brève histoire du Palais des Beaux-Arts de Lille, on peut se référer notamment au texte introductif dans Oursel H., Le musée des Beaux-Arts de Lille, Paris, Dessain et Tolra, 1984 ; voir également Dupuis V., Lille, Palais des Beaux-Arts, Lyon, Scala, 2014.

[3] On peut penser à l’exemple précoce de l’Isabella Stewart Gardner Museum de Boston, ouvert au public dès 1903, ou à la création des Cloisters dont George Grey Barnard et John Rockefeller Jr furent les principaux maîtres d’œuvre. Sur l’histoire de la présentation des collections médiévales européennes dans la muséologie américaine, voir Vivet-Peclet C., « L’architecture comme décor ? Les choix de présentation des collections médiévales dans les musées nord-américains », Livraisons de l’histoire de l’architecture, n° 45 : Exposer l’architecture I, 2023, en ligne : http://journals.openedition.org/lha/9505 (consulté en juillet 2025).

[4] La caisse centrale est une production tyrolienne de la fin du XVe siècle, les sculptures de la prédelle ainsi que les panneaux peints qui l’encadrent proviennent d’autres ensembles un peu plus tardifs. Sur le socle du retable, on reconnaît également un panneau de prédelle appartenant à un autre retable germanique du début du XVIe siècle.

[5] Ce réaménagement s’inscrit dans le projet scientifique et culturel du Palais des Beaux-Arts initié sous la direction de Bruno Girveau. Nous remercions Bruno Girveau pour la confiance qu’il nous a accordée tout au long du projet, son accompagnement et son soutien dans sa mise en œuvre.

[6] Il s’agit d’une évocation du portail de la cathédrale de Lille, Notre-Dame-de-la-Treille, dont la façade occidentale a été réalisée dans les années 1990 sous la direction de l’architecte Pierre Louis Carlier. Le Palais des Beaux-Arts conserve des éléments préparatoires en terre cuite de ses sculptures, dues à Georges Jeanclos et données à la Ville de Lille après le décès de l’artiste par sa famille.

[7] Le choix scénographique de placer certains retables peints sur socle précède le réaménagement de 2022 : ce dispositif scénographique marquait déjà la galerie des Anciens Pays-Bas dans les années 2000.

[8] Le Palais des Beaux-Arts bénéficie pour la vitrine « Art du livre » de prêts issus du fonds de la Bibliothèque municipale de Lille, avec des rotations régulières. La Bibliothèque municipale contribue également à faire vivre cette section en assurant la numérisation des ouvrages présentés dans le feuilletoire et en concevant la médiation associée. Nous remercions Jean-Jacques Vandewalle, conservateur à la Bibliothèque municipale de Lille, pour son implication dans ce projet.

[9] Cette section a bénéficié d’un partenariat avec l’UCLouvain et L’asbl (association loi 1901) CSSA commission du Sous-sol archéologique. Plusieurs chercheurs et archéologues spécialisés dans l’étude du travail du métal au Moyen Âge ont ainsi été associés au projet, en particulier Lise Saussus, Nicolas Méreau et Nicolas Thomas.

[10] Sur le parti pris de mise en relation d’œuvres d’art avec des objets issus de la culture matérielle contemporaine des artistes, l’exposition autour de Giovanni Battista Moroni organisée en 2019 à la Frick Collection a constitué une importante source d’inspiration. Voir Moroni: The Riches of Renaissance Portraiture, cat. exp., New York, The Frick Collection ; Scala Arts Publishers, 2019.

[11] La citation du cartel est tirée des Cinquante contenances de table compilées au XIIIe siècle par Bonvesin de la Riva. Voir, Dauphiné J., « Bonvesin da la Riva : De Quinquaginta curialitatibus », Menjot D. (dir.), Manger et boire au Moyen Âge, t. 2 : Cuisine, manières de table, régimes alimentaires, actes du colloque international (Nice, 15-17 octobre 1982), Paris ; Nice, Les Belles Lettres, 1984, p. 7-14.

[12] Nous citons dans cet article quelques travaux d’historiens et historiens des images susceptibles d’inspirer un travail de médiation autour d’œuvres médiévales conservées dans des musées, qui ont irrigué la réflexion autour de la refonte du parcours Moyen Âge et Renaissance du Palais des Beaux-Arts, de manière plus ou moins lointaine ou prononcée. De ces quelques exemples d’ouvrages, sauf mention contraire, ce sont les premières éditions qui sont ici référencées.

[13] Parmi ses nombreux ouvrages faisant état de lectures renouvelées des œuvres d’art, citons Arasse D., Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1992 ; Le sujet dans le tableau. Essais d’iconographie analytique, Paris, Flammarion, 1997 ; L’Annonciation italienne. Une histoire de perspective, Paris, Hazan, 1999 ; Histoires de peintures, Paris, Denoël, 2004.

[14] La série Histoire d’une couleur, publiée au Seuil entre 2000 (bleu) et 2024 (rose), a en particulier marqué, mais aussi popularisé, les études médiévales de ces dernières années. Parmi les autres ouvrages illustrant les axes de recherche de Michel Pastoureau, citons : Pastoureau M., Traité d’héraldique, Paris, Picard, 1979 ; Bestiaires du Moyen Âge, Paris, Le Seuil, 2011.

[15] De l’immense bibliographie de Jacques Le Goff, retenons ici Les intellectuels au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1957 ; La civilisation de l’Occident médiéval, Paris, Arthaud, 1964 ; La naissance du purgatoire, Paris, Gallimard, 1981. Des ouvrages de vulgarisation particulièrement accessibles, sous la forme de promenades commentées à travers une galerie d’images, ont également constitué une source d’inspiration et de réflexion dans le travail sur la médiation des œuvres lilloises. Par exemple Le Goff J., Un Moyen Âge en images, Paris, Hazan, 2000.

[16] Parmi ses nombreux travaux ouvrant des perspectives de lecture nouvelles des œuvres visuelles du Moyen Âge, citons : Schmitt J.-C., La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Galimard, 1990 ; Les corps, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris, Gallimard, 2001 ; Le corps des images. Essais sur la culture visuelle du Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2002.

[17] Pour une approche anthropologique de l’art médiéval mettant en avant la notion d’image, voir notamment Belting H., Bild und Kult: eine Geschichte des Bildes vor dem Zeitalter der Kunst, Munich, C. H. Beck, 1990 ; première traduction française Image et culte : une histoire de l’image avant l’époque de l’art, Paris, Cerf, 1998 ; Schmitt J.-C., Le corps des images. Essais sur la culture visuelle au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2002.

[18] Voir Frugoni C., La voce delle immagini. Pillole iconografiche del Medioevo, Turin, Einaudi, 2010 ; ou encore Medioevo sul naso. Occhiali, bottoni e altre invenzioni medievali, Rome ; Bari, Laterza, 2001.

[19] Parmi elles, signalons un important dépôt du musée des Beaux-Arts de Valenciennes.

[20] Sur les enseignes et ampoules de pèlerinage et les pratiques qui leur sont associées, voir Bruna D., Enseignes de pèlerinages et enseignes profanes, Paris, RMN, 1996 ; Enseignes de plomb et autres menues chosettes du Moyen Âge, Paris, Éd. du Léopard d’or, 2006. Plus récemment, voir Koering J., Les iconophages. Une histoire de l’ingestion des images, Paris, Acte Sud, 2021.

 

Pour citer cet article : Sophie Dutheillet de Lamothe et Sophie Loock, "Revoir le Moyen Âge, questionner l’histoire de l’art. Le réaménagement du département médiéval du Palais des Beaux-Arts de Lille", exPosition, 18 novembre 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles11/dutheillet-de-lamothe-loock-lille/%20. Consulté le 17 décembre 2025.

Approches muséales de Byzance en France

par Marc Verdure

 

Marc Verdure est issu de la filière culturelle en tant que conservateur du patrimoine. Après une formation de chartiste (2002) et de conservateur du patrimoine à l’institut national du Patrimoine (2006), il exerce ses fonctions au conseil départemental du Pas-de-Calais, à la conservation des Œuvres d’Art Religieuses et Civiles de la Ville de Paris et à la tête des musées de Belfort. Ces expériences lui ont permis d’appréhender les domaines très variés, depuis les travaux sur les Monuments historiques jusqu’à la rédaction de catalogues d’expositions, en passant par les étapes de réalisation administrative des projets. Sa thèse pour l’obtention du diplôme d’archiviste-paléographe portait sur un cartulaire byzantin du XIVe siècle sous la direction de Jacques Lefort (1939-2014) à l’EPHE. Par la suite, du fait des nécessités professionnelles, les études byzantines se sont éloignées mais il obtient en 2023 le poste de directeur de la bibliothèque byzantine et adjoint à la directrice des Bibliothèques, Archives et Collections au Collège de France.  —

 

Réfléchir sur le monde byzantin en France en 2025 n’est pas anodin : bien qu’il s’agisse d’une civilisation disparue depuis 1453 et restée sans héritière politique, Byzance porte des problématiques très actuelles. L’idée de décadence, l’idéologie impériale ou encore l’image d’une citadelle chrétienne (orthodoxe) assiégée par l’Islam sont des thématiques très contemporaines qui contrastent avec le constat fréquemment effectué que Byzance demeure aussi, aux yeux du public, soit profondément arriéré soit terriblement attirant et exotique[1]. Byzance est également un concept particulièrement difficile à définir car ses limites ne recouvrent pas de réalité politique : pour les besoins de notre sujet, nous nous focaliserons donc sur la définition donnée par le musée du Louvre lors de la création de son futur département des Arts de Byzance et des Chrétientés en Orient (DABCO) : de l’Éthiopie à la Russie, du Caucase à la Mésopotamie et des Balkans au Levant. Signe de son actualité, Byzance fait enfin l’objet d’un réexamen décolonialiste dans le domaine académique[2] et l’ouverture prévue en 2027 du DABCO marque un jalon majeur dans la reconnaissance auprès des publics du plus grand musée du monde.

Cette actualité interroge. Comment se manifeste la « présence de Byzance » (selon les termes de J.-M. Spieser) dans les pratiques curiatoriales en France depuis la grande exposition organisée par le musée du Louvre en 1993 intitulée Byzance. L’art byzantin dans les collections publiques françaises ? De quoi les expositions sur Byzance sont-elles le nom ? Que montre-t-on à l’occasion de ces expositions, que ne montre-t-on pas et que cherche-t-on à transmettre ? Ainsi, à partir d’un corpus d’expositions françaises organisées autour du monde byzantin[3], nous envisagerons trois questions particulièrement significatives et débattues : nous aborderons l’orientalisme tout d’abord, caractère lié à Byzance depuis le XVIIIe siècle[4]. L’idée impériale sera ensuite étudiée, puisque le thème d’un empire millénaire reste un sujet de fascination ou de rejet. Enfin une place sera accordée à l’icône, typologie d’œuvre d’art longtemps éloignée des musées français et en voie de reconnaissance.

Une tentation orientaliste existe-t-elle pour les expositions d’art byzantin[5] ?

Byzance, en tant que civilisation située à l’Est du bassin méditerranéen, doit faire face à une difficulté intrinsèque soulignée (de manière polémique) par Edward Saïd dans L’orientalisme : l’Orient créé par l’Occident (1980) : de manière subtile ou non, l’Occident interprète tout ce qui vient de l’Est et l’intègre dans une logique spécifique propre à justifier son sentiment de supériorité[6]. À ce titre, l’exposition Un port pour deux continents (Paris, Grand Palais, 2010)[7] paraît une illustration symptomatique en ce qu’elle utilise des images bien connues du grand public. Trois atmosphères sont ainsi conçues par le scénographe Boris Micka : la partie sur Byzance est structurée comme une grande ruine où se découpent des objets ; la période ottomane donne à voir l’intimité d’un palais ; la période moderne est conçue comme une « boîte de Pandore » selon les mots du scénographe, puisque la modernisation de la ville donne lieu à des découvertes archéologiques importantes comme celle du port de Théodose. Cette exposition permet ainsi à l’un de ses organisateurs et responsables du catalogue, l’historien ottomaniste Edhem Eldem, de souligner au cours d’une conférence inédite que, dès l’Exposition universelle de 1867, l’Empire ottoman présente sa capitale sous l’apparence qu’il pense attendue des Occidentaux et met en scène les clichés véhiculés par les voyageurs : les cafés, les harems ou les vues photographiques du Bosphore. Par la suite, au XXe siècle, quand les Jeunes-Turcs veulent intégrer le concert des nations et moderniser des pans entiers de la société et de l’économie, ils ne peuvent se contenter de ce caractère désuet et vont rechercher des sources plus aristocratiques. Toutefois, même si cette vision d’une ville essentiellement ottomane par le prisme unique de l’aristocratie reste partielle, l’exposition du Grand Palais veut offrir sur Istanbul un récit compris des Européens, une histoire ininterrompue depuis l’antiquité gréco-romaine qui souligne autant le passé chrétien de Constantinople que le cliché orientaliste.

Comme le souligne Averil Cameron après Edward Saïd[8], Byzance se présente ainsi longtemps avec un caractère oriental, dans le même registre que l’Empire ottoman, et se démarque en cela de la Grèce et de Rome dont on souligne le rationalisme et les racines avec l’Europe. Cette Byzance imaginaire, relativement immuable et décadente, n’a pas grand-chose à voir avec la Byzance des historiens qui tendent au contraire à en souligner les complexités, les connexions avec le Proche-Orient arabe ou la Méditerranée occidentale.

Les trésors de l’Orient

La fascination pour l’Orient se mêle volontiers à un attrait pour la préciosité et les trésors. Byzance n’échappe pas à ce tropisme particulièrement perceptible dans le choix des titres des expositions en France ainsi qu’à l’étranger : The Glory of Byzantium (New York, Metropolitan Museum of Art, 1997), Gold und Blei: byzantinische Kostbarkeiten aus dem Münsterland ([D’or et de plomb : trésors byzantins de la région de Münster] Münster, Archäologischen Museum, 2012) pour ne citer que quelques exemples. La première grande exposition d’art byzantin en France, organisée par le musée des Arts décoratifs en 1931, est marquée par ce schéma même si l’ambition intellectuelle des organisateurs était de présenter « une image aussi complète que possible des différents arts byzantins, pendant plus d’un millénaire, dans toutes les techniques[9] », selon Rémi Labrusse, tout en réhabilitant l’esthétique byzantine déconsidérée par rapport à la vision occidentale classique centrée sur le mimétisme. Byzance conserve ce trait décoratif et oriental pendant toute la seconde moitié du XXe siècle, notamment au département des Objets d’Arts du musée du Louvre même si la logique patrimoniale y diffère de celle du musée des Arts décoratifs : alors que ce dernier vise avant tout à être utile et former le goût des ouvriers d’art en montrant des outils pédagogiques, en revanche le musée du Louvre recherche des pièces pour leur intérêt dans l’histoire générale de l’art ou pour leur rareté en présentant des chefs-d’œuvre[10]. La salle 501 du musée du Louvre expose ainsi aujourd’hui environ 90 objets d’art répartis entre l’art du haut Moyen Âge et l’art byzantin. Si aucun parcours n’est imposé au visiteur, ce dernier est toutefois facilement attiré par trois objets présentés dans des vitrines isolées : la statuette équestre de Charlemagne, la patène de serpentine du trésor de Saint-Denis et la patène Stoclet en sardoine[11]. À aucun moment son attention n’est attirée par autre chose que par la préciosité ; l’histoire des saisies révolutionnaires de 1793, la superposition des décors sur des objets qui voyagent, la rareté de certains matériaux ou même la spécificité des usages des objets sont passés sous silence. La vitrine 13, par exemple, rassemble une mosaïque portative constantinopolitaine avec des objets issus du monde byzantin (Géorgie, Syrie, Bulgarie) sans lien fonctionnel entre eux et dont la réunion vise peut-être à illustrer la diversité des styles au sein d’un empire multi-ethnique. La logique patrimoniale du musée du Louvre est ici évidemment focalisée sur la préciosité et le savoir-faire et contraste singulièrement avec l’approche allemande récente centrée sur la valeur d’usage des objets, par exemple lors de Byzanz. Das Licht aus dem Osten (Paderborn, Erzbischöflichen Diözesanmuseum, 2001-2002) sur laquelle nous reviendrons, ou lors de Byzanz: Pracht und Alltag (Bonn, Ausstellungshalle der Bundesrepublik Deutschland, 2010).

Une démarche décoloniale pour les études byzantines ? L’exemple de la notion d’empire

Comme presque tous les domaines des sciences humaines, Byzance n’échappe pas à la pensée décoloniale, principalement parce que cette opération critique permet de reformuler des questions majeures de l’histoire byzantine, par exemple la notion d’empire qui évolue selon les époques[12]. Que signifie ce mouvement de pensée dans les musées français pour cette période donnée[13] ? Tout d’abord il faut rappeler que le musée du Louvre a questionné à plusieurs reprises le rapport entre centre et périphérie à l’occasion de ses projets portant non sur l’art de la capitale mais sur l’Arménie (2007), la Russie (2010), Chypre (2012-2013), la Bulgarie (2018) ou encore la Roumanie (2019). Dans ces exemples, la spécificité d’un territoire à travers ses échanges avec ses voisins est ainsi systématiquement abordée en ce qui concerne les pratiques religieuses, le commerce et les circulations. Pour aller plus loin, les futures salles du DABCO feront écho à celles, mitoyennes, du département des Arts de l’Islam et du département des Antiquités grecques, étrusques et romaines afin de souligner les continuités, les emprunts et les rivalités. Une entreprise encore plus stimulante est menée par le musée du Louvre-Lens dans sa galerie du Temps qui compare et met en regard des œuvres d’art contemporaines provenant de régions différentes (Fig. 1) : la Vierge et l’Enfant dite Vierge géorgienne peinte en Russie durant la première moitié du XVIe siècle côtoie ainsi un buste en marbre sculpté entre France et Italie à la fin du XVe siècle, une tête de Christ champenoise du XVIe siècle, une représentation de Chen Mi Zang Roi-gardien de l’ouest réalisée en bronze au XVe siècle au Tibet ou encore un portrait de Songdi Wang, roi du troisième Enfer réalisé en Chine en 1517 en fonte de fer. De telles initiatives offrent l’occasion de réfléchir aux valeurs communes de l’art du portrait entre cultures et domaines artistiques tout en relativisant l’idée d’élection ou de hiérarchie entre les civilisations.

Fig. 1 : La Galerie du Temps du musée du Louvre-Lens, détail de l’environnement de la Vierge et l’Enfant, dite Vierge géorgienne. Photographie de l’auteur.

Un tel dispositif ne rend toutefois pas possible le rééquilibrage entre culture aristocratique et consommation ordinaire puisque l’objet reste toujours choisi en fonction de sa préciosité et de sa puissance visuelle, au contraire du projet Das Licht aus dem Osten (Paderborn, 2001-2002) qui présente l’articulation du sacré et du profane au sein de la cour impériale, de l’Église et de la vie quotidienne[14]. En classant les objets par typologies, cette exposition montre l’ambiguïté qui existe entre profane et sacré, par exemple autour d’un sarcophage du IVe siècle dont l’iconographie peut être interprétée de façon chrétienne ou païenne ou encore avec des monnaies, des bijoux et des objets courants à l’effigie du Christ ou de la croix montrant que Byzance est une puissance économique et politique où la religion chrétienne est puissamment enracinée. Mais c’est surtout avec de la lumière que l’Empire byzantin, davantage que la chrétienté occidentale, entretient des rapports étroits et l’exposition allemande soigne particulièrement la présentation d’artefacts dans ce registre, de façon à procurer une sorte d’expérience du surnaturel au visiteur[15].

De même, les allusions aux pratiques colonialistes de Byzance sont inexistantes dans les expositions : tout comme l’époque justinienne est présentée comme un âge d’or artistique dans Byzance. L’art byzantin dans les collections publiques françaises (Paris, musée du Louvre, 1993), l’exposition Le trésor de Preslav (Paris, musée du Louvre, 2018) ne mentionnent pas la brutalité avec laquelle Byzance réoccupe militairement et fiscalement la Bulgarie au XIe siècle[16]. L’Empire byzantin pouvant être alternativement colonisateur ou colonisé (par les Latins après la prise de Constantinople en 1204 par exemple), il serait juste de faire état de l’étendue des pillages et de la rapacité des Latins à l’occasion de la conquête de 1204, ce que fait le catalogue de l’exposition Le trésor de la Sainte-Chapelle mais non l’exposition dont la perspective est uniquement d’évoquer l’histoire de la constitution du trésor.

L’appropriation nationaliste de Byzance

Cette démarche critique et décoloniale est également pertinente lorsque l’on envisage des projets visant à s’approprier Byzance. Dans le catalogue de la 9e exposition du conseil de l’Europe organisée à Athènes en 1964 et intitulée L’art byzantin. Art européen, l’art byzantin est synonyme d’art grec et se réduit à l’art de la capitale, Constantinople, le reste de l’Empire étant réduit au rôle d’admirateur[17]. Avec l’émergence de nationalismes dans l’est de l’Europe après 1989, l’héritage de Byzance fait à son tour l’objet d’appropriations et de revendications en Bulgarie, Grèce, Macédoine, Russie ou Serbie qui s’appuient sur l’origine de l’alphabet, la pratique orthodoxe ou encore l’architecture et les arts[18]. Il semble donc juste de rétablir l’équilibre parmi les foyers de production byzantins au cours du Moyen Âge, comme l’avait déjà fait Gabriel Millet à travers ses enseignements au Collège de France (1926-1937) et comme le propose le musée du Louvre à travers les expositions déjà signalées précédemment. Toutefois, face à cette tentation nationaliste qui réduit la perspective et oppose les nations les unes aux autres, l’accent est peu à peu porté, en France, sur ce qui unit intellectuellement et artistiquement les peuples. Ainsi l’exposition L’invention de la Renaissance (Paris, Bibliothèque nationale de France, 2024) met-elle en exergue le rôle de transmission des lettrés et commanditaires byzantins migrant en Italie durant le XVe siècle ainsi que leur apport significatif à l’humanisme et à la redécouverte des textes antiques[19]. De son côté, l’exposition Revoir Cimabue. Aux origines de la peinture italienne (Paris, musée du Louvre, 2025) souligne, grâce à un regard renouvelé sur les icônes, la dette des artistes italiens à l’égard de leurs devanciers grecs qui circulaient abondamment entre Venise, la Crète ou Corfou.

Pour contrer la rivalité nationaliste stérile, il serait peut-être également utile de porter attention à des initiatives transversales sur le modèle du projet Byzantine Things in the World (Houston, The Menil Collection, 2013)[20] : le commissaire Glenn Peers, professeur d’art médiéval et byzantin à l’université d’Austin (Texas), propose de considérer les objets d’art simplement en tant qu’objets et non comme des œuvres d’art, sous peine de les priver de tout sens en tant  qu’élément matériel, et de les mettre ensuite en résonance avec des objets similaires modernes ou issus de cultures non occidentales. En juxtaposant par exemple une icône byzantine, un tableau abstrait de Barnett Newman ou un boli du Niger, l’exposition espère rappeler au visiteur que les objets sont dynamiques et non inertes et qu’ils l’interpellent sur son rapport à son propre corps. Faisant appel à la notion d’animisme, le commissaire souligne que les frontières entre les objets et les hommes sont floues, à Byzance comme aujourd’hui. Ainsi la modernité entre-t-elle en dialogue avec le Moyen Âge, l’un éclairant l’autre en restant sur le plan de la matérialité.

Pour un détour ethnologique

Le processus de décolonisation concerne autant les pratiques muséales que les principes de muséologie et un détour par les musées ethnologiques permet de situer les enjeux de cette question difficile[21]. En effet, l’ouverture de musées comme celui du Quai Branly-Jacques Chirac a souligné la nécessité de régénérer la valeur sacrée de certains objets afin de les faire comprendre aux visiteurs occidentaux. La recherche a ainsi prouvé que, dès le XVIe siècle, les liens entre l’objet et le contexte d’origine se rompent dans le regard occidental, par exemple à l’occasion des démembrements de tableaux d’église[22], rendant l’aphorisme de l’historien Philip Fisher terriblement significatif : « Take the crucifix out of the cathedral and you take the cathedral out of the crucifix[23] ». Dès lors, la vision européenne se fonde soit sur la contemplation esthétique silencieuse (par exemple au pavillon des Sessions du musée du Louvre) soit sur une vision scientifique (développée par Maurice Godelier : « passer de la joie de voir à la joie de savoir[24] »). Or, cette double conception est évidemment questionnée par l’interprétation des indigènes qui est totalement différente, entre animisme et totémisme pour se référer aux régimes de mondiation de Philippe Descola[25]. En d’autres termes, « être affecté par la foi des autres et garder la porte ouverte pour d’autres expériences du sacré : voilà le défi contemporain des musées post-coloniaux[26] ».

La plupart du temps, les expositions d’art byzantin sont montrées en France dans un cadre scénographique sobre et dépouillé mettant en valeur les pièces sans théâtralisation. Exemple parmi tant d’autres, l’exposition Sainte Russie (Paris, musée du Louvre, 2010)[27] présente un très grand nombre d’icônes en misant d’une part sur des perspectives lointaines qui rendent possible une appréciation à distance et, d’autre part, sur un isolement qui exemplifie leur valeur spirituelle. Il en est ainsi des panneaux de l’iconostase de la cathédrale de la Dormition du monastère de Saint-Cyrille-du-Lac-Blanc (fin du XVe siècle) installés dans un environnement particulièrement soigné et sobre misant sur la seule force des images. En outre, le souci d’exhaustivité des expositions se traduit généralement par un plan chronologique qui permet de poser le cadre géographique et historique pour un public peu familier de ces régions et qui facilite aussi, en les contextualisant, la perception des mutations stylistiques. De plus, ces expositions font appel à des spécialistes en certains domaines (sculpture, ivoire, orfèvrerie, textile, peinture etc.) afin de multiplier les axes d’approche et servir le caractère encyclopédique du projet. Il n’entre pas dans les objectifs de telles expositions à vocation scientifique de s’attarder sur la vocation d’usage initiale des objets : le plan chronologique et l’appel à des historiens de l’art focalisent l’attention sur l’évolution des styles, l’histoire de la commande et la matérialité des objets, mais très peu sur le rituel en question.

Il en va tout autrement avec l’exposition Chrétiens d’Orient (Paris, Institut du Monde arabe, 2017-2018), nettement axée vers les religions chrétiennes au Proche-Orient et mettant particulièrement en relief le culte ou la signification rituelle des images à travers des sections ad hoc : « Espace sacré, espace profane dans l’architecture des premières églises » ou « Culte des saints, renouveau monastique et pratiques religieuses contemporaines ». Une telle anthropologie des pratiques est susceptible d’éclairer le sens des créations artistiques dans le domaine sacré qui répond tout particulièrement à la définition de l’aura de Walter Benjamin[28] : un objet porteur d’aura a, outre sa vertu phénoménologique, celle de véhiculer des images associées qui en élargissent la signification en faisant appel à l’inconscient du regardeur ; dès lors, la signification d’un tel objet dépasse le seul domaine de l’art et éclaire la valeur de culte qui lui est donnée.

L’icône n’est pas une œuvre d’art comme les autres

L’image à Byzance transporte avec elle des nuances et des significations qu’il ne faut pas sous-estimer à notre époque actuelle car « Byzance a vu des gens mourir pour des images[29] », notamment pendant plus d’un siècle de guerres civiles autour de l’iconoclasme (VIIIe-IXe siècle)[30]. Par ailleurs, le terme d’image n’est plus neutre quand le public d’aujourd’hui aborde le domaine byzantin : accoler le mot d’« icône » à un objet l’entoure immédiatement de significations spirituelles et rituelles, le définissant ainsi en tant qu’objet religieux alors que des retables occidentaux dont l’usage est similaire sont, comme on l’a vu précédemment[31], aujourd’hui admirés en premier lieu pour leur valeur esthétique. Autrement dit la notion d’art ne va pas de soi pour un homme byzantin pour qui l’image peut être avant tout un objet d’adoration ou de détestation. L’immense bénéfice de ce constat est d’obliger le chercheur à s’interroger sur la relation des Byzantins aux productions artistiques, autrement dit d’établir une anthropologie de l’image sans laquelle la compréhension de l’art byzantin est presque vaine. L’exemple du portrait voit ainsi son objet évoluer entre la vision païenne naturaliste et la définition chrétienne qui ôte les éléments sensibles : plutôt que l’imitation, les artistes chrétiens recherchent la vérité révélée et une inscription a possiblement plus de signification et de valeur qu’une touche de pinceau plus animée ou un dessin plus adroit[32]. L’icône laisse la personne représentée un peu au-delà de la simple identification mais un peu en-deçà de l’individualité : comme l’explique Gilbert Dagron, « c’est au fidèle, et non au peintre, qu’il appartient d’achever le portrait[33] ».

En France, une vision presque toujours esthétique

Comme on l’a souligné, le plan chronologique est prédominant dans la plupart des expositions temporaires françaises sur Byzance. Quelques exemples américains[34] ou allemands[35] montrent toutefois, a contrario, qu’un angle thématique rend possible une présentation transversale de la vaste zone d’influence byzantine afin d’en esquisser la pluralité ethnique, culturelle, linguistique et religieuse et son évolution. On a vu que Chrétiens d’Orient (Paris, Institut du Monde arabe, 2017-2018) ménageait des sections thématiques au sein de son parcours chronologique et c’est aussi un choix thématique que le musée du Louvre fait lors de l’exposition d’une trentaine de pièces de broderies roumaines replacées dans leur contexte liturgique et dévotionnel, privé ou collectif (Paris, musée du Louvre, 2018-2019). De même, la récente réouverture du musée de Cluny – musée national du Moyen Âge en 2022 offre une place de choix à Byzance dès la salle 1 intitulée « L’art au début du Moyen Âge en Occident et en Orient » : aux côtés de vitrines dédiées à la renaissance carolingienne, à l’art ottonien, à l’Espagne wisigothique et aux tissus nord-africains, l’art byzantin prend place à travers une vitrine d’ivoires des Ve-VIe siècles et une autre consacrée à la diffusion des modèles en ivoire et en métal entre Italie, Espagne et Constantinople du VIIIe au XIe siècles. Le musée exprime donc la continuité entre l’Empire d’Orient et les principautés occidentales et insiste sur la survivance de techniques, d’esthétique et de réseaux commerciaux entre l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge.

Les territoires du sacré

Le musée, en tant qu’espace de questionnements et de discussions, rend possible en théorie l’ouverture à d’autres réalités que le lieu saint ne permet pas toujours, à condition que le musée ne cherche pas non plus à imposer une vision globale et autoritaire au nom de la science ou de l’esthétique[36]. Le choix de la lumière oppose ainsi les deux espaces : le musée veut privilégier une lisibilité optimale (limitée certes par les conditions d’éclairement) quand le lieu sacré préfère l’obscurité et le mystère. Ce principe est particulièrement visible dans les projets portés par le musée du Louvre précédemment cités mais ne va pas tout à fait de soi lorsqu’il est question de la société byzantine, si imprégnée de religion comme le montrait l’exposition de Paderborn. Il faut noter en outre que l’appellation du futur DABCO, si elle fait entrer le terme « chrétien » dans la nomenclature muséale, tente pourtant de se distinguer d’une appellation religieuse : « chrétiens d’Orient » est un vocable usité depuis Napoléon III et porte une idée colonialiste ; en insistant sur la dimension géographique à travers l’expression « en Orient », le nouveau département souligne que l’attention sera portée sur l’aire civilisationnelle et non religieuse[37].

Il faut aussi être conscient, comme le rappelle le muséologue britannique Kenneth Hudson, qu’« un tigre empaillé dans un musée est un tigre empaillé dans un musée, et pas un tigre[38] », autrement dit qu’un musée ne peut restituer la puissance rituelle d’un objet religieux. Toutefois il reste possible de la transmettre par la médiation culturelle ou des programmes d’action culturelle mettant en jeu une dramaturgie.  C’est déjà le constat effectué à l’occasion de l’exposition Das Licht aus dem Osten (Paderborn, 2001-2002) :

« L’exposition atteint naturellement ses limites lorsqu’il s’agit de faire expérimenter la sensualité du monde byzantin et de la liturgie […]. Un vaste programme d’accompagnement donne aux visiteurs l’occasion de se pencher plus intensivement sur le sujet, malheureusement sous forme de présentations académiques[39]. »

Sur cet aspect, la présentation d’icônes ukrainiennes au musée du Louvre-Lens à l’occasion de l’exposition Icônes venues d’Ukraine (Lens, musée du Louvre-Lens, 2024-2025) offre un échantillon révélateur des capacités d’un musée (Fig. 2), en privilégiant la rareté (quatre icônes présentées) et l’idée de sacré : la scénographie propose une entrée ressemblant à un portail d’église (colonnes géminées, chapiteaux, arc en plein cintre) et un espace semblable à un chœur d’église (plan à pans coupés). Si les icônes sont isolées et éclairées de façon à les magnifier, elles sont aussi accompagnées d’un ensemble de textes courts et précis retraçant leur provenance et leur signification ainsi que de panneaux de médiation culturelle permettant d’en exprimer l’iconographie et le rôle liturgique. Enfin, le choix d’une couleur bleu profond pour les cimaises n’est pas dû au simple rapport avec les fonds dorés des œuvres mais rappelle surtout la couleur de la caisse ayant abrité La Joconde pendant la Seconde Guerre mondiale : des icônes byzantines à l’icône moderne, le trait d’union est tracé.

Fig. 2 : Icônes venues d’Ukraine, musée du Louvre-Lens. Photographie de l’auteur.

L’ouverture en 2027 du DABCO marquera l’entrée de Byzance dans l’histoire des civilisations relatée par le musée du Louvre : à travers la vaste aire concernée, cet événement est l’occasion d’en finir avec les notions d’orientalisme et avec la relative ignorance dans laquelle les pratiques chrétiennes orthodoxes sont maintenues. Le département hérite aussi d’une période de renouvellement de la réflexion scientifique autour de Byzance, aiguillonnée par de nouveaux axes de recherche et par des comparaisons avec les productions matérielles d’autres aires civilisationnelles. Entre la « provincialisation[40] » de l’Europe occidentale promue par l’historien Dipesh Chakrabarty et le questionnement sur les pratiques culturelles de l’image au sein du vaste monde byzantin qui mettra en perspective les choix occidentaux, le regard sera profondément renouvelé et probablement revivifié par l’apport d’œuvres originales et des principes de muséalisation renouvelés.

 

Notes

* Toutes les URL ont été consultées en juillet 2025.

[1] Cameron A., « Byzantium between East and West », Spieser J.-M., Présence de Byzance, Gollion, Infolio, 2007, p. 113-133.

[2] Anderson B., Ivanova M., Is Byzantine Studies a Colonialist Discipline? Toward a Critical Historiography, University Park, The Pennsylvania State University Press, 2023.

[3] Trésors médiévaux de la République de Macédoine (9 février – 3 mai 1999 au musée de Cluny – musée national du Moyen Âge), Le trésor de la Sainte-Chapelle (31 mai-27 août 2001 au musée du Louvre), Armenia Sacra (17 février – 21 mai 2007 au musée du Louvre), De Byzance à Istanbul. Un port pour deux continents (10 octobre 2009 – 25 janvier 2010 aux galeries nationales du Grand Palais), Sainte Russie (5 mars – 24 mai 2010 au musée du Louvre), Chypre, entre Byzance et l’Occident (28 octobre 2012 – 28 janvier 2013 au musée du Louvre), Le trésor de Preslav. Reflet d’un âge d’or du Moyen Âge bulgare (27 juin – 5 novembre 2018 au musée du Louvre), Chrétiens d’Orient. Deux mille ans d’histoire (26 septembre 2017 – 14 janvier 2018 à l’Institut du Monde arabe), Broderies de tradition byzantine en Roumanie du XVe au XVIIe siècle (17 avril – 19 juillet 2019 au musée du Louvre), Icônes venues d’Ukraine (12 septembre 2024 – 16 février 2026 au musée du Louvre-Lens).

[4] Spieser J.-M., Présence de Byzance, Gollion, Infolio, 2007, p. 15.

[5] Stouriatis Y., Identities and Ideologies in the Medieval East Roman World, Edimbourg, Edinburgh University Press, 2022, p. 19.

[6] Cameron A., « Byzantium between East and West », Spieser J.-M., Présence de Byzance, Gollion, Infolio, 2007, p. 120.

[7] Interview de Boris Micka, Scénographe de l’exposition De Byzance à Istanbul présentée aux Galeries nationales (Grand Palais, Champs-Élysée) : https://www.dailymotion.com/video/xb8vto  ; voir aussi : Visite de l’exposition De Byzance à Istanbul au Grand Palais. Saison de la Turquie en France, en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=JusMyaVdldw.

[8] Cameron A., « Byzantium between East and West », Spieser J.-M., Présence de Byzance, Gollion, Infolio, 2007, p. 131.

[9] Labrusse R. « Modernité byzantine : l’Exposition internationale d’art byzantin de 1931 à Paris », Arnoux-Farnoux L., Kosmadaki P., Le double voyage : Paris-Athènes (1919-1939), Athènes, École française d’Athènes, 2020, p. 221-242.

[10] Seraïdari K., « Temporalités patrimoniales et art byzantin au Louvre », Temporalités, n° 39, 2024, en ligne :  https://journals.openedition.org/temporalites/12071.

[11] Le plan interactif de la salle 501 du musée du Louvre est consultable en ligne avec les pièces exposées : https://collections.louvre.fr/plan?niveau=1&num_salle=291650.

[12] Anderson B., Ivanova M., Is Byzantine Studies a Colonialist Discipline? Toward a Critical Historiography, University Park, The Pennsylvania State University Press, 2023, p. 5-9.

[13] Dospěl Williams E., « Equity, Accessibility and New Narratives for Byzantine Art in the Museum », ibid., p. 172-178.

[14] Vanderheyde C., « Christoph Stiegemann (ed.), Byzanz. Das Licht aus dem Osten. Kult und Alltag im byzantinischen Reich vom 4. bis 15. Jahrhundert. Katalog der Ausstellung im Erzbischöflichen Diözesanmuseum Paderborn », L’Antiquité classique, t. 72, 2003, p. 670.

[15] Pahlke G., « Ausstellungsrezension zu: Byzanz – Das Licht aus dem Osten, 06.12.2001 – 28.04.2002 Paderborn », H-Soz-Kult, 2002, en ligne : https://www.hsozkult.de/exhibitionreview/id/reex-130546.

[16] Kaldellis A., Romanland: Ethnicity and Empire in Byzantium, Cambridge, Belknap Press, 2019, p. 239.

[17] Grabar A., « Le message de l’art byzantin », L’art byzantin. Art européen, cat. exp., Athènes, Palais du Zappeion, 1964, p. 49-63.

[18] Cameron A., « Byzantium between East and West », Spieser J.-M., Présence de Byzance, Gollion, Infolio, 2007, p. 122-125.

[19] L’invention de la Renaissance. L’humaniste, le prince et l’artiste, exp., Paris, Bibliothèque nationale de France, 2024.

[20] Peers G., Byzantine Things in the World, Houston, The Menil Collection, 2013.

[21] Brulon Soares B., « Every Museum has a God, or God is in Every Museum? », ICOFOM Study Series, n° 47 (1-2), 2019, p. 57-72, également en ligne : https://journals.openedition.org/iss/1358.

[22] Fouché F., « Le sacré affleure-t-il aussi au musée ? », ICOFOM Study Series, n° 47 (1-2), 2019, p. 105-121, également en ligne : https://journals.openedition.org/iss/1570.

[23] Fisher P., Making and Effacing Art: Modern American Art in a Culture of Museums, Oxford, University Press, 1991, p. 19. Cité par Fouché F., « Le sacré affleure-t-il aussi au musée ? », ICOFOM Study Series, n° 47 (1-2), 2019, p. 105-121, également en ligne : https://journals.openedition.org/iss/1570.

[24] Cité par Brulon Soares B., « Every Museum has a God, or God is in Every Museum? », ICOFOM Study Series, n° 47 (1-2), 2019, p. 66, également en ligne : https://journals.openedition.org/iss/1358.

[25] Descola, P., Les formes du visible : une anthropologie de la figuration, Paris, Seuil, 2021.

[26] Brulon Soares B., « Every Museum has a God, or God is in Every Museum? », ICOFOM Study Series, n° 47 (1-2), 2019, p. 66, également en ligne : https://journals.openedition.org/iss/1358.

[27] « Exposition Sainte Russie, de la Rus’ de Kiev à la Russie de Pierre le Grand, musée du Louvre – 2010 », Jean-Julien Simonot architecture scénographie, en ligne : https://jjsimonot.fr/projects/sainte-russie/ ; « Broderies byzantines de tradition roumaine au musée du Louvre », Saison France-Roumanie 2019, en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=1NtG-aRaWTg.

[28] Benjamin W., L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Folio, 1955 (1935).

[29] Grabar A., « Iconoclasme byzantin », cité par Durand J., « Avant-propos », Guillou A., Durand J. (dir.), Byzance et les images, Paris, Documentation française, 1994, p. 7.

[30] Auzépy M.-F., L’histoire des iconoclastes, Paris, Association des Amis du Centre d’Histoire et Civilisations de Byzance, 2007, 2.

[31] Fouché F., « Le sacré affleure-t-il aussi au musée ? », ICOFOM Study Series, n° 47 (1-2), 2019, p. 105-121, également en ligne : https://journals.openedition.org/iss/1570.

[32] En grec, l’on dit d’un peintre qu’il « écrit » (graphein) une icône.

[33] Dagron G., « L’image de culte et le portrait », Guillou A., Durand J. (dir.), Byzance et les images, Paris, Documentation française, 1994, p. 146.

[34] Architecture as Icon: Perception and Representation of Architecture in Byzantine Art, exp., Princeton University Art Museum, 2010 ; Africa and Byzantium, New York, The Metropolitan Museum of Art, 2023- 2024.

[35] Byzanz. Das Licht aus dem Osten, Paderborn, Erzbischöfliches Diözesanmuseum und Domschatzkammer, 2001-2002 ; Byzanz: Pracht und Alltag, Bonn, Ausstellungshalle der Bundesrepublik Deutschland,  2010.

[36] Mairesse F., « Le sacré au prisme de la muséologie », ICOFOM Study Series, n° 47 (1-2), 2019, p. 23-30, également en ligne : https://journals.openedition.org/iss/1293.

[37] Gay C., Bretaudeau C., entretien avec Maximilien Durand, « Il faut faire comprendre au visiteur que l’image est puissante », 30 janvier 2023, en ligne : https://louvrboite.fr/interview-de-maximilien-durand/.

[38] Hudson K., Museums for the 80s, Paris, UNESCO, 1977, p. 7. Cité par Mairesse F., « Le sacré au prisme de la muséologie », ICOFOM Study Series, n° 47 (1-2), 2019, p. 23-30, également en ligne : https://journals.openedition.org/iss/1293.

[39] Pahlke G., « Ausstellungsrezension zu: Byzanz – Das Licht aus dem Osten, 06.12.2001 – 28.04.2002 Paderborn », H-Soz-Kult, 2002, en ligne : https://www.hsozkult.de/exhibitionreview/id/reex-130546 : « Die Ausstellung kommt naturgemaess an ihre Grenzen, wenn es darum geht, die Sinnlichkeit der byzantinischen Welt und Liturgie erfahrbar zu machen […]. Ein umfangreiches Begleitprogramm gibt dem Besucher aus der naeheren Umgebung Gelegenheit, sich intensiver mit der Thematik zu befassen, leider ueberwiegend auch wieder in Form von Vortraegen, also auf der mehr rationalen Ebene ».

[40] Chakrabarty D., Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, Paris, Éd. Amsterdam, 2009 (2000).

Pour citer cet article : Marc Verdure, "Approches muséales de Byzance en France", exPosition, 18 novembre 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles11/verdure-approches-museales-byzance-france/%20. Consulté le 17 décembre 2025.

Action, réaction, exposition : la Porte d’Estagel dans les murs du Louvre

par Iñigo Salto Santamaría

 

Iñigo Salto Santamaría est chercheur postdoctoral à la Technische Universität Berlin, où il a soutenu sa thèse Ephemeral Museums of Medieval Art en 2024. Diplômé de l’Université de Heidelberg et de l’École du Louvre, il a été boursier au Getty Research Institute, à l’Institut historique allemand de Paris et au Zentralinstitut für Kunstgeschichte à Munich. Son projet actuel porte sur la provenance et la circulation des ivoires autour de l’an 1000 et au-delà.  —

 

« Exemplaire par son style, il [le portail d’Estagel] l’est aussi par son destin : il illustre assez bien le triste sort qui fut souvent réservé aux plus beaux ensembles sculptés romans de cette région volontiers iconoclaste, par fanatisme religieux, cupidité ou indifférence. Mutilés, dépecés, vendus, exilés souvent très loin, ces morceaux de sculpture romane ne sont plus, hélas, que des pierres mortes. Heureux encore lorsque, comme celui-ci, ils ont pu trouver asile dans un musée[1] ! »

Ces mots publiés dans le numéro 43 de la série La Nuit des Temps en 1975, dédié au Languedoc roman, sont consacrés à ladite Porte d’Estagel. Originaire de l’église Sainte-Cécile d’Estagel, à 7 kilomètres au nord de la fameuse église abbatiale de Saint-Gilles-du-Gard, cette structure date du premier quart du XIIe siècle et est reconnue dans l’histoire de l’art du Midi pour ses ornements végétaux. En septembre 1932, ce portail trouva asile, utilisant les mots de Robert Saint-Jean, au département des Sculptures du musée du Louvre, où elle est encore conservée[2] (Fig. 1).

Fig. 1 : Porte d’Estagel, provenant du prieuré Sainte-Cécile d’Estagel, 1100 / 1125, Paris, musée du Louvre, Département des Sculptures du Moyen Age, de la Renaissance et des temps modernes, RF 2141. © 2022 GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Mathieu Rabeau.

Cet article souhaite se pencher sur le transport et l’exposition du portail méridional à Paris au sein des dynamiques historiques et muséologiques des années 1930 qui contextualisent les motivations derrière son acquisition et sa présentation. Loin de voir l’ancien palais des rois de France comme un refuge pour l’art roman, nous souhaitons insérer le rôle du Louvre dans un réseau d’appropriation du patrimoine local, tout en soulignant la force des échanges transnationaux dans la définition et la consécration des collections médiévales au musée[3]. À travers trois volets – action, réaction, exposition –, le propos explore les fractures idéologiques et physiques de nos musées d’art médiéval et, autour de l’exemple de la Porte d’Estagel, interroge les émotions patriotiques qui entourent les actes de muséalisation.

Action : le « danger américain » et sa motivation didactique

En 1907, le directeur des musées royaux de Berlin, Wilhelm von Bode, dénonça dans l’article « Le danger américain dans le marché de l’art » l’asymétrie économique entre les États-Unis et l’Europe, asymétrie qui, par l’action de collectionneurs tels que J. P. Morgan, orientait tous les efforts du marché européen vers les intérêts américains. Bode évoquait les « prix extraordinaires » et le « zèle » du collectionnisme outre-Atlantique, décrivant la tâche des gouvernements comme celle de « tenir strictement en main » tout ce qui est conservé dans les collections publiques et les églises, « en particulier les œuvres de son propre art national[4] ».

Dans les années suivantes, ce contrôle du soi-disant « art national » ne s’est pas traduit seulement par des lois visant à limiter l’exportation d’œuvres à travers l’Europe, telles que la loi du 31 août 1920 pour le cas français[5]. En effet, ces actions ont aussi passé par le déplacement physique d’œuvres médiévales situées dans des villes reculées de province pour leur intégration dans des collections de métropoles. Cette dynamique d’action qui, face au collectionnisme américain, exacerbe la muséalisation centralisatrice d’institutions en Europe se reflète dans le célèbre cas des peintures murales romanes en Catalogne.

L’arrachement et l’exportation des peintures de l’abside de Santa Maria de Mur, vendues dans les salons de l’hôtel Savoy à New York en 1921 au Museum of Fine Arts de Boston (Fig. 2), déclenchèrent toute une série d’actions d’enlèvement, de protection et de transport d’autres peintures romanes situées dans la vallée de Boi, au nord-ouest de la Catalogne[6].

Fig. 2 : Abside de l’église Santa Maria de Mur (1150-1200 ; Boston, Museum of Fine Arts, Maria Antoinette Evans Fund, 21.1285) exposé au musée de Boston, années 1930. Photograph © 2025, Museum of Fine Arts, Boston.

Ainsi, des peintures monumentales telles que celles de Sant Climent et de Santa Maria de Taüll furent enlevées et intégrées dans les collections du Museu d’Art i Arqueologia à Barcelone en 1923 (Fig. 3), qui devient par la suite le Museu Nacional d’Art de Catalunya. Tout au long de ce processus, la rhétorique du « danger américain », vivement matérialisé par la perte des peintures de Mur, accompagna ces mesures.

Fig. 3 : Montage des peintures murales catalanes au Museu d’art i Arqueologia, Palau de la Ciutadella, Barcelone, 1921-192? Arxiu Fotogràfic de Barcelona, bcn005062.

Le patrimoine du sud de la France fut également gravement affecté par la convoitise des marchands locaux et étrangers, ainsi que par l’existence d’une puissante demande. Des marchands comme George Grey Barnard sont connus pour avoir été à l’origine de l’achat et du transport d’ensembles médiévaux entiers, arrivés intacts sur les côtes américaines dans le début des années 1910[7]. Pour les musées américains, ces éléments architecturaux constituaient néanmoins des outils précieux pour résoudre le problème de la contextualisation de l’art européen, comme le souligna le directeur du Philadelphia Museum of Art, Fiske Kimball, en 1931 :

« Avec Notre-Dame et la Sainte-Chapelle à proximité, pourquoi faire entrer l’architecture gothique au musée du Louvre ? Mieux encore, là-bas, on peut installer la sculpture gothique et les objets artisanaux eux-mêmes dans un bâtiment gothique subsistant, comme à l’hôtel de Cluny. Mais supposons que dans ce pays, où il n’y a pas de vieilles églises gothiques devant lesquelles notre public passe tous les jours, et où il n’y a pas d’hôtel de Cluny pour abriter nos collections, nous installions les objets, déracinés, dans des salles et des galeries neutres. Quelle idée le grand public se fait-il de leur caractère d’incarnation vivante, sous forme plastique, du puissant organisme du Moyen Âge, avec sa piété, sa chevalerie et son romantisme[8] ? »

Ces réflexions accompagnèrent l’ouverture des nouvelles galeries d’art médiéval de son institution, dans lesquelles des ensembles provenant de plusieurs pays offrirent une vue globale de l’art européen de l’an mil à la fin du Moyen Âge. Parmi cette nouvelle muséographie, inaugurée à l’automne de 1930, des éléments architecturaux français étaient intégrés dans la structure même de la présentation, comme c’était (et c’est encore) le cas de la porte romane de l’abbaye de Saint-Laurent, près de Cosne-Cours-sur-Loire (Fig. 4), achetée par le musée de Philadelphie en 1928[9]. Ces propos muséologiques aux États-Unis, alimentés par un marché propice soutenu par certaines régions provinciales européennes, nous amènent à la réaction centraliste et nationaliste qui conduisit à la Porte d’Estagel intégrée dans les murs du musée du Louvre.

Fig. 4 : Portail de l’abbaye Saint-Laurent, près de Cosne-Cours-sur-Loire (1120-1150 ; Philadelphie, Philadelphia Museum of Art, Purchased with funds contributed by Elizabeth Malcolm Bowman in memory of Wendell Phillips Bowman, 1928, 1928-57-1a) exposé au Pennsylvania Museum of Art, 1930. Kimball F., « The Display Collection of the Art of the Middle Ages », Bulletin of the Pennsylvania Museum, vol. 26, n° 141, p. 17, https://doi.org/10.2307/3794310.

Réaction : une acquisition du Louvre, entre centralisme, nationalisme et muséologie

En mars 1934, Albert Lebrun, président de la République française, inaugura les nouvelles salles du département des Sculptures du Louvre[10]. Cet espace du palais, auparavant dédié aux antiquités orientales, avait été réaménagé dans le cadre des réformes structurelles qui transformèrent le musée au cours des années précédant la Seconde Guerre mondiale, sous l’impulsion d’Henri Verne, alors directeur des Musées nationaux[11].

La première salle s’ouvrait sur l’art roman, mêlant fragments architecturaux – chapiteaux et colonnes – à des sculptures de petit et grand format. Placée au cœur de cette muséographie, en tant qu’élément de transition vers la salle suivante, se trouvait la Porte d’Estagel (Fig. 5). Entourée des sculptures de Notre-Dame de Corbeil, présentes au musée depuis 1916[12], cette porte n’avait rejoint les collections du musée que quelques mois avant l’inauguration de ces espaces au Louvre.

Fig. 5 : La porte d’Estagel, exposée au musée du Louvre, 1934 ? Pierrefitte-sur-Seine, Archives Nationales, 20144793/1.

Comme nous le développerons par la suite, cet achat fut conditionné à bien des égards par les ambitions muséographiques américaines vis-à-vis de la France et de son patrimoine. Paul Vitry, conservateur en chef du département des Sculptures, aborda cette tension de manière explicite dans un article de 1934 consacré à cette nouvelle muséographie. Évoquant la « destination plus lointaine » de la porte et la manière dont « l’intervention du musée » l’avait « défendue », Vitry conclut en mentionnant les mécènes les plus influents du département, insistant sur la nécessité de « disputer aux collections étrangères, qui nous font une concurrence dangereuse, les membra disjecta d’une des plus belles parties de notre patrimoine[13] ».

Ce danger de l’exil américain semble avoir été bien réel : depuis sa vente en 1791 dans le Gard comme bien national, la porte était passée dans des mains privées avant d’être acquise, en 1930, par Louis Blanc, marchand d’art à Nîmes, puis revendue aux frères Couëlle. Jacques et Ram Couëlle, artistes et architectes, dirigeaient La décoration architecturale à Aix-en-Provence, une société qui, sous des allures de pseudo-musée, opérait en réalité comme une véritable galerie commerciale[14]. À la suite d’une demande de Georges Salles, alors conservateur au département d’Art de l’Orient au Louvre, Ram Couëlle envoya en septembre 1931 quelques « épreuves du portail carolingien[15] » par voie postale à Paris. Au début de l’année 1932, l’équipe du département des Sculptures, avec l’aide de Fernand Benoit, conservateur au musée d’Arles, entama des négociations avec les frères Couëlle. Benoit visita l’église Sainte-Cécile d’Estagel le 18 février 1932, dans l’après-midi, où il constata « la place du portail, dont le vide a été maçonné et soutenu par une porte de fer[16] ». Des échanges entre Vitry, Benoit et Marcel Aubert, conservateur adjoint au Louvre, aboutirent finalement à une négociation pour l’acquisition de la porte par le musée parisien.

Dans son rapport de visite, Benoit précisa que Couëlle avait acquis la porte pour 40 000 francs, tandis que les marchands en demandaient 350 000[17]. Conscient du bénéfice substantiel que cette transaction apporterait aux antiquaires, Vitry s’efforça tout de même de réunir les fonds nécessaires avec le soutien de la caisse des Monuments historiques. Cependant, cette disparité flagrante fut relevée dans une lettre de l’écrivain Pol Neveux, membre de la commission de ladite caisse :

« Je vous félicite sincèrement de vos efforts. Mais je mets au défi nos magnats de l’antiquaille de vendre cette porte romane pour plus de 150000. Encore faudrait-il trouver un amateur ! Et c’en sera ainsi tant que Mme Blumenthal ne sera pas morte, tant que ses compatriotes n’auront pas “diverti à d’autres actes” et tant que les Soviets n’auront pas la Lasteyrei [sic], Émile Mâle et Paul Vitry [18]  ! »

Néanmoins, l’urgence de cette affaire devait sembler évidente à Vitry et aux autres acteurs impliqués, qui percevaient des circonstances propices au « danger américain ». En effet, il semble que Joseph Brummer avait vu la porte sans chercher à l’acquérir[19] – ce marchand d’art, actif à Paris et à New York, était l’un des principaux agents du commerce de l’art médiéval sur l’axe transatlantique [20]. Loin de diminuer l’intérêt pour l’œuvre, la simple implication de Brummer fut interprétée par les conservateurs français comme un signe de danger imminent pesant sur la Porte d’Estagel, d’autant plus exacerbé par la situation économique précaire des marchands à Aix-en-Provence. Le conservateur du musée d’Arles nota sans détour dans sa correspondance avec Paris que « Couëlle a[vait] très besoin d’argent en ce moment[21] », ajoutant un sentiment d’urgence aux négociations entre le musée et le propriétaire.

Ainsi, malgré le prix exorbitant, les équipes du Louvre et la réunion des Musées nationaux acceptèrent d’acquérir cette porte pour la somme, légèrement réduite, de 300 000 francs[22]. Une fois le paiement effectué, la Porte d’Estagel fit son entrée au Louvre le 6 septembre 1932[23], se joignant aux diverses acquisitions entreprises par le musée en cette année, comme un buste romain trouvé à Reims[24], un tableau du peintre espagnol Luis Tristán [25], ou encore le legs de Raymond Koechlin aux Musées de France, comptant surtout des œuvres d’art islamique et asiatique [26].

Néanmoins, le rôle de la Porte d’Estagel dans ces nouvelles acquisitions était très particulier, puisqu’elle allait être littéralement accrochée aux murs pour symboliser la réponse fière des conservateurs français face aux convoitises américaines. Lors de l’inauguration des nouvelles salles du département des Sculptures, la presse couvrit abondamment le nouvel espace muséal, mais ne fit que de brèves mentions de la porte elle-même – elle n’était, en fin de compte, qu’un simple élément de passage entre deux salles. C’est toutefois un article publié en mars 1933 par Bernard Colrat, chroniqueur de la rubrique beaux-arts dans le bimensuel culturel Revue mondiale, qui offre une perspective particulièrement saisissante sur l’acquisition de la porte et sa signification à l’échelle transatlantique.

Pour contextualiser l’aménagement progressif des salles du Louvre, Coltat fit une référence directe aux Cloisters de New York, en cours de construction sur les collines du Fort Tryon Park, au nord de Manhattan. Cette collection de cloîtres, tout comme les peintures de Mur, avait été exportée aux États-Unis – cette fois principalement grâce à Barnard – et provenait des cloîtres de Saint-Michel-de-Cuxa, de Saint-Guilhem-le-Désert et de Trie-sur-Baïse, tous situés dans le sud de la France. Leur acquisition par le Metropolitan Museum of Art, soutenue par John D. Rockefeller Jr. en 1925, transforma ces éléments en un écrin architectural pour la présentation des collections médiévales du musée[27]. Dans le cadre de sa construction, encore en cours en 1934, le chroniqueur Colrat ridiculisa ces efforts américains, faisant une référence explicite à notre Porte d’Estagel :

« Espérons qu’un troisième étage “Renaissance” viendra bientôt compléter les deux premiers, et que, l’appétit venant en mangeant, nous aurons des cloîtres qui pourront rivaliser avec les gratte-ciels voisins, et dont les derniers étages en fer, en verre ou en béton armé, rappelleront à la fois le clocher du Raincy, les pieds de la Tour Eiffel et le sommet du Chrysler Building. Dieu merci ! voyez que le succès de M. Barnard (c’est le nom de ce sculpteur américain) ait empêché de dormir M. Vitry, et que le Louvre nous ait offert le portail d’Estagel flanqué des esclaves de Michel-Ange et surmonté de la Diane d’Anet[28]. »

Ce rapport entre le collectionnisme américain des ensembles architecturaux et l’achat de la Porte d’Estagel par le Louvre, déjà perceptible dans les propos de Vitry sur les membra disjecta, se retrouva par la suite dans la présentation muséale de cette œuvre à Paris qui, à bien des égards, allait adopter une allure américaine elle aussi.

Exposition : soixante ans dans les murs du Louvre (1933-1993)

« Votre porte n’est pas un chef-d’œuvre, mon cher ami, mais elle mettra en valeur des chefs-d’œuvre[29] ». C’est en ces termes que Pol Neveux décrivit la Porte d’Estagel dans sa lettre adressée à Paul Vitry où il critiqua sévèrement le prix demandé. Ces mots illustrent la valeur potentielle que cette porte détenait déjà avant son arrivée à Paris : celle d’accompagner les collections romanes du Louvre et de créer un contexte originel pour ces œuvres.

Ce sentiment est aussi évoqué dans le Bulletin des Musées de France qui, en 1932, caractérisa la politique d’achat du département comme centrée sur « l’accroissement des éléments décoratifs [30] »  dans le cadre de l’acquisition de la Porte d’Estagel. L’objectif était ainsi de créer « une atmosphère et une ambiance[31] » qui, contrairement à ce que Fiske Kimball affirmait à propos des musées parisiens, était perçue comme un outil utile pour la présentation muséale en Europe. En effet, d’autres parties du même parcours furent également encadrées par des éléments architecturaux, comme la porte du Palazzo Stanga di Castelnuovo, détachée de cet édifice à Crémone et acquise par le Louvre en 1875 (Fig. 6) [32].

Fig. 6 : La porte du Palazzo Stanga, Crémone (Paris, musée du Louvre, Département des Sculptures du Moyen Age, de la Renaissance et des temps modernes, RF 204), exposée au musée du Louvre, 1934. Pierrefitte-sur-Seine, Archives Nationales, 20144793/1.

Ces décisions d’intégration architecturale au lieu d’une muséalisation isolée doivent être comprises dans une logique de contextualisation qui, suivant l’utilisation d’édifices anciens comme l’hôtel de Cluny ou la chartreuse de Nuremberg en tant que musées d’art médiéval, cherchait à trouver un compromis entre sentiment et science, entre ambiance et catégorisation[33].

L’encadrement du portail acquis à Aix-en-Provence dans les salles du Louvre pourrait avoir été inspiré par une muséographie relativement plus récente : l’exposition d’art français à Londres, organisée de janvier à mars 1932. En effet, tandis que les équipes du Louvre négociaient avec les frères Couëlle, Vitry se trouvait fréquemment outre-Manche pour accompagner les prêts du musée, y compris les statues de Corbeil[34]. Ce couple de statues encadrait l’arche du hall central de l’exposition, dédié aux arts décoratifs médiévaux et dominé par la sainte Foy de Conques (Fig. 7)[35].

Fig. 7 : Le hall central de l’exposition « French Art », 1200-1900, 1932, Londres, Royal Academy of Arts, RA Collection, 07/4850. © Royal Academy of Arts, London.

Cette présence active des collections du Louvre à Londres met en lumière, selon notre interprétation, l’une des contradictions muséales les plus éclatantes des années 1930 : la coexistence d’une rhétorique nationaliste et protectionniste dans un cadre local et national, avec un prêt constant des collections publiques à l’étranger, y compris vers des concurrents comme les États-Unis. Quelques mois après leur retour à Paris, les statues de Corbeil furent intégrées dans ce nouvel espace muséal au Louvre, encadrant une œuvre qui, contrairement à leur prêt temporaire, aurait potentiellement pu quitter le territoire français de façon définitive.

Au Louvre, la Porte d’Estagel était présentée aux côtés d’un ensemble éclectique de sculptures romanes datées des XIe et XIIe siècles, elles-mêmes entourées d’autres éléments architecturaux, le tout provenant de différentes régions de France, de l’Île-de-France à l’Occitanie, en passant par la Bourgogne, le Centre et la Champagne[36]. Le sauvetage de la porte, fortement mobilisé dans la rhétorique entourant ce nouvel aménagement, n’était néanmoins pas directement évoqué dans les salles du musée. Bien au contraire : le contrat entre La décoration architecturale et la réunion des Musées nationaux stipulait que le portail serait remonté pièce par pièce « dans une telle manière que ladite porte ainsi reconstituée et réédifiée […] se présente dans l’état primitif dont l’intérêt a motivé son acquisition pour les collections de l’État[37] ». Cette reconstruction s’avèrerait complexe, car l’acquisition n’avait pas eu lieu sur place à l’église Sainte-Cécile d’Estagel, d’où la porte avait été démontée lors de son achat par Couëlle en 1930 et remontée dans le cadre de sa vente à Aix-en-Provence.

Le démontage entrepris par La décoration architecturale suivit un système complexe de calepinage, établi sur trois jours par deux ouvriers ; ces mêmes personnes furent ensuite chargées du montage au Louvre (Fig. 8) qui dura deux semaines[38]. De même, le mortier des joints fut composé de chaux hydraulique et de poudre de pierre d’Estagel, afin d’éviter l’utilisation de ciment visible[39]. Cette continuité entre démontage et montage, ainsi que le choix des matériaux, visaient à conférer une allure d’authenticité presque impossible à recréer dans les murs d’un musée moderne.

Fig. 8 : Montage de la Porte d’Estagel au musée du Louvre, automne 1932. © Musée du Louvre, Département des Sculptures.

La personne en charge de réaliser cette muséographie, suivant les indications de Paul Vitry et des équipes de conservation, fut Albert Ferran, architecte en chef du palais du Louvre [40], dont le parcours reflète des liens étroits avec les États-Unis. Né à San Francisco de parents français, il déménagea en France en 1902, où il fut formé à l’École des beaux-arts de Paris et obtint le prestigieux prix de Rome en 1914[41]. Après cette formation classique en France, Ferran retourna aux États-Unis, où il enseigna au Massachusetts Institute of Technology près de Boston. Cette opportunité pourrait avoir été facilitée par sa formation partagée avec des figures comme William Emerson, doyen de la School of Architecture et ancien élève des Beaux-Arts[42], soulignant ainsi les échanges transatlantiques en contraste frappant avec les positions protectionnistes reflétées dans l’aménagement de la Porte d’Estagel.

Lorsque Ferran fut nommé au Louvre, il apporta une double perspective : une solide formation académique française et une excellente connaissance des muséographies émergentes des États-Unis. Il connaissait probablement des exemples tels que le musée Isabella Stewart Gardner à Boston, où des éléments architecturaux vénitiens étaient intégrés dans la mise en scène d’une immense collection d’art européen, et il était sans doute conscient des tensions croissantes entre les ambitions muséographiques américaines et la protection du patrimoine européen, tensions déjà soulignées par Bode dès 1907. Derrière l’écrin que Ferran conçut dans l’aile de Flore se cachait donc une personne incarnant une sorte de pont entre les deux côtés de l’Atlantique, ce qui s’opposait au discours strictement nationaliste défendu par Vitry.

C’est donc dans le cadre de cette rhétorique protectionniste, mêlée de dynamiques transatlantiques, que la Porte d’Estagel fut intégrée aux murs de l’ancien palais des rois de France. Ainsi, elle resta au Louvre pendant 60 ans, représentant un symbole silencieux des discours muséaux de l’époque. Son enlèvement résulta d’une dynamique plus large affectant l’ensemble du musée, menée dans le cadre du projet du Grand Louvre, annoncé par François Mitterrand en septembre 1981. Ce réaménagement marqua une transformation structurelle et architecturale majeure. Après la mise en place d’un échafaudage autour de la porte en décembre 1991 (Fig. 9), celle-ci fut retirée des murs du Louvre en mars 1992 (Fig. 10), lors du déplacement du département des Sculptures vers son emplacement actuel autour de la cour Puget.

Fig. 9 : Échafaudage autour de la porte d’Estagel au musée du Louvre, décembre 1991. © Musée du Louvre / Département des Sculptures / Jean-René Gaborit.
Fig. 10 : La porte d’Estagel, retirée des murs du musée du Louvre, mars 1992. © Musée du Louvre / Département des Sculptures / Jean-René Gaborit.

La Porte d’Estagel reste aujourd’hui visible au musée (Fig. 1), mais son installation actuelle n’est plus marquée par les discours muséaux complexes qui entouraient sa mise en place originale dans les années 1930. Isolé du mur et exposée comme une sculpture en ronde-bosse, cet ensemble architectural continue pourtant d’illustrer une contradiction fondamentale : des musées comme le Louvre, tout en se présentant comme les protecteurs de l’héritage menacé, ont participé activement à des dynamiques d’appropriation et d’accumulation, non seulement des collections lointaines acquises par la voie de la violence coloniale, mais aussi du propre patrimoine national. Le parcours de la Porte d’Estagel, de l’enlèvement de son contexte d’origine à son intégration dans un discours muséal centralisateur, incarne la déconnexion entre les objets et leurs histoires locales par l’action des marchands d’art, les ambitions muséographiques transatlantiques et les réponses des musées dans les métropoles européennes. Ce processus met en lumière les tensions entre préservation et expropriation, tout en reflétant les transformations muséographiques qui ont marqué le Louvre et, plus largement, les musées européens jusqu’à aujourd’hui.

 

Notes

* Toutes les URL ont été consultées d’octobre 2024 à septembre 2025.

[1] Saint-Jean R., « Le portail de Sainte-Cécile d’Estagel », Lugand J., Nougaret J., Saint-Jean R., Languedoc roman, Saint-Léger-Vauban, Zodiaque, 1975, p. 288.

[2] Musée du Louvre, RF 2141, Porte décorée d’oiseaux, d’un serpent (?), de rinceaux, de palmettes et d’entrelacs, en ligne : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010094279 ; sur la Porte d’Estagel, voir : Aubert M., « La porte romane d’Estagel au musée du Louvre, » Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot, t. 33, fasc. 1-2, 1933, p. 135-140 ; Aubert M., Beaulieu M., Musée national du Louvre. Description raisonnée des sculptures du Moyen Âge, de la Renaissance et des temps modernes, t. 1 : Moyen Âge, Paris, Édition de la réunion des Musées nationaux, 1950, no 14, p. 27-28 ; Baron F., Musée du Louvre. Sculpture française, t. 1 : Moyen Âge, Paris, Musée du Louvre, 1996, p. 45.

[3] Cet article est basé sur mes recherches menées dans le cadre de ma thèse de doctorat Ephemeral Museums of Medieval Art in the World War II Era: A Transnational Network of Exhibitions, Curators and Objects, sous la direction de Bénédicte Savoy (Technische Universität Berlin), soutenue en janvier 2024. Pour une perspective internationale sur l’histoire transnationale des musées, voir : Meyer A., Savoy B. (dir.), The Museum Is Open. Towards a Transnational History of Museums 1750-1940, Berlin, De Gruyter, 2014 ; pour le domaine de l’histoire de l’art médiéval d’un point de vue transatlantique, voir : Brush K., « German Kunstwisseenschaft and the Practice of Art History in America after World War I. Interrelationships, Exchanges, Contexts », Marburger Jahrbuch für Kunstwissenschaft, no 26, 1999, p. 7-36 ; pour l’histoire de la collection de sculpture médiévale au Louvre, voir : Gaborit-Chopin D., « Constitution des collections médiévales du musée du Louvre », Boletín del Museo Arqueológico Nacional, no 29-31, 2011-2013, p. 215-234.

[4] Bode W., « Die amerikanische Gefahr im Kunsthandel », Kunst und Künstler: illustrierte Monatsschrift für bildende Kunst und Kunstgewerbe, no 5, 1907, p. 3-6 ; pour une étude transnationale des pratiques de collection de Bode dans le contexte italien, voir : Smalcerz J., Smuggling the Renaissance: The Illicit Export of Artworks out of Italy 1861-1909, Leyde, Brill, 2020.

[5] Loi relative à l’exportation d’œuvres d’art, 31 août 1920 ; voir : « Frankreich, 31.08.1920 », Translocations: Legislation: Eine Sammlung von Gesetzen zum Schutz beweglicher Kulturgüter vom 17. bis zum Beginn des 20. Jahrhunderts, en ligne : https://transllegisl.hypotheses.org/uebersicht/frankreich-31-08-1920 ; pour une perspective sur l’Allemagne avec une comparaison transnationale, voir : Obenaux M., Für die Nation gesichert? Das « Verzeichnis der national wertvollen Kunstwerke »: Entstehung, Etablierung und Instrumentalisierung 1919-1945, Berlin, De Gruyter, 2016.

[6] Wunderwald A., Berenguer i Amat M., « Les circumstàncies sobre la venda de les pintures murals de Santa Maria de Mur », Bulletí del Museu Nacional d’Art de Catalunya, no 5, 2001, p. 121-129 ; Guàrdia M., Lorés I., Sant Climent di Taüll i la vall de Boí, Barcelone, Bellaterra, 2020, p. 139-156.

[7] Sur Barnard, voir : Brugeat C., « Monuments on the Move. The Transfer of French Medieval Heritage Overseas in the Early Twentieth Century », Journal for Art Market Studies, vol. 2, no 2, 2018, en ligne : https://fokum-jams.org/index.php/jams/article/view/32/96.

[8] Kimball F., « The Display Collection of the Art of the Middle Ages », Bulletin of the Pennsylvania Museum, vol. 26, no 141, 1931, p. 3.

[9] Philadelphia Museum of Art, Portal from the Abbey Church of Saint-Laurent, inv. 1928-57-1a, en ligne : https://philamuseum.org/collection/object/42059.

[10] Escholier R., « M. Albert Lebrun inaugure aujourd’hui les quarante nouvelles salles du Louvre », Le Journal, 5 mars 1934.

[11] Bresc-Bautier G., Mardrus F., « Une nouvelle répartition des collections », Bresc-Bautier G., Fonkenell G., Mardrus F. (dir.), De la Restauration à nos jours. Histoire du Louvre, Paris, Fayard, 2018, vol. 2, p. 399.

[12] Musée du Louvre, RF 1616, Un roi (le roi Salomon ?), en ligne : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010093964 ; id., RF 1617, Une reine (la reine de Saba ?), en ligne : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010093965.

[13] Vitry P., « La “porte d’Estagel” », Bulletin des Musées de France, février 1934, p. 42 ; cette « destination plus lointaine » avait déjà été évoquée en juin 1932 : Vitry P., « Sculptures du Moyen Âge et de la Renaissance, Acquisitions récentes », Bulletin des Musées de France, juin 1932, p. 90.

[14] Sur Jaques Couëlle et La décoration architecturale, voir : Thiéry V., « Jacques Couëlle. Quand l’architecture se révèle sculpture. Monte Mano, la sculpture habitée », Labyrinthe, no 12, 2002, p. 97-106, en ligne : https://journals.openedition.org/labyrinthe/1360.

[15] Musée du Louvre, documentation du département des Sculptures (DDS), dossier d’œuvre, RF 2141 : Ram Couëlle à Georges Salles, 16 septembre 1931.

[16]Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition, Archives S6 135-18 mars », RF 2141 : lettre du 18 février 1932.

[17] Ibid.

[18] Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition », RF 2141 : lettre de Pol Neveux, 4 avril 1932.

[19] Musée du Louvre, DDS, dossier « Montage Couëlle », RF 2141 : « Copie de la lettre communiquée le 25 août ».

[20] Sur Brummer et son rôle dans le commerce transatlantique d’art médiéval, voir : Brennan C. E., « The Brummer Gallery and Medieval Art in America, 1914-1947 », Biro Y., Brennan C. E., Force C. H. (dir.), The Brummer Galleries, Paris and New York. Defining Taste from Antiquities to the Avant-Garde, Leyde, Brill, 2023, p. 317-355.

[21] Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition », RF 2141 : lettre du 19 janvier 1932, Abbaye de Roseland, Nice.

[22] Musée du Louvre, DDS, dossier « Montage Couëlle », RF 2141 : Ram Couëlle à Paul Vitry, 23 août 1932 ; voir aussi : Besson D., Le prieuré d’Estagel et son portail (XIIe siècle). Étude archéologique et restitution, mémoire de master 2 sous la dir. d’Andreas Hartmann-Virnich, Université Aix-Marseille, 2021, vol. 1, p. 10.

[23] Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition, Archives S6 135-18 mars », RF 2141 : Henri Verne à René Perchet, 12 septembre 1932.

[24] Musée du Louvre, Statue en buste, MND 1841, Ma 3440, en ligne : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010277121.

[25] Musée du Louvre, Saint Louis roi de France distribuant les aumônes, RF 3698, en ligne : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010063578.

[26] Guérin M., « Les legs de Raymond Koechlin aux Musées de France », Bulletin des Musées de France, mai 1932, p. 66-88.

[27] Sur l’histoire des Cloisters, voir : Husband T. B., « Creating the Cloisters », The Metropolitan Museum of Art Bulletin, vol. 70, no 4, 2013, en ligne :  https://www.metmuseum.org/met-publications/creating-the-cloisters-the-metropolitan-museum-of-art-bulletin-v-70-no-4-spring-2013.

[28] Colrat B., « Aménagement des musées. Trocadéro et Jeu de Paume. Les salles de sculpture du Louvre. La philatélie et les galeries de peinture. Une histoire américaine », La Revue mondiale, mars 1933, p. 72.

[29] Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition », RF 2141 : lettre de Pol Neveux, 4 avril 1932.

[30] Vitry P., « Sculptures du Moyen Âge et de la Renaissance, Acquisitions récentes », Bulletin des Musées de France, juin 1932, p. 90.

[31] Ibid.

[32] Musée du Louvre, Portail du palais Stanga de Crémone, RF 204, en ligne : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010092855.

[33] Pour une perspective transatlantique de ce développement muséologique, voir : Wixom W. D., « Traditions et innovations au musée des Cloîtres », Gaborit J. (dir.), Sculptures hors contexte, Paris, Musée du Louvre, 1996, 95-110 ; voir aussi : Le Pogam P.-Y., « Il Medioevo al museo. Dal “Musée des Monuments français” ai “Cloisters” », Castelnuovo E., Giuseppe S. (éd.), Arti e storia nel Medioevo, t. 4 : Il Medioevo al passato e al presente, Turin, Einaudi, 2004, p. 759-784.

[34] Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition », RF 2141 : Jacques Couëlle à Paul Vitry, 3 mars 1932.

[35] Sur l’exposition de Londres, voir : Ward M., « Présenter l’histoire de l’art français : René Huyghe et l’exposition de la Royal Academy en 1932 », McWilliam N., Passini M. (dir.), Faire l’histoire de l’art en France (1890-1950). Pratiques, écritures, enjeux, Paris, Institut national d’Histoire de l’Art, 2023, p. 197-214. Aussi sur l’exposition de Londres, et plus précisément sur la sainte Foy de Conques dans ce contexte, voir : Racaniello K. N., « Objects in Motion: Exhibition Politics and the Treasury-as-Museum », Foletti I., Palladino A. (dir.), Conques Across Time. Inventions and Reinventions (9th-21st Centuries), Rome, Viella, 2025, p. 405-408.

[36] Vitry P., Catalogue des sculptures du Moyen Âge, de la Renaissance et des temps modernes : supplément avec notice historique sur les collections de sculptures modernes. Musée national du Louvre, Paris, Musées Nationaux, 1933, p. 43-46.

[37] Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition, Archives S6 135-18 mars », RF 2141 : contrat entre la réunion des Musées nationaux et La décoration architecturale, 22 novembre 1932.

[38] Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition, Archives S6 135-18 mars », RF 2141 : mémoire des travaux exécutés pour la dépose le transport et le remontage au musée du Louvre du Portail d’Estagel.

[39] Musée du Louvre, DDS, dossier « Acquisition, Archives S6 135-18 mars », RF 2141 : devis pour l’installation d’un portail au musée du Louvre.

[40] Bresc-Bautier G., Fonkenell G., « Le département des sculptures au pavillon des Sessions (1932-1936) », Bresc-Bautier G., Fonkenell G., Mardrus F. (dir.), De la Restauration à nos jours. Histoire du Louvre Paris, Fayard, 2018, vol. 2, p. 412-414.

[41] Crosnier-Leconte M.-L., « Ferran, Albert », Dictionnaire des élèves architectes de l’École des beaux-arts de Paris, en ligne : https://agorha.inha.fr/ark:/54721/0777249f-cec4-4131-ba5d-920994aa9030.

[42] Bayley B., « The Influential Friendship of William Emerson », ICFA Dumbarton Oaks, 2014, en ligne : https://icfadumbartonoaks.wordpress.com/2014/03/10/the-influential-friendship-of-william-emerson/.

Pour citer cet article : Iñigo Salto Santamaría, "Action, réaction, exposition : la Porte d’Estagel dans les murs du Louvre", exPosition, 17 novembre 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles11/salto-santamaria-porte-estagel-louvre/%20. Consulté le 17 décembre 2025.

Exposer l’art roman en Catalogne entre 1900 et 1934 : présentations muséographiques et objectifs

par Immaculada Lorés Otzet

 

Immaculada Lorés Otzet est professeure d’histoire de l’art médiéval à l’université de Lleida et membre de l’Institut d’Estudis Catalans. Ses travaux de recherche et ses publications portent sur l’art roman, ainsi que sur la manière dont il a été reconnu, valorisé et exposé dans les musées aux XIXe et XXe siècles. Elle est l’auteure et la coauteure d’ouvrages monographiques consacrés à Sant Pere de Rodes (en 2002), à l’ancienne cathédrale de Lleida (en 2007) et à Sant Climent de Taüll (en 2022). Elle a également collaboré avec les principaux musées catalans d’art médiéval.

 

L’exposition de l’art roman dans les musées catalans débute entre la fin du XIXe siècle et les premières années du XXe siècle, avec la création des premiers musées diocésains à Vic, Lleida et Solsona, à l’initiative de leurs évêques, respectivement Josep Morgades en 1891, Josep Meseguer en 1893 et Ramon Riu i Cabanes en 1896. À cette liste, il faut ajouter le musée de la Ciutadella à Barcelone. Ce phénomène a donné son impulsion définitive à ce type d’institution où, dès le début, des œuvres d’époque romane ont été intégrées[1].

Après l’Exposition universelle de 1888 tenue à Barcelone, les bâtiments construits pour l’événement et laissés vacants ont été récupérés dès 1891 pour y installer le Museu des Reproduccions, le Museu Municipal d’Arqueologia et le Museu d’Història. Ce n’est qu’en 1902, grâce à une situation politique plus favorable au sein du gouvernement municipal, que fut créé le Junta de Belles Arts i Museus Artístics de Barcelona[2]. Cette même année l’exposition d’Art ancien[3] était organisée et le Museu d’Arts Decoratives créé dans l’ancien bâtiment de l’Arsenal de la Ciutadella, qui avait été transformé en palais royal lors de l’Exposition universelle (c’est actuellement le siège du Parlament de Catalunya)[4].

Au cours de ces premières années, les collections d’art roman ont continué à croître, tant dans les musées diocésains que dans celui de Barcelone, mais à des rythmes différents. Il est difficile de connaître la manière dont les œuvres y étaient exposées parce que la muséographie n’a laissé aucune trace dans la documentation. Bien qu’à cette époque les expositions soient encore rares, c’est à travers les photographies des salles que l’on apprécie les différences substantielles et bien perceptibles entre les approches d’exposition des musées diocésains et les nouvelles propositions qui commencent à se définir dans le musée barcelonais de la Ciutadella.

Le premier témoignage d’une exposition d’art roman remonte à l’année 1908, lorsque ce qu’on appelait alors le Museu d’Art Decoratiu i Arqueològic fut inauguré au Palau de la Ciutadella, après le réaménagement des collections motivé par la commémoration du septième centenaire de la naissance du roi Jacques Ier (dit le Conquérant, 1208-1276). L’exposition intégrait des objets en relation directe avec le roi, tout en abordant les époques antérieures et postérieures, d’après le rapport de la Junta de Museus rédigé par Josep Pijoan et Josep Puig i Cadafalch[5]. Outre quelques photographies conservées, Joaquim Folch i Torres, qui ne travaillait pas encore au musée à l’époque, a publié trois articles dans la presse apportant de précieuses informations. Ils contiennent même un plan avec la répartition des collections d’archéologie, d’ « art ancien » (terme sous lequel on nommait alors l’art médiéval et de la Renaissance), de reproductions et d’arts décoratifs[6]. Les rares œuvres d’art roman étaient alors placées dans la salle dite Jacques Ier et dans une autre qui lui était adjacente. Dans la première, se trouvait le baldaquin de Tavèrnoles et trois devants d’autel (ceux de Mossoll, d’Avià et de Planés), en plus des reproductions de peintures murales romanes déjà réalisées en 1907 et 1908[7], tandis que le baldaquin d’Estamariu était exposé dans la salle voisine.

D’un point de vue muséographique, il est intéressant de relever deux aspects. En premier lieu, la manière dont ont été disposés les baldaquins permet de constater une préoccupation précoce pour rendre compréhensible au visiteur la fonction originale des œuvres, lesquelles, dans le musée, étaient décontextualisées. Le baldaquin de Tavèrnoles, qui, primitivement, reposait sur des poutres au-dessus d’un autel, n’a pas été suspendu sur un mur quelconque, mais placé au-dessus d’une des portes de la salle de manière inclinée rappelant ainsi sa disposition d’origine[8]. Dans l’autre salle, le baldaquin d’Estamariu a été installé sur quatre colonnes, résultat d’une restauration ; au-dessous se trouvait un volume parallélépipédique évoquant un autel, devant lequel était placée une reproduction de l’antependium de Sant Cugat (aujourd’hui au Museo Civico d’Arte de Turin). Sur l’« autel », était présentée la croix de la Majesté du Christ d’Organyà (Fig. 1)[9]. Ce pari muséographique rassemblant quelques œuvres de manière à en créer le contexte était tout à fait innovant, ne passant pas inaperçu aux yeux de Folch i Torres, qui évoquait « le très intéressant autel ciel d’Estamariu, reconstruit avec soin dans les moindres détails et assemblé tel qu’il était dans son emplacement primitif[10] ». Il s’agit ici d’une solution muséographique qui, ni plus ni moins, est le germe de ce qui vint par la suite, en 1924, avec l’intégration et l’exposition des peintures murales romanes des Pyrénées dans le musée. La personne qui eut l’idée de cette première solution dans la présentation des baldaquins, notamment celui d’Estamariu, était probablement Raimon Casellas, membre de la Junta de Museus, responsable de la nouvelle installation de la section d’art ancien. Son engagement allait encore plus loin car les œuvres étaient accompagnées d’un texte informatif également rédigé par lui[11].

Fig. 1. Museu d’Art Decoratiu i Arqueològic, Barcelona. Baldaquí d’Estamariu muntat sobre un altar. 1908. Fotografia d’Ángel Toldrá, per a una sèrie de postals. Museu Nacional d’Art de Catalunya, Bibilioteca.

Cette exposition avait pour autre caractéristique de réunir des œuvres originales et des reproductions. Il faut rappeler que ces dernières faisaient partie des collections de nombreux musées et que Barcelone possédait également un Museu de Reproduccions. D’abord conservées au Palau de la Indústria, à partir de 1902 les pièces de ce dernier furent transférées au Palau de la Ciutadella où elles complétaient les collections d’œuvres d’art originales (Fig. 2)[12]. En ce qui concerne les reproductions de peintures murales, elles entraient dans le musée où elles étaient accrochées auprès des œuvres romanes au fur et à mesure que leur commande était honorée. Elles rejoignaient, de la sorte, les autres pièces originales et reproduites dans la présentation muséographique. C’est ainsi que le volume de l’autel avait été évoqué avec une copie de l’antependium de Sant Cugat plaqué sur la face avant. Ce type d’astuce faisait aussi partie des caractéristiques d’une muséographie innovante qui s’est développée à l’occasion des rénovations ultérieures du musée.

Fig. 2. Museu d’Art Decoratiu i Arqueològic, Barcelona. Collection de reproductions, au premier plan la galerie sud du cloître de Sant Cugat del Vallès et les chapiteaux du cloître de San Domingo de Silos, début du XXe siècle. Museu Nacional d’Art de Catalunya, Biblioteca.

En 1915, l’inauguration de l’agrandissement et du réaménagement du bâtiment de la Ciutadella est aussi, bien sûr, celle d’une nouvelle disposition des collections et de la muséographie. L’ajout de deux ailes latérales a considérablement augmenté l’espace disponible[13]. Dans la nouvelle exposition permanente, l’art roman était situé au rez-de-chaussée, à l’angle ouest de l’aile sud, dans une salle relativement petite au fond de la galerie d’art gothique et de la Renaissance. Le plan du bâtiment agrandi n’apporte pas d’informations sur la nouvelle répartition des collections mais, au fond de la salle dont il est question, les deux baldaquins y apparaissent dessinés, placés dans les angles en formant une oblique[14]. Un petit guide, présentant une répartition très synthétique des collections, s’accompagne aussi d’un plan[15]. Les photographies permettent, quant à elles, une connaissance assez détaillée de ce qu’était alors l’exposition d’art roman : à droite du visiteur s’élevait le baldaquin d’Estamariu avec l’antependium de Tavèrnoles, tandis qu’à gauche le baldaquin de Tavèrnoles était suspendu à des poutres transversales au-dessus du bloc qui simulait l’autel, contre lequel prenait appui l’antependium en stuc d’Esterri de Cardós. De nombreux autres devants d’autel, sculptures en pierre et en bois étaient exposés dans la salle, en plus des reproductions de peintures murales, déjà nombreuses à l’époque (Fig. 3 et 4)[16].

Fig. 3. Museus d’Art i d’Arqueologia, Barcelona. Salle d’art roman, 1915. Photographie d’Adolf Mas, 1917. Fundació Institut Amatller d’Art Hispànic, C. 16.457.
Fig. 4. Museu d’Art i d’Arqueologia, Barcelona. Salle d’art roman, 1915. Photographie prise pour l’édition d’une carte postale (Fons Gandia).

Si l’approche muséographique consistant à mettre en scène le contexte d’un autel pour chacun des deux baldaquins est restée la même, une étape supplémentaire avait été toutefois franchie. En effet, l’espace de l’abside avait été recréé avec des moyens très simples : une paroi semi-circulaire d’une certaine hauteur, recouverte du même tissu que les murs de la salle, entourait le baldaquin et le reste des pièces qui composaient le contexte de l’autel. L’espace étant plutôt étroit et par manque de place, plusieurs devants d’autel qui faisaient déjà partie de la collection ont été accrochés à ces murs hémicirculaires. Cette simulation d’un chœur avec son mobilier liturgique n’est pas un détail mineur car, d’une certaine manière, elle anticipait, même si à cette époque on ne pouvait pas le prévoir, la muséographie des peintures murales romanes qui naquit cinq ans plus tard.

Dans ces mêmes années et dans le cas des musées diocésains, où ce sont principalement les photographies qui permettent de connaître les principales caractéristiques de la muséographie, on ne rencontre aucun témoignage d’une solution similaire pour exposer des œuvres romanes en recréant de tels contextes. Le musée épiscopal le plus connu de ce point de vue est celui de Vic, où était conservée à cette époque une collection d’art roman aussi importante voire plus que celle du musée barcelonais. Dans le Mémoire de Josep Gudiol i Cunill de 1916, certaines lignes relatives à la muséographie sont explicitées. D’une part, Gudiol précise que, l’espace disponible étant très limité, cela conditionne la manière dont les œuvres sont installées ; si cela n’avait pas été le cas, dit-il, et si plus d’espace et de moyens avaient été vacants, un agencement différent aurait pu être réalisé. Il préconise cependant une exposition des œuvres en séries constituées d’objets de même type, avec une distribution chronologique, afin de pouvoir montrer « l’évolution des formes et du décor […] de chaque classe d’objets » plutôt que de privilégier un « effet pittoresque des installations »[17], sans plus de précision. Il faut penser que cette expression, rappelons-le, a été émise un an après l’inauguration de l’exposition rénovée au Palau de la Ciutadella. Il faisait référence à l’exposition collective d’œuvres de natures et de typologies différentes dont l’objectif était de recréer des contextes ou des environnements, comme on pouvait le voir au musée de Barcelone, avec les ensembles de baldaquins.

Au Museu Episcopal de Vic, l’exposition des œuvres romanes mises en contexte afin de rendre compréhensible leur fonction liturgique a été timidement ébauchée lors des rénovations entreprises par Eduard Junyent, quand il prit en charge le musée à la suite du décès de Josep Gudiol i Cunill († 1931) qui l’administrait jusque-là. L’inauguration de la nouvelle présentation eut lieu en 1934[18]. Toutefois, les principaux axes d’organisation des œuvres restaient typologiques et chronologiques et les devants d’autel y étaient accrochés comme s’il s’agissait de tableaux.

Ce n’est pas avant la nouvelle réforme du musée, aussi dirigée par Junyent et déjà projetée dans l’après-guerre, au cours des années 1941-1942, qu’une muséographie contextualisant les œuvres a été nettement définie pour faciliter « une meilleure compréhension de l’objet par sa fonctionnalité, comme cela se fait dans les sections romanes avec les peintures murales des absides, les antependia et les baldaquins ainsi qu’avec certains groupes de sculptures[19] ».

Le regroupement d’œuvres de différents types reconstituant des ambiances ou des mises en contexte s’inscrivait déjà dans une longue tradition du XIXe siècle et, surtout, des premières décennies du XXe siècle, sans oublier un premier essai au musée des Monuments français d’Alexandre Lenoir[20].  La recréation d’atmosphères intérieures, aussi connue avec des « period rooms », où les œuvres sont montrées comme des éléments d’un environnement, se développe tant en Europe qu’aux États-Unis[21]. L’exposition de Turin de 1884 en est également un bon exemple[22]. Dans le domaine de l’ethnologie, il convient de prendre en compte les premiers musées à ciel ouvert des pays nordiques ou les reconstitutions du musée ethnographique du Trocadéro[23]. Ces nouvelles tendances d’exposition ont eu un impact sur celles présentant du mobilier : à Madrid en 1912, où les meubles étaient installés avec des tapisseries qui décoraient les salles[24], ou l’Exposition internationale de Barcelone de 1923 consacrée au mobilier et à la décoration d’intérieur, avec sept dioramas qui reproduisaient l’intérieur d’espaces réels de différents moments historiques, depuis les âges romans jusqu’au Romantisme, avec des meubles originaux[25]. Les musées d’art commencèrent également à exposer des œuvres réunies non seulement par type mais aussi par époque. Ainsi, peinture, sculpture, objets et mobiliers ont été associés au sein d’une même ambiance afin de révéler le contexte artistique de chaque période de manière plus enrichie et compréhensible. Parallèlement, on s’efforçait souvent d’adapter le décor des salles à chacune des époques. Le pionnier en la matière fut le nouveau Kaiser Friedrich Museum de Berlin (aujourd’hui Bodemuseum), ouvert en 1904, avec une muséographie élaborée par Wilhelm von Bode, qui avait déjà réalisé un premier essai à l’Altes Museum[26].

Au musée de Barcelone, cette option muséographique pour exposer l’art roman, qui a débuté en 1908 au Museu d’Art Decoratiu i Arqueològic de l’époque et qui a été renforcée lors de la rénovation de 1915, est celle qui, à notre avis, permet d’expliquer la nouvelle réforme du Museu de la Ciutadella de Barcelone, rendue nécessaire par l’acquisition des peintures romanes pyrénéennes, qui ont été déposées entre 1919 et 1923[27]. L’arrivée de ces œuvres a été le début d’une nouvelle étape pour le musée, dans lequel la collection romane allait gagner un rôle qu’elle n’avait pas jusque-là, tant du point de vue qualitatif que quantitatif. Dans cette installation inédite, qui a ouvert ses portes en 1924, l’art roman, jusque-là relégué dans une petite pièce de l’angle sud-ouest du bâtiment, s’est déployé de manière à occuper toute l’aile nord, où se trouvait auparavant la collection d’art contemporain qui a été transférée au palais des Beaux-arts[28].

Le défi le plus important a dû être précisément de trouver un moyen d’exposer les peintures murales car, après avoir été arrachées par le procédé du « strappo », leur nature a changé, passant du statut de partie intégrante de la structure de l’église comme « peau » de l’architecture, à celui d’œuvres d’art transportables et, bien sûr, commercialisables. Après la première dépose des peintures de Santa Maria de Mur, impulsée par des antiquaires et pour laquelle des artisans de Bergame ont été embauchés (Franco Steffanoni et ses assistants Arturo Cividini et Arturo Dalmati), le Junta de Museus de Barcelona a acheté le restant des ensembles peints du diocèse d’Urgell, devenant le commanditaire de toutes les autres déposes dans la perspective d’agrandir notablement la collection d’art roman du musée. La dépose par « strappo » nécessitait non seulement un entoilage au dos de la couche picturale mais aussi son installation sur un support rigide[29]. Jusqu’alors, les déposes des peintures réalisées par les artisans de Bergame étaient rentoilées puis disposées sur des supports qui faisaient office de structures permettant de les suspendre comme si c’était des tableaux. Dans la nouvelle présentation du musée, plusieurs fragments de peintures murales ont été installés de cette manière en les accrochant aux murs. Cependant, pour leur grande majorité, une autre solution ingénieuse et sans doute pionnière a été imaginée, en les posant sur des supports qui reproduisaient les dimensions exactes de la construction dont elles étaient issues, à savoir celles des absides. D’un point de vue muséographique, c’était une solution inédite et très novatrice. Pour être arrachées les peintures devaient être nécessairement découpées en plusieurs morceaux et aplaties. Grâce à leur installation sur les nouveaux supports conformes aux originaux, on recomposait à neuf la totalité des ensembles tels qu’ils avaient été conservés jusqu’à leur dépose. Par la restitution de leur espace primitif au sein du musée, la présentation des ensembles picturaux s’accordait aux monuments dont ils avaient été jusque-là le décor, tandis que les petites églises pyrénéennes « entraient » dans le musée à travers la reproduction de leur architecture et que le musée se monumentalisait[30]. En plus des absides, d’autres fragments picturaux ont également été exposés dans ce but, comme le décor extérieur de l’entrée de l’église Sant Joan de Boí, justement installé autour d’une porte séparant deux salles ; les peintures de la nef de Santa Maria de Taüll, disposées le long d’un mur qui s’achevait sur un angle, figurant le revers de la façade de l’église ; ou encore les peintures de Sant Climent de Taüll stratégiquement disposées pour refléter leur emplacement primitif (Fig. 5). Il fallait que les œuvres exposées, extraites de leur environnement et de leur fonction d’origine, soient compréhensibles pour le visiteur, dans la même veine de ce qui avait été fait en 1908 et 1915 avec les baldaquins.

Fig. 5 : Museu d’Art i d’Arqueologia, Barcelona, 1924. Salle de Sant Climent de Taüll (Arxiu Fotogràfic de Barcelona, Arxiu fotogràfic de museus, bcn005061).

La réalisation de restitutions d’absides en tant que supports de peintures murales a dû être conçue au musée, possiblement sur les conseils de Franco Steffanoni. Si la dépose des ensembles picturaux débuta fin 1919, en juin 1920 la décision était déjà prise comme le laisse supposer l’expédition dans les différentes églises pyrénéennes du directeur, du photographe du musée, Joan Vidal i Ventosa, et de l’architecte Josep de F. Ràfols, du service de Conservation des Monuments de la Mancomunitat de Catalogne. En 1921, une première abside était commandée à titre d’essai[31]. Le nouveau projet était dirigé et coordonné par Joaquim Folch i Torres, alors directeur des Museus d’Art et d’Archéologie. Il a été inauguré en 1924 en pleine dictature de Primo de Rivera. Folch i Torres est allé jusqu’à préparer un guide du musée qui fut inévitablement publié en espagnol en 1926, l’année même où il fut démis de ses fonctions. Il s’agit d’un ouvrage remarquable qui complétait une muséographie innovante, soucieux de la rendre compréhensible au visiteur, avec un chapitre expliquant la dépose des peintures murales romanes[32].

Le musée a été transféré au Palau Nacional de Montjuïc, un bâtiment construit pour l’Exposition internationale de 1929 (siège actuel du Museu Nacional d’Art de Catalunya).

Dirigé à nouveau par Folch i Torres, réintégré dans ses fonctions en 1930, le nouveau Museu d’Art de Catalunya fut inauguré en 1934. L’espace disponible était beaucoup plus grand et des travaux préliminaires pour s’adapter aux collections furent réalisés, avec des mesures de sécurité et un éclairage zénithal modernes.

Pour ce qui est de la présentation des œuvres romanes, les grandes lignes n’ont pas changé, même si des nouveautés destinées aux visiteurs ont été introduites sous la forme d’éléments d’information : d’une part, plusieurs cartes peintes dans une des salles situaient l’emplacement des églises d’où provenaient les œuvres peintes, qu’elles soient murales ou sur panneaux de bois ; d’autre part, dans chaque salle, des pupitres avaient été installés proposant des textes explicatifs sur chacune des œuvres exposées, en plus des informations graphiques et textuelles sur l’église d’où elles provenaient (Fig. 6)[33].

Fig. 6 : Museu d’Art de Catalunya, 1934, salle II avec les peintures de Santa Maria d’Àneu et de La Seu d’Urgell (Arxiu Fotogràfic de Barcelona, Arxiu fotogràfic de museus, 38.424).

Il s’agit de l’exposition qui a duré jusqu’à la guerre civile d’Espagne et qui a été restaurée après le conflit. Dans le réaménagement postérieur, de 1973, dirigé par Joan Ainaud de Lasarte, les principes établis au début du siècle ont été poursuivis, tout en étendant la recréation des espaces ecclésiaux à divers ensembles, comme celui de Sant Climent de Taüll (Fig. 7).

Fig. 7 : Museu d’Art de Catalunya, salle de Sant Climent de Taüll, 1973 (Josep Gri, Arxiu Fotogràfic de Barcelona, Arxiu fotogràfic de museus, AFM_226322).

 

Notes

* Toutes les URL ont été consultées en juillet 2025.

[1] À propos des débuts des musées diocésains et de la formation de leurs collections, voir les travaux rassemblés dans les actes de la 2a Jornada Museus i Patrimoni de l’Església a Catalunya, accompagnés d’une bibliographie actualisée. En particulier : Sureda Jubany M., « Com creix una col·lecció episcopal: els primers deu anys de vida del Museu Episcopal de Vic (1889-1900) », Velasco González A., Sureda Jubany M. (éd.), La formació de col·leccions diocesanes a Catalunya, actes de la 2a Jornada Museus i Patrimoni de l’Església a Catalunya (Lleida, Vic, 2014), Lleida, Museu de Lleida: diocesà i comarcal ; Edicions de la Universitat de Lleida, 2017, p. 89-114 ; Berlabé C., « In principio… Gènesi del Museo Arqueológico del Seminario de Lleida », Ibid., p. 27-51 ; Garganté Llanes M., « Els primers anys del Museu Diocesà de Solsona: del bisbe Riu a Joan Serra i Vilaró », ibid., p. 53-76.

[2] À partir de 1907 la Diputació de Barcelona y fut intégrée et est devenue la Junta de Museus de Barcelona.

[3] Bassegoda B., Visitar les arts del passat. Les exposicions retrospectives d’art a Catalunya, València i Mallorca entre el 1867 i el 1937, Bellaterra, Servei de publicacions de la Universitat Autònoma de Barcelona, p. 97-104.

[4] Sur l’histoire des musées de Barcelone, entre les premières années après l’exposition universelle et la guerre civile d’Espagne, voir Garcia Sastre A., Els museus de Barcelona: antecedents, gènesi i desenvolupament fins al 1915, Barcelone, Museu Nacional d’Art de Catalunya, 1997 ; March i Roig E., Els museus d’Art i Arqueologia de Barcelona durant la Dictadura de Primo de Rivera fins a la proclamació de l’Estat Català (1923-1934). La consolidació d’un model museogràfic, thèse de doctorat sous la dir. de Joan Sureda, Universitat de Barcelona, 2006, 2 vol. (une bonne partie de la thèse a été publiée, bien que la période historique précédente soit très résumée : March i Roig E., Els museus d’Art i Arqueologia de Barcelona durant la Dictadura de Primo de Rivera (1923-1930), Barcelone, Publicacions de l’Abadia de Montserrat, 2011).

[5] Arxiu Nacional de Catalunya, Arxiu de la Junta de Museus, 1-715-T-1957.

[6] Folch i Torres J., « Inauguració de les sales principals del Museu », La Veu de Catalunya, 28 (ed. vespre) et 29 de maig, 1908 ; Idem, « El nostre Museu », La Veu de Catalunya, 30 de maig, 1908.

[7] La Junta de Museus a été chargée de la reproduction des peintures murales pyrénéennes de 1907 à 1919 pour illustrer sous la forme de fascicules leur publication sur Les pintures murals catalanes, éditée par l’Institut d’Estudis Catalans (Guardia M., Camps J., Lorés I., La descoberta de la pintura mural romànica catalana. La col·lecció de reproduccions del MNAC, Barcelone, Museu Nacional d’Art de Catalunya ; Madrid, Electa, 1993).

[8] Le baldaquin de Tavèrnoles suspendu au-dessus d’une des portes de la salle Jacques Ier peut se voir sur une des photographies qui a servi à l’édition de cartes postales (Fundació Institut Amatller d’Art Hispànic – Arxiu Mas, n° 892 Se E ; voir aussi n° 894 Se E, autre photographie de la même salle).

[9] Arxiu Fotogràfic de Barcelona, arxiu fotogràfic de museus, cliché n° 51827. On peut aussi le voir sur une photographie de 1910 qui a servi à l’édition de cartes postales (Fundació Institut Amatller d’Art Hispànic – Arxiu Mas, cliché n° 4762 Se E). Après quelques années, alors que l’exposition sur Jacques Ier était déjà démontée, le baldaquin d’Estamariu a été déplacé au centre de la salle, comme on peut le voir sur une photographie de 1913 (Fundació Institut Amatller d’Art Hispànic – Arxiu Mas, cliché n° 9475 Se E).

[10] Folch i Torres J., « El nostre Museu », La Veu de Catalunya, 30 de maig, 1908 : « […] l’interessantíssim altar cobert d’Estamariu, reconstruït amb cura dels detalls més minuciosos, i muntat en la forma que ho estava en el seu lloc primitiu ».

[11] Casellas R., Catálogo descriptivo de las secciones de pintura románica y gótica del Museu de Arte y Arqueología de Barcelona, formado por el acoplamiento de 38 leyendas destinadas a los más importantes de los ejemplares expuestos, Barcelone, [1908], Museu Nacional d’Art de Catalunya, Biblioteca Joaquim Folch i Torres, dépôt, Manuscrit n° 1. Sur Raimon Casellas et ses responsabilités en matière de muséographie de la section d’Art ancien : Garcia Sastre A., Els museus de Barcelona: antecedents, gènesi i desenvolupament fins al 1915, Barcelone, Museu Nacional d’Art de Catalunya, 1997, p. 562 et 567-568.

[12] Il faut se rappeler l’importance qu’eurent les musées et les collections de reproductions partout en Europe entre les dernières décennies du XIXe siècle et les premières du XXe siècle. Comme exemple nous pouvons mentionner le musée parisien de Sculpture comparée, qui devint par la suite le musée des Monuments français, avec la collection de moulages de sculpture médiévale, à laquelle il faut ajouter, à partir de 1937, les reproductions à échelle 1/1 de peintures murales romanes (Dulau R., « Paul Deschamps et la création du “musée de la Fresque” ou “département des Primitifs français” au musée des Monuments français », Le dévoilement de la couleur. Relevés et copies de peintures murales du Moyen Âge et de la Renaissance, cat. exp., Paris, Conciergerie, 2004, p. 63-83) ; les Casts Courts du Victoria and Albert Museum (Patterson A., Trusted M. (éd.), The Cast Courts, Londres, V&A Publishing, 2018) ; ou les musées de moulages liés aux universités, parmi lesquels le musée d’Archéologie classique de l’université de Cambridge (Payne E.M., « Casting a new Canon: Collecting and treting casts of Greek an Roman Sculpture, 1850-1939 », The Cambridge Classical Journal, vol. 65, 2019, p. 113-149) ou celui de La Sapienza, à Rome (« Storia Gipspteca [sic] », https://polomuseale.web.uniroma1.it/sites/default/files/allegati/Storia%20Gipspteca.pdf.

[13] Les travaux ont débuté en 1904, mais ils avancèrent lentement (Garcia Sastre A., Els museus de Barcelona: antecedents, gènesi i desenvolupament fins al 1915, Barcelone, Museu Nacional d’Art de Catalunya, 1997, p. 583-591).

[14] Conservé parmi la documentation de Josep Goday à l’Arxiu Històric del COAC (Barcelona, Arxiu Històric del Col·legi Oficial d’Arquitectes de Catalunya, H 117B/9/1.12).

[15] Museus d’Art i d’Arqueologia de Barcelona. Guia Sumària, Barcelone, Junta Tecnica de Exposiciones i Museus, 1915.

[16] C’est encore à travers des photographies que l’on peut connaître les caractéristiques de l’exposition de la nouvelle salle d’art roman : Arxiu Mas (Fundació Institut Amatller d’Art Hispànic – Arxiu Mas, clichés n° 16457 Se E et 16458 Se C, datés de 1917 ; cliché n° 36715 Se C, daté de 1921) ; et l’Arxiu Fotogràfic de Museus (Arxiu Fotogràfic de Barcelona, clichés n° 24.650 et 51.844).

[17] Le rapport a remporté le prix du premier concours des musées porté par l’Institut d’Estudis Catalans (Gudiol i Cunill J., El Museu Arqueològich-Artístic Episcopal de Vich. Historial y organisació. Memòria, escrita en desembre de 1916, obtant al Premi de 1.500 pseetes, en el Primer Concurs de Museus, organisat pel “Institut d’Estudis Catalans”, al Museu Episcopal de Vich concedit, Vic, Tipografia Balmesiana, 1918, p. 57-67).

[18] Le transfert de la Biblioteca Episcopal permit de gagner en surface d’exposition (Gros i Pujol M. dels S., « El Dr. Eduard Junyent i el Museu Episcopal », Ausa, vol. 8, n° 91-92, 1979, p. 387-390). Voir aussi Trullén J. M., « Història del Museu i de les col·leccions », Museu Episcopal de Vic. Guia de les col·leccions, Vic, Museu Episcopal de Vic, 2003, p. 11-12 ; Trullén J. M., « Museu Episcopal de Vic », Ausa, vol. 21, 2004, p. 269-282. Plusieurs photographies des salles du Museu Episcopal de Vic sont publiées dans les articles de Trullén.

[19] Texte du projet, présenté et analysé dans l’étude sur Eduard Junyent comme muséologue. Voir, Sureda i Jubany M., « Eduard Junyent, museòleg », Ordeig R., Tió P., Ollich I., Mirambell M., Sureda M., Eduard Junyent i Subirà (Vic, 1901-1978), Vic, Patronat d’Estudis Osonencs, 2020, p. 139-173, plus particulièrement p. 158 : texte original en castillan « […] que facilite la mayor comprensión del objeto en razón de su funcionalidad, como sucede en las secciones románicas con las pinturas murales de los ábsides, los antependios de altares y los baldaquinos y con ciertos grupos e imágenes de bulto ».

[20] Glicenstein J., L’art : une histoire d’expositions, Paris, Presses Universitaires de France, 2009, p. 18-29.

[21] Pilgrim D. H., « Inherited from the Past: The American Period Room », The American Art Journal, vol. 10, n° 1, 1978, p. 4-23 ; Period Room Architecture in the American Art Museums. Winterthur Portfolio, vol. 46, n° 2/3, 2012.

[22] Boccalate P. E., « La sezione di storia dell’arte all’Esposizione di Torino di 1884 », Castelnuovo E. Monciatti A. (éd.), Medioevo / Medioevi. Un secolo di esposizioni d’arte medievale, atti dell’incontro (Pisa, 15-16 ottobre 2004), Pise, Edizione della Normale, 2008, p. 31-59.

[23] Bouiller J.-R., Calafat M.-C., « Dioramas ethnographiques et unités écologiques : la mise en scène de la vie quotidienne au musée d’Ethnographie du Trocadéro et au musée national des Arts et Traditions populaires », Culture & Musées, n° 32, 2018, p. 131-158, également en ligne : https://journals.openedition.org/culturemusees/2473 (consulté en juillet 2025).

[24] Castillo Álvarez S., « Las exposiciones monográficas de mobiliario en España (1912-2013) », Res Mobilis: Revista internacional de investigación en mobiliario y objetos decorativos, vol. 5, n° 6 (II), 2016, p. 390-406, également en ligne : https://reunido.uniovi.es/index.php/RM/issue/view/883.

[25] Bassegoda B., Visitar les arts del passat. Les exposicions retrospectives d’art a Catalunya, València i Mallorca entre el 1867 i el 1937, Bellaterra, Servei de publicacions de la Universitat Autònoma de Barcelona, 2022, p. 149-155.

[26] Baker M., « Bode and Museum Display: The Arrangement of the Kaiser-Friedrich-Museum and the South Kensington Response », Jahrbuch der Berliner Museen. Bd. 38 : Kolloquium zum 150sten Geburtstag von Wilhelm von Bode, 1996, p. 143-153.

[27] Sur l’acquisition, la dépose et l’entrée au musée des peintures murales romanes, voir l’histoire détaillée dans Guardia M., Lorés I., El Pirineu romànic vist per Josep Gudiol i Emili Gandia, Tremp, Garsineu edicions, 2013, p. 115-217.

[28] March i Roig E., Els museus d’Art i Arqueologia de Barcelona durant la Dictadura de Primo de Rivera fins a la proclamació de l’Estat Català (1923-1934). La consolidació d’un model museogràfic, thèse de doctorat sous la dir. de Joan Sureda, Universitat de Barcelona, 2006, vol. 1, p. 110 et suivantes.

[29] Sur la technique du « strappo » pour déposer les peintures murales : Giannini C., « “Dalt d’una mula”. Franco Steffanoni, restaurador a Catalunya. Història d’una tècnica de restauració inventada a Bèrgam i exportada a Europa », Butlletí del Museu Nacional d’Art de Catalunya, vol. 10, 2009, p. 13-33.

[30] Il ne faut pas oublier, d’un côté, que le musée possédait déjà des reproductions d’architectures et de sculptures de portions de galeries de cloîtres romans (voir Fig. 2) et, d’autre part, que le premier musée des Cloisters de George Grey Barnard fonctionnait déjà, où la reconstruction et la reproduction d’architectures pour exposer les œuvres était à la base de la muséographie qui, par la suite, a été reprise dans le nouveau musée des Cloisters (Leuchak M. R., « “The Old World for the New”: Developing the Design for The Cloisters », Metropolitan Museum Journal, vol. 23, 1988, p. 257-277).

[31] Guardia M., Lorés I., El Pirineu romànic vist per Josep Gudiol i Emili Gandia, Tremp, Garsineu edicions, 2013, p. 115-217.

[32] Folch i Torres J., Museo de la Ciudadela. Catálogo de la sección de arte románico. Barcelone, Junta de Museus de Barcelona, 1926. Un nouveau catalogue englobant la totalité du musée a été publié en 1930, avec un plan qui n’apparaissait pas dans l’édition de 1926 (Museo de Arte Decorativo y Arqueológico. Guía-catálogo, Barcelone, Junta de Museus de Barcelona, 1930).

[33] Cela a été étudié dans Guardia M., Lorés I., El Pirineu romànic vist per Josep Gudiol i Emili Gandia, Tremp, Garsineu edicions, 2013, p. 208-217.

Pour citer cet article : Immaculada Lorés i Otzet, "Exposer l’art roman en Catalogne entre 1900 et 1934 : présentations muséographiques et objectifs", exPosition, 4 novembre 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles11/lores-otzet-exposer-art-roman-catalogne/%20. Consulté le 17 décembre 2025.

Le musée appropriateur. La Révolution française face au Moyen Âge, bris, débris et domestication du passé 

par Fanny Fouché

 

Chargée d’enseignement à l’École du Louvre, l’université catholique de l’Ouest et à l’Institut catholique de Paris, Fanny Fouché est historienne de l’art et muséologue diplômée de l’université de Neuchâtel. Chercheuse associée du Canthel et correspondante d’Ahloma (EHESS), elle s’intéresse au patrimoine religieux médiéval et à ses réinventions muséographiques. Ses recherches portent sur la mise en visibilité du sacré et ses manifestations, sur la génétique des formes d’exposition et sur les enjeux critiques du monde muséal. Elle est l’auteur notamment de « L’écriture d’exposition comme variation » (GENESIS, 2023, vol. 55, p. 191-197) et « Un Moyen Âge recomposé » (Culture & Musées, 2022, vol. 40, p. 91-123).

 

Pour la Révolution française, l’héritage national est entaché par l’empreinte monarchique, chrétienne et féodale d’un temps qu’il s’agit d’éradiquer en le stigmatisant d’un bloc sous l’appellation péjorative d’Ancien Régime. L’attitude de cette époque à l’endroit du patrimoine porteur des emblèmes d’un âge décrété comme révolu constitue un épisode clé de remise en question volontaire des liens noués entre passé, présent et avenir. À ce titre, le moment à l’origine du franchissement du seuil muséal pour une part notoire des collections encore présentes aujourd’hui au sein des musées de France soulève d’intéressantes questions d’histoire culturelle. Dans quelles directions portèrent les destructions les plus sévères de la fièvre révolutionnaire ? À travers quelles vicissitudes des objets tombés sous le joug d’un nouveau régime de propriété furent-ils épargnés et à quel titre ? Quelles furent les étapes de la transformation assignant aux trésors des rois, de la noblesse et de l’Église un nouveau statut leur permettant de figurer à l’inventaire du patrimoine national ? Et enfin, quel regard le XIXe siècle porta-t-il sur ces objets à l’heure où les displays inventés pour les expositions universelles avaient transformé en profondeur l’approche, les discours et les contours de l’univers muséal ? Les pages qui suivent tentent de relire ces temporalités successives en croisant histoire des collections et histoire du regard afin d’apprécier la façon dont, simultanément à la floraison romantique d’expographies nées du gothic revival, le Moyen Âge fit là l’objet d’une appropriation toute différente qui trouve des prolongements jusque dans la formation d’une histoire de l’art alors en gestation.

La déchirure

« Un des premiers actes juridiques de la Constituante, le 2 octobre 1789, fut de mettre les biens du clergé “à la disposition de la nation”. Suivirent ceux des émigrés, puis ceux de la couronne[1] ».

L’universitaire Françoise Choay souligne que cette perte de destination sans précédent allait « poser des problèmes également sans précédent[2] ». Le décret du 19 juin 1790 supprime les titres de noblesse, inaugure le pillage des propriétés seigneuriales, Chantilly aussi bien qu’Écouen et la chasse aux armoiries. Le renversement de la royauté, le 10 août 1790, donne aussitôt lieu à la mise à bas des statues royales des places parisiennes, au saccage de Marly et de Meudon et aux autodafés du mobilier des maisons royales. C’est bien du passé féodal, chrétien et monarchique qu’il s’agissait alors de se séparer dans les flammes, le sang et sous le coup de démolitions marquant une toute nouvelle déchirure inédite dans la continuité des temps. Le concept d’appropriation, en vogue dans les sciences humaines, trouve dans l’épisode révolutionnaire une de ses expressions les plus immédiates. Il renvoie au transfert légal de propriété découlant de la préhension par les États généraux, le 4 novembre 1789, des bâtiments et trésors ecclésiastiques pour alimenter la caisse de l’extraordinaire, aussi bien qu’au glas sonnant pour les palais de la royauté l’année suivante. Le déni de l’autorité d’un passé voué à la détestation induit la dispersion rapide des biens spoliés. Menacés avec le consentement des comités révolutionnaires ou non, les monuments et les artefacts emblématiques du régime renversé sont livrés à une vindicte populaire se voulant civique et patriotique. À cette fureur iconoclaste plus ou moins spontanée relevant du cortège des pillages propres aux violences guerrières fait suite une phase de vandalisme idéologique « d’autant plus pervers qu’accompli en toute légalité[3] ». Dans la dynamique d’encouragement à la défiguration ciblée du patrimoine historique dont le peintre David fut un des champions, l’année 1792 et sa colère patriotique marquent un tournant décisif. « Compromises par leur passé – royal, aristocratique ou religieux – les œuvres d’art devaient être détruites et le furent. La “toilette révolutionnaire” de la France commença dès 1790, le mouvement s’accéléra avec la fuite du roi[4] ». Les principes de la liberté et de l’égalité « ne permettaient point de laisser plus longtemps sous les yeux du peuple les monuments élevés à “l’orgueil”, au “préjugé”, à “la tyrannie” et à “la féodalité”[5] ». Les décrets conventionnels d’août et de septembre incitent à l’effacement des signes de la royauté et de la féodalité de la surface des édifices, celui du premier novembre condamne tous les monuments du régime abhorré à être détruits ou convertis en bouches à feu. La récupération du plomb ou du bronze des toitures des cathédrales de Strasbourg, d’Amiens et de Beauvais, la réduction en bois de chauffage des stalles des basiliques, le martelage des statues gothiques des portails de Chartres, l’immolation en place de Grève de la châsse et du trésor de reliques de sainte Geneviève ou encore la décapitation des têtes des rois de la galerie de Notre-Dame de Paris illustrent combien la Révolution fut une bataille menée contre les symboles de la civilisation et de la spiritualité d’un long Moyen Âge qui avaient survécu jusqu’alors[6]. Dans l’anéantissement des édifices et des grandes figures de l’Ancien Régime, la profanation de la nécropole de Saint-Denis en 1794 cristallise, autour de l’abbatiale royale, la guerre totale dont ces monuments furent la cible.

Un spectaculaire contre-jour tombant en oblique sur la destruction des tombes des « ci-devant rois[7] » à Saint-Denis ordonnée par la Convention scelle le lien entre avènement d’une ère nouvelle et destruction des bannières de l’Ancien Régime (Fig. 1). Roland Recht souligne que la naissance symbolique de ce monde s’accomplit sur les ruines de l’ancien, à travers la « seconde mort rituelle des souverains[8] » et l’annihilation de leurs regalia et objets cultuels. Ainsi, le 30 septembre 1791, les commissaires révolutionnaires nommés par le Directoire du département de Paris sortirent-ils de Saint-Denis clamant apporter aux « citoyens législateurs, toutes les pourritures dorées qui existaient à Franciade, ci-devant Saint-Denis. [Et déplorant qu’]il ne reste qu’un autel d’or qu[’ils] n’av[aient] pu transporter […prièrent] de donner l’ordre de [les] en débarrasser sans délai pour que le faste catholique n’offusque plus les yeux républicains[9]. »

Fig. 1 : Hubert Robert, La violation des caveaux des Rois dans la basilique de Saint-Denis en octobre 1793, vers 1793, musée Carnavalet – Histoire de Paris, n° inv. p 1477 © Musées de la Ville de Paris

Corollaire de la dispersion des collections des châteaux des émigrés comme des bûchers de livres et d’archives de la rue Richelieu en 1793, la violation des caveaux dionysiens résulte du déni de la valeur spirituelle, historique et matérielle des symboles entrelacés de l’Église et de la royauté. L’irruption des bonnets phrygiens, des libertés et des emblèmes tricolores souligne l’importance pour la Révolution de maîtriser la réalité du pouvoir et ses symboles. La suppression ou la promotion des images constitue un enjeu majeur de l’entreprise de régénération du temps. Elle explique l’embrasement d’un arbre paré des symboles de la féodalité le 14 juillet 1792, au champ de Mars, sous les yeux de Louis XVI aussi bien que l’invention de fêtes carnavalesques au cours desquelles « les soutanes de curés tombent et découvrent l’habit de sans-culotte[10] ».

La mascarade des processions sacrilèges croquée par Béricourt[11] (Fig. 2) montre les commissaires de la République affublés de vêtements liturgiques conduisant les fragments du trésor à la Convention nationale. Les œuvres de la foi, les instruments du culte et de son faste sont arrachés de l’édifice ecclésial et tournés en dérision précisément par le simulacre de ce qui constituait le langage de la procession chrétienne[12]. Notons par exemple combien, dans la liesse révolutionnaire on retrouve paradoxalement jusqu’au brancard processionnel, couvert d’un textile, pour soutenir tabernacle et statue-reliquaire. N’est-ce pas assister, par le ressort du charivari[13], à une ostension en négatif de la première ? Le concept de « parodie » porté par le philosophe Giorgio Agamben permet de souligner ce qui advient dans la rupture du lien entre l’objet de culte et les formes de sa vénération[14] : les dispositifs de monstration sont tournés en dérision alors que les objets tendent à demeurer dans la position de la procession orthodoxe. Une rupture a bien lieu, mais tout se passe comme si elle ne pouvait advenir qu’entre deux fragments n’ayant de cesse de renvoyer l’un à l’autre[15]. Au cœur du processus de séparation d’avec le patrimoine de l’Ancien Régime, les révolutionnaires se trouvèrent confrontés à ce qu’on pourrait désigner, avec l’anthropologue Octave Debary, comme « une part d’irréductible, un reste[16] ». Peut-être est-ce précisément une des manifestations de cette résistance à la disparition dont témoigne le trajet de la procession chrétienne vers son grinçant rejeu burlesque. Une part essentielle du dilemme de la Révolution tient en ces termes : « comment détruire l’Ancien Régime et en assumer l’héritage[17] ? »

Fig. 2 : Est. Béricourt, Mascarade anticléricale, Coll. Hennin 11701 © Bibliothèque Nationale

Après le passage de l’ouragan révolutionnaire,

« Saint-Denis est désert, l’oiseau l’a pris pour passage, l’herbe croît sur ses autels brisés et […] on n’entend plus que les gouttes de pluie qui tombent par son toit découvert, la chute de quelque pierre qui se détache de ses murs en ruine, ou le son de son horloge qui va roulant dans les tombeaux vides et les souterrains dévastés[18]. »

Si l’anéantissement dépeint par Chateaubriand avait été la seule réalité de l’époque, aucune histoire d’appropriation n’aurait été à écrire. La velléité de briser les images jugées corrompues de l’Ancien Régime participe d’un mouvement plus complexe qui pour « retrancher le passé de l’histoire[19] » s’emploie presque simultanément à une forme de tri à l’intérieur de l’héritage. Ainsi, dès 1790 la commission des Monuments est-elle créée pour statuer quant à la gestion de ce legs et au classement en différentes catégories de biens recouvrés par la nation pouvant être mis sous scellés ou placés dans des dépôts. Ce principe de « distinction du négligeable à effacer et du mémorable à instaurer[20] » explique, qu’en mars 1791, les objets du trésor de la Sainte-Chapelle aient été emportés, entraînant le dépôt des camées et des manuscrits au cabinet des Antiques et à la bibliothèque du Roi tandis que les autres œuvres provenant des trésors confondus de la Sainte-Chapelle et de Saint-Denis avaient été portées à l’abbatiale. Le 22 brumaire an II (12 novembre 1793), ils furent mis en caisses, entassés sur six chariots puis emportés à l’hôtel de la Monnaie. Si la fonte de l’orfèvrerie de ces fantastiques trésors avait commencé au début du printemps, après examen parmi la centaine de pièces que comptait encore alors le trésor de l’abbaye de Saint-Denis, quatorze chefs-d’œuvre de l’art médiéval trouvèrent grâce aux yeux des commissaires Leblond et Mongez[21]. Ce sauvetage in extremis à l’origine des futurs fleurons des collections du Louvre et de la Bibliothèque nationale rappelle ce qu’Octave Debary analyse comme « le travail paradoxal qu’implique la conservation de ce dont on veut se défaire[22] ». Quels sont les processus au cœur de cette dialectique paradoxale ? Le destin des fragments du trésor de Saint-Denis évoqués à l’instant pourrait-il éclairer la compréhension de cette histoire d’assimilation patrimoniale ?

La requalification patrimoniale, ses lieux et ses discours

Pour répondre, il importe d’abord de se resituer dans la perspective des révolutionnaires dont témoigne le Conservatoire de pluviôse an II (janvier 1794) à savoir : simultanément « détruire les monuments propres à rappeler les souvenirs du despotisme [et] conserver honorablement les chefs-d’œuvre des arts dignes d’occuper les loisirs et d’embellir le territoire d’un peuple libre[23] ». L’instruction sur la manière d’inventorier de Félix Vicq d’Azyr, membre de la commission temporaire des Arts, affirme de même :

« Tous ces biens précieux qu’on tenoit loin du peuple ou qu’on ne lui montroit que pour le frapper d’étonnement et de respect, toutes ces richesses lui appartiennent. Désormais, elles serviront à l’instruction publique, à former des législateurs philosophes, des magistrats éclairés, des agriculteurs instruits, des artistes de génie[24]. »

Le président du conseil d’Instruction publique Charles Mathieu proclamait le 28 frimaire an II (18 déc. 1793) la légitimité de recueillir « ce qui peut servir à la fois d’ornement, de trophée et d’appui à la liberté et à l’égalité[25] ». Ainsi, la tabula rasa révolutionnaire stigmatisée par le penseur politique irlandais Edmund Burke[26] n’alla-t-elle pas sans une conceptualisation de la conservation réfléchie, à défaut d’avoir toujours été mise en application[27]. Pourquoi épargner des artefacts portant les stigmates de l’Ancien Régime ? Comment les faire coïncider avec l’idéal patriotique et républicain d’instruction publique ? On consentit à leur protection, à leur inscription à l’inventaire, à leur entrée dans les collections lorsqu’ils pouvaient relever d’une des valeurs hiérarchisées ici : la valeur nationale, la valeur didactique, la valeur d’inspiration à l’industrie et enfin seulement la valeur artistique[28]. Et encore, dans cette dernière perspective de formation des artistes, l’intention d’effacer la parenthèse médiévale – creuset de l’Église, de la royauté comme de la féodalité[29] – fit primer une temporalité déjà chère aux Lumières : l’Antiquité. La désignation des œuvres à la lecture du premier inventaire établi pour Saint-Denis[30] illustre cet horizon de réception à travers la typologie de l’objet antique, le goût des matériaux, notamment les pierres dures et l’iconographie. En effet, outre deux manuscrits et quatre camées, les commissaires révolutionnaires conservèrent, entre autres, ce qu’ils consignaient comme une cuve de porphyre[31], un vase représentant des Bacchanales[32], une aigue-marine représentant la tête de Julia, fille de Titus[33], une cuvette de jade vert[34] et une navette à godrons en sardonyx. Il y a indubitablement là pour les chefs-d’œuvre du Moyen Âge chrétien et regalia de Saint-Denis amputation de leur référence au divin comme de leur efficacité sacrale au profit d’une nouvelle reconnaissance aux yeux des membres de la commission des Monuments. Mais on n’entrera dans la compréhension de cette économie de la perte[35] qu’en l’inscrivant dans la matrice du musée non pas inventé par la Révolution, mais bien chargé par elle d’accomplir cette transmutation. Il incombait ainsi à ce « nouveau lieu patriotique du patrimoine[36] » de désacraliser d’une part et de resacraliser de l’autre, d’inaugurer une nouvelle mémoire tout en orchestrant une subtile politique de l’oubli. Le geste révolutionnaire et le musée à son service apparaissent comme acte et instrument d’un archivage paradoxal : « accueillir un temps dont on ne peut se débarrasser autrement qu’en le conservant[37] ». Dans son histoire du vandalisme, le philosophe Daniel Hermant estime de même que « l’iconoclasme bafoue, conteste, détruit ou même conserve pour mieux abhorrer[38] ». La nation devient en effet dépositaire d’un héritage suspect par l’ordre social monarchique qu’il reflète, par les terres et propriétés dont il provient ainsi que par l’idéal esthétique et moral chrétien qu’il sert. Aussi le dépôt fait-il figure de quarantaine à même de prévenir toute forme de contagion entourant ce legs suspendu « dans un état “liminal”, un entre-deux avant la consolidation définitive de la Révolution et de la raison qui pourra seule […] garantir son innocuité[39] ». L’inventaire de Saint-Denis permet encore de voir à l’œuvre cet écartèlement entre deux systèmes de valeurs antinomiques, cette réification dont témoignent les mots. Renforçant la distance et l’altérité à l’égard des valeurs initialement portées par le patrimoine accaparé, la désignation participe de sa métamorphose. Face à des « restes […] en instance de requalification, sommé[s] à la fois de disparaître et de (re)devenir autre chose[40] », elle invente « une nouvelle exégèse[41] ». De même qu’elle changea le nom des hommes et des lieux, imposa une nouvelle métrique et un nouveau calendrier, la plume des commissaires révolutionnaires transmuta les calices, les patènes, custodes et reliquaires médiévaux en diverses coupes, plats, aiguières, coffrets et autres flacons de cristal de roche, d’agate ou d’améthyste. Pour les pièces du trésor dionysien, l’entrée dans les collections du Louvre consomma la rupture d’avec leur logique intrinsèque et la resémantisation signa l’ablation de leur dimension anagogique. Dans ce processus d’évaporation de la transcendance préalable à la cristallisation de la matérialité et de la virtuosité qui la remplacent, Françoise Choay souligne l’importance de la rhétorique révolutionnaire selon laquelle :

« Rompre avec le passé ne signifie ni abolir sa mémoire ni détruire ses monuments, mais conserver l’un et l’autre dans un mouvement dialectique qui à la fois assume et dépasse leur signification historique originelle en l’intégrant dans une nouvelle strate sémantique[42]. »

Le destin des objets cultuels, liturgiques ou encore royaux du trésor choisi ici pour fil rouge nous les montre mus en expôts à leur entrée au Louvre après une purification historique[43]. Dans une certaine mesure, la castration de l’opérativité symbolique de ces objets rescapés du Moyen Âge participe d’une pacification au cours de cette histoire d’appropriation traversée de tensions extrêmes. Elle répond à la nécessité pointée par Octave Debary que « les ruptures historiques [soient] apaisées et que soient domestiquées les violences de l’histoire[44] ». On se propose à présent de tourner notre attention vers l’espace muséal auquel fut alors confiée cette mission de domestication de la violence révolutionnaire.

Triomphe d’un nouveau regard sur les objets épars d’un Moyen Âge approprié

Au-delà de la confrontation furieuse qui avait opposé la Révolution française aux emblèmes foulés au pied d’un patrimoine jugé complice du temps dont il émanait, s’esquissèrent peu à peu les contours d’une autre relation tendant vers une forme de réconciliation. Quel fut le théâtre de cet apprivoisement ? Un espace muséal pétri – bien avant que n’éclate l’orage révolutionnaire – par la foi des Lumières dans les valeurs de la science et de la pensée rationaliste, un espace façonné par leur esprit de système. Le principe d’ordre et de classification dans la description de l’univers, de ses lois comme de ses créatures constituait une des pierres angulaires de cette épistémè. Or les arts et les sciences exactes conservaient à la toute fin du XVIIIe siècle une proximité dont témoigne l’ouverture de l’Encyclopédie :

« Celui qui se chargera de la matière des arts ne s’acquittera point d’une manière satisfaisante pour les autres et pour lui-même, s’il n’a profondément étudié l’histoire naturelle, et surtout la minéralogie, s’il n’est excellent mécanicien, s’il n’est très versé dans la physique rationnelle et expérimentale, et s’il n’a fait plusieurs cours de chimie[45]. »

Un meilleur paradigme de représentation et de classification que celui des sciences naturelles aurait-il pu être rêvé par des commissaires révolutionnaires en peine de faire entrer les reliques de “la vieille superstition” dans le temple du patrimoine de l’humanité ? Quoi de plus distinct de l’ancien régime d’interprétation des œuvres, quoi de plus sûr enfin que l’harmonieux agencement des productions naturelles, hiérarchisées en ordres, genres, niveaux, espèces et variétés par les classes du Systema Naturae du botaniste suédois Carl von Linné[46] ou encore dans les 36 volumes de L’histoire naturelle de Buffon ? Au diapason avec le monde européen des musées de la fin du XVIIIe siècle, les descendants des révolutionnaires trouvèrent dans la porosité entre le champ de l’érudition antiquaire et celui de l’art le vade-mecum de leur mise en ordre. Ce ne fut rien moins qu’au successeur de Buffon à l’Académie française, spécialiste lui-même d’anatomie comparée, qu’on confia la rédaction de L’instruction sur la manière d’inventorier et de conserver dans toute l’étendue de la République tous les objets qui peuvent servir aux arts, aux sciences et aux enseignements, le 25 brumaire an II (15 novembre 1793). Ainsi, par l’entremise de Vicq d’Azyr, la perspective taxonomique de Linné et Buffon devint l’outil pratique, non seulement de la description formelle, naturaliste en somme des œuvres, mais d’une entreprise d’assimilation muséale du patrimoine approprié et domestiqué par sa mise en classes[47]. Ainsi le système doctrinal des Lumières en matière de sciences naturelles marqua-t-il à la fois les évolutions du monde muséal et les prémices d’une l’histoire de l’art qui allait fleurir en France en tant que discipline après la Révolution.

Puisque c’est vers le Louvre que convergèrent une part essentielle des richesses artistiques spoliées par la Révolution, observons où y réapparurent les créations dont nous avons suivi les pérégrinations.

Après avoir renversé les autels des églises et le trône des rois de France, les inventeurs de la patrie et du patrimoine national n’optèrent pas pour une pièce nue pour écrire ex nihilo l’histoire muséale ni pour les tréteaux des barricades des sans-culottes. Pour donner à voir les vestiges des trésors médiévaux trônant en qualité de musealia, ils choisirent les cieux magistraux de la galerie d’Apollon restaurée par la IIe République[48] (Fig. 3).

Fig. 3 : Frédéric Grasset, Vitrine de la Galerie d’Apollon, au Louvre, 1835, huile sur toile, 55 x 46 cm, musée du Louvre, Paris, RF 169/8 © Grand Palais Rmn (musée du Louvre) / Franck Raux

Dans l’écrin conçu par Charles-François Le Brun à la gloire du roi Soleil, de précieux plateaux en marbre sur consoles de bois sculpté et doré de style Louis XIV, dont celui que la confiscation révolutionnaire avait arraché au château de Richelieu vers 1800, servirent de présentoirs. La réapparition des trésors joue ici explicitement du trophée militaire et célèbre le triomphe de l’œuvre révolutionnaire sur l’hégémonie de l’Ancien Régime. Dans le glissement du palais des rois vers le palais des arts où Félix Duban et Eugène Delacroix deviennent, sous l’autorité d’une IIe République éclairée, les exécuteurs testamentaires naturels de Le Brun, s’opère un lissage des aspérités susceptibles de nuire au récit de l’épopée républicaine en matière de patrimoine. Une invisibilisation de la violence historique de l’épisode révolutionnaire se lit dans la qualification du dispositif de monstration de la galerie d’Apollon comme un « inégalable écrin[49] » pour les chefs-d’œuvre alors présentés sous ses vitrines. Une telle fusion discursive des temporalités passe sous silence les affres de la Révolution française, les paradoxes de sa relation à la notion de patrimoine comme le peu de cas des dangers encourus par les collections confisquées, pendant la Révolution[50], après leur entrée au Museum et encore sous la IIIe République[51]. Les évolutions expographiques ultérieures de la Galerie d’Apollon (Fig. 4) permettent de suivre l’évolution du regard sur les œuvres issues du passé médiéval.

Fig. 4 : Carte postale d’une vitrine de la Galerie d’Apollon, autour de 1900 © Documentation du département des Objets d’art, musée du Louvre

Jusque dans le courant du XXe siècle[52], on y rencontre les gemmes de la Couronne[53] et les collections issues des saisies révolutionnaires, notamment des trésors parisiens. Les vases dionysiens y côtoient les collections des arts du Moyen Âge et de la Renaissance d’Edme-Antoine Durand et Pierre Révoil, acquises en 1825 et 1828, des objets du trésor de l’ordre du Saint-Esprit supprimé en 1830 et d’autres issus de la donation Charles Sauvageot de 1852. On retrouve là des œuvres qui constituent le noyau des collections médiévales et de la Renaissance du département des Objets d’Arts du musée. Orfévrées pour la plupart, elles sont réparties selon une disposition pyramidale et encadrées de vitrines aux montants modernes surplombant le piètement Louis XIV des consoles en bois doré, formant un mobilier en harmonie avec les emblèmes du décor de Le Brun. Extirpés des trésors d’églises où ils relevaient d’une logique patrimoniale fondée sur la vénération, les vases sacrés de la Sainte-Chapelle et de Saint-Denis, les crucifix, les crosses et les châsses romanes ou limousines se voient disposés dans cet écrin de façon à magnifier leurs qualités matérielles, à rehausser le faste et le brillant de leur enveloppe. Cette présentation traduit le progrès d’un regard attaché à la vie des formes dans ses développements organiques ainsi que l’avènement d’un ordonnancement esthétique et typologique né de la taxonomie. L’apparition de ce langage expographique consubstantiel du formalisme a pour toile de fond le formidable impact des expositions universelles et rétrospectives depuis la première inaugurant la série à Londres en 1851. Les objets d’art qui avaient pris place sous l’immense nef de verre du Crystal Palace lors de la Great Exhibition, parmi lesquels figurait une magnifique collection d’œuvres d’art originales du Moyen Âge et de la Renaissance, furent présentés dès 1857 dans un des premiers musées d’art décoratif au monde, le South Kensington Museum.

Si, dans le strict alignement de leurs vitrines (Fig. 5), des objets jadis liturgiques y apparaissent livrés à la contemplation comme des « signes retournés[54] », c’est au sens où ils y figurent comme spécimens, jalons formels témoins ou annonciateurs de styles, d’‘écoles’, d’époques données dans une visée comparatiste fondée sur le concept de filiation artistique et les rapprochements formels. Né dans le sillage de la Révolution, l’intérêt productiviste et mercantile de la fin du XIXe et des premières années du XXe siècle vit dans les objets du passé une juxtaposition de formes et de matières susceptible d’inspirer la facture de nouveaux artefacts. Ainsi, des œuvres de la Renaissance, mais aussi du Moyen Âge trouvèrent-elles place, à côté des productions industrielles, dans la logique démonstrative et triomphale des expositions universelles. On retrouve la valorisation des qualités plastiques et du caractère de préciosité pour l’histoire de l’art des créations médiévales dans le traitement réservé à l’orfèvrerie religieuse dans l’Exposition Universelle de Paris en 1900.

Fig. 5 : John Watkins, The Prince Consort’s Gallery, vue de l’intérieur du South Kensington Museum Gallery, 1876-1881, eau-forte, 21,6 x 14,6 cm. © V&A coll.

La présentation de l’orfèvrerie médiévale répond là à une double visée : « procurer au visiteur une pure jouissance artistique[55] » et l’ouvrir à la découverte d’un art national dont la conception s’esquissait alors. Pour témoigner – comme au South Kensington Museum – de la fécondité de cette création dès avant la Renaissance, cette rétrospective de l’art français depuis ses origines répartissait entre trois salles des pièces issues de trésors d’églises dans une grande profusion d’objets[56] (Fig. 6). Une des visées de l’agencement expographique consistait à donner à voir l’affranchissement des artistes du Moyen Âge vis-à-vis des “influences” étrangères et leur inspiration prise dans l’esthétique – plus valorisée alors – des “arts majeurs” nationaux : sculpture et architecture[57]. Le visiteur était invité à se représenter ainsi l’art de l’orfèvre comme reflet des progrès de l’architecture et de la sculpture monumentale. En France en 1900, c’est donc en tant que miroir, reflet miniature, mineur, des “arts majeurs” que les objets du culte chrétien médiéval sont considérés, c’est-à-dire comme des indicateurs dans la réception d’arts plus dignes de considération. Pareille conception n’excluait pas l’intérêt aux techniques des artisans du Moyen Âge[58]. On voit en effet l’œil du XXe siècle naissant apprécier dans cette production la conformité des objets à leur destination sans sacrifice aux caprices de l’ornementation comme en témoigne l’admiration devant la crosse du trésor de Maubeuge : « Est-il possible de rêver une entente plus séduisante par l’orfèvre de ce qui donnait à l’art du Moyen Âge toute sa beauté et son harmonie[59] ? ». La vitrine isolant comme un unicum, au premier plan à gauche de la photographie, la « Sainte-Coupe » provenant de la cathédrale de Sens décrite comme « une pièce hors ligne, d’une conception harmonieuse et d’une élégante simplicité[60] » va dans le même sens. Les regrets exprimés dans la conclusion du livret éclairent la perspective dans laquelle les créations médiévales prenaient place au sein de ces expositions et la lecture qui en était faite.

Fig. 6 : Vue d’ensemble de l’orfèvrerie religieuse exposée au Petit Palais, catalogue de l’exposition de l’art français, 1900, imprimerie Lemercier. Archives du Petit Palais © Musées de la Ville de Paris

« Je désirerais qu’on eût pensé à ranger par série et dans leur ordre chronologique les nombreux spécimens de l’œuvre de Limoges que renferme le Petit Palais des Champs-Élysées. […] Nous aurions eu, avec le meilleur commentaire de l’histoire de l’émaillerie de Limoges pendant les XIIe et XIIIe siècles, la leçon de choses la plus intelligible relativement aux problèmes de sa technique[61]. »

Le musée idéal est alors conçu comme lieu d’une “leçon de choses” fondée sur la logique du classement, la sérialité et l’établissement de comparaisons formelles. Il offre, entre les années 1870 et le début du XXe siècle, le cadre propre à la traduction pacifiée du legs acquis par la Révolution française en une histoire de l’art national qui prend simultanément son essor dans le giron de l’enseignement. À la tradition esthétique privilégiée jusqu’alors par le Collège de France, la création de l’École du Louvre en 1882 répond ainsi en prônant une analyse formelle des œuvres se voulant anatomique. La chercheuse Michela Passini souligne l’inscription de cette nouvelle vocation nationale du patrimoine et de l’histoire de l’art dans une perspective politique :

« autour de 1900, la définition des caractéristiques formelles et stylistiques […] apparaît centrale dans le contexte de l’élaboration de traditions esthétiques nationales en compétition[62]. »

La promotion que font alors l’historien Louis Courajod d’une Renaissance nationale autour du gothique français et la thèse d’Émile Mâle en 1898 sur L’art religieux du XIIIe siècle en France s’inscrivent en effet dans la perspective d’une reconnaissance de l’art médiéval impulsée par l’approche formelle née des analyses d’Aloïs Riegl au contact des collections d’art décoratif du Kunsthistorisches Museum de Vienne. C’est ainsi que, dans le cas français, après les vicissitudes de l’épisode révolutionnaire, l’art médiéval connut, autour des années 1880, une réappropriation nationaliste à laquelle participa également l’apparition des galeries de moulages telles que le musée de la Sculpture comparée créé à l’initiative de Viollet-le-Duc. Soulignons la synchronicité entre cette mise en exposition des copies des grands portails de l’art roman au palais du Trocadéro en 1882 et l’inauguration, à peine cinq ans plus tard, de la première chaire d’histoire de l’architecture française du XIe au XVIe siècle en France. L’étude de l’art médiéval, en tant que discipline, naît ainsi d’une étroite conjonction entre la logique des expositions universelles et les progrès de la lecture évolutionniste du processus de la création artistique.

Ainsi dans un temps long, courant depuis 1789, l’appropriation du Moyen Âge en France écrit-elle une longue histoire dans laquelle l’institution muséale joue un rôle majeur. Une histoire entre rejet, mise à distance, aseptisation et adoption en tant que répertoire de formes et de techniques, suivant un long trajet rien moins que linéaire.

 

Notes

[1] Choay F., L’allégorie du patrimoine, Paris, Le Seuil, 2019, chap. III, « La Révolution française ».

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Hermant D., « Destructions et vandalisme pendant la Révolution française », Annales. Économie, société, civilisation, n° 4, 1978, p. 703-719.

[5] Ibid.

[6] Souchal F., Le vandalisme de la Révolution, Paris, Nouvelles éditions latines, 1994.

[7] Se disait de personnes dépossédées de leur état, de leur qualité, de leur titre, en particulier pendant la Révolution française : la plus couramment employée étant « Le ci-devant roi », Dictionnaire Larousse.

[8] Recht R., « La naissance du musée et le statut de l’œuvre d’art », Recht R. (éd.), Penser le patrimoine, Paris, Hazan, 2016 (1998), p. 37.

[9] Extrait du Moniteur cité par Montesquiou-Fezensac B. (de), Le trésor de SaintDenis. Inventaire de 1634, Paris, Picard, 1973, p. 39-40.

[10] Langlois C., « Le vandalisme révolutionnaire », L’Histoire, n° 99, 1987, p. 12. Sur le sujet, voir aussi Bivier M-L., Fêtes révolutionnaires à Paris, Paris, PUF, 1985.

[11] Dessinateur pendant la Révolution dont les Estampes relatives à l’Histoire de France furent publiées dans le recueil de la coll. Michel Hennin léguée en 1863 à la Bibliothèque nationale (catalogue publié à Paris en 1881).

[12] Écho à la révolte protestante et son climat de dérision notamment aux « contre-processions à caractère carnavalesque » des années 1560, voir Joblin A., « L’attitude des protestants face aux reliques », Bozóky E., Helvétius A.-M. (éd.), Les reliques. Objets, cultes, symboles, actes du colloque international (Boulogne-sur-Mer, 1997), Turnhout, Brepols, 1997, p. 123-141.

[13] Agamben G., « Parodie », in Profanations, Paris, Payot & Rivages, 2019 (2005), p. 41.

[14] Ibid. : si on s’appuie ici sur l’emprunt que ce dernier fait à la Poétique de Scaliger pour définir la parodie en la rapprochant du théâtre grec : « Comme la satire dérive de la tragédie et le mime de la comédie, ainsi, la parodie dérive de la rhapsodie. En effet, quand les rhapsodes interrompaient leur récitation, on voyait arriver sur scène ceux qui, par amour du jeu et pour fouetter l’esprit du public, venaient renverser tout ce qui avait précédé. C’est pourquoi ces chants ont été appelés paroidous, parce qu’ils mêlaient au sérieux de l’argument des éléments ridicules. La parodie est ainsi une rhapsodie inversée qui transpose le sens de manière ridicule en changeant les mots ». Le trait décisif résidant là dans la dépendance au modèle antérieur « qui de sérieux devient comique » autant que dans « la conservation des éléments formels parmi lesquels sont insérés de nouveaux contenus incongrus » comme Agamben l’explicite page 42.

[15] Analyse qui rejoint Stanley J. Idzerda : « l’iconoclasme ou la consécration muséale, celle-ci n’[est] en fin de compte que l’exact symétrique de celui-là », dans « Iconoclasm during the French Revolution », American Historical Review, vol. LX, n° 1, 1954, p. 13.

[16] Debary O., De la poubelle au musée. Une anthropologie des restes, Paris, Creaphis éditions, 2019, p. 22.

[17] Langlois C., « Le vandalisme révolutionnaire », L’Histoire, n° 99, 1987, p. 14.

[18] Chateaubriand, Génie du Christianisme, Paris, Migneret, 1802, chap. IX.

[19] Poulot D., « Compte rendu de thèse “Le passé en Révolution. Essai sur les origines intellectuelles du patrimoine et la formation des musées en France. 1774-1830” (Thèse de doctorat soutenue à Paris I Sorbonne, 21 octobre 1989) », Culture & Musées, n° 1, 1992, p. 151.

[20] Poulot D., « Le patrimoine des musées : pour l’histoire d’une rhétorique révolutionnaire », Genèses. N° 11 : Patrie, patrimoine, 1993, p. 37.

[21] Antoine Mongez et Gaspard Michel Leblond prirent part aux commissions se succédant après les nationalisations : commission des Monuments (octobre 1792 – décembre 1793), commission temporaire des Arts (décembre 1793 – décembre 1795) et conseil de Conservation des Objets de Sciences et d’Arts (décembre 1795 – septembre 1800).

[22] Debary O., De la poubelle au musée. Une anthropologie des restes, Paris, Creaphis éditions, 2019, p. 23.

[23] Décret du 16 septembre 1792.

[24] Vicq-d’Azyr F., Instruction sur la manière d’inventorier et de conserver dans toute l’étendue de la République, tous les objets qui peuvent servir aux arts, aux sciences et à l’enseignement. Proposée par la Commission temporaire des arts et adoptée par le Comité d’instruction publique, Paris, Imprimerie nationale, 1793, p. 3.

[25] Guillaume J. (éd.), Procès-verbaux du Comité d’Instruction Publique de la Convention nationale, Paris, Imprimerie nationale,1891-1958, t. III, p. 180, cité par Poulot D., « Le patrimoine universel : un modèle culturel français », Revue d’Histoire moderne et contemporaine. T. 39, n° 1 : Pour une histoire culturelle du contemporain, 1992, p. 33.

[26] Dont les Réflexions sur la Révolution française paraissent en 1790, à Londres, chez J. Dodsley (éd.), sous le titre original Reflections on the Revolution in France, and on the Proceedings in Certain Societies in London, Relative to that Event.

[27] Poulot D., « Compte rendu de thèse “Le passé en Révolution. Essai sur les origines intellectuelles du patrimoine et la formation des musées en France. 1774-1830” (Thèse de doctorat soutenue à Paris I Sorbonne, 21 octobre 1989) », Culture & Musées, n° 1, 1992, p. 148.

[28] Voir Choay F., L’allégorie du patrimoine, Paris, Le Seuil, 2019, sous-chapitre « Valeurs ».

[29] En concevant un long Moyen Âge à la cohérence anthropologique aussi large que l’entend Le Goff, comme en témoigne la synthèse éponyme de ses recherches sur le sujet parue en 2004 chez Tallandier.

[30] « Monuments des Arts et des Sciences » prélevés au trésor de Saint-Denis pour le cabinet des Médailles et Antiques de la Bibliothèque nationale par Leblond et Mongez, 1789, publié par Babelon en 1897 (Le Cabinet des antiques à la Bibliothèque nationale. Choix des principaux monuments de l’antiquité, du moyen âge et de la Renaissance conservés au département des médailles, Paris), repris in-extenso dans Le trésor de Saint-Denis, cat. exp., Paris, Musée du Louvre, 1991, p. 352.

[31] Musée du Louvre : Baignoire de porphyre de Saint-Denis, n° inv. MND 1585.

[32] Bibliothèque nationale : La coupe des Ptolémée, n° inv. camée. 368.

[33] Bibliothèque nationale : Sommet de l’escrain dit de Charlemagne, n° inv. 58. 2089.

[34] Bibliothèque nationale : Navette de saint Éloi, n° inv. Camée. 374.

[35] On emprunte cette notion à Aurélie Mouton-Rezzouk qui y recourt dans son analyse de la transposition muséale de la scène théâtrale. Voir Mouton-Rezzouk A., Exposer le théâtre. De la scène à la vitrine, thèse de doctorat de littérature française sous la dir. de Denis Guénoun, Université Paris IV Sorbonne, 2013, 2 vol.

[36] Poulot D., « Le patrimoine des musées : pour l’histoire d’une rhétorique révolutionnaire », Genèses, n° 11 : Patrie, patrimoine,  1993, p. 25-49.

[37] Debary O., De la poubelle au musée. Une anthropologie des restes, Paris, Creaphis éditions, 2019, p. 111.

[38] Hermant D., « Destructions et vandalisme pendant la Révolution française », Annales. Économie, société, civilisation, n° 4, 1978, p. 712.

[39] Poulot D., « Le patrimoine des musées : pour l’histoire d’une rhétorique révolutionnaire », Genèses, n° 11 : Patrie, patrimoine, 1993, p. 37.

[40] Debary, O., De la poubelle au musée. Une anthropologie des restes, Paris, Creaphis éditions, 2019, p. 145.

[41] Poulot D., « Compte rendu de thèse “Le passé en Révolution. Essai sur les origines intellectuelles du patrimoine et la formation des musées en France. 1774-1830” (Thèse de doctorat soutenue à Paris I Sorbonne, 21 octobre 1989) », Culture & Musées, n° 1, 1992, 147-152.

[42] Choay F., L’allégorie du patrimoine, Paris, Le Seuil, 2019, chapitre « Vandalisme et conservation ».

[43] Grognet F., « Objets de musée, n’avez-vous donc qu’une vie ? », Gradhiva, n° 2, 2005, p. 49 : comparable avec l’invention ethnologique de l’objet extraeuropéen « désinsectisé, en quelque sorte “purgé” des éléments indésirables de son lointain passé, il est […] déclaré à l’inventaire comme un nouveau-né ».

[44] Debary O., De la poubelle au musée. Une anthropologie des restes, Paris, Creaphis éditions, 2019, p. 27.

[45] Diderot, « Explication détaillée du système des connaissances humaines », Encyclopédie, Paris, Hermann, 1751, vol. I, p. XI et XII.

[46] Paru entre 1755 et 1766.

[47] Choay F., L’allégorie du patrimoine, Paris, Le Seuil, 2019.

[48] Galerie qui avait été laissée, depuis 1692, aux académies de Peinture et de Sculpture et qui ne devint salle de musée que dix ans après sa restauration commencée en 1851 sous la conduite de Félix Duban.

[49] Verlet P., Le mobilier royal français. Meubles de la Couronne conservés en France, Paris, Les Éditions d’art et d’histoire, 1945, p. 3 cité par Alcouffe D., « Les collections d’objets d’art dans la galerie d’Apollon, 1861-2004 », Bresc-Bautier G. (éd.), La galerie d’Apollon au palais du Louvre, Paris, Gallimard ; Musée du Louvre, 2004, p. 210.

[50] Le trésor de Saint-Denis, cat. exp., Paris, Musée du Louvre, 1991, p. 350 : Danielle Gaborit-Chopin rappelle la vente aux enchères de l’année 1798 au cours de laquelle, « sur ordre du ministère des Finances, seize objets si difficilement sauvés par les commissaires révolutionnaires dont deux aigles d’or et d’argent de Saint-Denis, le porte-chappe d’Anne de Bretagne, le fermail du sacre de Charles V, le calice de cristal de Saint-Denis furent mis aux enchères au Louvre même et vendus car jugés “inutiles à l’art et à l’instruction” ».

[51] Voulant rompre avec le passé monarchique, la IIIe République vendit les joyaux aux enchères en 1887 dispersant en dix jours plus de 77000 pierres précieuses et perles. Force est de constater ici la fragilité de « la chose patrimonialisée “en sursis de destruction” », comme la désigne Guillaume M., « Invention et stratégies du patrimoine », Jeudy H.-P. (dir.), Patrimoines en folie, Paris, Éditions de la MSH, 1990, p. 39, également en ligne : https://books.openedition.org/editionsmsh/3774 (consulté en juillet 2025).

[52] En 1935, Henri Verne entreprit le redéploiement des collections du Moyen Âge et de la Renaissance provoquant le déplacement des objets orfévrés et de l’émaillerie vers les salles de l’aile de la Colonnade inaugurées en juin 1938. On les retrouve cependant dans la galerie d’Apollon au cours des années 1960 comme en témoignent les clichés des archives du département des Objets d’Art du musée.

[53] Collection de pierreries versée au Louvre en 1796, qui avait été exposée dans la salle Duchâtel en 1852.

[54] Griener P., Pour une histoire du regard. L’expérience du musée au XIXe siècle, Paris, Éditions la Chaire du Louvre ; Hazan, 2017, p. 41.

[55] Propos de Bouillet A., L’art religieux au Petit Palais, en 1900, Moûtiers, Ducloz, 1900, p. 8.

[56] Ibid. : profusion soulignée dès la page d’introduction de ce catalogue reprochant la présence d’objets trop nombreux « trop de petites châsses émaillées de Limoges », par exemple, et mesurant les conséquences négatives de cette abondance sur la muséographie : « de menus objets sont noyés au milieu d’autres de moindre importance dans des vitrines sur lesquelles on ne peut se pencher sans faire ombre à la manière d’un écran ».

[57] Ibid., p. 21 : vision dont témoigne cette citation du catalogue, « nous trouvons au XIIIe et au XIVe siècles une floraison d’œuvres qui n’ont rien à envier pour la beauté de la forme et l’expression du caractère aux admirables statues qui ornent les portails de nos cathédrales ».

[58] Toujours dans ce catalogue voir Ibid., p. 16 : « Les artisans du Moyen Âge ont eu plus d’une fois à travailler le fer, le plomb et le bronze. Les objets qu’ils ont façonnés ou forgés attestent encore avec quelle habileté ingénieuse ils savaient […] leur imprimer un incontestable caractère artistique ».

[59] Ibid., p. 1-36.

[60] Ibid., p. 20.

[61] Ibid., p. 26-27.

[62] Passini M., « Introduction. L’élaboration transnationale d’une histoire de l’art. Lieux, outils et pratiques d’une discipline en formation », in L’œil et l’archive : une histoire de l’histoire de l’art, Paris, La Découverte, 2017, p. 27.

Pour citer cet article : Fanny Fouché, "Le musée appropriateur. La Révolution française face au Moyen Âge, bris, débris et domestication du passé ", exPosition, 30 octobre 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles11/fouche-musee-appropriateur/%20. Consulté le 17 décembre 2025.

10/2025 – Histoire des espaces de l’exposition : ce que disent les vues d’expositions archivées

 

Numéro dirigé par Roula Matar

– Roula Matar, Introduction

– Wesley Meuris, Documentation relative à la méthode de travail – Extrait des archives

– Simon Starling, De dessous un drap de visée, suivi d’un entretien mené par Roula Matar

– Marie Fraser, Muséologie d’enquête : The Responsive Eye et la circulation des expositions durant la Guerre froide (1950-1965)

– Inge Meijer, À propos des deux ouvrages d’Inge Meijer The Plant Collection (Roma publications, Amsterdam, 2019) et The MoMA Plant Collection (Roma publications, Amsterdam, 2024). Un entretien mené par Roula Matar

– Pascal Riviale, La muséographie et la scénographie d’expositions au musée national des Arts et Traditions populaires au travers des archives conservées aux Archives nationales

– Tatiana Trouvé, À propos de l’exposition Tatiana Trouvé – Le grand atlas de la désorientation (Centre Pompidou, Paris, 2022). Un entretien mené par Roula Matar

Introduction

par Roula Matar

 

Roula Matar, architecte et docteure en histoire de l’art, est maîtresse de conférences en Histoire et Cultures Architecturales à l’école nationale supérieure d’Architecture de Versailles. Ses recherches et publications se consacrent aux croisements des disciplines, notamment aux rapports de l’œuvre d’art à l’architecture, aux xxe et xxie siècles. Sur ce sujet, elle a publié L’Architecture selon Gordon Matta-Clark, aux Presses du réel (2022). Ses recherches récentes portent sur l’histoire des espaces de l’exposition et sur l’histoire de l’architecture du musée. —

Peut-on se servir des vues d’expositions comme sources documentaires pour construire une histoire des espaces de l’exposition ? Cette question a été proposée à la discussion lors de journées d’études et de séances de séminaire organisées à l’école nationale supérieure d’Architecture de Versailles en 2021-2022[1]. Nous avons examiné ces images-archives, en tenant compte de leur statut complexe, pour saisir ce qu’elles peuvent nous dire de l’espace de l’exposition, de sa construction et de son évolution. Nous avons interrogé les vues d’expositions en les considérant notamment comme révélatrices de dispositifs, dans le sens foucaldien, c’est-à-dire comme mettant au jour un « ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit aussi bien que du non-dit[2] ». Les vues d’expositions ont ainsi été mobilisées pour saisir ce qui nous intéresse, non pas tant l’objet premier de la photographie mais le rapport de l’objet à l’espace, et plus précisément le cadre de ce rapport et ce qui se révèle sur ces bords.

Les différents temps de réflexions ont choisi de multiplier les points de vue en réunissant diverses positions, de l’historien de l’art à l’archiviste, du commissaire à l’artiste. Quelques réponses à cette large problématique sont réunies dans ce présent numéro volontairement centré sur la critique institutionnelle et ses déplacements depuis son émergence dans les années 1960. Une large place est donnée à la voix des artistes, à leurs recours aux vues d’expositions à différents moments de leur processus de travail ou dans leurs approches critiques et spatiales : elles sont des images d’archives de dispositifs de monstration qui fondent le travail de Wesley Meuris sur les politiques de présentation et infrastructures des institutions ; elles irriguent et construisent un large corpus de travaux de Simon Starling qui, au gré des répliques et reconstructions, interrogent les mécanismes du musée et de l’exposition ; elles constituent un inventaire exhaustif de la présence végétale méticuleusement relevée par Inge Meijer dans les archives du Stedelijk Museum d’Amsterdam ou du MoMA à New York. À ces usages répondent ceux du ou de la commissaire qui, comme Marie Fraser, à l’occasion de la reconstitution de l’exposition The Responsive Eye tenue au MoMA en 1965, se penche sur les archives visuelles de cet événement, tandis que l’archiviste Pascal Riviale expose ce que montrent les archives visuelles des innovations menées par le MNATP, tant dans ses études que dans son approche muséographique. Enfin, parallèlement au séminaire, s’est tenue l’exposition Le Grand atlas de la désorientation de Tatiana Trouvé dans la Galerie 3 du Centre George Pompidou à Paris. Dans le prolongement de notre réflexion, je me suis entretenue avec l’artiste sur le sujet des espaces de l’exposition puisque celui-ci fait partie intégrante de la définition de son travail.

Je tiens à remercier les membres du comité scientifique du séminaire, l’ensemble des intervenant·es aux journées d’études et au séminaire pour leurs contributions[3] et les moments de partage – Yvonne Bialek, Marie Fraser, Giulia Gabellini, Audrey Ilouz, Wesley Meuris, Constance Nouvel, Yusuke Offhause, Rémi Parcollet[4], Jean-Marc Poinsot, Pascal Riviale, Nathalie Simonnot, Simon Starling, Tatiana Trouvé et Richard Venlet. Pour leur soutien, je remercie également l’équipe de La Maréchalerie, Valérie Knochel sa directrice ainsi que Sophie Peltier et Simon Poulain, le LéaV laboratoire à l’ENSA Versailles, ainsi que le bureau de l’Enseignement et de la Recherche (BER) du ministère de la Culture.

 

Notes

[1] Ce projet de recherche s’est déroulé sous la forme d’un cycle de trois demi-journées d’études, des débats Manèges organisés à l’automne 2021 en partenariat avec le centre d’art La Maréchalerie (cf https://tram-idf.fr/maneges-2021-la-marechalerie/), et s’est poursuivi par un séminaire au printemps 2022.

[2] Foucault M., « Le Jeu de Michel Foucault », Dits et écrits. Vol. II : 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001 (1994), p. 299.

[3] Pour diverses raisons, l’intervention de Jean-Marc Poinsot, initialement prévue dans ce numéro, et consacrée à la reconstruction de l’Atelier londonien de Francis Bacon à la Dublin City Gallery n’a pu être intégrée au sommaire. Elle peut être lue dans son dernier ouvrage Notes sur l’exposition et ses acteurs (Éditions Hermann, 2023), dans le chapitre 5 intitulé « L’exposition comme machine interprétative », aux pages 99-103.

[4] Les recherches menées par Rémi Parcollet sur les vues d’expositions ont nourri notre séminaire. Voir notamment l’ouvrage qu’il a dirigé sur ce sujet, Photogénie de l’exposition, Manuella éditions, Paris, 2018.

Pour citer cet article : Roula Matar, "Introduction", exPosition, 2 juin 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles10/matar-introduction/%20. Consulté le 17 décembre 2025.

À propos de l’exposition Tatiana Trouvé – Le grand atlas de la désorientation (Centre Pompidou, Paris, 2022)

un entretien avec Tatiana Trouvé, mené par Roula Matar

 

Tatiana Trouvé est artiste. Née en 1968 à Cosenza, en Italie, elle a grandi à Dakar, au Sénégal ; aujourd’hui, elle vit et travaille à Montreuil. Son travail artistique débute avec la création du Bureau d’Activités Implicites (B.A.I.), sorte de laboratoire du temps où les activités sont toujours à venir (1997-2007). Tatiana Trouvé a participé à de très nombreuses expositions personnelles et collectives, biennales et triennales, dans des musées et institutions à l’étranger comme en France. Parmi ses publications récentes figurent : en 2025, The Strange Life of Things, catalogue de son exposition à la fondation Pinault de Venise ; en 2023, le recueil de textes Récits, rêves et autres histoires aux Éditions de l’école nationale supérieure des Beaux-Arts, et, en 2022, Le grand atlas de la désorientation, catalogue raisonné  de ses dessins. Elle a reçu plusieurs distinctions importantes, dont le prix Marcel Duchamp en 2007. Ses œuvres font partie de nombreuses collections publiques et privées, parmi lesquelles le musée d’Art moderne de la ville de Paris, le Centre Pompidou à Paris, le MAC VAL à Vitry-sur-Seine, le Migros Museum à Zurich, le Museo del Novecento à Milan, le Hirschhorn Museum and Sculpture Garden à Washington D.C., le Nasher Sculpture Center à Dallas, ainsi que le Museo Jumex à Mexico.

Roula Matar, architecte et docteure en histoire de l’art, est maîtresse de conférences en Histoire et Cultures Architecturales à l’école nationale supérieure d’Architecture de Versailles. Ses recherches et publications se consacrent aux croisements des disciplines, notamment aux rapports de l’œuvre d’art à l’architecture, aux xxe et xxie siècles. Sur ce sujet, elle a publié L’Architecture selon Gordon Matta-Clark, aux Presses du réel (2022). Ses recherches récentes portent sur l’histoire des espaces de l’exposition et sur l’histoire de l’architecture du musée. —

 

Cet entretien – réalisé le 8 décembre 2022 dans l’atelier de Tatiana Trouvé à Montreuil – est consacré à son exposition Le grand atlas de la désorientation organisée par Jean-Pierre Criqui au Centre Pompidou, à Paris, dans la galerie 3, du 8 juin au 22 août 2022.

Fig. 1 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « Le grand atlas de la désorientation », Centre Pompidou, Paris, 2022.

Roula Matar : Dans le cadre d’un large projet de recherche que je mène sur l’histoire des espaces de l’exposition, je suis très heureuse de pouvoir m’entretenir avec vous au sujet de votre dernière exposition au centre Georges Pompidou Le grand atlas de la désorientation. Je souhaite vous interroger sur la mise en espace et, si vous le voulez bien, rester près de l’architecture dans laquelle vous intervenez, qui fait bien sûr partie de la définition même de l’œuvre, qui l’englobe ; pouvons-nous porter une attention peut-être un temps « dissociée » sur l’architecture des lieux, et s’arrêter au stade qui précède l’installation, au moment où vous concevez sa mise en espace ou le dessin d’espace ; pouvons-nous insister sur ce processus, sur le préalable qui est peu évoqué, peu montré, et qui est vite englouti dans l’analyse de l’œuvre ?

Tatiana Trouvé : Tout est parti de l’espace, de l’architecture, comme souvent dans mon travail. Que ce soit à l’intérieur de mes dessins ou dans mes installations, il y a un lien très direct avec l’espace et l’architecture. On m’a invitée pour une exposition de sculptures car c’est un espace qui s’y prête parfaitement. Il y a beaucoup de contraintes pour montrer, dans ce cube en verre, des œuvres sur papier ; les normes des musées sont très strictes, il faut tamiser la lumière, très peu de lumens sur les œuvres parce qu’elles s’abiment très vite etc. Lorsque je suis rentrée dans l’espace, j’ai eu l’impression de pénétrer dans une des architectures de mes dessins. L’idée était soit de faire une installation qui devienne un dessin, soit de confondre l’espace de l’architecture avec l’espace de mes dessins. Cette exposition a eu un très long parcours. Au départ, comme je ne voulais pas présenter mes dessins contre un mur mais prolonger leurs lignes dans l’espace, j’avais à disposition ces structures métalliques que j’avais construites sur lesquelles ils étaient fixés et se superposaient en perspective, et l’on voyait aussi au travers de ces lignes graphiques. Parfois, cette superposition des lignes était précise, et d’autres fois trop aléatoire. J’ai abandonné cette présentation parce que cela ne convenait plus vraiment à ce que je cherchais. Puis s’est naturellement imposée cette idée de suspendre les pièces et de travailler tout l’espace comme un grand tableau à l’intérieur duquel il y aurait d’autres vues ou d’autres espaces, de travailler plutôt comme des fenêtres. Les dessins me servaient finalement à ouvrir d’autres espaces à l’intérieur d’un espace structuré comme un dessin ; un espace que j’ai ensuite dessiné de façon assez simple avec des rideaux, avec un dessin au sol en faisant aussi jouer certaines parties des vitres. On m’a imposé de mettre des filtres sur les vitres. Mais là où j’avais posé des rideaux, j’ai pu laisser certaines parties ouvertes. Je voulais aussi que la rue et l’extérieur rentrent dans l’exposition. Ce fut un compromis assez vertigineux entre ce que je pouvais faire et les restrictions muséales.

Au final, pour les sculptures qui étaient côté rue, je n’ai pas réussi à obtenir de laisser le verre des vitres complètement transparent ; le musée a imposé des filtres sur cette partie, et de ce fait, on ne pouvait voir les sculptures que la nuit, lorsqu’il n’y avait plus le jeu de miroir produit par le filtre sur les vitres à la lumière du jour. Pour le reste, je pense que lorsqu’on était à l’intérieur de l’espace, on pouvait tout de même percevoir le mouvement et l’activité de la ville qui venaient se superposer à mes dessins un peu comme des feuilles de calque, autant avec les transparences produites par les rideaux sur l’espace extérieur, qu’avec les ombres de sculptures posées entre les rideaux et les vitres, tout cela soumis aux variations de la lumière extérieure, dont l’intensité faisait aussi varier la perception générale que l’on avait de l’exposition. Enfin, il y avait le travail au sol où j’ai réalisé un dessin à partir de la réunion de plusieurs façons de se déplacer dans le monde et dans l’espace pour différents corps et éléments, du nutrino à la cellule, des fourmis aux loups et aux humains, qui renvoyaient à plusieurs manières d’habiter le monde. C’est un peu comme cela que l’exposition s’est construite.

L’exposition a beaucoup changé. Je l’ai énormément travaillée, d’abord en maquette. Je commence toujours par réaliser des maquettes, puis je passe sur SketchUp. Là, cela est beaucoup plus technique, et me permet de mesurer mes passages etc. Et parfois, lorsqu’il y a un peu de budget pour cela, je finalise en 3D, mais je me méfie beaucoup de ces points de vue qui n’existent pas, qui sont toujours très charmants et lissés. Pour moi, les idées se mettent en place lorsque je commence à construire des maquettes en carton plume, recouvertes de matériaux les plus proches de ceux avec lesquels je vais travailler. J’essaye avant tout de sculpter, de penser aux matériaux qu’ensuite je vais retrouver. J’essaye de les visualiser, de les retraduire dans la maquette.

Fig. 2 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « Le grand atlas de la désorientation », Centre Pompidou, Paris, 2022.

R. M. : Travaillez-vous sur une seule maquette ?

T. T. : Pour que je puisse vraiment y travailler et manipuler les choses – je mets, je casse, j’enlève, je remets – il me faut au minimum une échelle de 1/10e et au-dessus. En dessous, cela ne me sert à rien, parce que j’ai besoin de traduire tous les matériaux. Donc ce sont de très grandes maquettes, lorsqu’on a presque 1000 m2 on arrive tout de suite à des maquettes de 3 m par 3. Je les photographie toutes et ensuite elles sont détruites. Pour certaines maquettes, je suis allée jusqu’à couler des dalles en béton, pour les casser, parce que je pense qu’à cette échelle réduite on arrive à reproduire les gestes que l’on va faire à l’échelle réelle. Je me dis que si on parvient à les faire avec les matériaux en petit, on pourra toujours les refaire en plus grand.

Fig. 3 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « A Stay between Enclosure and Space », Migros Museum, Zurich, 2009.
Fig. 4 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « Il Grande Ritratto », Kunsthaus, Graz, 2010

R. M. : Gardez-vous une trace photographique de l’évolution, des différentes étapes de la réflexion de cette mise en espace ? Ou bien gardez-vous seulement la trace du projet une fois fixé ?

T. T. : Non, seulement une fois que le projet est fixé, car je ne suis pas assez patiente pour cela. Peut-être que c’est une chose que Marguerite, mon assistante, devrait faire. Elle avait commencé à le faire par elle-même. Elle avait eu cette intuition parce qu’elle avait remarqué que mes dessins changeaient tellement d’un jour à un autre. Pour les très grands formats du Centre Pompidou, elle a donc commencé à prendre une photo, à chaque fois qu’elle arrivait à l’atelier, trois jours par semaine. Et c’est vrai que c’était frappant, finalement. Je ne me rendais pas compte à quel point les dessins changeaient avant d’arriver à leur terme. Je sais que je gomme beaucoup, mais j’oublie. Un conservateur de dessins les a passés aux ultraviolets et a vu tous les repentirs et toutes les traces de gommage. Ma façon de travailler est très empirique, que ce soit pour les dessins ou les maquettes. Pour les dessins, j’ai énormément d’archives d’images qui sont parfois issues de mes sculptures dans des expositions, mais aussi des images que je prends, des images photographiques que je garde, que j’organise par thèmes ou que je range par ordre alphabétique, des éléments qui reviennent souvent dans mes dessins. Je réalise énormément d’objets en bronze pour mes sculptures qui appartiennent, un peu comme mes images, à des sortes de répertoires. Je fais beaucoup de fleurs, de chaussures, des radios, beaucoup de livres issus de mes lectures, des choses que je stocke comme des archives et qui d’un seul coup reviennent, dans les assemblages de mes sculptures. Donc il y a une partie qui est très organisée, qui est très proche d’une façon d’archiver les objets et les images du monde et une autre partie qui est expérimentale, plus intuitive où toutes ces choses reviennent différemment dans mon travail.

Fig. 5 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « Le grand atlas de la désorientation », Centre Pompidou, Paris, 2022.

R. M. : Parmi cet ensemble d’images d’archives, j’ai une question au sujet des architectures ou espaces ; est-ce qu’il y en a qui comptent pour vous ? Il était pour moi flagrant de voir la présence de Mies van der Rohe dans cette exposition au centre Pompidou. Il me semble saisir un écho des collages du projet de la Resor House ou plus particulièrement du Café Samt und Seide, réalisé en 1927 avec Lilly Reich, et qu’évoque d’ailleurs Jean-Pierre Criqui dans le texte du catalogue. Ces images ont-elles été présentes lorsque vous avez pensé à cet espace ? D’autres images d’architectures ont-elles compté et sont-elles présentes dans vos archives visuelles ?

T. T. : Je pense que dans la production de cette génération d’architectes, celle de Mies van der Rohe, on retrouve ce rapport très fort au dessin, à la ligne. On sent le coup de crayon. C’est une architecture très dessinée. Aujourd’hui, je vois des architectures contemporaines incroyables, mais on devine la 3D et c’est tout un autre rapport au dessin. Je pense que s’il y a finalement des similitudes de cet ordre dans cette exposition, c’est parce que j’ai dessiné cette exposition, parce que j’en ai fait un grand dessin. Mies van der Rohe avait aussi cette façon de dessiner lui-même des rideaux dans l’espace. Oui, c’est évident, il y a beaucoup de ponts.

R. M. : Est-ce un architecte dont vous avez regardé les travaux, qui vous a influencé ? Avez-vous des références architecturales, je connais vos références littéraires ou artistiques, mais en architecture, qui a pu vous intéresser ?

T. T. : Oui, j’ai beaucoup regardé Mies van der Rohe mais ensuite je m’en suis détachée ou je n’y ai plus pensé en travaillant. Certaines références sont assimilées et font partie de nous, nous les portons. Je n’établis pas dans mon travail des références directes. Je pense que cela fait partie des choses qui m’ont nourries comme Alighiero Boetti ou Eva Hesse font partie des artistes qui m’ont nourrie et dont on peut retrouver certains aspects dans mon travail. On ne nait pas de nulle part, on arrive toujours avec des bagages, des transmissions.

R. M. : Quels architectes ont pu compter pour vous ? Je sais que votre père était sculpteur et enseignait dans une école d’architecture à Dakar, de ce fait il s’est intéressé à l’architecture, que vous a-t-il transmis de ce champ ?

T. T. : Il s’est beaucoup intéressé à l’architecture mais pas du tout à l’architecture occidentale. Il a fait beaucoup de recherches sur l’architecture traditionnelle de différentes ethnies surtout dans la Casamance. Il a fait beaucoup d’études et des relevés sur les matériaux traditionnels, les espaces de vie parce que Dakar était une ville complètement reconstruite d’abord par les colons, puis par les post-colons qui ont réalisé des architectures pavillonnaires comme on trouve en France et qui ne sont adaptées ni au climat ni à la façon de vivre traditionnelle. Une femme sénégalaise ne cuisine pas debout mais au sol, avec plusieurs calebasses. Elle a un espace précis. D’ailleurs, les cuisines de ces maisons n’étaient pas du tout utilisées parce qu’on cuisine dehors, on cuisine au charbon, sur de petits fours. Mon père s’est beaucoup intéressé à cela et a formé ses étudiants à étudier, à retravailler à partir des nécessités traditionnelles et adaptées au climat et à la culture. Je pense que mon père était plutôt en guerre avec l’architecture occidentale, avec peut-être aussi les grands noms, c’est-à-dire les grands signataires qui avaient la fâcheuse tendance de construire des mausolées ou des temples à leur nom. Il était passionné par Ugo La Pietra [et sa devise] « habiter la ville, c’est être partout chez soi ». Il estimait plutôt les architectes radicaux qui l’ont finalement formé au refus de signer, de construire et plutôt à penser, à expérimenter l’espace.

R. M. : L’avez-vous accompagné dans ses visites, dans ses espaces ?

T. T. : Dans son enseignement, mon père qui était sculpteur et professeur d’architecture, formait beaucoup à la réalisation de maquettes et de plans. À ce moment, il n’y avait pas encore d’ordinateurs. Ma sœur et moi, comme travaux d’accompagnement, nous grattions les plans sur du calque. C’est là que nous avons appris à lire l’espace avec les plans, à le dessiner sur calque et à faire des maquettes. C’était quelque chose d’assez peu commun ; comme les enfants des musiciens apprenaient le son et les notes tout de suite, et bien nous, c’était réaliser des plans d’architectes et des maquettes

R. M. : Avez-vous vécu des expériences d’architecture marquantes à ce moment-là aussi ?

T. T. : Oui, énormément. L’expérience spatiale est toujours très liée au mode de vie et le mode de vie des enfants en occident, peu importe les périodes, est toujours lié au foyer, à l’école, et aux lieux où l’on va faire du sport, de la musique etc. Tout est structuré par des espaces spécifiques qui permettent ces activités spécifiques. Mais en Afrique, c’est complètement différent, en tout cas, à l’époque où j’y étais. D’abord, il n’y a pas cette frontière si nette entre chez soi et chez l’autre. Lorsqu’on rend visite à quelqu’un, on participe tout de suite au repas. Ensuite, on passe sa vie pratiquement dehors, à inventer des activités, à être pieds nus. J’ai grandi sur l’île de Gorée, donc j’ai passé mon temps à me déplacer. J’étais très peu chez moi, tout le temps dans l’eau et chez mes amis. J’ai appris très vite le wolof ce qui m’a permis de naviguer dans une autre dimension, dans une autre culture. Pour moi, cela revenait à entrer dans un nouvel espace, complètement nouveau. L’espace architectural abrite plusieurs autres espaces, comme l’espace de la parole, l’espace culturel etc. Je ne sais pas si j’ai répondu à la question. Peut-être que j’ai même perdu la question ?

R. M. : Ce rapport est important. Ma question était au sujet d’expérience d’espace ; avez-vous eu une expérience marquante durant cette période ?

T. T. : Oui c’est cette frontière qui était presque inexistante entre l’extérieur, l’espace, le paysage et l’intérieur c’est-à-dire le foyer ou même les foyers, puisque j’avais plusieurs foyers familiaux. Je me sentais tout à fait chez moi aussi quand j’allais chez mes amis ; mes parents me disaient qu’ils ne me voyaient jamais. J’ai adoré ce moment-là de mon existence parce que justement il n’y avait plus de frontière entre le chez soi et tout le reste de la vie, tout ce qui se passe dans d’autres espaces. Tout était beaucoup plus perméable.

R. M. : Il est frappant alors de trouver un écho de tout cela, de ces espaces perméables, dans tout votre travail ; est-ce une expérience fondatrice que vous cherchez à rappeler ? mais je sais combien il est difficile de répondre à une telle question !

T. T. : Oui, je pense. Je crois que quand on est enfant, quand qu’on a entre sept et quinze ans, ce qui était mon cas lorsque j’ai grandi au Sénégal, et qu’on commence à parler une autre langue, c’est quelque chose de fondateur parce qu’on définit le monde différemment. Les expériences nous forment et je crois qu’évidemment, il y a un lien très fort avec ce moment de mon enfance. D’ailleurs ce lien existe toujours puisque mon père vit encore en Afrique.

R. M. : A-t-il continué à enseigner ?

T. T. : Il s’est arrêté mais a continué de travailler sur les chantiers, sur des constructions, sur des architectures. Il a aussi travaillé avec certains de ses étudiants qui sont devenus des architectes.

R. M. : Allez-vous le voir ? Avez-vous maintenu un lien avec Dakar ?

T. T. : Mon père vient très souvent ici et je ne suis plus jamais retournée à Dakar. Lorsque j’habitais à Gorée cela donnait sur des champs, la forêt, la brousse, c’est là que j’allais jouer avec mes amis, et maintenant cela s’est construit à perte de vue, il n’y a que des tours ; tous les lieux où j’allais nager ont été bétonnés si vite que je ne les reconnais plus sur les photos. Et je crois que ce moment de mon enfance tellement important que je ne veux pas qu’une image efface une autre. Je pense que peut-être par égoïsme ou par amour, je n’y retourne plus mais j’ai un souvenir très vif de ce moment-là, de tous ces espaces de mon enfance.

R. M. : J’ai une autre question liée à votre enfance, et liée à ce travail que vous avez réalisé, House of Leaves (2017). Ce sont des cabanes, et l’espace singulier de la cabane est un espace où l’on retrouve plusieurs des thématiques qui traversent et nourrissent votre travail, comme le rapport intérieur/extérieur ou la porosité entre ces espaces, je voulais vous questionner sur des jeux d’enfance, s’il y avait des jeux d’enfance rappelés dans cet espace de la cabane ?

T. T. : Il y a peut-être quelque chose qui est lié au jeu mais aussi à Ugo La Pietra. Il joue lui aussi tout en faisant un statement très radical : en disant « habiter la ville, c’est être partout chez soi », il commence à habiter la ville. Il y a quelque chose aussi de très enfantin, de très joueur, et c’est ainsi que j’ai grandi à Dakar, à Gorée : j’habitais l’espace extérieur plus que celui du foyer. La cabane me plaisait beaucoup comme idée, parce qu’elle renvoyait aussi à David Thoreau, lorsqu’il se retire pour écrire dans sa cabane au milieu des bois. À un certain moment, il sort tout son mobilier de sa cabane pour la nettoyer et l’installe à l’extérieur, au milieu des arbres et il se dit que c’est le lieu idéal.

En fait, je voulais imaginer une architecture qui puisse s’envoler avec un coup de vent où intériorité et extériorité se mêlent sans arrêt. Mais ces architectures sont des cabanes qui, si elles ont l’apparence de feuilles de carton, sont en bronze. Sur leurs parois sont reportées des représentations de l’univers, de la Terre, de la vie : il y a une ligne avec tous les âges qui ont constitué la terre, l’arbre de Porphyre qui donne une représentation de l’évolution du vivant sur Terre ; des données scientifiques de la constitution géologique de la terre, les mouvements dans l’univers qu’opère la terre, les premières migrations des peuples maya parce qu’elles ont été vécues comme un événement majeur. Ces cabanes sont riches de ces inscriptions gravées qui affirment que tout ce qui nous constitue et nous rend fort, ne cesse de bouger, n’est pas statique. Toutes ces idées se bousculaient dans ces sortes d’architectures.

R. M. : Ugo La Pietra est important ; votre père vous en a-t-il parlé, puisque La Pietra est actif à ce moment (puisqu’il est de la génération de votre père) ? Comment l’avez-vous croisé ?

T. T. : Oui, il était présent dans les discussions familiales, puis il est revenu beaucoup plus tard (ce sont des choses auxquelles on ne prête pas attention mais que l’on retrouve).

R. M. : Quelle a été la formation de votre père ; était-il proche de ce groupe d’architectes radicaux ?

T. T. : Non, il a eu une formation très classique aux Beaux-Arts dans la fin des années 1950 et début 1960. Puis, il a fait partie d’un groupe d’artistes italiens plus expérimental dans les années 1970, il y avait beaucoup de performeurs et d’autres artistes mais pas Ugo La Pietra. Il ne l’a pas connu, mais il a fait partie de ses recherches lorsqu’il a pensé ce qu’il pouvait enseigner en Afrique, car il ne voulait pas faire un enseignement d’architecture classique, cela n’avait aucun sens. Ces architectes radicaux sont des maitres penseurs qui lui ont permis de se remettre en cause, qui lui ont permis de penser à sa façon de transmettre. Je crois que pour lui, dans toute transmission, il y a aussi un apprentissage. Cela lui a permis d’apprendre énormément. Je crois qu’il a conçu l’enseignement plutôt à la manière d’un maitre ignorant, comme le décrit Rancière.

R. M. : Revenons aux avant-gardes historiques et pour cela, revenons à cette année 2014. En regardant les différentes expositions que vous avez organisées, il me semble voir apparaître deux figures – la suspension et la grille – qui sont en lien avec la pensée de l’exposition des avant-gardes. Je pense notamment à cette vue de l’installation au Schinkel Pavillon où l’on voit apparaître la suspension par la présence importante des rideaux, dans un espace qui ressemble beaucoup à un espace miesien. Puis il y a, la même année, l’exposition L’écho le plus long au MAMCO où l’on voit apparaître une sorte de grille en tubes métalliques utilisés pour l’accrochage. Que pensez-vous de cette lecture à propos de ces deux figures – la grille et la suspension ? Que se passe-t-il en 2014 entre ces deux moments ?

Fig. 6 et 7 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « L’écho le plus long », MAMCO, Genève, 2014. Photographie : Laurent Edeline.

T. T. : Le Schinkel Pavillon était déjà une architecture très forte, très prégnante, et les rideaux en font partie, c’est-à-dire que pour toutes les expositions, les artistes choisissent de les conserver ou non. Il me semblait que ces rideaux étaient presque des sculptures parce qu’ils avaient une sorte de teinte de ciment, et même s’ils étaient très mous, ils façonnaient complètement l’architecture. On ne pouvait pas imaginer que cet espace puisse vivre sans rideaux ; sans, il était comme une sorte de tour de contrôle ; dès qu’on tirait les rideaux, il se transformait. La sculpture que j’ai réalisée était davantage en écho avec ces rideaux, avec la force qu’ils amenaient dans cet espace, plus qu’avec l’architecture elle-même. Mais, est-ce que les deux sont dissociables ? Non. Au MAMCO, la situation était complètement différente. L’espace mis à disposition pour présenter les dessins était une sorte de long et large couloir. Sur la gauche, il y avait des fenêtres puissamment encadrées, soulignées par des structures métalliques. Je voulais que mes dessins se lisent en superposition, un peu comme des calques. Ces images ne sont pas faites pour être contemplées mais pour être vues en mouvement, en les traversant. Elles se liaient à l’architecture, à ce vitrage post-industriel et ses cadres métalliques. Les cadres métalliques de mes structures prolongeaient les lignes de mes dessins et celles de l’architecture.

R. M. : C’est bien la première fois que ce système d’accrochage apparaît en 2014. Puis vous l’utilisez en 2018 au musée des Beaux-arts de Rennes puis en 2020 à Beverly Hills, à la Galerie Gagosian. Est-il donc né de l’architecture, est-il venu d’une attention que vous avez porté à l’espace du MAMCO ?

T. T. : Oui. Cela est le cas pour toutes mes installations. Je pense que l’on ne peut pas, cela est en tout cas valable pour moi, rentrer dans un espace en disant je vais mettre ici mes pièces le mieux en valeur. On engage alors un conflit terrible avec l’espace et on ne gagne pas toujours. Je préfère me considérer un peu comme un hôte et penser à comment arriver à me faire accepter par un espace et à jouer avec lui. J’essaye toujours de tirer ce qu’il peut me donner, de le retourner à mon avantage plutôt que d’essayer de construire de grandes cloisons, de le plâtrer etc. Aussi parce que je crois qu’on voit toujours lorsque c’est faux. Lorsqu’on commence à tirer des grandes cloisons devant de grandes fenêtres etc., on est un peu dans un décor de placoplâtre, de carton… Si je fais un socle en carton plume et un socle en plâtre et si je fais en sorte que les deux soient totalement blancs, avec les yeux, on pourra distinguer entre quelque chose de lourd ou de léger. Pour l’architecture, c’est la même chose ; on sent toujours quand on a rapporté quelque chose qui ne devait pas être là, parce qu’une architecture est toujours avant tout un dessin. Il y a toujours quelque chose de très précis et de très logique dans le geste de la personne qui l’a réalisée. L’artiste vient avec son travail s’inscrire dans le travail de quelqu’un d’autre et il faut essayer de trouver une façon de dialoguer, de pouvoir être, d’y rentrer avec une forme de… je n’aime pas ce terme aujourd’hui, qui ne veut plus dire grand-chose… de bienveillance, avec une forme de…

R. M. : Une attention ?

T. T. : Oui, une attention, une sérénité, le désir de coexister.

R. M. : Justement, lorsque vous arrivez dans l’espace d’exposition, au Centre Georges Pompidou, vous allez voir l’espace n’est-ce pas, avant de construire la maquette ? Vous y allez pour le traverser, le sentir ? Que faites-vous exactement lorsque vous arrivez dans cet espace ? Prenez-vous des notes, des mesures ? Écrivez-vous ?

T. T. : J’y reste longtemps, parce que généralement, j’aime bien voir comment la lumière évolue. Je regarde beaucoup les détails aussi, le sol, le plafond, là où il y a des attaches électriques, la lumière, le jour artificiel. J’essaye toujours de comprendre comment il fonctionne parce qu’un espace est un lieu vivant ; la lumière, l’électricité etc. sont un peu les organes intérieurs d’une architecture. J’essaye d’abord de comprendre comment il va s’activer, c’est la première chose que je fais. Puis j’essaye d’imaginer des choses qui seraient un peu contre la nature de ce lieu : montrer des dessins dans cet espace du Centre Pompidou était complètement inapproprié d’un point de vue muséal – et même d’un point de vue architectural car pour des dessins, il fallait construire des cloisons – alors que je trouve que la force de cet espace est d’être un grand cube ouvert à la présence de la ville. Si on le voit vide, sans rideaux, il peut être très bruyant. On pourrait y rentrer en restant à l’extérieur, en voyant tout ce qui se passe depuis l’extérieur. En même temps, il ressemblait tellement à mes dessins que je voulais jouer de cette sorte de communion.

Fig. 8 : Tatiana Trouvé, Maquette de l’exposition « Le grand atlas de la désorientation », Centre Pompidou, Paris, 2022.

R. M. : Avez-vous vu cet espace tout nu ?

T. T. : Oui, je l’ai vu tout nu. Je l’ai vu de plusieurs façons, je l’ai vu aussi dans l’obscurité.

R. M. : Vous l’avez aussi vu dans d’autres expositions ?

T. T. : Oui et à chaque fois, on ne pouvait pas le reconnaître. Il changeait en fonction de ce qui était montré, quand par exemple il y avait de la vidéo, on entrait dans un gouffre noir qui aspirait. En fait, c’est un espace qui n’a jamais été montré vraiment nu, tel qu’il est.

R. M. : Vous l’avez vu ainsi lorsque vous êtes arrivée, il n’y avait pas de rideaux, était-il tout ouvert ?

T. T. : Je l’ai vu semi-ouvert parce qu’avant moi, un artiste avait fait des planchers et fermé certaines parties. Avant cette intervention, un autre artiste avait montré des vidéos, l’espace était tout au noir. Avant, encore, je l’ai vu lors d’une exposition de peinture et c’était un labyrinthe de cloisons ; il a toujours été très différent.

R. M. : Avez-vous été confrontée parfois à des espaces de musée très difficiles à investir ou qui ont été des défis pour vous, pour vos installations ?

T. T. : Non. Peut-être qu’un espace aurait pu être difficile, c’est le MAXXI à Rome parce qu’il a été conçu comme une sorte de sculpture. Mais comme c’était une exposition de groupe, ma pièce a été montrée dans leur collection et je ne me suis pas déplacée puisque le commissaire avait fait toute la scénographie.

R. M. : Une autre question sur le défi de l’espace de l’exposition, je sais que vous avez eu plusieurs fois l’occasion d’installer un même travail dans deux espaces différents, au niveau de l’espace de l’exposition, avez-vous relevé des caractéristiques qui ont dû infléchir certaines installations ou pas ?

T. T. : Oui, toujours, mais certaines pièces sont moins perméables que d’autres qui me permettent de changer à chaque fois que je les présente comme Les Indéfinis. Les Points à l’infini, à l’inverse, ne me laissent que peu de liberté puisqu’ils jouent nécessairement avec la gravité. J’ai peu de marge de manœuvre, aussi parce que je dois reconstruire un sol pour emboîter des aimants en dessous. Les systèmes d’accroches peuvent changer en fonction des plafonds, mais ce sont des détails très minimes.

R. M. : Ce sont des détails qui jusque-là n’ont pas modifié les installations ?

T. T. : Pour certaines pièces non, pour d’autres oui. Les Indéfinis, par exemple, que j’ai montrés de façon différente de ce que j’avais initialement prévu. Ils m’ont amenée à retravailler la sculpture parce que d’un seul coup, je les ai vus différemment. Parfois, des architectures me permettent d’installer mon travail et m’amènent à le repenser, à le reconsidérer et cela est vraiment intéressant pour moi.

R. M. : Oui justement c’est ce qu’il m’intéresse de savoir, est-ce que vous pouvez m’en parler un peu plus ? Revenir peut-être plus concrètement sur une expérience précise ? Je pensais par exemple à cette exposition que vous avez eu itinérante, I tempi doppi, je me suis demandée s’il y avait eu cette expérience à ce moment ?

T. T. : Cette expérience a eu lieu avec Les Indéfinis. Les indéfinis sont ces caisses de transport en plexiglas dans lesquelles il y a ces sortes de sculpture-objets qui n’ont jamais vraiment trouvé de statut spécifique. Elles n’appartiennent pas à mon stock d’archives en 3D mais elles n’arrivent pas à devenir des sculptures plus autonomes : elles vivent donc entre ces mondes, entre l’idée d’une œuvre qui serait finie et mise en caisse, prête à partir, et quelque chose dont je n’arrive pas à me séparer, qui est très important et qui me suit toujours. La composition qui les réunit est à la fois souple et précise. Lorsque je les avais montrées à Nuremberg, le sol était devenu très important. Il était fait de grandes plaques de pierre marquées par des accidents. Je le voyais comme quelque chose qui était travaillé par le temps. Il y avait des passages que je trouvais très beaux. J’ai commencé à prendre des pièces qui n’avaient rien à voir avec Les Indéfinis, à les intriquer pour jouer avec le sol. Cela m’a amenée à repenser complètement l’exposition de cette pièce-là.

Cela peut être perturbant pour une galerie ou pour les collectionneurs parce qu’ils ne savent plus comment est cette pièce une fois finie. Comme je la retravaille, cela peut être perçu comme quelque chose d’indécis mais en fait ce n’est pas le cas. On peut réinventer des œuvres chaque fois qu’on les installe. Les réinstaller deux fois, trois fois, c’est quelque chose qui ne m’apporte rien si je ne peux pas à chaque fois les revisiter. Je n’ai jamais le même âge, il s’est passé d’autres choses donc je les vois différemment. Elles sont dans de nouveaux lieux, qui invitent à les repenser. Cette série se prêtait à ce jeu, celui de la vie d’une œuvre, et donc j’ai dû prendre d’autres œuvres, des éléments prélevés dans d’autres installations que j’ai intégrés pour les faire fonctionner dans cet espace-là, avec Les Indéfinis.

Récemment, une de ces pièces, qui appartient au Hirshhorn Museum, s’est cassée. Le musée m’a consultée pour la restaurer et j’ai demandé de ne pas y toucher, de me la renvoyer parce que cette fracture fait partie de sa vie et il faut comprendre qu’elle fait partie de l’œuvre. Je ne veux pas d’une restauration qui cache sa cicatrice, au contraire. C’est un peu compliqué avec un musée parce qu’il va falloir que je documente cela et que, d’un point de vue légal, ce soit accepté (cela commence à faire une série de courriers infinis avec le musée et, en même temps, ils comprennent complètement que cela fasse partie de l’œuvre, de sa vie). Que ce soit dans le jeu avec l’architecture, dans les relations à l’espace ou même à l’intérieur de mes pièces, j’aime toujours garder un rapport vivant à l’œuvre. Je crois que l’architecture nous donne offre toujours ce rapport vivant dès lors qu’on l’habite.

R. M. : Pour finir, je voudrai vous interroger sur Lina Bo Bardi, je sais qu’elle a compté pour vous. Elle fait partie des femmes que vous avez choisies d’évoquer dans ce film Femmes artistes, les coups de cœurs de Tatiana Trouvé, réalisé en 2018 par Arte. Lina Bo Bardi a innové dans ses espaces et notamment dans les manières d’exposer, en intégrant le déplacement du visiteur, en mettant en place de nouvelles scénographies.

T. T. : Oui, je pense que c’étaient ses plus belles idées. Ce qui comprend aussi comment elle a habité l’architecture. Cette femme militante se retrouve au Brésil et, d’un seul coup, il y a une autre dimension chez elle, qui devient plus mystérieuse, plus étrange, dans une communion avec la nature qui se fait jour. J’ai l’impression que tous ses dogmes, toutes ses idéologies tombent même si elle reste très engagée. Mais c’est une autre forme d’engagement beaucoup plus intériorisé. On sent dans ses architectures qu’elle se laisse complètement transporter par cette nature qui interfère, qui vient habiter ses espaces. La place qu’elle donne à ses poèmes devient aussi très importante, presque un guide pour ses architectures. Ses scénographies d’œuvres deviennent des œuvres elles-mêmes, notamment ce qu’elle a réalisé avec des vitres et ce principe qui fait qu’on ne peut plus s’arrêter pour voir une œuvre mais que le regard embrasse toutes les œuvres et tout dans l’espace. On est pris dans un flottement incroyable : avec un geste très simple, d’un seul coup, tout se bouscule, se retourne.

R. M. : Merci infiniment Tatiana Trouvé pour cet échange.

Pour citer cet article : Tatiana Trouvé, "À propos de l’exposition Tatiana Trouvé – Le grand atlas de la désorientation (Centre Pompidou, Paris, 2022)", exPosition, 2 juin 2025, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles10/trouve-atlas-desorientation-pompidou-paris-2022/%20. Consulté le 17 décembre 2025.