— Alice Ensabella est maîtresse de conférences en histoire de l’art contemporain à l’université Grenoble-Alpes, membre du Laboratoire de recherches historiques Rhône-Alpes (LARHRA) et commissaire d’expositions indépendante. Ses recherches portent sur le collectionnisme et les réseaux économiques ayant soutenu les mouvements d’avant-garde pendant la première moitié du XXe siècle, avec une attention particulière à l’art métaphysique et au surréalisme. Les questions liées au collectionnisme, en particulier à la restitution de la démarche et du regard des collectionneurs, sont aussi au cœur de sa pratique curatoriale. —
Le présent numéro de la revue exPosition réunit différentes réflexions sur la question de l’exposition des collections privées dans des institutions publiques. Les contributions qui constituent ce dossier sont le fruit d’une journée d’études organisée en avril 2021, initialement prévue au musée de Grenoble, mais ensuite basculée en ligne en raison de la crise sanitaire. Cette journée, que j’ai co-organisée avec Sophie Bernard (musée de Grenoble) et Paula Barreiro Lopez (université de Toulouse), faisait partie des événements prévus dans le cadre de l’exposition alors en cours au musée, qui présentait la collection de 50 œuvres de Giorgio Morandi appartenant à la collection particulière du musicologue et historien de l’art italien Luigi Magnani[1].
La conception de cette exposition et les échanges avec les conservateurs du musée sont à l’origine des questionnements qui nous ont amenés à interroger les modalités de présentation des collections privées au grand public et ainsi les différentes versions d’une histoire ou d’un portrait de collectionneur qu’une exposition peut restituer.
En ce sens, la journée d’études avait été conçue comme un dialogue entre chercheurs – apportant des réflexions sur des aspects à la fois historiques, théoriques et critiques – et conservateurs, souvent confrontés à des contraintes d’ordre pratique et déontologique.
La présentation des collections privées dans des institutions publiques n’est certainement pas un sujet inexploré : il a fait l’objet de plusieurs publications, projets et manifestations scientifiques récents[2]. La raison principale de ce phénomène se trouve sans doute dans le fait qu’aujourd’hui les expositions et les accrochages permanents consacrés aux collections privées sont de plus en plus nombreux. Cette tendance montre d’une part un intérêt croissant du grand public pour l’histoire des collections et des collectionneurs ; de l’autre, elle relève d’une prise de conscience du rôle central des collectionneurs dans les systèmes artistiques de toute époque, qui participent à la création du goût, à l’enrichissement et au façonnement du patrimoine public.
En ce sens, la monstration d’une collection privée, qui quitte son lieu intime d’origine pour les grandes salles d’un musée, implique des questionnements, à la fois pratiques et intellectuels, sur les conséquences que ce passage peut avoir sur la nature même de la collection, tout comme sur les enjeux de la présentation au grand public d’un corpus constitué selon les affinités personnelles d’un particulier.
Dans la construction de ces récits, les choix pratiques, notamment liés au parcours de l’exposition, à la scénographie à adopter, sont fondamentaux et déterminent une prise de position dans la restitution de l’histoire d’une collection. Celle-ci peut opter pour une transposition très fidèle de sa présentation d’origine (je pense au mur de l’atelier d’André Breton au Centre Georges Pompidou, ou à la reconstitution de l’appartement de Léonce Rosenberg à la Fondazione Prada en 2018), ou s’en éloigner afin de traiter des aspects plus cachés de son histoire, comme les rapports des collectionneurs avec les artistes ou la chronologie des achats.
La plupart de ces questionnements tourne toutefois autour de la représentation de la figure du collectionneur. Présenter une collection privée implique en effet de restituer un portrait de celle/celui qui en est à l’origine. En ce sens, les circonstances de l’organisation de l’exposition sont cruciales : les enjeux d’un événement à vocation historique, reconstituant par exemple une collection privée ancienne aujourd’hui dispersée, ne peuvent pas être comparés à ceux d’une exposition présentant un prêt exceptionnel de la part d’un collectionneur ou marquant une donation.
Surtout dans ce dernier cas de figure, les expositions ou les accrochages permanents qui célèbrent les choix d’un particulier et son œil avisé peuvent facilement glisser vers un terrain plus insidieux, qui ouvre les portes à des dynamiques d’autoreprésentation et à la proclamation du collectionneur comme détenteur d’un savoir et d’un patrimoine présentés comme exemplaires. Les rapports de force entre les différents acteurs de ce système et leurs conséquences sociales mais aussi culturelles deviennent alors des aspects centraux dans la conception et l’analyse de ces dispositifs d’exposition.
Cette complexe question est abordée dans le texte de Kathryn Brown qui ouvre ce numéro de la revue et qui propose une analyse du pouvoir des méga-collectionneurs sur la scène contemporaine internationale à travers une lecture critique et problématisée des donations, des prêts et de l’ouverture des musées et fondations de la part des particuliers et des impacts que ceux-ci ont sur la culture contemporaine et sur l’accès au savoir du grand public.
La délicate question de l’autoreprésentation du collectionneur est également abordée dans la contribution de Morgan Labar. À travers l’exemple des expositions de la collection particulière du multimillionnaire Dakis Joannou et de la création de sa propre fondation (DESTE), l’auteur illustre les stratégies de légitimation mises en place par Joannou qui, associant son nom à ceux des grands artistes de l’art contemporain international, occidental et capitaliste, façonne son profil de collectionneur et se fait une place remarquable dans le système artistique international.
Les rapports qui s’instaurent entre les institutions publiques et les collectionneurs privés sont aussi l’expression des politiques culturelles de chaque pays et sont soumis aux différentes législations nationales.
Dans son texte, Gwendoline Corthier analyse le cas de la France, où la valorisation des collections particulières est devenue une tendance de plus de plus répandue. L’autrice présente en effet un recensement des expositions consacrées aux collections privées sur le territoire national depuis les années 1950, contextualisant les circonstances spécifiques dans lesquelles ces expositions ont été organisées (prêts, donations etc.) et démontrant le poids que le patrimoine privé a eu dans l’enrichissement du patrimoine national dès l’après-guerre jusqu’à nos jours.
L’histoire de la patrimonialisation de la collection milanaise Boschi-Di Stefano, en partie préservée dans son lieu d’origine, l’appartement muséifié d’Antonio Boschi de Merida Di Stefano, fait l’objet du cas d’études proposé par Veronica Locatelli. Les différentes étapes de l’acquisition de cet impressionnant corpus d’œuvres de la part de la municipalité de Milan mettent l’accent sur les questionnements auxquels les conservateurs ont été confrontés, dans le double effort de préserver l’intégrité et l’identité de la collection d’une part, et de valoriser l’entrée dans le patrimoine d’un groupe d’œuvres historiquement remarquables de l’autre.
C’est avec un peu de regret qu’on signale l’absence de contributions de la part de conservateurs, dont les présentations et les échanges lors de la journée d’études ont été stimulants et précieux. Le but de cette journée étant celui de créer un pont entre deux univers qui, surtout en France, sont malheureusement très éloignés, leurs positions et leurs retours d’expérience auraient représenté une valeur ajoutée à ce dossier. Comme toutes les contributions le démontrent, un dialogue entre les conservateurs, les commissaires et les chercheurs autour de ces thématiques est non seulement souhaitable, mais devient en effet une nécessité, dans une perspective d’enrichissement et de responsabilisation des pratiques mutuelles.
Notes
[1]Giorgio Morandi. La collection de Luigi Magnani, exp., Grenoble, Musée de Grenoble, 2020.
[2] Voir le programme de la conférence Private Collecting, Public Display: Art Markets and Museums, Leeds, 30-31 mars 2017, ou de la journée d’études La visibilité des collections privées dans les institutions culturelles publiques, Montpellier, MO.CO., 18 novembre 2021.
— Veronica Locatelli est doctorante en histoire de l’art et mène ses recherches sur l’activité de Mercedes Precerutti Garberi, directrice des Civiche Raccolte d’Arte (Collections Civiques d’Art) de Milan de 1972 à 1992, sous la direction d’Orietta Lanzarini et de Chiara Fabi à l’Università degli Studi di Udine (Italie). En 2020, elle a obtenu le diplôme de Specializzazione in beni storico-artistici dans la même université avec un mémoire analysant l’exposition « AnniTrenta. Arti e cultura in Italia ». De 2012 à 2021 elle a été chercheuse scientifique à l’Institut Mimmo Rotella de Milan, dirigé par Germano Celant et Antonella Soldaini, avec qui elle a collaboré au premier et au deuxième volume du Catalogue raisonné de l’artiste et à de nombreuses expositions. Elle est co-autrice de volumes monographiques sur Rotella, Agostino Bonalumi et Marco Tirelli. —
Les vicissitudes de la célèbre collection d’art italien Boschi Di Stefano offrent l’occasion de mesurer et d’évaluer les forces et les points critiques, les langages et les transitions qui se produisent lors du passage d’une collection particulière de la sphère privée à la sphère publique.
La présente étude se propose de retracer les moments cruciaux de cette histoire : la genèse de la collection et sa transmission à l’intérieur de l’intimité d’un noyau familial dans les premières décennies du XXe siècle, son acquisition par la municipalité de Milan – avec des contacts directs et indirects avec le public, comme lors de l’exposition organisée au Palazzo Reale en 1974[1] et à travers le reportage de Gabriele Basilico publié dans Domus en 1982[2] – et finalement l’ouverture de la maison-musée dans les années 2000. Au long de cette analyse, nous montrerons comment l’ensemble des œuvres d’Antonio Boschi et Marieda Di Stefano a changé de syntaxe et de modes d’expression, s’adaptant aux exigences de représentation, de communication, de valorisation du patrimoine public, en maintenant mais parfois aussi en brouillant l’identité de la collection elle-même.
Une collection d’art reflète les passions et la vie de ceux qui l’ont formée : Antonio Boschi, né à Novare en 1896, combinait son travail d’ingénieur à la société Pirelli[4] avec une profonde passion pour la musique ; Marieda Di Stefano, née à Milan en 1901, avait étudié la sculpture avec Luigi Amigoni, acquérant des compétences pratiques et affinant son attention aux processus créatifs. Le père de Marieda, l’entrepreneur du bâtiment Francesco Di Stefano, avait rassemblé un ensemble considérable d’œuvres du groupe du Novecento[5] : après sa mort, en 1938, ce noyau est devenu l’un des axes porteurs de la future collection Boschi Di Stefano[6].
Marieda et Antonio se marient en 1927 et déménagent peu de temps après dans une villa au 15 rue Giorgio Jan, conçue entre 1929 et 1931 par Piero Portaluppi, sur commande de Francesco Di Stefano, dans le quartier en plein essor de Porta Venezia à Milan (Fig. 1-2). À partir de 1938, le couple établit sa résidence au deuxième étage ; au rez-de-chaussée, une école de céramique dirigée par Marieda et Migno Amigoni[7] est créée.
Fig. 1 : Piero Portaluppi, Maison Radici-Di Stefano, vue de rue Giorgio Jan 15, Milan, c. 1931. Photographie d’Antonio Paoletti. Avec l’aimable autorisation de la Fondazione Piero Portaluppi, Milan.Fig. 2 : Marieda Di Stefano avec son père Francesco, ses sœurs et des connaissances, Milan, 31 décembre 1928. Avec l’aimable autorisation de Civico Archivio Fotografico, Milan.
Les goûts artistiques des époux sont assez variés, montrant un certain penchant pour les œuvres du Novecento, du Chiarismo lombard[8], des Six de Turin[9], et pour la peinture métaphysique. Ils s’insèrent ainsi dans le vif circuit de collectionneurs milanais de l’entre-deux-guerres[10], notamment animé par Riccardo et Magda Jucker[11], Emilio Jesi[12] et Gianni Mattioli[13]. Le profil de ces collectionneurs est toujours le même : des industriels de succès qui aspirent à l’obtention d’une reconnaissance sociale à travers l’acquisition et la monstration de leurs biens.
Les Boschi, bourgeois mais non magnats, se distinguent des mécènes mentionnés sur le plan économique ; dans un certain sens, leurs moyens les obligent à se tourner exclusivement vers la production contemporaine, à l’époque moins dispendieuse que l’art ancien ou l’art du XIXe siècle[14]. Aussi, le rôle prééminent de Marieda – qui s’engage personnellement dans la gestion des relations avec les artistes et dans le choix des œuvres – et une certaine tendance à acquérir sans jamais vendre[15] font partie des raisons qui ont amené le couple à la création d’une collection exclusivement contemporaine.
Les premiers temps, lorsque les achats principaux étaient effectués par l’intermédiaire des galeries milanaises et européennes parmi les plus importantes[16], ont été l’occasion de se familiariser avec le système du marché de l’art. Toutefois, le couple établit rapidement des liens personnels avec plusieurs artistes et choisit l’achat direct auprès d’eux comme principale méthode d’acquisition[17]. Cette option, qui comportait un soutien quotidien aux artistes – mais aussi une économie sur le coût d’intermédiation – renforce le caractère central du facteur humain à l’origine de chaque acquisition : un geste qui transcende la signification économique pour devenir symbole d’une interaction, lié à une jouissance esthétique plutôt qu’à la réalisation d’un projet programmatique.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Antonio et Marieda s’intéressent à Corrente[18], avec lequel ils partagent des opinions antifascistes. Cependant, la position politique d’un artiste ne devient pas une conditio sine qua non pour sa présence – ou son exclusion – dans la collection. Dans le cas de Mario Sironi, fervent partisan de l’idéologie fasciste, les Boschi surmontent leurs divergences politiques et continuent d’acheter ses œuvres même après la chute de Benito Mussolini.
Après la guerre, le salon de la Casa Boschi a accueilli des artistes de différentes générations, tels que Bruno Cassinari, Lucio Fontana, Arturo Martini, Carlo Carrà et Gianni Dova. Avec la consécration de l’art informel, le couple se tourne vers le mouvement d’art nucléaire (Arte Nucleare) d’Enrico Baj et Sergio Dangelo et le spatialisme[19] de Cesare Peverelli et Roberto Crippa, en évitant toujours ce qu’ils perçoivent comme trop abstrait ou conceptuel et en s’orientant toujours résolument et exclusivement vers la peinture ou la sculpture[20]. Grâce aux achats incessants des années 1950 s’achève l’identité de la collection Boschi Di Stefano, attentive documentation de chaque nuance de la contemporanéité.
Après la mort de Marieda, survenue le 23 juin 1968, l’esprit qui avait caractérisé l’aventure de la constitution de la collection est resté intact, même si le rythme des achats a ralenti : Antonio enrichit en effet la collection par l’acquisition d’environ 300 œuvres d’art contemporain jusqu’à sa mort en 1988.
C’est à ce moment-là qu’Antonio Boschi, conseillé par le journaliste et critique d’art Marco Valsecchi, mûrit l’idée de faire don à la ville de Milan de sa collection d’art, de l’appartement de la rue Jan et de la maison de campagne de Bedizzole, près de Brescia, où toute la famille s’était réfugiée pendant la Seconde Guerre mondiale.
Mercedes Precerutti Garberi, amie du couple et directrice des Civiche Raccolte d’Arte de Milan de 1972 à 1992[22], est alors appelée pour assister la donation et assurer la juste promotion de ce corpus qui allait intégrer le patrimoine municipal et national.
Grâce à son réseau personnel et à ses bons rapports avec l’administration, Precerutti Garberi avait en effet la charge de l’acquisition d’œuvres et de collections entières pour la municipalité. Le but était double : actualiser les collections des musées, encore conservatrices par rapport aux pratiques du mécénat privé, et façonner une identité culturelle pour Milan, étroitement liée à la nécessité politique de rétablir son rôle d’avant-poste italien en Europe. Outre l’acquisition des œuvres des Boschi, en 1975, elle a également géré la donation de Giuseppe Vismara, comprenant environ 40 chefs-d’œuvre d’Henri Matisse, Pablo Picasso, Raoul Dufy, Filippo De Pisis et Giorgio Morandi.
En janvier 1973[23], la municipalité de Milan entame les processus d’acquisition de la collection Boschi, pour le conclure formellement seulement un an plus tard : par la délibération n. 257 du 6 février 1974, le Conseil municipal accepte presque à l’unanimité la donation, la considérant comme avantageuse afin d’établir un « discours muséographique sur l’art contemporain ».
Le lien à double tranchant entre la collection et le destin du projet latent d’un musée d’art contemporain a conditionné sa présentation publique : alors que le donateur souhaitait que les œuvres soient exposées dans l’appartement de la rue Jan, la municipalité visait à faire des acquisitions pour les salles de la « Galerie d’Art Contemporain » en cours de construction, où les chefs-d’œuvre des Boschi auraient trouvé place dans « quatre salles adjacentes, dont trois seraient utilisées pour l’exposition permanente et une pour l’exposition à rotation des œuvres données[24] ». Dix années s’écoulent avant que Garberi ait réussi à ouvrir le premier emplacement, non permanent, du Civico Museo d’Arte Contemporanea (CiMAC) – au premier et au deuxième étage du Palazzo Reale, sans toutefois pouvoir respecter l’accord de la donation.
C’est à cette époque que remonte un inventaire dactylographié de 39 pages répertoriant, en fonction de leur emplacement, les 1855 œuvres offertes : accrochées sur des étagères, dans les locaux de service, même dans les salles de bains. Les biens – outre leur quantité considérable – révèlent le profond intérêt des Boschi pour les natures mortes, les portraits et les paysages, réalisés dans différents langages artistiques.
La presse concentre son attention sur la valeur économique du don[25], sans considérer son importance pour les collections municipales de Milan, jusqu’alors assez pauvres en art du XXe siècle. Dans le Corriere dell’Informazione, Boschi, décrit comme le symbole d’un « humanisme moderne[26] », déclare avoir été l’objet de menaces et d’intimidations. Ce fait souligne la distance sociale entre cet homme, perçu comme privilégié, et ceux qui luttent pour faire face au coût ordinaire de la vie. L’étalage public de son patrimoine conduit Boschi à presque regretter l’acte d’altruisme qu’il avait accompli pour une ville peu reconnaissante.
Pour comprendre cet épisode, il est nécessaire de mentionner les problèmes sociaux que Milan a affrontés pendant les années 1970. Du massacre à la Banque de l’Agriculture de Piazza Fontana (12 décembre 1969) jusqu’au début des années 1980, la ville a été le principal théâtre des Années de plomb. Les grèves, les affrontements et les scènes de guérilla urbaine[27] ont éclipsé l’art et la culture[28], considérés comme des loisirs d’une élite qui excluait délibérément les autres classes sociales de la participation à la vie culturelle de la ville[29].
Dans ce contexte, l’exposition 50 Anni di Pittura Italiana dalla Collezione Boschi Di Stefano Donata al Comune di Milano est inaugurée le 27 mai 1974, Garberi figurant comme commissaire. Le titre, pédant et didactique, vise à souligner la période couverte par la collection et son ampleur, plutôt que la portée civique et culturelle de l’acquisition.
L’exposition se déroule dans les salles monumentales du premier étage du Palazzo Reale (Fig. 3), caractérisées par de hauts plafonds décorés de fresques. Selon le projet initial, l’accrochage devait présenter un caractère architectural bien plus prononcé, avec un parcours se déroulant dans des couloirs à créer ad hoc, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur[30]. Pour des raisons budgétaires, le conseiller municipal chargé de la culture, Lino Montagna, demande à Garberi de limiter les travaux, préférant « l’habituelle exposition murale de tableaux[31] ».
L’architecte Antonio Piva, avec Marco Albini et Franca Helg, a donc opté pour un aménagement où la présentation paratactique des peintures était modernisée par le matériau de support constitué de panneaux diaphanes en fibre de verre[32]. Les sculptures étaient placées dans des vitrines presque minimalistes ou posées sur le sol nu.
Les photographies prises par Aldo Ballo[33] et la critique publiée par Valsecchi dans Il Giornale Nuovo restituaient un récit chronologique, un choix dicté par le calendrier serré et par l’état de conservation souvent précaire des travaux[34] : une section dédiée au Novecento, introduite par I Gladiatori (1928) de Giorgio de Chirico et développée dans une salle plus petite, avec onze toiles de Morandi mises en dialogue avec des œuvres de Sironi, Carrà et Piero Marussig ; une deuxième partie consacrée à Corrente, avec les élans fauves de Renato Birolli et le réalisme de Renato Guttuso ; enfin, les innovations de l’après-guerre, Fontana et le spatialisme, l’attachement au surréalisme de Crippa, Peverelli, Baj et Dova[35].
Au-delà des œuvres, rien ne témoignait des liens que les Boschi ont entretenus avec les artistes ou de leur manière de collectionner. L’accrochage impersonnel choisi révélait plutôt la volonté d’une muséalisation immédiate de la collection : l’emploi d’un langage rationnel et d’une organisation chronologique supprimaient en effet ce que donnait à voir jusqu’alors l’accrochage des collectionneurs qui mettait en valeur leurs choix intimes et subjectifs, au profit d’un lexique muséal, public et universel qui préfigurait la physionomie que la collection aurait dû avoir dans le futur musée d’art contemporain.
Fig. 4 : Couverture de 50 Anni di Pittura Italiana dalla Collezione Boschi Di Stefano Donata al Comune di Milano, 1974.
L’esprit principalement didactique de l’exposition se reflétait également dans le catalogue (Fig. 4), caractérisé par une couverture inattendue aux allures pop – mouvement dont on ne trouve aucune trace dans la collection Boschi – et par une séquence de reproductions raffinées, la plupart en couleurs. La démarche des collectionneurs, faite de petits sacrifices quotidiens, ressort du témoignage de Boschi qui décrit les artistes comme :
« une sorte de radar, qui avec ses antennes, peut-être inconsciemment, capte les valeurs éthiques de son temps avec quelque anticipation sur les simples mortels et tentent de les rendre dans ses œuvres[36] ».
La presse se montre indifférente, à l’exception de la voix de Lodovico Barbiano di Belgiojoso qui, dans le Corriere, souligne la valeur civique de l’exposition[37].
Si 50 Anni di Pittura Italiana représente le premier point de contact direct entre la sphère privée de la Casa Boschi et celle publique de la communauté urbaine, c’est le reportage en huit images en couleurs prises par Basilico, accompagnées d’un texte de Fulvio Irace[38], paru en octobre 1982 dans la revue Domus[39], qui a mis en lumière l’intimité originale de l’appartement de la rue Jan.
La demeure, à l’époque encore habitée par Antonio, se montre à travers l’objectif photographique : les images, avec leur atmosphère chaleureuse et familiale, rendent l’état de la maison et de la collection au début des années 1980[40] et semblent surprendre les pièces à un moment de stase – bien différent du climat des années précédentes –, à tel point que dans le couloir on aperçoit des tableaux groupés contre le mur, d’autres appuyés contre le sol. Certaines dispositions semblent définitives, comme la sculpture en céramique La Collana (1966) de Marieda Di Stefano en dialogue avec deux Concetto Spaziale (1956) de Fontana à l’entrée, ou le « coin Sironi » dans la salle à manger, une sorte d’exposition personnelle de l’artiste, grâce à une distribution harmonieuse et proportionnée des sujets.
La même relation parfaite entre l’architecture, le mobilier et les œuvres se retrouve dans l’image aérée du salon (Fig. 5), où une somptueuse porte mixtiligne encadre en perspective la salle à manger et le bureau. L’amour de Boschi pour la musique est affirmé par un lutrin et un piano sur lequel reposent un dessin de Marieda et la sculpture Testa de Giacomo Manzù (1938-39).
Basilico évite la frontalité pour montrer l’entrée latérale du salon, laissant I Gladiatori sur la droite – un choix qui privilégie le sens général de la collection, plutôt que d’insister sur l’identification d’une seule pièce – placé immédiatement au-dessus d’une composition mixte de Crippa. Ce même cadrage est adopté pour mettre en valeur les portes de la chambre à coucher, tout aussi chargées d’œuvres[41], ainsi que pour montrer le mur latéral du bureau avec Annonciation d’Alberto Savinio (1932), Le Amiche di Marussig (c. 1918) et La Servetta d’Arturo Tosi (c. 1928).
Les images révèlent le leitmotiv de la disposition des œuvres chez Boschi : un goût particulier pour l’inclusion d’un joyau solitaire qui altère le monolithisme d’un mouvement. Par exemple, La Vittoria alata de Martini, puissante et élancée, se trouvait dans le couloir entre les toiles de Cassinari, abstraites et fortement bidimensionnelles ; la tête archaïque de style Gandara était positionnée entre les périphéries urbaines de Sironi ; l’informel Crippa était entouré par les compositions classicistes de Chirico, Savinio et Gino Severini.
Le goût recherché de Boschi se montre dans sa fine complexité, même si certains aspects demeurent cachés. On remarque en effet l’absence de Giorgio Morandi[42], grand protagoniste de la collection, mais exclu de cette série photographique.
Les photos de Basilico visent à révéler au public un élégant et harmonieux Merzbau, dans lequel la vie quotidienne des propriétaires est inséparable des œuvres et de l’architecture. Elles restituent la perception que les Boschi avaient de leur appartement, à la fois refuge et autoportrait.
Le reportage de Domus peut être considéré comme le premier moment où Boschi ouvre les portes de sa maison au public, bien que de manière partielle, médiée et pour un nombre limité de lecteurs de la revue. Nous n’avons pas de témoignage direct sur les motivations qui l’ont poussé à ce geste : peut-être pour rendre service à Alessandro Mendini, neveu de Marieda et à l’époque directeur de Domus, ou grâce à la médiation de Garberi[43].
Quelle que soit la raison derrière ce reportage, il est aussi important de souligner qu’au moment de sa réalisation, le climat social avait radicalement changé par rapport à 1974. Dans les années 1980 Milan semblait déterminée à clore le douloureux chapitre des Années de plomb et à conduire le pays, au moins symboliquement, vers une nouvelle ère de prospérité et de bien-être. Selon la vision politique exprimée par le maire socialiste Carlo Tognoli pendant son mandat (1976-86), l’art et la culture agissent comme un moyen de cohésion sociale, en encourageant la participation de toutes les classes aux activités culturelles. Dans cette optique, le rôle des mécènes et des grands collectionneurs particuliers devient central. Après un repli temporaire dans l’intimité de leurs maisons, ou dans l’espace domestiqué des musées et des galeries, l’ostentation des œuvres d’art des collections privées prend une nouvelle valeur dans la société de masse[44]. Une image du collectionneur et de la collection qui ne pouvait pas être plus distante de celle que les Boschi avaient soigneusement cultivée.
Un musée pour son temps
Un an avant sa mort, Antonio Boschi avait finalisé les démarches de donation à la municipalité de Milan[45] qui, en peu de temps, a dû regrouper les biens acquis, y compris la bibliothèque et les œuvres encore à Bedizzole. Conformément aux clauses du testament, Garberi s’efforce d’ouvrir la maison au public en préservant l’intégrité de la collection, mais en 1992 les travaux d’adaptation aux normes muséales ne sont pas encore achevés[46].
Afin de raviver l’intérêt pour la collection et laisser le logement libre pour la rénovation, Philippe Daverio, alors adjoint à la culture, décide d’organiser une nouvelle exposition au Padiglione d’Arte Contemporanea de Milan (Collezionare il Proprio Tempo, avril-juin 1997). Les ailes blanches du PAC regorgent de tableaux : la dense « quadreria » (Fig. 6), disposée en suivant les photographies de Basilico, réaffirme le goût des Boschi pour l’accumulation et la juxtaposition.
Fig. 6 : Installation de Collezionare il proprio tempo, PAC – Padiglione d’Arte Contemporanea, Milan, 1997. Avec l’aimable autorisation de PAC – Padiglione d’Arte Contemporanea, Milan.
En 1998, la Fondazione Boschi Di Stefano est créée et se charge de la mise en place de la maison-musée qui ouvre enfin au public en 2003, avec un accès gratuit. La maison Boschi Di Stefano s’inscrit dans le circuit des maisons historiques de la ville de Milan animé par le musée Poldi Pezzoli[47], public depuis 1881, le Bagatti Valsecchi, fondé en 1974 et ouvert en 1994[48], auxquels s’est ajoutée, depuis 2008, la Villa Necchi Campiglio, chef-d’œuvre de l’architecture portaluppienne comme la Casa Boschi[49].
L’appartement de la rue Jan a fait l’objet d’une rénovation qui a modifié sa physionomie d’origine, comme le rappelle Renata Ghiazza : « la cuisine et les toilettes ont été sacrifiées pour faire place à un dépôt de tableaux avec une étagère ; les murs derrière les tableaux, qui n’avaient jamais été vus auparavant, ont été enduits de gracieuses nuances perlées[50] ». Maria Teresa Fiorio[51] a dirigé le réaménagement avec Antonello Negri et Alessandro Mendini : la nouvelle configuration de la maison-musée visait à rétablir l’atmosphère des années 1930 et 1940, raison pour laquelle certains meubles n’appartenant pas au legs Boschi[52] ont été achetés, afin de fournir un cadre plausible aux œuvres. Le parcours d’exposition comprend désormais une succession chronologique des mouvements, du début du XXe siècle au spatialisme, combinant la finalité didactique du musée et, dans la mesure possible, l’esprit originaire de l’accrochage de la maison.
Des plus de 2000 œuvres données à la ville, une seule fraction est visible à la maison-musée, où subsistent de remarquables coins consacrés à Sironi, Fontana, ou Crippa, actualisés de temps en temps à l’occasion d’expositions temporaires autour de thématiques spécifiques[53].
Certaines des pièces les plus représentatives constituent l’un des noyaux vitaux du Museo del Novecento, ouvert en 2010 au Palazzo dell’Arengario de Piazza Duomo dans le sillage du CiMAC de Garberi : si ce dernier explorait l’histoire identitaire contemporaine également à travers la reconnaissance de la valeur civique des dons privés, l’organisation actuelle du Museo del Novecento est entièrement consacrée à des parcours thématiques à la poursuite d’une finalité didactique qui, comme dans d’autres musées modernes, tend parfois à limiter la réflexion et la narration sur la spécificité des collections.
Notes
[1]50 Anni di Pittura Italiana dalla Collezione Boschi Di Stefano Donata al Comune di Milano, cat. exp., Milan, Palazzo Reale, 1974.
[3] Le titre fait référence à Valsecchi M., « Prefazione », 50 Anni di Pittura Italiana dalla Collezione Boschi Di Stefano Donata al Comune di Milano, cat. exp., Milan, Palazzo Reale, 1974, p. 9, où la collection est définie comme un « sensibile sismografo ».
[4] Fondée par Giovan Battista Pirelli à Milan en 1872, elle a été la première entreprise italienne à traiter le caoutchouc pour fabriquer des produits dérivés et des pneus.
[5] Terme inventé en 1922 par Anselmo Bucci pour désigner un groupe d’artistes travaillant principalement à Milan autour de la récupération de la tradition picturale et figurative italienne (Ubaldo Oppi, le même Bucci, Leonardo Drudeville, Emilio Malerba, Piero Marussig, Mario Sironi et Achille Funi, auxquels se sont joints Giorgio de Chirico, Carlo Carrà, Giorgio Morandi, Arturo Martini, Giacomo Balla, Gino Severini et Fortunato Depero, lors de l’exposition de 1926 au Palazzo della Permanente à Milan). Parmi eux figuraient aussi des architectes (Gio Ponti, Giovanni Muzio, Emilio Lancia) ainsi que des femmes et des hommes de lettres (Margherita Sarfatti, Massimo Bontempelli). Pour un aperçu : Bossaglia R., Il Novecento Italiano. Storia, Documenti, Iconografia, Milan, Feltrinelli, 1979.
[6] Parmi les œuvres, 43 proviennent de l’héritage de Francesco. Entre 1927 et 1938, les Boschi ont fait preuve d’une remarquable capacité de collection, souvent indépendamment des choix de Francesco : en effet, environ 90 œuvres ont été acquises par le couple durant cette période. Voir le registre publié dans Pirovano C., Caramel L., Fiorio M. T. (dir.), Musei e Gallerie di Milano. La Galleria d’Arte Moderna. La Collezione Boschi Di Stefano, Milan, Electa, 1980.
[7] Pour une histoire du bâtiment et ses caractéristiques : Dulio R., « Casa Radici-Di Stefano », Piero Portaluppi. Linea Errante nell’Architettura del Novecento, cat. exp., Milan, Triennale, 2003-2004, p. 106-107 ; Irace F., « Palazzina d’autore », Fratelli M. (dir.), Casa Museo Boschi Di Stefano, Milan, Skira, 2020, p. 137-143.
[8] Mouvement de la région lombarde né dans les années 1930 et comprenant, entre autres, Angelo Del Bon, Umberto Lilloni, Francesco De Rocchi, dont la peinture se caractérise par des tons clairs et des scènes de la vie quotidienne, loin de la grandiloquence du Novecento. Voir : Pontiggia E., Il Chiarismo, Milan, Abscondita, 2006.
[9] Groupe opérant à Turin de la fin des années 1920 à la première moitié des années 1930, formé par Jessie Boswell, Gigi Chessa, Nicola Galante, Carlo Levi, Francesco Menzio, Enrico Paulucci. Appréciés par les collectionneurs de Turin, en particulier par Riccardo Gualino, ils partagent avec les Chiaristi une prédilection pour une peinture claire et détendue, bien que plus influencée par l’apport français. Voir : Viale V., I Sei di Torino : 1929-1932, cat. exp., Turin, Galleria Civica d’Arte Moderna, 1965. Dans les mêmes années, un collectionneur et galeriste éclairé comme Carlo Cardazzo s’intéresse aux mêmes groupes (Marangon D., « Carlo Cardazzo. Verso l’espressione più alta dell’umanità », Fantoni A., Il Gioco del Paradiso. La Collezione Cardazzo e gli Inizi della Galleria del Cavallino, Venise, Cavallino, 1996, p. XII).
[10] Voir le panorama tracé par Ghiringhelli P., « Appunti degli anni Trenta », Valsecchi M., Mascherpa G., Arte moderna a Milano, Milan, Cassa di risparmio delle province lombarde, 1976, p. 29-30.
[11] Voir : Negri A., Jucker, Collezionisti e Mecenati, Milan, Electa, 1998, en particulier les p. 18-27 concernant l’ouverture publique de la collection de 1968 à 1974.
[12] Dell’Acqua G. A., La Donazione Emilio e Maria Jesi, Milan, Amici di Brera, 1981.
[13] Fergonzi F. (dir.), La Collezione Mattioli. Capolavori dell’Avanguardia, Milan, Skira, 2003.
[14] Voir : Tempesti F., L’Arte dell’Italia Fascista, Feltrinelli, Milan, 1976 ; Negri A., « Aspetti del Mercato e del Collezionismo », Pirovano C. (dir.), Il Novecento/1, 1900-1945, Milan, Electa, 1992, p. 721-725 ; Rosazza Ferraris P., « Mercato, Collezionismo, Committenza e Pubbliche Acquisizioni: Appunti per la Storia Economica dei “Valori Plastici” », Fossati P., Rosazza Ferraris P., Velani L. (dir.), XII Quadriennale. Valori Plastici, cat. exp., Rome, Palazzo delle Esposizioni, 1998, p. 165-170.
[15] Voir : Mendini A., « Fondazione Boschi Di Stefano » , Fratelli M. (dir.), Casa Museo Boschi Di Stefano, Milan, Skira, 2020, p. 156.
[16] Garberi M., « Premessa », Pirovano C., Caramel L., Fiorio M. T. (dir.), Musei e Gallerie di Milano. La Galleria d’Arte Moderna. La Collezione Boschi Di Stefano, Milan, Electa, 1980, p. 11.
[17] Contrairement à un autre protagoniste du collectionnisme milanais de l’entre-deux-guerres, Adriano Pallini, les Boschi ne pouvaient pas fonder leurs relations avec les artistes sur un échange de biens et de marchandises. Voir : Pallini Clemente N., Atelier Pallini: Storia di una Collezione Italiana, 1925-1955, Milan, Mazzotta, 2014.
[18] Groupe formé à Milan en 1938 autour de la revue homonyme éditée par Ernesto Treccani, auquel adhèrent Raffaele De Grada, Giansiro Ferrata, Luciano Anceschi, Renato Birolli, Vittorio Sereni. En raison de sa matrice libertaire et antifasciste, la revue a été supprimée par la dictature, bien que le mouvement ait poursuivi son activité d’exposition. Voir : Corrente e l’Europa 1928-1945, cat. exp., Milan, Fondazione Corrente, 2019-2020.
[19] Pour en savoir plus sur le mouvement d’art nucléaire et le spatialisme : Barbero L. M., Lucio Fontana e gli Spaziali. Fonti e Documenti per le Gallerie Cardazzo, Venise, Marsilio, 2020.
[20] Renata Ghiazza, conservatrice des Civiche Raccolte d’Arte de Milan et, depuis 1980, de la collection Boschi Di Stefano, dans un mémoire écrit fourni à l’auteur le 13 janvier 2022, rappelle : « [Boschi] n’aimait pas les installations, ni l’art conceptuel ou l’art concrète » (« [Boschi] non amava le istallazioni, né l’Arte Concettuale e neppure l’Arte Concreta »).
[21] Valsecchi M., « Introduzione », Valsecchi M., Mascherpa G., Arte Moderna a Milano, Milan, Cassa di risparmio delle province lombarde, 1976, p. 7. Par cette expression, Valsecchi entendait souligner comment les collectionneurs privés, à travers leurs acquisitions, effectuaient une action de sélection critique d’œuvres susceptibles d’être transmises aux générations futures. Cette tâche qui, traditionnellement, aurait relevé de la sphère de la critique d’art ou des activités culturelles publiques, était à l’époque presque entièrement l’apanage des collectionneurs privés, qui s’avéraient être plus à jour et plus attentifs aux nouveautés.
[22] Garberi fut responsable de la réouverture du Padiglione d’arte contemporanea (PAC) en 1979, de la rénovation de la Pinacoteca del Castello Sforzesco confiée au Studio Albini et achevée en 1980, de la réorganisation de la Raccolta Grassi à la Galleria d’arte moderna en 1988, et de l’ouverture du CiMAC – Civico Museo d’Arte Contemporanea (en 1984), premier noyau de l’actuel Museo del Novecento.
[23] Marchese P. à Garberi M., Milan, 22 janvier 1973 (Milan, Archives du CASVA, papiers non catalogués). Ce sont des années où le rapport entre le collectionnisme privé et les institutions publiques milanaises se développe : on pense à la notification, en 1974, d’une première partie de la collection Jucker, qui a été déposée à la Pinacoteca di Brera. Voir : Bignami S., Fratelli M., « Dalla Casa al Museo: Origini e Fortuna della Raccolta di Magda e Riccardo Jucker », Negri A., Jucker, Collezionisti e Mecenati, Milan, Electa, 1998, p. 65-91. En 1976, cependant, le legs de la collection Jesi a été complété, toujours à la Pinacoteca di Brera.
[24] Procès-verbal de la séance extraordinaire du conseil municipal du 6 février 1974 (Milan, Cittadella degli Archivi) : « quattro sale contigue, di cui tre per l’esposizione permanente ed una per l’esposizione a rotazione delle opere donate ».
[25] « Ha Donato al Comune 1855 Quadri e Sculture », Corriere della Sera, 3 février 1974, p. 8.
[26] Gonzaga F., « Riceve Insulti e Minacce perché ha dato al Comune Quadri per due Miliardi », Corriere dell’Informazione, 28 mars 1974, p. 7 : « umanesimo moderno ».
[27] Pour une cartographie des événements de ces années : Steccanella D., Milano e la Violenza Politica 1962-1986. La Mappa della Città e i Luoghi della Memoria, Milan, Milieu Edizioni, 2020.
[28] Voir : Cecchi D., « I Lavoratori a Milano tra Terziario e Ristrutturazione Produttiva », Realtà Sociale: Rivista Trimestrale di Cultura e Politica, n° 4, 1981, p. 70-90 ; La Trasformazione Economica della Città, Milan, Franco Angeli, 1988.
[29] Tornabuoni L., « Contro Milano », Corriere della Sera, 29 novembre 1975, p. 3.
[30] Devis d’Allestimenti Portanuova à Città di Milano, Milan, 21 février 1974 (Milan, Archives du CASVA, papiers non catalogués).
[31] Montagna L. à Garberi M., Milan, 25 février 1974 (Milan, Archives du CASVA, papiers non catalogués) : « la consueta esposizione a parete di quadri ».
[32] Les panneaux en fibre de verre sont également adoptés lors du réaménagement de la Pinacoteca del Castello Sforzesco en 1980. Voir : Bucci F., Rossari A., I Musei e gli Allestimenti di Franco Albini, Milan, Electa, 2005.
[33] Les photographies sont conservées à la Fondation Franco Albini de Milan, que je remercie pour leur mise à disposition.
[34] Le 29 janvier 1974, Montagna écrit à Garberi pour lui confirmer que les travaux d’installation de 50 Anni di Pittura Italiana commenceront immédiatement après la conclusion de l’exposition de Boccioni, fin février (Milan, Archives du CASVA, papiers non catalogués). L’exposition a également été l’occasion de promouvoir une campagne de restauration et des études sur la restauration des œuvres d’art du XXe siècle, dont le commissaire fut Pinin Brambilla Barcilon (Communiqué de presse 50 Anni di Pittura Italiana dalla Collezione Boschi Di Stefano Donata al Comune di Milano. Milan, Archives du CASVA, papiers non catalogués).
[35] Valsecchi M., « Un Tesoro Donato a Milano », Il Giornale Nuovo, 12 juillet 1974, p. 5.
[36]50 Anni di Pittura Italiana dalla Collezione Boschi Di Stefano Donata al Comune di Milano, cat. exp., Milan, Palazzo Reale, 1974, p. 11 : « una specie di radar, che con le loro antenne, magari inconsciamente, captano con qualche anticipo sui comuni mortali i valori etici del loro tempo e tentano di renderli nelle loro opere ».
[37] Barbiano di Belgiojoso L., « Una Mostra da Ricordare », Corriere della Sera, 7 juillet 1974, p. 5.
[39]Domus est une revue mensuelle spécialisée en architecture, design et urbanisme, fondée à Milan par Gio Ponti en 1928. Point de référence de la bourgeoisie dans le domaine de l’ameublement domestique et du design, Domus se distingue par la collaboration, entre autres, d’Elio Vittorini, Ettore Sottsass, Pierre Restany, Vincenzo Agnetti, Giancarlo De Carlo, Riccardo Dalisi. Parmi les directeurs : Massimo Bontempelli, Giuseppe Pagano, Ernesto Nathan Rogers, Alessandro Mendini (1979-1985).
[40] Ghiazza, dans le mémoire du 13 janvier 2022, rappelle la pratique des « inventaires » par lesquels Boschi « déplaçait un ou deux tableaux que, pour un sursaut de la mémoire, il souhaitait revoir » (« spostava uno o due quadri che, per qualche soprassalto della memoria, desiderava rivedere »). Les œuvres de la collection Boschi, après leur acquisition publique, sont souvent prêtées pour des expositions temporaires comme, par exemple, Alfredo Chighine, Milan, Palazzo della Permanente, 1977-1978 (avec 25 œuvres de la collection Boschi), ou Italia Anni Trenta: Opere dalle Collezioni d’Arte del Comune di Milano, Zagreb, Galerije Grada, 1989 (avec 32 œuvres provenant de la rue Jan).
[41] L’atmosphère est tout autre à la maison Mattioli de la rue Gabba, où le mobilier conçu par Franco Albini offre un cadre sobre, presque dépouillé : Rossi Mattioli L., « La Collezione di Gianni Mattioli dal 1943 al 1953 », Fergonzi F. (dir.), La Collezione Mattioli. Capolavori dell’Avanguardia, Milan, Skira, 2003, p. 30. Plus éloignés encore les demeures princières et les châteaux de Riccardo Gualino dans le Piémont documentés dans : I mondi di Riccardo Gualino. Collezionista e Imprenditore, cat. exp., Turin, Musei Reali, 2019.
[42] Sur le rapport avec Morandi : Fergonzi F., « Dagli “Acquirenti Amici” alla “Lista di Attesa per un Quadro” : un Primo Profilo del Collezionismo Morandiano », Giorgio Morandi. Collezionisti e Amici. 40 Capolavori da Raccolte Italiane Pubbliche e Private, cat. exp., Varese, Villa e Collezione Panza, 2008, p. 25.
[43] Ghiazza, dans la note du 13 janvier 2022 : « La séance de photos de Gabriele Basilico me semble avoir été suggérée par Mercedes Garberi, donnant ainsi à Mendini l’opportunité de la publier dans Domus » (« Il servizio fotografico realizzato da Gabriele Basilico mi pare fosse stato suggerito da Mercedes Garberi, fornendo così a Mendini l’opportunità di pubblicarlo in Domus »).
[44] Santerini G., « Quando il Talento Diventa Consumismo », Corriere della Sera, 8 septembre 1974, p. 12. Pour une discussion plus large sur la relation entre la collection et la production culturelle à l’époque moderne : Boime A., Artisti e Imprenditori, Turin, Bollati Boringhieri, 1990.
[45]Donazione Ing. Antonio Boschi, Milan, 5 juillet 1988 (Milan, Archives du CASVA, papiers non catalogués).
[46] Ghiazza R. à la Direzione Civiche Raccolte d’Arte, Milan, 18 août 1992 (Milan, Archives du CASVA, papiers non catalogués).
[47] Balboni Brizza M. T., Il Museo Poldi Pezzoli, Turin, Umberto Allemandi & C., 2019.
[48]Musei e gallerie di Milano. Museo Bagatti Valsecchi, Milan, Electa, 2003.
[49] Borromeo Dina L., Villa Necchi Campiglio a Milano, Milan, Skira, 2012.
[50] Ghiazza, dans la note du 13 janvier 2022 : « furono sacrificati la cucina e i servizi igienici per farvi un deposito di quadri con relativa rastrelliera ; le pareti dietro i quadri, finora mai viste, vennero intonacate in leggiadre nuance color perla ».
[51] Directrice des Civiche Raccolte d’Arte de 1992 à 2002.
[52] C’est le cas de la salle à manger présentée par Sironi à la Triennale de 1936. Voir : Fratelli M., « Il Museo Casa », Fratelli M. (dir.), Casa Museo Boschi Di Stefano, Milan, Skira, 2020, p. 23.
[53] Parmi les plus récentes : Sergio Dangelo 39/71. Ancora e Sempre (2021) ; La Prima Stagione di Gianni Dova (2021) ; “Ha Guardato in su, verso il Cielo”. Roberto Crippa nella Collezione Boschi Di Stefano (2022).
— Morgan Labar est historien de l’art, critique (AICA-France) et enseignant. Depuis plusieurs années, il s’intéresse à la manière dont les catégories esthétiques, les canons et les discours hégémoniques sont construits au sein des mondes de l’art contemporain. Ancien boursier postdoctoral de la Terra Foundation for American Art à l’INHA, il est membre associé du laboratoire de recherche-création SACRe (EA 7410, Université PSL) et de l’unité mixte de recherche THALIM (UMR 7172, ENS – Sorbonne Nouvelle – CNRS). L’ouvrage issu de sa thèse, La Gloire de la bêtise. Régression et superficialité dans les arts depuis la fin des années 1980, paraîtra en 2023 aux éditions Les presses du réel. Morgan Labar est actuellement directeur de l’École supérieure d’art d’Avignon. Il enseigne à l’École du Louvre et à l’École normale supérieure, où il anime le séminaire « Autochtonie, hybridité, anthropophagie ». —
Les plus importants collectionneurs d’art contemporain, parfois dits « mégacollectionneurs » – la sociologue de l’art Raymonde Moulin recourt à ce vocable nord-américain à partir du milieu des années 1990[1] –, ouvrent désormais des musées privés à leurs noms. Les œuvres qui y sont présentées ont, dès leur achat, une destination muséale. Parmi les plus importants collectionneurs des premières décennies du XXIe siècle, le Grec Dakis Joannou (né à Chypre en 1939) occupe une place singulière. Promoteur immobilier et industriel, héritier du géant de la construction Joannou & Paraskevaides, entreprise plus connue sous le nom de J&P fondée par son père Stelios Joannou et qu’il a considérablement diversifiée et fait fructifier, Dakis Joannou est depuis les années 1980 à la tête d’un empire de plusieurs compagnies dans les secteurs de l’hôtellerie, du bâtiment, de l’ingénierie, de l’aviation et de l’immobilier. Collectionneur de premier plan, il siège dans les conseils d’administration des plus grands musées d’art moderne et contemporain du monde anglo-saxon[2], comme d’ailleurs la plupart des autres collectionneurs prescripteurs.
En 1983, Dakis Joannou fonde à Genève la DESTE Foundation for Contemporary Art, une organisation à but non lucratif destinée à promouvoir l’art contemporain, dont le nom provient du terme grec signifiant regarder. Plusieurs périodes se distinguent dans l’évolution de la DESTE. La première période court de 1983 à 1988 : les projets d’exposition ne sont pas en lien avec la collection personnelle de Dakis Joannou. La fondation n’a pas de lieu d’exposition permanent et une grande partie des expositions a alors lieu à Genève. La seconde période s’étend de 1988 à 1996 : désormais, Dakis Joannou fait appel aux services de Jeffrey Deitch, marchand d’art, commissaire d’exposition et conseiller artistique particulièrement en vue, pour élaborer plusieurs expositions à partir d’œuvres de la collection. Joannou commence à s’imposer comme un collectionneur et un acteur du monde de l’art contemporain de premier plan. L’exposition Everything That’s Interesting Is New inaugure en 1996 une troisième période : celle des expositions consacrées exclusivement à la collection de Dakis Joannou, dans un lieu dédié à Athènes.
Il importe de souligner que la DESTE est une entité distincte de la collection personnelle de Dakis Joannou, même si les deux ont tendance à se confondre. Fondation autonome dont Joannou est le président, la DESTE est devenue l’instrument de promotion et de diffusion de la collection Joannou.
Dans les années 1980, des articles de magazines spécialisés témoignaient d’une collection à échelle humaine et dont les œuvres saturaient la maison du collectionneur. Le commissaire des expositions de la DESTE à cette période, Jeffrey Deitch, affirmait alors que Joannou et lui ne « cherche[aient] pas à prendre du recul, à [se] poser en musée[3] ». Cependant, force est de constater que se développa à partir du milieu des années 1990 une ambition muséale, alors que le collectionneur devenait l’une des figures les plus influentes du monde de l’art contemporain globalisé, jusqu’à être classé numéro 6 dans la Power 100 List d’ArtReview en 2004, liste établie chaque année depuis 2002 par le magazine londonien.
Par la suite, la collection Dakis Joannou a été présentée dans les plus importants musées d’art contemporain du monde, sans avoir besoin de passer par la DESTE : au Palais de Tokyo à Paris en 2005 (Translation), au Museum Moderner Kunst Stiftung Ludwig Wien (MUMOK) et à la Kunsthalle de Vienne en 2007 (Traum und Trauma), au New Museum de New York en 2011 (Skin Fruits. Selections from the Dakis Joannou Collection). Se pose alors la question des collusions entre les intérêts du collectionneur (prestige, mais aussi valeur financière de sa collection) et ceux des institutions qui présentent – et par là-même, légitiment – sa collection.
Cet article s’appuie sur des documents consultés aux archives de la DESTE Foundation à Athènes en 2015[4]. Il retrace les étapes de la présentation publique de la collection Dakis Joannou et de sa médiatisation croissante dans le monde l’art contemporain occidental, analysant l’évolution des stratégies adoptées dans la mise en valeur de la collection et son rôle dans la promotion des artistes qui y sont représentés. Au regard de l’histoire croisée du collectionnisme et de l’art contemporain des quatre dernières décennies, Dakis Joannou fait figure de pionnier. Il a contribué à imposer une esthétique essentiellement nord-américaine, portée sur la régression, la violence et la bêtise délibérée, dans le monde de l’art globalisé avant que des figures comme Eli Broad ou François Pinault n’occupent le devant de la scène en favorisant ce même type d’esthétique[5].
Premières monstrations (1988 – 1996)
En 1988, l’exposition Cultural Geometryimpose Dakis Joannou comme un collectionneur de premier plan. Elle a lieu à la Maison de Chypre à Athènes et place temporairement la capitale grecque au centre du monde de l’art occidental[6]. Le commissaire Jeffrey Deitch a rassemblé les jeunes artistes états-uniens de la tendance Neo-Geo parmi les plus médiatiques de l’époque (Jeff Koons, Ashley Bickerton, Peter Halley et Meyer Vaisman) depuis que la galeriste Ileana Sonnabend les a présentés dans sa galerie de SoHo à New York en 1986. La scénographie de l’exposition est confiée à l’artiste Haim Steinbach. Dans le parcours de l’exposition sont associées des céramiques grecques et chypriotes de l’époque géométrique (entre 900 et 750 av. J.-C.) et les premières acquisitions de la collection Joannou, vingt-neuf œuvres contemporaines acquises entre 1985 et 1988. Il s’agit ainsi de rapprocher New York, avec les artistes contemporains, et Athènes, avec les céramiques de la pré-Antiquité. Cette exposition contribue à la légitimation symbolique des artistes associés au mouvement Neo-Geo, dont les œuvres constituent alors une part importante de la collection Joannou[7], tout en visant à sortir de l’appellation Neo-Geo et à dégager les œuvres de l’ancrage très états-unien du mouvement, qui apparaît alors comme une simple réaction au courant néo-expressionniste. Pour ce faire, les textes du communiqué de presse et du catalogue de l’exposition[8] confèrent aux œuvres une autre forme de légitimité, double : d’une part l’inscription dans le tropisme (supposé) universel pour les formes géométriques, d’autre part l’inscription dans le monde contemporain (images de produits de consommation high-tech, des techniques de packaging, de publicité et de marketing en vis-à-vis des œuvres dans le catalogue) plutôt que dans l’histoire récente de l’abstraction en art.
En 1989, la DESTE Foundation organise l’exposition Psychological Abstraction, toujours à la Maison de Chypre à Athènes. Dans le catalogue, Dakis Joannou insiste dès les premières lignes de son avant-propos sur les « coordonnées sociales[9] » de l’art. Le but de l’exposition est de dégager les artistes Neo-Geo de leur image d’artistes froids et désincarnés, de leurs liens avec la consommation de masse, pour insuffler l’abstraction d’affects, d’émotion, de psychologie[10], d’où le titre de l’exposition. Pour Cultural Geometry comme pour Psychological Abstraction, des œuvres historiques sont exposées avec les œuvres contemporaines afin de créer une filiation passant pour pertinente sur le plan de l’histoire de l’art, établissant ainsi le sérieux et la respectabilité du collectionneur.
Quelques mois après Cultural Geometry, le jeune bimensuel Galeries Magazine, une publication bilingue en français et en anglais, consacrait une dizaine de pages à la collection de Dakis Joannou, dont était soulignée la « grande influence sur la scène artistique grecque et internationale[11] ». Les photographies illustrant abondamment l’article montraient une maison remplie d’œuvres d’art, presque saturée. Une sculpture horizontale de Donald Judd passait juste entre les fenêtres et le plafond, non loin d’une œuvre de Barbara Kruger. Une Brillo Box de Warhol se tenait entre des plantes vertes. Le buste de Louis XIV en inox de Jeff Koons voisinait avec une toile de James Rosenquist de 1964 et un collage de 1930 de la dadaïste allemande Hannah Höch. Associant des œuvres de périodes et d’esthétiques différentes, l’accrochage domestique de la collection Joannou en 1988, telle qu’elle se donnait à voir publiquement dans les pages d’un magazine, légitimait les œuvres les plus récentes par les pièces historiques avec lesquelles elles dialoguaient – technique de légitimation symbolique classique au demeurant[12]. Enfin, une dernière illustration montre l’œuvre Translation, 1966, de Joseph Kosuth, installée in situ par l’artiste sur un mur extérieur mauve au-dessus de la piscine, de sorte à permettre quelque méditation sur le caractère linguistique et conceptuel[13] de l’art en bronzant ou en nageant le dos crawlé. Ce riche article, à la prose ampoulée, présentait donc déjà en 1988 la collection Joannou comme l’une des meilleures collections d’art contemporain d’Europe, à la fois audacieuse et influente. Le texte se terminait sur un compte rendu de l’exposition Cultural Geometry et une évocation des rapports entre la DESTE Foundation et la collection Joannou mettant en évidence les notions de « circulation » et de « mobilité[14] ». Rien ne laissait encore véritablement présager de l’orientation que prendrait la collection dans le courant des années 1990.
Au début des années 1990, deux expositions majeures confirment la stature internationale de la collection de Dakis Joannou : Artificial Nature en 1990 et Post-Human en 1992. Avec Jeffrey Deitch comme commissaire, elles ont toutes deux, dans le sillage de Cultural Geometry, un retentissement notable[15]. La première, qui a encore lieu à la Maison de Chypre à Athènes, rassemble des figures majeures de l’art contemporain nord-américain : Warhol, Ruscha, Koons, De Maria, Smithson.
Mais c’est son catalogue qui reste dans les mémoires. Conçu par Dan Friedman, il est salué dans la quasi-totalité des critiques de l’exposition. Fortement inspiré par l’esthétique appropriationniste[16], rappelant aussi bien le travail de Richard Prince que celui de Barbara Kruger, l’ouvrage constitue une œuvre à lui seul, mettant en regard photographies, œuvres et textes sur le mode de l’association d’idées. Une telle attention portée au catalogue contribue à imposer la collection Joannou comme originale et incontournable.
Peut-être plus encore, ces catalogues ont vocation à marquer les esprits et à se signaler parmi les propositions les plus originales de la période. En d’autres termes, la collection devient un catalyseur d’innovation pour le monde de l’art contemporain, manière de laisser sa marque dans l’histoire de l’art des années 1990. Lorsqu’une journaliste demande à Jeffrey Deitch si le catalogue ne « dévalorise » pas l’art en raison de la « confusion en mettant sur le même pied les œuvres présentées, des illustrations et des publicités », ce dernier répond que « le catalogue montre comment on peut penser visuellement d’une manière fragmentée[17] ». Le recours à l’ensemble de la culture visuelle dans le catalogue contribue ainsi à relativiser les formes de l’art, tout en créant un objet (le catalogue – livre d’artiste) iconique dans lequel l’œuvre d’art devient un logo reproductible. Un tel objet, autant éditorial que muséal, contribue alors à positionner Dakis Joannou comme un acteur majeur du monde de l’art. Par la création de catalogues originaux, objets théoriques tout autant que futurs objets de luxe, la collection est valorisée au-delà des expositions.
En 1992, Post-Human pose un nouveau jalon. L’exposition constitue sans nul doute l’une des propositions les plus marquantes de la décennie, interrogeant l’obsolescence du corps, l’hybridation et jusqu’au trans-humanisme dans une période marquée par l’incroyable succès populaire de la chirurgie esthétique. L’exposition circule dans plusieurs musées de référence : au Musée d’art contemporain de Lausanne, au Castello di Rivoli à Turin, à la Deichtorhallen à Hambourg et au Israel Museum à Jerusalem. Pour la première fois, la collection personnelle de Dakis Joannou circule largement dans des lieux institutionnels hors de Grèce.
Le tournant de 1996 : art bête et présentisme
En 1996, l’exposition Everything That’s Interesting Is New, à nouveau coordonnée par Jeffrey Deitch, se tient à l’école des Beaux-arts d’Athènes. Pour la première fois la collection Joannou est montrée de manière extensive, et l’exposition se présente d’abord et avant tout comme celle d’une collection privée. La majeure partie des œuvres a été créée entre 1985 et 1995, mais des figures historiques (Duchamp, Picabia et Man Ray), ainsi que les représentants de l’art minimal américain (Judd, Flavin), conceptuel (Kosuth) et corporel (Nauman, Acconci) viennent réinscrire les artistes contemporains dans une histoire de l’art au long cours, comique et cérébrale. Un riche catalogue est édité à l’occasion. Intitulé The Dakis Joannou Collection, il est composé de textes et propos inédits des artistes présents dans l’exposition.
La régression adolescente, l’obscénité sexuelle et la scatologie sont des thèmes qui figurent en bonne place. Sont notamment présentés les mutants des frères Jake et Dinos Chapman (Face Fuck Twin), mannequins d’enfant en fibre de verre, ultra réaliste et à échelle 1/1, portant perruques, tee shirts et chaussures, et dont le nez a évolué en phallus et la bouche en anus. Joannou les affiche ainsi un an avant Sensation qui se tient à la Royal Academy of Arts de Londres en 1997, exposition qui propulsera les Chapman définitivement sur la scène internationale. De Gilbert & George est présentée l’œuvre Flying Shit, issue des Naked Shit Pictures de 1994. Ici les artistes dupliqués sont soit vêtus d’un costume rouge et assis sur un étron, soit nus se tenant debout sur un autre étron volant, dont on ne sait trop s’il s’agit d’une planche de surf ou d’une météorite, d’une référence aux navettes « flying Jenny » utilisées dans l’industrie du textile en Angleterre au XIXe siècle ou au « shit service » des navettes ferroviaires de British Railway. Dans le catalogue, Gilbert & George commentent lapidairement l’œuvre par leur credo habituel : « Nous sommes des artistes modernes. Nous devons concevoir un vocabulaire qui reflète cette époque. Nous ne voulons pas cacher nos faiblesses, nos pratiques sexuelles, nos pensées, nos souffrances, et tout ce qui appartient à l’humanité[18] ».
Animal de Fischli et Weiss est une sorte d’animal gris en polyuréthane, grossièrement exécuté, genre d’hippopotame gonflé à l’hélium, somme toute assez banal et sans intérêt particulier. Elle permet cependant un jeu d’optique : le visage bonhomme de cet animal est visible de l’extérieur, mais également de l’intérieur de l’œuvre. Un trou à l’arrière permet en effet de voir apparaître comme en négatif les yeux, les naseaux et l’orifice buccal de l’animal. Et l’orifice sur lequel il faut se pencher et dans lequel il faut ouvrir grand l’œil pour accéder à cette subtile apparition est à l’évidence un orifice anal, quoique les détails anatomiques ne soient pas soulignés. L’œuvre crée donc une situation particulièrement cocasse : celle de pousser les visiteurs à venir regarder chacun son tour dans le trou du cul de la bête, et surtout à se mettre dans cette posture, non pas tant infamante que ridicule. C’est en effet en voyant les autres visiteurs s’approcher du derrière de l’animal que l’on est conduit, par instinct grégaire, à aller en observer l’anatomie intime. Dans un registre plus sombre, mais non moins scatologique, est présentée Heidi, installation et vidéo résultant d’une performance conjointe de Paul McCarthy et de Mike Kelley, une version cauchemardesque des aventures de Heidi. Jeff Koons, Robert Gober et Kiki Smith sont également représentés par plusieurs œuvres aux accents régressifs, absurdes ou obscènes, et Meyer Vaisman par une dinde voilée d’une mousseline rouge et affublée d’un substitut de phallus (Untitled Turkey VIII [Fuck Bush], 1992). Dans le catalogue, Jeffrey Deitch signe un texte où il est question de traumatismes collectifs, préférant placer les œuvres exposées sous le signe de la perversité mythologisée de l’enfant plutôt que d’assumer le caractère jouissif et divertissant de la régression à l’œuvre[19].
Avec près d’une centaine d’artistes, Everything That’s Interesting Is New rend la collection Joannou incontournable dans le monde de l’art contemporain. Une critique note dans la revue Frieze que Joannou s’est imposé comme la référence dans l’art de la fin des années 1980 et du début des années 1990, et qu’il est à cette période ce que Panza di Biumo est à l’art minimal et conceptuel des années 1960 et 1970[20] : la figure de collectionneur-mécène la plus marquante. La convocation de Marcel Duchamp, figure tutélaire de l’art contemporain, mérite également d’être soulignée : Joannou expose la version de Fountain en sa possession, qu’il désigne lui-même dans un entretien avec Jeff Koons publié dans le catalogue comme « le vrai commencement » pour « comprendre ce qui se passe aujourd’hui[21] ».
L’exposition de 1996 constitue un tournant. L’année suivante, la DESTE Foundation se dote d’un lieu permanent à Athènes[22], où les manifestations consacrées à la collection vont se multiplier, ainsi que dans des institutions étrangères. La collection Joannou passant pour très (voire trop) américano-centrée dans la réception critique, la DESTE y remédie en élargissant son horizon. En 1998, Global Vision. New Art from the 90s offre un panorama plus international, davantage ouvert à l’Asie, l’Amérique du Sud et au Moyen-Orient, ainsi qu’aux artistes européens et états-uniens issus de minorités ethniques, afro-diasporiques ou afro-descendants. Kara Walker est présente avec ses silhouettes découpées s’adonnant à des scènes de violence parfois sexuelles ou scatologiques, ainsi qu’avec la série de gouaches sur papier de grand format figurant dans la collection Joannou. Chris Ofili est représenté avec deux œuvres de la collection régulièrement montrées depuis : Rodin…The Thinker et Pimping Ain’t Easy (1997). Les œuvres de Chris Ofili ont la particularité de ne pas être accrochées aux murs mais de reposer sur des boules fabriquées à partir d’excréments d’éléphants[23]. L’iconographie est irrévérencieuse, mais elle ne se limite pas à cela puisque le travail d’Ofili consiste en une réappropriation de l’identité noire en Grande-Bretagne. Rodin…The Thinker est une version féminine, noire et aux formes généreuses, voire rebondies, du Penseur de Rodin, en porte-jarretelles. Pimping Ain’t Easy(« Le proxénétisme c’est pas facile ») est un phallus géant humanisé. Des yeux écarquillés, un nez et de grosses lèvres rouges dans la partie sommitale représente littéralement l’expression « tête de nœud », dickhead en bon anglais. Sur le fond de la toile, brillant et recouvert de paillettes, Ofili a collé des photographies de jambes et entre-jambes féminines écartées, découpées dans des magazines érotiques[24]. Ainsi donc, tout en s’ouvrant à de nouveaux profils d’artistes, s’affirme dans la collection Joannou une veine comique, tantôt potache et régressive, tantôt satirique et incisive, parfois les deux à la fois.
En 2000, la DESTE présente deux expositions monographiques consacrées à des artistes que Dakis Joannou collectionne de manière approfondie : Jeff Koons (Jeff Koons. A Millenium Celebration 1979-1999) et Tim Noble et Sue Webster (Masters of the Universe). Dans cette dernière exposition sont montrées des sculptures à l’esthétique kitsch, faites d’ampoules lumineuses rappelant les fêtes foraines. L’entretien qui figure dans le livret de l’exposition s’intitule Talking Rubbish, soit « parler poubelle ».
En 2002, Dakis Joannou présente dans son pays d’origine, Chypre, l’exposition Forever, qui comprend soixante-dix œuvres de sa collection. L’exposition est accompagnée du catalogue Shortcuts, publication sur papier glacé imitant les magazines people, sorte de digest de près de vingt ans d’activité de collectionneur, revenant sur chacune des précédentes expositions de la DESTE. Le communiqué de presse indique que Forever a été conçue comme « un échantillon d’œuvres sélectionnées dans le but de donner au visiteur une idée générale de l’orientation de la Dakis Joannou Collection[25] » et affirme que l’évolution de la collection dans les années 1990 a conduit à des œuvres plus en prise avec le monde, manière de revenir sur la lecture formaliste du mouvement Neo-Geo très présent dans la collection[26]. « La collection privilégie les artistes dont l’œuvre explore des enjeux ayant trait à la vie quotidienne et à l’expérience du monde réel ».
En 2004, à l’occasion des jeux Olympiques d’Athènes, la DESTE organise l’exposition Monument to Now, dans un nouveau bâtiment – une ancienne usine de chaussures – dans le quartier de Nea Ionia. Aux artistes déjà présents dans la collection s’ajoutent plusieurs nouveaux venus qui occupent alors le devant de la scène internationale : Maurizio Cattelan, Urs Fischer et Takashi Murakami. Rapidement, Fischer et Cattelan deviennent des artistes très représentés dans la collection Joannou : Cattelan avec par exemple Frank & Jamie (2002), sculpture naturaliste de deux policiers installés la tête en bas, etUntitled (Manhole)(2001), effigie en cire de l’artiste faisant irruption dans l’exposition par un trou creusé dans le sol et contemplant One Ball Total Equilibrium Tank de Jeff Koons (1985), première œuvre acquise par Joannou : le ballon de basket est en parfait équilibre, au milieu de son aquarium. D’Urs Fischer, qui devient l’une des coqueluches du marché et des biennales au cours des années 2000, on trouve trois œuvres de 2003 dont What If the Phone Rings, bougies géantes figurant des personnages féminins grossièrement exécutés, fondant pendant l’exposition.
À partir de 2005, plusieurs expositions dans des institutions muséales d’envergure internationale marquent une étape supplémentaire dans le processus de mise en visibilité de la collection Joannou. Une partie de la collection est exposée à Paris au Palais de Tokyo (Translation, commissariat Nicolas Bourriaud, Marc Sanchez et Jérôme Sans, 2005), au MUMOK et à la Kunsthalle de Vienne (Traum und Trauma, commissariat Edelbert Köb, Gerald Matt and Angela Stief, 2007), et au New Museum à New York (Skin Fruit, commissariat Jeff Koons, 2010).
Pour Skin Fruit, un nombre conséquent d’œuvres de Maurizio Cattelan, Urs Fischer et Paul McCarthy est alors présenté au public, faisant de ces artistes, avec Koons, les emblèmes de la collection Joannou. Les thèmes sexuels et scatologiques sont aussi importants, si ce n’est plus, que dans les précédentes expositions. De Paul McCarthy figurent ainsi deux sculptures, Untitled (Jack), buste masculin en silicone rouge au nez très littéralement phallique et Paula Jones, œuvre consistant en une table sur laquelle des personnages animalisés à l’effigie du président des États-Unis Bill Clinton[28] se livrent à une ébauche d’orgie. Plusieurs œuvres de Kiki Smith et Chris Ofili déjà mentionnées sont à nouveau présentées ; Tim Noble et Sue Webster dévoilent une nouvelle sculpture sur le modèle du théâtre d’ombre, Black Narcissus, 2006, constitué d’un amas de phallus noirs de différentes tailles, d’un grand naturalisme comme en témoignent leurs contours abondamment veinés.
L’exposition Skin Fruit a eu mauvaise presse. Dans le New York Times, Roberta Smith éreinte l’exposition : « Parmi les nombreux bémols, je mentionnerai les sculptures de Paul McCarthy et de l’équipe Tim Noble et Sue Webster pour leur caractère désagréable plus que gratuit[29] ». Parmi les multiples critiques, certaines font état d’une exposition exclusivement centrée sur des « bad-boy works[30] ». Un critique parle d’une collection « d’art de mâle alpha[31] ». Le titre de l’exposition, que l’on peut traduire par « peau de fruit » en français, a des connotations charnelles. Mais l’anglais skin fruit rappelle phonétiquement skin flute, expression fort imagée désignant le membre masculin. Cette thématique, omniprésente dans l’exposition comme dans les critiques qui s’élèvent alors dans la presse, suscitent la création d’une performance de l’artiste David Livingston, caricaturant à peine l’esthétique dominante de Skin Fruit : affublé d’un pénis factice surdimensionné, l’artiste cherche à déambuler dans l’exposition, mais se voit refuser l’entrée par les agents de sécurité, sommé de laisser son volumineux déguisement au vestiaire.
L’étude de la réception critique de l’exposition révèle que même si c’est d’abord Jeff Koons qui est visé – l’article du Village Voice est ainsi plaisamment sous-titré « Here you go, folks – a guide to Jeff Koons’s New Museum sausage party[32] », le collectionneur n’est pas en reste. À partir de 2010, il est plus commun de lire dans la presse que Dakis Joannou collectionne d’abord et avant tout les grandes stars de la provocation facile, comme en témoigne l’article de Christopher Mooney dans Art Review au titre éloquent : « From Plato to Go-Go[33] ». On y lit notamment que « dans le genre ‘‘épater le bourgeois’’, l’exposition présente la dose requise de caca et de sperme[34] ». Si, comme on vient de le montrer, il est certain que la promotion d’une esthétique de la régression comique a été opérée par les différentes monstrations d’œuvres de la collection Joannou, on peut cependant poser un autre type de question : le recours à un artiste phare de la collection Joannou et star du marché de l’art, Jeff Koons, pour assurer le commissariat d’une exposition au New Museum, ne constitue-t-il pas une manière de détourner l’attention du profit à la fois économique et symbolique que le collectionneur, par ailleurs membre du Board of Trustees du musée, est alors susceptible de tirer de l’opération ?
Alors que s’impose cette esthétique pop-trash, la DESTE Foundation développe une nouvelle activité de publication. La série 2000 words, conçue par le critique et commissaire Massimiliano Gioni et débutée en 2013, consiste en des monographies consacrées à des artistes de la collection Joannou : Urs Fisher, Robert Gober, Chris Ofili, Tim Noble & Sue Webster, entre autres. Chaque numéro comporte un essai critique et une étude des différentes œuvres de l’artiste figurant dans la collection. Ces ouvrages ont donc une fonction de promotion et de mise en valeur intellectuelle de la collection de Dakis Joannou.
À cette activité éditoriale s’ajoutent les revues publiées par Maurizio Cattelan avec le soutien financier de la DESTE, notamment les quatre premiers numéros de Toilet Paper. Lancée en 2010, la revue consiste en une succession de collages d’images trouvées sur Internet, entre collages surréalistes et couvertures du magazine Hara-Kiri, provoquant souvent malaise ou rejet en raison du profond mauvais goût des associations.
Conclusion : jouer au barbare atlantiste
Les choix profondément atlantistes de Dakis Joannou – les artistes qu’il collectionne et met en avant demeurent principalement états-uniens – sont la marque d’une prise de position dans le paysage culturel grec. Il laisse ainsi planer le doute quant au sens de sa démarche : pure provocation culturelle, dans une société marquée par un anti-américanisme ancien (la Dictature des Colonels entre 1967 et 1974 est largement permise par le soutien de la CIA) ou modernisation de la scène artistique à marche forcée ? La Grèce compte de grandes dynasties de collectionneurs : les Goulandris collectionnent l’art des Cyclades, les Niarchos, les Onassis sont des armateurs dont les noms sont associés aux principaux musées et centres culturels d’Athènes. Ils incarnent une réussite sociale grecque cultivée, s’exprimant dans des choix de collectionneurs allant de l’époque mycénienne à l’impressionnisme français, parfois à la peinture de la première moitié du XXe siècle. Le Centre de Recherche sur l’Art Classique et Byzantin de l’université d’Oxford[35] porte le nom de Stelios Joannou, père de Dakis Joannou. Dans ce contexte, Dakis Joannou semble se délecter à jouer le rôle du barbare : lui qui fait construire des hôtels et des supermarchés géants dans le golfe persique affecte de ne connaître que l’art le plus occidental et le plus capitaliste – Koons est l’artiste de la collection Joannou par excellence. Ce rapport à l’Amérique capitaliste, vulgaire et philistin du point de vue des dynasties de collectionneurs grecs philanthropes et distingués, est donc une manière de se positionner dans un champ culturel déterminé.
La mise en visibilité progressive de la Collection Joannou est allée de pair avec l’acquisition d’une position très puissante dans le monde de l’art contemporain international. Joannou a donné le ton au monde de l’art contemporain et a notamment contribué à l’acceptation, la banalisation et la légitimation d’un art comique, grossier, de mauvais goût, parfois délibérément bête[36], et en tous les cas le plus ostensiblement états-unien qu’il soit. Mais il l’a fait apparemment sans avoir l’ambition de le faire. Des entretiens ressortent une bonhomie et un plaisir simple mâtiné de fierté à montrer ses nouvelles acquisitions. « Nous sommes plus des promoteurs que des historiens de l’art. Nous ne cherchons pas à prendre du recul, à nous poser en musée[37] », insistait en 1988 Jeffrey Deitch à propos de Joannou et de lui-même. Mais l’importance prise depuis par la collection Joannou et sa diffusion dans les plus grandes institutions internationales d’art contemporain font résonner étrangement cette affirmation : en ne se posant pas en musée tout en obtenant l’onction des musées, les promoteurs, sans être historiens d’art, ont définitivement contribué à l’écriture de l’histoire de l’art du temps présent.
Notes
[1] Moulin R., « Les collectionneurs d’art contemporain. La confusion des valeurs », Passions privées. Collections particulières d’art moderne et contemporain en France, cat. exp., Paris, Musée national d’Art moderne, 1995, p. 66.
[2] Dakis Joannou est membre du Board of Trustees du New Museum à New York, du Committee on Painting and Sculpture du MoMA, de l’International Directors’ Council du Guggenheim, ainsi que de l’International Council de la Tate Gallery et du conseil d’administration de la Serpentine Gallery à Londres.
[3] Jeffrey Deitch, cité par Sonia Papa, « Dakis Joannou », Galeries Magazine, octobre-novembre 1988, p. 119.
[4] Il s’agit essentiellement de revues de presse et de documents relatifs à l’organisation des expositions (plans de salles, photographies, notices, éléments de communication). Les documents financiers ou relatifs aux échanges commerciaux n’étaient pas accessibles dans les archives, qui sont celles de la fondation (qui n’est pas propriétaire des œuvres) et non les archives de la collection personnelle de Joannou.
[5] Sur la place des musées privées et la promotion d’un art délibérément bête, voir Labar M., « L’ambition des musées privés au XXIe siècle : The Broad et la Collection Pinault », Histoire de l’art, n° 84-85, 2020, p. 155-168. Pour une étude comparée des mises en visibilité des collections de Dakis Joannou, Eli Broad et François Pinault, voir Labar M., « The New Discourses of the New Museums. Dakis Joannou, François Pinault, Eli Broad », Chassagnol A., Marie C. (éd.), Museums in Literature. Fictionalising Museums, World Exhibitions, and Private Collections, Turnhout, Brepols, 2022, p. 213-225, ainsi que Labar M., La gloire de la bêtise. Régression et superficialité dans les arts depuis la fin des années 1980, Dijon, Les presses du réel, à paraître (en particulier chap. 5 « Collectionnisme. Les collectionneurs-prescripteurs d’art bête »).
[6] La réception critique dans les principales revues d’art contemporain en témoigne : Morgan S., « School of Athens », Artscribe International, mars-avril 1988, p. 9 ; Mantegna G., « Cultural Geometry », Tema Celeste, n° 15, mars-mai 1988, p. 81 ; Albertazzi L., « Cultural Geometry », Arte Factum, avril-mai 1988, p. 42-43.
[7] Koons J., One Ball in Total Equilibrium (1985) et les aspirateurs de la série The New (1979-1980) ; Vaisman M., The Whole Public Thing, 1986, un socle carré de 177 cm par 177 cm et 45 cm de haut sur lequel sont disposées quatre lunettes de toilettes ; Peter Halley, Two Cells with Circulating Conduits, 1987, acrylique et peinture fluorescente sur toile ; Ashley Bickerton, Abstract Painting for People #5 (BAD), 1986. Sont également présentées des œuvres d’autres artistes associés au Neo-Geo : Wallace et Donahue, Allan McCollum et John Armleder.
[8]Cultural Geometry, cat. exp., Athènes, Fondation DEKA, House of Cyprus 1988.
[9] Dakis Joannou dans Psychological Abstraction, cat. exp., Athènes, Deste Foundation, 1989, n. p. : « We are in the midst of a revolutionnary period which is redefining, in a highly dynamic manner, the function of the factor ‘‘art’’ through its social coordinates ».
[10]Psychological Abstraction, cat. exp., Athènes, Deste Foundation, 1989, n. p. : « Contrary to the widespread perception of much of the new art as ‘‘cool’’ and ‘‘austere’’ as opposed to the hot brushwork of the Neo-Expressionists, most of the best new art, despite its outwardly cool appearance, is even more deeply psychologically and emotionaly charger ».
[11] Papa S., « Dakis Joannou », Galeries Magazine, octobre-novembre 1988, p. 156.
[12] Sur les processus de légitimation symbolique et le recours à l’histoire de l’art comme « police d’assurance » pour les œuvres actuelles, voir Graw I., High Price, Art between the Market and Celebrity Culture, New York ; Berlin, Sternberg Press, 2010, en part. p. 19.
[13] Manière supplémentaire d’inscrire les artistes Neo-Geo, alors également désignés comme « néo-conceptuels » dans l’héritage de l’art conceptuel canonique.
[14] Papa S., « Dakis Joannou », Galeries Magazine, octobre-novembre 1988, p. 160 : « Le sens de la flexibilité et la mobilité de la collection demeurent un point très essentiel. En circulation et en changements permanents à l’intérieur de la maison ainsi qu’au-dehors, la collection déborde de ses limites fonctionnelles pour remplir le but culturel et les orientations de la Fondation Deste. Une grande partie voyage constamment, prêtée à de grandes expositions internationales itinérantes ».
[15] Voir notamment « Jeffrey Deitch: Interview », Flash Art International, vol. XXIII, n° 153, été 1990, p. 68-69.
[16] Appellation désignant les artistes qui, à la fin des années 1970, souvent soutenus par la revue October contre les représentants de la peinture néo-expressionniste, pratiquent l’appropriation, la citation ou le détournement d’images issues des mass-médias. L’expression « Pictures Generation » est également employée après que le critique et historien d’art Douglas Crimp organise en 1977 l’exposition Pictures (Artists Space à New York). Voir également The Pictures Generation, 1974-1984, cat. exp., New York, Metropolitan Museum of Art, 2009.
[17] Papa S., « Dakis Joannou », Galeries Magazine, octobre-novembre 1988, p. 146.
[18]Everything That’s Interesting is New: The Dakis Joannou Collection, cat. exp., Athènes, School of Fine Arts « The Factory » ; Copenhague, Museum of Modern Art ; New York, Guggenheim Museum Soho, 1996, p. 108-109.
[19] Deitch J., « Truth in Advertising », Everything That is Interesting is New: The Dakis Joannou Collection, cat. exp., Athènes, School of Fine Arts « The Factory »…, 1996, p. 13-22.
[20] Janus E., « Everything That’s Interesting is New: the Dakis Joannou Collection », Frieze, juin-juillet-août 1996, p. 76 : « Joannou was in the process of building a collection of art from the late 80s that would rival in scale, breath and focus the collection of Minimal and conceptual art formed in the 1970s by Guiseppe Panza di Biumo ».
[21] Joannou D., « Dakis Joannou and Jeff Koons », Everything That’s Interesting is New: The Dakis Joannou Collection, cat. exp., Athènes, School of Fine Arts « The Factory »…, 1996, p. 291 : « To understand what’s happening now, you really have to look at the history and see where it all started. Duchamp’s FOUNTAIN, that’s really the beginning ».
[22] Il s’agit d’une ancienne usine à papier réaménagée par l’architecte Christian Hubert dans le quartier athénien Neo Psychico.
[23] La portée est satirique et politique : Ofili prend ainsi le contre-pied du regard porté jusque-là sur l’Afrique et les artistes africains en Grande-Bretagne.
[24] Ofili raconte qu’il travaillait dans le red district du quartier de King’s Cross et qu’au petit matin dans les rues, il y avait tous ces vestiges des activités nocturnes faussement glamour (prostitution triste et glauque contrecarrée par les paillettes). Il s’agit pour lui d’une manière de mettre sous les yeux du visiteur au musée des éléments rebutants, dont on évite généralement de s’approcher. Il a découpé ces personnages dans les magazines les plus obscènes et c’est justement pour cela qu’il les recolle : pour les mettre en évidence et choquer. Le phallus géant est encore une fois une manière de faire référence au mythe (et stéréotype populaire) du Noir au sexe surdimensionné.
[25] Accessible en ligne sur le site internet de la DESTE, comme tous les communiqués de presse d’exposition : https://deste.gr/exhibition/forever/ (consulté en novembre 2022).
[26]Ibid. : « These artists are less interested in the cool formalism and sharply polished corporate aesthetics of the eighties and more concerned with matters of personal or collective identity, the self, multi-cultural and gender politics, and the issue of inter-disciplinarity ».
[27] Mooney C., « From Plato to Go-Go », Art Review, n° 39, mars 2010, p. 110-113.
[28] D’où le titre de l’œuvre : Paula Jones avait accusé l’ancien président des États-Unis de harcèlement sexuel. S’en était suivi un procès fortement médiatisé.
[29] Smith R., « Anti-Mainstream Museum’s Mainstream Show », The New York Times, 4 mars 2010, en ligne : https://www.nytimes.com/2010/03/05/arts/design/05dakis.html (consulté en novembre 2022) : « The low points are many. I’ll mention the sculptures of Paul McCarthy and the team of Tim Noble and Sue Webster for their gratuitous nastiness ».
[30] Mooney C., « From Plato to Go-Go », Art Review, n° 39, mars 2010, p. 111.
[31] Viveros-Fauné C., « Review: In the Money », The Village Voice, 24-30, mars 2010, p. 32 : « A collection of alpha male art ».
[33] Mooney C., « From Plato to Go-Go », Art Review, n° 39, mars 2010, p. 110-113 : « Dakis idea of what’s good seems principally focused on the brashest bad-boy works of Robert Gober, Urs Fischer, Chris Ofili, Paul Chan, Richard Prince, Maurizio Cattelan, Kiki Smith and especially Jeff Koons ». Le titre de l’article fait sans doute référence à l’autre exposition de la collection de Dakis Joannou qui a lieu en même temps que Skin Fruit, à la Deste Foundation à Athènes, Alpha Omega, dont Massimiliano Gioni est commissaire. Le catalogue, qui a l’apparence d’un livre cartonné pour enfant, s’ouvre sur une citation d’une pleine page du Timée de Platon.
[34] Mooney C., « From Plato to Go-Go », Art Review, n° 39, mars 2010, p. 110-113 : « The show also features the requisite dose of épater le bourgeois caca and cum ».
[35] Stelios Ioannou School for Research in Classical and Byzantine Studies at the University of Oxford.
[36] Voir Labar M., La gloire de la bêtise. Régression et superficialité dans les arts depuis la fin des années 1980, Dijon, Les presses du réel (à paraître).
[37] Papa S., « Dakis Joannou », Galeries Magazine, octobre-novembre 1988, p. 119.
— Kathryn Brown est professeure en histoire de l’art à l’Université de Loughborough (Grande-Bretagne). Elle est spécialiste de l’art moderne et contemporain, des marchés de l’art, et de l’analyse numérique de l’art. Elle est l’auteure de divers ouvrages, dont Women Readers in French Painting 1870–1890 (2012), Matisse’s Poets: Critical Performance in the Artist’s Book (2017), Digital Humanities and Art History (dir.) (2020), Henri Matisse (2021), et Dialogues with Degas: Influence and Antagonism in Contemporary Art (2023). Elle dirige la collection Contextualizing Art Markets (Bloomsbury Academic). —
Dans le monde de l’art, l’importance historique du mécénat est bien connue. Les noms des collectionneurs privés sont indissociables de l’identité de beaucoup de grands musées, il existe des musées dont ce qui fut la propriété d’un individu forme la base de la collection permanente : le musée Isabella Stewart Gardner (Boston), J. P. Morgan (Metropolitan Museum of Art, New York) et la collection Frick (New York) entre autres. La plupart des grandes collections nationales ont aussi leurs origines dans les expressions du goût et de la fortune de quelques privés (le musée du Prado à Madrid, le musée du Louvre à Paris, les Galeries des Offices à Florence). En outre, les legs des maisons royales, les noms des industriels et des hommes d’affaires sont aussi étroitement associés aux origines des collections dans les institutions publiques : on peut penser à la Galerie nationale de Londres, par exemple, qui s’est développée à partir de la collection de John Julius Angerstein ; ou aux musées Pouchkine et de l’Ermitage en Russie où l’on trouve les collections de Sergueï Chtchoukine et d’Ivan Morozov. Dans ces cas, la propriété privée est devenue propriété publique, et le monde privilégié de l’art semble être devenu un petit peu plus démocratique.
J’insiste sur le mot « semble » parce que les différences de richesse et de pouvoir qui ont permis la création des grandes collections d’art sont restées intactes et l’exemple de mécénat historique reste un point de référence pour justifier l’existence continue du pouvoir culturel parmi des particuliers fortunés[1]. La discussion suivante se concentre sur l’imbrication du privé et du public dans les musées contemporains. Est-ce que des Médicis modernes ont un rôle légitime à jouer dans les paysages culturels de nos jours ? Si les conservateurs sont chargés de créer des récits sur des histoires culturelles sous la direction plus ou moins interventionniste des mécènes privés, est-ce qu’ils peuvent garder la capacité de communiquer une vue critique et indépendante sur la genèse des collections et équilibrer les intérêts enchevêtrés – mais souvent contradictoires – des publics, des artistes, et des collectionneurs ? Comme la présidente-directrice du musée du Louvre, Laurence des Cars, l’a récemment noté, « les projets futurs [des musées] vont dépendre des ressources privées, plus que jamais et d’une manière spectaculaire[2] ».
Les dons généreux des collectionneurs privés aux musées publics aident à élargir la gamme de récits dont on peut se servir pour construire les histoires de l’art : cela implique non seulement l’appréciation de la genèse, du contexte, ou du style des œuvres elles-mêmes, mais aussi une connaissance du rôle que les objets d’art jouent dans les relations personnelles et dans l’économie du marché. Dans son livre Les Stars de l’art contemporain, Alain Quemin s’interroge sur la « starisation » des personnalités du monde de l’art[3]. Son étude ne porte pas seulement sur les artistes, mais aussi sur les galeristes et les méga-collectionneurs : des gens qui figurent typiquement dans les listes qui prétendent classer les individus les plus influents dans le domaine culturel (Larry’s List ; Art Power 100) et qui contribuent donc à créer des célébrités culturelles dans l’imaginaire du public (on peut penser, par exemple, aux collectionneurs comme François Pinault, Don et Mera Rubell, Bernard Arnault, ou Charles Saatchi qui ont souvent fait la une des journaux). Mais si les collectionneurs peuvent aider à renforcer la réputation des artistes en intégrant leurs œuvres dans leurs collections (par exemple, la relation étroite entre Eli Broad et Jeff Koons ou entre François Pinault et Damien Hirst), ce sont les collectionneurs qui ont pris de l’importance en tant que tels au XXIe siècle. Dans un ouvrage de 2015, Franz Schultheis, Erwin Single, Stephan Egger et Thomas Mazzurana ont étudié la dynamique sociale de la foire Art Basel. En observant les soirées privilégiées et les relations entre les collectionneurs et les galeristes, ils ont tiré la conclusion que « les consommateurs de l’art ont dépassé les producteurs et sont maintenant à l’avant-scène du monde artistique[4] ».
Un an plus tard, l’exposition L’Œil du collectionneur. Neuf collections particulières strasbourgeoises organisée par le musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg livrait un nouvel exemple de ce constat. L’événement était dédié aux collectionneurs contemporains qui étaient liés à la ville ou à la région et qui avaient une histoire avec le musée en tant que donateurs, prêteurs ou ambassadeurs. Les organisateurs de l’exposition ont noté le réseau d’intérêts qui se développe dans le cadre d’une institution publique dont la collection est :
« l’objet d’échanges entre une multitude d’acteurs qui garantissent le bon usage des deniers publics et entre, ad vitam æternam, dans le patrimoine collectif. […] Mettant, ou non, en avant une période, un mouvement, un medium, ces ensembles d’œuvres issus de choix personnels sont à lire comme autant de portraits en creux de leurs créateurs, ouvrant l’hypothèse de la collection comme expression d’une forme d’art à part entière. Ce projet atypique rappelle que les collections publiques et les collections privées sont unies par des liens forts faits d’inspirations réciproques, de regards complémentaires, du plaisir de célébrer et partager l’art avec le plus grand nombre[5]. »
Cette description accorde de l’importance aux personnalités des collectionneurs : les visiteurs au musée sont invités à apprécier des « portraits » des collectionneurs à travers leurs acquisitions. De plus, il existe une proximité entre l’institution et l’individu : les conservateurs mettent l’accent sur les inspirations réciproques, les regards complémentaires, et un désir commun de partager l’art.
Dans un article du journal Le Monde, Philippe Dagen a suggéré que l’exposition montrait le profil des collectionneurs essentiellement « bons » – c’est-à-dire qu’elle a privilégié le goût des amateurs dans le meilleur sens, les présentant comme des gens qui désiraient construire des collections cohérentes, qui ne suivaient pas la mode, et qui n’étaient pas motivés par la promesse de bénéfices financiers dans leur acquisition des œuvres d’art[6]. Dagen mettait aussi l’accent sur l’idée que ces individus allaient probablement laisser leurs collections au musée. Rendre hommage à ce groupe de collectionneurs n’était donc ni tout simplement un acte de justice, ni un discours critique de la part de l’institution, mais aussi un stratagème politique conçu pour soutenir l’avenir du musée.
Ce qui m’intéresse dans cet exemple est l’invitation qui était adressée au public et ce que le musée lui-même mettait en valeur en réalisant une telle exposition. Que voyait-on exactement ? Les visiteurs au musée étaient invités à se mettre à la place d’un collectionneur et ainsi à mieux comprendre ses préférences et ses motivations. Il ne s’agissait donc pas d’une « starisation » de l’artiste, mais du collectionneur – ou de manière plus cynique, d’un certain pouvoir d’achat. Cela soulève la question du véritable centre d’intérêt d’un musée. Est-ce qu’il met en premier plan les œuvres d’art, les biographies sociales des objets, ou l’histoire de l’argent et des goûts des collectionneurs privilégiés ? C’est une question que le groupe féministe américain, les Guerrilla Girls, a posé avec insistance ces dernières années avec ses projets intitulés History ofWealth and Power qui se sont déroulés avec et autour de plusieurs musées publics. Dans un Code de conduite présenté devant le Metropolitan Museum of Art en 2019, elles établissaient un lien entre les dons des collectionneurs privilégiés et la création des collections publiques déformées par le marché et par la vision du monde de groupes puissants[7].
On pourrait bien rétorquer que c’est bel et bien le rôle du musée d’éclairer les multiples histoires qui s’entrecroisent et se complexifient. Si l’on comprend mieux la contribution de l’art – et même de l’argent – à l’évolution des goûts changeants de la société, on met en évidence (à grande échelle) les courants des valeurs culturelles et (plus intimement) les relations entre individus. Les œuvres que Pablo Picasso a données à Guillaume Apollinaire, par exemple, témoignent non seulement des relations étroites entre deux amis, mais aussi du travail critique d’Apollinaire. Le poète a aidé à créer un marché pour les œuvres de Picasso et a été récompensé pour ses efforts et pour son soutien moral. Pour les publics contemporains, l’exposition des dessins et peintures qui faisaient partie de la collection privée d’Apollinaire révèle donc une histoire complexe et montre la capacité d’un collectionneur–critique d’art à influencer les goûts du public[8]. Mais il existe aussi des problèmes potentiels autour de l’exercice du pouvoir privé dans le cadre des institutions publiques et je voudrais approfondir deux thèmes : (1) les tensions qui naissent du contrôle du patrimoine public ; et (2) le clientélisme croissant dans les institutions culturelles.
Lecontrôle du patrimoine public
On cite souvent des exemples historiques de mécénat quand on examine des relations entre des collectionneurs privés et des musées publics[9]. Mais les conditions sociales actuelles diffèrent sensiblement de l’âge d’or new-yorkais de la fin du XIXe siècle, par exemple. De plus, nous nous trouvons face à un marché de l’art de plus en plus mondialisé qui met l’accent sur la valeur de l’art contemporain – un domaine où les élites internationales se mêlent et où l’art est devenu un placement. Comme Hito Steyerl l’a suggéré en 2019 dans son livre Duty Free Art, le monde de l’art contemporain comprend une multitude de nouveaux sites d’expositions (y compris des ports francs cachés) et risque de devenir « un substitut au patrimoine mondial », un espace qui facilite des opérations financières plutôt que la durabilité des héritages culturels communs[10].
Dans le monde international de l’art contemporain, des individus ont souvent plus d’argent que les musées et peuvent, en conséquence, acquérir des œuvres qui sont au-delà des moyens des institutions publiques. Mais un legs important a le potentiel de changer le caractère d’un musée et donc de privilégier une histoire particulière de l’art. Un exemple bien connu est l’impact de la collection de Doris et Donald Fisher (co-fondateurs des magasins GAP) sur le musée d’art moderne de San Francisco[11]. Les Fisher ont siégé au conseil d’administration du musée et ont établi un partenariat avec l’institution en 2009. En 2016, le journaliste Charles Desmarais a examiné les conditions de cet accord (qui court sur 100 ans). Beaucoup des détails de l’arrangement n’ont pas été divulgués par l’institution, mais selon Desmarais, une exposition monographique de la collection Fisher (comprenant plus de 1 100 œuvres) doit être organisée tous les dix ans dans une aile du musée que les Fisher ont aidé à financer ; les galeries Fisher doivent exposer une majorité d’œuvres tirées de la collection en tout temps ; et un nombre inconnu des œuvres reste dans la possession privée de Doris Fisher[12]. Desmarais conclut qu’ « environ 60% des galeries intérieures de SFMOMA […] doivent adhérer – ou, au moins, répondre – à une histoire de l’art construite par deux collectionneurs astucieux mais implacablement privés[13] ».
Dans un tel cas, les visiteurs ne fréquentent pas seulement un espace culturel, mais aussi un champ d’activité économique. Si les musées ont une obligation envers la population, on a le droit de s’interroger sur une telle extension du goût privé dans cette sphère publique (même si l’institution est un partenariat public-privé). Qui a donc le droit de déterminer les histoires culturelles dans un État moderne et libéral ? Si les musées laissent le pouvoir aux intérêts privés, on risque d’écrire une histoire qui reflète essentiellement les intérêts intellectuels, politiques, économiques, et esthétiques d’une élite. Nizan Shaked pose cette question pertinente : pourquoi les particuliers « sans expérience ni dans l’art ni dans l’éducation, sont-ils autorisés à prendre des décisions critiques concernant des aspects de la société civile et du bien-être[14] ? »
Le problème de cette imbrication des intérêts privés et publics dans le monde muséal est encore plus visible dans le cadre du musée privé. On peut penser, par exemple, au musée fondé à Los Angeles par Paul et Maurice Marciano (les cofondateurs de la marque de mode Guess). La Fondation Marciano a ouvert ses portes en 2017 avec un grand gala ; sa collection était composée d’œuvres modernes et contemporaines portant des noms familiers : Yayoi Kusama, Ugo Rondinone, Cindy Sherman, Jim Shaw et Doug Aitken, entre autres. Mais en 2019 le musée a fermé soudainement. La raison présumée est que les employés du musée avaient l’intention de se syndiquer – mais les faits restent mystérieux[15]. Cette fermeture pose la question du rôle d’un musée dans la société : soit c’est un élément permanent du patrimoine, soit c’est un objet de vanité. Ce qui est important – et troublant – dans cet exemple est que le paysage culturel d’une ville peut changer radicalement selon les caprices de deux individus. Le musée lui-même s’était réjoui qu’ « une collection construite sur une passion pour l’art partagée par un couple [soit] devenue une partie essentielle du tissu culturel de San Francisco[16] ». Mais ce tissu s’est révélé beaucoup plus fragile qu’on pouvait le penser.
On pourrait objecter que la Fondation Marciano n’a jamais été un « musée » dans le sens habituellement donné à ce mot : deux particuliers ont simplement ouvert une vitrine pour exposer une collection privée qui restait à leur disposition personnelle. Cela serait sans doute un argument un peu naïf, mais on peut accepter néanmoins l’existence ici de tensions entre l’intérêt privé et l’intérêt public. Cependant, le danger ne se limite pas au cadre privé, et les visiteurs ne sont pas toujours conscients du grand nombre d’œuvres dans les institutions publiques qui restent effectivement la propriété – et donc sous le contrôle – des particuliers. En 2015, Georg Baselitz a indiqué son opposition aux lois de protection culturelle qui venaient d’être introduites en Allemagne. Pour protester contre cette loi, il a retiré les œuvres qu’il avait prêtées à long terme à de grands musées allemands comme la Pinakothek der Moderne à Munich, l’Albertinum à Dresde et les Kunstsammlungen Chemnitz[17]. Cette décision a modifié l’équilibre des biens communs de ces villes en retirant des œuvres qui étaient devenues une partie majeure du paysage culturel.
Un exemple plus compliqué est l’histoire de la collection Rudolf Staechelin, qui faisait partie des collections du Kunstmuseum de Bâle et du Musée d’art et d’histoire à Genève. L’héritier de la collection, Ruedi Staechelin, a retiré des œuvres de ces musées en 1997 pour protester contre les lois Unidroit (une mesure destinée à freiner le trafic illicite des biens culturels)[18]. Une grande partie de la collection a été transférée au Musée Kimbell, à Forth Worth aux États-Unis, où elle est restée jusqu’en 2002 ; plus récemment la collection a été présentée à Washington et à Madrid, et depuis 2019 un contrat de prêt à long terme a été signé avec la Fondation Beyeler en Suisse. Selon un communiqué de presse du musée, cet arrangement durera dix ans et pendant cette période aucune œuvre ne pourra être vendue[19]. Cette restriction est importante parce qu’en 2015 une peinture qui faisait partie de la collection originale, Nafea faa ipoipo ? (Quand te maries-tu ?) de Paul Gauguin, a été vendue pour la somme de 300 millions de dollars à l’émir du Qatar. Lorsque cette peinture a été exposée dans le cadre d’une exposition temporaire à Washington (Phillips Collection) – avant que l’acheteur n’ait pris possession de la toile – un critique, Philip Kennicott, a fait une remarque pertinente :
« Le public est indifférent à la provenance et lorsqu’il a vécu avec une œuvre d’art pendant quelques années, il sent à juste titre que cette œuvre fait partie des biens publics. Et elle l’est ou devrait l’être. Mais le prix astronomique de l’art aujourd’hui crée une tension entre les musées et les familles des collectionneurs d’origine qui ont rendu ces œuvres accessibles[20]. »
Ce qui est important dans ces exemples est le rapprochement croissant entre le musée et le marché. Les musées qui – selon le Conseil international des musées – sont censés créer un paysage culturel de longue durée sont, dans de tels cas, des théâtres fragiles à la merci des intérêts et des besoins financiers privés[21]. Comme je l’avance dans la section qui suit, cette tendance peut mener au clientélisme et à l’érosion de la confiance du public envers les institutions culturelles.
Le clientélisme et l’érosion de la confiance dans les institutions culturelles
Quelles sont les conséquences de ces évolutions pour notre conception du musée ? Est-ce qu’il reste une institution qui conserve le patrimoine pour le bien public à perpétuité, ou est-ce qu’il est devenu un site d’investissement pour une clientèle aisée ? En 2013, l’historien de l’art David Joselit offre un point de vue assez sombre dans son livre After Art : il soutient l’idée que l’art est devenu une devise internationale créée pour changer de mains facilement par-delà les frontières. Selon Joselit, cette tendance produit des résultats particuliers pour les musées : « Les musées nouveaux qui sont créés pour des villes autour du monde par les architectes-phares comme Frank Gehry, Renzo Piano, Jacques Herzog et Pierre de Meuron [fonctionnent] comme les banques centrales du monde artistique[22] ». Mais ce problème existe aussi dans les musées bien établis qui, selon Joselit, transforment du capital financier en capital culturel sous l’égide de la démocratie[23].
La logique qui soutient le mécénat contemporain mène à un problème important pour nos institutions publiques : le clientélisme. Comme l’a noté Luis Roniger, le clientélisme a des implications différentes selon la discipline qui l’interroge. Au fond cependant, il se réfère aux « relations asymétriques mais mutuellement bénéfiques du pouvoir et de l’échange ; un quiproquo non universaliste entre des individus ou des groupes des niveaux inégaux. Il implique l’accès arbitraire et sélectif aux ressources et marchés dont d’autres gens sont normalement exclus[24] ». En conséquence, ceux qui contrôlent des champs économiques ou politiques peuvent offrir un accès sélectif aux biens et aux services en anticipation d’un rendement souhaité.
Alors que le clientélisme est typiquement discuté dans un cadre politique, il est visible dans le monde des arts et il y produit des effets marquants. D’un côté, il existe la logique du philanthrocapitalisme selon laquelle un collectionneur met en place des prêts ou des donations dans l’attente d’obtenir certains bénéfices (outre des exemptions fiscales)[25]. Beaucoup de collectionneurs privés figurent, par exemple, dans les conseils d’administration des musées et, en même temps, font des dons ou des prêts aux institutions qu’ils aident à gérer.
En 2016, Cristina Ruiz (journaliste chez The Art Newspaper) remarque la tendance chez les conservateurs des institutions publiques à fournir leur expertise lors d’expositions organisées par les collectionneurs privés. Elle cite en ce sens la participation de Frances Morris – directrice de la Tate Modern – à une exposition de la collection George Economou à Athènes en 2016-17. En 2016 cette galerie privée a également consacré une exposition à l’art minimaliste, qui a été organisée par un autre conservateur de la Tate Modern, Mark Godfrey[26]. Ensuite, entre 2018 et 2019, la Tate Modern a réalisé l’exposition Magic Realism: Art in Weimar Germany 1919-33 avec des œuvres provenant de la collection Economou. Ce qui rend cette histoire plus compliquée est le fait que George Economou soit aussi membre du conseil d’administration de la Fondation Tate, qu’il ait fait des dons financiers au musée et qu’une salle du Blavatnik Building de Tate Modern porte son nom. L’imbrication du privé et du public ne peut pas être plus claire.
Nous pouvons toutefois comprendre le clientélisme également de l’autre côté de cette équation culturelle : dans ce cas, le public lui-même est compris comme un « client » des musées et de ses gérants, le patron (le musée et ses mécènes) prend le rôle d’une autorité qui domine ses clients (le public) dans une hiérarchie culturelle. Le public « bénéficie » des dons et des prêts aux musées soigneusement choisis par des mécènes et renonce en échange à son autonomie culturelle (et, on peut dire, à son autonomie de citoyen libre)[27]. Selon John P. McCormick, cette forme de clientélisme a ses origines dans un républicanisme aristocratique (voir, par exemple, les sociétés menées par des élites romaines ou florentines) dans lequel la tyrannie de la majorité était comprise comme la menace la plus importante pour la liberté républicaine[28]. Selon McCormick, dans un tel système les citoyens moins privilégiés sont soumis à la volonté de leurs « patrons », c’est-à-dire de leurs prétendus supérieurs sociaux, pour sauvegarder le pouvoir de l’oligarchie[29].
Ce modèle a un équivalent dans les contextes culturels d’aujourd’hui. On peut noter, par exemple, le rôle joué par des cercles des amis et des mécènes des musées qui (selon le niveau de souscription) font des dons, déterminent des achats, et peuvent influencer la stratégie du musée. Est-ce que ces cercles – et surtout l’exercice de contrôle qui s’ensuit – mettent en danger le caractère essentiellement public du musée en érodant la confiance du public dans ses institutions ? En effet, le public finance également les institutions culturelles, mais de manière beaucoup moins prestigieuse : sous forme de paiement de ses impôts. Les implications de ces distinctions financières mettent en lumière l’idée que les publics des musées ne sont pas égaux. En retirant le pouvoir au public et en le confiant aux élites sociales, les musées renforcent un modèle du spectateur : celui qui voit l’offre culturelle du musée, mais qui n’a pas le droit de participer à sa gestion ou de contribuer aux idées qui déterminent sa trajectoire culturelle à long terme. Pour revenir sur le point que j’ai soulevé dans l’introduction, il est légitime de se demander si l’exemple historique du mécénat conditionne les publics contemporains à accepter le contrôle culturel par des élites économiques dans des sociétés modernes[30].
S’il existe un déficit démocratique dans nos paysages culturels, est-ce que le grand public – et pas seulement des individus qui jouent des rôles prééminents dans les secteurs commerciaux – peut faire entendre sa voix dans des débats culturels, dans la gestion ou la programmation des musées publics ? Il y a eu bien sûr des exemples de l’exercice du pouvoir de la part des publics des musées sous diverses formes d’activisme. En Grande-Bretagne, par exemple, on peut citer des protestations contre les activités de parrainage de British Petroleum à la National Portrait Gallery et aux musées Tate en 2016 ; contre la représentation de la famille Sackler au conseil d’administration du musée Victoria & Albert en 2019 ; et contre le soutien du Turner Prize en 2019 par la société Stagecoach. Aux États-Unis, le milliardaire et collectionneur Leon Black – ancien président du conseil d’administration du MoMA – a démissionné en 2021 à cause de ses liens avec l’homme d’affaires et délinquant sexuel Jeffrey Epstein. Plus de 150 artistes ont demandé l’expulsion du collectionneur et certain d’entre eux ont signalé leur intention de mettre fin à leur collaboration avec le MoMA en cas d’inaction[31]. Dans tous ces exemples, les musées ont opéré des changements de gestion et de financement en réponse aux publics et aux artistes.
Si, selon le Conseil international des musées, l’une des missions d’un musée est d’ « encourager la diversité et la durabilité » et d’opérer avec « la participation de diverses communautés », il faut que nos institutions publiques restent indépendantes du pouvoir privé[32]. Comment atteindre ce but ? Même si une institution a besoin du soutien de fonds privés, qu’elle doit solliciter des prêts, ou qu’elle hérite d’une collection qui dérive de l’argent privé, l’œil critique du conservateur reste crucial. Même si l’on veut témoigner de plus de transparence dans la gestion de l’institution ou stimuler la diversité dans la programmation, les experts ont eux aussi un rôle actif à jouer – les historiens de l’art, les conservateurs, les critiques, les médiateurs culturels, et les directeurs des musées – pourvu que ces individus puissent garder leur indépendance.
Du point de vue du public, beaucoup d’initiatives ont été lancées depuis les années 1990 sous la bannière de « l’esthétique relationnelle » ou dans le but d’inclure des publics dans la création même de l’art[33]. On peut voir une extension de ces diverses pratiques dans l’association Arte Útil initiée par l’artiste Tania Bruguera qui vise à « promouvoir des moyens par lesquels l’art peut fonctionner effectivement dans la vie ordinaire[34] ». Bien que beaucoup de ces projets se déroulent avec la coopération des musées, la gestion de ces institutions et leurs relations quotidiennes avec les publics demeurent essentiellement inchangés.
Est-ce qu’il est possible de démocratiser la gestion des musées ? On peut penser aux tentatives d’un groupe de musées européens qui ont développé des stratégies démocratiques sous l’égide de « L’Internationale » en 2010[35]. L’historien culturel Nikos Papastergiadis a consacré un ouvrage aux activités de cette « confédération » qui étaient motivées par l’idée suivante : « Les directeurs des musées et des conservateurs ne peuvent pas se placer hors des communautés auxquelles ils sont censés appartenir et dont ils sont censés prendre soin. Le bien commun doit faire partie du tissu de l’organisation et de l’intelligence du musée[36] ». À l’inverse du modèle clientéliste que je viens de décrire, le but de L’Internationale était d’impliquer les membres du public comme constituants actifs de leurs institutions culturelles.
La tentative de L’Internationale pourrait servir comme un modèle pour la participation du public dans la construction de paysages culturels qui privilégient ses intérêts. On pourrait, par exemple, élargir le mandat de cette initiative en visant des grands musées publics. Cela nécessiterait le développement d’une relation entre les musées et les « micro-publics » dans la gouvernance institutionnelle : les cercles des mécènes pourraient être contrebalancés par des cercles des citoyens. Une telle adaptation de la notion d’assemblées de citoyens et de représentation des parties prenantes au contexte muséal aurait comme but de responsabiliser les institutions culturelles non seulement envers les grands investisseurs, mais aussi envers les diverses circonscriptions qui composent « l’intérêt général ». En adoptant le point de vue de John Dryzek selon lequel la légitimité démocratique découle d’une délibération authentique entre ceux qui sont touchés par des décisions collectives, on pourrait donc chercher à remplacer la gouvernance « descendante » des musées par un modèle participatif et innovant[37]. Cela pourrait inclure, par exemple, la représentation citoyenne dans les conseils d’administration des musées ; la création de conseils consultatifs composés de membres du public ; et des structures de gouvernance alternatives conçues pour promouvoir l’engagement actif des communautés dans la programmation et les acquisitions des œuvres d’art. En explorant des stratégies pour encourager la participation active des publics à la prise de décision institutionnelle, les musées pourraient développer « l’inclusion responsabilisée » d’une communauté dynamique et d’une citoyenneté diversifiée dans les paysages culturels[38].
Les enjeux sont élevés. Ils portent non seulement sur la création de cadres épistémiques de l’art, mais également sur les avenirs de la créativité elle-même[39]. Pour que les publics aient confiance en leurs institutions publiques et pour que les artistes aient la moindre possibilité d’une carrière, il nous incombe d’analyser les réseaux économiques et sociaux qui soutiennent l’extension du pouvoir privé dans les institutions publiques. Il faut rester également attentifs aux pressions financières et politiques qui s’exercent sur les institutions culturelles et qui s’étendent souvent dans la rhétorique des expositions. Plus important encore, cette constellation d’idées ouvre sur des questions qui informent la sphère culturelle et les rapports de pouvoirs entre les publics des musées.
Notes
[1] Je souhaite remercier Clara Tomasini pour son soigneux travail éditorial sur cet article. Voir, par exemple, les liens que Georgina Walker trace entre les collections contemporaines et le mécénat historique dans Walker G. S., The Private Collector’s Museum: Public Good versus Private Gain, Abingdon, Routledge, 2019. Pour une perspective contrastée, voir Shaked N., Museums and Wealth: The Politics of Contemporary Art Collections, Londres, Bloomsbury Academic, 2022, p. 4 et 52.
[2] Des Cars L., The Linbury Lecture at the National Gallery 2019. Telling the Nineteenth Century, Londres, The National Gallery, 2021, p. 29.
[3] Quemin A., Les stars de l’art contemporain. Notoriété et consécration artistiques dans les arts visuels, Paris, CNRS Éd., 2013. Voir aussi, Quemin A., Le monde des galeries : art contemporain, structure du marché et internationalisation, Paris, CNRS Éd., 2021, p. 263-274.
[4] Schultheis F., Single E., Egger S., Mazzurana T., When Art Meets Money: Encounters at the Art Basel, Cologne, Walter König, 2015, p. 99. Sauf indication contraire, toutes les traductions sont de l’auteure.
[7] J’ai analysé cet exemple dans « When Museums meet Markets », Journal of Visual Art Practice, vol. 19, no 3, 2020, p. 203–210. Voir aussi Brown K., « Disappearing Acts: fictitious capital, aesthetic atheism, and the artworld », Journal of Visual Art Practice, vol. 19, no 3, 2020, p. 225–240.
[8] Voir par exemple Apollinaire : le regard d’un poète, exp., Paris, Musée de l’Orangerie, Paris, 2016.
[9] Voir Shaked N., Museums and Wealth: The Politics of Contemporary Art Collections, Londres, Bloomsbury Academic, 2022, p. 101-107.
[10] Steyerl H., Duty Free Art: Art in the Age of Planetary Civil War, London, Verso, 2019, p. 80.
[11] Le cas des Fishers est étudié en détail par Shaked dans Museums and Wealth…, p. 15-52 (voir note 9).
[19] Fondation Beyeler, « The Rudolf Staechelin Collection », communiqué de presse, 30 août 2019.
[20] Kennicott P., « One last look at Switzerland’s $300m view », The Washington Post, 9 octobre 2015, en ligne : https://www.washingtonpost.com/ (consulté en novembre 2022).
[21] Le conseil international des Musées (ICOM) a adopté une nouvelle définition des musées, le 24 août 2022, en ligne : https://icom.museum/fr/ressources/normes-et-lignes-directrices/definition-du-musee/ (consulté en novembre 2022) : « Un musée est une institution permanente, à but non lucratif et au service de la société, qui se consacre à la recherche, la collecte, la conservation, l’interprétation et l’exposition du patrimoine matériel et immatériel. Ouvert au public, accessible et inclusif, il encourage la diversité et la durabilité. Les musées opèrent et communiquent de manière éthique et professionnelle, avec la participation de diverses communautés. Ils offrent à leurs publics des expériences variées d’éducation, de divertissement, de réflexion et de partage de connaissances ».
[22] Joselit D., After Art, Princeton, Princeton University Press, 2013, p. 1.
[27] Lemieux V., « Le sens du patronage politique », Journal of Canadian Studies, vol. 22, n° 2, 1987, p. 5-18 ; Roniger L., « Political Clientelism, Democracy, and Market Economy », Comparative Politics, vol. 36, n° 3, avril 2004, p. 354. Voir aussi Briquet J.-L., Sawicki F., « Introduction », Briquet J.-L., Sawicki F. (dir.), Le Clientélistme politique dans les sociétés contemporaines, Paris, Presses universitaires de France, 1998, p. 1-5.
[28] McCormick J. P., « The New Ochlophobia: Populism, Majority Rule, and Prospects for Democratic Republicanism », Elazar Y., Rousselière G. (dir.), Republicanism and the Future of Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 2019, p. 125.
[32] Voir la nouvelle définition du musée citée ci-dessus (note 21).
[33] Bourriaud N., L’esthétique relationelle, Paris, Presses du réel, 1998 ; Kester G., The One and the many: Contemporary Collaborative Art in a Global Context, Durham ; Londres, Duke University Press, 2011 ; Brown, K., Interactive Contemporary Art: Participation in Practice, Londres, IB Tauris, 2014.
[35] Les musées concernés sont les suivants : Moderna galerija (Ljubljana) ; Museu d’Art Contemporani (Barcelone) ; Museum van Hedendaagse Kunst (Anvers) ; Van Abbemuseum (Eindhoven) ; Július Koller Society (Bratislava) ; Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia (Madrid); SALT (Istanbul) ; Muzeum Szutki Nowoczesnej (Varsovie).
[36] Papastergiadis N., Museums of the Commons: L’Internationale and the Crisis of Europe, Abingdon, Routledge, 2020, p. 10 : « Museum directors and curators cannot stand outside the communities that they are supposed to be part of and care for. The commons must be part of the fabric of museum organization and intelligence ».
[37] Dryzek J. S., Deliberative Democracy and Beyond: Liberals, Critics, Contestations. Oxford, Oxford University Press, 2002.
[38] La notion d’ « inclusion responsabilisée » est discutée par Edana Beauvais dans « Deliberation and Equality », Bächtinger A., Dryzek J. S., Mansbridge J., Warren M. E. (éd.), The Oxford Handbook of Deliberative Democracy, Oxford, Oxford Univesity Press, 2018, p. 144-155.
— Gwendoline Corthier-Hardoin est docteure en histoire de l’art de l’École normale supérieure de Paris et de l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, où elle a mené une recherche sur les artistes collectionneurs en France des années 1860 aux années 1970. Son travail s’est attaché à étudier les acquisitions des artistes d’un point de vue esthétique, économique et sociologique. Elle a contribué à plusieurs revues et ouvrages dont Histoire de l’art (2021), Researching Art Markets. Past, Present and Tools for the Future (dir. Elisabetta Lazzaro, Nathalie Moureau, Adriana Turpin, 2021) ou encore Collectionner l’impressionnisme. Le rôle des collectionneurs dans la constitution et la diffusion du mouvement (dir. Ségolène Le Men et Félicie Faizand de Maupeou, 2022). Elle est actuellement chargée de recherche et d’expositions au Centre Pompidou-Metz. —
En juin 2019 était inauguré le MO.CO. (Montpellier Contemporain) Hôtel des expositions à Montpellier, espace d’expositions dédié aux collections privées et publiques contemporaines du monde entier. La création de cette nouvelle structure, à l’image du projet d’ouverture du musée des collectionneurs à Angers[1], traduit un intérêt croissant pour les collections privées en France. Dans un contexte de raréfaction des fonds consacrés à l’acquisition d’œuvres, la visibilité de collections déjà constituées, entendue ici comme leur mise en exposition, représente un enjeu central pour les institutions culturelles publiques. Comme l’ont montré Judith Benhamou-Huet[2], Cyril Mercier[3], Anne Martin-Fugier[4], Kathryn Brown[5] ou encore Nathalie Moureau, Dominique Sagot-Duvauroux et Marion Vidal[6], les collectionneurs jouent aujourd’hui un rôle primordial comme instance de légitimation dans le monde de l’art, voire comme contrepoids des institutions publiques. Une situation qui conduit ces institutions à nouer des liens étroits avec des collectionneurs plus ou moins influents, et qui se matérialisent sous la forme d’expositions consacrées à leurs collections personnelles. Cette étude propose de mettre en lumière, grâce à un large dépouillement des programmations artistiques relatives aux institutions culturelles publiques françaises depuis les années 1950, comment les collections privées bénéficient d’une visibilité croissante dans la sphère publique. Cette visibilité témoigne d’une transformation progressive du paysage muséal en France, en même temps que de la frontière toujours plus poreuse entre acteurs publics et privés.
L’inventaire des expositions de collections privées
Afin d’analyser la visibilité des collections privées d’art contemporain d’un point de vue institutionnel, une liste des expositions des collections privées ayant eu lieu en France dans des structures publiques a été réalisée. Jusqu’ici, rares étaient les inventaires existant sur ce type d’événements. La plupart d’entre eux ont été effectués dans le cadre de recherches universitaires et s’inscrivent dans un champ de recherche délimité[7]. Nous avons complété ces travaux, en menant une recherche élargie à l’ensemble des expositions de collections privées d’art contemporain ayant eu lieu dans les institutions culturelles publiques françaises. Dans un premier temps, une liste des musées, centres et lieux d’art, ainsi que des FRAC existant sur le territoire français a été établie[8]. Dans un second temps, un dépouillement systématique des programmations relatives à ces institutions a été mené. Certaines d’entre elles sont disponibles en ligne[9], mais la majorité des programmations restent inaccessibles de prime abord. Le manque de temps, de moyens humains et budgétaires ; le désintérêt pour l’archivage ; ou encore les catastrophes naturelles et le piratage de données subis par certaines institutions, ont laissé dans l’ombre des décennies d’événements. Les institutions recensées ont donc été contactées individuellement, afin de recueillir une liste des expositions s’étant déroulées dans leurs lieux. Grâce à cette méthode, complétée par des articles de presse, les programmations de 61 musées, 13 FRAC, 29 centres d’art, 54 lieux d’art et 12 écoles d’art – soit 169 programmations d’institutions – ont pu être consultées[10]. Si cette liste n’est pas exhaustive, elle comprend la majorité des lieux conséquents d’art en France, susceptibles d’accueillir des collections privées. Par la suite, le dépouillement de ces programmations a permis de mettre au jour une liste de 339 expositions de collections privées ayant eu lieu dans 184 lieux sur le territoire français depuis les années 1950 (Fig. 1).
L’hypothèse de ce travail se basait sur l’idée que les collectionneurs avaient gagné en visibilité au sein des institutions culturelles publiques, mais aucune enquête ne permettait de l’affirmer. Grâce à la collecte des données relatives aux expositions de collections privées, il est désormais possible d’analyser l’évolution de cette mise en visibilité, et de déconstruire certaines idées reçues sur le sujet, notamment des points de vue chronologique, géographique et économique.
Tout ne commence pas réellement avec Passions privées
L’exposition Passions privées, organisée en 1995 au musée d’Art Moderne de Paris, est communément considérée comme le point de départ de la visibilité des collections privées en France. Elle constitue, pour citer Stéphane Ibars dans le catalogue de l’exposition Collectionner au XXIe siècle, « un modèle en l’espèce tant les réflexions menées sur l’existence des collections privées d’art moderne et contemporain, leur constitution et leur médiatisation, ont permis d’imposer la figure du collectionneur au centre des nouveaux enjeux de l’art[11] ». Les motivations à l’origine de cette exposition sont à trouver dans le manque de visibilité des collectionneurs privés en France à cette période. Suzanne Pagé, commissaire de l’exposition, déclare à ce propos : « nous avons entamé une prospection systématique sur le terrain, privilégiant l’expérience directe et ignorant les allégations et autres a priori récurrents sur “l’absence bien connue de collectionneurs en France[12]” ». L’institution fait alors le pari de mettre en cause cette invisibilité, et dévoile qu’en réalité de nombreux amateurs existent sur le territoire français et soutiennent l’art contemporain. Si l’ampleur de cette exposition est inédite, son organisation doit néanmoins être appréhendée comme la résultante d’une évolution progressive du paysage muséal, des points de vue géographiques et temporels. En effet, plusieurs expositions de collections privées avaient eu lieu avant Passions privées.
En 1957 par exemple, l’événement Chefs-d’œuvre des Collections privées contemporaines du Tarn se tenait au musée Goya de Castres et, cinq ans plus tard, le musée des Arts décoratifs de Paris présentait Collections d’expression française. Au cours des années 1960, plusieurs institutions accueillaient par ailleurs la collection hollandaise Peter Stuyvesant. Entre 1964 et 1966 par exemple, les musées des beaux-arts du Havre et de Rennes, ainsi que le Centre Art et Recherches du Palais du Louvre, présentaient cette collection d’entreprise de tabac. Durant les années 1970, les collections de Suzy Solidor (1973), Gildas Fardel (1974), Pierre et Kathleen Granville (1974) étaient présentées au musée Grimaldi de Cagnes-sur-Mer, au musée d’Arts de Nantes et au musée des Beaux-arts de Dijon. Toutes étaient consacrées à la présentation des donations que ces collectionneurs avaient effectuées aux institutions. Une grande propension de la mise en visibilité des collections privées en France se déroule en effet à la suite d’une donation. Citons par exemple l’exposition après la donation d’Alexandre Iolas au Centre Pompidou en 1980, celle relative à la donation de Geneviève Bonnefoi à l’abbaye de Beaulieu la même année, ou encore Dons de la famille de Menil en 1984 et Donations Daniel Cordier : le regard d’un amateur en 1989, toutes deux au Centre Pompidou.
Parallèlement à ce type d’événements, se sont tenues des expositions proposant un regard novateur sur un courant ou un territoire spécifique de l’histoire de l’art, avec parmi elles Aspects historiques du constructivisme et de l’art concret —La Collection Mc Crory au Musée d’Art moderne de Paris en 1977, L’art depuis 1960. Collection Ludwig au CAPC de Bordeaux en 1979 ou encore Collection Pierre Restany « Une vie dans l’art » au Musée d’art moderne de Céret dix ans plus tard. Sans lister l’ensemble des expositions ayant eu lieu avant Passions privées, leur nombre (46 selon l’inventaire réalisé) révèle qu’une dynamique de collaboration entre le privé et le public était déjà à l’œuvre sur l’ensemble du territoire français avant 1995. En revanche, Passions privées fait figure d’événement catalyseur en raison de son envergure (92 collectionneurs prêtent alors des œuvres et 29 d’entre eux dévoilent leur identité). Par la suite, le nombre d’expositions de collections privées triple quasiment à partir des années 2000, pour atteindre son apogée dans les années 2010 (Fig. 2).
Fig. 2 : Histogramme des expositions de collections privées dans les institutions culturelles publiques en France par année. Source : Gwendoline Corthier-Hardoin
Si les collections privées contemporaines se donnent de plus en plus à voir au sein des institutions culturelles publiques, c’est entre autres parce que l’art contemporain, de manière générale, bénéficie de plus en plus de lieux d’accueil et de valorisation dans le domaine public. Non seulement de nombreuses institutions ayant accueilli des expositions de collections privées ont ouvert leurs portes depuis les années 1960, mais plusieurs fondations privées[13] et clubs de collectionneurs[14] ont également vu le jour, particulièrement dans les années 2000. En outre, les objectifs muséaux se sont progressivement modifiés. Les questions de rayonnement et de mécénat sont aujourd’hui indissociables des missions premières des musées (conservation, étude et diffusion des collections), entraînant une forte porosité avec le secteur privé[15].
Les collections les plus visibles : une question de rayonnement
La grande majorité des collections privées exposées en France sont françaises. Elles représentent 65% des collections présentées, suivies de collections allemandes (2%), suisses (2%), états-uniennes (2%) et néerlandaises (2%). Les dix collections les plus visibles en France, d’après l’inventaire constitué, sont celles de la Société Générale, de Jean Ferrero, de François Pinault, de Daniel Cordier, d’Agnès Troublé (agnès b.), de l’Adiaf, de Bernard Lamarche-Vadel, de Madeleine Millot-Durrenberger, de Marc Sordello et Francis Missana, puis de Nicolas Laugero Lasserre. Cette liste apparaît fortement hétérogène. De nombreuses différences séparent ces acteurs, de la nature de leur statut aux moyens financiers qu’ils possèdent en passant par le type d’œuvres collectionnées. Cependant, cette hétérogénéité témoigne des multiples enjeux rencontrés par les institutions culturelles publiques françaises, tant sur le plan du rayonnement – local et international – que sur celui de la programmation.
Créée en 1995, la collection d’entreprise Société Générale rassemble plus de 570 œuvres originales et 750 lithographies, éditions et sérigraphies, constituant l’un des plus importants ensembles d’art contemporain réuni par une banque en France. Ce n’est qu’à partir de 2005 que la Collection Société Générale bénéficie d’une visibilité au sein des institutions culturelles publiques, avec une exposition au musée des Beaux-Arts de Rouen cette année-là, puis en 2006 au musée d’Art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole et au musée des beaux-arts de Nancy, l’année suivante au musée d’Art moderne de Céret, en 2009 au centre de création contemporaine Olivier Debré de Tours, au Palais des Beaux-Arts de Lille et au musée des Beaux-Arts de Lyon en 2010, au musée d’Art moderne et d’Art contemporain (MAMAC) de Nice l’année suivante, et enfin au Lieu d’Art et Action Contemporaine de Dunkerque en 2014.
Le début de cette visibilité correspond à un moment particulier de l’histoire de la collection puisqu’à partir de 2004, la Société Générale mène une intense politique de mécénat auprès d’institutions telles que le musée des Beaux-Arts de Lyon, le Centre de création contemporaine Olivier Debré, ou encore le MAMAC de Nice. Ce mécénat se déroule fréquemment en parallèle des expositions dédiées à la collection Société Générale. Il s’agit, comme l’explique Angélique Aubert, responsable du mécénat artistique de l’entreprise en 2012, de privilégier des « musées en région pour exposer la collection[16] ». On assiste alors à une véritable volonté de diffusion géographique afin de valoriser le fonds constitué, et par extension la politique mécénale de la Société Générale.
Si ce rayonnement bénéficie aux collections privées, il permet également aux institutions et aux collectivités de jouir de retombées médiatiques et économiques. Lorsque l’homme d’affaires et milliardaire François Pinault expose sa collection en 2018[17] puis 2019, 2020 et 2021[18] à Rennes – ville dont il est originaire –, la municipalité ne cache pas ses ambitions. Nathalie Appéré, Maire de Rennes, déclare en 2018 :
« Accueillir la collection de François Pinault au Couvent des Jacobins, notre nouveau Centre des Congrès, c’est, pour Rennes, l’opportunité exceptionnelle de vivre au cœur de la création internationale. Pour les Rennaises et les Rennais, mais aussi pour celles et ceux qui viendront, à cette occasion, découvrir notre ville, cette exposition va constituer, j’en suis sûre, une expérience inoubliable, le point d’orgue d’un engagement résolu pour promouvoir l’art contemporain à Rennes[19] ».
La collection privée constitue alors un gage de renommée dont usent les municipalités pour promouvoir leur ville. Nombreux sont les exemples de cette utilisation du privé à des fins de rayonnement, comme lorsque la Maire de Paris, Anne Hidalgo, se réjouissait de l’ouverture de la Bourse de Commerce – Pinault Collection, considérée comme l’une des « marques » permettant de promouvoir l’art contemporain à Paris[20]. Un double bénéfice pour chacune des parties, posant toutefois la question de l’institutionnalisation progressive de ces mêmes collections, d’abord légitimées par les structures publiques.
La collection constituée à partir de 1983 par la créatrice de mode Agnès Troublé est un exemple supplémentaire de ce processus. Comprenant aujourd’hui environ 5 000 pièces, sa collection se déploie entre peintures, sculptures, photographies et vidéos. Jouissant d’une importante renommée dans le monde culturel, la collectionneuse a été fortement convoitée par les institutions publiques à partir des années 1990, et plus intensément à partir des années 2000 : Espace des arts de Chalon-sur-Saône et musée Picasso d’Antibes en 1992, Centre national de la photographie de Paris en 2000, Palais des arts de Nogent-sur-Marne en 2002, Les Abattoirs de Toulouse en 2004, Lille Métropole Musée d’Art moderne, d’Art contemporain et d’Art brut de Villeneuve-d’Ascq en 2015, Musée National de l’histoire de l’immigration de Paris en 2017, École nationale supérieure de la Photographie d’Arles en 2019. Cette série d’expositions met en exergue « sa curiosité insatiable et son œil décalé[21] » qui fonctionne comme un vecteur de légitimation de ses choix, et qui aboutit à l’ouverture à Paris, en 2020, d’un lieu consacré à sa collection : La Fab[22].
Ces quelques exemples révèlent combien la visibilité des collections privées repose sur des facteurs multiples, allant des enjeux de rayonnement, de légitimité et d’institutionnalisation, à des questions davantage économiques et politiques. Face à la baisse des budgets publics nationaux, et à un État parfois davantage « pourvoyeur de normes que de ressources » selon les mots de Sylvie Pflieger, Anne Krebs et Xavier Greffe[23], il apparaît complexe, pour les musées, d’être aussi réactifs sur le marché de l’art que les collectionneurs privés. En outre, les œuvres rassemblées par ces derniers exercent un pouvoir d’attraction tel qu’il permet de répondre aux attentes de fréquentation et de renommée demandées par les structures subventionneuses.
Un moyen d’explorer de nouveaux champs visuels pour les institutions
Il serait cependant réducteur d’expliquer la visibilité des collections privées dans les institutions culturelles publiques uniquement par le prisme du rayonnement, qu’il soit politique ou économique. La position du collectionneur lui permet d’opérer des choix personnels, à la différence des règles et limites qui incombent à la constitution d’une collection publique (inaliénabilité, historicité, cohérence…). Cette liberté propre au collectionneur privé l’amène à porter un regard singulier sur certaines œuvres, démarches ou courant artistiques, dont peuvent bénéficier les institutions culturelles publiques en les exposant, à l’image de la collection de Jean Ferrero principalement montrée sur la Côte d’Azur et qui promeut notamment l’École de Nice, ou des œuvres aborigènes rassemblées par Marc Sordello et Francis Missana.
Débutée dans les années 2000, la collection de Sordello et de Missana se compose d’une grande variété de pratiques artistiques (art aborigène « du désert » et art aborigène dit « urbain » notamment). Les deux collectionneurs se sont donnés pour mission de rendre visible leur collection afin de promouvoir l’art aborigène australien dans des espaces dédiés à l’art contemporain. Cette mise en visibilité se déploie principalement sur la côte sud-française : au MAMAC de Nice en 2007, à la Médiathèque Albert Camus d’Antibes en 2008 et en 2015, à la Médiathèque Jean d’Ormesson de Villeneuve-Loubet en 2015 également, à la Médiathèque Colette de Valbonne, ainsi qu’à la Médiathèque Sonia Delaunay de Biot la même année[24]. En 2016, la collection de Sordello et de Missana est présentée au musée océanographique de Monaco. Un objectif commun préexiste à ces événements, celui de faire sortir l’art aborigène des musées d’anthropologie. Autrement dit, la collection – au-delà d’être animée par des motivations fonctionnelles, sociales ou financières[25] – devient aussi le moyen d’étendre les frontières de l’art contemporain.
La visibilité de la collection de Bernard Lamarche-Vadel, écrivain et critique d’art, rejoint cet enjeu de déclassification. Cette collection a été exposée à six reprises (en 2003, 2004, 2009, 2011 et 2013), dans un même lieu, le Musée Nicéphore Niepce de Chalon-sur-Saône. Composée de près de 1 700 photographies, la collection de Lamarche-Vadel est mise en dépôt au sein de l’institution en 2003 par ses ayants droit, le collectionneur étant décédé trois ans plus tôt. Elle a non seulement permis d’enrichir le fonds muséal, mais surtout de repenser le parcours muséographique de l’institution. Sonia Floriant, chercheuse associée au musée, déclare à ce propos : « La collection Lamarche-Vadel nous sert de test pour poursuivre nos réflexions sur une nouvelle muséographie, sur l’idée qu’il faut “réinterpréter”, réviser la notion de collection[26] […] ». Des propos qui révèlent combien la monstration de collections privées peut aussi constituer, pour l’institution, un moyen de se questionner. À partir d’une approche transdisciplinaire, la collection privée est ici envisagée comme un outil de recherche sur l’appréhension et le rendu visuel d’une collection dans sa quasi-globalité, afin de proposer un display inédit, et par extension une réception nouvelle des œuvres par le public.
Une autre collection de photographies de près de 1 300 pièces, rassemblée par la Strasbourgeoise Madeleine Millot-Durrenberger, a elle aussi été régulièrement présentée au sein de structures publiques : l’École supérieure des beaux-arts de Nîmes (Esban) en 2005, à la Maison d’art Bernard-Anthonioz de Nogent-sur-Marne en 2008, à trois reprises à l’Institut Supérieur des Beaux-Arts (ISBA) de Besançon en 2012, 2014 et 2017, puis à la Maison de Saint-Louis, Centre d’art et de photographie de Lectoure en 2018. Chacune de ces expositions adoptait un point de vue spécifique sur la collection, qu’il soit formel ou conceptuel. Régulièrement commissaire de ces expositions, Millot-Durrenberger mène aussi une intense politique éditoriale grâce à sa maison d’édition créée en 1986. La visibilité de cette collection repose donc sur une démarche particulièrement active de la collectionneuse, qui semble non seulement chercher à exposer régulièrement les pièces rassemblées, mais également à faire émerger de nouveaux questionnements. Elle déclare à ce propos :
« Je diffuse les activités des artistes de ma collection en exposant et en publiant leurs œuvres. Par exemple, j’essaie de créer quelque chose qui montre de nouvelles idées en réunissant des philosophes, des universitaires, des écrivains ou des psychanalystes pour discuter des images créées par les artistes. J’organise également de nombreuses expositions avec les idées qui me viennent à l’esprit[27] ».
La collection Millot-Durrenberger est un exemple particulièrement significatif de l’ambiguïté relative au rôle des collections privées, celles-ci étant désormais envisagées comme des outils réflexifs et pédagogiques, au même titre que les collections muséales. Une confusion – ou complémentarité – renforcée par la position que s’octroient les collectionneurs en tant que commissaires d’expositions, à l’image des directeurs ou conservateurs d’institutions. Se pose en effet parfois la question d’une visibilité autonome des acquisitions effectuées par les collectionneurs privés, à travers les institutions publiques[28]. Du choix des œuvres présentées à celui de leur circulation par la suite – conservées en mains privées ou revendues sur le marché –, il existe une ambiguïté, voire un conflit d’intérêt, sur la question des artistes promus. Dans son article « When museums meet markets », Kathryn Brown explique :
« Le rôle de plus en plus puissant des collectionneurs privés – dont beaucoup gèrent désormais leurs propres musées – est un facteur qui a précipité de nouveaux changements dans les paysages culturels du monde entier. Comme les particuliers se tournent vers le marché pour élargir leurs collections, les artistes qui sont promus par des marchands et des maisons de vente aux enchères motivés par des considérations commerciales sont inévitablement ceux qui se frayent un chemin dans le plus récent des musées[29] ».
Autrement dit, la réitération d’expositions relatives aux collections privées questionne de manière sous-jacente la diversité culturelle proposée au sein des structures publiques, et par extension l’équilibre précaire de cette diversité depuis l’avènement des collections privées dans le secteur muséal.
Quelles collections pour quels enjeux ?
Si les collections précédemment mentionnées ont toutes bénéficié d’une forte visibilité en France grâce à des expositions, les motivations à l’origine de ces événements, comme leurs objectifs, diffèrent. On observe premièrement un contraste assez net entre des collectionneurs dotés de moyens conséquents qui montrent leurs collections par stratégies de visibilité (n’empêchant pas une démarche de mécènes engagés) et des collectionneurs plus locaux, présentant leurs collections au sein d’un territoire restreint parce qu’ils y sont implantés depuis plusieurs années. Deuxièmement, une distinction doit être faite entre les collections privées restées en main privées – visibles pour montrer l’engagement actuel d’un collectionneur – et celles rendues visibles à la suite d’une donation ou d’un dépôt – lorsque les institutions rendent hommage ou usent de ces collections pour repenser leur muséographie, à l’image de la collection de Daniel Cordier. Enfin, si certaines grandes collections privées se composent d’œuvres reconnues et établies sur la scène artistique contemporaine, d’autres se donnent pour missions de soutenir et de défendre des productions encore peu visibles dans le champ culturel français, à l’instar de Nicolas Laugero Lasserre œuvrant à la diffusion de l’art urbain. De nombreuses variables doivent ainsi être prises en compte pour comprendre la visibilité croissante des collections privées et les réactions qu’elles suscitent, du développement des institutions muséales aux enjeux historiographiques, en passant par les attentes des instances subventionneuses, des lieux d’accueil et du public.
En 2021, plusieurs voix s’élevaient en effet contre l’exposition des œuvres de Jeff Koons par François Pinault au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem). Un tract intitulé « KOONS MUCEM WTF ? » (Fig. 3) s’insurgeait contre la mainmise du collectionneur sur une structure publique, accusant l’institution d’accueillir une exposition qui allait par la suite valoriser la cote d’œuvres appartenant à un acteur privé[30].
Fig. 3 : Tract des Occupant·es du FRAC PACA. Source : Occupant·es du FRAC PACA
Dans sa conférence sur « Le pouvoir du collectionneur dans le domaine culturel[31] », Kathryn Brown mettait en garde sur les dangers que peut représenter le mécénat privé, sur la « starisation » des personnalités du monde de l’art – les méga-collectionneurs –, sur le clientélisme des institutions, ainsi que sur l’extension du goût privé dans la sphère publique. Selon l’historienne de l’art, il ne doit pas être oublié que ces collections privées reflètent les intérêts intellectuels, sociaux et économiques d’une élite. Elle défendait par la même l’idée que les musées doivent pouvoir garder leur esprit critique, malgré la proximité aujourd’hui indéniable qu’il existe entre la sphère privée et les institutions culturelles publiques. Les expositions de collections privées en France montrent en effet combien cette proximité est de plus en plus présente, bien que les collectionneurs mis en lumière ne concernent pas majoritairement de méga-collectionneurs. En outre, elles révèlent combien il est déterminant de s’interroger sur ce qui est donné à voir, tant d’un point de vue social qu’historiographique.
Notes
[1] Le musée des collectionneurs, développé par la Compagnie de Phalsbourg, accompagnée de Steven Holl Architects et de Franklin Azzi Architectes, a pour but d’exposer les œuvres de collections privées. Son ouverture est prévue en 2026 à Angers.
[2] Benhamou-Huet J., Global Collectors = Collectionneurs du monde, Bordeaux, Cinq sens ; Paris, Phébus, 2008.
[3] Mercier C., Les collectionneurs d’art contemporain : analyse sociologique d’un groupe social et de son rôle sur le marché de l’art, thèse de doctorat de sociologie sous la dir. d’Alain Quemin, Université Sorbonne Nouvelle -Paris 3, 2012, 1 vol.
[4] Martin-Fugier A., Collectionneurs : entretiens, Arles, Actes Sud, 2012.
[5] Brown K., « Patrimony and Patronage: Collecting and Exhibiting Contemporary Art in France », présentation lors de la conférence Collecting and Public Display : Art Markets and Museums, Université de Leeds, 30-31 mars 2017 ; « Public vs private art collections: who controls our cultural heritage? », The Conversation, 11 août 2017, en ligne : https://theconversation.com/public-vs-private-art-collections-who-controls-our-cultural-heritage-80594 (consulté en novembre 2022).
[6] Moureau N., Sagot-Duvauroux D., Vidal M., Collectionneurs d’art contemporain : des acteurs méconnus de la vie artistique, Paris, Département des Études, de la Prospective et des Statistiques, 2015.
[7] Bissirier T., Une nouvelle génération de collectionneurs : motivations, comportements d’acquisition et pratiques de la collection chez les jeunes collectionneurs d’art contemporain en France, thèse de doctorat d’histoire de l’art sous la dir. de Cecilia Hurley et Sylvain Alliod, École du Louvre, 2019, 1 vol. ; Corthier-Hardoin G., Artistes collectionneurs : un oxymore ? Évolution du collectionnisme chez les artistes en France des années 1860 aux années 1970. Entre fraternité, dynamiques marchandes et stratégies de légitimation, thèse de doctorat d’histoire de l’art sous la dir. de Béatrice Joyeux-Prunel et Nathalie Moureau, École normale supérieure de Paris ; Université Paris Sciences et Lettres, 2022, 1 vol.
[8] Ont été pris en compte pour cette recherche les musées d’art contemporain, musées d’art moderne, musées des Beaux-Arts, musées d’archéologie, centres d’art contemporain (labellisés ou non), lieux publics accueillant de l’art contemporain (galeries municipales, artothèques, médiathèques), fonds régionaux d’art contemporain, scènes nationales (conventionnées ou non), établissements publics de coopération culturelles, écoles d’art. Les lieux à caractère privé ont été écartés de la liste.
[10] Environ 80 lieux n’ont pas donné de réponses : 38 écoles d’art, 37 lieux d’art municipaux, 17 musées et neuf FRAC.
[11] Ibars S., « Si une accumulation reflète une vie… », Collectionner au XXIe siècle, cat. exp., Avignon, Collection Lambert, 2019, p. 16.
[12] Pagé S., « Préface », Passions privées. Collections particulières d’art moderne et contemporain en France, cat. exp., Paris, Musée national d’Art moderne, 1995, p. 12.
[13] La fondation Maeght a ouvert ses portes en 1964 ; la fondation Cartier en 1984 ; la coopérative-musée Cérès Franco en 1993 ; la fondation Jean-Marc et Claudine Salomon et la fondation Kadist en 2001 ; la maison rouge – fondation Antoine de Galbert et la fondation Blachère en 2004 ; la fondation Clément en 2005 ; la fondation Ricard en 2007 ; la fondation Francès en 2009, la villa Datris ; l’institut culturel Bernard Magrez et le fonds Hélène et Édouard Leclerc en 2011 ; la fondation François Schneider en 2013 ; la fondation Louis Vuitton en 2015 ; la fondation Carmignac et Lafayette Anticipations en 2018 ; La Fab en 2020 ; la collection Pinault, le pôle culturel de l’Île Seguin ou encore la fondation Helenis en 2021.
[14] Comme l’association pour la Diffusion internationale de l’Art français (Adiaf), créée en 1994, suivie d’autres associations comme L’Œil Neuf, Les Centaures, le Club Buy Art d’Art Process, le Barter Paris, CLAC !, ART38, le Club Achetez de l’art ou encore Le Club Spring.
[15] Quemin A., « The Market and Museums: the Increasing Power of Collectors and Private Galleries in the Contemporary Art World », Journal of Visual Art Pratice, vol. 19, n°3, 2020, p. 211-224.
[21] Présentation de l’exposition Un regard sur la collection d’agnès b. au Lille Métropole musée d’Art moderne, d’Art contemporain et d’Art brut de Villeneuve-d’Ascq en 2015, en ligne : https://www.musee-lam.fr/fr/un-regard-sur-la-collection-dagnes-b (consulté en novembre 2022).
[23] Pflieger S., Krebs A., Greffe X., « Quels designs économiques et financiers des musées face à la raréfaction des ressources publiques ? », Rapport pour le ministère de la Culture et de la Communication, Rapport de recherche Université Paris Descartes/CERLIS, mai 2015.
[24]Cérémonie aborigène : art aborigène contemporain : la collection Antiboise de Marc Sordello & Francis Missana, exp., Antibes, Médiathèque Albert Camus ; Villeneuve-Loubet, Médiathèque Jean d’Ormesson ; Valbonne, Médiathèque Colette ; Biot, Médiathèque Sonia Delaunay, 2015.
[25] Moureau N., Sagot-Duvauroux D., Vidal M., Collectionneurs d’art contemporain : des acteurs méconnus de la vie artistique, Paris, Département des Études, de la Prospective et des Statistiques, 2015, p. 42-52.
[28] Citons par exemple la célèbre exposition consacrée à Jeff Koons au château de Versailles en 2008, pour laquelle plusieurs œuvres de l’artiste appartenaient à François Pinault. Cette manifestation fut organisée par Jean-Jacques Aillagon, précédemment responsable du Palazzo Grassi.
[29] Brown K., « When museums meet markets », Journal of Visual Art Practice, vol. 19, n° 3, 2020, p. 203-210.
[31] Brown K., « Le pouvoir du collectionneur dans le domaine culturel : enjeux et tendances », dans le cadre de la journée d’étude Du privé au public. Enjeux et stratégies dans la présentation des collections privées d’art contemporain dans les institutions publiques, 2021, en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=Vo5NAwjBe6o (consulté en juin 2022).
— Julie Graff(UdeM/EHESS) est doctorante en histoire de l’art (Université de Montréal) et anthropologie sociale (EHESS). Sa thèse porte sur la place de l’objet dans les stratégies de préservation culturelle des sociétés inuit contemporaines. Elle a été doctorante boursière au Musée du Quai-Branly Jacques-Chirac de 2019 à 2021. Elle a participé depuis le début de son doctorat à plusieurs projets portant sur la muséologie et les arts autochtones au Québec et a été chargée de cours pour le département de muséologie de l’Université de Montréal. Elle a aussi régulièrement contribué à la revue Vie des Arts. En 2017, elle a été la co-organisatrice de l’exposition et colloque Je suis Île/I am Turtle portant sur les représentations artistiques autochtones en milieu urbain, et travaille actuellement sur une publication tirée de ce projet. —
Dès les premiers échanges avec les Inuit[1] au XVIIe siècle, le marché européen se montre friand de leur culture matérielle. Kayaks et armes en provenance du Kalaallit Nunaat (le Groenland) rejoignent ainsi les collections des cabinets de curiosités[2]. Une production destinée plus particulièrement à l’exportation émerge par la suite, mais reste limitée au marché de l’artisanat et aux collections ethnographiques jusqu’à la fin des années 1940. En 1949, un jeune artiste canadien, James Houston (1921-2005), acquiert quelques sculptures miniatures lors d’un voyage dans le nord de l’Ontario. Impressionné par ces objets, il s’associe à son retour avec la guilde canadienne des Métiers d’Art pour organiser à Montréal une exposition-vente d’œuvres de sculptures inuit qui remporte un certain succès. D’autres événements suivent rapidement en Amérique et en Europe pour établir un marché d’art inuit à destination des allochtones, toujours florissant aujourd’hui[3].
Alors que ces œuvres circulent du Nord vers le Sud, puis sont exposées dans différents espaces, leur sens est négocié et formulé par un réseau d’intermédiaires culturels, comprenant conservateurs, critiques, galeristes et employés gouvernementaux. L’exposition de l’art inuit se situe ainsi au croisement de discours institutionnels, nationaux et internationaux. Un appareillage institutionnel lourd encadre même l’art inuit lors de son arrivée sur les marchés du Sud, dépassant les murs du musée pour remonter jusqu’aux organisations fédérales. Ce développement, loin d’être harmonieux, est au fil des années ponctué de plusieurs exemples frappants d’ingérence impérialiste[4].
Toutefois, son histoire révèle aussi les aspirations des artistes et des communautés inuit, de même que leur ingéniosité et résilience au sein de ce vaste réseau. Les artistes en particulier deviennent ainsi, à partir des années 1950, des acteurs privilégiés pour la documentation des savoirs et leur démonstration à l’intention de futures générations, autant par leur pratique que par le biais des œuvres[5]. Les années 1960 et 1970 constituent une période décisive puisqu’elle inaugure une prise de conscience par les sociétés inuit des discours produits sur leur culture, et une volonté de réappropriation, qui s’exprime politiquement et culturellement avec la création d’organisations représentatives[6]. On observe finalement l’émergence récente de commissaires et théoriciens inuit qui redéfinissent l’interprétation de l’art inuit[7].
Cet article se consacre donc à deux visions sur les œuvres, et à leur déploiement au sein d’un même espace muséal. Je me penche ainsi sur la mise en exposition de l’art inuit et ce qu’elle donne à comprendre du processus culturel et des réseaux de médiation qui l’entourent, en prenant comme exemple le Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM). Le MBAM est l’un des premiers musées à constituer une collection d’art inuit, au début des années 1950. F. C. Morgan, conservateur pour le MBAM et membre influent de la guilde, achète trois premières sculptures en 1953[8]. La collecte et l’exposition de l’art inuit sont ensuite investies avec constance jusqu’au milieu des années 1970, avec une collection qui dépasse les 400 œuvres, comprenant à la fois des sculptures et des estampes, et une quinzaine d’expositions organisées ou accueillies. Par la suite, entre 1975 et 1999, les acquisitions du MBAM baissent graduellement, étant non existantes entre 1982 et 1992, avant de réapparaître vers la fin du XXe siècle[9]. Les années 1953-1975 constituent alors une première période d’intérêt pour la collecte et l’exposition de l’art inuit au MBAM. En me concentrant plus particulièrement sur deux expositions, l’une en 1960 et l’autre en 1973, je reviens dans la première partie de l’article sur les motifs qui informent ces premières expositions.
Le MBAM a signifié récemment sa volonté de proposer une relecture de cette collection en engageant en 2019 l’anthropologue inuit Lisa Koperqualuk comme conservatrice-médiatrice pour cette collection. Koperqualuk m’a généreusement reçue quelques semaines après sa prise de poste pour discuter de la démarche qu’elle souhaite mettre en place et sa vision d’une histoire inuit de l’art. Cet article offre ainsi, en prenant comme point de départ ce musée tout en s’attardant sur le contexte intellectuel et politique de la diffusion de l’art inuit, un aperçu de ce double regard.
L’art inuit comme parole silencieuse
La première exposition entièrement dédiée à l’art inuit au MBAM, inaugurée en 1960, concerne une collection d’estampes, et sert à ce moment-là à qualifier le statut de ce médium nouvellement arrivé sur le marché. James Houston, après s’être formé au Japon, enseigne les techniques de l’estampe aux artistes inuit à la toute fin des années 1950[10]. La division industrielle du département du Nord canadien et des ressources naturelles (DNRN), qui travaille à établir la stabilité économique des communautés du nord du Canada[11], prend de ce fait la responsabilité de la diffusion de cette nouvelle forme artistique. Après une première tentative de commercialisation dans une foire d’art et d’artisanat, la décision est prise d’intégrer ces estampes à un réseau symboliquement et financièrement plus avantageux, celui des Beaux-arts[12]. Les estampes sont alors commercialisées sous la forme de collections annuelles[13], dont la première connaît un franc succès[14] et sert à qualifier ces productions comme des œuvres d’art. Par la suite, les discours autour des estampes et des sculptures visent même à les définir plus fermement comme chefs-d’œuvre. Ainsi, le musée accueille en 1973 l’une des plus grandes expositions internationales d’art inuit de cette décennie, Sculpture/Inuit. Masterworks of the Canadian Arctic. La coordinatrice Sharon Van Raalte précise dans une lettre du 3 février 1971 les fins de l’exposition :
« Notre intention, avec cette exposition, est de rassembler et de présenter les plus beaux exemples de la sculpture esquimaude, passée et actuelle, afin d’établir la haute qualité de cet art parmi les autres formes d’art du monde, et de démontrer la qualité qui distingue les plus belles sculptures esquimaudes de la vaste production de souvenirs et d’objets d’artisanat[15]. »
L’objectif poursuivi par les organisateurs est donc tourné vers la constitution d’un canon de l’art inuit, avec un ensemble de spécimens qui passe du statut d’œuvre d’art à celui convoité de chef-d’œuvre. La réflexion de Van Raalte montre aussi la conservation au fil des décennies des catégories d’artisanat et de souvenir à côté de celle d’art[16]. Ces trois catégories fonctionnent alors comme un ensemble hiérarchisé, du souvenir au chef-d’œuvre, pour former un système d’inclusion et d’exclusion des créateurs inuit. La production de ce canon suit de plus les injonctions qualitatives du Comité canadien de l’art esquimau, considéré comme juge de ce qui constitue ou pas un chef-d’œuvre de l’art inuit, caractérisé par son exceptionnalité, tandis que l’artisanat et le souvenir sont réduits à une vaste production indéterminée.
Le Comité canadien de l’art esquimau est alors le principal organisateur de l’exposition Sculpture/Inuit. Fondée en 1961, cette structure paragouvernementale, composée de bénévoles (allochtones) nommés par les Affaires du Nord, exerce pendant les 30 ans de son existence une influence considérable sur l’art graphique des Inuit, malgré les vives critiques qui lui sont adressées au fil des décennies. Tout d’abord créée pour servir de conseiller technique, elle s’arroge rapidement le droit d’émettre des jugements esthétiques sur les productions inuit, se basant sur l’argument que les Inuit eux-mêmes sont incapables d’un jugement esthétique fiable[17]. L’organisation de l’exposition fonctionne sur une cooptation semblable, en présentant des œuvres « que le comité considère comme des chefs-d’œuvre de la sculpture esquimaude[18] ». Cette pensée résolument ancrée dans une esthétisation des œuvres, historiques et contemporaines, permet ainsi de les retirer plus facilement de leur contexte et de les présenter comme un langage universel, capable de traverser les barrières du temps et de l’espace[19]. Alma Houston, alors présidente des Canadian Arctic Producers[20] et collaboratrice régulière du MBAM, précise par exemple que « grâce à son art, l’Esquimau a pu communiquer des idées qu’il n’aurait pu exprimer dans sa langue maternelle, unique en son genre et inconnue du reste du monde[21] ». Pour George Elliott, « c’est pourquoi nous devons écouter avec nos yeux le langage silencieux de la sculpture. Il faut écouter attentivement[22] ». L’art devient ici un moyen de transmission d’une culture inaltérée et sans réflexivité sur sa propre transformation.
L’art inuit et l’imaginaire du Nord
L’exposition des œuvres dans les musées du Sud est informée, des années 1940 aux années 1970, par un imaginaire riche sur l’Arctique et le Nord qui imprègne l’identité canadienne bien avant les années 1950. Le Nord fonctionne ainsi comme l’élément commun, facilement malléable et difficilement circonscriptible, dans l’imaginaire identitaire d’une population diversifiée et dispersée sur un immense territoire[23]. L’art inuit donne alors forme à un idéal de la nordicité, valorisé sous la forme d’une présumée corrélation inextricable entre l’environnement et le tempérament artistique des Inuit. Lors de l’inauguration au Musée des beaux-arts de Montréal en 1960 de la première exposition-vente d’une collection d’estampes, c’est ainsi l’image d’un Arctique sauvage et dangereux, suscitant l’admiration des sociétés inuit, qui est mise en avant dans les discours prononcés ce jour-là :
« Nous nous demandons parfois si nous aurions pu survivre aux contraintes de la vie arctique [et] si nous aurions pu maintenir une culture dans un environnement aussi hostile[24] ».
Ces discours cooptent de plus la production artistique au sein d’une construction identitaire nationale, au point que même la langue inuit est présentée comme un produit canadien : « an ancient Canadian tongue[25] ». L’art inuit est donc absorbé pour incarner un idéal ultime de cette nordicité comme particularité canadienne, tout en exploitant son étrangeté.
Le gouvernement canadien soutient de plus activement ces développements artistiques, non seulement pour assurer la stabilité économique des communautés, mais aussi dans un contexte d’affirmation de sa souveraineté dans l’Arctique. La Guerre froide amène ainsi le gouvernement canadien à s’intéresser aux régions arctiques, et à vouloir y instaurer une véritable présence administrative, ce qui se traduit tout d’abord par la sédentarisation des populations inuit. Face à la Russie, mais également face aux États-Unis, le Canada doit défendre sa souveraineté en prouvant sa présence effective dans le Nord. Par conséquent, des œuvres d’art font partie depuis les années 1950 des cadeaux diplomatiques aux dirigeants étrangers, une stratégie qui traite les œuvres comme symboles canadiens tout en bonifiant leur valeur[26]. C’est ainsi que Sculpture/Inuit fait partie d’une série d’expositions internationales qui ponctuent les années 1950 à 1970, enchevêtrant primitivisme et discours nationaliste[27].
La présentation de l’art inuit au sein de ces expositions est alors révélatrice des fluctuations géopolitiques. Ainsi, en 1973, à la suite d’une visite en URSS du Premier ministre Pierre-Elliott Trudeau, les villes de Leningrad et Moscou sont ajoutées à l’itinéraire de Sculpture/Inuit, ce qui est perçu comme « une opportunité unique d’exposer l’art canadien esquimau dans un autre pays possédant un patrimoine esquimau important[28] ». Les discours autour de l’exposition jouent par ailleurs sur l’idée de ce patrimoine commun. Tout en continuant d’appuyer la souveraineté canadienne, ils prennent néanmoins en compte le relâchement des tensions en présentant les Inuit comme « les seuls indigènes habitant à la fois l’Asie et l’Amérique[29] », et qui résident de « chaque côté du rideau de fer[30] ». Ces expositions internationales permettent de plus au MBAM de soigner son intégration à un prestigieux réseau muséal international. Les dirigeants du musée se montrent de ce fait particulièrement frustrés quand une autre exposition internationale, Chefs-d’œuvre d’art indien et esquimau du Canada, leur est refusée à la fin des années 1960. Ils font par ailleurs tout d’abord face à la résistance des organisateurs de Sculpture/Inuit, alors peu convaincus de la pertinence à présenter l’exposition dans des institutions nationales[31] jusqu’à ce qu’un désistement leur permette finalement d’accueillir l’exposition.
Disparition et appropriation
Finalement, l’ensemble des discours, des années 1950 aux années 1970, est profondément marqué par un sentiment d’urgence provoqué par la conviction d’une disparition imminente des cultures inuit sous la force d’influences étrangères. Ce thème de l’assimilation et de la disparition inévitable des sociétés extraeuropéennes est omniprésent dans les travaux ethnographiques aux XIXe et XXe siècles, et informe durablement la mise en exposition de leur culture matérielle[32]. Une citation de James Houston reprise dans un communiqué de presse de 1960 montre son application aux pratiques artistiques inuit :
« actuellement toutefois, les enfants fréquentent l’école dans l’Arctique “et partout ils se familiarisent avec de nouveaux matériaux et de nouvelles conceptions artistiques”, déclare M. Houston. Il est peu probable, en conséquence, que les concepts actuels de l’Esquimau se prolongent au-delà de la présente génération[33] ».
Cette idée est exprimée de façon plus immédiate par le directeur du MBAM, Evan Turner, qui s’en insurge :
« Je trouve qu’il y a une tendance à dire que les sculptures esquimaudes étaient superbes il y a dix ou quinze ans, mais qu’elles se sont dévitalisées aujourd’hui. Je doute que ce soit le cas[34] ».
Ainsi des formes artistiques nouvelles et innovantes, arrivées sur le marché international tout juste dix ans auparavant, sont soumises à une disparition programmée au moment même de leur exposition.
Ce paradigme de la disparition évolue avec les années, intégrant la question des échanges interculturels et de la contamination. Alma Houston estime par exemple en 1973 « qu’il est peut-être inéluctable que la culture esquimaude que nous connaissons disparaisse à jamais[35] ». Swinton lui-même qualifie certaines thématiques explorées par les artistes comme un « chant du cygne[36] ». Les perspectives évolutionnistes qui informent à ce moment-là l’ensemble de la construction de l’altérité dans la pensée eurodescendante excluent toutefois toute remise en question probante des stratégies d’assimilation visant les populations inuit et destinées à les intégrer à la société canadienne. Et pourtant, la survivance de la culture n’est pas absente des discours, mais elle est alors restreinte dans son expression à une dimension mystique. James Houston plus particulièrement considère que :
« le sculpteur esquimau est imprégné de rêves. En dépit de ses nouveaux contacts avec des personnes étrangères à sa race, il continue de faire revivre sa propre imagerie mystique[37] ».
La tension entre préservation et contamination est récurrente et semble se résoudre par le déni des échanges interculturels au profit de cette quête d’une pureté culturelle. La parole silencieuse que constitue l’art n’en devient que plus facilement assimilable dans les rhétoriques identitaires canadiennes. Ce mécanisme intellectuel aboutit inéluctablement à un rejet de la souveraineté inuit sur l’interprétation de ses pratiques artistiques au profit d’une expertise allochtone. L’objet d’étude en voie de disparition institue de ce fait une construction rhétorique qui légitime efficacement l’appropriation de l’autorité intellectuelle d’une communauté[38].
Une histoire inuit
La présence inuit au musée paraît dans cette première période presque invisible tant au niveau des organisateurs que des publics visés. De plus, bien que des artistes et des personnalités inuit soient par exemple présents par exemple au vernissage de l’exposition Sculpture/Inuit en 1973, leurs perspectives ne sont pas exprimées dans les documents qui nous sont parvenus. Et pourtant, les cadres d’interprétation formulés par les intermédiaires allochtones ne doivent pas éluder les paradigmes entourant la création des œuvres. La profession d’artiste devient ainsi en quelques décennies un métier central des sociétés inuit. L’artiste endosse alors un double rôle de pourvoyeur et de porteur culturel, ayant recours à ses connaissances et à ses talents pour subvenir aux besoins du noyau familial et communautaire[39]. Les connaissances et compétences acquises lui permettent de cette façon d’illustrer savoirs et mémoires par le biais des œuvres. Pour Heather Igloliorte, la représentation des savoirs dans les œuvres cristallise ainsi une mémoire individuelle et communautaire pour des artistes en réflexion sur le devenir de leur culture face aux pressions croissantes d’assimilation :
« En intégrant dans leurs œuvres ces savoirs prohibés, les artistes inuit ont suivi le principe de qanuqtuurungnarniq, qui consiste à faire preuve d’innovation et d’ingéniosité pour résoudre un problème, en utilisant les moyens à leur disposition — la pratique artistique — pour préserver intelligemment les savoirs inuit pour les générations futures[40]. »
Ce phénomène d’adaptation, voire d’appropriation socioculturel et symbolique, ne concerne pas seulement la sculpture et l’estampe, mais aussi une multitude de médiums, qu’il s’agisse de littérature, de photographie ou de cinéma. Ces différents régimes, complémentaires, se superposent d’ailleurs dans la pratique des artistes et des intellectuels pour former un tout, une approche multimédia de la représentation et de la documentation de la culture inuit.
Les communautés inuit au Canada s’évertuent de plus, dès la fin des années 1950, à renforcer leur contrôle sur la vente des œuvres par le biais de coopératives mises sur pied pour se charger de la vente des œuvres et rapatrier les bénéfices[41]. Ces organisations permettent aussi de s’opposer à l’ingérence de certaines organisations. Par exemple, en 1964, la coopérative de Puvirnituq, voyant le tiers de sa collection annuelle d’estampes refusées, choisit tout simplement de se passer du sceau du Comité et de la mettre en vente[42]. Lorsque le Comité propose ensuite en 1980 la création d’un nouvel organisme pour contrôler la production des sculptures, sur laquelle il ne détient alors aucun pouvoir, la Fédération des coopératives du Nouveau-Québec s’y oppose farouchement, n’y voyant que « davantage de paternalisme imposé aux Inuit qui ont toujours lutté à travers le système de leur coopérative, depuis un quart de siècle, pour accéder à un niveau d’autodétermination [43] ». L’inaptitude de plus en plus criante du Conseil à travailler harmonieusement avec les communautés artistiques inuit amène sa dissolution en 1989, et la création d’un organisme au fonctionnement différent : l’Inuit Art Foundation[44]. Au cours des années 1980, ces importantes remises en cause des mécanismes de diffusion de l’art inuit touchent également à sa mise en exposition et aux discours qui l’entourent. Les historiens de l’art font ainsi place à la vision de l’artiste, par le biais de textes biographiques plus élaborés et d’entrevues. Une nouvelle génération d’artistes, bilingues, dont certains vivent et travaillent au Sud, informe aussi de nouvelles méthodes de travail par leur investissement dans le travail du commissaire[45].
Plus récemment, de nouvelles méthodologies et épistémologies sont formulées et expérimentées par un réseau émergent de commissaires et théoriciens inuit. Par exemple, Heather Igloliorte, historienne de l’art originaire du Nunatsiavut, écrit non seulement sur l’art contemporain inuit, mais également sur son propre travail en tant que commissaire. Elle lie création, diffusion et recherche dans un même effort de décolonisation :
« L’art, la pratique culturelle et la diffusion autochtone contredisent les récits coloniaux de notre disparition imminente ou de notre assimilation inévitable, de “l’autre”, de la stase et de l’acculturation [46] ».
Les pratiques développées constituent alors une diversité de solutions et d’intérêts, pouvant, entre autres, intégrer des valeurs et savoirs inuit aux méthodologies d’interprétation, valoriser des régimes inuit d’historicité, ou encore explorer l’usage des nouveaux médias par les artistes[47].
Vers une relecture de la collection du MBAM… et un renouvellement des relations avec les communautés sources
Une initiative importante engagée par le MBAM est la création d’un poste de conservateur-médiateur à l’art inuit, donné en 2019 à Lisa Koperqualuk, anthropologue originaire de Puvirnituq, au Nunavik. Elle a travaillé auparavant pour la Fédération des coopératives du Nouveau-Québec, cofondé l’association des femmes inuit du Nunavik Saturviit en 2005, et est élue au poste de vice-présidente du bureau canadien du Conseil Circumpolaire Inuit en 2018. Selon elle, la création de son poste s’inscrit ainsi dans ce mouvement de réconciliation et de collaboration, poussant les musées à développer autrement leurs expositions. La Commission de Vérité et de Réconciliation du Canada[48], qui publie son rapport en 2015, recommande effectivement, parmi 94 appels à l’action avancés par le rapport, un rapprochement des musées avec les communautés autochtones. Son mandat vise alors à remédier à la coupure entre œuvres et communautés sources lors de leur entrée au sein de la collection muséale : « Il y a une histoire des musées collectionnant l’art autochtone, mais une fois une œuvre achetée, il n’y a plus de relations[49] ».
La vision pour l’exposition de l’art inuit qui émerge est alors ancrée dans une conscience accrue de la perspective des artistes, et d’un contexte bien particulier autrefois marginalisé dans l’espace muséal :
« Je considère que mon rôle, lorsqu’il y a des projets d’exposition, est de veiller à ce que la communauté inuit, et en particulier les artistes inuit, soit impliquée dans la mise en valeur de leurs perspectives […] : est-ce un message pour eux ? Qu’est-ce que cela signifie pour eux ? »
Koperqualuk envisage de plus de valoriser la diversification croissante des médiums et certaines perspectives plus critiques en s’appuyant sur le travail de jeunes artistes, à l’instar par exemple de Nancy Saunders, dont une installation pluridisciplinaire[50] est acquise en 2019 par le musée. Des enjeux contemporains, comme le changement climatique, peuvent ainsi être abordés en s’appuyant sur l’art pour exprimer les perspectives inuit et éventuellement sensibiliser le public à leur impact sur les communautés arctiques :
« Je vais pouvoir chercher dans la communauté inuit, avec des experts inuit, comment l’aborder à travers l’art, ici. […] Je vois des tendances intéressantes dans le monde inuit. On utilise Sedna, femme-esprit de la mer, comme symbole de protection de l’environnement […] En politique, avec le Conseil circumpolaire inuit, nous donnons une voix aux Inuit sur les impacts dans le Grand Nord, qui sont de plus en plus urgents, mais il y a aussi moyen de le faire à travers l’art. »
Cet engagement envers la lecture des enjeux contemporains par le biais des pratiques artistiques se construit dans la lignée des réflexions menées par les artistes dès les années 1960. Les artistes poursuivent ainsi ces dernières décennies leurs expérimentations artistiques au-delà de la préservation des savoirs pour révéler, représenter, déconstruire, voire dénoncer, la longue histoire des changements socioculturels vécus par les sociétés inuit, et pour ultimement affirmer leur présence actuelle et future. Ces thématiques sont explorées au fil des générations par des artistes comme Etidlooie Etidlooie (1901-1981) ou encore Pudlo Pudlat (1916-1992), l’un des artistes proéminents de cette première génération à avoir exploré dans ses œuvres les rencontres interculturelles[51]. Les témoignages, visuels aussi bien qu’écrits, se déploient plus particulièrement à partir des années 1990, liant dans les œuvres Histoire, traumatismes de la colonisation et réalité contemporaine[52]. Ils sont rejoints alors depuis plusieurs années par des commissaires, et des intellectuels qui cherchent à s’éloigner d’une histoire de l’art inuit formulée de l’extérieur pour se rapprocher d’une histoire inuit de l’art.
« L’art inuit a une histoire très particulière et c’est une histoire inuit. Il faut l’entendre. […] Les artistes contemporains expriment aujourd’hui leur vie par l’art, ce qui est beau à voir, parce que nous discernons la culture inuit et leur perception de leur propre vie [53] », affirme ainsi Koperqualuk.
Ces réflexions investissent alors certaines pistes jusque-là marginalisées au sein des musées, des aînés et aînées documentant leur savoir jusqu’aux plus jeunes qui explorent de nouvelles expressions artistiques de l’identité inuit.
La finalité d’une passation d’autorité, au-delà de nouveaux discours d’exposition, implique le décentrement des réseaux de diffusion et des cadres épistémologiques, de cet « ensemble d’habitudes sémiotiques et épistémologiques qui permettent et prescrivent les manières de communiquer et de penser[54] ». Pour Koperqualuk, cette souveraineté, qui s’exprime tout d’abord dans le développement des coopératives comme expression de l’autodétermination des Inuit, s’incarne aujourd’hui dans des expressions artistiques critiques envers l’ingérence canadienne :
« ces jeunes utilisent donc l’art envers leurs projets de justice sociale, comme l’expression identitaire. L’identité c’est la fondation de notre culture, voici qui nous sommes. Nous n’accepterons plus telle injustice, telle inégalité […] de cette façon, je trouve que c’est aussi un projet de souveraineté ».
Le renouvellement des relations avec les communautés sources dépasse alors la simple intégration de la parole des artistes, pour toucher l’ensemble du processus de mise en exposition et ces acteurs, des producteurs au public en passant par les différents intermédiaires. Le deuxième versant du mandat de Koperqualuk consiste ainsi à favoriser des liens entre le musée et les communautés inuit, particulièrement les communautés urbaines du sud du Québec. L’idée même d’un public inuit est le grand absent des réseaux construits autour de la diffusion de l’art inuit dans les musées allochtones. Toutefois, le rôle double attribué à Koperqualuk atteste d’une volonté de rejoindre autrement la communauté. Ces services, qui commencent tout juste à être élaborés, s’inscrivent dans un réseau inédit pour le musée, celui des institutions inuit, au service des Inuit vivant, étudiant ou travaillant, non seulement à Montréal, mais aussi dans le reste du Québec, à l’exemple de la Southern Quebec Inuit Association (créée en 2017). Ce réseau présenterait alors ses orientations, représentant les besoins et les aspirations de la communauté inuit. Ainsi,
« on commence à contacter le monde inuit, la communauté inuit qui vit à Montréal. […] On a un projet en tête pour faire des activités autour l’antiracisme, lié avec l’art et l’éducation. Donc, dans ce cas-là, on veut savoir quels sont les besoins des Inuit vivant à Montréal. »
L’art inuit est ainsi, dès son arrivée sur le marché, intégré à un vaste réseau d’intermédiaires culturels et politiques négociant son statut et son sens. Le travail des communautés et des praticiens inuit sur les dernières décennies ouvre la possibilité de voir de nouveaux réseaux culturels et de nouveaux paradigmes d’interprétation transformer ce sens tel qu’il est construit au sein de l’espace muséal. La passation d’autorité, tel qu’elle se concrétise à la fin des années 2010, ne doit néanmoins pas cacher les difficultés liées à la transformation durable de la gouvernance muséale. Heather Igloliorte exprime le besoin de garder son optimisme modéré par un scepticisme, voire avec cynisme[55]. Elle fait ainsi référence à d’autres périodes récentes marquées par l’enthousiasme, toutefois ultimement minées par les contraintes financières et institutionnelles. Malgré le nombre important d’artistes inuit, il y a encore aujourd’hui peu d’universitaires, conservateurs et commissaires travaillant sur l’histoire de l’art de leur communauté[56]. La majorité écrasante des postes sont en milieu urbain et requiert par conséquent des praticiens prêts à vivre au Sud. Les difficultés d’accès aux formations, à des lieux de pratique, les obstacles à l’inclusion de parcours atypiques, ou encore l’hermétisme du jargon universitaire ou institutionnel sont aussi quelques-unes des difficultés que rencontrent les professionnels inuit au sein du monde de l’art[57].
Notes
[1] L’ethnonyme inuit signifie « les êtres humains » en inuktut, la langue inuit. Je choisis de suivre la position adoptée par plusieurs universitaires, et ainsi de respecter la signification originale d’Inuit, qui est utilisé sans être accordé en genre et en nombre (puisqu’il s’agit déjà d’un pluriel). En position adjectivale, il est aussi considéré comme invariable : un Inuk, des Inuit, la langue inuit, etc. Toutefois, un terme régulièrement utilisé dans les documents d’archives est « esquimau » (ou Eskimo en anglais), terme en désuétude depuis les années 1970, et considéré aujourd’hui offensif. Ce terme est en conséquence utilisé strictement dans le contexte de citations. Je désigne par le terme allochtone toute personne qui n’est pas inuit.
[2] Guigon G., « Taitsumanialuk, les collections de l’Arctique canadien et du Groenland dans les musées français au XIXe siècle », Études Inuit Studies, vol. 42, n° 1, 2018, p. 87‑115.
[3] Igloliorte H., « “Hooked Forever on Primitive Peoples” : James Houston and the Transformation of “Eskimo Handicrafts” to Inuit Art », Harney E., Phillips R. B. (dir.), Mapping Modernisms: Art, Indigeneity, Colonialism, Durham, Duke University Press, 2019, p. 62‑90.
[4] Coward Wight D., « Birth of an Art Form: 1949 to 1959 », Creation and Transformation: Defining Moments in Inuit Art, cat. exp., Vancouver, Winnipeg Art Gallery, 2013, p. 18‑47.
[5] Igloliorte H., « Curating Inuit Qaujimajatuqangit: Inuit Knowledge in the Qallunaat Art Museum », Art Journal, vol. 76, n° 2, 2017, p. 100‑113.
[6] Duvicq N., Les écrits du Nunavik depuis 1959. Problématiques et conditions d’émergence d’une littérature inuit, thèse de doctorat sous la dir. de Daniel Chartier, Université du Québec – Montréal, 2015, p. 16. Plusieurs organisations sont ainsi formées, dont l’organisation nationale Inuit Tapirisat du Canada (ITC) en 1971 (devenu l’Inuit Tapiriit Kanatami — ITK — en 2001), suivie du conseil circumpolaire inuit (ICC) en 1977.
[7] Igloliorte H., Campbell H., Piirainen J., « Inuit Curators in Conversation », Inuit Art Quarterly, vol. 30, n° 2, 2017, p. 16-28. Heather Igloliorte, Heather Campbell et Jocelyn Piirainen, qui mènent cette discussion, sont trois commissaires inuit qui participent à l’émergence de ce nouveau réseau.
[8] Gagnon L., « L’art inuit contemporain : une collection pionnière », Des Rochers J. (dir.), Art québécois et canadien. La collection du Musée des beaux-arts de Montréal, Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, 2011, p. 268. Les trois sculptures sont des artistes Levi Qumaluk, David Mannumi et Markusi Qalingu Angutiqirq.
[9] Ces chiffres sont basés sur mon étude d’une liste des œuvres du MBAM fournie par le service des archives du MBAM. Au début des années 1980, la récession globale n’épargne pas le marché de l’art inuit et les ventes, particulièrement celles des sculptures, chutent drastiquement (voir Coward Wight D., « The 1980s: Recession and Recovery », Creation and Transformation: Defining Moments in Inuit Art, cat. exp., Vancouver, Winnipeg Art Gallery, 2013, p. 128.).
[10] Pelaudeix C., Art inuit : formes de l’âme et représentations de l’être : histoire de l’art et anthropologie, Grenoble, Pise, 2007, p. 40.
[11] Cette prise en charge fait par ailleurs suite aux recommandations du rapport de la commission royale sur le Développement national des Arts, des Lettres et des Sciences, publié en 1951. Le rapport dédie un chapitre à la production autochtone et recommande d’en faire la responsabilité des unités gouvernementales mandatées aux communautés autochtones.
[12] Coward Wight D., « Birth of an Art Form: 1949 to 1959 », Creation and Transformation: Defining Moments in Inuit Art, cat. exp., Vancouver, Winnipeg Art Gallery, 2013, p. 22. Voir aussi les lettres de D. Snowden, du 5 avril 1960, et de N. Hallendy, du 25 novembre 1959, toutes les deux adressées à E. Turner, alors directeur du MBAM, et qui expriment ces considérations (archives du MBAM, dossier E905).
[14] Lettre de E. Turner, 1er mars 1960, archives du MBAM, dossier E905.
[15] Archives du MBAM, dossier E2651 : « It is our intention with this exhibition to assemble and display the finest examples of Eskimo carving, past and present, in order to establish the high quality of this art among other art forms of the world, and to demonstrate the quality which distinguishes the finest Eskimo carvings from the vast production of souvenir and craft items ». Toutes les traductions sont de l’auteure.
[16] Pour une discussion historique sur cette catégorie du souvenir autochtone au Canada, voir l’ouvrage de Phillips R. B., Trading Identities: The Souvenir in Native North American Art from the Northeast (1700-1900), Seattle, University of Washington Press, 1998.
[17] Pelaudeix C., Art inuit : formes de l’âme et représentations de l’être : histoire de l’art et anthropologie, Grenoble, Pise, 2007, p. 61‑62.
[18] Lettre de S. Van Raalte, 3 février 1971, archives du MBAM, dossier E2651 : « The exhibition will include approximately 330 pieces, which the Committee considers to be masterworks of Eskimo sculpture, drawn from many North American collections ».
[19] Houston J., « To Find Life in the Stone/Dégager la vie emprisonnée dans la pierre », Sculpture/Inuit. Sculpture of the Inuit: Masterworks of the Canadian Arctic/La sculpture chez les Inuit : chefs-d’œuvre de l’Arctique canadien, Toronto, University of Toronto Press, 1971, p. 58.
[20] Cette organisation paragouvernementale devient en 1965 l’agence officielle de la commercialisation des œuvres dans le Sud. Elle collabore régulièrement avec le MBAM dans les années 1970, apportant son aide et ses contacts à la majorité des projets d’exposition de cette époque.
[21] n. d., archives du MBAM, dossier E2658. Le tapuscrit est intitulé « l’art esquimau à Cape Dorset » et fait partie d’un dossier de presse sur l’exposition distribué par le gouvernement du Canada.
[22] Elliott G., « Foreword/Avant-Propos », Sculpture/Inuit. Sculpture of the Inuit: Masterworks of the Canadian Arctic/La Sculpture chez Les Inuit : Chefs-d’œuvre de l’Arctique canadien, Toronto, University of Toronto Press, 1971, p. 15.
[23] Grace S., Canada and the Idea of North, Montréal ; Kingston ; Londan ; Ithaca, MQUP, 2002, p. xii.
[24] « Opening of the first exhibit of sealskin prints. Museum of Fine Arts », tapuscrit, 26 février 1960, archives MBAM, dossier PR318 : « We ask ourselves sometimes if we could have sustained the rigors of the Arctic life [and] could have nourished a culture in such forbidding environment ». Nous supposons qu’il s’agit d’un des discours prononcés à l’occasion de l’inauguration de l’exposition.
[25] Tapuscrit sans auteur, sans date, sans titre, commençant par : « Honorable Mrs. Fairclough, Ladies and Gentlemen », archives du MBAM, dossier E905. Le tapuscrit est éventuellement l’un des discours prononcés lors de l’inauguration de l’exposition le 26 février 1960.
[26] Lennox P., « Inuit Art and the Quest for Canada’s Arctic Sovereignty », Calgary Papers in Military and Strategic Studies, n° 5, 2012, p. 7-8.
[27] Vorano N. D., « The Globalization of Inuit Art in the 1950s and 1960s », Creation and Transformation: Defining Moments in Inuit Art, cat. exp., Vancouver, Winnipeg Art Gallery, 2013, p. 48‑57.
[28] Lettre de S. Van Raalte, 12 octobre 1971, archives du MBAM, dossier E2652 : « The Canadian Eskimo Arts Council is delighted by this unique opportunity to exhibit Canadien Eskimo art in another nation possessing a strong Eskimo heritage ».
[29] Communiqué du 16 mars 1973, archives du MBAM, dossier E2658.
[31] Voir la correspondance entre S. Van Raalte et L. Rosshandler, 1972, archives du MBAM, E2651.
[32] Doxtator D., Fluffs and Feathers: An Exhibit on the Symbols of Indianness. A Resource Guide, Brantford, Woodland Cultural Centre, 1992, p. 26 ; Uzel J.-P., « Déni et ignorance de l’historicité autochtone dans l’histoire de l’art occidentale », RACAR, vol. 42, n° 7, 2017, p. 31-32.
[33] Communiqué de presse du 29 janvier 1960, archives du MBAM, dossier E905.
[34] Lettre du 14 avril 1960, archives du MBAM, dossier E905 : « I find there is too much a trend to say the Eskimo sculptures were great ten or fifteen years ago, but they have become devitalized today. I doubt this is so. »
[36] Swinton G., « Contemporary Canadian Eskimo Sculpture/La sculpture contemporaine chez les Esquimaux du Canada », Sculpture/Inuit. Sculpture of the Inuit: Masterworks of the Canadian Arctic/La sculpture Chez Les Inuit : Chefs-d’œuvre de l’Arctique canadien, Toronto, University of Toronto Press, 1971, p. 50.
[37] Houston J., « To Find Life in the Stone/Dégager la vie emprisonnée dans la pierre », Sculpture/Inuit. Sculpture of the Inuit: Masterworks of the Canadian Arctic/La sculpture chez les Inuit : chefs-d’œuvre de l’Arctique canadien, Toronto, University of Toronto Press, 1971, p. 58.
[38] Doxtator D., « The implications of Canadian nationalism for Aboriginal cultural autonomy », Curatorship: Indigenous Perspectives in Post-Colonial Societies, actes du colloque (University of Victoria, 1994), Ottawa, Canadian Museum of Civilization ; Commonwealth Association of Museums ; University of Victoria, 1996, p. 59-63.
[39] Visart de Bocarmé P., « La profession d’artiste : convergence de deux modes de vie », Petit J.-G. et alii, Les Inuit et les Cris du Nord du Québec : territoire, gouvernance, société et culture, Québec, Presses de l’université du Québec ; Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 325.
[40] Igloliorte H., « Curating Inuit Qaujimajatuqangit: Inuit Knowledge in the Qallunaat Art Museum », Art Journal, vol. 76, n° 2, 2017, p. 110 : « By embedding that otherwise forbidden knowledge in their artworks, Inuit artists expressed the principle of qanuqtuurungnarniq, being innovative and resourceful to solve problems, by using the means available to them—art making—to cleverly safeguard Inuit knowledge for future generations ».
[41] Martin T., De la banquise au congélateur : mondialisation et culture au Nunavik, Québec, Presses de l’université Laval, 2003, p. 139‑164.
[42] Pelaudeix C., Art inuit : formes de l’âme et représentations de l’être : histoire de l’art et anthropologie, Grenoble, Pise, 2007, p. 69.
[45] Coward Wight D., « The 1990s: Between Two Worlds », Creation and Transformation: Defining Moments in Inuit Art, cat. exp., Vancouver, Winnipeg Art Gallery, 2013, p. 152‑177 ; Bagg S., « The Anthropology of Inuit Art. A Problem for Art Historians », Jessup L., Bagg S. (dir.), On Aboriginal Representation in the Gallery, Hull, Canadian Museum of Civilization, 2002, p. 184.
[46] Igloliorte H., « “Pas de colonialisme dans notre Histoire.” Les pratiques de décolonisation dans l’art indigène », Decolonize Me/Décolonisez-Moi, cat. exp., Ottawa, Ottawa Art Gallery (etc.), 2012, p. 31.
[47] Asinnajaq, Hopkins C., « Candice Hopkins and Asinnajaq in Conversation », Ocula, 4 mai 2019, https://ocula.com/magazine/conversations/candice-hopkins-and-asinnajaq/ (consulté en juin 2021) ; Igloliorte H., « Curating Inuit Qaujimajatuqangit: Inuit Knowledge in the Qallunaat Art Museum », Art Journal, vol. 76, n° 2, 2017, p. 100‑113 ; Igloliorte H., Campbell H., Piirainen J., « Inuit Curators in Conversation », Inuit Art Quarterly, vol. 30, n° 2, 2017, p. 16-28.
[48] Mise en place par le gouvernement canadien en 2007, cette commission enquête sur les pensionnats indiens, organisés au XIXe et XXe siècles dans le cadre des politiques canadiennes d’assimilation des populations autochtones, et leurs séquelles pour les communautés contemporaines. Le rapport, publié en 2015, peut être consulté sur le site du centre national pour la Vérité et la Réconciliation de l’université du Manitoba, https://nctr.ca/fr/reports2.php (consulté en février 2021).
[49] Toutes les citations de L. Koperqualuk proviennent d’un entretien avec l’auteure (8 novembre 2019, Montréal).
[50] Il s’agit d’une installation sculpturale, Katajjausivallaat, Le rythme bercé (2018).
[51] Igloliorte H., « Inuit Art: Markers of Cultural Resilience », Inuit Art Quarterly, vol. 25, n° 1‑2, 2010, p. 4‑11 ; Lalonde C., « New Directions in Inuit Art since 2000 », Creation and Transformation: Defining Moments in Inuit Art, cat. exp., Vancouver, Winnipeg Art Gallery, 2013, p. 178‑201.
[52] Igloliorte H., « Inuit Art: Markers of Cultural Resilience », Inuit Art Quarterly, vol. 25, n° 1‑2, 2010, p. 4.
[53] « There is a very particular history [to Inuit art] and it’s an Inuit story. That must be heard. […] And then, as we go on, the contemporary artists now are expressing life through art, which is beautiful to see, because we glimpse Inuit culture and Inuit interpretation of their own lives ».
[54] Ba, M., Double Exposures: the Subject of Cultural Analysis, New York, Routledge, 1996, p. 3.
[55] McTavish L. et alii, « Critical Museum Theory/Museum Studies in Canada: A Conversation », Acadiensis: Journal of the History of the Atlantic Region/Revue d’histoire de la région atlantique, vol.46, n° 2, 2017, p. 233.
[56] Igloliorte H., « Curating Inuit Qaujimajatuqangit: Inuit Knowledge in the Qallunaat Art Museum », Art Journal, vol. 76, n° 2, 2017, p. 100.
[57] Igloliorte H., Campbell H., Piirainen J., « Inuit Curators in Conversation », Inuit Art Quarterly, vol. 30, n° 2, 2017, p. 16-28.
— Gaëlle Crenn est maîtresse de conférences en Sciences de l’information et de la communication et membre du Centre de Recherche sur les Médiations (CREM) à l’Université de Lorraine. Ses travaux de recherche portent sur les processus de patrimonialisation et les transformations muséales contemporaines. Elle travaille notamment sur les représentations de l’autre dans les musées d’anthropologie en Europe et dans le Pacifique, sur la muséologie collaborative, sur les représentations des histoires violentes au musée et sur les dispositifs scénographiques d’immersion. Elle a récemment dirigé un dossier consacré à l’émotion dans les expositions (avec Jean-Christophe Vilatte) pour Culture et Musée (n° 36, 2020), revue dont elle est devenue en 2021 directrice adjointe. —
Les expositions itinérantes ont la particularité d’être à la fois les mêmes et autres au cours de leurs pérégrinations dans différents lieux d’accueil. Selon les libertés prises par l’institution d’accueil – musées ou autre lieu d’exposition –, la présentation matérielle et le discours d’interprétation peuvent varier, transformant ainsi la forme et le sens suggéré de l’exposition. C’est finalement par un ensemble de réplications et de déplacements, entre fidélité et écarts au cours de ses occurrences successives que se trame le sens d’une exposition itinérante. L’itinérance peut dès lors se concevoir comme une médiation de l’exposition.
Considérant l’exposition comme média, Jean Davallon souligne que « dans une exposition, la signification est essentiellement dépendante de la mise en espace et en scène en tant qu’agencement des choses en vue d’en permettre l’accès[1] ». Dès lors, nous sommes amenés à nous demander quels changements l’itinérance produit sur la façon de mettre en scène le contenu de l’exposition pour en organiser l’accès. Œuvre dialogique, l’exposition prend sens à travers son adaptation aux espaces d’accueil et aux stratégies d’interprétations locales qui sont déployées, puis dans l’expérience des visiteurs. L’itinérance est aussi révélatrice de la position du musée, de la conception qu’il se forme de son propre rôle. L’analyse des variations entre l’exposition et ses (faux) « doubles » révèle des modifications dans les relations entre publics et « monde exposé[2] » que le musée « inscrit » dans son dispositif muséographique[3]. Elle met de plus au jour les catégories et typologies (des objets et des disciplines) auxquelles souscrivent les musées hôtes, et la conception même que les concepteurs se font du rôle du musée. C’est cette hypothèse que nous mettons à l’épreuve avec le cas de l’exposition Amazonie, le chamane et la pensée de la forêt présentée au musée d’Ethnographie de Genève (MEG) en 2016 puis à Montréal, au musée d’Histoire et d’Archéologie de Pointe-à-Callière (MPAC) en 2017[4].
L’itinérance de l’exposition comme médiation
L’exposition est présentée par le MEG comme une expérience immersive, proposant un discours à la fois engagé (délivrant un message de sensibilisation à la protection de la forêt et de ses habitants) et artistique (la communication insiste sur la présence d’œuvres d’art contemporain). Ce script idéal (au sens d’un parcours imaginé pour un visiteur idéal) semble en mesure de mettre à distance l’image idéalisée et nostalgique que (sup)porte l’Amazonie, et d’embrasser un discours décolonial, mettant en lumière les capacités d’initiative (agency) des habitants autochtones. Son concepteur, Boris Wastiau, directeur du MEG, a d’ailleurs engagé son musée dans une « stratégie de décolonisation[5] ». L’exposition s’inscrit dans un courant critique de l’anthropologie muséale, courant qui s’est développé depuis les années 1970.
Notre démarche consiste, à travers l’analyse du parcours, du choix des objets et de la scénographie dans ces deux lieux d’exposition, à éclairer ce qui se joue dans la (re-)médiation de cette exposition à travers son itinérance. Comme l’a analysé le chercheur Jean Davallon, l’exposition fait œuvre de médiation, en mettant en contact des contenus et des publics[6]. Le sens de l’exposition toutefois n’est pas contenu uniquement dans le texte mais aussi dans le paratexte : dans la matérialité. L’exposition est une œuvre ouverte, dont le sens est créé par la disposition physique des expôts dans un espace tridimensionnel pensé pour être traversé par les corps sensibles des visiteurs (idéaux), et par les expériences qu’y vivent les visiteurs (réels[7]). D’où une nécessaire attention à la finesse des dis-positions d’objets : relations, hiérarchies, stratégies de représentations, tactiques d’ostension[8]. Nous déployons, pour explorer l’exposition, une démarche comparative en trois temps. Nous observons en premier lieu le parcours, objet d’un consensus entre concepteurs[9], accompagné d’un ensemble de dispositifs de médiation, qui orientent l’attention des visiteurs de façon plus ou moins directive et explicite. Nous portons attention ensuite à la mise en scène des photographies, des films et des œuvres d’art, expôts importants de cette exposition multimédiatique. Nous explorons, enfin, la scénographie. Selon la chercheuse Cécilia Hurley-Griener, le terme de dispositif en scénographie doit se comprendre dans le sens double de ce qui « discipline » le regard et le comportement du visiteur, et de ce qui met un objet « sous les yeux[10] » (et, ajoutons-nous, aussi aux oreilles, en bouche, sous la main, etc.) de ce visiteur d’une façon optimale. Ces façons de donner à voir (et inversement de cacher) ont un caractère plus ou moins explicite et sont de ce fait plus ou moins aisément accessibles pour les visiteurs.
Dans cet article, nous verrons ainsi comment à travers les deux occurrences de l’exposition se construisent des narrations[11] différentes sur l’Amazonie, sur l’anthropologie et sur le musée lui-même. En outre, la mise en regard de l’exposition et de son « double » mettra en relief des différences dans la conception même de la médiation – plutôt transmissive ou plutôt active –, conceptions elles-mêmes révélatrices des positions institutionnelles distinctes des musées hôtes.
Le MEG et le MPAC sont des institutions récemment rénovées, qui toutes deux conçoivent des expositions réflexives et critiques. Elles s’inscrivent néanmoins dans des contextes historiques et des traditions muséologiques différents. Si la Suisse a entamé une relecture de son passé colonial, c’est, comme d’autres pays européens, à propos de populations distantes géographiquement, et, pour le cas helvétique, à propos de territoires n’ayant pas fait l’objet d’une domination coloniale directe. C’est donc principalement en relation à l’histoire des expéditions de collecte réalisées par des anthropologues affiliés au musée ou d’autres collectionneurs (diplomates, religieux, marchands, etc.) que le regard du musée sur les objets extra-européens est soumis à une réflexion critique. Bien différent est le contexte québécois, dans lequel s’est développée progressivement un dialogue, parfois malaisé, sur les relations entre les musées et les communautés autochtones présentes sur le territoire.
À partir d’une critique de la représentation des Autochtones au musée, critique venue des Autochtones eux-mêmes comme du monde académique, se sont développées à l’échelle de l’Amérique du Nord de nouvelles pratiques plus collaboratives entre musées et communautés sources[12]. C’est en dialoguant avec les représentants des Premières Nations que les professionnels des musées ont entamé une transformation de leurs pratiques[13]. Le réexamen des questions centrales touchant à la représentation des communautés par le musée, à l’accès aux collections, et aux rapports à la culture matérielle propre aux Autochtones a conduit à diversifier les façons de choisir, de manipuler, de conserver et de mettre en scène – ou à l’inverse de ne pas exposer – les patrimoines autochtones[14]. Par ailleurs, les communautés autochtones, contestant la légitimité même du musée à conserver leur patrimoine, ont développé de modèles alternatifs d’institutions, indépendantes et communautaires, de sauvegarde, de présentation et de transmissions de leur patrimoine[15].
Au Canada, ces réflexions ont conduit à un profond renouvellement des pratiques[16], récemment renforcé par les conclusions de la Commission Vérité et Réconciliation Canada (2015), qui a mis les musées au premier rang des institutions impliquées dans le travail de réconciliation des communautés autochtones et non-autochtones au sein de la nation[17]. C’est également selon ces principes collaboratifs qu’a été menée au Québec l’ambitieuse refonte de l’exposition semi-permanente C’est notre histoire. Premières Nations et Inuit au XXIe siècle au musée de la Civilisation[18]. Ces transformations ont en retour influencé les reformulations des discours anthropologiques qui se développaient dans les musées européens de façon générale[19], et en Suisse en particulier[20]. C’est donc au regard des courants de l’anthropologie muséale dans lesquels s’inscrivent les deux musées que nous analyserons en quoi l’exposition révèle des discours différents sur l’Amazonie, sur les peuples amérindiens qui l’habitent, et enfin sur le rôle du musée lui-même.
Exposer l’Amazonie : parcours d’ensemble et médiations
L’Amazonie est un sujet de fascination et sa mise en exposition pose de nombreux défis[21]. Marquées par la richesse et la complexité de son environnement, ses représentations sont nourries par les palimpsestes de récits d’anthropologues, d’explorateurs et de romanciers. Dans le même temps, elle reste largement méconnue, impénétrable, tout en étant déjà menacée de disparition[22]. Le MEG prend en 2016 l’initiative de lui consacrer une grande exposition temporaire à partir de ses riches collections[23], pour présenter :
« un témoignage sur l’histoire et le devenir des peuples autochtones qui, depuis l’arrivée des premiers colons sur leurs terres, survivent aux fronts pionniers, aux maladies exogènes, aux programmes de “pacification”, de sédentarisation et autres évangélisations dont ils ont fait l’objet[24] ».
Après Genève (20 mai 2016 – 8 janvier 2017), l’exposition est présentée au musée de Pointe-à-Callière, cité d’archéologie et d’histoire de Montréal (20 avril – 22 octobre 2017). Au cœur de l’exposition, sont présentés :
« des parures, des armes, des instruments de musique et des objets usuels illustrent les arts les plus raffinés d’une quinzaine de populations, parmi lesquelles les Wayana, les Yanomami, les Kayapó et les Shuar. Expression de la symbiose avec le monde de la forêt et des esprits, ces témoins de la culture matérielle permettent d’aborder la pratique du chamanisme, commune à toutes les populations du bassin amazonien[25] ».
Le parcours est complété par une introduction sur « l’histoire précolombienne de l’Amazonie, des origines à la conquête, ainsi qu’à celle des collections qui lui font écho, jusqu’à l’époque actuelle », et se conclut avec « des témoignages des populations amazoniennes permet[tant] d’aborder les questions de leur sauvegarde et de la disparition de la forêt[26] ». L’exposition présente également des photographies (issues du fonds du musée, d’ethnologues-photographes, ou encore un reportage du photographe genevois Aurélien Fontanet), des films contemporains (dont Amazonian shorts, huit courts-métrages de l’anthropologue suisse Daniel Schweizer), ainsi que des installations artistiques immersives réalisées spécialement pour l’exposition. Cinq thèmes sont abordés. L’histoire de l’Amazonie est tout d’abord présentée, à l’aide d’ « objets remarquables issus d’une trentaine d’ethnies de neuf pays du bassin amazonien[27] ». Sont ensuite déclinés quatre aspects centraux des cultures amazoniennes : l’animisme, « manière particulière de situer l’humain ou l’individu dans l’univers et d’en poser la raison d’être » ; le chamanisme, « qui peut être décrit comme la capacité de certains individus à “passer” les frontières d’un monde à un autre dans des circonstances particulières » ; le perspectivisme, « concept anthropologique utilisé pour rendre compte, dans un contexte animiste, de l’aptitude et de l’habileté des individus à se projeter dans la situation d’autrui et à imaginer son point de vue » ; et enfin la mythologie, « ensemble théoriquement infini d’histoires et de variations de ces histoires, transmises oralement[28] ».
La première des altérations que rencontre l’exposition itinérante est bien sûr celle qui résulte de son adaptation à l’espace d’accueil du musée hôte. Installée dans l’espace souterrain dévolu aux expositions temporaires, l’exposition se déploie à Genève dans une black box, selon un parcours chrono-thématique : partant de cinq siècles de découvertes et de conquêtes, il se conclut sur un état des lieux des conditions de vie des peuples d’Amazonie et sur leurs revendications, exprimées notamment par leurs chamanes. À Montréal, l’exposition est installée sur deux étages, que sépare un vestibule lumineux. La répartition sur deux niveaux est exploitée pour recomposer le parcours et instaurer une différence d’approche muséographique entre les deux parties : dans la première partie, sont exposés les éléments contextuels qui permettent d’appréhender la pratique anthropologique au cours de l’histoire de l’Amazonie, et d’introduire le chamanisme. La seconde est réservée à la présentation de la culture matérielle des quinze peuples amazoniens. Si l’on retrouve, comme à Genève, une ambiance sombre de forêt et de sous-bois, l’approche muséographique est cependant bien différente, puisqu’à un procédé général d’immersion succède un dispositif clivé, où se remarque une nette dichotomie entre « résonance » (« resonance ») et « émerveillement » (« wonder »), pour reprendre les catégories de Stephen Greenblatt : entre ce qui, d’une part, met en relation avec de multiples mondes, acteurs ou réseaux (premier niveau), et ce qui, d’autre part, arrête, exalte l’attention et l’unicité (second niveau[29]).
Le parcours à Montréal débute avec des images projetées sur une large table centrale évoquant le tracé sinueux d’un fleuve, au long duquel est retracée l’histoire des explorations et de la pratique anthropologique : en suivant ce « fleuve », on retraverse ainsi métaphoriquement les âges de la discipline (Fig. 1).
La présentation contextualise et historicise des pratiques scientifiques et muséales, des premières découvertes archéologiques jusqu’au présent. Elle plonge ainsi dans un temps plus lointain que les conquêtes de l’Occident, et s’intéresse à « la dimension immatérielle des objets matériels[30] ». Elle rend compte de la disponibilité des objets à de multiples usages, et établit, selon un « nouvel historicisme[31] », des liens entre usages anciens et contemporains. Les visiteurs rencontrent en descendant le « fleuve » de nombreux films et photographies de différentes époques présentant des portraits d’anthropologues et d’habitants. La présence des peuples autochtones y est affirmée à travers de nombreux portraits récents et en couleur, alors que ceux-ci n’apparaissent à Genève que dans l’ultime section du parcours. On y observe la mise en retrait des grandes figures d’explorateurs et d’ethnologues, qui étaient très présents en revanche dans le parcours à Genève. Du fait de l’histoire de la collection constituée à travers des expéditions successives, la présence des portraits des collecteurs, qu’il s’agisse de riches amateurs mécènes ou d’anthropologues, renforçait à Genève la légitimité du musée sur son territoire. À Montréal, à l’inverse, où sont favorisées des photographies contemporaines des sujets amazoniens, c’est une vision de l’anthropologique plus globale et plus axée sur la période contemporaine qui se dessine. La réorganisation du parcours s’accompagne ainsi de plusieurs déplacements disciplinaires : de l’ethnologie (située) vers l’archéologie et l’anthropologie (globales), de la géographie à l’histoire.
Comme nous l’avons noté, l’exposition à Genève est dans son ensemble immersive. D’après la présentation du dossier de presse :
« les scénographes [Bernard Delacoste et Marcel Croubalian[32]] ont structuré l’espace d’exposition en quatre volumes bien distincts : une large allée sinueuse évoquant les méandres d’un affluent de l’Amazone ; une haute canopée au travers de laquelle percent les rayons d’un soleil qui se déplace d’heure en heure ; une zone de forêt dense évoquée par des textiles ajourés ; et finalement, en fin de parcours, une structure évoquant la forme d’une maison traditionnelle circulaire yanomami, dite xabono[33] ».
L’idée est de plonger d’emblée le visiteur « au cœur de la forêt amazonienne, [d’offrir] une expérience unique et multi-sensorielle[34] », voire une transe. Comme l’indiquent les panneaux[35], l’exposition s’inspire des travaux de l’anthropologue Philippe Descola[36], et vise à faire ressentir aux visiteurs les continuités qui transcendent la dichotomie cartésienne homme-nature sur laquelle la modernité occidentale s’est bâtie : continuité ou ambivalence entre homme et animal, voire animal et végétal ; continuité ou contiguïté autorisant des passages entre monde matériel et monde spirituel.
Dans cette section, l’œuvre des artistes visuels Gisela Motta et Leandro Lima Amoahiki : les arbres du chant chamanique yanomami, installation d’images projetées sur une toile faite de multiples couches de tissu, évoque la texture de la forêt et la présence des esprits chamaniques[37]. À la toute fin du parcours, leur installation Xapiri (Fig. 2) se compose de plusieurs panneaux verticaux sur lesquels sont projetés des vidéos, entre lesquels se glissent les visiteurs, et d’un accompagnement sonore. Un cartel en détaille le principe :
« Xapiri : rendre compte de l’expérience chamanique.
Xapiri (2013) est un film présenté comme documentaire expérimental par ses auteurs. Il s’agit aussi d’une œuvre clairement artistique. Sa direction a été partagée entre les artistes visuels Gisela Motta et Leandro Lima, les spécialistes en communication Laymert Garcia dos Santos et Stella Senra, ainsi que l’anthropologue Bruce Albert, qui a dédié sa carrière aux Yanomami. Le scénario est issu de leur collaboration avec le chamane yanomami Davi Kopenawa. Le défi de ce film était improbable : rendre compte de l’expérience chamanique, en elle-même indicible, en images pour un public qui n’en a aucune expérience » (Cartel).
Un effort important a été consacré à la dimension sonore de l’exposition, une série de seize contes sonores conçue par une équipe de chercheurs et chercheuses spécialistes des sons du bassin amazonien se déployant dans tout l’espace. Ils forment un environnement sonore subtil dans lequel les visiteurs sont immergés. Évoquant la relation que la musique permet d’établir entre les humains, les animaux et les esprits, ces contes devaient, selon la muséologue du MEG Madeleine Leclair, inonder la forêt de sons « comme un “Pierre et le Loup” amazonien[38] ». Ces créations sonore et multimédia au statut hybride – document, archive, installation, œuvre – sont d’un genre similaire aux installations intégrées dans la nouvelle exposition permanente du musée en 2014[39]. Il n’est pas certain cependant que les visiteurs en perçoivent pleinement le sens. En effet, les concepteurs à Genève ont fait le choix de ne pas leur proposer d’explications détaillées, privilégiant, en cohérence avec la logique immersive, une découverte pourrait-on dire « im-médiate » (sans médiation) des dispositifs. D’après Madeleine Leclair, les retours sur l’exposition révèlent cependant que beaucoup de visiteurs n’ont pas remarqué les contes sonores. Trop abstraits, ceux-ci auraient plutôt dilué l’intention de l’exposition. Le son (émis du haut) est venu de plus se surajouter, mais sans leur correspondre, aux objets (présentés, eux, à hauteur d’homme), introduisant ainsi une nouvelle dissonance cognitive et aggravant la confusion.
Ces œuvres immersives possèdent pourtant des cartels détaillés, à l’exemple de celui de l’installation finale (voir ci-dessus[40]), mais on observe que ceux-ci restent descriptifs et ne portent pas de signe d’adresse à l’attention des visiteurs[41]. À l’inverse, à Montréal, tous les panneaux indiquent systématiquement de façon très explicite, et même injonctive, les usages inscrits dans le dispositif : on trouvera par exemple accompagné d’un pictogramme de casque audio : « ÉCOUTEZ le chant du bâton de pluie et REGARDEZ deux extraits de “Fraternelle Amazonie” », ou encore « RESSENTEZ… ». Par rapport à Genève, toute la médiation textuelle est ainsi repensée et renforcée, pour composer un système de guidage explicite de l’usage des dispositifs. Le musée s’appuie en cela sur les principes classiques de l’interprétation développées par le chercheur canadien Freeman Tilden, souvent mobilisés au MPAC : le visiteur a besoin que l’on dirige son attention sur ce que l’environnement (ici, l’évocation du fleuve et d’une dense forêt) recèle de curieux, d’intéressant, pour stimuler sa curiosité[42].
L’approche muséographique et le guidage des visiteurs se distinguent ainsi nettement dans les deux occurrences, entre immersion à Genève et interprétation à Montréal, même si la dimension immersive subsiste à Montréal – dans la première partie, par les jeux de lumière qui inondent le décor et les toiles brunes évoquant les troncs de sous-bois ; dans la seconde partie, par une scénographie engageante (voir infra). On observe de même entre les deux lieux des différences, voire des inversions, dans la manière de mobiliser les photographies et les films.
L’anthropologue Christopher Morton souligne que « l’anthropologie est une pratique hautement visuelle[43] ». La discipline entretient avec la photographie « une relation intellectuellement ambivalente », du fait de la fascination des anthropologues pour « le mixte puissant du médium, entre véracité optique et […] mutisme du sens[44] ». Aussi la photographie entretient-elle avec l’anthropologie « des interconnexions historiques et méthodologiques[45] » dont il importe d’éclairer la trace dans les expositions. À Genève, la part belle est faite aux photographies prises par des ethnologues historiquement liés au musée. Elles sont exposées comme des œuvres d’art, par des tirages soignés, de grande taille, espacés les uns des autres. Sont ainsi mis à l’honneur à la fois l’engagement des ethnologues et les qualités artistiques de leurs œuvres, l’exposition se faisant galerie d’exposition et mémorial honorant leur mémoire. La légitimité institutionnelle du musée s’en trouve par-là renforcée. À Montréal, l’attention portée aux œuvres filmiques et photographiques tend à s’effacer devant celle portée à leurs sujets. Les photographies sont présentées comme des documents, éventuellement sous la forme de fac-similés et de reproductions. Des nombreux albums de la baronne russe Nadine de Meyendorff, exploratrice et mécène du MEG, il ne subsiste à Montréal qu’une photographie. À Genève, de grands portraits en noir et blanc d’Amérindiens de l’ethnologue et militant genevois René Fuerst (Fig. 3) étaient disposés près d’une vidéo du « fleuve » ; ils ne sont repris à Montréal qu’en vignettes de taille plus modeste (Fig. 4).
Une exception cependant : les tirages de la célèbre photographe brésilienne (née en Suisse) Claudia Andujar sur les Yanomami restent dans les deux cas mises en valeur en tant qu’œuvres esthétiques saisissantes, aptes à faire ressentir aux visiteurs les effets d’une transe chamanique. Dans l’ombre d’une évocation de sous-bois à Genève, rapprochés à Montréal d’un rare film documentaire montrant un chamane au travail[46], les grands formats argentiques restent des œuvres, plus que des artefacts[47]. Selon le muséologue Nuno Porto, « il n’existe pas d’espace d’exposition “neutre[48]” ». Le dispositif dans son ensemble peut ici être appréhendé comme une installation (comme en art contemporain) dans laquelle « le contenu et la forme se [mêlent] l’un à l’autre, cadrant ainsi l’expérience de visite[49] ». Il permet de communiquer aux visiteurs une expression esthétique des modifications des effets de conscience et de la spiritualité de toute expérience chamanique[50].
Plus précisément, la disposition générale des photographies et des films contemporains dans le parcours modifie l’importance accordée à la place actuelle et la capacité d’initiative (agency) des communautés autochtones. À Genève, dans la première section du parcours, la mise en regard d’un film (récent, en couleur) de descente d’un fleuve et de grands portraits d’autochtones (en noir en blanc) tend à magnifier les individus, mais entretient aussi un rapport distancié et esthétisant avec eux, d’autant plus que ces clichés peuvent être rapprochés, par le choix du noir et blanc, des clichés anthropologiques plus anciens qui introduisent la section historique[51]. Comme nous l’avons déjà souligné, c’est uniquement à la fin du parcours que l’on découvre des photographies et des portraits filmés en couleur, montrant les autochtones dans leur environnement contemporain. Cette organisation peut faire courir le risque de renforcer la vision des autochtones – que l’anthropologie muséale a souvent produite[52] – comme peuples lointains à la fois dans l’espace et dans le temps, dont la culture s’est figée dans le passé, tout en activant la nostalgie pour un âge d’or et une innocence perdue. À Montréal, des photographies et des films récents (et en couleur) montrant des autochtones sont mêlés à ceux des anthropologues, contribuant à mettre ceux-ci sur un pied d’égalité avec leurs sujets d’étude en les rassemblant au sein d’un même tableau : ils sont ensemble « ici » (here) et pas seulement vus de « là-bas » (there), pour reprendre la formule de l’anthropologue Clifford Geertz[53] à propos de l’écriture de l’ethnographie. Ce dispositif, qui atteste la contemporanéité des savants avec leurs sujets d’observation, est renforcé par des films dans lesquels des autochtones miment, à l’aide de menus objets (telle une manivelle de bambou), les ethnologues qui les filment[54] (Fig. 5). Ce dispositif engendre un puissant effet de miroir qui incite à réfléchir sur la nature du travail anthropologique, sur la place qu’y occupent les uns et les autres.
À Genève, on découvre dès la section introductive des effets personnels d’anthropologues mis sous vitrine, afin de proposer une réflexion, au double sens du terme, sur l’anthropologie : le visiteur se voit en reflet, comme dans un miroir, et est amené à questionner les relations que la pratique de l’anthropologie induit entre l’observateur/collectionneur et les sujets de son observation. À Montréal, cette dimension réflexive est plus accentuée encore du fait de la présence des films d’anthropologues mimés par leurs sujets d’observation. Ce dispositif génère un questionnement sur les rapports – plus ou moins inégaux, plus ou moins critiques – entre scientifiques et communautés sources, réflexion centrale dans la muséologie collaborative nord-américaine. Plutôt que pour mettre à l’honneur les anthropologues collecteurs historiquement attachés au musée, les images sont employées pour valoriser l’anthropologie comme pratique, si ce n’est égalitaire, du moins collaborative. Est aussi soulignée par ces films la générosité des peuples qui acceptent de dévoiler leur culture, y compris dans ses aspects rituels les plus sacrés/secrets[55]. À Montréal, l’engagement des anthropologues envers et aux côtés des communautés qu’ils étudient est également mis en avant, ainsi que leur amour sincère de l’Amazonie et de ses habitants, car, comme le rappelle l’anthropologue australien Howard Morphy, les anthropologues furent souvent, au début de la pratique, les « premiers défenseurs de la cause[56] » des Autochtones. Enfin, à Montréal, la présence par l’image et la voix des leaders de communautés dans les vidéos au début du parcours met d’emblée en évidence leurs rôles dans des structures politiques qui articulent l’action locale à une dimension globale (les événements internationaux, l’ONU). Sont ainsi accentuées l’actualité de leurs revendications et leur résilience. Au-delà d’une rencontre avec les peuples d’Amazonie, l’exposition propose ainsi par son parcours et son approche muséographique une histoire de la discipline anthropologique dans ses rapports avec le musée. Elle permet d’en considérer les présupposés, la dimension critique et réflexive, tantôt sous une forme plutôt linéaire à Genève, où le fil chronologique s’arrête sur des grandes figures locales, tantôt sous une forme plus critique et distanciée à Montréal.
Le choix des dispositifs qui clôturent les parcours s’inscrivent également dans ces perspectives. À Genève, les visiteurs quittent l’exposition en traversant une œuvre immersive, que le magazine du musée présente comme « un ovni expérimental […] à cheval entre travail de terrain et traitement post-tournage des images et des sons, appliquant des outils technologiques modernes à la captation d’un rituel naturel[57] ». L’œuvre est évocatrice finalement d’une Amazonie insaisissable, magique et intemporelle. À Montréal, les concepteurs font quant à eux le choix de reprendre en fin de parcours un portrait en couleur du jeune Kayapó Xikrin[58] (Fig. 6). La photographie, projetée sur le mur[59], montre le jeune garçon trônant sur un fauteuil de plastique, chaussé de tongs de plastiques vertes (des Hawaïana que l’on retrouve dans une petite vitrine devant la photo), tandis que l’on distingue à l’arrière-plan, pendue au montant d’une habitation, une parure de plumes très élaborée. La photo est accompagnée d’un texte invitant à penser à la valeur de la rencontre, au futur de ces peuples ainsi qu’au nôtre. L’installation synthétise un regard proche et incarné des peuples autochtones, évitant toute folklorisation, tournant résolument le regard vers le futur, proposant, finalement, un sens autre à ce que serait l’ « Amazonie ».
Scénographie, conception du patrimoine et engagement du musée
Concernant la scénographie, les choix opérés dans les deux lieux pour présenter la culture matérielle des quinze peuples amazoniens révèlent des façons distinctes d’établir un rapport entre le visiteur et l’objet, qui sont liées à des conceptions différentes d’envisager le rôle social du musée.
De façon paradoxale, l’exposition au MEG associe à une approche immersive d’ensemble une scénographie plutôt esthétisante pour les objets culturels exposés (parures, armes, objets de la vie quotidienne, objets rituels, etc.). Présentés sous des vitrines, dans la troisième section, ils sont groupés par usage et soigneusement éclairés pour en détailler les qualités formelles (Fig. 7). Selon le magazine du musée, « c’est donc un chemin chaotique mais chatoyant qu’emprunte le visiteur au cours de sa découverte initiatique[60] ».
À l’inverse, à Montréal, une conception d’ensemble plus distanciée s’accompagne d’une scénographie favorisant la proximité et l’engagement des visiteurs avec les objets, majoritairement rassemblés au second niveau de l’exposition. C’est là qu’a été placée la structure conique formée de lattes de bois ajourées évoquant la maison de réunion des villages amazoniens. Dans l’exposition de Genève, cette structure abritait, à la fin du parcours, des photographies et des données socio-économiques contemporaines. Elle introduisait une rupture totale avec la déambulation forestière précédente. D’ailleurs, la structure bloquait quasiment le visiteur dans sa progression, l’obligeant à un détour pour y pénétrer. À Montréal, la « maison » fait aussi obstacle au visiteur, mais elle reste traversable et visitable, au profit d’un engagement tout autre avec les objets qu’elle abrite, une « exceptionnelle collection de masques mehinako, utilisés pour la cérémonie de l’Atuxuà[61] ». À la différence des premières parures exposées, dans une pénombre qui exhaussait la délicatesse et la sophistication de leurs couleurs et de leurs formes, ces figures ne sont pas en plumes et sont de facture et de style variable. La structure qui les protège marque leur caractère secret et sacré, tout en permettant aux visiteurs de les voir de près, en face-à-face : ils vivent une rencontre. La structure abritant de plus une petite vitrine dans sa partie centrale, les visiteurs doivent la traverser en longeant les côtés. Ils peuvent ainsi s’approcher et observer en détail sur les deux côtés, ces figures frappantes, souvent anthropomorphes. La « maison » forme à la fois un espace de réclusion (de mise à l’écart et de protection), de passage, et de transition (entre les règnes des humains et celui des esprits). Dans ces conditions, la relation directe avec ces figures étranges fait ressentir leur nature spirituelle, leur pouvoir sacré. Par cette présentation des objets aptes à favoriser leur découverte et à faire ressentir leur statut et leur charge, la scénographie montréalaise témoigne de l’empreinte dans le contexte québécois des approches autochtones de la muséologie, développées au cours des dernières décennies par les collaborations entre musées et communautés sources.
La dernière section de l’exposition rassemble à Montréal d’autres masques cérémoniels dans une scénographie qui permet, là aussi, de faire ressentir aux visiteurs la charge spirituelle dont ils sont dotés, leur « part immatérielle[62] ». Il s’agit de masques de paille de grande taille[63]. Ils sont disposés sur une estrade, ce qui en accentue la puissance expressive, et sont présentés dans une position oblique rappelant leur allure lorsqu’ils sont portés par des danseurs. Ils sont accompagnés de films projetés directement derrière eux sur le mur, films qui en re-contextualisent les conditions d’usage rituel (Fig. 8).
Cette disposition tente de faire comprendre les conditions d’usage et la fonction sociale des masques, le film apportant des éléments de contexte (les cérémonies) et « donnant vie » aux figures immobiles. À Genève, ces masques spectaculaires étaient présentés verticalement derrière des vitrines, en conclusion – et point d’orgue – du parcours. Les vitrines permettaient d’exhausser leur valeur esthétique, en les mettant simultanément à distance (derrière la paroi protectrice de verre) et en lumière (offerts à la vue, révélant leurs qualités formelles dans cet écrin), selon la scénographie occidentale classique. Au MPAC, dans les sections finales du parcours, les concepteurs font le choix de pointer l’attention des visiteurs sur le caractère problématique de la présence de ces masques cérémoniels au musée. Les cartels rappellent que l’usage habituel est d’abandonner ou de détruire les masques après les cérémonies, ajoutant que certains mêmes ne sont pas censés être vus par les femmes. Leur présence pourrait donc, d’une part, être considérée comme un manque de respect à l’égard des communautés, et entraîner, d’autre part, un contresens en termes d’interprétation : dans la mesure où ils ont été pensés, non pour être conservés, mais précisément pour être consommés, voire consumés, de façon performative, dans les cérémonies, ils ne devraient pas être conservés, ni a fortiori exposés dans les musées[64]. Leur exposition ne saurait en aucun cas rendre compte avec justesse du sens de ce patrimoine, ni rendre justice à leur fonction sociale dans les communautés d’origine. Sauf à penser, comme l’avance ici le musée, que « la conservation à une si grande distance de leur lieu de production et d’usage est considérée comme une forme de destruction[65] ». Avec cette formulation, jusqu’alors inédite (à notre connaissance) dans le monde muséal, le MPAC suggère une articulation nouvelle entre la culture matérielle et ses conditions de patrimonialisation, une articulation qui lui permet fort opportunément de justifier la conservation et l’exposition des artefacts en son sein. S’inspirant des apports de la muséologie collaborative pratiquée avec les communautés sources au Canada, le musée prend le parti d’affronter l’épineuse question de la légitimité à conserver des objets rituels conçus initialement pour être détruits[66] ; à défaut de réellement la discuter, il l’énonce à l’intention des visiteurs et prend position. Une question essentielle au monde muséal actuel est ainsi révélée et offerte à la réflexion du public.
Par les choix scénographiques privilégiés, les catégories disciplinaires (art / anthropologie) et la relation des visiteurs aux contenus exposés sont, d’un lieu à l’autre, déplacées et reconfigurées. Les concepteurs s’engagent à Montréal plus explicitement sur la voix de la réflexivité muséale, en privilégiant « un design d’exposition qui implique les visiteurs et présente des mises en scène évocatrices qui rendent l’autorité du musée moins opaque[67] ». En pointant les apories de la présence des masques, ils ré-ouvrent le questionnement, déjà exploré notamment par l’anthropologue Franz Boas, sur une possible dérive objectiviste dont est porteuse en elle-même l’exposition muséale et sur la capacité du musée à rendre compte d’une culture par la seule exposition de ses artefacts[68]. En introduisant, par des touches qui restent encore légères, un dialogue entre les manières de la muséologie occidentale et de la muséologie autochtone de penser la présence de l’objet au musée, et en introduisant par-là une réflexion sur la légitimité de la présence des objets autochtones au musée, le musée de Montréal s’ « autochtonise[69] » : il fait place aux voix autochtones et restaure un équilibre entre les représentations des diverses communautés en présence.
L’analyse de l’exposition en itinérance éclaire la façon dont celle-ci fait médiation, et ce à différents niveaux. À un premier niveau, les choix de parcours, d’objets (nous avons pris en compte en particulier les photographies, les films ainsi que les installations artistiques immersives) et de scénographie conduisent à dessiner des perspectives distinctes sur l’Amazonie, la façon de considérer ses peuples autochtones, et l’histoire de l’anthropologie. À un second niveau, en fonction des dispositifs de médiation textuelle et du rapport au contenu exposé proposé à l’intérieur de chaque exposition, se révèlent des positions institutionnelles différentes concernant le rôle même du musée : à une approche plus descriptive, constative, déployée à Genève, par laquelle il s’agit de montrer les artefacts des sociétés lointaines et de rendre compte du rôle du musée, répond à Montréal une mise en perspective plus réflexive et critique sur la façon dont l’anthropologie a construit ses objets au fil de son histoire, et sur la façon dont le musée aujourd’hui les expose.
C’est en définitive la conception même de la médiation qui trouve, dans la tension entre ses options, une place élargie. Dans le monde muséal existe une tendance à restreindre la médiation à une dimension purement instrumentale. Il est possible à l’inverse de la considérer de façon plus large comme le moyen d’interpeller le public, afin que celui-ci adopte lui-même une posture réflexive, et de positionner le musée comme acteur de transformation sociale. Il s’agirait ce faisant de re-politiser la médiation[70], en tant que moyen de rendre plus compréhensible pour les visiteurs les processus de représentation de l’Autre à l’œuvre au musée.
L’exposition à Montréal bouscule la médiation muséale transmissive classique : elle procure un engagement physique et esthétique plus convaincant à l’égard des pratiques chamaniques et des objets sacrés ; elle active un dialogue entre les visiteurs et les peuples d’Amazonie, leurs contemporains ; elle questionne, enfin, les pratiques de l’anthropologie muséale (place de l’anthropologue, conservation de la culture matérielle). Le MPAC paraît s’investir plus fortement comme médiateur d’un engagement envers les peuples autochtones eux-mêmes ; il se fait la caisse de résonance de leurs revendications, là où le MEG reste plutôt dans la monstration, même si le récit est attentif à historiciser les objets et l’histoire du musée (première partie) et à mettre en scène l’autonomie et la capacité d’initiative des peuples (dernière partie). À Montréal, la scénographie engageante favorise un script postcolonial dans lequel l’agency des sujets trouve place. Aussi le visiteur peut-il ressentir, à son terme, que « la question “et maintenant ?” est posée non seulement au public général mais d’abord et avant tout aux musées eux-mêmes [et] que, dans cette histoire, il s’agit des gens plus que des objets[71] ».
Finalement, à travers ces parcours d’exposition, le musée de Genève s’affirme plutôt comme une institution patrimoniale qui a permis, grâce à des anthropologues engagés, de préserver des collections précieuses, tandis qu’à Montréal le musée est plutôt une institution engagée, donnant voix aux peuples autochtones victimes d’abus et de déni, en témoignant de la richesse de leur culture aujourd’hui. L’itinérance d’une exposition est une médiation, par où le musée hôte non seulement suggère de nouvelles lectures des contenus, mais aussi énonce son positionnement institutionnel, affirme la conception qu’il se fait de sa mission. En circulant, l’exposition et ses « doubles » – qui n’en sont jamais d’exactes décalques – initient alors une conversation sur le sens de l’œuvre, ainsi ouverte, qu’elle constitue. Aussi, par leur circulation, les expositions temporaires forment-elles à chaque occurrence une « zone de contact[72] » où se négocient et s’influencent réciproquement diverses traditions muséographiques locales et des manières de montrer l’Autre. Nul doute qu’un examen de l’exposition dans sa présentation au Château de Nantes en 2019[73] aura révélé de nouvelles significations proposées aux visiteuses et visiteurs, résonnant avec les courants muséologiques et l’historiographie de l’anthropologie en France.
Notes
[1] Davallon J., « Pourquoi considérer l’exposition comme un média ? », Médiamorphoses, n° 9, 2003, p. 25-28, citation p. 26.
[2] Davallon J., L’exposition à l’œuvre. Stratégies de communication et médiation symbolique, Paris, L’Harmattan, 1999.
[3] Noordegraaf J., Strategies of Display. Museum Presentation in Nineteenth and Twentieth-Century Visual Culture, Rotterdam, Museum Boijmans Van Beuningen ; nai010 Publishers, 2012.
[6] Davallon J., L’exposition à l’œuvre. Stratégies de communication et médiation symbolique, Paris, L’Harmattan, 1999.
[7] Noordegraaf J., Strategies of Display. Museum Presentation in Nineteenth and Twentieth-Century Visual Culture, Rotterdam, Museum Boijmans Van Beuningen ; nai010 Publishers, 2012.
[8] Pavese F., « L’opération scénographique : le façonnage des objets en musealia », Mariaux P.-A. (dir.), L’objet de la muséologie, Neuchâtel, Institut d’Histoire de l’art et de Muséologie, 2005, p. 102-118.
[9] Le Marec J., « Le parcours : drôle de temps pour une rencontre », La Lettre de l’OCIM, n° 155, 2014, p. 5-15.
[10] Hurley-Griener C., « Jalons pour une histoire du dispositif », Culture et musée, n° 16, 2010, p. 207-218.
[11] Chaumier S., « Les écritures de l’exposition », Hermès, vol. 61, n° 3, 2011, p. 45-51.
[12] Peers L., Brown A. K. (dir.), Museums and Source Communities, New York, Routledge, 2003 ; Sebastiani S., « Questions aux musées d’anthropologie : une introduction », Passés futurs, n° 6, 2019, p. 1-19, en ligne : https://www.politika.io/fr/numero-revue-pf/vitrines-lhumanite (consulté en janvier 2021) ; Lonetree A., Decolonizing Museums: Representing Native America in National and Tribal Museums, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2012.
[13] Onciul B., Museums, Heritage and Indigenous Voice. Decolonizing Engagement, New York, Routledge, 2015 ; Ames, M., « Are Changing Representation of First Peoples in Canadian Museums and Galleries Challenging the Curatorial Prerogative? » West R. (dir.), The Changing Presentationof the American Indian: Museums and Native Cultures, Washington, National Museum of the American Indian ; University of Washington Press, 2004, p. 73-162.
[14] Denzin N., Lincoln Y., Smith L. (dir.), Handbook of Critical & Indigenous Methodologies, Thousand Oaks, Sage Publications, 2008.
[15] Child B., « Creation of the Tribal Museum », Sleeper-Smith S. (dir.), Contesting Knowledge. Museums andIndigenous Perspectives, Lincoln, University of Nebraska Press, 2009, p. 251-256.
[16] Dubuc É., Turgeon L., « Musées d’ethnologie : nouveaux défis, nouveaux terrains », Ethnologies, vol. 24, n° 2, 2002, p. 5-18 ; McMaster G., « Our (Inter) Related History », Jessup L., Baggs S. (dir.), On Aboriginal Representation in theGallery, Hull, Canadian Museum of Civilization, 2002, p. 3-8 ; Bibaud J., « Muséologie et Autochtones du Québec et du Canada. De la crise à la “décolonisation tranquille” », Cahiers du MIMMOC, 2015, n° 5, en ligne : http://journals.openedition.org/mimmoc/2169 (consulté en janvier 2021).
[18] Desmarais L., Jérôme L., « Voix autochtones au musée de la Civilisation de Québec : les défis de la muséologie collaborative », Recherches amérindiennes au Québec, vol. 48, n° 1-2, 2018, p. 121–131, en ligne : https://doi.org/10.7202/1053709ar (consulté en janvier 2021) ; Jérôme L., Kaine E., « Représentations de soi et décolonisation dans les musées : quelles voix pour les objets de l’exposition C’est notre histoire. Premières Nations etInuit du XXIe siècle (Québec) ? », Anthropologie et Sociétés, vol. 38, n° 3, 2014, p. 231-252. Jérôme L., « Peuples autochtones et musées : 25 ans de relations au musée de la Civilisation », Robitaille M.-P. (dir.), Voyage au cœur des collections des Premiers Peuples, Québec, Septentrion et Musée de la Civilisation, 2014, p. 111-123.
[19] Van Geert F., Du musée ethnographique au musée multiculturel. Chronique d’une transformation globale, Paris, La Documentation Française, 2020 ; Thomas D. (dir.), Museums in Postcolonial Europe, Londres ; New York, Routledge, 2010.
[20] Je me permets de renvoyer à un précédent article : Crenn G., « Reformulating the museum discourse in critical ethnology exhibitions. Limits and ambiguities in the reform at the Museum der Kulturen, Basel and the musée d’Ethnographie de Neuchâtel », ICOFOM Study Series: The Predatory Museum, 45, 2017, p. 37-46, en ligne : https://journals.openedition.org/iss/299 (consulté en janvier 2021).
[21] La Fondation Cartier a par exemple consacré deux expositions à l’Amazonie : Yanomami, l’esprit de la forêt (14 mai – 12 octobre 2003) ; La lutte Yanomami (30 janvier – 10 mai 2020).
[22] Voir par exemple Rêves d’Amazonie, cat. exp., Daoulas, Abbaye de Daoulas, 2005.
[23] Le fonds amazonien du musée compte 5000 pièces. Selon le dossier de presse, « l’exposition présente près de 500 objets, photographies et films se déployant sur 1000 m2, autant de témoignages des cultures amérindiennes telles qu’elles ont été observées du 18e au 21e siècle ». MEG, Dossier de presse « Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt du 20 mai 2016 au 8 janvier 2017 », 2016, en ligne: http://www.ville-ge.ch/meg/pdf/presse_12.pdf (consulté en janvier 2021).
[25] Château des ducs de Bretagne à Nantes « Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt (du 15 juin 2019 au 19 janvier 2020)», en ligne : https://www.chateaunantes.fr/expositions/amazonie/ (consulté en janvier 2021).
[27] MEG, Dossier de presse« Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt. Du 20 mai 2016 au 8 janvier 2017 », 2016, en ligne: http://www.ville-ge.ch/meg/pdf/presse_12.pdf (consulté en janvier 2021).
[29] Greenblatt S., « Resonance and Wonder », Karp I., Lavine S. D., (dir.), Exhibiting Cultures. The Poetics and Politics of Museum Display, Washington, Smithonian Institution Press, 1991, p. 42-56, citation p. 54.
[30] Leblic I., « Introduction : La part “d’immatériel” dans les objets de culture dite “matérielle” », Le Journal de la Société des Océanistes, n° 136-137, 2013, en ligne : http://jso.revues.org/6839 (consulté en janvier 2021).
[31] Greenblatt S., « Resonance and Wonder », Karp I., Lavine S. D. (dir.), Exhibiting Cultures. The Poetics and Politics of Museum Display, Washington, Smithonian Institution Press, 1991, p. 42-46, citation p. 54 : « New historicism ». Sur la question de l’historicité en anthropologie, voir par exemple Turnbull P., « Autralian Museums, Aboriginal Skeletal Remains, and the Imagining of Human Evolutionary History, c. 1860-1914 », Museums and Society, vol. 1, n° 13, 2015, p. 72-87.
[32] Les architectes Bernard Delacoste et Marcel Croubalian (MCBD Architectes) de Genève.
[33] MEG, Dossier de presse « Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt Du 20 mai 2016 au 8 janvier 2017 », 2016, en ligne : http://www.ville-ge.ch/meg/pdf/presse_12.pdf (consulté en mars 2020).
[36] Descola P., Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
[37] Gisela Motta et Leandro Lima vivent et travaillent à São Paulo. C’est à la suite de la visite du village yanomami de Watoriki, dans l’État de Roraima, qu’ils produisent cette œuvre retraçant leur expérience.
[38] Madeleine Leclair, MEG. Communication au Séminaire « Réécrire le passé colonial : enjeux contemporains des collections de musée », organisé par Felicity Bodenstein et Benoît de L’Estoile, Séance 5 : Muséographies de l’immatériel, École Normale Supérieure, Paris, 13 septembre 2017.
[39] On pense en particulier à l’installation vidéo d’Ange Leccia, dans l’espace d’introduction du parcours permanent, qui berce les visiteurs d’images de ressac marin, et à la chambre sonore, où ils peuvent s’immerger dans un bain d’images et de son en marge du parcours de visite. Voir le site du MEG, en ligne : https://www.ville-ge.ch/meg/ (consulté en janvier 2021). Voir aussi Magnol J., « Au MEG, Ange Leccia célèbre la mer partagée par toutes les civilisations », Genève active, 11 mai 2015, en ligne : https://www.geneveactive.ch/article/au-meg-ange-leccia-celebre-la-mer-partagee-par-toutes-les-civilisations/ (consulté en janvier 2021).
[40] Il existait d’ailleurs également un cartel assez détaillé introduisant les contes, mais, comme le reconnaît M. Leclair, il était mal placé et peu visible.
[41] Ces textes sont d’ailleurs les mêmes que ceux du dossier de presse, au point qu’on peut se demander s’ils n’en seraient pas directement issus. Cette identité entre textes de communication (dossier de presse) et textes de médiation dans l’exposition (cartel) pose question sur la conception qu’a le musée de la nature du travail de médiation muséale.
[42] Tilden F., Interpreting Our Heritage: Principles and Practices for Visitor Services in Parks, Museums, and Historic Places, Chapell Hill, University of North Carolina Press, 1957.
[43] Morton C., « Photography, Anthropology of », H. Callan (dir.), The International Encyclopedia of Anthropology, Chapel Hill, John Wiley & Sons, 2018.
[46] La générosité de la communauté qui a permis de réaliser et transmettre ce film est d’ailleurs explicitement soulignée à Montréal.
[47] On doit à l’anthropologue américain James Clifford ce partage entre œuvre et artefact dans les musées d’anthropologie. Clifford J.,Malaisedans la culture. L’ethnographie, la littérature et l’art au XXe siècle, Paris, ENSB-A, 1996.
[48] « There is no such thing as a “neutral” […] exhibition space », Porto N., « From Exhibiting to Installing Ethnography: Experiment at the Museum of the University of Coimbra, Portugal, 1999-2005 », Basu P., Macdonald S. (dir.), Exhibition Experiments, Oxford, Blackwell, 2007, p. 175-196, citation p. 176.
[49] « Content and form [melt] with one another, thus framing the visiting experience », ibid., p. 187.
[51] Même si à l’entrée de l’exposition le public trouve d’abord des portraits en couleurs de chamanes.
[52] Fabian J., Time and the Other: HowAnthropology Makes its Object, New York, Columbia University Press, 1983 ; Bensa A., La fin de l’exotisme. Essais d’anthropologie critique, Paris, Anacharsis, 2006.
[53] Geertz C., Works and Lives. The Anthropologist as Author, Stanford, Stanford University Press, 1988.
[54] « Imitation de tournage », film, extrait de Yopi : Chez les Indiens du Brésil, tourné par l’anthropologue Felix Speiser, 1924, MEG (cartel).
[55] Notamment un rare film de transe chamanique. Sur les objets secrets/sacrés, voir Jordanova L., « Objects of Knowledge: A Historical Perspective on Museums », Vergo P. (éd.), The New Museology, Londres, Reaktion Books, 1989, p. 22-40.
[56] Morphy H., « The Displaced Local. Multiple Agency in the Building of Museum’s Ethnographic Collections », Message K., Witcomb A. (éd.), International Handbook of Museum Studies. T. 1 : Museum Theory, Hoboken, Wiley, 2015, p. 365-387, citation p. 371 : « The most supportive of the Aboriginal cause ».
[57] Cereghetti S., Arpin L., « Dédicace aux esprits de la forêt », Totem, le magazine du musée d’Ethnographie de Genève, n° 72, p. 16-17, citation p. 17.
[59] La photographie d’environ 2 m de large couvre tout un pan du mur de la salle.
[60] Rostain S., Delpuech A., « L’appel de la forêt. Ou quand Genève se tropicalise », Totem, le magazine du musée d’Ethnographie de Genève, n° 72, p. 5-7, citation p. 6.
[61] « Une cérémonie visant à s’attirer les bonnes grâces des esprits et à favoriser le retour de l’âme volée, qui a lieu tous les cinq à sept ans », selon le cartel.
[62] Leblic I., « Introduction : La part “d’immatériel” dans les objets de culture dite “matérielle” », Le Journal de la Société des Océanistes, n° 136-137, 2013, en ligne : http://jso.revues.org/6839 (consulté en mars 2020).
[63] Ces masques, qui sont de catégorie « mâle et femelle », dépassent la taille humaine.
[64] C’est la position que soutient par exemple l’anthropologue Monique Jeudy-Ballini. Voir Jeudy-Ballini M., « Muséographier l’émotion esthétique ? Réflexions à propos d’un exemple océanien », THEMA. La revue des musées de la civilisation, n° 2, 2015, p. 45-54.
[66] Cette question a pris une importance renouvelée à la suite de la parution en novembre 2018 du Rapport Sarr-Savoy commandé par le président de la République française : « Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle (http://restitutionreport2018.com/). Voir par exemple le débat : König V., et alii, « Les collections muséales d’art “non-occidental” : constitution et restitution aujourd’hui », Perspective, 1, 2018, p. 37-70, en ligne : https://journals.openedition.org/perspective/7833 (consulté en janvier 2021).
[67] « Exhibition designs that engage visitors by presenting evocative displays that render the museum’s authority less opaque ». Butler S. R., « Reflexive Museology. Lost and Found », Message K., Witcomb, A. (éd.), International Handbook of Museum Studies. T.1 : Museum Theory, Hoboken, Wiley, 2015, p. 159-182, citation p. 159.
[68] Kalinowski I., « Franz Boas. Le musée d’Histoire naturelle de New York et la galerie de Dresde », Revue germanique internationale, n° 21, 2015, p. 113-132, citation p. 131.
[69] Phillips R. B., Museum Pieces: Toward the Indigenization of Canadian Museums, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2011.
[70] Casemajor N., Dubé M., Lafortune J.-M., Lamoureux È. (dir.), Expériences critiques de la médiation culturelle, Québec, Presses de l’université Laval, 2017.
[71] « “What now ?” In the end, this question is posed not only to the general public, but, first and foremost, to museums themselves [and] the visitor leaves the exhibition with a feeling that, in this story, it is more about people than it is about objects ». Formule de Manuela Françozo à propos d’une autre exposition sur l’Amazonie qui s’inscrit dans une veine critique similaire : Françozo M., « What Now? The Insurrection of Things in the Amazon, Museum der Kulturen, Basel, Switzerland », Curator, vol. 56, n° 4, 2013, p. 451-459, citation p. 458.
[72] Voir Clifford J., Routes. Travel and translation in the late twentieth century, Cambridge, Harvard University Press, 1997.
[73] Château des ducs de Bretagne à Nantes, « Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt (du 15 juin 2019 au 19 janvier 2020) », 2019, en ligne : http://www.chateaunantes.fr/fr/evenement/amazonie (consulté en janvier 2021).
Pour citer cet article : Gaëlle Crenn, "L’itinérance comme médiation. Le cas de l’exposition Amazonie, le chamane et la pensée de la forêt (musée d’Ethnographie de Genève, 2016 ; musée de Pointe-à-Callière, Montréal, 2017)", exPosition, 27 septembre 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-2/crenn-itinerance-mediation/%20. Consulté le 8 juin 2023.
— Mélina Ramondencest architecte diplômée d’État, doctorante en architecture au laboratoire Méthodes et Histoire de l’Architecture de l’école nationale supérieure d’Architecture de Grenoble. Ses recherches portent principalement sur les utopies urbaines et architecturales de la fin des années soixante et sur les relations entre art et architecture dans la seconde moitié du XXe siècle. Sa thèse de doctorat, en cours de rédaction, porte sur les œuvres des architectes prospectifs Pascal Häusermann, Claude Costy et Jean-Louis Rey dit Chanéac, dont la majeure partie des fonds sont conservés au Frac Centre-Val de Loire. —
À l’aube des années 2000, le fonds régional d’Art contemporain de la région Centre-Val de Loire[1] (Frac Centre-Val de Loire) a fait entrer dans ses collections des projets d’architecture expérimentale des années 1960 et 1970. Cette politique d’acquisition[2] a permis à ce Frac de constituer une collection unique, à un moment où l’architecture détournait le regard d’une parenthèse prospective jugée embarrassante, et préférait se focaliser sur l’étude du mouvement moderne pour se constituer en discipline universitaire. Tout au contraire, le milieu de l’art contemporain portait ainsi un regard fasciné sur ces travaux qu’il qualifiait alors d’« expérimentaux[3] » ou d’« utopiques[4] ». L’emploi de ce dernier terme, que réfutaient les architectes prospectifs en leur temps, dénote toute la difficulté d’une relecture contemporaine de leur production. Revenant plus tard sur l’utilisation de ce vocable, le critique d’art et d’architecture Michel Ragon tentait d’expliquer que :
« la différence entre utopie et prospective, c’est que l’utopie situe son devenir dans l’imaginaire, alors que la prospective donne des lieux et des dates. L’utopie est poétique, la prospective, scientifique. Ou plutôt, la prospective se veut scientifique, alors que la dose de fantaisie qu’elle contient est peut-être en fait son meilleur atout[5]. »
Il semblerait en effet que ce soit cette « dose de fantaisie[6] », d’invention et de création, qui ait éveillé peu à peu les intérêts concomitants d’institutions dédiées à l’art contemporain[7]. Toutefois, nombre de projets qui ont intégré les collections du Frac Centre-Val de Loire avaient été présentés initialement dans la perspective d’expositions internationales, pour porter un discours spécifique sur l’architecture dans sa dimension prospective. Dans un moment charnière, où l’ensemble de la discipline comme de la profession s’interrogeait sur son futur et celui de la société, ces expositions étaient d’autant plus importantes qu’elles offraient des espaces-temps de débat dans lesquels les projets devenaient de véritables manifestes, des tribunes qui permettaient aux architectes de prendre position, de façon plus ou moins radicale. Une question se pose alors. Que se joue-t-il dans ce passage de l’exposition comme discours par l’architecture à l’exposition comme discours sur l’architecture ? L’objectif de cet article est d’interroger ce que le processus d’ « artification[8] » des projets, entrés dans des collections d’art contemporain et considérés comme des œuvres, fait à l’architecture. Nous considérons cette question à travers l’exemple des travaux de certains membres du groupe international d’Architecture prospective (GIAP) conservés par le Frac Centre-Val de Loire : ceux de Pascal Häusermann (donation de Pascal Häusermann en 1997, puis 2005), Jean-Louis Chanéac (dépôt de Nelly Chanéac en 1999, puis plusieurs donations entre 2008 et 2012), Yona Friedman (acquisitions 1998 et en 2010), et Nicolas Schöffer (acquisition en 2004).
1960-1970 : l’exposition d’architecture comme événementmanifeste
Michel Ragon entame en 1963, avec la publication de l’ouvrage Où vivrons-nous demain[9] ? un travail de médiatisation et de diffusion d’une architecture prospective. Pistant le futur, ce critique d’art puis d’architecture autodidacte débusque ainsi « une architecture de recherche jusqu’alors clandestine et pratiquement inconnue[10] ». Témoin attentif de l’émergence de nouvelles manières de penser et de représenter l’architecture dans une société dont il constate les profondes mutations, il en devient rapidement un protagoniste incontournable. Il s’emploie à fédérer des artistes, des ingénieurs, des sociologues, des scientifiques… : des chercheurs issus de champs disciplinaires très divers qui cherchent tous à modéliser, à prévoir et à inventer la ville et l’habitat du futur, adoptant l’attitude prospective appelée de ses vœux par le philosophe Gaston Berger. En homme médiatique, Michel Ragon va orchestrer la diffusion des travaux des prospectifs par l’intermédiaire d’articles, d’ouvrages, d’interventions télévisées, de conférences, et bien sûr, d’expositions.
Dans le contexte de bouillonnement intellectuel et culturel qui caractérise les années 1960 se tiennent en effet des expositions majeures qui actent pour la plupart la naissance de collectifs d’architectes radicaux. Ainsi s’ouvre en 1963, à Vienne en Autriche, l’exposition Architektur d’Hans Hollein et Walter Pichler. Comme le note Eva Bransome :
« Leur exposition commune, présentée comme un “work in progress” , s’est avérée explosive dans son contenu[11] », provoquant l’establishment architectural en affirmant que « tout est architecture[12] ».
La même année, à Londres, le duo à l’origine du groupe Archigram, Peter Cook et David Greene, présente Living City, prenant le pouls de la société et expérimentant des nouvelles formes de représentation architecturale multipliant les emprunts à la culture populaire. Trois ans plus tard, en 1966, l’exposition Superarchitettura acte la collaboration des radicaux d’Archizoom et de Superstudio, deux groupes formés à la même université à Florence. Ces trois expositions ne sont que quelques exemples de l’effervescence de cette nouvelle génération d’architectes qui éclot dans les années 1960. Tous ces événements sont autant de remises en question frontale de la discipline et de la profession architecturales. Elles poursuivent toutes le même objectif : réinventer l’architecture, souvent par l’hybridation, les mélanges, les emprunts à d’autres disciplines. La transformation de l’architecture passe par un renouvellement de ses représentations et ces expositions sont des moments particulièrement importants de diffusion d’images nouvelles et non académiques du projet, comme le photomontage, la bande dessinée, les collages…
12 Villes prospectives : une exposition fondatrice
Fig. 1 : G.I.A.P, couverture du livret d’exposition 12 Villes prospectives, Fonds Georges Patrix, Bibliothèque Kandinsky, Paris, Courtesy Bibliothèque Kandinsky, Centre Georges Pompidou / MNAM CCI. Tous droits réservés.
La fondation du groupe international d’Architecture prospective (GIAP) est annoncée le 21 juin 1965, lors d’une conférence de presse tenue à la Cinémathèque française, alors installée au Palais de Chaillot. Cette conférence de presse inaugurale permet au GIAP de diffuser largement son manifeste et son programme de conférences[13], et d’annoncer une première exposition collective. Il semble que cet événement, qui devait se tenir en septembre au musée des Arts décoratifs, ait été délocalisé et précipité au mois de juillet pour coïncider avec la tenue du VIIIe congrès de l’Union Internationale des Architectes[14] (UIA). Ainsi, le 3 juillet 1965, quelques jours à peine après son officialisation, le (GIAP) inaugure l’exposition 12 Villes prospectives (Fig. 1) au siège de l’entreprise Saint-Gobain, à Neuilly.
Fig. 2 : André Biro et Jean-Jacques Fernier, La Ville en X, s-d, Archives de la critique d’Art de Rennes, Fonds Michel Ragon (FR ACA MRAGO ECR PUB 001), Courtesy Archives de la critique d’Art, Rennes. Tous droits réservés.
Elle présente les projets des Allemands Ludwig Karl Hilberseimer (Chicago replanned), Eckhard Schulze-Fielitz (La cité spatiale, science-fiction réalisable) et Werner Ruhnau (Klimatisiert Bandstadt im Ruhrgebiet), des Français Nicolas Schöffer (Ville cybernétique), Pierre Szekely (Cité aérienne), Paul Maymont (Ville verticale et souterraine), André Biro et Jean-Jacques Fernier (L’X, Cité à structure continue) (Fig. 2), et Yona Friedman (L’urbanisme spatial), des Japonais Kusho Kirokawa (Helix City) et Kenzo Tange (The nature of the City of 10.000.000 inhabitants), du Suisse Walter Jonas (Cité Intra) (Fig. 3), et de l’Américain Reginald Malcolmson (Metro-linear city). Dans l’introduction du livret de l’exposition[15], Michel Ragon explique :
« les 12 villes prospectives que nous avons sélectionnées sont une première démonstration indiquant que des recherches parallèles ont lieu aussi bien aux États-Unis qu’en Europe ou en Asie. Elles soulignent que des lignes de forces existent et de nouvelles méthodes d’organisation de l’espace. Il appartient aux pouvoirs publics et à la grande industrie de faire passer ces villes de la théorie à la réalité[16] ».
Fig. 3 : Walter Jonas, La Cité Intra, photographie d’une maquette réalisée en 1964, livret d’exposition 12 Villes prospectives Fonds Georges Patrix, Bibliothèque Kandinsky, Paris, Courtesy Bibliothèque Kandinsky, Centre Georges Pompidou / MNAM CCI. Tous droits réservés.
L’objectif est donc de toucher largement le public d’architectes présent au congrès de l’UIA et de le gagner à la cause prospective, mais aussi de créer des liens entre toutes les professions du bâtiment et les décideurs politiques. À la suite de l’introduction de Michel Ragon, le livret d’exposition est pensé comme un résumé de l’argumentaire des douze projets, dont chacun se voit consacrer une page sur laquelle figurent une image et un court texte explicatif. Des thématiques similaires émergent, parmi lesquelles la mobilité, la consommation du sol, l’évolutivité de l’urbain désormais pensé comme un système, et l’impermanence de l’architecture. Ingénieurs, architectes et artistes, tous semblent à la recherche d’un code génétique de l’architecture, d’une règle du jeu qui permette de projeter le développement urbain sans le planifier entièrement, pour répondre à l’explosion démographique des villes tout en rejetant la planification de leur époque. Les images des progrès scientifiques et technologiques exacerbent l’imaginaire des membres du GIAP comme de l’ensemble de la société : la conquête spatiale est promise aussi à l’architecture. L’ensemble des travaux présentés dans l’exposition vise à résoudre les problèmes urbains de façon scientifique et rationnelle, notamment par l’usage de la mégastructure. En apportant des solutions aux problèmes humains et sociétaux par le biais supposément neutre du progrès technique, ce groupe de « non-alignés de l’architecture[17] » dépolitise aussi le débat. Le manifeste du groupe se borne ainsi aux phrases suivantes :
« Le GIAP n’a donc pour l’instant d’autre doctrine que la prospective architecturale. Contre une architecture rétrospective. Pour une architecture prospective[18] ».
Tous s’emploient ainsi à apporter des arguments scientifiques et techniques pour étayer solidement leurs propositions, et administrer la preuve de leur réalisme. Au contraire des expositions d’avant-garde citées précédemment, 12 Villes prospectives juxtapose des recherches de concepteurs issus de pays et de générations très diverses, qui ne se connaissent parfois pas et ne se rencontrent pas toujours. La dimension collective est uniquement portée par le discours élaboré par Michel Ragon. Il n’est toutefois pas totalement seul à le construire. On trouve ainsi la trace d’une première version de cette exposition, qui devait initialement présenter 16 projets, dans les archives de Yona Friedman conservées au Getty Institute[19]. L’architecte et sociologue, membre fondateur du GIAP, semble être l’un des instigateurs de l’exposition. Cela explique la grande représentation des travaux du groupe d’études d’architecture mobile (GEAM), piloté par Friedman, dans la sélection finale[20]. Ainsi, dans l’ouvrage Exhibit A, Exhibitions that transformed Architecture[21], Eeva-Liisa Pelkonen considère 12 Villes prospectives comme un possible prolongement de l’exposition l’Architecture mobile[22], présentée à Amsterdam par le GEAM en 1961, et qui montrait déjà des recherches de Schulze-Fielitz, Maymont et Friedman. La préface du petit catalogue d’exposition reprenait en partie le texte Mobiles Planen, Mobiles Bauen, publié par Günther Kühne dans la revue Bauwelt, en 1958 :
« Pendant des millénaires, on a bâti pour les millénaires, l’œil toujours fixé sur l’éternité. Il est caractéristique que les siècles qui n’ont pas produit de grands ouvrages, ou seulement un très petit nombre, ont prétendu avec le plus de véhémence à créer pour l’éternité. Selon Goethe, on peut être, le cas échéant dans l’erreur, mais on ne peut pas la bâtir. Ce mot est très vrai, mais la leçon est peu observée. Villes et villages ne montrent que trop clairement aujourd’hui les traces de projets faux et d’une architecture fausse. On pourrait écrire des livres et des livres décrivant ces résultats pétrifiés d’actes irréfléchis, du moins pendant les derniers cent ans, sinon depuis des siècles. On n’a pas bâti pour les vrais besoins humains, les réalisations architecturales étant vieillies au moment de leur achèvement. Ajoutons que les besoins humains changent, que les meilleures solutions architecturales ne suffiront pas aux demandes différentes de demain. La vie est variabilité, pulsation, dynamisme, alors que la forme bâtie est statique. Tout ce que l’on a bâti dans le monde jusqu’à présent est statique, invariable, c’est-à-dire mort. La transformation sociale des villes exige une révision radicale des techniques d’urbanisme et de construction, le nombre croissant de la population terrestre exige un rythme inouï de construction, les transformations techniques (circulation, télécommunications, productions, etc.) amènent des exigences imprévisibles[23]. »
Si sa préface du fascicule 12 Villes prospectives s’avère moins virulente, Ragon rejoint totalement ce texte. Il affirme son adhésion aux travaux du GEAM en y déclarant que « pour répondre aux besoins croissants de logements et empêcher les villes de s’étendre indéfiniment, la solution de l’urbanisme spatial apparaît comme la plus rationnelle[24] ». En revanche, il n’exclut pas les autres pistes et directions de recherches parallèles qu’il sent émerger.
Quelques années plus tard, Ragon analyse :
« le GIAP ne prit jamais la cohérence d’Archigram ou de Métabolisme. Ce fut à la fois sa force, car il put ainsi rassembler des chercheurs de tendances très différentes, voire opposées, dans une sorte de vaste œcuménisme de la recherche architecturale) et sa faiblesse (car les liens sont plus étroits lorsqu’une même idéologie vous rassemble). Deux grandes tendances se sont en fait retrouvées dans le GIAP : l’une mathématique, l’autre “naturaliste”. Les uns ont donné un rôle prédominant à la cybernétique, les autres à la spontanéité biologique[25] ».
Si dans cette première exposition, les tenants de la première tendance semblent plus largement représentés, l’ouverture vers les « naturalistes » s’engage dès 1966. Les deux imaginaires, puissants, se confrontent et se superposent.
Expositions, réexpositions des travaux du GIAP
Immédiatement après Neuilly, l’exposition 12 Villes prospectives sera montrée au palais de la Découverte, puis à la maison du Congrès de Royan en août 1965, et lors de la première édition du festival SIGMA (Bordeaux) en octobre 1965. D’autres expositions collectives des travaux des membres du GIAP auront lieu dans le cadre de manifestations plus larges : la deuxième édition de SIGMA en novembre 1966, l’exposition Art matière brute à la Maison de l’ORTF en 1966, la Foire de Tours en mai 1967, l’exposition La nature moderne sous les auspices du centre expérimental du Spectacle, en juin 1967. Parcourant la France et plus seulement Paris, les architectes du GIAP exposent ainsi leurs projets dans le contexte de grands événements nationaux (foire, festivals) : leurs propositions deviennent alors des attractions, des moments de spectacles, plutôt que les démonstrations scientifiques qu’ils espéraient.
Une exposition vient contredire ce schéma. Les projets des membres du GIAP sont exposés en 1966 par la Galerie Arnaud, au 212 boulevard Saint-Germain, à Paris. La programmation de la galerie de Jean-Robert Arnaud, fondée en 1950, veut s’inscrire à contre-courant d’une scène artistique parisienne alors dominée par l’abstraction géométrique. Outre l’accueil d’expositions, la galerie se dote dès 1952 d’un bulletin d’information, qui deviendra la revue Cimaise, au comité de rédaction de laquelle participe Michel Ragon. L’amitié entre les deux hommes et leur ambition commune de faire connaître de jeunes créateurs expliquent l’accueil fait par la galerie aux travaux des seuls prospectifs, dans une exposition qui leur offre une tribune précieuse sur la scène de l’avant-garde parisienne.
En 1967, le GIAP réfléchit aux futures expositions à envisager à l’étranger pour affirmer sa dimension internationale. Dans un bilan d’activité[26] dressé par André Biro et Jean-Jacques Fernier en date du 19 septembre sont envisagées des présentations au musée des Arts décoratifs de Lausanne, à l’institut national d’Architecture de Rome, à Oslo… L’avenir du groupe est alors incertain. Griffonnés dans les archives de Georges Patrix, son secrétaire, les résultats d’un vote visant à prendre une orientation collective sont sans appel : deux voix sont pour une conservation du GIAP dans sa forme originelle, trois souhaitent sa dissolution, et dix, sa transformation. Sans qu’une réelle transformation n’ait lieu, le second souffle du GIAP viendra de la Belgique. Jean-Claude Herpain, administrateur du centre d’études architecturales (CEA) de Bruxelles, contacte Michel Ragon en septembre de la même année pour inviter le GIAP à présenter ses travaux dans le cadre de journées d’études, et dans la collection des cahiers du CEA[27] publiés aux éditions SOCOREMA entre 1967 et 1972. Cette même maison publie la revue Neuf[28], qui participera grandement à la diffusion des idées des prospectifs. Le numéro 19 de cette publication, paru en 1969, consacre ainsi une grande partie de ses pages aux Rencontres internationales d’architecture et d’urbanisme de Cannes. Sous le patronage des publicitaires Roger Ville et Jacques Bétourné, fondateurs de l’association Construction et Humanisme, le « concours de Cannes[29] » est « organisé en marge de toute institution […] et financé par des industriels et bâtisseurs[30] ». L’événement rassemble les prospectifs de tous les pays, et treize équipes sont invitées à présenter et à exposer leurs recherches pour une ville nouvelle. Le GIAP est largement représenté : dans le jury par Paul Maymont, et parmi les candidats par Guy Rottier et Yona Friedman, Pascal Häusermann et Claude Häusermann-Costy, André Biro et Jean-Jacques Fernier, et Chanéac. Ce dernier expose au Palais des Festivals les planches de sa Ville cratère, qui lui vaut de se voir attribuer le grand prix international d’Architecture des mains des plus éminents architectes internationaux de l’époque – parmi lesquels Louis Kahn, Jean Prouvé, Jaap Bakema, et Bruno Zevi. La réussite de ces rencontres et l’émulation notable qu’elles engendrent ne suffira pas à empêcher l’essoufflement de l’élan prospectif. Ainsi que l’exprime Chanéac, il s’agit là de la « dernière pirouette sur la scène internationale[31] » des membres du GIAP. S’achevant dans les controverses et dans une ambiance électrique[32], la seconde édition de la manifestation, en 1970, sera la dernière.
En 1969, la saline royale d’Arc-et-Senans, qui prépare déjà sa transformation en centre de Réflexion sur le Futur sous l’impulsion de Serge Antoine[33], est le décor d’un étonnant tournage. Le réalisateur Raoul Sangla y prépare un documentaire en forme d’oratorio[34] sur la ville idéale. Parmi les intervenants, Chanéac présente la Ville cratère, projet qui lui a valu d’être distingué aux Rencontres de Cannes. Lorsque le présentateur s’enquiert de détails sur ce projet urbain en forme de mégastructure évolutive, son concepteur lui répond : « Alors ça, c’est quelque chose de très raisonnable, c’est à réaliser tout de suite, la semaine prochaine on pourrait commencer les travaux[35]… ». Il semble que l’ensemble des travaux présentés à Cannes aient été montrés à la Saline Royale. Il s’agirait de la dernière exposition des prospectifs, qui pouvaient affirmer une dernière fois la foi progressiste et l’optimisme technophile partagés par tous ses membres.
Un héritage embarrassant
Près de quinze ans après la parution de l’ouvrage Où vivrons-nous demain ?, Michel Ragon publie le troisième tome de son Histoire mondiale de l’architecture et de l’urbanisme modernes[36] dont il a entrepris l’ambitieuse écriture en 1971. Intitulé Prospective et futurologie, ce dernier opus, qui devait faire entrer le moment prospectif dans l’histoire de l’architecture, contribue paradoxalement à l’en effacer. En le circonscrivant, ce texte referme ce qui sera perçu dès lors comme une parenthèse plus fantaisiste que fantastique. Dans son introduction, Michel Ragon perçoit déjà les limites de son entreprise.
« À partir de [1965], les journaux à grands tirages, puis finalement toutes les revues d’architecture, ont visualisé la prospective architecturale. Ce succès apparent a son revers. On a moins retenu l’idée de la recherche, de la nécessité de créer une “urbanologie”, qu’une illustration parfois plaisante, parfois cauchemardesque, d’un avenir s’apparentant à la science-fiction. On a écrasé ces projets d’un nouvel urbanisme sous l’étiquette du “fantastique[37]” ».
Dès 1973, le critique et historien de l’architecture italien Manfredo Tafuri se fait le plus célèbre fossoyeur de cette production, qu’il qualifie de « néo-avant-garde[38] ». Le scientisme et l’apolitisme revendiqués des membres du GIAP disqualifient leurs recherches aux yeux d’une profession tout entière, italophile[39], qui s’emploie au même moment à construire une posture intellectuelle, politique et critique. Le GIAP est discrédité. Rapidement, l’étiquette prospective invalide les propositions des architectes et des artistes coupables d’avoir fantasmé l’an 2000. Lors de la réédition de son troisième tome en 1986, Michel Ragon lui-même opère un profond changement : le sous-titre Prospective et Futurologie disparaît[40].
Quelques années plus tard, l’historienne Dominique Rouillard n’est pas plus tendre avec cette production qu’elle qualifie de « prospective d’amateurs[41] » et dont elle relève « l’extravagance facile[42] » dans son ouvrage paru en 2004, Superarchitecture : le futur de l’architecture (1950-1970). Mais tandis que la profession architecturale, embarrassée, détourne le regard de cet héritage jugé encombrant, le milieu de l’art contemporain lui découvre un immense intérêt. À l’aube de cet an 2000 qui stimulait l’imaginaire des prospectifs, tout un pan de l’histoire architecturale est reconsidéré par des institutions d’ordinaire centrées sur la création contemporaine. C’est le cas du Frac Centre-Val de Loire.
La ré-exposition. Une réhabilitation par l’art contemporain
En 1991, sous l’impulsion conjointe de Frédéric Migayrou et Marie-Ange Brayer, ce Frac oriente ses collections vers la question de « l’architecture de demain, réunissant art contemporain et architecture expérimentale[43] » et se donne une mission : collectionner les œuvres de ceux qui « refusaient les carcans, ceux de l’architecture comme ceux de l’art, pour inventer une praxis dont le Frac Centre-Val de Loire a fait son champ de recherche, et dont le nom reste encore à inventer[44] ». L’objectif annoncé : dresser une « cartographie internationale, généalogie historique de la recherche architecturale et de ses relations à la création artistique depuis les années 1950[45] ». Le rassemblement au sein d’une même collection de travaux d’artistes et d’architectes prolonge l’esprit de synthèse et de fusion dans lesquels étaient formulés les travaux des prospectifs. Ainsi que le souligne Hélène Jannière[46], Michel Ragon s’était employé à devenir le propagateur d’une nouvelle forme de synthèse des arts opérant une fusion entre l’architecture, l’art, le design et l’urbanisme pour créer un nouvel environnement. Le propos du Frac identifie bien ce « rêve né dans les années 1960 d’une création à l’échelle de chaque instant. L’espoir de voir disparaître et l’art, et l’architecture au profit d’une vie devenue œuvre est le fer de lance d’une critique du modèle architectural dominant[47] ». Marie-Ange Brayer souligne en 2013 : « à la différence d’archives nationales d’architecture, la collection du Frac Centre ne met pas l’accent sur la finalité constructive du projet d’architecture, mais sur sa dimension prospective[48] ».
Fig. 4 : Vue de l’exposition Atlas des Utopies présentée au Frac-Centre Val de Loire du 3/04/2019 au 11/08/2019. De gauche à droite : Angela Hareiter, Ansicht, 1965, Echelle 1:10 ; Pascal Häusermann, Domobiles, 1971 et Pascal Häusermann, Domobiles, 1972, Prototypes, plan, faces, collection du Frac Centre-Val de Loire. Photo : M. Ramondenc, Courtesy Frac Centre-Val de Loire. Tous droits réservés.
Les accrochages des collections permanentes du Frac alternent ainsi entre approche cartographique et approche historique. Dans le registre cartographique, le dernier accrochage de la collection en 2019, Atlas des Utopies (Fig. 4), faisait la part belle aux avant-gardes architecturales des années 1970 avec des groupes comme Archigram et Archizoom, de Coop Himmelb(l)au, et aux membres du GIAP comme Yona Friedman, Chanéac, et Pascal Häusermann… Ce genre de présentation dresse un panorama de groupes de recherche de l’époque, et donne à comprendre son foisonnement, en termes de postures, de représentations, de systèmes de références. Notons toutefois que l’utilisation du terme « utopie » dans le titre de cette exposition – terme que les membres du GIAP ont toujours réfuté et qui était employé par leurs détracteurs pour disqualifier leurs propositions – contribue à mettre ces travaux en marge de l’histoire de l’architecture, et à considérer cette période de production comme une parenthèse.
Dans une approche historique, l’exposition hommage à Michel Ragon, Villes visionnaires, présentée en 2014, se composait de deux volets, « l’un historique, l’autre prospectif [49] ». Son argumentaire précise :
« Au terme de ce parcours historique, l’exposition présente les projets contemporains d’une vingtaine d’agences d’envergure internationale et s’interroge sur la réappropriation aujourd’hui de ces enjeux à grande échelle. L’environnement urbain globalisé est désormais une réalité, qui émerge au croisement du bâti et du connecté, du sauvage et du maîtrisé[50] ».
Ce type d’exposition permet de réintégrer l’épisode prospectif à la grande histoire de la prospective architecturale et d’observer les projets de cette avant-garde au prisme des questions contemporaines, scrutant les filiations possibles.
Une histoire à réécrire ?
Les expositions du Frac ont permis de reconsidérer, avec un recul de presque cinquante ans, les travaux des architectes prospectifs. Leur ré-exposition par cette institution est complexe : une fois la fascination dépassée, il s’agit de construire un discours distancié sur les œuvres, resituées dans leur époque, sans établir à tout prix de filiation artificielle avec des projets contemporains. Et d’autres questions plus pragmatiques se posent. On peut notamment s’interroger sur la conservation des fonds d’architectes par un Frac et sur le nouveau statut que cela peut conférer aux documents qui les composent.
« Souvent considérés comme des documents d’archives, les plans issus de ces donations obtiennent pour partie d’entre eux, le statut d’œuvre d’art en entrant dans la collection du Frac Centre. Tandis que d’autres conservent leur statut documentaire. Selon quels fondements scientifiques cette répartition s’effectue-t-elle[51] ? » s’interrogeait Emmanuel Bosca, alors chargé des collections du Frac Centre-Val de Loire, en 2013.
Lors de la donation du fonds Chanéac, opérée par son épouse, les archives ont été divisées en deux lots : d’un côté, des dessins dont les caractéristiques esthétiques et l’originalité leur ont permis d’être déposés puis donnés au Frac ; de l’autre les esquisses jugées moins importantes et les documents liés à la vie de l’agence (book, administration, carnets…) conservés aux archives départementales de la Savoie. Or la scission du fonds complique la compréhension de l’œuvre puisque l’on retrouve aux archives départementales de la Savoie des séries de croquis préparatoires qui donnent des précisions très précieuses pour comprendre la genèse des projets. À l’inverse, l’intégralité du fonds Häusermann, comportant des photographies de chantier, des documents administratifs, des écrits, des correspondances… a été déposée au Frac Centre-Val de Loire. Mais cette situation est particulièrement complexe à gérer pour les équipes, car les Frac n’ont pas vocation à devenir des lieux de conservation d’archives ouverts aux chercheurs.
L’entreprise de sauvegarde entamée par le Frac Centre-Val de Loire a donc permis de redécouvrir des projets d’architectures extraordinaires, des architectes et des concepteurs tombés dans l’oubli. Ainsi que l’affirme Marie-Ange Brayer, l’institution « a contribué à faire redécouvrir sur un plan international toute une génération d’architectes qui avaient disparu des ouvrages d’architecture sauf de ceux de Michel Ragon qui, dans Prospective et futurologie, exhuma tous ceux qui avaient été relégué à la catégorie d’utopistes[52] ». L’acquisition de leurs fonds, d’abord motivée par la qualité esthétique et l’« exposabilité » de ces images d’architecture-fiction, a permis leur sauvetage. Conférant le statut d’œuvres autonomes à des éléments de projet autrefois inscrits dans un processus créatif, leur ré-exposition a permis de construire un regard neuf sur ces travaux, et finalement de reconsidérer tout un pan de la production architecturale. Aujourd’hui, il semble important de relire ces œuvres comme des étapes d’un processus de projet, pour mieux saisir les spécificités des démarches de chacun de leurs créateurs. Ainsi, nombre d’historiens de l’architecture s’engouffrent désormais dans la brèche ouverte par les historiens de l’art pour réécrire cette période qui fascine à nouveau et lui redonner sa juste place, vérifiant encore une fois la sentence de Benedetto Croce selon laquelle « toute histoire digne de ce nom est histoire contemporaine[53] ».
Notes
[1] Depuis 1982, chaque région de France est dotée d’un fonds régional d’Art contemporain dans le cadre d’un partenariat avec le ministère de la Culture. Les missions d’un Frac sont la constitution d’une collection d’art contemporain, mettant l’accent sur la création actuelle et sa diffusion en région, en France et à l’étranger.
[2] En 1991, le Frac Centre-Val de Loire oriente sa collection sur le rapport entre art et architecture. L’institution se tourne alors vers l’acquisition de projets d’architecture expérimentaux et prospectifs des années 1950 à aujourd’hui. Cette collection comprend aujourd’hui 300 œuvres d’artistes, 800 maquettes d’architecture et 14 000 dessins issus de nombreux fonds d’architectes.
[3] Brayer M.-A. (dir.), Architectures expérimentales (1950-2012) : collection du Frac Centre, Orléans, HYX, 2013.
[4] Le dernier accrochage de la collection du Frac Centre-Val de Loire, en 2019, portait le titre Atlas des utopies.
[5] Ragon M., Histoire mondiale de l’architecture et de l’urbanisme modernes. Tome 3 : Prospective et Futurologie, Paris, Casterman, 1978, p. 26.
[7] « Avec ses 400 artistes et architectes représentés, la collection du Frac est aujourd’hui, à l’échelle mondiale, l’une des trois plus importantes consacrées à l’architecture (avec celles du Centre Pompidou et du MoMA de New York) » explique Abdelkader Damani, son directeur. Damani A., « La collection du Frac Centre-Val de Loire », Conquêtes Spatiales, journal de l’exposition, Annecy, CAUE de Haute-Savoie, 2020.
[8] Terme employé par Gilles Rion, alors coordinateur artistique du Frac Centre-Val de Loire, lors du cycle Architecture Partagée & Recherche Ouverte. # 3 : Le temps de la reconnaissance au CAUE de Haute-Savoie, à Annecy, le 16 avril 2019.
[9] Ragon M., Où vivrons-nous demain ?, Paris, Robert Laffont, 1963.
[10] Ragon M., Histoire mondiale de l’architecture et de l’urbanisme modernes. Tome 3 : Prospective et Futurologie, Paris, Casterman, 1978, p.13.
[11] Pelkonen E.-L., Exhibit A. Exhibitions That Transformed Architecture(1948-2000), Londres ; New York, Phaidon Press Limited, 2018, p. 72.
[12] Hollein H., « Alles ist Architektur », Bau. Schrift für Architektur und Städtebau, vol. 23, n°1-2, 1968, p. 2.
[13] Deux cycles de conférences des membres du G.I.A.P se tiendront ensuite au musée des Arts décoratifs de Paris entre 1965 et 1967.
[14] Le congrès s’est tenu du 5 au 9 juillet 1965 sur le thème de la Formation des architectes.
[15]12 Villes prospectives, exp., Neuilly, Siège Social de Saint-Gobain, 1965. Le livret d’exposition est conservé dans les archives du secrétaire du G.I.A.P, Georges Patrix, Bibliothèque Kandinsky/Centre Pompidou.
[16]12 Villes prospectives, livret d’exposition, Neuilly, Siège social de Saint-Gobain, 1965, p. 3.
[17] Busbea L., Topologies: The Urban Utopia in France (1960-1970), Cambridge ; Londres, MIT Press, 2007, p. 5.
[18] Manifeste du GIAP (1965) conservé dans les archives du secrétaire du GIAP, Georges Patrix, Bibliothèque Kandinsky/Centre Pompidou.
[19] Inventaire préliminaire du fonds Yona Friedman (boîte 79 – dossier 3) dressé par Polly Hunter et Ann Harrison au Getty Research Institute.
[20] Sur les douze projets présentés, un quart sont des projets de membres du GEAM.
[21] Pelkonen E.-L., Exhibit A.Exhibitions That Transformed Architecture(1948-2000), Londres ; New York, Phaidon Press Limited, 2018, p. 70.
[22] L’exposition voyage de 1961 à 1962 entre Amsterdam, Hanovre, Paris, Berlin, Varsovie, Londres et Munich.
[23] Kühne G., « Mobiles Planen. Mobiles Bauen », Bauwelt n° 49, 1958, pp. 491-494., cité par Ragon M., Histoire mondiale de l’architecture et de l’urbanisme modernes. Tome 3 : Prospective et Futurologie, Paris, Casterman, 1978, p. 330.
[24]12 Villes prospectives, livret d’exposition, Neuilly, Siège social de Saint-Gobain, 1965, p. 3.
[25] Ragon M., Histoire mondiale de l’architecture et de l’urbanisme modernes. Tome 3 : Prospective et Futurologie, Paris, Casterman, 1978, p. 345.
[26] Archives Georges Patrix, Bibliothèque Kandinsky/Centre Pompidou, PAT82.
[27] Parus entre 1967 et 1972, les seize cahiers du CEA sont relatifs aux séminaires Études sur les structures et leurs liaisons avec l’architecture de l’académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles.
[29] Ses participants appellent plus familièrement ainsi les Rencontres internationales d’architecture et d’urbanisme de Cannes, organisée par l’association Construction et Humanisme.
[30] Saint-Pierre R., Maisons-bulles. Architectures organiques des années 1960 et 1970, Paris, Éd. du patrimoine, 2015, p. 45.
[31] Chanéac J.-L., Architecture interdite, Paris, Éd. du linteau, 2005, p. 86.
[32] Le groupe Utopie, emmené par Jean Baudrillard, diffuse notamment un tract assassin durant les Rencontres.
[33] Voir à ce propos Chenevez A., «La saline royale d’Arc-et-Senans : un patrimoine sans mémoire », Fabre D., Iuso A. (dir.), Les monuments sont habités, actes du colloque (Matera, 2010), Paris, Éd. de la MSH, 2010, p. 275-289, également en ligne : https://books.openedition.org/editionsmsh/3504?lang=fr (consulté en juin 2021).
[34] Sangla R., « Oratorio, Claude-Nicolas Ledoux ou la ville idéale », ORTF, 21.11.1969, 76 min, Archives INA.
[38] Tafuri M., Projet et utopie. De l’Avant-garde à la Métropole, Paris, Dunod, 1979, p. 120.
[39] Cohen J.-L., La coupure entre architectes et intellectuels, ou les enseignements de l’italophilie, Paris, École d’Architecture Paris-Villemin, 1984.
[40] Lors de la réédition, le texte intégral est profondément remanié. Le nouveau sous-titre du troisième tome devient : De Brasilia au post-modernisme.
[41] Rouillard D., Superarchitecture : le futur de l’architecture (1950 -1970), Paris, Éd. de la Villette, 2004, p. 11.
[46] Jannière H., « Michel Ragon : la critique d’architecture, de la Synthèse des arts au GIAP », Critique d’art, n° 29, 2007, en ligne : https://journals.openedition.org/critiquedart/937 (consulté en juin 2021).
[47] Damani A., « La collection du Frac Centre-Val de Loire », Conquêtes Spatiales, journal de l’exposition, Annecy, CAUE de Haute-Savoie, 2020.
[48] Brayer M.-A., « Le Frac Centre, une collection art & architecture », Brayer M.-A. (dir.), Architectures expérimentales (1950-2012) : collection du Frac Centre, Orléans, HYX, 2013, p. 8.
[50]Villes visionnaires, dossier de presse, Orléans, Frac Centre-Val de Loire, 2014.
[51] Bosca E., « La régie des œuvres au Frac Centre : conserver et diffuser l’art contemporain », communication lors des journées d’étude du Master histoire de l’art de l’université François Rabelais de Tours Médiation culturelle / Pratiques de l’exposition (Tours ; Chambord, 3-4 octobre 2013) ; texte en ligne : https://ash.univ-tours.fr/medias/fichier/bosca_1403798080343-pdf?ID_FICHE=34090&INLINE=FALSE (consulté en juin 2021).
[52] Brayer M.-A., « Le Frac Centre, une collection art & architecture », Brayer M.-A. (dir.), Architectures expérimentales (1950-2012) : collection du Frac Centre, Orléans, HYX, 2013, p. 10.
[53] Croce B., Contribution à ma propre critique, Paris, Nagel, 1949, p. 110.
— Jeanne Artous est doctorante en Sciences de l’art à l’Université de Lorraine, sous la direction de Claire Lahuerta et Sylvie Thiéblemont-Dollet. Rattachée au Centre de Recherche sur les médiations (CREM EA-3476), ses recherches portent sur la manière dont le handicap visuel permet de repenser la scénographie et la muséographie ainsi que notre rapport à l’art. Également attachée temporaire d’enseignement et de recherche en arts plastiques à l’Université de Lorraine (Metz), elle aborde la scénographie du spectacle vivant en collaborant régulièrement avec l’Opéra-Théâtre de Metz. Plus récemment, sa collaboration avec la maison d’édition Les doigts qui Rêvent et l’équipe du muséum d’Histoire naturelle de Toulouse lui permet d’aborder la médiation de six objets représentatifs des muséums d’histoire naturelle par le biais d’activités sensorielles, ludiques et pédagogiques en direction des enfants. Ce guide de médiation prônant l’accessibilité intervient comme un outil complémentaire à l’album tactile « Les petits explorateurs tactiles au muséum ». —
Miroir de la société, les institutions muséales se doivent d’être représentatives de la pluralité des publics en favorisant des approches diversifiées de leurs collections. L’accompagnement devient alors un enjeu social, culturel et éducatif soutenu par l’État français faisant l’objet de deux lois. L’une rend la médiation obligatoire pour l’ensemble des musées de France[1] ; la seconde, connue sous l’appellation « loi Handicap », réaffirme l’accès à la culture pour les personnes aux habiletés diversifiées[2]. Ces deux actions œuvrent pour une démocratisation de la culture et interrogent indirectement les pratiques muséales actuelles et leur rapport aux publics.
D’un point de vue perceptif, l’oculocentrisme tient une place prépondérante au sein de la plupart des expositions. L’hégémonie de la vue peut être appréhendée comme un parti pris à des fins de conservation de l’art, tout comme il participe à un certain formatage réceptif de l’exposition. Il est alors difficile de passer outre les nombreuses injonctions qui touchent professionnels et publics de « ne pas photographier », de « ne pas toucher », de « ne pas courir » ou encore de « ne pas parler fort ». Toutes ces restrictions d’actions amènent le visiteur à adopter des postures institutionnelles qui le conduisent à devenir le « visiteur-modèle » dont fait état Jean Davallon.
« Le musée est ainsi le lieu d’actions “ritualisées”, c’est-à-dire à la fois réglées avec précision et regroupées selon des gestes signifiants tels que des gestes de contemplation, de consultation, de conservation, etc[3]. ».
Toutes ces codifications corporelles qui orientent ou restreignent la perception ont un impact direct sur l’ensemble des visiteurs dans leur façon de se mouvoir au sein du parcours d’exposition, mais également dans la relation qu’ils tissent avec l’œuvre. Ce façonnement perceptif, dans lequel l’oculocentrisme joue un rôle important, peut également devenir un facteur d’exclusion pour les publics amblyopes[4] ou aveugles.
Ce modèle perceptif axé sur la vue entend questionner la relation qu’entretient le public avec l’œuvre et engage une réflexion sur les approches expérientielles et plurisensorielles de l’art. L’exposition L’art et la matière : prière de toucher (2019), fruit d’une première collaboration entre le musée Fabre de Montpellier et le Louvre, interpelle le visiteur par la dimension sensible qu’elle propose. Au sein du parcours, textures, matières et sculptures sont à portée de mains, d’oreilles ou d’odorat. Faisant l’objet d’un nouveau partenariat avec cinq musées[5] appartenant au French Regional American Museum Exchange (FRAME[6]), l’exposition offre un regard sur dix reproductions de sculptures traitant de la figure humaine de l’Antiquité jusqu’au XX ͤ siècle. Au cours de ce parcours sensitif, le rapport aux œuvres originales n’est pas ou peu évoqué. En effet, ces dernières sont localisées pour première moitié au musée Fabre et pour seconde moitié dans les différents musées étapes de l’itinérance. De fait, la rencontre avec les originaux ne peut donc avoir lieu que de manière épisodique en suivant le parcours physique de l’exposition à travers la France. Suggérée uniquement par l’intermédiaire de sa reproduction, la double exposition occasionne un questionnement accru sur la conception tant intellectuelle que matérielle de la réplique – choix esthétique, sémantique et éthique – sur la réception des publics et interroge fondamentalement la symbolique liée à l’œuvre originale.
Une conception participative
D’avril à septembre 2019, le musée des Beaux-Arts de Lyon accueillait l’exposition L’art et la matière : prière de toucher et participait en amont à la réflexion sur la conception tactile des œuvres issues des musées du réseau FRAME. Cet engagement institutionnel, qui tend à promouvoir la pluralité perceptive telle que l’envisage le critique d’art Daniel Arasse[7], n’aurait pas eu de sens si ces réflexions n’appelaient pas à une collaboration avec les personnes concernées. En effet, le positionnement empathique seul et la volonté de bien faire ne suffisent pas pour la création d’un parcours cohérent ; ils auraient en outre poussé l’institution à tolérer une forme d’appropriation culturelle menant à une discrimination positive qui aurait conduit à s’interroger sur la pertinence des choix opérés. C’est pourquoi, le musée a choisi de développer un partenariat avec l’association Valentin Haüy et la Fédération des Aveugles et Amblyopes de France (FAAF) de façon à valoriser la singularité perceptive et à déterminer les enjeux autour de la perception haptique[8].
Dans le cadre de ce parcours expérientiel, les sculptures sont amenées à être perçues de manière plurisensorielle et demandent un équilibre tactilo-visuel. En effet, lorsque la vue est altérée partiellement ou totalement, le rapport qu’une personne entretient avec son environnement se fait de façon multisensorielle, et demande au cerveau une forme de reconversion imagée. Celui-ci va donc traiter les informations, les hiérarchiser afin de reconstituer mentalement l’environnement. Lors de la découverte d’une œuvre d’art par l’intermédiaire du toucher, le cerveau va prendre en considération la forme générale, les dimensions, les textures, la température, la dureté de la matière, ou encore les reliefs de la sculpture, pour opérer une projection mentale. Pour le cerveau, tous les éléments font sens et ont leur importance. Il accorde donc un intérêt particulier à toutes ces informations. La rencontre des personnes impliquées dans la préparation de l’exposition avec l’œuvre originale est particulièrement importante, puisqu’elle questionne la pertinence des valeurs énoncées précédemment. Bien entendu, l’aptitude du cerveau à formuler une imagerie mentale n’est pas la même pour une personne déficiente visuelle que pour une personne voyante. C’est pourquoi des personnes malvoyantes ou aveugles ont endossé le rôle de « repères sensoriels » et ont pu toucher les œuvres originales en respectant un protocole ordonné par les conservateurs. Ce rapport haptique à l’original permet de déterminer les éléments clés nécessaires à la projection mentale de la sculpture. En ce sens, certains volumes semblent importants au toucher alors que ces derniers se révèlent être anecdotiques pour la compréhension de l’œuvre, et inversement. Le dialogue entre les perceptions tactiles et visuelles a demandé une réflexion particulière sur les volumes : certains d’entre eux se sont vus légèrement accentués ou a contrario atténués de manière à tendre à une lecture haptique puis mentale plus évidente. Ces partis pris formels, provoquant des modifications de l’œuvre originale, interrogent la légitimité – sous couvert de l’accessibilité – d’adapter une œuvre dès lors que les gestes originaux sont voués à modification[9].
Les gestes de l’expression à l’interprétation – de l’œuvre originale à sa reproduction
Il convient alors d’énoncer les différents gestes qui peuvent mettre en tension l’œuvre originale et sa reproduction.
Le geste de l’artiste peut être appréhendé de diverses manières au sein des arts plastiques. À la fois vecteur de sens, il appartient au langage, de même qu’il résulte d’une forme d’expression artistique. En accord avec les recherches de l’artiste chorégraphe Mélanie Perrier, l’œuvre s’inscrit comme le résultat d’un ensemble de gestes. Un geste donné par l’artiste, qui s’annonce comme une intention première, est une action initiale qui inaugure une consistance et devient un outil de création. Il offre également une visibilité de l’intention de l’artiste et « serait ce qui persiste de l’œuvre lorsque toute matérialité a disparu ». Ce geste d’intentionnalité intervient alors comme l’idée émergente qui sera à l’origine du processus de création. Il est donc associé à l’œuvre originale.
Composant de l’œuvre, le geste peut être défini comme « les traces laissées par le créateur » :
« Ces traces sont de deux natures et sont interdépendantes. On distingue les traces laissées par les mouvements et celles laissées par les instruments. Ces traces peuvent traduire des gestes amples, précis, rapides, saccadés, nerveux, violents… Les traces d’instruments donnent, quant à elles, des indications sur la manière dont les matériaux ont été utilisés[10] ».
Le geste est une idée, une technicité, mais également une authenticité perçue à travers la touche de l’artiste, l’empreinte ou à travers le mouvement en tant qu’action corporelle du sculpteur et du danseur, ou encore l’impression de l’outil dans la matière. La rencontre de l’ensemble de ces gestes donne un sens et une singularité à l’œuvre. Cette notion d’empreinte a d’ailleurs été traitée dans plusieurs écrits de Georges Didi-Huberman qui caractérisent les gestes comme étant « au croisement de l’archéologie, de l’esthétique, de la philosophie et de l’anthropologie[11] ».
Ces gestes qui émanent du corps créateur sont donc, dans le cadre de l’exposition L’art et la matière : prière de toucher, étudiés en amont, par l’intermédiaire de la vue et du toucher afin de faire l’objet d’une réflexion pouvant être qualifiée de subjective. En ce sens, « la gestique inductive » énoncée par l’artiste vidéaste Camille Llobet, et qui fait référence aux mouvements du chef d’orchestre qui donne l’intentionnalité, est ici rapprochée des gestes en provenance de l’artiste[12]. Cette gestique inductive se voit questionnée, parfois simplifiée ou détournée tout comme la matérialité de la sculpture, de façon à promouvoir l’accessibilité de la gestique réceptive. Si le geste original de l’artiste est éprouvé, il en est de même de la matérialité de la sculpture.
En effet, si la technique de la taille directe est associée au marbre pentélique de la Koré[13], sculpture grecque archaïque dont la conception est estimée vers 540 avant J.-C., sa reproduction actuelle résulte d’un moulage en résine auquel il fut ajouté de la poudre du matériau initial soit du marbre. Aussi, la sculpture soumise au toucher n’offre pas le même grain, la même texture, température ou porosité que le marbre original. La reproduction est plus lisse, moins granuleuse. Le parti pris fut également de la proposer en blanc, alors que la Koré de Lyon fait l’objet de nombreuses recherches afin de retrouver ses couleurs d’origine. Tous ces choix peuvent être soumis à de vives critiques dès lors qu’ils s’éloignent de la sculpture d’origine. Il est alors important d’être vigilant quant aux mots employés et de mentionner que le fruit de ces adaptations n’est pas un facsimilé, qui sous-entend une réplique exacte, mais une reproduction soumise à une interprétation. En somme, l’intérêt de cette passation est la démocratisation de l’art auprès d’un public large et « empêché ».
L’expérience du toucher au musée : réponse à un besoin physiologique
La stimulation du corps est un besoin essentiel. Il semble intéressant de se pencher sur les études mettant en relation les perceptions visuelles et tactiles abordées de manière pluridisciplinaire, afin de légitimer le toucher comme vecteur inclusif au sein de l’institution muséale. L’expérience proposée par l’exposition itinérante L’art et la matière : prière de toucher pousse à se questionner sur la complémentarité des sens pour appréhender une œuvre d’art. De fait, de quelle manière la découverte tactile des reproductions renouvelle-t-elle notre rapport à l’art ?
Partant de l’expérience menée par Richard Held et Alain Hein en 1963, puis reprise par Francisco Varela, la perception serait d’abord motrice avant de devenir visuelle[14]. L’absence de performance haptique pousserait ainsi le corps à une non-conscience de son environnement. De ce fait, l’action dépendrait obligatoirement d’une perception tactile aiguillée par la perception visuelle. À l’inverse, l’unique perception visuelle ne suffirait pas à un corps pour se déplacer dans l’espace. En ce sens, le mouvement corporel pourrait être considéré comme indissociable de l’Homme. Ce constat soulève de nouveaux enjeux scénographiques et muséographiques et interroge la nécessité d’aborder le mouvement corporel à travers le déplacement du visiteur[15] et son interaction physique avec les œuvres ou les outils de médiation. Par conséquent le geste dépendrait donc à la fois des sensations visuelles et tactiles et résulterait d’une troisième identité : l’esprit :
« […] le primat de la perception signifie un primat de l’expérience, dans la mesure où la perception revêt une dimension active et constitutive[16] » d’après William Molyneux. En conséquence, les perceptions visuelles et tactiles, résultant du geste, s’acquièrent par l’expérience. Le geste, à travers l’action haptique, devient alors un véritable rite d’initiation au monde extérieur. Il semble pertinent d’introduire ce geste de connaissance au sein des musées par l’instauration du toucher. Les reproductions des sculptures données à toucher font donc particulièrement sens dans la dimension universaliste qu’elles offrent. Si toucher se veut un geste que l’on refoule lorsqu’on est adulte afin de ne pas entraver les règlements dictés par les musées, pour les enfants il semble plus difficile de contenir les pulsions. En effet, les études en anthropologie montrent que l’expérience tactile fait partie de l’acquisition des connaissances. Pour reprendre l’étude de Pascal Krajewski, la gestuelle se codétermine entre un corps et un milieu. Si le geste est de nature primitive, on le développe néanmoins par l’expérience : « L’apparition et la disparition de schèmes gestuels résultent de l’irruption de nouveaux outils et de l’évolution des mœurs[17]. » C’est donc à l’inverse de certains gestes innés, de type instinctuels, que de nouveaux gestes d’usage émergent. Le geste serait alors « une réception sensible de notre habitus socioculturel », comme en témoigne le rapport du visiteur à l’espace d’exposition. L’expérience muséale dès lors qu’elle est plurisensorielle serait davantage accessible et tendrait donc vers une forme d’universalité.
La double exposition comme acteur de la mémorisation
Outre les aspects physiologiques et anthropologiques qui font de l’expérience une nécessité dans notre schéma d’apprentissage, la plurisensorialité favorise également une meilleure mémorisation. Cette faculté de mémoriser associée à la manière de considérer une œuvre est rapportée lors d’un entretien du journal Le Monde par Dominique Cordellier, conservateur en chef au département des arts graphiques du musée du Louvre :
« Chez l’enfant, le toucher participe au développement cognitif. C’est celui des cinq sens qui permet une connaissance précise des choses. Cela facilite la mémorisation, cela active les émotions. En empêchant le public de toucher, on le prive d’un outil de connaissance, on ramène l’œuvre à une image[18] ».
Bien que le conservateur fasse ici référence aux plus jeunes, il semble néanmoins que l’activation des émotions soit commune à tous. Par conséquent, la reproduction jouerait bien plus qu’un simple rôle au regard de l’original.
Placée sous une vitrine, l’originale de la Koré peut uniquement être appréciée par les visiteurs du musée des Beaux-Arts de Lyon par l’intermédiaire de la vue. Il est d’ailleurs observable qu’étymologiquement le terme « visiteur » est associé à « celui qui voit ». Pour des raisons de conservation, le verre de la vitrine renforce la distance qui sépare l’œuvre du public. L’œuvre visionnée est donc ramenée, pour reprendre les propos de Dominique Cordellier, « à une image ». Bien que 80% des informations émanent de la vue, la complémentarité perceptive résultant du toucher et de l’audition via une médiation orale possible permet au corps une plus grande connexion avec son environnement. Le corps devient mémoire.
« Les souvenirs et les perceptions reposent sur des réseaux de neurones interconnectés. Chaque nouvelle perception ajoute des connexions à un réseau où sont déjà ancrées les perceptions précédentes. Chaque neurone ou groupe de neurones peut faire partie de plusieurs réseaux et, par conséquent, de plusieurs souvenirs. Ainsi, la conception de la mémoire a notablement évolué en quelques années, puisque l’on est passé de structures cérébrales limitées, dédiées à des mémoires particulières, à des systèmes de neurones tous doués de mémoire[19] ».
Les propos développés par le neuroscientifique Joaquin M. Fuster, dont les recherches portent sur le cerveau, font état d’interconnexions entre les neurones et de la charge mémorielle de tous les systèmes neuronaux. Par conséquent, la pluralité perceptive à laquelle nous ajoutons le mouvement soit la mobilité du corps lors de la palpation actionne les zones corticales sensorielles et motrices. Aussi, plus l’interconnexion résulte de la sollicitation de différents lobes, plus l’expérience impacte la mémoire. L’apport mémoriel que suscitent les interactions sensorielles souligne, d’après nous, les nouveaux enjeux de l’exposition.
L’original : une ouverture aux collections
La complémentarité entre l’approche visuelle et l’approche tactile, soit entre la sculpture authentique et sa reproduction, contribue-t-elle à faire de l’œuvre originale une nécessité ? En somme, la présence de l’originale est-elle indispensable ? L’exposition L’art et la matière : prière de toucher répond en partie à cette question.
Comme énoncé précédemment, les originaux sont essentiels pour la création d’une telle exposition. Bien que ces derniers ne soient pas matériellement présents et non perceptibles immédiatement pour les visiteurs, toutes les réflexions et les choix prennent racine dans l’œuvre originale. Leur présence n’est donc pas contestable. Néanmoins, le fait que quelques œuvres originales soient présentes au sein du musée hôte appelle le public à poursuivre sa visite. L’original devient comme un prétexte à la découverte des collections. En somme, cette volonté d’aller à sa rencontre (une rencontre uniquement visuelle) pourrait être interprétée comme étant une action menée sous l’influence de la ludologie. L’aspect ludique interviendrait chez le visiteur dès l’exploration tactile et se développerait jusqu’à la découverte des collections et de l’œuvre originale.
« Plus le joueur[20] éprouve de plaisir au jeu, plus celui-ci aura à cœur de cultiver la source qui le lui procure à si peu de frais. D’autant que le jeu possède en lui-même sa propre récompense, sans avoir à en passer obligatoirement par la victoire[21] ».
Les enjeux découlant de cette dimension ludique sont ceux de l’émotion esthétique issue de la rencontre tactile avec la reproduction, d’une rencontre visuelle avec l’originale et de l’acquisition de connaissances qui découlent de ces rencontres. Par conséquent, le jeu issu de l’exploration plurisensorielle des reproductions permet aux visiteurs de créer un lien et de développer un intérêt pour le reste des collections.
L’expérience de l’œuvre originale nécessite une approche visuelle, qui se voudrait plus lente, davantage dans l’appréciation du moindre détail. La rencontre tendrait à plus de vigilance dans la lecture de l’œuvre. Tout comme sa reproduction, l’œuvre originale se doit d’être une découverte. Grâce à son homologue factice, le public développe une perception renouvelée de l’œuvre. Certains éléments visuels peuvent être perçus grâce à l’exploration effectuée en amont par le toucher. Enfin, outre l’aspect sensoriel, la double exposition est un tremplin pour découvrir les collections du musée. L’exploration sensorielle peut être une prétexte, une porte d’entrée pour parvenir à l’histoire de la sculpture originale et par conséquent à l’histoire de l’art. Souvent qualifié « d’élitiste », aborder l’art par les sens permet de se détacher du conditionnement qu’impose le musée à travers les différentes injonctions – « ne pas toucher », « ne pas parler fort » –, ce qui faciliterait, selon nous, l’accès à l’histoire de l’art. Enfin, notons que le développement d’expositions virtuelles enrichit l’offre culturelle et permet la découverte de plus en plus de collections à partir de chez soi. Ces propositions numériques se veulent être accessibles et peuvent inciter le visiteur à découvrir par cet intermédiaire les œuvres originales non présentes dans le musée hôte. Que ce soit dans ou hors les murs, la double exposition ouvre les portes de l’expérience sensible.
Notes
[1] Loi n° 2002-5 du 4 janvier 2002 relative aux musées de France.
[2] Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.
[5]L’art et la matière : prière de toucher, Montpellier, musée Fabre, 10 décembre 2016 – 10 décembre 2017 ; Lyon, musée des Beaux-Arts, 13 avril – 22 septembre 2019. En raison de la crise sanitaire, les dates prévues pour Nantes, musée d’Arts ; Lille, palais des Beaux-Arts ; Rouen, musée des Beaux-Arts et Bordeaux, musée des Beaux-Arts sont reportées. Les nouvelles dates ne sont pas encore connues.
[6] FRAME, dont le musée Fabre est l’un des membres fondateurs, est un réseau regroupant 26 musées régionaux français et nord-américains. Ce réseau tend à promouvoir les relations culturelles et scientifiques, à favoriser les échanges et à mutualiser les connaissances en vue de futures expositions.
[7] Arasse D., On n’y voit rien. Descriptions, Paris, Denoël, 2000, p. 192 : dans son ouvrage, Daniel Arasse valorise et légitime toutes les perceptions. Selon lui, il n’existe pas de perception plus légitime qu’une autre, pas même celle de l’artiste.
[8] La perception haptique connue également sous l’appellation de « toucher actif » résulte de mouvements exploratoires et de perceptions cutanées. Elle est également qualifiée de découverte active des objets.
[9] Ici nous questionnons la légitimité à modifier une œuvre en accentuant ou atténuant les volumes originaux. En ce sens, la volonté de rendre accessible autorise-t-elle la modification d’une œuvre originale ?
[11] Mathelin S., « Georges Didi-Hubermann. La ressemblance par contact », Essaim. Revue de psychanalyse, n° 29, 2012, p. 173-176.
[12] Llobet C., Voir ce qui est dit, Dijon, Les presses du réel, 2015.
[13] La Koré signifie « jeune fille » en grec. Ces statues étaient dédiées à la déesse Athéna. Marbre pentélique de dimension 63 x 34 x 23,5 cm, ce dernier fait parti de la collection du musée des Beaux-Arts de Lyon.
[14] Varela F. J., Invitation aux sciences cognitives, Paris, Seuil, 1988.
[15] Les recherches ethnographiques menées par Éliséo Véron et Martine Levasseur interrogent la manière de consommer une exposition à partir de l’étude du déplacement des visiteurs, de la durée du parcours ou encore des pauses effectuées. Ils font état de plusieurs comportements de visite. De cette réflexion découle une série d’analyses concrètes autour de l’exposition Vacances en France 1960-1982 présentée à la bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou Paris de juin à octobre 1982. Partant de l’exposition Vacances en France 1960-1982, qui reste indépendante à la bibliothèque où elle est présentée, Véron et Levasseur interrogent dans un premier temps l’impact du lieu sur l’exposition à travers le comportement du visiteur. Une analyse qui s’oriente par la suite sur le lien existant entre le visiteur et l’objet exposé. De cette recherche découlent trois grandes réflexions :
– Les enjeux de l’exposition en tant que média ;
– L’organisation spatiale des salles d’exposition en fonction de leurs thèmes ;
– L’étude du comportement du visiteur et de ses parcours.
Outre l’analyse textuelle de l’étude de la consommation de l’exposition par les visiteurs individuels, l’ethnographie de l’exposition nous offre un bestiaire détaillé reflétant la diversité de lecture de l’objet culturel par le visiteur. Un bestiaire faisant état de quatre sujets : Ces derniers sont développés sous la forme d’un bestiaire au sein du livre : L’ethnographie d’exposition. L’espace, le corps, le sens, Paris, Bibliothèque publique d’information, Centre Georges Pompidou, 1989 (1983), p. 61-67.
Le papillon : « sa stratégie est la plus spécifique à l’égard du thème de l’exposition, car sa visite est motivée. Dans le cadre de cette motivation, il sait ce qu’il est venu chercher. La négociation correspond donc bien au niveau culturel où l’exposant a défini son objet. Le papillon est le visiteur qui maîtrise le mieux son rapport à la culture. Son corps signifiant semble modelé par la figure de la lecture, proprement dite, c’est-à-dire du livre. »
La fourmi : « qualifiée de culturelle, dans ce sens qu’elle est déterminée par un lien particulier, sinon au thème de l’exposition, tout du moins à Beaubourg comme institution de culture. Mais sa stratégie est relativement passive et quelque peu scolaire. Si le papillon exprime plutôt une certaine maitrise de ses attentes culturelles, la fourmi exprime plutôt un certain souci d’apprendre, et donc, en quelque sorte, une certaine docilité. »
Le poisson : « déploie une stratégie que l’on pourrait dire “en retrait” ; il semble vouloir réduire au minimum la négociation avec l’exposant, tout en pouvant se dire qu’il a fait la visite. La focalisation sur le temps est-elle un prétexte qui masque un rapport de méfiance vis-à-vis des objets culturels ? Toujours est-il que sa stratégie rappelle celle d’un passant qui, l’air pressé, jette quand même un œil sur une vitrine. »
La sauterelle : « est parmi nos quatre modalités, celle qui nous apparaît comme étant le plus franchement en rupture avec l’univers du discours “culturel” qui était proposé. Son parcours est un voyage subjectif ; la sauterelle désarticule la surface structurée où s’étale le propos culturel, pour ne retenir que les quelques points avec lesquels elle se sent en résonance. Cette sorte d’insouciance est-elle généralisable ou bien résulte-t-elle d’une image préalable de Beaubourg comme lieu de culture “un peu spécial”, ne demandant pas l’effort (ou la concentration) d’un lieu traditionnel d’exposition ? En tout cas, tel que nous l’avons observé, le corps du visiteur sauterelle est celui du flâneur. »
[19] Fuster J., « La localisation de la mémoire », Cerveau & Psycho, n° 31, 2001, p. 36-40.
[20] Dans notre cas, le visiteur endosse le rôle de joueur.
[21] Solinski B., « Ludologie : jeu, discours, complexité », thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication sous la dir. de Jacques Walter et Sébastien Genvo, Nancy, Université de Lorraine, 2015, p. 90.
— Mickaël Pierson est historien de l’art. Il est l’auteur d’un doctorat en art, esthétique et sciences de l’art de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne sur le thème : De la salle obscure à l’exposition et au-delà : appropriation et réinterprétation du cinéma par les artistes plasticiens 1986-2016. Il travaille sur les circulations entre le cinéma et les arts plastiques et la redéfinition des pratiques artistiques. En 2013, il organise avec Fleur Chevalier et Marie Vicet les journées « Du studio au plateau de télévision : appropriations, détournements et réinterprétations par les artistes » à l’INHA à Paris. Ses textes ont été publiés dans diverses revues (Chimères, L’Art même, Magazine du Grand Palais, Marges, exPosition) et ouvrages consacrés aux travaux de divers artistes (Brice Dellsperger, Nicolas Rubinstein, Francesco Vezzoli, Bill Viola…).—
La question de l’exposition ou de la ré-exposition peut s’avérer complexe dans le cadre d’œuvres pensées pour un contexte, un espace et un temps spécifiques. C’est une problématique à laquelle se retrouve régulièrement confronté l’artiste français Pierre Huyghe (né en 1962). Depuis le début des années 1990, une large partie de ses projets revêt une dimension éphémère et performative. Sa pratique se heurte à des problèmes similaires à ceux des premiers artistes de la performance : un art éphémère qui ne s’incarne pas nécessairement en un objet et se trouve donc difficile à exposer (et par là-même à vendre). Comme pour ces derniers, la photographie, puis l’enregistrement filmé peuvent s’offrir, pour Huyghe, comme des moyens de transcrire l’événement[1]. Des gestes simples (de discrètes actions sur l’espace et le mobilier urbains comme Daily Event 1, 2, 3 en 1994 ; le traçage d’un nouveau sentier avec Or en 1995) ou plus complexes (Extended Holidays en 1996, une exposition qui prend la forme d’un voyage de vacances pour quelques étudiants) sont traduits par une ou plusieurs images fixes ou en mouvement. D’autres actions ne donnent lieu, à leur issue, à aucun objet. Les Passagers (1996) propose à quelques participants d’effectuer un trajet nocturne en bus à travers une ville tandis qu’une captation filmée du même trajet de jour est diffusée à l’intérieur du véhicule. Cet événement est documenté[2], mais il n’en résulte à ce jour pas d’œuvre à exposer.
Du fait de la nature de son travail, la question de l’exposition est un nœud central dans la carrière de Pierre Huyghe. Quelle forme et quel format donner à l’éphémère pour le faire exister dans l’espace d’exposition ? L’œuvre en tant qu’objet à exposer vient régulièrement chez lui évoquer et redoubler un événement réel passé. L’ « objet d’art » est ainsi non pas une répétition, mais une transcription nécessaire dudit événement. En parcourant le travail de l’artiste, nous viendrons montrer comment les premières tentatives d’enregistrement d’un événement laissent volontairement de la place au contexte dans lequel celui-ci s’inscrit. Dans ses projets ultérieurs, la traduction filmique de l’événement flirte volontiers avec sa dimension fictionnelle. La captation ne permettant jamais réellement une transcription littérale, Huyghe exploite finement la distance entre celle-ci et l’événement pour l’emmener ailleurs. Cet aspect devient primordial lorsque le format de l’œuvre résiste, comme nous le verrons, à l’exposition dans son espace conventionnel. Chez Huyghe, l’œuvre n’est ainsi pas nécessairement la même à chacune de ses présentations. Ce qui amène à se poser la question de la rétrospective et de sa possibilité, pour une œuvre aussi mouvante et évolutive.
Filmer le réel : les traces d’une action et son contexte
La vidéo et le film apparaissent tôt chez Huyghe non seulement comme des relais nécessaires à la traduction de l’œuvre en un objet, mais aussi en tant que sièges de discours sur la construction des images et des récits contemporains. À l’exception de captations de jeunesse lors de voyages et de recherches (le montage d’archives filmiques À Part, 1986-1987), l’artiste réalise sa première vidéo en 1994. Dévoler[3] montre Huyghe, dans deux brèves séquences, déposer un objet dans un magasin, soit ajouter un stock improbable au lieu de le voler[4]. La captation de l’action est ici relativement brute.
Par la suite, son rapport à l’image en mouvement se complexifie. Remake[5] (1994-1995) est le retournage en intégralité et à l’identique (scénario, mise en scène, montage) du film Fenêtre sur cour (1954) d’Alfred Hitchcock dans un immeuble d’une banlieue parisienne en cours de construction avec ses habitants. Le principe et l’intérêt résident moins dans le film en tant que résultat, que dans le film en tant que partition et projet. L’artiste dira plus tard : « ce qui m’intéressait était d’étudier comment une fiction, comment une histoire, pouvait en fait produire un certain type de réalité. […] nous pouvons appeler cette fiction une “partition[6]” ». Le scénario original est ici pris comme une partition à redéployer pour questionner le réel. La prise en main de la fiction et du dispositif originel par les nouveaux interprètes et les conditions du retournage prennent autant d’importance que la trame narrative. Remake comprend le processus complet qui mène au remake exposé sous forme filmique.
Le débordement et les passages incessants entre fiction et contexte de l’œuvre sont mis en avant dans L’Ellipse[7] (1998) qui, sous la forme d’une triple projection, rend compte de la tentative de combler une ellipse narrative dans le film L’Ami américain (1977) de Wim Wenders. Huyghe filme l’acteur Bruno Ganz effectuant le trajet de son personnage de l’appartement à un hôtel à Paris, jamais tourné ou finalement exclu du montage. Sur les écrans latéraux, on découvre deux séquences du film de Wenders, tandis que sur l’écran central l’acteur américain traverse, vingt ans plus tard, le pont le menant au lieu de rendez-vous du personnage. Ce que montre ce segment contemporain de l’installation n’est pas seulement le fragment omis dans le film initial, mais aussi les écarts temporels entre les deux tournages et la fiction en butte avec le réel (Ganz heurté par un « vrai » cycliste), soit la réalité de ce déplacement dans l’espace et dans le temps (le vieillissement du comédien est aisément perceptible). La vidéo est une trace, l’enregistrement d’une action précise qui, plutôt que de l’abstraire, laisse de la place et met en exergue le réel et ses accidents.
Fictionnaliser le document
Photographies et enregistrements filmés dépassent souvent dans le travail de Huyghe la simple transcription documentaire pour intégrer en eux la part de fiction que l’événement met en place. En 1993, La Toison d’or[8] est une manifestation à Dijon : l’artiste demande à un groupe d’adolescents de revêtir les costumes des animaux qui figurent sur les armoiries de la ville. Le blason dijonnais inspira aussi la création d’un parc d’attraction récemment fermé. De même, « La Toison d’or » est le nom d’un centre commercial de la ville. Ces personnages, représentations symboliques de la cité, investissent le jardin de l’Arquebuse. En amont de la manifestation, on trouvait à l’office de tourisme un dépliant montrant des vues de l’événement avant même qu’il n’ait eu lieu. La documentation précède ici l’action. L’image précède l’œuvre qui est à venir[9].
Une problématique similaire se pose dans les vidéos et films ultérieurs de l’artiste. L’image en mouvement peut être l’enregistrement plus ou moins fidèle de l’action[10], elle peut aussi volontairement proposer une bifurcation[11] pour emmener cette action ailleurs. Huyghe n’hésite pas à creuser et travailler l’intervalle entre la réalité de l’événement et sa captation. En 2005, Huyghe entreprend une expédition en Antarctique à bord du Tara, voilier de Jean-Louis Etienne destiné à la recherche scientifique et la défense de l’environnement. Deux présupposés donnent lieu à ce voyage : l’un scientifique, l’autre fictionnel. Du fait de la fonte des glaces, de nouvelles îles, ne figurant sur aucune carte, apparaissent. Il s’agit alors d’aller découvrir et de cartographier une île qui sera enregistrée auprès des autorités chiliennes[12] sous le nom de Isla Ociosidad/Île de l’Oisiveté. Aux côtés de cette recherche scientifique, l’artiste propose une quête fondée sur la rumeur de l’apparition d’une nouvelle espèce animale : un mythique pingouin albinos errant sur l’île. Plusieurs œuvres évoquent ce voyage : une photographie (A Journey that wasn’t, 2008), une sculpture sonore animatronique de l’animal (Creature, 2005) et un pavillon mobile reprenant la forme de l’île (Terra Incognita/Isla Ociosidad Pavilion, 2006[13] avec François Roche, R&Sie(n) architectes).
Un film d’une vingtaine de minutes, A Journey that wasn’t (2005)[14], retrace aussi l’expédition. Mais ce film ne peut être résumé ou réduit au documentaire. Il est autre chose : tout autant fiction et dérive que transcription. Aux images de l’expédition se mêlent des plans tournés plus tard la même année sur la patinoire de Central Park à New York. Des volumes évoquant les reliefs de l’île récemment découverte en recouvrent la surface, tandis qu’un orchestre interprète une partition écrite d’après les données topographiques de l’île.
« Les intensités sonores déclenchent des variations lumineuses éclairants par moments l’étendue noire sur laquelle l’animal automate se déplace. Pendant que le public assiste à une équivalence de l’expédition, l’événement est diffusé live à la radio[15]. »
Si l’artiste emploie le terme d’ « équivalence » pour la transcription new-yorkaise de l’expédition, il peut être appliqué également au film qui en est tiré. Face à une impossibilité à représenter réellement et fidèlement le voyage, Huyghe opte pour une transcription et une représentation du lieu découvert sous la forme d’un spectacle musical, puis de divers objets d’exposition. Le film A Journey that wasn’t déborde le seul voyage pour embrasser la globalité de l’expérience : le voyage comme expérience et sa représentation spectaculaire. À la différence de nombreux performeurs, le film ou la vidéo s’éloigne du document, du seul témoignage pour construire un objet et une fiction parallèles à une expérience bien réelle. Une distance similaire s’applique d’ailleurs, nous le verrons plus loin, à la nécessité de réexposer les œuvres dans les expositions de l’artiste.
Quand l’œuvre résiste à l’exposition
L’écart volontaire entre un événement et sa transcription sous la forme d’un objet qui puisse être ré-exposé devient récurrent dans le travail de l’artiste, notamment dans les cas où une captation filmique ou vidéographique est moins évidente. Huyghe participe en 2012 à documenta 13, l’exposition quinquennale à Cassel. L’artiste fait le choix d’investir le compost du Karlsaue Park de la ville. La légende de l’œuvre, telle que mentionnée aujourd’hui dans les catalogues, est surprenante : « Untilled, 2011-2012 : entités vivantes et choses inanimées, fabriquées ou non. Variable[16]. » Il dépose dans le compost une large quantité d’éléments : divers objets, végétaux, un homme, une chienne sevrant un chiot, des fragments d’œuvres d’anciennes éditions de documenta (un des 7000 Oaks de Joseph Beuys de 1982, un banc coloré en rose par Dominique Gonzalez-Foerster pour Park – A Plan for Escape en 2002). Plutôt qu’un objet figé, Huyghe compose un nouvel écosystème dont il choisit les éléments qu’il distille mais dont il ne contrôle pas le développement[17] : untilled signifie « non cultivé ».
« L’ensemble des opérations qui se produisent n’a pas de script. […] Il y a des rythmes, automatismes et accidents, transformations invisibles et continues, mouvements et processus, mais pas de chorégraphie […]. Les rôles ne sont pas distribués, il n’y a pas d’organisation, pas de représentation, pas d’exposition. […] La colonie [d’abeilles] pollinise des plantes aphrodisiaques et psychotropes. […] Il y a myrmécochorie : les fourmis dispersent des graines. […] C’est sans fin, incessant[18]. »
L’œuvre n’est plus ici un objet, ni même un espace, mais l’ensemble des relations et interconnexions qui se développent en cet espace. La visite d’Untilled lors de documenta 13 pouvait ainsi avoir un caractère déceptif. Qu’y avait-il à observer si ce n’est un biotope en cours de construction ? Une construction en partie visible, mais rarement spectaculaire. La présence, largement commentée par la critique de Human, un lévrier à la patte colorée en rose – écho à la couleur du banc de Gonzalez-Foerster, mais aussi à celle des fleurs cultivées dans le compost – était aléatoire, dépendant de la venue, régulière mais contrôlée par la réglementation sur la protection animale, de la chienne et de ses déplacements indéterminés. L’élément le plus immédiatement identifiable en tant qu’œuvre était Untilled (Liegender Frauenakt[19]) (2012) : la reproduction d’une sculpture d’une femme nue accoudée dont le visage était recouvert par une ruche et une colonie d’abeilles. Cette statue pouvait apparaître comme un centre ou un pôle marquant la constitution de l’environnement Untilled : les abeilles pollinisant l’espace et entremêlant ainsi la végétation originelle et celle importée par l’artiste. Une autre œuvre – Plan for Untilled (2012), un tapis de laine tissé à la main – dévoilait un schéma ou une carte des différents éléments de l’intervention artistique. Entre ce que l’œil du visiteur pouvait percevoir lors de sa visite et l’ampleur réelle du geste artistique révélée par ce schéma, le fossé était large. Untilled dépasse le seul visible comme elle dépasse aussi les limites chronologiques de l’exposition. L’œuvre est datée de 2011-2012. Elle précède ainsi documenta 13[20] car l’intervention sur le compost, la culture ou la non culture a été commencée bien avant l’ouverture de l’exposition. De la même manière, elle ne s’achève pas à sa clôture. Si une partie des éléments n’est plus présente sur le site (Untilled (Liegender Frauenakt), l’humain, la chienne), d’autres (les végétaux, possiblement certains petits animaux…) en restent indissociables et continuent à y croître et à y mourir.
Que peut-on à nouveau exposer d’Untilled à l’issue de documenta 13 ? Nous aborderons plus loin la façon dont Huyghe « déplace » une telle intervention au sein même du musée. Cette question se pose d’ailleurs pour bon nombre des projets de l’artiste. Huyghe n’a jamais dissimulé une certaine proximité théorique avec la pensée de Daniel Buren.
« Depuis les années 1960, écrit Dorothea Von Anthelmann, les travaux in situ de Daniel Buren se caractérisent par la suspension des frontières entre œuvre, support, cadre et lieu. Le lieu d’élaboration de l’œuvre devient partie intégrante de l’œuvre elle-même, qui se situe dans une interaction constante entre le site et sa transformation artistique[21] ».
Ce rapport au site peut également rapprocher Huyghe des artistes du Land Art, et notamment de Robert Smithson. Ce dernier reste une figure dont l’œuvre atteste, dès 1968, d’une dialectique entre interventions, souvent monumentales, sur sites (parmi lesquelles Asphalt Rundown, 1969, ou Spiral Jetty, 1970), et non-sites (des fragments de sites rassemblés dans des bacs géométriques, parfois en présence de cartes et photographies[22].
Évoquer la présence du site dans un lieu éloigné, une telle question se pose chez Huyghe depuis longtemps. Streamside Day en 2003 en est un exemple majeur. Invité à la DIA Foundation en 2002, l’artiste découvre, lors d’un trajet vers DIA Beacon dans l’État de New York, le complexe de Streamside Knolls en cours de construction dans la ville de Fishkill. L’artiste propose aux responsables du programme immobilier d’organiser un festival pour la communauté qui s’y installe. Le Streamside Day a lieu le 11 octobre 2003 : arbre commémoratif, déguisements, parade, discours, dîner et feu d’artifice rythment cette journée. Il s’appuie, pour la construction de cet événement, tant sur l’histoire locale et nationale que sur des référents cinématographiques[23]. Le projet de l’artiste ne se limite pas à une seule journée, mais à inventer cette célébration et à en faire une date récurrente pour cette communauté. Il s’agit pour lui de créer ce rassemblement et de laisser aux membres de Streamside la charge de le reconduire d’année en année et de l’inscrire dans le calendrier.
Huyghe tire un film de cet événement. Aux images documentaires de la fête, Streamside Day[24] (2003) mêle des plans évoquant le passé des lieux (une nature idyllique vierge de présence humaine) et le récit fictif d’une famille venant s’installer dans la ville. Une nouvelle fois, le film ne peut se résumer à la seule documentation d’un événement pourtant bien réel, mais en donne une transcription qui confine au mythe au sens premier du terme : « récit fabuleux, transmis par la tradition, qui met en scène des êtres incarnant sous forme symbolique des forces de la nature, des aspects de la condition humaine[25] ».
Lors de sa première présentation au DIA Center for the Arts à New York en 2003, le film est accompagné d’un dispositif qui tente de reproduire la notion même d’une célébration cyclique intégrée dans le calendrier. L’exposition Streamside Day Follies s’offre tout d’abord comme un espace vide à l’exception de rails suspendus au plafond. Cinq parois automatisées se détachent du mur et se déplacent dans l’espace. L’une des faces de ces cloisons mobiles est couverte d’une surface réfléchissante colorée, l’autre est blanche. Ces cloisons, suspendues à quelques centimètres du sol, se meuvent lentement le long des rails avant de former un pavillon destiné à la projection du film. L’espace mural laissé vacant par les parois mobiles révèle la présence de dessins liés au projet. À la fin du film, les cloisons se détachent et retournent à leur positionnement initial. Ce pavillon temporaire évoquait tout autant l’œuvre permanente de Dan Graham placée sur le toit de l’espace d’exposition (Two-Way Mirror Cylinder Inside Cube and a Video Salon: Rooftop Urban Park Project for DIA Center for the Arts, 1981-1991) que le projet utopique de Huyghe de concevoir un pavillon de projection évolutif pour la communauté de Streamside[26]. Cette chorégraphie de l’espace de l’exposition, cette alternance entre espace vide et composition d’un espace de projection est une manière de mettre en scène le rituel qu’est l’œuvre : une célébration à réitérer annuellement, mais qui n’est ni transférable ni « exposable ».
L’exposition au DIA Center for the Arts est la seule à avoir bénéficié d’un dispositif aussi complexe de monstration pour cette œuvre. Les présentations ultérieures furent plus simples, mais néanmoins très précises. Le film Streamside Day s’accompagne désormais de plusieurs éléments à même de recontextualiser la célébration : le Streamside Day Calendar (2003), un calendrier commémorant l’événement ouvert à la page du mois d’octobre sur laquelle la fête est signifiée ; Nœud 01 pour Streamside Community Center (2003, avec Roche&Sie(n) architectes), un dessin mural représentant le possible pavillon communautaire de projection ; et enfin un arbre poussant dans les environs de Streamside Knolls. Si pour des raisons pratiques, l’arbre est souvent omis des présentations, le dessin mural et le calendrier sont des indispensables à l’exposition du film[27]. Huyghe fit pourtant le choix de présenter seulement le film pour sa rétrospective au Centre Pompidou à Paris en 2013.
Une rétrospective impossible ?
Pour un artiste dont l’œuvre est déjà complexe à présenter lors de sa première exposition, la rétrospective est un enjeu majeur. Ajoutons que certains de ses travaux n’avaient jamais été réexposés jusqu’alors[28]. D’autant plus que Huyghe est plutôt rétif à la question de la rétrospective, comme le précise Randy Kennedy :
« Trop de rétrospectives d’art contemporain, déclare l’artiste, ont commencé à “ressembler à Un Jour sans fin avec Bill Murray”. Ce qui a commencé à l’intéresser, c’est l’idée de faire une exposition qui ressemble à une sorte de corps étranger logé dans un musée, comme par accident[29] ».
L’exposition du Centre Pompidou condense 52 œuvres. Refusant un parcours linéaire, la rétrospective, itinérante à Cologne et à Los Angeles, adopte un parcours labyrinthique dans lequel les « œuvres se fondent les unes dans les autres pour une expérience en partie chorégraphiée et en partie laissée au hasard[30] ». L’artiste utilise et redéploye les cimaises de la rétrospective de Mike Kelley qui avait eu lieu dans les mêmes salles et qui venait de se terminer. Ces cloisons temporaires déplacées, parfois découpées pour ouvrir de nouvelles circulations, laissant les tranches et les accidents de coupe visibles, donnent un aspect de chantier ou de décharge d’œuvres (pour reprendre l’analogie avec le compost de Cassel) à l’exposition.
La rétrospective de Huyghe n’est pas organisée de manière chronologique et la logique thématique des rassemblements d’œuvres n’est pas immédiatement apparente. L’exposition s’ouvre avec la performance Name Announcer (2011) : à l’entrée de la rétrospective, une personne demande le nom des visiteurs y pénétrant, puis l’annonce à voix haute. Cette première œuvre exposée n’est présente que de manière intermittente : elle peut être absente, invisible lors du passage du visiteur dans l’exposition. Les deux éléments exposés suivants ne sont pas de la main de l’artiste. Après l’entrée, dans une salle qui précède immédiatement le grand espace d’exposition, sont montrés Mère Anatolica 1 (1975), une sculpture délabrée de Parvine Curie présente dans le collège que fréquenta Huyghe, et des extraits de conférences de l’Institut des hautes études en arts plastiques où il fut élève. À de rares exceptions près[31], les films sont projetés à même les cimaises, non repeintes pour l’occasion, portant les marques de leur précédente utilisation, et à proximité immédiate d’autres œuvres. Cela permet de souligner des liens plus ou moins évidents entre des projets parfois assez éloignés[32]. Mais cela renforce aussi l’aspect sépulcral que pouvait avoir cette rétrospective, qui soulève ainsi volontairement le problème inhérent de l’exposition pour les projets de Huyghe.
Qu’exposer quand une œuvre ne peut être déplacée ou n’existe plus ? Aux restes des cimaises de l’exposition précédente se mêlent des fragments d’œuvres de Huyghe. Une extension de la rétrospective à l’extérieur du Centre Pompidou (tout en lui étant immédiatement jointive) a été aménagée. Au fond de cet espace, on découvre Untilled (Liegender Frauenakt) issu d’Untilled. Face à cette sculpture, un étrange climat fait de neige, de brouillard et de précipitations programmé se développe. Il s’agit de L’Expédition scintillante. Acte 1. Untitled (Weather Score) (2002).
L’Expédition scintillante est une exposition de Huyghe qui eut lieu à la Kunsthaus de Bregenz en 2002. À la manière d’un opéra, elle déployait sur les étages du musée trois séquences préfigurant une expédition à venir. L’acte 1 se fondait sur le climat décrit par Edgar Allan Poe dans le roman Les Aventures d’Arthur Gordon Pym (1838). Ce climat (neige, brouillard, pluie) était reproduit dans la salle dans laquelle Untitled (Ice Boat), un bateau fait de glace, fondait au fur et à mesure de l’exposition (jusqu’à disparaître totalement laissant un espace quasi vide) tandis qu’une radio diffusait Radio Music de John Cage. L’Expédition scintillante fonctionnait sur le principe de la disparition, il n’était donc pas envisageable de reproduire le bateau de glace ultérieurement. Il ne fut donc jamais remontré. Untitled (Weather Score) n’avait pas non plus été réexposé jusqu’alors. L’œuvre n’est donc qu’une fraction de la version initiale exposée à Bregenz : un vestige.
Le seul fragment de L’Expédition scintillante qui ait trouvé une forme durable est Untitled (Light Box) : une boîte produisant de la lumière sur de la fumée au son des Gymnopédies 3 et 4 d’Erik Satie. Exposée à de nombreuses reprises, elle est montrée dans la rétrospective parisienne aux côtés de la projection de A Journey that wasn’t. Les deux projets sont en effet intimement liés. L’Expédition scintillante préfigure un voyage en Antarctique, le fantasme. A Journey that wasn’t le réalise. C’est la première fois que les deux œuvres sont montrées à proximité l’une de l’autre. Elles fonctionnent en alternance : lorsque qu’Untitled (Light Box) termine son cycle, la projection du film commence et ainsi de suite. Le troisième acte de L’Expédition scintillante est lui aussi remontré pour la première fois depuis 2002. Untitled (Black Ice Stage) est une patinoire noire sur laquelle une danseuse vient régulièrement évoluer au son de Music for Airports 4 de Brian Eno. Elle est située dans la rétrospective entre Untitled (Weather Score) et la black box contenant le film et la boîte lumineuse.
À la manière d’Untitled (Weather Score) et de son bateau manquant, d’autres œuvres étaient lacunaires dans l’exposition. Ghost Room (2004) est une vaste structure gonflable de la forme d’une salle d’exposition que l’artiste avait fait léviter en dehors du Castello di Rivoli où son empreinte avait été prise. Elle est ici présentée dégonflée telle une peau morte ou un souvenir impossible à reproduire. L’exposition se voit aussi animée de manière régulière par le déplacement d’un homme portant alternativement un masque animalier renvoyant à La Toison d’or ou le masque Players (2010) en forme de livre ouvert recouvert de LED qu’on retrouve dans l’événement et le film The Host and the Cloud (2009-2010). L’homme est parfois accompagné de Human, la chienne à la patte rose apparue à la documenta en 2012. Celle-ci gambade librement dans l’exposition sous l’œil d’abord interloqué des visiteurs[33]. Elle s’étend parfois sur une fourrure déposée dans un coin de l’espace et qui évoque fortement la sculpture À Rebours (2012) mais désossée de sa structure[34]. La patte rose de Human rend ainsi plus compréhensible la présence de tas de sable d’une couleur identique dans l’exposition. Chienne et sable sont une évocation du biotope Untilled, déjà remémoré par Untilled (Liegender Frauenakt) à l’extérieur.
La documenta de Cassel se voit aussi intégrée dans la rétrospective avec le film A Way in Untilled[35] (2012). Comme les films précédemment cités, celui-ci dépasse le seul document pour tenter de mettre en œuvre sous forme de film les processus en cours dans le projet de l’artiste. A Way in Untilled n’est pas Untilled et ne peut l’être. Mais comme l’indique son titre, il tente de se frayer un chemin dans Untilled. Il passe ainsi de l’environnement au microcosme indiquant le processus de naissance et de germination à l’œuvre autant qu’il montre les figures identifiables du projet (sculpture et chienne), soutenu par un montage sonore minutieux, à même de révéler ce qui n’est pas immédiatement visible.
L’ambiance générale de la rétrospective au Centre Pompidou est assez lourde, accentuée par les cimaises désaxées et délabrées, ainsi que la présence intermittente de Music for Airports 4 de Brian Eno et la tonalité sombre de certaines œuvres. Autant que la relecture d’une vingtaine d’années de carrière, la rétrospective montre aussi le musée comme un lieu d’embaumement. L’espace labyrinthique que constitue l’exposition devient alors comme un cimetière des projets de l’artiste dont il ne reste plus que des états figés ou des fragments métonymiques. « Seul n’existe d’ailleurs pour lui que le projet abouti[36], » précise Roxana Azimi. La rétrospective est alors une balade entre les fantômes des projets passés et un manifeste même de sa pratique.
L’itinérance de l’exposition au Ludwig Museum de Cologne en 2014 produit un effet fort différent. Si l’artiste déplace en Allemagne les cimaises de l’exposition parisienne, la rétrospective n’y est pas rejouée de la même manière. Ce sont, à de rares exceptions près, les mêmes œuvres qui sont présentées. Mais, en partie du fait d’un espace d’exposition différent, un sens et une humeur autres émergent. Laurence Bertrand Dorléac note à propos des expositions itinérantes : « Une exposition est ancrée dans un lieu ; si vous changez de lieu, elle change de sens. […] Le lieu doit s’imposer pour une raison ou pour une autre, […] à chaque fois, c’est une autre expérience[37] ».
À la différence du vaste espace cubique du Centre Pompidou, celui de Cologne est tout en longueur. Les choix scénographiques de l’artiste imposent une fois l’exposition terminée de la retraverser quasi intégralement pour en sortir. La sculpture délabrée de Parvine Curie n’est pas présente au Ludwig Museum. L’exposition s’ouvre, passée la performance Name Announcer, sur une nouvelle version de Timekeeper (1999) : un trou creusé dans le mur qui révèle les couches successives de peintures des expositions précédentes[38]. Viennent ensuite des œuvres présentées bien plus loin lors de la version parisienne de la rétrospective (un aquarium, Shore (2013), The Host and the Cloud…). Le visiteur s’enfonce plus profondément de salles en salles, avec une ouverture sur un jardin du musée pour observer Untilled (Liegender Frauenakt). Si Untitled (Black Ice Stage) est toujours présente, elle a adopté une nouvelle forme. La patineuse évoluant par intermittence et la musique sont absentes. La patinoire est recouverte d’une épaisse et rocailleuse glace la mettant hors d’usage et nécessitant une température assez basse dans la salle qui l’accueille, à même de la maintenir en l’état. Cela renforce la dimension multi-sensorielle de l’exposition[39] et l’analogie avec le spectacle musical donné sur la patinoire de Central Park pour A Journey that wasn’t. La rétrospective s’achève en un cul-de-sac dans une salle projetant en alternance ce film et diffusant les circonvolutions lumineuses et colorées de Untitled (Light Box), faisant de ces deux œuvres jumelles les clefs de voûte et de compréhension de la pratique de l’artiste. Au cénotaphe muséal parisien répondait une grotte dans laquelle s’enfoncer, en quête des origines et de l’orientation du travail, avant de devoir rebrousser chemin pour regagner le jour et observer d’un œil différent et éclairé les œuvres déjà vues.
La rétrospective s’offre ainsi comme errance ou comme traversée, toutes deux créatives et toutes deux montrant un artiste désireux aussi bien de souligner la difficulté à exposer son travail que de le raconter autrement. Celui-ci disait déjà en 2006 :
« C’est lié à mon intérêt pour le jeu, l’extension, le déplacement en général. Travailler sur une rétrospective, c’est faire réapparaître des œuvres et continuer de les raconter. Le “RE” est présent. C’est aussi une mécanique que j’ai pratiquée avec Remake évidemment, mais aussi avec Blanche-Neige Lucie ou The Third Memory, un jeu avec les célébrités et les icônes de la culture populaire. Mais c’est sa part de devenir qui est intéressante, étendue à de nouvelles possibilités[40]. »
Si l’œuvre de Pierre Huyghe résiste au musée, elle y pénètre et produit parmi les expositions les plus riches et les plus fascinantes, tout en prenant parfois l’institution et le créateur à leur propre piège. Lors d’une de mes visites à la rétrospective un jour d’automne 2013, une œuvre parvint à littéralement s’échapper de la rétrospective : Human qui trouva le chemin de la sortie du musée et s’enfuit dans les rues de Paris, son gardien à ses trousses, ainsi que plusieurs touristes sortant du musée en courant pour immortaliser de leur appareil photo « l’événement ».
Notes
[1] Azimi R., « Pierre Huyghe », Le Journal des arts, n° 333, 22 octobre – 4 novembre 2010, p. 35 : Pierre Huyghe préfère le terme événement à celui de performance qu’il juge peu approprié pour sa pratique : « C’est un mot trop scénarisé, fermé à l’interprétation, comme celui de “performance” ».
[2] L’œuvre est précisément décrite dans certains textes agrémentés d’une photographie. Cf. « Passagers/Pierre Huyghe », Entre-deux.org, 2001, en ligne : https://www.entre-deux.org/cp_projets/passagers/ (consulté en février 2021).
[4] Huyghe P., « Dévoler », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, 2013, p. 10 : « Dévoler est un geste en réponse à la demande d’un premier ministre de retrouver confiance dans la consommation. Acte d’inversion. L’artiste se déleste d’un objet dans son lieu d’achat ».
[5]Remake, 1994-1995, film, Betacam SP, couleur, son, 100 min.
[6] Baker G., « An interview with Pierre Huyghe », October, n° 110, automne 2004, p. 84 : Pierre Huyghe à propos de Streamside Day (2003) : « What interested me was to investigate how a fiction, how a story, could in fact produce a certain kind of reality. […] we can call this fiction a “score” ».
[7]L’Ellipse, 1998, triple projection vidéo du film super 16 mm transféré sur Beta numérique, couleur, son, 13 min.
[8]La Toison d’or, 1993, événement, Jardin de l’Arquebuse, Dijon.
[9] Cf. « Liste chronologique des œuvres », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, 2013, p. 227.
[10] C’est le cas pour In the Belly of Anarchitect (2004) avec Rirkrit Tiravanija et Pamela M. Lee qui est la captation d’un événement à la galerie de Portikus à Francfort-sur-le-Main ou de This is not a Time for Dreaming (2004), enregistrement d’un spectacle de marionnettes dans lequel le public et la structure temporaire (conçue avec Michael Meredith) l’accueillant apparaissent.
[11] L’un des néons de l’artiste se nomme Yo no poseo el jardίn de senderos que se bifurcan (2007) d’après la nouvelle Le jardin aux sentiers qui bifurquent de Jorge Luis Borges (1941).
[12] L’île est située dans la partie chilienne de l’Antarctique.
[13] Créé pour Celebration Park au musée d’Art moderne de la ville de Paris, exposition itinérante à la Tate Modern de Londres, en 2006, cet objet n’existe plus à l’issue de ces expositions.
[14]A Journey that wasn’t, 2005, film super 16 mm et vidéo HD transférés sur vidéo HD, couleur, son, 21 min. 41.
[15] Pierre Huyghe, « Double Negative. A Journey that wasn’t. 14 octobre 2005 », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, 2013, p. 109.
[16] « Liste chronologique des œuvres », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, p. 235.
[17] Comme dans les aquariums qu’il conçoit depuis 2010.
[18] Pierre Huyghe, « Untilled, 2011-2012 », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, p. 186.
[19]Untilled (Liegender Frauenakt), 2012, moulage en béton avec une structure autour de la tête entourée d’une ruche, cire, abeilles. Sculpture : 75 x 145 x 45 cm ; socle : 30 x 145 x 55 cm ; dimensions de la ruche variables.
[20]documenta 13, Kassel, 9 juin – 16 septembre 2012.
[21] Hantelmann D. (von), « Situated cosmotechnologies. Pierre Huyghe’s Untilled and After Alife Ahead », Pierre Huyghe, cat. exp., Londres, Koenig Books, 2019, p. 14 : « Since the 1960s, Daniel Buren’s in situ works have been characterized by the suspension of the boundaries between work, carrier, frame and place. The place where the work is developed becomes an integral part of the work itself, which is situated in a constant interplay between the site and its artistic transformation ».
[22] Lailach M., Land Art, Cologne, Taschen, 2007, p. 86 : selon Robert Smithson : « Le non-site (un earthwork dans un espace clos) est une image logique en trois dimensions qui, tout en étant abstraite, représente un site réel. C’est à travers cette métaphore en trois dimensions qu’un site peut représenter un autre site qui ne lui ressemble pas ».
[23] Les costumes portés par les enfants lors de la célébration et les images du film de l’artiste peuvent renvoyer tant à la faune locale qu’à l’imaginaire véhiculé par les films de Walt Disney, Bambi (David D. Hand, 1942) en premier lieu.
[24]Streamside Day, 2003, film super 16 mm et vidéo transférés sur Beta numérique, couleur, son, 26 min.
[25] Cf. « mythe », Rey A., Rey-Debove J. (dir.), Le Nouveau Petit Robert, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1993, p. 1465.
[26] Huyghe P., « Streamside Community Center, 2003 », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, 2013, p. 128 : « Cet environnement construit au cœur de la forêt joue sur la complexité et les mouvements entre ce qui est dedans, dehors. […] Cette cage peut se plier topologiquement en fonction de ces deux mouvements, afin qu’ils puissent se mêler ou être ambigus. […] Scénario 2 : Chaque année, à la date anniversaire, un bâtiment automate s’ouvre. Le film de l’événement y est présenté ».
[27] Le Mac/Val de Vitry-sur-Seine fit le choix d’une simple présentation du film, sans ses éléments de contexte, pour son accrochage des collections L’Effet Vertigo en 2015.
[28] Dont une large partie de L’Expédition scintillante (2002) sur laquelle nous reviendrons.
[29] Kennedy R., « Pierre Huyghe’s Unpredictable Retrospective », New York Times, 3 September 2014 : « Too many contemporary-art retrospectives, he said, have begun to feel “like Groundhog Day with Bill Murray.” What began to interest him, he said, was the idea of making an exhibition that felt like some kind of foreign body lodged in a museum, as if by accident ».
[30] Farago J., « Pierre Huyghe at Lacma – a sometimes baffling but always engaging retrospective », The Guardian, 4 décembre 2014 : à propos de l’itinérance de la rétrospective au Lacma de Los Angeles : « works bleed into one another, for an experience that’s partly choreographed and partly left to chance ».
[31]A Journey that wasn’t qui bénéficiait d’une projection grand format en black box, Blanche-Neige Lucie (1997) et A Forest of Lines (2008) diffusés comme à leur habitude sur moniteurs.
[32] Par exemple A Journey that wasn’t (2005) et L’Expédition scintillante, Acte 2. Untitled (Light Box) (2002) ; La Toison d’or (1993) et Streamside Day (2003) ; RSI, un bout de réel (2006), De Hory Modigliani (2007), The Host and the Cloud (2010) et Zoodram 4 (after The Sleeping Muse by Constantin Brancusi, 1910) (2011).
[33] Avant de devenir un phénomène critique marqué et une sorte de must have de l’exposition cf. Lequeux E., « L’exposition Pierre Huyghe, un étonnant phénomène », Le Monde, 30 décembre 2013 : « Fourmis, araignées, bernard-l’hermite, sans oublier Human, l’étrange chien blanc à patte rose dont la photo inonde les réseaux sociaux… ».
[34]À Rebours, 2012, objet, fourrure, structure, 60 x 60 x 100 cm. Une fourrure est enroulée autour d’un objet lui donnant la forme d’un animal agenouillé la tête entre les pattes. La notice de l’œuvre précise qu’il en existe « 5 variantes ». Cf. « Liste chronologique des œuvres », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, 2013, p. 235.
[35]A Way in Untilled, 2012, film, vidéo HD, couleur, son, 14 min.
[36] Azimi R., « Pierre Huyghe », Le Journal des arts, n° 333, 22 octobre – 4 novembre 2010, p. 35.
[38] Un Timekeeper avait été réalisé au Centre Pompidou, de même que dans de nombreuses expositions de l’artiste.
[39] C’est cette version de l’œuvre qui sera présentée au Lacma à Los Angeles la même année, une itinérance de l’exposition que nous n’avons pu voir. Elle était néanmoins similaire à celles de Paris et de Cologne dans son côté fragmenté, non chronologique et ouverte sur l’extérieur. Seules les cimaises de l’exposition Mike Kelley avaient été allongées pour correspondre à la taille du bâtiment américain. Des œuvres de 2014 y avaient été ajoutées : les aquariums Nympheas Transplant et le film Untitled (Human Mask).
[40] Obrist H.-U., « Entretien avec Pierre Huyghe », Pierre Huyghe, Celebration Park, cat. exp., Paris, Paris musées, 2006, p. 121.